Project Gutenberg's David Copperfield - Tome II, by Charles Dickens This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: David Copperfield - Tome II Author: Charles Dickens Translator: P. Lorain Release Date: February 26, 2006 [EBook #17869] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DAVID COPPERFIELD - TOME II *** Produced by Ebooks Libres et Gratuits; this text is also available in multiple formats at www.ebooksgratuits.com Charles Dickens DAVID COPPERFIELD Tome II (1849 -- 1850) Traduction P. Lorain Table des mati�res CHAPITRE PREMIER. Une perte plus grave. CHAPITRE II. Commencement d'un long voyage. CHAPITRE III. Bonheur. CHAPITRE IV. Ma tante me cause un grand �tonnement. CHAPITRE V. Abattement. CHAPITRE VI. Enthousiasme. CHAPITRE VII. Un peu d'eau froide jet�e sur mon feu. CHAPITRE VIII. Dissolution de soci�t�. CHAPITRE IX. Wickfield-et-Heep. CHAPITRE X. Triste voyage � l'aventure. CHAPITRE XI. Les tantes de Dora. CHAPITRE XII. Une noirceur. CHAPITRE XIII. Encore un regard en arri�re. CHAPITRE XIV. Notre m�nage. CHAPITRE XV. M. Dick justifie la pr�diction de ma tante. CHAPITRE XVI. Des nouvelles. CHAPITRE XVII. Marthe. CHAPITRE XVIII. �v�nement domestique. CHAPITRE XIX. Je suis envelopp� dans un myst�re. CHAPITRE XX. Le r�ve de M. Peggotty se r�alise. CHAPITRE XXI. Pr�paratifs d'un plus long voyage. CHAPITRE XXII. J'assiste � une explosion. CHAPITRE XXIII. Encore un regard en arri�re. CHAPITRE XXIV. Les op�rations de M. Micawber. CHAPITRE XXV. La temp�te. CHAPITRE XXVI. La nouvelle et l'ancienne blessure. CHAPITRE XXVII. Les �migrants. CHAPITRE XXVIII. Absence. CHAPITRE XXIX. Retour. CHAPITRE XXX. Agn�s. CHAPITRE XXXI. On me montre deux int�ressants p�nitents. CHAPITRE XXXII. Une �toile brille sur mon chemin. CHAPITRE XXXIII. Un visiteur. CHAPITRE XXXIV. Un dernier regard en arri�re. CHAPITRE PREMIER. Une perte plus grave. Je n'eus pas de peine � c�der aux pri�res de Peggotty, qui me demanda de rester � Yarmouth jusqu'� ce que les restes du pauvre voiturier eussent fait, pour la derni�re fois, le voyage de Blunderstone. Elle avait achet� depuis longtemps, sur ses �conomies, un petit coin de terre dans notre vieux cimeti�re, pr�s du tombeau de �sa ch�rie,� comme elle appelait toujours ma m�re, et c'�tait l� que devait reposer le corps de son mari. Quand j'y pense � pr�sent, je sens que je ne pouvais pas �tre plus heureux que je l'�tais v�ritablement alors de tenir compagnie � Peggotty, et de faire pour elle le peu que je pouvais faire. Mais je crains bien d'avoir �prouv� une satisfaction plus grande encore, satisfaction personnelle et professionnelle, � examiner le testament de M. Barkis et � en appr�cier le contenu. Je revendique l'honneur d'avoir sugg�r� l'id�e que le testament devait se trouver dans le coffre. Apr�s quelques recherches, on l'y d�couvrit, en effet, au fond d'un sac � picotin, en compagnie d'un peu de foin, d'une vieille montre d'or avec une cha�ne et des breloques, que M. Barkis avait port�e le jour de son mariage, et qu'on n'avait jamais vue ni avant ni apr�s; puis d'un bourre-pipe en argent, figurant une jambe; plus d'un citron en carton, rempli de petites tasses et de petites soucoupes, que M. Barkis avait; je suppose, achet� quand j'�tais enfant, pour m'en faire pr�sent, sans avoir le courage de s'en d�faire ensuite; enfin, nous trouv�mes quatre-vingt sept pi�ces d'or en guin�es et en demi- guin�es, cent dix livres sterling en billets de banque tout neufs, des actions sur la banque d'Angleterre, un vieux fer � cheval, un mauvais shilling, un morceau de camphre et une coquille d'hu�tre. Comme ce dernier objet avait �t� �videmment frott�, et que la nacre de l'int�rieur d�ployait les couleurs du prisme, je serais assez port� � croire que M. Barkis s'�tait fait une id�e confuse qu'on pouvait y trouver des perles, mais sans avoir pu jamais en venir � ses fins. Depuis bien des ann�es, M. Barkis avait toujours port� ce coffre avec lui dans tous ses voyages, et, pour mieux tromper l'espion, s'�tait imagin� d'�crire avec le plus grand soin sur le couvercle, en caract�res devenus presque illisibles � la longue, l'adresse de �M. Blackboy, bureau restant, jusqu'� ce qu'il soit r�clam�.� Je reconnus bient�t qu'il n'avait pas perdu ses peines en �conomisant depuis tant d'ann�es. Sa fortune, en argent, n'allait pas loin de trois mille livres sterling. Il l�guait l�-dessus l'usufruit du tiers � M. Peggotty, sa vie durant; � sa mort, le capital devait �tre distribu� par portions �gales entre Peggotty, la petite �milie et moi, � icelui, icelle ou iceux d'entre nous qui serait survivant. Il laissait � Peggotty tout ce qu'il poss�dait du reste, la nommant sa l�gataire universelle, seule et unique ex�cutrice de ses derni�res volont�s exprim�es par testament. Je vous assure que j'�tais d�j� fier comme un procureur quand je lus tout ce testament avec la plus grande c�r�monie, expliquant son contenu � toutes les parties int�ress�es; je commen�ai � croire que la Cour avait plus d'importance que je ne l'avais suppos�. J'examinai le testament avec la plus profonde attention, je d�clarai qu'il �tait parfaitement en r�gle sur tous les points, je fis une ou deux marques au crayon � la marge, tout �tonn� d'en savoir si long. Je passai la semaine qui pr�c�da l'enterrement, � faire cet examen un peu abstrait, � dresser le compte de toute la fortune qui venait d'�choir � Peggotty, � mettre en ordre toutes ses affaires, en un mot, � devenir son conseil et son oracle en toutes choses, � notre commune satisfaction. Je ne revis pas �milie dans l'intervalle, mais on me dit qu'elle devait se marier sans bruit quinze jours apr�s. Je ne suivis pas le convoi en costume, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi. Je veux dire que je n'avais pas rev�tu un manteau noir et un long cr�pe, fait pour servir d'�pouvantail aux oiseaux, mais je me rendis, � pied, de bonne heure � Blunderstone, et je me trouvais dans le cimeti�re quand le cercueil arriva, suivi seulement de Peggotty et de son fr�re. Le monsieur fou regardait de ma petite fen�tre; l'enfant de M. Chillip remuait sa grosse t�te et tournait ses yeux ronds pour contempler le pasteur par-dessus l'�paule de sa bonne; M. Omer soufflait sur le second plan; il n'y avait point d'autres assistants, et tout se passa tranquillement. Nous nous promen�mes dans le cimeti�re pendant une heure environ quand tout fut fini, et nous cueill�mes quelques bourgeons � peine �panouis sur l'arbre qui ombrageait le tombeau de ma m�re. Ici la crainte me gagne; un nuage sombre plane au-dessus de la ville que j'aper�ois dans le lointain, en dirigeant de ce c�t� ma course solitaire. J'ai peur d'en approcher, comment pourrai-je supporter le souvenir de ce qui nous arriva pendant cette nuit m�morable, de ce que je vais essayer de rappeler, si je puis surmonter mon trouble? Mais ce n'est pas de le raconter qui empirera le mal; que gagnerais-je � arr�ter ici ma plume, qui tremble dans ma main? Ce qui est fait est fait, rien ne peut le d�faire, rien ne peut y changer la moindre chose. Ma vieille bonne devait venir � Londres avec moi, le lendemain, pour les affaires du testament. La petite �milie avait pass� la journ�e chez M. Omer; nous devions nous retrouver tous le soir dans le vieux bateau; Ham devait ramener �milie � l'heure ordinaire; je devais revenir � pied en me promenant. Le fr�re et la soeur devaient faire leur voyage de retour comme ils �taient venus, et nous attendre le soir au coin du feu. Je les quittai � la barri�re, o� un Straps imaginaire s'�tait repos� avec le havre-sac de Roderick Randorn, au temps jadis; et, au lieu de revenir tout droit, je fis quelques pas sur la route de Lowestoft; puis je revins en arri�re, et je pris le chemin de Yarmouth. Je m'arr�tai pour d�ner � un petit caf� d�cent, situ� � une demi-heure � peu pr�s du gu� dont j'ai d�j� parl�; le jour s'�coula, et j'atteignis le gu� � la brune. Il pleuvait beaucoup, le vent �tait fort, mais la lune apparaissait de temps en temps � travers les nuages, et il ne faisait pas tout � fait noir. Je fus bient�t en vue de la maison de M. Peggotty, et je distinguai la lumi�re qui brillait � la fen�tre. Me voil� donc pi�tinant dans le sable humide, avant d'arriver � la porte; enfin j'y suis et j'entre. Tout pr�sentait l'aspect le plus confortable. M. Peggotty fumait sa pipe du soir, et les pr�paratifs du souper allaient leur train: le feu br�lait gaiement: les cendres �taient relev�es; la caisse sur laquelle s'asseyait la petite �milie l'attendait dans le coin accoutum�. Peggotty �tait assise � la place qu'elle occupait jadis, et, sans son costume de veuve, on aurait pu croire qu'elle ne l'avait jamais quitt�e. Elle avait d�j� repris l'usage de la bo�te � ouvrage, sur le couvercle de laquelle on voyait repr�sent�e la cath�drale de Saint-Paul: le m�tre roul� dans une chaumi�re, et le morceau de cire �taient l� � leur poste comme au premier jour. Mistress Gummidge grognait un peu dans son coin comme � l'ordinaire, ce qui ajoutait � l'illusion. �Vous �tes le premier, monsieur David, dit M. Peggotty d'un air radieux. Ne gardez pas cet habit, s'il est mouill�, monsieur. -- Merci, monsieur Peggotty, lui dis-je, en lui donnant mon paletot pour le suspendre; l'habit est parfaitement sec. -- C'est vrai, dit M. Peggotty en t�tant mes �paules; sec comme un copeau. Asseyez-vous, monsieur; je n'ai pas besoin de vous dire que vous �tes le bienvenu, mais c'est �gal, vous �tes le bienvenu tout de m�me, je le dis de tout mon coeur. -- Merci, monsieur Peggotty, je le sais bien. Et vous, Peggotty, comment allez-vous, ma vieille, lui dis-je en l'embrassant. -- Ah! ah! dit M. Peggotty en riant et en s'asseyant pr�s de nous, pendant qu'il se frottait les mains, comme un homme qui n'est pas f�ch� de trouver une distraction honn�te � ses chagrins r�cents, et avec toute la franche cordialit� qui lui �tait habituelle; c'est ce que je lui dis toujours, il n'y a pas une femme au monde, monsieur, qui doive avoir l'esprit plus en repos qu'elle! Elle a accompli son devoir envers le d�funt, et il le savait bien, le d�funt, car il a fait aussi son devoir avec elle, comme elle a fait son devoir avec lui, et... et tout �a s'est bien pass�.� Mistress Gummidge poussa un g�missement. �Allons, m�re Gummidge, du courage! dit M. Peggotty. Mais il secoua la t�te en nous regardant de c�t�, pour nous faire entendre que les derniers �v�nements �taient bien de nature � lui rappeler le vieux. Ne vous laissez pas abattre! du courage! un petit effort, et vous verrez que �a ira tout naturellement beaucoup mieux apr�s. -- Jamais pour moi, Daniel, repartit mistress Gummidge; la seule chose qui puisse me venir tout naturellement, c'est de rester isol�e et d�sol�e. -- Non, non, dit M. Peggotty d'un ton consolant. -- Si, si, Daniel, dit mistress Gummidge; je ne suis pas faite pour vivre avec des gens qui font des h�ritages. J'ai eu trop de malheurs, je ferai bien de vous d�barrasser de moi. -- Et comment pourrais-je d�penser mon argent sans vous? dit M. Peggotty d'un ton de s�rieuse remontrance. Qu'est-ce que vous dites donc? est-ce que je n'ai pas besoin de vous maintenant plus que jamais? -- C'est cela, je le savais bien qu'on n'avait pas besoin de moi auparavant, s'�cria mistress Gummidge avec l'accent le plus lamentable; et maintenant on ne se g�ne pas pour me le dire. Comment pouvais-je me flatter qu'on e�t besoin de moi, une pauvre femme isol�e et d�sol�e, et qui ne fait que vous porter malheur!� M. Peggotty avait l'air de s'en vouloir beaucoup � lui-m�me d'avoir dit quelque chose qui p�t prendre un sens si cruel, mais Peggotty l'emp�cha de r�pondre, en le tirant par la manche et en hochant la t�te. Apr�s avoir regard� un moment mistress Gummidge avec une profonde anxi�t�, il reporta ses yeux sur la vieille horloge, se leva, moucha la chandelle, et la pla�a sur la fen�tre. �L�! dit M. Peggotty d'un ton satisfait; voil� ce que c'est, mistress Gummidge!� Mistress Gummidge poussa un petit g�missement, �Nous voil� �clair�s comme � l'ordinaire! Vous vous demandez ce que je fais l�, monsieur. Eh bien! c'est pour notre petite �milie. Voyez-vous, il ne fait pas clair sur le chemin, et ce n'est pas gai quand il fait noir; aussi, quand je suis � la maison vers l'heure de son retour; je mets la lumi�re � la fen�tre, et cela sert � deux choses. D'abord, dit M. Peggotty en se penchant vers moi tout joyeux; elle se dit: �Voil� la maison,� qu'elle se dit; et aussi: �Mon oncle est l�,� qu'elle se dit, car si je n'y suis pas, il n'y a pas de lumi�re non plus. -- Que vous �tes enfant! dit Peggotty, qui lui en savait bien bon gr� tout de m�me. -- Eh bien! dit M. Peggotty en se tenant les jambes un peu �cart�es, et en promenant dessus ses mains, de l'air de la plus profonde satisfaction, tout en regardant alternativement le feu et nous; je n'en sais trop rien. Pas au physique, vous voyez bien. -- Pas exactement, dit Peggotty. -- Non, dit M. Peggotty en riant, pas au physique; mais en y r�fl�chissant bien, voyez-vous... je m'en moque pas mal. Je vais vous dire: quand je regarde autour de moi dans cette jolie petite maison de notre �milie... je veux bien que la crique me croque, dit M. Peggotty avec un �lan d'enthousiasme (voil�! je ne peux pas en dire davantage), s'il ne me semble pas que les plus petits objets soient, pour ainsi dire, une partie d'elle-m�me; je les prends, puis je les pose, et je les touche aussi d�licatement que si je touchais notre �milie, c'est la m�me chose pour ses petits chapeaux et ses petites affaires. Je ne pourrais pas voir brusquer quelque chose qui lui appartiendrait pour tout au monde. Voil� comme je suis enfant, si vous voulez, sous la forme d'un gros h�risson de mer!� dit M. Peggotty en quittant son air s�rieux, pour partir d'un �clat de rire retentissant. Peggotty rit avec moi, seulement un peu moins haut. �Je suppose que cela vient, voyez-vous, dit M. Peggotty d'un air radieux, en se frottant toujours les jambes, de ce que j'ai tant jou� avec elle, en faisant semblant d'�tre des Turcs et des Fran�ais, et des requins, et toutes sortes d'�trangers, oui-da, et m�me des lions et des baleines et je ne sais quoi, quand elle n'�tait pas plus haute que mon genou. C'est comme �a que c'est venu, vous savez. Vous voyez bien cette chandelle, n'est-ce pas? dit M. Peggotty qui riait en la montrant, eh bien! je suis bien s�r que quand elle sera mari�e et partie, je mettrai cette chandelle-l� tout comme � pr�sent. Je suis bien s�r que, quand je serai ici le soir (et o� irais-je vivre, je vous le demande, quelque fortune qui m'arrive?), quand elle ne sera pas ici, ou que je ne serai pas l�-bas, je mettrai la chandelle � la fen�tre, et que je resterai pr�s du feu � faire semblant de l'attendre comme je l'attends maintenant. Voil� comme je suis un enfant, dit M. Peggotty avec un nouvel �clat de rire, sous la forme d'un h�risson de mer! Voyez-vous, dans ce moment-ci, quand je vois briller la chandelle, je me dis: �Elle la voit; voil� �milie qui vient!� Voil� comme je suis un enfant, sous la forme d'un h�risson de mer! Je ne me trompe pas apr�s tout, dit M. Peggotty, en s'arr�tant au milieu de son �clat de rire, et en frappant des mains, car la voil�!� Mais non; c'�tait Ham tout seul. Il fallait que la pluie e�t bien augment� depuis que j'�tais rentr�, car il portait un grand chapeau de toile cir�e, abaiss� sur ses yeux. �O� est �milie?� dit M. Peggotty. Ham fit un signe de t�te comme pour indiquer qu'elle �tait � la porte. M. Peggotty �ta la chandelle de la fen�tre, la moucha, la remit sur la table, et se mit � arranger le feu, pendant que Ham, qui n'avait pas boug�, me dit: �Monsieur David, voulez-vous venir dehors une minute, pour voir ce qu'�milie et moi nous avons � vous montrer.� Nous sort�mes. Quand je passai pr�s de lui aupr�s de la porte, je vis avec autant d'�tonnement que d'effroi qu'il �tait d'une p�leur mortelle. Il me poussa pr�cipitamment dehors, et referma la porte sur nous, sur nous deux seulement. �Ham, qu'y a-t-il donc! -- Monsieur David!...� Oh! pauvre coeur bris�, comme il pleurait am�rement! J'�tais paralys� � la vue d'une telle douleur. Je ne savais plus que penser ou craindre: je ne savais que le regarder. �Ham, mon pauvre gar�on, mon ami! Au nom du ciel, dites-moi ce qui est arriv�! -- Ma bien-aim�e, monsieur David, mon orgueil et mon esp�rance, elle pour qui j'aurais voulu donner ma vie, pour qui je la donnerais encore, elle est partie! -- Partie? -- �milie s'est enfuie: et comment? vous pouvez en juger, monsieur David, en me voyant demander � Dieu, Dieu de bont� et de mis�ricorde, de la faire mourir, elle que j'aime par-dessus tout, plut�t que de la laisser se d�shonorer et se perdre!� Le souvenir du regard qu'il jeta vers le ciel charg� de nuages, du tremblement de ses mains jointes, de l'angoisse qu'exprimait toute sa personne, reste encore � l'heure qu'il est uni dans mon esprit avec celui de la plage d�serte, th��tre de ce drame cruel dont il est le seul personnage, et qui n'a d'autre t�moin que la nuit. �Vous �tes un savant, dit-il pr�cipitamment. Vous savez ce qu'il y a de mieux � faire. Comment m'y prendre pour annoncer cela � son onde, monsieur David?� Je vis la porte s'�branler, et je fis instinctivement un mouvement pour tenir le loquet � l'ext�rieur, afin de gagner un moment de r�pit. Il �tait trop tard. M. Peggotty sortit la t�te, et je n'oublierai jamais le changement qui se fit dans ses traits en nous voyant, quand je vivrais cinq cents ans. Je me rappelle un g�missement et un grand cri; les femmes l'entourent, nous sommes tous debout dans la chambre, moi, tenant � la main un papier que Ham venait de me donner, M. Peggotty avec son gilet entr'ouvert, les cheveux en d�sordre, le visage et les l�vres tr�s-p�les; le sang ruisselle sur sa poitrine, sans doute il avait jailli de sa bouche; lui, il me regarde fixement. �Lisez, monsieur, dit-il d'une voix basse et tremblante, lentement, s'il vous pla�t, que je t�che de comprendre.� Au milieu d'un silence de mort, je lus une lettre effac�e par les larmes; elle disait: �Quand vous recevrez ceci, vous qui m'aimez infiniment plus que je ne l'ai jamais m�rit�, m�me quand mon coeur �tait innocent, je serai bien loin.� �Je serai bien loin, r�p�ta-t-il lentement. Arr�tez. �milie sera bien loin: Apr�s? �Quand je quitterai ma ch�re demeure, ... ma ch�re demeure... oh oui! ma ch�re demeure... demain matin.� La lettre �tait dat�e de la veille au soir. �Ce sera pour ne plus jamais revenir, � moins qu'il ne me ram�ne apr�s avoir fait de moi une dame. Vous trouverez cette lettre le soir de mon d�part, bien des heures apr�s, au moment o� vous deviez me revoir. Oh! si vous saviez combien mon coeur est d�chir�! Si vous-m�me, vous surtout avec qui j'ai tant de torts, et qui ne pourrez jamais me pardonner, si vous saviez seulement ce que je souffre! Mais je suis trop coupable pour vous parler de moi! Oh! oui, consolez-vous par la pens�e que je suis bien coupable. Oh! par piti�, dites � mon oncle, que je ne l'ai jamais aim� la moiti� autant qu'� pr�sent. Oh! ne vous souvenez pas de toutes les bont�s et de l'affection que vous avez tous eues pour moi; ne vous rappelez pas que nous devions nous marier, t�chez plut�t de vous persuader que je suis morte quand j'�tais toute petite, et qu'on m'a enterr�e quelque part. Que le ciel dont je ne suis plus digne d'invoquer la piti� pour moi-m�me ait piti� de mon oncle! Dites-lui que je ne l'ai jamais aim� la moiti� autant qu'� ce moment! Consolez-le. Aimez quelque honn�te fille qui soit pour mon oncle ce que j'�tais autrefois, qui soit digne de vous, qui vous soit fid�le; c'est bien assez de ma honte pour vous d�sesp�rer. Que Dieu vous b�nisse tous! Je le prierai souvent pour vous tous, � genoux. Si l'on ne me ram�ne pas dame, et que je ne puisse plus prier pour moi-m�me, je prierai pour vous tous. Mes derni�res tendresses pour mon oncle! Mes derni�res larmes et mes derniers remerc�ments pour mon oncle!� C'�tait tout. Il resta longtemps � me regarder encore, quand j'eus fini. Enfin, je m'aventurai � lui prendre la main et � le conjurer, de mon mieux, d'essayer de recouvrer quelque empire sur lui-m�me. �Merci, monsieur, merci!� r�pondait-il, mais sans bouger. Ham lui parla: et M. Peggotty n'�tait pas insensible � sa douleur, car il lui serra la main de toutes ses forces, mais c'�tait tout: il restait dans la m�me attitude, et personne n'osait le d�ranger. Enfin, lentement, il d�tourna les yeux de dessus mon visage, comme s'il sortait d'une vision, et il les promena autour de la chambre, puis il dit � voix basse: �Qui est-ce? je veux savoir son nom.� Ham me regarda. Je me sentis aussit�t frapp� d'un coup qui me fit reculer. �Vous soup�onnez quelqu'un, dit M. Peggotty, qui est-ce? -- Monsieur David! dit Ham d'un ton suppliant, sortez un moment, et laissez-moi lui dire ce que j'ai � lui dire. Vous, il ne faut pas que vous l'entendiez, monsieur.� Je sentis de nouveau le m�me coup; je me laissai tomber sur une chaise, j'essayai d'articuler une r�ponse, mais ma langue �tait glac�e et mes yeux troubles. �Je veux savoir son nom! r�p�ta-t-il. -- Depuis quelque temps, balbutia Ham, il y a un domestique qui est venu quelquefois r�der par ici. Il y a aussi un monsieur: ils s'entendaient ensemble.� M. Peggotty restait toujours immobile, mais il regardait Ham. �Le domestique, continua Ham, a �t� vu hier soir avec... avec notre pauvre fille. Il �tait cach� dans le voisinage depuis huit jours au moins. On croyait qu'il �tait parti, mais il �tait cach� seulement. Ne restez pas ici, monsieur David, ne restez pas!� Je sentis Peggotty passer son bras autour de mon cou pour m'entra�ner, mais je n'aurais pu bouger quand la maison aurait d� me tomber sur les �paules. �On a vu une voiture inconnue avec des chevaux de poste, ce matin presque avant le jour, sur la route de Norwich, reprit Ham. Le domestique y alla, il revint, il retourna. Quand il y retourna, �milie �tait avec lui. L'autre �tait dans la voiture. C'est lui! -- Au nom de Dieu, dit M. Peggotty en reculant et en �tendant la main pour repousser une pens�e qu'il craignait de s'avouer � lui- m�me, ne me dites pas que son nom est Steerforth! -- Monsieur David, s'�cria Ham d'une voix bris�e, ce n'est pas votre faute... et je suis bien loin de vous en accuser, mais... son nom est Steerforth, et c'est un grand mis�rable!� M. Peggotty ne poussa pas un cri, ne versa pas une larme, ne fit pas un mouvement, mais bient�t il eut l'air de se r�veiller tout d'un coup, et se mit � d�crocher son gros manteau qui �tait suspendu dans un coin. �Aidez-moi un peu. Je suis tout bris�, et je ne puis en venir � bout, dit-il avec impatience. Aidez-moi donc! Bien! ajouta-t-il, quand on lui eut donn� un coup de main. Maintenant passez-moi mon chapeau!� Ham lui demanda o� il allait. �Je vais chercher ma ni�ce. Je vais chercher mon �milie. Je vais d'abord couler � fond ce bateau-l� o� je l'aurais noy�, _oui_, vrai comme je suis en vie, si j'avais pu me douter de ce qu'il m�ditait. Quand il �tait assis en face de moi, dit-il d'un air �gar� en �tendant le poing ferm�, quand il �tait assis en face de moi, que la foudre m'�crase, si je ne l'aurais pas noy�, et si je n'aurais pas cru bien faire! Je vais chercher ma ni�ce. -- O�? s'�cria Ham, en se pla�ant devant la porte. -- N'importe o�! Je vais chercher ma ni�ce � travers le monde. Je vais trouver ma pauvre ni�ce dans sa honte, et la ramener avec moi. Qu'on ne m'arr�te pas! Je vous dis que je vais chercher ma ni�ce. -- Non, non, cria mistress Gummidge qui vint se placer entre eux, dans un acc�s de douleur! non, non, Daniel! pas dans l'�tat o� vous �tes! Vous irez la chercher bient�t, mon pauvre Daniel, et ce sera trop juste, mais pas maintenant! Asseyez-vous et pardonnez- moi de vous avoir si souvent tourment�, Daniel... (qu'est-ce que c'est que mes chagrins aupr�s de celui-ci?) et parlons du temps o� elle est devenue orpheline et Ham orphelin, quand j'�tais une pauvre veuve, et que vous m'aviez recueillie. Cela calmera votre pauvre coeur, Daniel, dit-elle, en appuyant sa t�te sur l'�paule de M. Peggotty, et vous supporterez mieux votre douleur, car vous connaissez la promesse, Daniel: �Ce que vous aurez fait � l'un des plus petits de mes fr�res, vous me l'aurez fait � moi-m�me,� et cela ne peut manquer d'�tre accompli sous ce toit qui nous a servi d'abri depuis tant, tant d'ann�es!� Il �tait devenu maintenant presque insensible en apparence, et quand je l'entendis pleurer, au lieu de me mettre � genoux comme j'en avais l'envie, pour lui demander pardon de la douleur que je leur avais caus�e, et pour maudire Steerforth, je fis mieux: je donnais � mon coeur oppress� le m�me soulagement et je pleurai avec eux. CHAPITRE II. Commencement d'un long voyage. Je suppose que ce qui m'est naturel est naturel � beaucoup d'autres, c'est pourquoi je ne crains pas de dire que je n'ai jamais plus aim� Steerforth qu'au moment m�me o� les liens qui nous unissaient furent rompus. Dans l'am�re angoisse que me causa la d�couverte de son crime, je me rappelai plus nettement toutes ses brillantes qualit�s, j'appr�ciai plus vivement tout ce qu'il avait de bon, je rendis plus compl�tement justice � toutes les facult�s qui auraient pu faire de lui un homme d'une noble nature et d'une grande distinction, que je ne l'avais jamais fait dans toute l'ardeur de mon d�vouement pass�; il m'�tait impossible de ne pas sentir profond�ment la part involontaire que j'avais eue dans la souillure qu'il avait laiss�e dans une famille honn�te, et cependant, je crois que, si je m'�tais trouv� alors face � face avec lui, je n'aurais pas eu la force de lui adresser un seul reproche. Je l'aurais encore tant aim�, quoique mes yeux fussent dessill�s; j'aurais conserv� un souvenir si tendre de mon affection pour lui, que j'aurais �t�, je le crains, faible comme un enfant qui ne sait que pleurer et oublier; mais, par exemple, il n'y avait plus � penser d�sormais � une r�conciliation entre nous. C'est une pens�e que je n'eus jamais. Je sentais, comme il l'avait senti lui-m�me, que tout �tait fini de lui � moi. Je n'ai jamais su quel souvenir il avait conserv� de moi; peut-�tre n'�tait-ce qu'un de ces souvenirs l�gers qu'il est facile d'�carter, mais moi, je me souvenais de lui comme d'un ami bien- aim� que j'avais perdu par la mort. Oui, Steerforth, depuis que vous avez disparu de la sc�ne de ce pauvre r�cit, je ne dis pas que ma douleur ne portera pas involontairement t�moignage contre vous devant le tr�ne du jugement dernier, mais n'ayez pas peur que ma col�re ou mes reproches accusateurs vous y poursuivent d'eux-m�mes. La nouvelle de ce qui venait d'arriver se r�pandit bient�t dans la ville, et en passant dans les rues, le lendemain matin, j'entendais les habitants en parler devant leurs portes. Il y avait beaucoup de gens qui se montraient s�v�res pour elle; d'autres l'�taient plut�t pour lui, mais il n'y avait qu'une voix sur le compte de son p�re adoptif et de son fianc�. Tout le monde, dans tous les rangs, t�moignait pour leur douleur un respect plein d'�gards et de d�licatesse. Les marins se tinrent � l'�cart quand ils les virent tous deux marcher lentement sur la plage de grand matin, et form�rent des groupes o� l'on ne parlait d'eux que pour les plaindre. Je les trouvai sur la plage pr�s de la mer. Il m'e�t �t� facile de voir qu'ils n'avaient pas ferm� l'oeil, quand m�me Peggotty ne m'aurait pas dit que le grand jour les avait surpris assis encore l� o� je les avais laiss�s la veille. Ils avaient l'air accabl�, et il me sembla que cette seule nuit avait courb� la t�te de M. Peggotty plus que toutes les ann�es pendant lesquelles je l'avais connu. Mais ils �taient tous deux graves et calmes comme la mer elle-m�me, qui se d�roulait � nos yeux sans une seule vague sous un ciel sombre, quoique des gonflements soudains montrassent bien qu'elle respirait dans son repos, et qu'une bande de lumi�re qui l'illuminait � l'horizon f�t deviner par derri�re la pr�sence du soleil, invisible encore sous les nuages. �Nous avons longuement parl�, monsieur, me dit Peggotty apr�s que nous e�mes fait, tous les trois, quelques tours sur le sable au milieu d'un silence g�n�ral, de ce que nous devions et de ce que nous ne devions pas faire. Mais nous sommes fix�s maintenant.� Je jetai, par hasard, un regard sur Ham. En ce moment il regardait la lueur qui �clairait la mer dans le lointain, et, quoique son visage ne f�t pas anim� par la col�re et que je ne pusse y lire, autant qu'il m'en souvient, qu'une expression de r�solution sombre, il me vint dans l'esprit la terrible pens�e que s'il rencontrait jamais Steerforth, il le tuerait. �Mon devoir ici est accompli, monsieur, dit Peggotty. Je vais chercher ma...� Il s'arr�ta, puis il reprit d'une voix plus ferme: �Je vais la chercher. C'est mon devoir � tout jamais.� Il secoua la t�te quand je lui demandai o� il la chercherait, et me demanda si je partais pour Londres le lendemain. Je lui dis que, si je n'�tais pas parti le jour m�me, c'�tait de peur de manquer l'occasion de lui rendre quelque service, mais que j'�tais pr�t � partir quand il voudrait. �Je partirai avec vous demain, monsieur, dit-il, si cela vous convient.� Nous f�mes de nouveau quelques pas en silence. �Ham continuera � travailler ici, reprit-il au bout d'un moment, et il ira vivre chez ma soeur. Le vieux bateau... -- Est-ce que vous abandonnerez le vieux bateau, M. Peggotty? demandai-je doucement. -- Ma place n'est plus l�, M. David, r�pondit-il, et si jamais un bateau a fait naufrage depuis le temps o� les t�n�bres �taient sur la surface de l'ab�me, c'est celui-l�. Mais, non, monsieur; non, je ne veux pas qu'il soit abandonn�, bien loin de l�.� Nous march�mes encore en silence, puis il reprit: �Ce que je d�sire, monsieur, c'est qu'il soit toujours, nuit et jour, hiver comme �t�, tel qu'elle l'a toujours connu, depuis la premi�re fois qu'elle l'a vu. Si jamais ses pas errants se dirigeaient de ce c�t�, je ne voudrais pas que son ancienne demeure sembl�t la repousser; je voudrais qu'elle l'invit�t, au contraire, � s'approcher peut-�tre de la vieille fen�tre, comme un revenant, pour regarder, � travers le vent et la pluie, son petit coin pr�s du feu. Alors, M. David, peut-�tre qu'en voyant l� mistress Gummidge toute seule, elle prendrait courage et s'y glisserait en tremblant; peut-�tre se laisserait-elle coucher dans son ancien petit lit et reposerait-elle sa t�te fatigu�e, l� o� elle s'endormait jadis si gaiement.� Je ne pus lui r�pondre, malgr� tous mes efforts. �Tous les soirs, continua M. Peggotty, � la tomb�e de la nuit, la chandelle sera plac�e comme � l'ordinaire � la fen�tre, afin que, s'il lui arrivait un jour de la voir, elle croie aussi l'entendre l'appeler doucement: �Reviens, mon enfant, reviens!� Si jamais on frappe � la porte de votre tante, le soir, Ham, surtout si on frappe doucement, n'allez pas ouvrir vous-m�me. Que ce soit elle, et non pas vous, qui voie d'abord ma pauvre enfant!� Il fit quelques pas et marcha devant nous un moment. Durant cet intervalle, je jetai encore les yeux sur Ham et voyant la m�me expression sur son visage, avec son regard toujours fix� sur la lueur lointaine, je lui touchai le bras. Je l'appelai deux fois par son nom, comme si j'eusse voulu r�veiller un homme endormi, sans qu'il f�t seulement attention � moi. Quand je lui demandai enfin � quoi il pensait, il me r�pondit: �� ce que j'ai devant moi, M. David, et par del�. -- � la vie qui s'ouvre devant vous, vous voulez dire?� Il m'avait vaguement montr� la mer. �Oui, M. David. Je ne sais pas bien ce que c'est, mais il me semble... que c'est tout l�-bas que viendra la fin.� Et il me regardait comme un homme qui se r�veille, mais avec le m�me air r�solu. �La fin de quoi? demandai-je en sentant rena�tre mes craintes. -- Je ne sais pas, dit-il d'un air pensif. Je me rappelais que c'est ici que tout a commenc� et... naturellement je pensais que c'est ici que tout doit finir. Mais n'en parlons plus, M. David, ajouta-t-il en r�pondant, je pense, � mon regard, n'ayez pas peur: c'est que, voyez-vous, je suis si barbouill�, il me semble que je ne sais pas...� et, en effet, il ne savait pas o� il en �tait et son esprit �tait dans la plus grande confusion. M. Peggotty s'arr�ta pour nous laisser le temps de le rejoindre et nous en rest�mes l�; mais le souvenir de mes premi�res craintes me revint plus d'une fois, jusqu'au jour o� l'inexorable fin arriva au temps marqu�. Nous nous �tions insensiblement rapproch�s du vieux bateau. Nous entr�mes: mistress Gummidge, au lieu de se lamenter dans son coin accoutum�, �tait tout occup�e de pr�parer le d�jeuner. Elle prit le chapeau de M. Peggotty, et lui approcha une chaise en lui parlant avec tant de douceur et de bon sens que je ne la reconnaissais plus. �Allons, Daniel, mon brave homme, disait-elle, il faut manger et boire pour conserver vos forces, sans cela vous ne pourriez rien faire. Allons, un petit effort de courage, mon brave homme, et si je vous g�ne avec mon caquet, vous n'avez qu'� le dire, Daniel, et ce sera fini.� Quand elle nous eut tous servis, elle se retira pr�s de la fen�tre, pour s'occuper activement de r�parer des chemises et d'autres hardes appartenant a M. Peggotty, qu'elle pliait ensuite avec soin pour les emballer dans un vieux sac de toile cir�e, comme ceux que portent les matelots. Pendant ce temps, elle continuait � parler toujours aussi doucement. �En tout temps et en toutes saisons, vous savez, Daniel, disait mistress Gummidge, je serai toujours ici, et tout restera comme vous le d�sirez. Je ne suis pas bien savante, mais je vous �crirai de temps en temps quand vous serez parti, et j'enverrai mes lettres � M. David. Peut-�tre que vous m'�crirez aussi quelquefois, Daniel, pour me dire comment vous vous trouvez � voyager tout seul dans vos tristes recherches. -- J'ai peur que vous ne vous trouviez bien isol�e, dit M. Peggotty. -- Non, non, Daniel, r�pliqua-t-elle; il n'y a pas de danger, ne vous inqui�tez pas de moi, j'aurai bien assez � faire de tenir les �tres en ordres (mistress Gummidge voulait parler de la maison) pour votre retour, de tenir les �tres en ordre pour ceux qui pourraient revenir, Daniel. Quand il fera beau, je m'assoirai � la porte comme j'en avais l'habitude. Si quelqu'un venait, il pourrait voir de loin la vieille veuve, la fid�le gardienne du logis.� Quel changement chez mistress Gummidge, et en si peu de temps! C'�tait une autre personne. Elle �tait si d�vou�e, elle comprenait si vite ce qu'il �tait bon de dire et ce qu'il valait mieux taire, elle pensait si peu � elle-m�me et elle �tait si occup�e du chagrin de ceux qui l'entouraient, que je la regardais faire avec une sorte de v�n�ration. Que d'ouvrage elle fit ce jour-l�! Il y avait sur la plage une quantit� d'objets qu'il fallait renfermer sous le hangar, comme des voiles, des filets, des rames, des cordages, des vergues, des pots pour les homards, des sacs de sable pour le lest et bien d'autres choses, et quoique le secours ne manqu�t pas et qu'il n'y e�t pas sur la plage une paire de mains qui ne f�t dispos�e � travailler de toutes ses forces pour M. Peggotty, trop heureuse de se faire plaisir en lui rendant service, elle persista, pendant toute la journ�e, � tra�ner des fardeaux infiniment au-dessus de ses forces, et � courir de �� et de l� pour faire une foule de choses inutiles. Point de ses lamentations ordinaires sur ses malheurs qu'elle semblait avoir compl�tement oubli�s. Elle affecta tout le jour une s�r�nit� tranquille, malgr� sa vive et bonne sympathie, et ce n'�tait pas ce qu'il y avait de moins �tonnant dans le changement qui s'�tait op�r� en elle. De mauvaise humeur, il n'en �tait pas question. Je ne remarquai m�me pas que sa voix trembl�t uns fois, ou qu'une larme tomb�t de ses yeux pondant tout le jour; seulement, le soir, � la tomb�e de la nuit, quand elle resta seule avec M. Peggotty, et qu'il s'�tait endormi d�finitivement, elle fondit en larmes et elle essaya en vain de r�primer ses sanglots. Alors, me menant pr�s de la porte: �Que Dieu vous b�nisse, M. David! me dit-elle, et soyez toujours un ami pour lui, le pauvre cher homme!� Puis elle courut hors de la maison pour se laver les yeux, avant d'aller se rasseoir pr�s de lui, pour qu'il la trouv�t tranquillement � l'ouvrage en se r�veillant. En un mot, lorsque je les quittai, le soir, elle �tait l'appui et le soutien de M. Peggotty dans son affliction, et je ne pouvais me lasser de m�diter sur la le�on que mistress Gummidge m'avait donn�e et sur le nouveau c�t� du coeur humain qu'elle venait de me faire voir. Il �tait environ neuf heures et demie, lorsqu'en me promenant tristement par la ville, je m'arr�tai � la porte de M. Omer. Sa fille me dit que son p�re avait �t� si afflig� de ce qui �tait arriv�, qu'il en avait �t� tout le jour morne et abattu, et qu'il s'�tait m�me couch� sans fumer sa pipe. �C'est une fille perfide, un mauvais coeur, dit mistress Joram; elle n'a jamais valu rien de bon, non, jamais! -- Ne dites pas cela, r�pliquai-je, vous ne le pensez pas. -- Si, je le pense! dit mistress Joram avec col�re. -- Non, non,� lui dis-je. Mistress Joram hocha la t�te en essayant de prendre un air dur et s�v�re, mais elle ne put triompher de son �motion et se mit � pleurer. J'�tais jeune, il est vrai, mais cette sympathie me donna tr�s-bonne opinion d'elle, et il me sembla qu'en sa qualit� de femme et de m�re irr�prochable, cela lui allait tr�s-bien. �Que deviendra-t-elle? disait Minnie en sanglotant. O� ira-t-elle? que deviendra-t-elle? Oh! comment a-t-elle pu �tre si cruelle envers elle-m�me et envers lui?� Je me rappelais le temps o� Minnie �tait une jeune et jolie fille, et j'�tais bien aise de voir qu'elle s'en souvenait aussi avec tant d'�motion. �Ma petite Minnie vient seulement de s'endormir, dit mistress Joram. M�me en dormant, elle appelle �milie. Toute la journ�e, ma petite Minnie l'a demand�e en pleurant, et elle voulait toujours savoir si �milie �tait m�chante. Que voulez-vous que je lui dise, quand le dernier soir qu'�milie a pass� ici, elle a d�tach� un ruban de son cou et qu'elle a mis sa t�te sur l'oreiller, � c�t� de la petite, jusqu'� ce qu'elle dormit profond�ment. Le ruban est � l'heure qu'il est autour du cou de ma petite Minnie. Peut-�tre cela ne devrait-il pas �tre, mais que voulez-vous que je fasse? �milie est bien mauvaise, mais elles s'aimaient tant! Et puis, cette enfant n'a pas de connaissance.� Mistress Joram �tait si triste que son mari sortit de sa chambre pour venir la consoler. Je les laissai ensemble, et je repris le chemin de la maison de Peggotty, plus m�lancolique, s'il �tait possible, que je ne l'avais encore �t�. Cette bonne cr�ature (je veux parler de Peggotty), sans songer � sa fatigue, � ses inqui�tudes r�centes, � tant de nuits sans sommeil, �tait rest�e chez son fr�re pour ne plus le quitter qu'au moment du d�part. Il n'y avait dans la maison avec moi qu'une vieille femme, charg�e du soin du m�nage depuis quelques semaines, lorsque Peggotty ne pouvait pas s'en occuper. Comme je n'avais aucun besoin de ses services, je l'envoyai se coucher � sa grande satisfaction, et je m'assis devant le feu de la cuisine pour r�fl�chir un peu � tout ce qui venait de se passer. Je confondais les derniers �v�nements avec la mort de M. Barkis, et je voyais la mer qui se retirait dans le lointain; je me rappelais le regard �trange que Ham avait jet� sur l'horizon, quand je fus tir� de mes r�veries par un coup frapp� dehors. Il y avait un marteau � la porte, mais ce n'�tait pas un coup de marteau: c'�tait une main qui avait frapp�, tout en bas, comme si c'�tait un enfant qui voul�t se faire ouvrir. Je mis plus d'empressement � courir � la porte que si c'�tait le coup de marteau d'un valet de pied chez un personnage de distinction; j'ouvris, et je ne vis d'abord, � mon grand �tonnement, qu'un immense parapluie qui semblait marcher tout seul. Mais je d�couvris bient�t sous son ombre miss Mowcher. Je n'aurais pas �t� dispos� � recevoir avec beaucoup de bienveillance cette petite cr�ature, si, au moment o� elle d�tourna son parapluie qu'elle ne pouvait venir � bout de fermer malgr� les plus grands efforts, j'avais retrouv� sur sa figure cette expression �folichonne� qui m'avait fait une si grande impression lors de notre premi�re et derni�re entrevue. Mais, lorsqu'elle tourna son visage vers le mien, elle avait un air si p�n�tr�, et quand je la d�barrassai de son parapluie (dont le volume e�t �t� incommode, m�me pour le _G�ant irlandais_), elle tendit ses petites mains avec une expression de douleur si vive, que je me sentis quelque sympathie pour elle. �Miss Mowcher! lui dis-je apr�s avoir regard� � droite et � gauche dans la rue d�serte sans savoir ce que j'y cherchais, comment vous trouvez-vous ici? Qu'est-ce que vous avez?� Elle me fit signe avec son petit bras de fermer son parapluie, et passant pr�cipitamment � c�t� de moi, elle entra dans la cuisine. Je fermai la porte; je la suivis, le parapluie � la main, et je la trouvai assise sur un coin du garde-cendres, tout pr�s des chenets et des deux barres de fer destin�es � recevoir les assiettes, � l'ombre du coquemar, se balan�ant en avant et en arri�re, et pressant ses genoux avec ses mains comme quelqu'un qui souffre. Un peu inquiet de recevoir cette visite inopportune, et de me trouver seul spectateur de ces �tranges gesticulations, je m'�criai de nouveau: �Miss Mowcher, qu'est-ce que vous avez? �tes- vous malade? -- Mon cher enfant, r�pliqua miss Mowcher en pressant ses deux mains sur son coeur, je suis malade l�, tr�s-malade; quand je pense � ce qui est arriv�, et que j'aurais pu le savoir, l'emp�cher peut-�tre, si je n'avais pas �t� folle et �tourdie comme je le suis!� Et son grand chapeau, si mal appropri� � sa taille de naine, se balan�ait en avant et en arri�re, suivant les mouvements de son petit corps, faisant danser � l'unisson derri�re elle, sur la muraille, l'ombre d'un chapeau de g�ant. �Je suis �tonn�, commen�ai-je � dire, de vous voir si s�rieusement troubl�e...� Mais elle m'interrompit. �Oui, dit-elle, c'est toujours comme �a. Tous les jeunes gens inconsid�r�s qui ont eu le bonheur d'arriver � leur pleine croissance, �a s'�tonne toujours de trouver quelques sentiments chez une petite cr�ature comme moi. Je ne suis pour eux qu'un jouet dont ils s'amusent, pour le jeter de c�t� quand ils en sont las; �a s'imagine que je n'ai pas plus de sensibilit� qu'un cheval de bois ou un soldat de plomb. Oui, oui, c'est comme �a, et ce n'est pas d'aujourd'hui. -- Je ne peux parler que pour moi, lui dis-je, mais je vous assure que je ne suis pas comme cela. Peut-�tre n'aurais-je pas d� me montrer �tonn� de vous voir dans cet �tat, puisque je vous connais � peine. Excusez-moi: je vous ai dit cela sans intention. -- Que voulez-vous que je fasse? r�pliqua la petite femme en se tenant debout et en levant les bras pour se faire voir. Voyez: mon p�re �tait tout comme moi, mon fr�re est de m�me, ma soeur aussi. Je travaille pour mon fr�re et ma soeur depuis bien des ann�es... sans rel�che, monsieur Copperfield, tout le jour. Il faut vivre. Je ne fais de mal � personne. S'il y a des gens assez cruels pour me tourner l�g�rement en plaisanterie, que voulez-vous que je fasse? Il faut bien que je fasse comme eux; et voil� comme j'en suis venue � me moquer de moi-m�me, de mes rieurs et de toutes choses. Je vous le demande, � qui la faute? Ce n'est pas la mienne, toujours!� Non, non, je voyais bien que ce n'�tait pas la faute de miss Mowcher. �Si j'avais laiss� voir � votre perfide ami que, pour �tre naine, je n'en avais pas moins un coeur comme une autre, continua-t-elle en secouant la t�te d'un air de reproche, croyez-vous qu'il m'e�t jamais montr� le moindre int�r�t? Si la petite Mowcher (qui ne s'est pourtant pas faite elle-m�me, monsieur) s'�tait adress�e � lui ou � quelqu'un de ses semblables au nom de ses malheurs, croyez-vous que l'on e�t seulement �cout� sa petite voix? La petite Mowcher n'en avait pas moins besoin de vivre, quand elle e�t �t� la plus sotte et la plus grognon des naines, mais elle n'y e�t pas r�ussi, oh! non. Elle se serait essouffl�e � demander une tartine de pain et de beurre, qu'on l'aurait bien laiss�e l� mourir de faim, car enfin elle ne peut pourtant pas se nourrir de l'air du temps!� Miss Mowcher s'assit de nouveau sur le garde-cendres, tira son mouchoir et s'essuya les yeux. �Allez! vous devez plut�t me f�liciter, si vous avez le coeur bon, comme je le crois, dit-elle, d'avoir eu le courage, dans ce que je suis, de supporter tout cela gaiement. Je me f�licite moi-m�me, en tout cas, de pouvoir faire mon petit bonhomme de chemin dans le monde sans rien devoir � personne, sans avoir � rendre autre chose pour le pain qu'on me jette en passant, par sottise ou par vanit�, que quelques folies en �change. Si je ne passe pas ma vie � me lamenter de tout ce qui me manque, c'est tant mieux pour moi, et cela ne fait de tort � personne. S'il faut que je serve de jouet � vous autres g�ants, au moins traitez votre jouet doucement.� Miss Mowcher remit son mouchoir dans sa poche, et poursuivit en me regardant fixement: �Je vous ai vu dans la rue tout � l'heure. Vous comprenez qu'il m'est impossible de marcher aussi vite que vous: j'ai les jambes trop petites et l'haleine trop courte, et je n'ai pas pu vous rejoindre; mais je devinais o� vous alliez et je vous ai suivi. Je suis d�j� venue ici aujourd'hui, mais la bonne femme n'�tait pas chez elle. -- Est-ce que vous la connaissez? demandai-je. -- J'ai entendu parler d'elle, r�pliqua-t-elle, chez Omer et Joram. J'�tais chez eux ce matin � sept heures. Vous souvenez-vous de ce que Steerforth me dit de cette malheureuse fille le jour o� je vous ai vus tous les deux � l'h�tel?� Le grand chapeau sur la t�te de miss Mowcher, et le chapeau plus grand encore qui se dessinait sur la muraille, recommenc�rent � se dandiner quand elle me fit cette question. Je lui r�pondis que je me rappelais tr�s-bien ce qu'elle voulait dire, et que j'y avais pens� plusieurs fois dans la journ�e. �Que le p�re du mensonge le confonde! dit la petite personne en �levant le doigt entre ses yeux �tincelants et moi, et qu'il confonde dix fois plus encore ce mis�rable domestique! Mais je croyais que c'�tait vous qui aviez pour elle une passion de vieille date. -- Moi? r�p�tai-je. -- Enfant que vous �tes! Au nom de la mauvaise fortune la plus aveugle, s'�cria miss Mowcher, en se tordant les mains avec impatience et en s'agitant de long en large sur le garde-cendres, pourquoi aussi faisiez-vous tant son �loge, en rougissant et d'un air si troubl�?� Je ne pouvais me dissimuler qu'elle disait vrai, quoiqu'elle e�t mal interpr�t� mon �motion. �Comment pouvais-je le savoir? dit miss Mowcher en tirant de nouveau son mouchoir et en frappant du pied chaque fois qu'elle s'essuyait les yeux des deux mains. Je voyais bien qu'il vous tourmentait et vous cajolait tour � tour; et, pendant ce temps-l�, vous �tiez comme de la cire molle entre ses mains; je le voyais bien aussi. Il n'y avait pas une minute que j'avais quitt� la chambre quand son domestique me dit que le jeune innocent (c'est ainsi qu'il vous appelait, et vous, vous pouvez bien l'appeler le vieux coquin tant que vous voudrez, sans lui faire tort) avait jet� son d�volu sur elle, et qu'elle avait aussi la t�te perdue d'amour pour vous; mais que son ma�tre �tait d�cid� � ce que cela n'e�t pas de mauvaises suites, plus par affection pour vous que par piti� pour elle, et que c'�tait dans ce but qu'ils �taient � Yarmouth. Comment ne pas le croire? J'avais vu Steerforth vous c�liner et vous flatter en faisant l'�loge de cette jeune fille. C'�tait vous qui aviez parl� d'elle le premier. Vous aviez avou� qu'il y avait longtemps que vous l'aviez appr�ci�e. Vous aviez chaud et froid, vous rougissiez et vous p�lissiez quand je vous parlais d'elle. Que vouliez-vous que je pusse croire, si ce n'est que vous �tiez un petit libertin en herbe, � qui il ne manquait plus que l'exp�rience, et qu'avec les mains dans lesquelles vous �tiez tomb�, l'exp�rience ne vous manquerait pas longtemps, s'ils ne se chargeaient pas de vous diriger pour votre bien, puisque telle �tait leur fantaisie? Oh! oh! oh! c'est qu'ils avaient peur que je ne d�couvrisse la v�rit�, s'�cria miss Mowcher en descendant du garde-feu pour trotter en long et en large dans la cuisine, en levant au ciel ses deux petits bras d'un air de d�sespoir; ils savaient que je suis assez fine, car j'en ai bien besoin pour me tirer d'affaire dans le monde, et ils se sont r�unis pour me tromper; ils m'ont fait remettre � cette malheureuse fille une lettre, l'origine, je le crains bien, de ses accointances avec Littimer qui �tait rest� ici tout expr�s pour elle.� Je restai confondu � la r�v�lation de tant de perfidie, et je regardai miss Mowcher qui se promenait toujours dans la cuisine; quand elle fut hors d'haleine, elle se rassit sur le garde-feu et, s'essuyant le visage avec son mouchoir, elle secoua la t�te sans faire d'autre mouvement et sans rompre le silence. �Mes tourn�es de province m'ont amen�e avant-hier soir � Norwich, monsieur Copperfield, ajouta-t-elle enfin. Ce que j'ai su l� par hasard du secret qui avait envelopp� leur arriv�e et leur d�part, car je fus bien �tonn�e d'apprendre que vous n'�tiez pas de la partie, m'a fait soup�onner quelque chose. J'ai pris hier au soir la diligence de Londres au moment o� elle traversait Norwich, et je suis arriv�e ici ce matin, trop tard, h�las! trop tard!� La pauvre petite Mowcher avait un tel frisson, � force de pleurer et de se d�sesp�rer, qu'elle se retourna sur le garde-feu pour r�chauffer ses pauvres petits pieds mouill�s au milieu des cendres, et resta l� comme une grande poup�e, les yeux tourn�s vers l'�tre. J'�tais assis sur une chaise de l'autre c�t� de la chemin�e, plong� dans mes tristes r�flexions et regardant tant�t le feu, tant�t mon �trange compagne. �Il faut que je m'en aille, dit-elle enfin en se levant. Il est tard; vous ne vous m�fiez pas de moi, n'est-ce pas?� En rencontrant son regard per�ant, plus per�ant que jamais, quand elle me fit cette question, je ne pus r�pondre � ce brusque appel un �non� bien franc. �Allons, dit-elle, en acceptant la main que je lui offrais pour l'aider � passer par-dessus le garde-cendres et en me regardant d'un air suppliant, vous savez bien que vous ne vous m�fieriez pas de moi, si j'�tais une femme de taille ordinaire.� Je sentis qu'il y avait beaucoup de v�rit� l� dedans, et j'�tais un peu honteux de moi-m�me. �Vous �tes jeune, dit-elle. �coutez un mot d'avis, m�me d'une petite cr�ature de trois pieds de haut. T�chez, mon bon ami, de ne pas confondre les infirmit�s physiques avec les infirmit�s morales, � moins que vous n'ayez quelque bonne raison pour cela.� Quand elle fut d�livr�e du garde-cendres, et moi de mes soup�ons, je lui dis que je ne doutais pas qu'elle ne m'e�t fid�lement expliqu� ses sentiments, et que nous n'eussions �t�, l'un et l'autre, deux instruments aveugles dans des mains perfides. Elle me remercia en ajoutant que j'�tais un bon gar�on. �Maintenant, faites attention! dit-elle en se retournant, au moment d'arriver � la porte, et en me regardant, le doigt lev�, d'un air malin. J'ai quelques raisons de supposer, d'apr�s ce que j'ai entendu dire (car j'ai toujours l'oreille au guet, il faut bien que j'use des facult�s que je poss�de) qu'ils sont partis pour le continent. Mais s'ils reviennent jamais, si l'un d'eux seulement revient de mon vivant, j'ai plus de chances qu'un autre, moi qui suis toujours par voie et par chemins, d'en �tre inform�e. Tout ce que je saurai, vous le saurez; si je puis jamais �tre utile, n'importe comment, � cette pauvre fille qu'ils viennent de s�duire, je m'y emploierai fid�lement, s'il pla�t � Dieu! Et quant � Littimer, mieux vaudrait pour lui avoir un dogue � ses trousses que la petite Mowcher!� Je ne pus m'emp�cher d'ajouter foi int�rieurement � cette promesse, quand je vis le regard qui l'accompagnait. �Je ne vous demande que d'avoir en moi la confiance que vous auriez en une femme d'une taille ordinaire, ni plus ni moins, dit la petite cr�ature en prenant ma main d'un air suppliant. Si vous me revoyez jamais diff�rente en apparence de ce que je suis maintenant avec vous; si je reprends l'humeur fol�tre que vous m'avez vue la premi�re fois, faites attention � la compagnie avec laquelle je me trouve. Rappelez-vous que je suis une pauvre petite cr�ature sans secours et sans d�fense. Figurez-vous miss Mowcher rentr�e chez elle le soir, avec son fr�re tout comme elle, et sa soeur, comme elle aussi, quand elle a fini sa journ�e; peut-�tre alors serez-vous plus indulgent pour moi, et ne vous �tonnerez- vous plus de mon chagrin et de mon trouble. Bonsoir!� Je touchai la main de miss Mowcher avec des sentiments d'estime bien diff�rents de ceux qu'elle m'avait inspir�s jusqu'alors, et je lui tins la porte pour la laisser sortir. Ce n'�tait pas une petite affaire que d'ouvrir le grand parapluie et de le placer en �quilibre dans sa main; j'y r�ussis pourtant, et je le vis descendre la rue � travers la pluie sans que rien indiqu�t qu'il y e�t personne dessous, except� quand une goutti�re trop pleine se d�chargeait sur lui au passage et le faisait pencher de c�t�, car alors on d�couvrait miss Mowcher en p�ril, qui faisait de violents efforts pour le redresser. Apr�s avoir fait une ou deux sorties pour aller � sa rescousse, mais sans grands r�sultats, car, quelques pas plus loin, le parapluie recommen�ait toujours � sautiller devant moi comme un gros oiseau avant que je pusse le rejoindre, je rentrai me coucher, et je dormis jusqu'au matin. M. Peggotty et ma vieille bonne vinrent me trouver de bonne heure, et nous nous rend�mes au bureau de la diligence, o� mistress Gummidge nous attendait avec Ham pour nous dire adieu. �Monsieur David, me dit Ham tout bas, en me prenant � part, pendant que Peggotty arrimait son sac au milieu du bagage: sa vie est compl�tement bris�e, il ne sait pas o� il va, il ne sait pas ce qui l'attend, il commence un voyage qui va le mener de �� et de l�, jusqu'� la fin de sa vie, vous pouvez compter l�-dessus, s'il ne trouve pas ce qu'il cherche. Je sais que vous serez un ami pour lui, monsieur David! -- Vous pouvez en �tre assur�, lui dis-je en pressant affectueusement sa main. -- Merci, monsieur, merci bien. Encore un mot. Je gagne bien ma vie, vous savez, monsieur David, et je ne saurais maintenant � quoi d�penser ce que je gagne, je n'ai plus besoin que de quoi vivre. Si vous pouviez le d�penser pour lui, monsieur, je travaillerais de meilleur coeur. Quoique, quant � �a, monsieur, continua-t-il d'un ton ferme et doux, soyez bien s�r que je n'en travaillerai pas moins comme un homme, et que je m'en acquitterai de mon mieux.� Je lui dis que j'en �tais bien convaincu, et je ne lui cachai m�me pas mon esp�rance qu'un temps viendrait o� il renoncerait � la vie solitaire � laquelle, en ce moment, il pouvait se croire naturellement condamn� pour toujours. �Non, monsieur, dit-il en secouant la t�te; tout cela est pass� pour moi. Jamais personne ne remplira la place qui est vide. Mais n'oubliez pas qu'il y aura toujours ici de l'argent de c�t�, monsieur.� Je lui promis de m'en souvenir, tout en lui rappelant que M. Peggotty avait d�j� un revenu modeste, il est vrai, mais assur�, gr�ce au legs de son beau-fr�re. Nous pr�mes alors cong� l'un de l'autre. Je ne peux pas le quitter, m�me ici, sans me rappeler son courage simple et touchant dans un si grand chagrin. Quant � mistress Gummidge, s'il me fallait d�crire toutes les courses qu'elle fit le long de la rue � c�t� de la diligence, sans voir autre chose, � travers les larmes qu'elle essayait de contenir, que M. Peggotty assis sur l'imp�riale, ce qui faisait qu'elle se heurtait contre tous les gens qui marchaient dans une direction oppos�e, je serais oblig� de me lancer dans une entreprise bien difficile. J'aime donc mieux la laisser assise sur les marches de la porte d'un boulanger, essouffl�e et hors d'haleine, avec un chapeau qui n'avait plus du tout de forme, et l'un de ses souliers qui l'attendait sur le trottoir � une distance consid�rable. En arrivant au terme de notre voyage, notre premi�re occupation fut de chercher pour Peggotty un petit logement o� son fr�re p�t avoir un lit; nous e�mes le bonheur d'en trouver un, tr�s-propre et peu dispendieux, au-dessus d'une boutique de marchand de chandelles, et s�par� par deux rues seulement de mon appartement. Quand nous e�mes retenu ce domicile, j'achetai de la viande froide chez un restaurateur et j'emmenai mes compagnons de voyage prendre le th� chez moi, au risque, je regrette de le dire, de ne pas obtenir l'approbation de mistress Crupp, bien au contraire. Cependant, je dois mentionner ici, pour bien faire conna�tre les qualit�s contradictoires de cette estimable dame, qu'elle fut tr�s-choqu�e de voir Peggotty retrousser sa robe de veuve, dix minutes apr�s son arriv�e chez moi, pour se mettre � �pousseter ma chambre � coucher. Mistress Crupp regardait cette usurpation de sa charge comme une libert�, et elle ne permettait jamais, dit-elle, qu'on prit des libert�s avec elle. M. Peggotty m'avait communiqu� en route un projet auquel je m'attendais bien. Il avait l'intention de voir d'abord mistress Steerforth. Comme je me sentais oblig� de l'aider dans cette entreprise, et de servir de m�diateur entre eux, dans le but de m�nager le plus possible la sensibilit� de la m�re, je lui �crivis le soir m�me. Je lui expliquai le plus doucement que je pus le mal qu'on avait fait � M. Peggotty, le droit que j'avais pour ma part de me plaindre de ce malheureux �v�nement. Je lui disais que c'�tait un homme d'une classe inf�rieure, mais du caract�re le plus doux et le plus �lev�, et que j'osais esp�rer qu'elle ne refuserait pas de le voir dans le malheur qui l'accablait. Je lui demandais de nous recevoir � deux heures de l'apr�s-midi, et j'envoyai moi-m�me la lettre par la premi�re diligence du matin. � l'heure dite, nous �tions devant la porte... la porte de cette maison o� j'avais �t� si heureux quelques jours auparavant, o� j'avais donn� si librement toute ma confiance et tout mon coeur, cette porte qui m'�tait d�sormais ferm�e maintenant, et que je ne regardais plus que comme une ruine d�sol�e. Point de Littimer. C'�tait la jeune fille qui l'avait remplac� � ma grande satisfaction, lors de notre derni�re visite, qui vint nous r�pondre et qui nous conduisit au salon. Mistress Steerforth s'y trouvait. Rosa Dartle, au moment o� nous entr�mes, quitta le si�ge qu'elle occupait dans un autre coin de la chambre, et vint se placer debout derri�re le fauteuil de mistress Steerforth. Je vis � l'instant sur le visage de la m�re qu'elle avait appris de lui-m�me ce qu'il avait fait. Elle �tait tr�s-p�le, et ses traits portaient la trace d'une �motion trop profonde pour �tre seulement attribu�e � ma lettre, surtout avec les doutes que lui e�t laiss�s sa tendresse. Je lui trouvai en ce moment plus de ressemblance que jamais avec son fils, et je vis, plut�t avec mon coeur qu'avec mes yeux, que mon compagnon n'en �tait pas frapp� moins que moi. Elle se tenait droite sur son fauteuil, d'un air majestueux, imperturbable, impassible, qu'il semblait que rien au monde ne fut capable de troubler. Elle regarda fi�rement M. Peggotty quand il vint se placer devant elle, et lui ne la regardait pas d'un oeil moins assur�. Les yeux p�n�trants de Rosa Dartle nous embrassaient tous. Pendant un moment le silence fut complet. Elle fit signe � M. Peggotty de s'asseoir. �Il ne me semblerait pas naturel, madame, dit-il � voix basse, de m'asseoir dans cette maison; j'aime mieux me tenir debout.� Nouveau silence, qu'elle rompit encore en disant: �Je sais ce qui vous am�ne ici; je le regrette profond�ment. Que voulez-vous de moi? que me demandez-vous de faire?� Il mit son chapeau sous son bras, et cherchant dans son sein la lettre de sa ni�ce, la tira, la d�plia et la lui donna. �Lisez ceci, s'il vous pla�t, madame. C'est de la main de ma ni�ce!� Elle lut, du m�me air impassible et grave; je ne pus saisir sur ses traits aucune trace d'�motion, puis elle rendit la lettre. �� moins qu'il ne me ram�ne apr�s avoir fait de moi une dame,� dit M. Peggotty, en suivant les mots du doigt: Je viens savoir, madame, s'il tiendra sa promesse? -- Non, r�pliqua-t-elle. -- Pourquoi non? dit M. Peggotty? -- C'est impossible. Il se d�shonorerait. Vous ne pouvez pas ignorer qu'elle est trop au-dessous de lui. -- �levez-la jusqu'� vous! dit M. Peggotty. -- Elle est ignorante et sans �ducation. -- Peut-�tre oui, peut-�tre non, dit M. Peggotty. Je ne le crois pas, madame, mais je ne suis pas juge de ces choses-l�. Enseignez- lui ce qu'elle ne sait pas! -- Puisque vous m'obligez � parler plus cat�goriquement; ce que je ne fais qu'avec beaucoup de regret, sa famille est trop humble pour qu'une chose pareille soit possible, quand m�me il n'y aurait pas d'autres obstacles. -- �coutez-moi, madame, dit-il lentement et avec calme: Vous savez ce que c'est que d'aimer son enfant; moi aussi. Elle serait cent fois mon enfant que je ne pourrais pas l'aimer davantage. Mais vous ne savez pas ce que c'est que de perdre son enfant; moi je le sais. Toutes les richesses du monde, si elles �taient � moi, ne me co�teraient rien pour la racheter. Arrachez-la � ce d�shonneur, et je vous donne ma parole que vous n'aurez pas � craindre l'opprobre de notre alliance. Pas un de ceux qui l'ont �lev�e, pas un de ceux qui ont v�cu avec elle, et qui l'ont regard�e comme leur tr�sor depuis tant d'ann�es, ne verra plus jamais son joli visage. Nous renoncerons � elle, nous nous contenterons d'y penser, comme si elle �tait bien loin, sous un autre ciel; nous nous contenterons de la confier � son mari, � ses petits enfants, peut-�tre, et d'attendre, pour la revoir, le temps o� nous serons tous �gaux devant Dieu!� La simple �loquence de son discours ne fut pas absolument sans effet. Mistress Steerforth conserva ses mani�res hautaines, mais son ton s'adoucit un peu en lui r�pondant: �Je ne justifie rien. Je n'accuse personne, mais je suis f�ch�e d'�tre oblig�e de r�p�ter que c'est impraticable. Un mariage pareil d�truirait sans retour tout l'avenir de mon fils. Cela ne se peut pas, et cela ne se fera pas: rien n'est plus certain. S'il y a quelque autre compensation... -- Je regarde un visage qui me rappelle par sa ressemblance celui que j'ai vu en face de moi, interrompit M. Peggotty, avec un regard ferme mais �tincelant, dans ma maison, au coin de mon feu, dans mon bateau, partout, avec un sourire amical, au moment o� il m�ditait une trahison si noire, que j'en deviens � moiti� fou quand j'y pense. Si le visage qui ressemble � celui-l� ne devient pas rouge comme le feu � l'id�e de m'offrir de l'argent pour me payer la perte et la ruine de mon enfant, il ne vaut pas mieux que l'autre; peut-�tre vaut-il moins encore, puisque c'est celui d'une dame.� Elle changea alors en un instant: elle rougit de col�re, et dit avec hauteur, en serrant les bras de son fauteuil: �Et vous, quelle compensation pouvez-vous m'offrir pour l'ab�me que vous avez ouvert entre mon fils et moi? Qu'est-ce que votre affection en comparaison de la mienne? Qu'est-ce que votre s�paration au prix de la n�tre?� Miss Dartle la toucha doucement et pencha la t�te pour lui parler tout bas, mais elle ne voulut pas l'�couter. �Non, Rosa, pas un mot! Que cet homme m'entende jusqu'au bout! Mon fils, qui a �t� le but unique de ma vie, � qui toutes mes pens�es ont �t� consacr�es, � qui je n'ai pas refus� un d�sir depuis son enfance, avec lequel j'ai v�cu d'une seule existence depuis sa naissance, s'amouracher en un instant d'une mis�rable fille, et m'abandonner! Me r�compenser de ma confiance par une d�ception syst�matique pour l'amour d'elle, et me quitter pour elle! Sacrifier � cette odieuse fantaisie les droits de sa m�re � son respect, son affection, son ob�issance, sa gratitude, des droits que chaque jour et chaque heure de sa vie avaient d� lui rendre sacr�s! N'est-ce pas l� aussi un tort irr�parable?� Rosa Dartle essaya de nouveau de la calmer, mais ce fut en vain. �Je vous le r�p�te, Rosa, pas un mot! S'il est capable de risquer tout sur un coup de d� pour le caprice le plus frivole, je puis le faire aussi pour un motif plus digne de moi. Qu'il aille o� il voudra avec les ressources que mon amour lui a fournies! Croit-il me r�duire par une longue absence? Il conna�t bien peu sa m�re s'il compte l�-dessus. Qu'il renonce � l'instant � cette fantaisie, et il sera le bienvenu. S'il n'y renonce pas � l'instant, il ne m'approchera jamais, vivante on mourante, tant que je pourrai lever la main pour m'y opposer, jusqu'� ce que, d�barrass� d'elle pour toujours, il vienne humblement implorer mon pardon. Voil� mon droit! Voil� la s�paration qu'il a mise entre nous! Et n'est-ce pas l� un tort irr�parable?� dit-elle en regardant son visiteur du m�me air hautain qu'elle avait pris tout d'abord. En entendant, en voyant la m�re, pendant qu'elle pronon�ait ces paroles, il me semblait voir et entendre son fils y r�pondre par un d�fi. Je retrouvais en elle tout ce que j'avais vu en lui d'obstination et d'ent�tement. Tout ce que je savais par moi-m�me de l'�nergie mal dirig�e de Steerforth me faisait mieux comprendre le caract�re de sa m�re; je voyais clairement que leur �me, dans sa violence sauvage, �tait � l'unisson. Elle me dit alors tout haut, en reprenant la froideur de ses mani�res, qu'il �tait inutile d'en entendre ou d'en dire davantage, et qu'elle d�sirait mettre un terme � cette entrevue. Elle se levait d'un air de dignit� pour quitter la chambre, quand M. Peggotty d�clara que c'�tait inutile. �Ne craignez pas que je sois pour vous un embarras, madame: je n'ai plus rien � vous dire, reprit-il en faisant un pas vers la porte. Je suis venu ici sans esp�rance et je n'emporte aucun espoir. J'ai fait ce que je croyais devoir faire, mais je n'attendais rien de ma visite. Cette maison maudite a fait trop de mal � moi et aux miens pour que je pusse raisonnablement en esp�rer quelque chose.� L�-dessus nous part�mes, en la laissant debout � c�t� de son fauteuil, comme si elle posait pour un portrait de noble attitude avec un beau visage. Nous avions � traverser, pour sortir, une galerie vitr�e qui servait de vestibule; une vigne en treille la couvrait tout enti�re de ses feuilles; il faisait beau et les portes qui donnaient dans le jardin �taient ouvertes. Rosa Dartle entra par l�, sans bruit, au moment o� nous passions, et s'adressant � moi: �Vous avez eu une belle id�e, dit-elle, d'amener cet homme!� Je n'aurais pas cru qu'on p�t concentrer, m�me sur ce visage, une expression de rage et de m�pris comme celle qui obscurcissait ses traits et qui jaillissait de ses yeux noirs. La cicatrice du marteau �tait, comme toujours dans de pareils acc�s de col�re, fortement accus�e. Le tremblement nerveux que j'y avais d�j� remarqu� l'agitait encore, et elle y porta la main pour le contenir, en voyant que je la regardais. �Vous avez bien choisi votre homme pour l'amener ici et lui servir de champion, n'est-ce pas? Quel ami fid�le! -- Miss Dartle, r�pliquai-je, vous n'�tes certainement pas assez injuste pour que ce soit moi que vous condamniez en ce moment? -- Pourquoi venez-vous jeter la division entre ces deux cr�atures insens�es, r�pliqua-t-elle; ne voyez-vous pas qu'ils sont fous tous les deux d'ent�tement et d'orgueil? -- Est-ce ma faute? repartis-je. -- C'est votre faute! r�pliqua-t-elle. Pourquoi amenez-vous cet homme ici? -- C'est un homme auquel on a fait bien du mal, miss Dartle, r�pondis-je; vous ne le savez peut-�tre pas. -- Je sais que James Steerforth, dit-elle en pressant la main sur son sein comme pour emp�cher d'�clater l'orage qui y r�gnait, a un coeur perfide et corrompu; je sais que c'est un tra�tre. Mais qu'ai-je besoin de m'inqui�ter de savoir ce qui regarde cet homme et sa mis�rable ni�ce? -- Miss Dartle, r�pliquai-je, vous envenimez la plaie: elle n'est d�j� que trop profonde. Je vous r�p�te seulement, en vous quittant, que vous lui faites grand tort. -- Je ne lui fais aucun tort, r�pliqua-t-elle: ce sont autant de mis�rables sans honneur, et, pour elle, je voudrais qu'on lui donn�t le fouet.� M. Peggotty passa sans dire un mot et sortit. �Oh! c'est honteux, miss Dartle, c'est honteux, lui dis-je avec indignation. Comment pouvez-vous avoir le coeur de fouler aux pieds un homme accabl� par une affliction si peu m�rit�e? -- Je voudrais les fouler tous aux pieds, r�pliqua-t-elle. Je voudrais voir sa maison d�truite de fond en comble; je voudrais qu'on marqu�t la ni�ce au visage avec un fer rouge, qu'on la couvr�t de haillons, et qu'on la jet�t dans la rue pour y mourir de faim. Si j'avais le pouvoir de la juger, voil� ce que je lui ferais faire: non, non, voil� ce que je lui ferais moi-m�me! Je la d�teste! Si je pouvais lui reprocher en face sa situation inf�me, j'irais au bout du monde pour cela. Si je pouvais la poursuivre jusqu'au tombeau, je le ferais. S'il y avait � l'heure de sa mort un mot qui p�t la consoler, et qu'il n'y eut que moi qui le s�t, je mourrais plut�t que de le lui dire.� Toute la v�h�mence de ces paroles ne peut donner qu'une id�e tr�s- imparfaite de la passion qui la poss�dait tout enti�re et qui �clatait dans toute sa personne, quoiqu'elle e�t baiss� la voix au lieu de l'�lever. Nulle description ne pourrait rendre le souvenir que j'ai conserv� d'elle, dans cette ivresse de fureur. J'ai vu la col�re sous bien des formes, je ne l'ai jamais vue sous celle-l�. Quand je rejoignis M. Peggotty, il descendait la colline lentement et d'un air pensif. Il me dit, d�s que je l'eus atteint, qu'ayant maintenant le coeur net de ce qu'il avait voulu faire � Londres, il avait l'intention de partir le soir m�me pour ses voyages. Je lui demandai o� il comptait aller? Il me r�pondit seulement: �Je vais chercher ma ni�ce, monsieur.� Nous arriv�mes au petit logement au-dessus du magasin de chandelles, et l� je trouvai l'occasion de r�p�ter � Peggotty ce qu'il m'avait dit. Elle m'apprit � son tour qu'il lui avait tenu le m�me langage, le matin. Elle ne savait pas plus que moi o� il allait, mais elle pensait qu'il avait quelque projet en t�te. Je ne voulus pas le quitter en pareille circonstance, et nous d�n�mes tous les trois avec un p�t� de filet de boeuf, l'un des plats merveilleux qui faisaient honneur au talent de Peggotty, et dont le parfum incomparable �tait encore relev�, je me le rappelle � merveille, par une odeur compos�e de th�, de caf�, de beurre, de lard, de fromage, de pain frais, de bois � br�ler, de chandelles et de sauce aux champignons qui montait sans cesse de la boutique. Apr�s le d�ner, nous nous ass�mes pendant une heure � peu pr�s, � c�t� de la fen�tre, sans dire grand'chose; puis M. Peggotty se leva, prit son sac de toile cir�e et son gourdin, et les posa sur la table. Il accepta, en avance de son legs, une petite somme que sa soeur lui remit sur l'argent comptant qu'elle avait entre les mains, � peine de quoi vivre un mois, � ce qu'il me semblait. Il promit de m'�crire s'il venait � savoir quelque chose, puis il passa la courroie de son sac sur son �paule, prit son chapeau et son b�ton, et nous dit � tous les deux: �Au revoir!� �Que Dieu vous b�nisse, ma ch�re vieille, dit-il en embrassant Peggotty, et vous aussi, monsieur David, ajouta-t-il en me donnant une poign�e de main. Je vais la chercher par le monde. Si elle revenait pendant que je serai parti (mais, h�las! �a n'est pas probable), ou si je la ramenais, mon intention serait d'aller vivre avec elle l� o� elle ne trouverait personne qui p�t lui adresser un reproche; s'il m'arrivait malheur, rappelez-vous que les derni�res paroles que j'ai dites pour elles sont: �Je laisse � ma ch�re fille mon affection in�branlable, et je lui pardonne!� Il dit cela d'un ton solennel, la t�te nue; puis, remettant son chapeau, il descendit et s'�loigna. Nous le suiv�mes jusqu'� la porte. La soir�e �tait chaude, il faisait beaucoup de poussi�re, le soleil couchant jetait des flots de lumi�re sur la chauss�e, et le bruit constant des pas s'�tait un moment assoupi dans la grande rue � laquelle aboutissait notre petite ruelle. Il tourna tout seul le coin de cette ruelle sombre, entra dans l'�clat du jour et disparut. Rarement je voyais revenir cette heure de la soir�e, rarement il m'arrivait de me r�veiller la nuit et de regarder la lune ou les �toiles, ou de voir tomber la pluie et d'entendre siffler le vent, sans penser au pauvre p�lerin qui s'en allait tout seul par les chemins, et sans me rappeler ces mots: �Je vais la chercher par le monde. S'il m'arrivait malheur, rappelez-vous que les derni�res paroles que j'ai dites pour elle �taient: �Je laisse � ma ch�re fille mon affection in�branlable, et je lui pardonne.� CHAPITRE III. Bonheur. Durant tout ce temps-l�, j'avais continu� d'aimer Dora plus que jamais. Son souvenir me servait de refuge dans mes contrari�t�s et mes chagrins, il me consolait m�me de la perte de mon ami. Plus j'avais compassion de moi-m�me et plus j'avais piti� des autres, plus je cherchais des consolations dans l'image de Dora. Plus le monde me semblait rempli de d�ceptions et de peines, plus l'�toile de Dora s'�levait pure et brillante au-dessus du monde. Je ne crois pas que j'eusse une id�e bien nette de la patrie o� Dora avait vu le jour, ni de la place �lev�e qu'elle occupait par sa nature dans l'�chelle des archanges et des s�raphins; mais je sais bien que j'aurais repouss� avec indignation et m�pris la pens�e qu'elle p�t �tre simplement une cr�ature humaine comme toutes les autres demoiselles. Si je puis m'exprimer ainsi, j'�tais absorb� dans Dora. Non- seulement j'�tais amoureux d'elle � en perdre la t�te, mais c'�tait un amour qui p�n�trait tout mon �tre. On aurait pu tirer de moi, ceci est une figure, assez d'amour pour y noyer un homme, et il en serait encore rest� assez en moi et tout autour de moi pour inonder mon existence tout enti�re. La premi�re chose que je fis pour mon propre compte en revenant, fut d'aller pendant la nuit me promener � Norwood, o�, selon les termes d'une respectable �nigme qu'on me donnait � deviner dans mon enfance, �je fis le tour de la maison, sans jamais toucher la maison�: Je crois que cet incompr�hensible logogriphe s'appliquait � la lune. Quoi qu'il en soit, moi, l'esclave lunatique de Dora, je tournai autour de la maison et du jardin pendant deux heures, regardant � travers des fentes dans les palissades, arrivant par des effets surhumains � passer le menton au-dessus des clous rouill�s qui en garnissaient le sommet, envoyant des baisers aux lumi�res qui paraissaient aux fen�tres, faisant � la nuit des supplications romantiques pour qu'elle prit en main la d�fense de ma Dora... je ne sais pas trop contre quoi, contre le feu, je suppose; peut-�tre contre les souris, dont elle avait grand'peur. Mon amour me pr�occupait tellement, et il me semblait si naturel de tout confier � Peggotty, lorsque je la retrouvai pr�s de moi dans la soir�e avec tous ses anciens instruments de couture, occup�e � passer en revue ma garde-robe, qu'apr�s de nombreuses circonlocutions, je lui communiquai mon grand secret. Peggotty y prit un vif int�r�t; mais je ne pouvais r�ussir � lui faire consid�rer la question du m�me point de vue que moi. Elle avait des pr�ventions audacieuses en ma faveur, et ne pouvait comprendre d'o� venaient mes doutes et mon abattement. �La jeune personne devait se trouver bien heureuse d'avoir un pareil adorateur, disait-elle, et quant � son papa, qu'est-ce que ce monsieur pouvait demander de plus, je vous prie?� Je remarquai pourtant que la robe de procureur et la cravate empes�e de M. Spenlow imposaient un peu � Peggotty, et lui inspiraient quelque respect pour l'homme dans lequel je voyais tous les jours davantage une cr�ature �th�r�e, et qui me semblait rayonner dans un reflet de lumi�re pendant qu'il si�geait � la Cour, au milieu de ses dossiers, comme un phare destin� � �clairer un oc�an de papiers. Je me souviens aussi que c'�tait une chose qui me passait, pendant que je si�geais parmi ces messieurs de la Cour, de penser que tous ces vieux juges et ces docteurs ne se soucieraient seulement pas de Dora s'ils la connaissaient, qu'ils ne deviendraient pas du tout fous de joie si on leur proposait d'�pouser Dora: que Dora pourrait, en chantant, en jouant de cette guitare magique, me pousser jusqu'aux limites du la folie, sans d�tourner d'un pas de son chemin un seul de tous ces �tres glac�s! Je les m�prisais tous sans exception. Tous ces vieux jardiniers gel�s des plates-bandes du coeur m'inspiraient une r�pulsion personnelle. Le tribunal n'�tait pour moi qu'un bredouilleur insens�. La haute Cour me semblait aussi d�pourvue de po�sie et de sentiment que la basse-cour d'un poulailler. J'avais pris en main, avec un certain orgueil, le maniement des affaires de Peggotty, j'avais prouv� l'identit� du testament, j'avais tout r�gl� avec le bureau des legs, je l'avais m�me men�e � la Banque; enfin, tout �tait en bon train. Nous apportions quelque vari�t� dans nos affaires l�gales, en allant voir des figures de cire dans Fleet-Street (j'esp�re qu'elles sont fondues, depuis vingt ans que je ne les ai vues), en visitant l'exposition de miss Linwood, qui reste dans mes souvenirs comme un mausol�e au crochet, favorable aux examens de conscience et au repentir; enfin, en parcourant la tour de Londres, et en montant jusqu'au haut du d�me de Saint-Paul. Ces curiosit�s procur�rent � Peggotty le peu de plaisir dont elle p�t jouir dans les circonstances pr�sentes; pourtant il faut dire que Saint-Paul, gr�ce � son attachement pour sa bo�te � ouvrage, lui parut digne de rivaliser avec la peinture du couvercle, quoique la comparaison, sous quelques rapports, f�t plut�t � l'avantage de ce petit chef- d'oeuvre: c'�tait du moins l'avis de Peggotty. Ses affaires, qui �taient ce que nous appelions � la Cour des affaires de formalit�s ordinaires, genre d'affaires, par parenth�se, tr�s-facile et tr�s-lucratif, �tant finies, je la conduisis un matin � l'�tude pour r�gler son compte. M. Spenlow �tait sorti un montent, � ce que m'apprit le vieux Tiffey, il �tait all� conduire un monsieur qui venait pr�ter serment pour une dispense de bans; mais comme je savais qu'il allait revenir tout de suite, attendu que notre bureau �tait tout pr�s de celui du vicaire g�n�ral, je dis � Peggotty d'attendre. Nous jouions un peu, � la Cour, le r�le d'entrepreneurs de pompes fun�bres, lorsqu'il s'agissait d'examiner un testament, et nous avions habituellement pour r�gle de nous composer un air plus ou moins sentimental quand nous avions affaire � des clients en deuil. Par le m�me principe, autrement appliqu�, nous �tions toujours gais et joyeux quand il s'agissait de clients qui allaient se marier. Je pr�vins donc Peggotty qu'elle allait trouver M. Spenlow assez bien remis du coup que lui avait port� le d�c�s de M. Barkis, et le fait est que lorsqu'il entra, on aurait cru voir entrer le fianc�. Mais ni Peggotty ni moi nous ne nous amus�mes � le regarder, quand nous le v�mes accompagn� de M. Murdstone. Ce personnage �tait tr�s-peu chang�. Ses cheveux �taient aussi �pais et aussi noirs qu'autrefois, et son regard n'inspirait pas plus de confiance que par le pass�. �Ah! Copperfield, dit M. Spenlow, vous connaissez monsieur, je crois?� Je saluai froidement M. Murdstone. Peggotty se borna � faire voir qu'elle le reconnaissait. Il fut d'abord un peu d�concert� de nous trouver tous les deux ensemble, mais il prit promptement son parti et s'approcha de moi. �J'esp�re, dit-il, que vous allez bien? -- Cela ne peut gu�re vous int�resser, lui dis-je. Mais, si vous tenez � le savoir, oui.� Nous nous regard�mes un moment, puis il s'adressa � Peggotty. �Et vous, dit-il, je suis f�ch� de savoir que vous ayez perdu votre mari. -- Ce n'est pas le premier chagrin que j'aie eu dans ma vie, monsieur Murdstone, r�pliqua Peggotty en tremblant de la t�te aux pieds. Seulement, j'ose esp�rer qu'il n'y a personne � en accuser cette fois, personne qui ait � se le reprocher. -- Ah! dit-il, c'est une grande consolation, vous avez accompli votre devoir? -- Je n'ai troubl� la vie de personne, dit Peggotty. Gr�ce � Dieu! Non, monsieur Murdstone, je n'ai pas fait mourir de peur et de chagrin une pauvre petite cr�ature pleine de bont� et de douceur.� Il la regarda d'un air sombre, d'un air de remords, je crois, pendant un moment, puis il dit en se retournant de mon c�t�, mais en regardant mes pieds au lieu de regarder mon visage. �Il n'est pas probable que nous nous rencontrions de longtemps, ce qui doit �tre un sujet de satisfaction pour tous deux, sans doute, car des rencontres comme celle-ci ne peuvent jamais �tre agr�ables. Je ne m'attends pas � ce que vous, qui vous �tes toujours r�volt� contre mon autorit� l�gitime, quand je l'employais pour vous corriger et vous mener � bien, vous puissiez maintenant me t�moigner quelque bonne volont�. Il y a entre nous une antipathie... -- Inv�t�r�e, lui dis-je en l'interrompant. Il sourit et me d�cocha le regard le plus m�chant que pussent darder ses yeux noirs. -- Oui, vous �tiez encore au berceau, qu'elle couvait d�j� dans votre sein, dit-il: elle a assez empoisonn� la vie de votre pauvre m�re, vous avez raison. J'esp�re pourtant que vous vous conduirez mieux; j'esp�re que vous vous corrigerez.� Ainsi finit notre dialogue � voix basse, dans un coin de la premi�re pi�ce. Il entra apr�s cela dans le cabinet de M. Spenlow, en disant tout haut, de sa voix la plus douce: �Les hommes de votre profession, monsieur Spenlow, sont accoutum�s aux discussions de famille, et ils savent combien elles sont toujours am�res et compliqu�es.� L�-dessus il paya sa dispense, la re�ut de M. Spenlow soigneusement pli�e, et apr�s une poign�e de main et des voeux polis du procureur pour son bonheur et celui de sa future �pouse, il quitta le bureau. J'aurais peut-�tre eu plus de peine � garder le silence apr�s ses derniers mots, si je n'avais pas �t� uniquement occup� de t�cher de persuader � Peggotty (qui n'�tait en col�re qu'� cause de moi, la brave femme!) que nous n'�tions pas en un lieu propre aux r�criminations et que je la conjurais de se contenir. Elle �tait dans un tel �tat d'exasp�ration, que je fus enchant� d'en �tre quitte pour un de ses tendres embrassements. Je le devais sans doute � cette sc�ne qui venait de r�veiller en elle le souvenir de nos anciennes injures, et je soutins de mon mieux l'accolade en pr�sence de M. Spenlow et de tous les clercs. M. Spenlow n'avait pas l'air de savoir quel �tait le lien qui existait entre M. Murdstone et moi et j'en �tais bien aise, car je ne pouvais supporter de le reconna�tre moi-m�me, me souvenant comme je le faisais de l'histoire de ma pauvre m�re. M. Spenlow semblait croire, s'il croyait quelque chose, qu'il s'agissait d'une diff�rence d'opinion politique: que ma tante �tait � la t�te du parti de l'�tat dans notre famille, et qu'il y avait un parti de l'opposition command� par quelque autre personne: du moins ce fut la conclusion que je tirai de ce qu'il disait, pendant que nous attendions le compte de Peggotty que r�digeait M. Tiffey. �Miss Trotwood, me dit-il, est tr�s-ferme, et n'est pas dispos�e � c�der � l'opposition, je crois. J'admire beaucoup son caract�re, et je vous f�licite, Copperfield, d'�tre du bon c�t�. Les querelles de famille sont fort � regretter, mais elles sont tr�s- communes, et la grande affaire est d'�tre du bon c�t�.� Voulant dire par l�, je suppose, du c�t� de l'argent. �Il fait l�, � ce que je puis croire, un assez bon mariage, dit M. Spenlow.� Je lui expliquai que je n'en savais rien du tout. �Vraiment? dit-il. D'apr�s les quelques mots que M. Murdstone a laiss� �chapper, comme cela arrive ordinairement en pareil cas, et d'apr�s ce que miss Murdstone m'a laiss� entendre de son c�t�, il me semble que c'est un assez bon mariage. -- Voulez-vous dire qu'il y a de l'argent, monsieur, demandai-je. -- Oui, dit M. Spenlow, il parait qu'il y a de l'argent, et de la beaut� aussi, dit-on. -- Vraiment? sa nouvelle femme est-elle jeune? -- Elle vient d'atteindre sa majorit�, dit M. Spenlow. Il y a si peu de temps que je pense bien qu'ils n'attendaient que �a. -- Dieu ait piti� d'elle!� dit Peggotty si brusquement et d'un ton si p�n�tr� que nous en f�mes tous un peu troubl�s, jusqu'au moment o� Tiffey arriva avec le compte. Il apparut bient�t et tendit le papier � M. Spenlow pour qu'il le v�rifi�t. M. Spenlow rentra son menton dans sa cravate, puis le frottant doucement, il relut tous les articles d'un bout � l'autre, de l'air d'un homme qui voudrait bien en rabattre quelque chose, mais que voulez-vous, c'�tait la faute de ce diable de M. Jorkins: puis il la remit � Tiffey avec un petit soupir. �Oui, dit-il, c'est en r�gle, parfaitement en r�gle. J'aurais �t� tr�s-heureux de r�duire les d�penses � nos d�bours�s purs et simples, mais vous savez que c'est une des n�cessit�s p�nibles de ma vie d'affaires que de n'avoir pas la libert� de consulter mes propres d�sirs. J'ai un associ�, M. Jorkins.� Comme il parlait ainsi avec une douce m�lancolie qui �quivalait presque � avoir fait nos affaires gratis, je le remerciai au nom de Peggotty et je remis les billets de banque � Tiffey. Peggotty retourna ensuite chez elle, et M. Spenlow et moi, nous nous rend�mes � la Cour, o� se pr�sentait une affaire de divorce au nom d'une petite loi tr�s-ing�nieuse, qu'on a abolie depuis, je crois, mais gr�ce � laquelle j'ai vu annuler plusieurs mariages; et dont voici quel �tait le m�rite. Le mari, dont le nom �tait Thomas Benjamin, avait pris une autorisation pour la publication des bans sous le nom de Thomas seulement, supprimant le Benjamin pour le cas o� il ne trouverait pas la situation aussi agr�able qu'il l'esp�rait. Or, ne trouvant pas la situation tr�s-agr�able, ou peut-�tre un peu las de sa femme, le pauvre homme, il se pr�sentait alors devant la Cour par l'entremise d'un ami, apr�s un an ou deux de mariage, et d�clarait que son nom �tait Thomas Benjamin, et que par cons�quent il n'�tait pas mari� du tout. Ce que la Cour confirma � sa grande satisfaction. Je dois dire que j'avais quelques doutes sur la justice absolue de cette proc�dure, et que le boisseau de froment qui raccommode toutes les anomalies, au dire de M. Spenlow, ne put les dissiper tout � fait. Mais M. Spenlow discuta la question avec moi: �Voyez le monde, disait-il, il y a du bien et du mal; voyez la l�gislation eccl�siastique, il y a du bien et du mal; mais tout cela fait partie d'un syst�me. Tr�s-bien. Voil�!� Je n'eus pas le courage de sugg�rer au p�re de Dora que peut-�tre il ne nous serait pas impossible de faire quelques changements heureux m�me dans le monde, si on se levait de bonne heure, et si on se retroussait les manches pour se mettre vaillamment � la besogne, mais j'avouai qu'il me semblait qu'on pourrait apporter quelques changements heureux dans la Cour. M. Spenlow me r�pondit qu'il m'engageait fortement � bannir de mon esprit cette id�e qui n'�tait pas digne de mon caract�re �lev�, mais qu'il serait bien aise d'apprendre de quelles am�liorations je croyais le syst�me de la Cour susceptible? Le mariage de notre homme �tait rompu; c'�tait une affaire finie, nous �tions hors de Cour et nous passions pr�s du bureau des Pr�rogatives; prenant donc la partie de l'institution qui se trouvait le plus pr�s de nous, je lui soumis la question de savoir si le bureau des Pr�rogatives n'�tait pas une institution singuli�rement administr�e. M. Spenlow me demanda sous quel rapport. Je r�pliquai avec tout le respect que je devais � son exp�rience (mais j'en ai peur, surtout avec le respect que j'avais pour le p�re de Dora) qu'il �tait peut-�tre un peu absurde que les archives de cette Cour qui contenaient tous les testaments originaux de tous les gens qui avaient dispos� depuis trois si�cles de quelque propri�t� sise dans l'immense district de Canterbury se trouvassent plac�es dans un b�timent qui n'avait pas �t� construit dans ce but, qui avait �t� lou� par les archivistes sous leur responsabilit� priv�e, qui n'�tait pas s�r, qui n'�tait m�me pas � l'abri du feu et qui regorgeait tellement des documents importants qu'il contenait, qu'il n'�tait du bas en haut qu'une preuve des sordides sp�culations des archivistes qui recevaient des sommes �normes pour l'enregistrement de tous ces testaments, et qui se bornaient � les fourrer o� ils pouvaient, sans autre but que de s'en d�barrasser au meilleur march� possible. J'ajoutai qu'il �tait peut-�tre un peu d�raisonnable que les archivistes qui percevaient des profits montant par an � huit ou neuf mille livres sterling sans parler des revenus des suppl�ants et des greffiers, ne fussent pas oblig�s de d�penser une partie de cet argent pour se procurer un endroit un peu s�r o� l'on p�t d�poser ces documents pr�cieux que tout le monde, dans toutes les classes de la soci�t�, �tait oblig� bon gr� mal gr� de leur confier. Je dis qu'il �tait peut-�tre un peu injuste, que tous les grands emplois de cette administration fussent de magnifiques sin�cures, pendant que les malheureux employ�s qui travaillaient sans rel�che dans cette pi�ce sombre et froide l�-haut, �taient les plus mal pay�s et les moins consid�r�s des hommes dans la ville de Londres, pour prix des services importants qu'ils rendaient. N'�tait-il pas aussi un peu inconvenant que l'archiviste en chef, dont le devoir �tait de procurer au public, qui encombrait sans cesse les bureaux de l'administration, des locaux convenables, f�t, en vertu de cet emploi en possession d'une �norme sin�cure, ce qui ne l'emp�chait pas d'occuper en m�me temps un poste dans l'�glise, d'y poss�der plusieurs b�n�fices, d'�tre chanoine d'une cath�drale et ainsi de suite, tandis que le public supportait des ennuis infinis, dont nous avions un �chantillon tous les matins quand les affaires abondaient dans les bureaux. Enfin il me semblait que cette administration du bureau des Pr�rogatives du district de Canterbury �tait une machine tellement vermoulue, et une absurdit� tellement dangereuse que, si on ne l'avait pas fourr�e dans un coin du cimeti�re Saint-Paul, que peu de gens connaissent, toute cette organisation aurait �t� boulevers�e de fond en comble depuis longtemps. M. Spenlow sourit, en voyant comme je prenais feu malgr� ma r�serve sur cette question, puis il discuta avec moi ce point comme tous les autres. Qu'�tait-ce apr�s tout? me dit-il, une simple question d'opinion. Si le public trouvait que les testaments �taient en s�ret� et admettait que l'administration ne pouvait mieux remplir ses devoirs, qui est-ce qui en souffrait? Personne. � qui cela profitait-il? � tous ceux qui poss�daient les sin�cures, tr�s-bien. Les avantages l'emportaient donc sur les inconv�nients; ce n'�tait peut-�tre pas une organisation parfaite; il n'y a rien de parfait dans ce monde; mais, par exemple, ce dont il ne pouvait pas entendre parler � aucun prix, c'�tait qu'on mit la hache quelque part. Sous l'administration des pr�rogatives, le pays s'�tait couvert de gloire. Portez la hache dans l'administration des pr�rogatives, et le pays cessera de se couvrir de gloire. Il regardait comme le trait distinctif d'un esprit sens� et �lev� de prendre les choses comme il les trouvait, et il n'avait aucun doute sur la question de savoir si l'organisation actuelle des Pr�rogatives durerait aussi longtemps que nous. Je me rendis � son opinion, quoique j'eusse pour mon compte beaucoup de doutes encore l�-dessus. Il s'est pourtant trouv� qu'il avait raison, car non-seulement le bureau des Pr�rogatives existe toujours, mais il a r�sist� � un grand rapport pr�sent� d'assez mauvaise gr�ce au Parlement, il y a dix-huit ans, o� toutes mes objections �taient d�velopp�es en d�tail, et � une �poque o� l'on annon�ait qu'il serait impossible d'entasser les testaments du district de Canterbury dans le local actuel pendant plus de deux ans et demi � partir de ce moment-l�. Je ne sais ce qu'on en a fait depuis, je ne sais si on en a perdu beaucoup ou si l'on en vend de temps en temps � l'�picier. Je suis bien aise, dans tous les cas, que le mien n'y soit pas, et j'esp�re qu'il ne s'y trouvera pas de sit�t. Si j'ai rapport� tout au long notre conversation dans ce bienheureux chapitre, on ne me dira pas que ce n'�tait point l� sa place naturelle. Nous causions en nous promenant en long et en large, M. Spenlow et moi, avant de passer � des sujets plus g�n�raux. Enfin il me dit que le jour de naissance de Dora tombait dans huit jours, et qu'il serait bien aise que je vinsse me joindre � eux pour un pique-nique qui devait avoir lieu � cette occasion. Je perdis la raison � l'instant m�me, et le lendemain ma folie s'augmenta encore, lorsque je re�us un petit billet avec une bordure d�coup�e, portant ces mots: �Recommand� aux bons soins de papa. Pour rappeler � M. Copperfield le pique-nique.� Je passai les jours qui me s�paraient de ce grand �v�nement dans un �tat voisin de l'idiotisme. Je crois que je commis toutes les absurdit�s possibles comme pr�paration � ce jour fortun�. Je rougis de penser � la cravate que j'achetai; quant � mes bottes, elles �taient dignes de figurer dans une collection d'instruments de torture. Je me procurai et j'exp�diai, la veille au soir, par l'omnibus de Norwood, un petit panier de provisions qui �quivalait presque, selon moi, � une d�claration. Il contenait entre autres choses des drag�es � p�tards, envelopp�es dans les devises les plus tendres qu'on p�t trouver chez le confiseur. � six heures du matin, j'�tais au march� de Covent-Garden, pour acheter un bouquet � Dora. � dix heures je montai � cheval, ayant lou� un joli coursier gris pour cette occasion, et je fis au trot le chemin de Norwood, avec le bouquet dans mon chapeau pour le tenir frais. Je suppose que, lorsque je vis Dora dans le jardin, et que je fis semblant de ne pas la voir, passant pr�s de la maison en ayant l'air de la chercher avec soin, je fus coupable de deux petites folies que d'autres jeunes messieurs auraient pu commettre dans ma situation, tant elles me parurent naturelles. Mais lorsque j'eus trouv� la maison, lorsque je fus descendu � la porte, lorsque j'eus travers� la pelouse avec ces cruelles bottes pour rejoindre Dora qui �tait assise sur un banc � l'ombre d'un lilas, quel spectacle elle offrait par cette belle matin�e, au milieu des papillons, avec son chapeau blanc et sa robe bleu de ciel! Elle avait aupr�s d'elle une jeune personne, comparativement d'un �ge avanc�; elle devait avoir vingt ans, je crois. Elle s'appelait miss Mills, et Dora lui donnait le nom de Julia. C'�tait l'amie intime de Dora; heureuse miss Mills! Jip �tait l�, et Jip s'ent�tait � aboyer apr�s moi. Quand j'offris mon bouquet, Jip grin�a les dents de jalousie. Il avait bien raison, oh oui! S'il avait la moindre id�e de l'ardeur avec laquelle j'adorais sa ma�tresse, il avait bien raison! �Oh! merci, monsieur Copperfield! Quelles belles fleurs! dit Dora.� J'avais eu l'intention de lui dire que je les avais trouv�es charmantes aussi avant de les voir aupr�s d'elle, et j'�tudiais depuis une lieue la meilleure tournure � donner � cette phrase, mais je ne pus en venir � bout: elle �tait trop s�duisante. Je perdis toute pr�sence d'esprit et toute facult� de parole, quand je la vis porter son bouquet aux jolies fossettes de son menton, et je tombai dans un �tat d'extase. Je suis encore �tonn� de ne lui avoir pas dit plut�t: �Tuez-moi, miss Mills, par piti�, tuez moi. Je veux mourir ici!� Alors Dora tendit mes fleurs � Jip pour les sentir. Alors Jip se mit � grogner et ne voulut pas sentir les fleurs. Alors Dora les rapprocha de son museau comme pour l'y obliger. Alors Jip prit un brin de g�ranium entre ses dents et le houspilla comme s'il y flairait une bande de chats imaginaires. Alors Dora le battit en faisant la moue et en disant: �Mes pauvres fleurs! mes belles fleurs!� d'un ton aussi sympathique, � ce qu'il me sembla, que si c'�tait moi que Jip avait mordu. Je l'aurais bien voulu! �Vous serez certainement enchant� d'apprendre, monsieur Copperfield, dit Dora, que cette ennuyeuse miss Murdstone n'est pas ici. Elle est all�e au mariage de son fr�re, et elle restera absente trois semaines au moins. N'est-ce pas charmant?� Je lui dis qu'assur�ment elle devait en �tre charm�e, et que tout ce qui la charmait me charmait. Mais miss Mills souriait en nous �coutant d'un air de raison sup�rieure et de bienveillance compatissante. �C'est la personne la plus d�sagr�able que je connaisse, dit Dora: vous ne pouvez pas vous imaginer combien elle est grognon et de mauvaise humeur. -- Oh! que si, je le peux, ma ch�re! dit Julia. -- C'est vrai, vous, cela peut-�tre, ch�rie, r�pondit Dora en prenant la main de Julia dans la sienne. Pardonnez-moi de ne pas vous avoir except�e tout de suite, ma ch�re.� Je conclus de l� que miss Mills avait souffert des vicissitudes de la vie, et que c'�tait � cela qu'on pouvait peut-�tre attribuer ces mani�res pleines de gravit� b�nigne qui m'avaient d�j� frapp�. J'appris, dans le courant de la journ�e, que je ne m'�tais pas tromp�: miss Mills avait eu le malheur de mal placer ses affections, et l'on disait qu'elle s'�tait retir�e du monde pour son compte apr�s cette terrible exp�rience des choses humaines, mais qu'elle prenait toujours un int�r�t mod�r� aux esp�rances et aux affections des jeunes gens qui n'avaient pas encore eu de m�comptes. Sur ce, M. Spenlow sortit de la maison, et Dora alla au-devant de lui, en disant: �Voyez, papa, les belles fleurs!� Et miss Mills sourit d'un air pensif comme pour dire: �Pauvres fleurs d'un jour, jouissez de votre existence passag�re sous le brillant soleil du matin de la vie!� Et nous quitt�mes tous la pelouse pour monter dans la voiture qu'on venait d'atteler. Je ne ferai jamais une promenade pareille; je n'en ai jamais fait depuis. Ils �taient tous les trois dans le pha�ton. Leur panier de provisions, le mien et la bo�te de la guitare y �taient aussi. Le pha�ton �tait d�couvert, et je suivais la voiture: Dora �tait sur le devant, en face de moi. Elle avait mon bouquet pr�s d'elle sur le coussin, et elle ne permettait pas � Jip de se coucher de ce c�t�-l�, de peur qu'il n'�cras�t les fleurs. Elle les prenait de temps en temps � la main pour en respirer le parfum; alors nos yeux se rencontraient souvent, et, je me demande comment je n'ai pas saut� par-dessus la t�te de mon joli coursier gris pour aller tomber dans la voiture. Il y avait de la poussi�re, je crois, beaucoup de poussi�re m�me. J'ai un vague souvenir que M. Spenlow me conseilla de ne pas caracoler dans le tourbillon que faisait le pha�ton, mais je ne la sentais pas. Je voyais Dora � travers un nuage d'amour et de beaut�; mais je ne voyais pas autre chose. Il se levait parfois et me demandait ce que je pensais du paysage. Je r�pondais que c'�tait un pays charmant, et c'est probable, mais je ne voyais que Dora. Le soleil portait Dora dans ses rayons, les oiseaux gazouillaient les louanges de Dora. Le vent du midi soufflait le nom de Dora. Toutes les fleurs sauvages des haies jusqu'au dernier bouton, c'�taient autant de Dora. Ma consolation �tait que miss Mills me comprenait. Miss Mills seule pouvait entrer compl�tement dans tous mes sentiments. Je ne sais combien de temps dura la course, et je ne sais pas encore, � l'heure qu'il est, o� nous all�mes. Peut-�tre �tait-ce pr�s de Guilford. Peut-�tre quelque magicien des _Mille et une Nuits_ avait-il cr�� ce lieu pour un seul jour, et a-t-il tout d�truit apr�s notre d�part. C'�tait toujours une pelouse de gazon vert et fin, sur une colline. Il y avait de grands arbres, de la bruy�re, et aussi loin que pouvait s'�tendre le regard, un riche paysage. Je fus contrari� de trouver l� des gens qui nous attendaient et ma jalousie des femmes m�mes ne connut plus de bornes. Mais quant aux �tres de mon sexe, surtout quant � un imposteur plus �g� que moi de trois ou quatre ans, et porteur de favoris roux qui le rendaient d'une outrecuidance intol�rable; c'�taient mes ennemis mortels. Tout le monde ouvrit les paniers, et on se mit � l'oeuvre pour pr�parer le d�ner. Favoris-roux dit qu'il savait faire la salade (ce que je ne crois pas), et s'imposa ainsi � l'attention publique. Quelques-unes des jeunes personnes se mirent � laver les laitues et � les couper sous sa direction. Dora �tait du nombre. Je sentis que le destin m'avait donn� cet homme pour rival, et que l'un de nous devait succomber. Favoris-roux fit sa salade, je me demande comment on put en manger; pour moi, rien au monde n'e�t pu me d�cider � y toucher! Puis il se nomma de son chef, l'intrigant qu'il �tait, �chanson universel, et construisit un cellier pour abriter le vin dans le creux d'un arbre. Voil�-t-il pas quelque chose de bien ing�nieux! Au bout d'un moment, je le vis avec les trois quarts d'un homard sur son assiette, assis et mangeant aux pieds de Dora! Je n'ai plus qu'une id�e indistincte de ce qui arriva, apr�s que ce spectacle nouveau se fut pr�sent� � ma vue. J'�tais tr�s-gai, je ne dis pas non, mais c'�tait une gaiet� fausse. Je me consacrai � une jeune personne en rose, avec des petits yeux, et je lui fis une cour d�sesp�r�e. Elle re�ut mes attentions avec faveur, mais je ne puis dire si c'�tait compl�tement � cause de moi, ou parce qu'elle avait des vues ult�rieures sur Favoris-roux. On but � la sant� de Dora. J'affectai d'interrompre ma conversation pour boire aussi, puis je la repris aussit�t. Je rencontrai les yeux de Dora en la saluant, et il me sembla qu'elle me regardait d'un air suppliant. Mais ce regard m'arrivait par-dessus la t�te de Favoris roux, et je fus inflexible. La jeune personne en rose avait une m�re en vert qui nous s�para, je crois, dans un but politique. Du reste, il y eut un d�rangement g�n�ral pendant qu'on enlevait les restes du d�ner, et j'en profitai pour m'enfoncer seul au milieu des arbres, anim� par un m�lange de col�re et de remords. Je me demandais si je feindrais quelque indisposition pour m'enfuir... n'importe o�... sur mon joli coursier gris, quand je rencontrai Dora et miss Mills. �Monsieur Copperfield, dit miss Mills, vous �tes triste! -- Je vous demande bien pardon, je ne suis pas triste du tout. -- Et vous, Dora, dit miss Mills, vous �tes triste? -- Oh! mon Dieu, non, pas le moins du monde. -- Monsieur Copperfield, et vous, Dora, dit miss Mills d'un air presque v�n�rable, en voil� assez. Ne permettez pas � un malentendu insignifiant de fl�trir ces fleurs printani�res qui, une fois fan�es, ne peuvent plus refleurir. Je parle, continua miss Mills, par mon exp�rience du pass�, d'un pass� irr�vocable. Les sources jaillissantes qui �tincellent au soleil ne doivent pas �tre ferm�es par pur caprice; l'oasis du Sahara ne doit pas �tre supprim�e � la l�g�re.� Je ne savais pas ce que je faisais, car j'avais la t�te tout en feu, mais je pris la petite main de Dora, je la baisai et elle me laissa faire. Je baisai la main de miss Mills, et il me sembla que nous montions ensemble tout droit au septi�me ciel. Nous n'en redescend�mes pas. Nous y rest�mes toute la soir�e, errant �� et l� parmi les arbres, le petit bras tremblant de Dora reposant sur le mien, et Dieu sait que, quoique ce f�t une folie, notre sort e�t �t� bien heureux si nous avions pu devenir immortels tout d'un coup avec cette folie dans le coeur, pour errer �ternellement ainsi au milieu des arbres de cet Eden. Trop t�t, h�las! nous entend�mes les autres qui riaient et qui causaient, puis on appela Dora. Alors nous repar�mes, et on pria Dora de chanter. Favoris-roux voulait prendre la bo�te de la guitare dans la voiture, mais Dora lui dit que je savais seul o� elle �tait. Favoris-roux fut donc d�fait en un instant, et c'est moi qui trouvai la bo�te, moi qui l'ouvris, moi qui sortis la guitare, moi qui m'assis pr�s d'elle, moi qui gardai son mouchoir et ses gants, et moi qui m'enivrai du son de sa douce voix pendant qu'elle chantait pour celui qui l'aimait, les autres pouvaient applaudir si cela leur convenait, mais ils n'avaient rien � faire avec sa romance. J'�tais fou de joie. Je craignais d'�tre trop heureux pour que tout cela f�t vrai; je craignais de me r�veiller tout � l'heure � Buckingham-Street, d'entendre mistress Crupp heurter les tasses en pr�parant le d�jeuner. Mais non, c'�tait bien Dora qui chantait, puis d'autres chant�rent ensuite; miss Mills chanta elle-m�me une complainte sur les �chos assoupis des cavernes de la M�moire, comme si elle avait cent ans, et le soir vint, et on prit le th� en faisant bouillir l'eau au bivouac de notre petite boh�me, et j'�tais aussi heureux que jamais. Je fus encore plus heureux que jamais quand on se s�para, et que tout le monde, le pauvre Favoris-roux y compris, reprit son chemin, dans chaque direction, pendant que je partais avec elle au milieu du calme de la soir�e, des lueurs mourantes, et des doux parfums qui s'�levaient autour de nous. M. Spenlow �tait un peu assoupi, gr�ce au vin de Champagne; b�ni soit le sol qui en a port� le raisin! b�ni soit le raisin qui en a fait le vin! b�ni soit le soleil qui l'a m�ri! b�ni soit le marchand qui l'a frelat�! Et comme il dormait profond�ment dans un coin de la voiture, je marchais � c�t� et je parlais � Dora. Elle admirait mon cheval et le caressait (oh! quelle jolie petite main � voir sur le poitrail d'un cheval!); et son ch�le qui ne voulait pas se tenir droit! j'�tais oblig� de l'arranger de temps en temps, et je crois que Jip lui-m�me commen�ait � s'apercevoir de ce qui se passait, et � comprendre qu'il fallait prendre son parti de faire sa paix avec moi. Cette p�n�trante miss Mills, cette charmante recluse qui avait us� l'existence, ce petit patriarche de vingt ans � peine qui en avait fini avec le monde, et qui n'aurait pas voulu, pour tout au monde, r�veiller les �chos assoupis des cavernes de la M�moire, comme elle fut bonne pour moi! �Monsieur Copperfield, me dit elle, venez de ce c�t� de la voiture pour un moment, si vous avez un moment � me donner. J'ai besoin de vous parler.� Me voil�, sur mon joli coursier gris, me penchant pour �couter mis Mills, la main sur la porti�re. �Dora va venir me voir. Elle revient avec moi chez mon p�re apr�s- demain. S'il vous convenait de venir chez nous, je suis s�re que papa serait tr�s-heureux de vous recevoir.� Que pouvais-je faire de mieux que d'appeler tout bas des b�n�dictions sans nombre sur la t�te de miss Mills, et surtout de confier l'adresse de miss Mills, au recoin le plus s�r de ma m�moire! Que pouvais-je faire de mieux que de dire � miss Mills, avec des paroles br�lantes et des regards reconnaissants, combien je la remerciais de ses bons offices, et quel prix infini j'attachais � son amiti�! Alors miss Mills me cong�dia avec b�nignit�: �Retournez vers Dora,� et j'y retournai; et Dora se pencha hors de la voiture pour causer avec moi, et nous caus�mes tout le reste du chemin, et je fis serrer la roue de si pr�s � mon coursier gris qu'il eut la jambe droite tout �corch�e, m�me que son propri�taire me d�clara le lendemain que je lui devais soixante-cinq shillings, pour cette avarie, ce que j'acquittai sans marchander, trouvant que je payais bien bon march� une si grande joie. Pendant ce temps, miss Mills regardait la lune en r�citant tout bas des vers, et en se rappelant, je suppose, le temps �loign� o� la terre et elle n'avaient pas encore fait un divorce complet. Norwood �tait beaucoup trop pr�s, et nous y arriv�mes beaucoup trop t�t. M. Spenlow reprit ses sens, un moment avant d'atteindre sa maison et me dit: �Vous allez entrer pour vous reposer, Copperfield.� J'y consentis et on apporta des sandwiches, du vin et de l'eau. Dans cette chambre �clair�e, Dora me paraissait si charmante en rougissant, que je ne pouvais m'arracher � sa pr�sence, et que je restais l� � la regarder fixement comme dans un r�ve, quand les ronflements de M. Spenlow vinrent m'apprendre qu'il �tait temps de tirer ma r�v�rence. Je partis donc, et tout le long du chemin je sentais encore la petite main de Dora pos�e sur la mienne; je me rappelais mille et mille fois chaque incident et chaque mot, puis je me trouvai enfin dans mon lit, aussi enivr� de joie que le plus fou des jeunes �cervel�s � qui l'amour ait jamais tourn� la t�te. En me r�veillant, le lendemain matin, j'�tais d�cid� � d�clarer ma passion � Dora, pour conna�tre mon sort. Mon bonheur ou mon malheur, voil� maintenant toute la question. Je n'en connaissais plus d'autre au monde, et Dora seule pouvait y r�pondre. Je passai trois jours � me d�sesp�rer, � me mettre � la torture, inventant les explications les moins encourageantes qu'on pouvait donner � tout ce qui s'�tait pass� entre Dora et moi. Enfin, par� � grands frais pour la circonstance, je partis pour me rendre chez miss Mills, avec une d�claration sur les l�vres. Il est inutile de dire maintenant combien de fois je montai la rue pour la redescendre ensuite, combien de fois je fis le tour de la place, en sentant tr�s-vivement que j'�tais bien mieux que la lune le mot de la vieille �nigme, avant de me d�cider � gravir les marches de la maison, et � frapper � la porte. Quand j'eus enfin frapp�, en attendant qu'on m'ouvr�t, j'eus un moment l'id�e de demander, si ce n'�tait pas l� que demeurait M. Blackboy (par imitation de ce pauvre Barkis), de faire mes excuses et de m'enfuir. Cependant je ne l�chai pas pied. M. Mills n'�tait pas chez lui. Je m'y attendais. Qu'est-ce qu'on avait besoin de lui? Miss Mills �tait chez elle, il ne m'en fallait pas davantage. On me fit entrer dans une pi�ce au premier, o� je trouvai miss Mills et Dora; Jip y �tait aussi. Miss Mills copiait de la musique (je me souviens que c'�tait une romance nouvelle intitul�e: _le De profundis de l'amour_), et Dora peignait des fleurs. Jugez de mes sentiments quand je reconnus mes fleurs, le bouquet du march� de Covent-Garden! Je ne puis pas dire que la ressemblance f�t frappante, ni que j'eusse jamais vu des fleurs de cette nature. Mais je reconnus l'intention de la composition, au papier qui enveloppait le bouquet et qui �tait, lui, tr�s-exactement copi�. Miss Mills fut ravie de me voir; elle regrettait infiniment que son papa fut sorti, quoiqu'il me sembl�t que nous supportions tous son absence avec magnanimit�. Miss Mills soutint la conversation pendant un moment, puis passant sa plume sur le _De profundis de l'amour_, elle se leva et quitta la chambre. Je commen�ais � croire que je remettrais la chose au lendemain. �J'esp�re que votre pauvre cheval n'�tait pas trop fatigu� quand vous �tes rentr� l'autre soir, me dit Dora en levant ses beaux yeux, c'�tait une longue course pour lui.� Je commen�ais � croire que ce serait pour le soir m�me. �C'�tait une longue course pour lui, sans doute, r�pondis-je, car le pauvre animal n'avait rien pour le soutenir pendant le voyage. -- Est-ce qu'on ne lui avait pas donn� � manger? pauvre b�te!� demanda Dora. Je commen�ais � croire que je remettrais la chose au lendemain. �Pardon, pardon, on avait pris soin de lui. Je veux dire qu'il ne jouissait pas autant que moi de l'ineffable bonheur d'�tre pr�s de vous.� Dora baissa la t�te sur son dossier, et dit au bout d'un moment (j'�tais rest� assis tout ce temps-l� dans un �tat de fi�vre br�lante, je sentais que mes jambes �taient roides comme des b�tons): �Vous n'aviez pas l'air de sentir ce bonheur bien vivement pendant une partie de la journ�e.� Je vis que le sort en �tait jet�, et qu'il fallait en finir sur l'heure m�me. �Vous n'aviez pas l'air de tenir le moins du monde � ce bonheur, dit Dora avec un petit mouvement de sourcils et en secouant la t�te, pendant que vous �tiez assis aupr�s de miss Kitt.� Je dois remarquer que miss Kitt �tait la jeune personne en rose, aux petits yeux. �Du reste, je ne sais pas pourquoi vous y auriez tenu, dit Dora, ou pourquoi vous dites que c'�tait un bonheur. Mais vous ne pensez probablement pas tout ce que vous dites. Et vous �tes certainement bien libre de faire ce qu'il vous convient. Jip, vilain gar�on, venez ici!� Je ne sais pas ce que je fis. Mais tout fut dit en un moment. Je coupai le passage � Jip; je pris Dora dans mes bras. J'�tais plein d'�loquence. Je ne cherchais pas mes mots. Je lui dis combien je l'aimais. Je lui dis que je mourrais sans elle. Je lui dis que je l'idol�trais. Jip aboyait comme un furieux tout le temps. Quand Dora baissa la t�te et se mit � pleurer en tremblant, mon �loquence ne connut plus de bornes. Je lui dis qu'elle n'avait qu'� dire un mot, et que j'�tais pr�t � mourir pour elle. Je ne voulais � aucun prix de la vie sans l'amour de Dora. Je ne pouvais ni ne voulais la supporter. Je l'aimais depuis le premier jour, et j'avais pens� � elle � chaque minute du jour et de la nuit. Dans le moment m�me o� je parlais, je l'aimais � la folie. Je l'aimerais toujours � la folie. Il y avait eu avant moi des amants, il y en aurait encore apr�s moi, mais jamais amant n'avait pu, ne pouvait, ne pourrait, ne voudrait, ne devrait aimer comme j'aimais Dora. Plus je d�raisonnais, plus Jip aboyait. Lui et moi, chacun � notre mani�re, c'�tait � qui se montrerait le plus fou des deux. Puis, petit � petit, ne voil�-t-il pas que nous �tions assis, Dora et moi, sur le canap�, tout tranquillement, et Jip �tait couch� sur les genoux de sa ma�tresse, et me regardait paisiblement. Mon esprit �tait d�livr� de son fardeau. J'�tais parfaitement heureux; Dora et moi, nous �tions engag�s l'un � l'autre. Je suppose que nous avions quelque id�e que cela devait finir par le mariage. Je le pense, parce que Dora d�clara que nous ne nous marierions pas sans le consentement de son papa. Mais dans notre joie enfantine, je crois que nous ne regardions ni en avant ni en arri�re; le pr�sent, dans son ignorance innocente, nous suffisait. Nous devions garder notre engagement secret, mais l'id�e ne me vint seulement pas alors qu'il y e�t dans ce proc�d� quelque chose qui ne f�t pas parfaitement honn�te. Miss Mills �tait plus pensive que de coutume, quand Dora, qui �tait all�e la chercher, la ramena; je suppose que c'�tait parce que ce qui venait de se passer r�veilla les �chos assoupis des cavernes de la M�moire. Toutefois elle nous donna sa b�n�diction, nous promit une amiti� �ternelle, et nous parla en g�n�ral comme il convenait � une Voix sortant du Clo�tre proph�tique. Que d'enfantillages! quel temps de folies, d'illusions et de bonheur! Quand je pris la mesure du doigt de Dora pour lui faire faire une bague compos�e de _ne m'oubliez pas_, et que le bijoutier auquel je donnai mes ordres, devinant de quoi il s'agissait, se mit � rire en inscrivant ma commande, et me demanda ce qui lui convint pour ce joli petit bijou orn� de pierres bleues qui se lie tellement encore dans mon souvenir avec la main de Dora, qu'hier encore en voyant une bague pareille au doigt de ma fille, je sentis mon coeur tressaillir un moment d'une douleur passag�re; Quand je me promenai, gonfl� de mon secret, plein de ma propre importance, et qu'il me sembla que l'honneur d'aimer Dora et d'�tre aim� d'elle m'�levait autant au-dessus de ceux qui n'�taient pas admis � cette f�licit� et qui se tra�naient sur la terre que si j'avais vol� dans les airs; Quand nous nous donn�mes des rendez-vous dans le jardin de la place, et que nous causions dans le pavillon poudreux o� nous �tions si heureux que j'aime, � l'heure qu'il est, les moineaux de Londres pour cette seule raison, et que je vois les couleurs de l'arc-en-ciel sur leur plumage enfum�; Quand nous e�mes notre premi�re grande querelle, huit jours apr�s nos fian�ailles, et que Dora me renvoya la bague renferm�e dans un petit billet pli� en triangle, en employant cette terrible expression: �Notre amour a commenc� par la folie, il finit par le d�sespoir!� et qu'� la lecture de ces cruelles paroles, je m'arrachai les cheveux en disant que tout �tait fini; Quand, � l'ombre de la nuit, je volai chez miss Mills, et que je la vis en cachette dans une arri�re-cuisine o� il y avait une machine � lessive, et que je la suppliai de s'interposer entre nous et de nous sauver de notre folie; Quand miss Mills consentit � se charger de cette commission et revint avec Dora, en nous exhortant, du haut de la chaire de sa jeunesse bris�e, � nous faire des concessions mutuelles et � �viter le d�sert du Sahara; Quand nous nous m�mes � pleurer, et que nous nous r�concili�mes pour jouir de nouveau d'un bonheur si vif dans cette arri�re- cuisine avec la machine � lessive, qui ne nous en paraissait pas moins le temple m�me de l'amour, et que nous arrange�mes un syst�me de correspondance qui devait passer par les mains de miss Mills, et qui supposait une lettre par jour pour le moins de chaque c�t�: Que d'enfantillages! quel temps de bonheur, d'illusion et de folies! De toutes les �poques de ma vie que le temps tient dans sa main, il n'y en a pas une seule dont le souvenir ram�ne sur mes l�vres autant de sourires et dans mon coeur autant de tendresse. CHAPITRE IV. Ma tante me cause un grand �tonnement. J'�crivis � Agn�s d�s que nous f�mes engag�s, Dora et moi. Je lui �crivis une longue lettre dans laquelle j'essayai de lui faire comprendre combien j'�tais heureux, et combien Dora �tait charmante. Je conjurai Agn�s de ne pas regarder ceci comme une passion frivole qui pourrait c�der la place � une autre, ou qui e�t la moindre ressemblance avec les fantaisies d'enfance sur lesquelles elle avait coutume de me plaisanter. Je l'assurai que mon attachement �tait un ab�me d'une profondeur insondable, et j'exprimai ma conviction qu'on n'en avait jamais vu de pareil. Je ne sais comment cela se fit, mais en �crivant � Agn�s par une belle soir�e, pr�s de ma fen�tre ouverte, avec le souvenir pr�sent � ma pens�e de ses yeux calmes et limpides et de sa douce figure, je sentis une influence si sereine calmer l'agitation fi�vreuse dans laquelle je vivais depuis quelque temps et qui s'�tait m�l�e � mon bonheur m�me, que je me pris � pleurer. Je me rappelle que j'appuyai ma t�te sur ma main quand la lettre fut � moiti� �crite, et que je me laissai aller � r�ver et � penser qu'Agn�s �tait naturellement l'un des �l�ments n�cessaires de mon foyer domestique. Il me semblait que, dans la retraite de cette maison que sa pr�sence me rendait presque sacr�e, nous serions, Dora et moi, plus heureux que partout ailleurs. Il me semblait que dans l'amour, dans la joie, dans le chagrin, l'esp�rance ou le d�sappointement, dans toutes ses �motions, mon coeur se tournait naturellement vers elle comme vers son refuge et sa meilleure amie. Je ne lui parlai pas de Steerforth. Je lui dis seulement qu'il y avait eu de grands chagrins � Yarmouth, par suite de la perte d'�milie, et que j'en avais doublement souffert � cause des circonstances qui l'avaient accompagn�e. Je m'en rapportais � sa p�n�tration pour deviner la v�rit�, et je savais qu'elle ne me parlerait jamais de lui la premi�re. Je re�us par le retour du courrier une r�ponse � cette lettre. En la lisant, il me semblait l'entendre parler elle-m�me, je croyais que sa douce voix retentissait � mes oreilles. Que puis-je dire de plus? Pendant mes fr�quentes absences du logis, Traddles y �tait venu deux ou trois fois. Il avait trouv� Peggotty: elle n'avait pas manqu� de lui apprendre (comme � tous ceux qui voulaient bien l'�couter) qu'elle �tait mon ancienne bonne, et il avait eu la bont� de rester un moment pour parler de moi avec elle. Du moins, c'est ce que m'avait dit Peggotty. Mais je crains bien que la conversation n'e�t �t� tout enti�re de son c�t� et d'une longueur d�mesur�e, car il �tait tr�s-difficile d'arr�ter cette brave femme, que Dieu b�nisse! quand elle �tait une fois lanc�e sur mon sujet. Ceci me rappelle non-seulement que j'�tais � attendre Traddles un certain jour fix� par lui, mais aussi que mistress Crupp avait renonc� � toutes les particularit�s d�pendantes de son office (le salaire except�), jusqu'� ce que Peggotty cess�t de se pr�senter chez moi. Mistress Crupp, apr�s s'�tre permis plusieurs conversations sur le compte de Peggotty, � haute et intelligible voix, au bas des marches de l'escalier, avec quelque esprit familier qui lui apparaissait sans doute (car � l'oeil nu, elle �tait parfaitement seule dans ces moments de monologue), prit le parti de m'adresser une lettre, dans laquelle elle me d�veloppait l�-dessus ses id�es. Elle commen�ait par une d�claration d'une application universelle, et qui se r�p�tait dans tous les �v�nements de sa vie, � savoir qu'elle aussi elle �tait m�re: puis elle en venait � me dire qu'elle avait vu de meilleurs jours, mais qu'� toutes les �poques de son existence, elle avait eu une antipathie instinctive pour les espions, les indiscrets et les rapporteurs. Elle ne citait pas de noms, disait-elle, c'�tait � moi � voir � qui s'adressaient ces titres, mais elle avait toujours con�u le plus profond m�pris pour les espions, les indiscrets et les rapporteurs, particuli�rement quand ces d�fauts se trouvaient chez une personne qui _portait le deuil de veuve_ (ceci �tait soulign�). S'il convenait � un monsieur d'�tre victime d'espions, d'indiscrets et de rapporteurs (toujours sans citer de noms), il en �tait bien le ma�tre. Il avait le droit de faire ce qui lui convenait mais elle, mistress Crupp, tout ce qu'elle demandait, c'�tait de ne pas �tre mise en contact avec de semblables personnes. C'est pourquoi elle d�sirait �tre dispens�e de tout service pour l'appartement du second, jusqu'� ce que les choses eussent repris leur ancien cours, ce qui �tait fort � souhaiter. Elle ajoutait qu'on trouverait son petit livre tous les samedis matins sur la table du d�jeuner, et qu'elle en demandait le r�glement imm�diat, dans le but charitable d'�pargner de l'embarras et des difficult�s � toutes les parties int�ress�es. Apr�s cela, mistress Crupp se borna � dresser des emb�ches sur l'escalier, particuli�rement avec des cruches, pour essayer si Peggotty ne voudrait pas bien s'y casser le cou. Je trouvais cet �tat de si�ge un peu fatigant, mais j'avais trop grand'peur de mistress Crupp pour trouver moyen de sortir de l�. �Mon cher Copperfield, s'�cria Traddles en apparaissant ponctuellement � ma porte en d�pit de tous ces obstacles, comment vous portez-vous? -- Mon cher Traddles, lui dis-je, je suis ravi de vous voir enfin, et je suis bien f�ch� de n'avoir pas �t� chez moi les autres fois; mais j'ai �t� si occup�... -- Oui; oui, je sais, dit Traddles, c'est tout naturel. La v�tre demeure � Londres, je pense? -- De qui parlez-vous? -- Elle... pardonnez-moi... miss D... vous savez bien, dit Traddles en rougissant par exc�s de d�licatesse, elle demeure � Londres, n'est-ce pas? -- Oh! oui, pr�s de Londres. -- La mienne... vous vous souvenez peut-�tre, dit Traddles d'un air grave, demeure en Devonshire... ils sont dix enfants..., aussi je ne suis pas si occup� que vous sous ce rapport. -- Je me demande, r�pondis-je, comment vous pouvez supporter de la voir si rarement. -- Ah! dit Traddles d'un air pensif, je me le demande aussi. Je suppose, Copperfield, que c'est parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement! -- Je devine bien que c'est l� la raison, r�pliquai-je en souriant et en rougissant un peu, mais cela vient aussi de ce que vous avez beaucoup de courage et de patience, Traddles. -- Croyez-vous? dit Traddles en ayant l'air de r�fl�chir. Est-ce que je vous fais cet effet-l�, Copperfield? Je ne croyais pas. Mais c'est une si excellente fille qu'il est bien possible qu'elle m'ait communiqu� quelque chose de ces vertus qu'elle poss�de. Maintenant que vous me le faites remarquer, Copperfield, cela ne m'�tonnerait pas du tout. Je vous assure qu'elle passe sa vie � s'oublier elle-m�me pour penser aux neuf autres. -- Est-elle l'a�n�e? demandai-je. -- Oh! non, certes, dit Traddles, l'a�n�e est une beaut�.� Je suppose qu'il s'aper�ut que je ne pouvais m'emp�cher de sourire de la stupidit� de sa r�ponse, et il reprit de son air na�f en souriant aussi: �Cela ne veut pas dire, bien entendu, que ma Sophie... C'est un joli nom, n'est-ce pas, Copperfield? -- Tr�s-joli, dis-je. -- Cela ne veut pas dire que ma Sophie ne soit pas charmante aussi � mes yeux, et qu'elle ne f�t pas � tout le monde l'effet d'�tre une des meilleures filles qu'on puisse voir; mais quand je dis que l'a�n�e est une beaut�, je veux dire qu'elle est vraiment... Il fit le geste d'amasser des nuages autour de lui de ses deux mains..., magnifique, je vous assure, dit Traddles avec �nergie. -- Vraiment? -- Oh! je vous assure, dit Traddles, tout � fait hors ligne. Et, voyez-vous, comme elle est faite pour briller dans le monde et pour s'y faire admirer, quoiqu'elle n'en ait gu�re l'occasion � cause de leur peu de fortune, elle est quelquefois un peu irritable, un peu exigeante. Heureusement que Sophie la met de bonne humeur! -- Sophie est-elle la plus jeune? demandai-je. -- Oh! non certes, dit Traddles en se caressant le menton. Les deux plus jeunes ont neuf et dix ans. Sophie les �l�ve. -- Est-elle la cadette, par hasard? me hasardai-je � demander. -- Non, dit Traddles, Sarah est la seconde; Sarah a quelque chose � l'�pine dorsale; pauvre fille! les m�decins disent que cela se passera, mais, en attendant, il faut qu'elle reste �tendue pendant un an sur le dos. Sophie la soigne, Sophie est la quatri�me. -- La m�re vit-elle encore? demandai-je. -- Oh! oui, dit Traddles, elle est de ce monde. C'est vraiment une femme sup�rieure, mais l'humidit� du pays ne lui convient pas, et... le fait est qu'elle a perdu l'usage de ses membres. -- Quel malheur! -- C'est bien triste, n'est-ce pas? repartit Traddles. Mais au point de vue des affaires du m�nage, c'est moins incommode qu'on ne pourrait croire, parce que Sophie prend sa place. Elle sert de m�re � sa m�re tout autant qu'aux neuf autres.� J'�prouvais la plus vive admiration pour les vertus de cette jeune personne, et, dans le but honn�te de faire de mon mieux pour emp�cher qu'on n'abus�t de la bonne volont� de Traddles au d�triment de leur avenir commun, je demandai comment se portait M. Micawber. �Il va tr�s-bien, merci, Copperfield, dit Traddles, je ne demeure pas chez lui pour le moment. -- Non? -- Non. � dire le vrai, r�pondit Traddles, en parlant tout bas, il a pris le nom de Mortimer, � cause de ses embarras temporaires; il ne sort plus que le soir avec des lunettes. Il y a une saisie chez nous pour le loyer. Mistress Micawber �tait dans un �tat si affreux que je n'ai vraiment pu m'emp�cher de donner ma signature pour le second billet dont nous avions parl� ici. Vous pouvez vous imaginer quelle joie j'ai ressentie, Copperfield, quand j'ai vu que cela terminait tout et que mistress Micawber reprenait sa gaiet�. -- Hum! fis-je. -- Du reste, son bonheur n'a pas �t� de longue dur�e, reprit Traddles, car malheureusement, au bout de huit jours, il y a eu une nouvelle saisie. L�-dessus, nous nous sommes dispers�s. Je loge depuis ce temps-l� dans un appartement meubl�, et les Mortimer se tiennent dans la retraite la plus absolue. J'esp�re que vous ne me trouverez pas �go�ste, Copperfield, si je ne puis m'emp�cher de regretter que le marchand de meubles se soit empar� de ma petite table ronde � dessus de marbre, et du pot � fleur et de l'�tag�re de Sophie! -- Quelle cruaut�! m'�criai-je avec indignation. -- Cela m'a paru... un peu dur, dit Traddles avec sa grimace ordinaire lorsqu'il employait cette expression. Du reste, je ne dis pas cela pour en faire le reproche � personne, mais voici pourquoi: le fait est, Copperfield, que je n'ai pu racheter ces objets au moment de la saisie, d'abord parce que le marchand de meubles, qui pensait que j'y tenais, en demandait un prix fabuleux, ensuite parce que... je n'avais plus d'argent. Mais depuis lors j'ai tenu l'oeil sur la boutique, dit Traddles paraissant jouir avec d�lices de ce myst�re; c'est en haut de Tottenham-Court-Road, et enfin, aujourd'hui, je les ai vus � l'�talage. J'ai seulement regard� en passant de l'autre c�t� de la rue, parce que si le marchand m'aper�oit, voyez-vous, il en demandera un prix!... Mais j'ai pens� que, puisque j'avais l'argent, vous ne verriez pas avec d�plaisir que votre brave bonne v�nt avec moi � la boutique; je lui montrerais les objets du coin de la rue, et elle pourrait me les acheter au meilleur march� possible, comme si c'�tait pour elle.� La joie avec laquelle Traddles me d�veloppa son plan et le plaisir qu'il �prouvait � se trouver si rus�, restent dans mon esprit comme l'un de mes souvenirs les plus nets. Je lui dis que ma vieille bonne serait enchant�e de lui rendre ce petit service, et que nous pourrions entrer tous les trois en campagne, mais � une seule condition. Cette condition �tait qu'il prendrait une r�solution solennelle de ne plus rien pr�ter � M. Micawber, pas plus son nom qu'autre chose. �Mon cher Copperfield, me dit Traddles, c'est chose faite; non- seulement parce que je commence � sentir que j'ai �t� un peu vite, mais aussi parce que c'est une v�ritable injustice que je me reproche envers Sophie. Je me suis donn� ma parole � cet effet, et il n'y a plus rien � craindre, mais je vous la donne aussi de tout mon coeur. J'ai pay� ce malheureux billet. Je ne doute pas que M. Micawber ne l'e�t pay� lui-m�me s'il l'avait pu, mais il ne le pouvait pas. Je dois vous dire une chose qui me pla�t beaucoup chez M. Micawber, Copperfield, c'est par rapport au second billet qui n'est pas encore �chu. Il ne me dit plus qu'il y a pourvu, mais qu'il y pourvoira. Vraiment, je trouve que le proc�d� est tr�s-honn�te et tr�s-d�licat.� J'avais quelque r�pugnance � �branler la confiance de mon brave ami, et je fis un signe d'assentiment. Apr�s un moment de conversation, nous f�mes le chemin de la boutique du marchand de chandelles pour enr�ler Peggotty dans notre conjuration, Traddles ayant refus� de passer la soir�e avec moi, d'abord parce qu'il �prouvait la plus vive inqui�tude que ses propri�t�s ne fussent achet�es par quelque autre amateur avant qu'il e�t le temps de faire des offres, et ensuite parce que c'�tait la soir�e qu'il consacrait toujours � �crire � la plus excellente fille du monde. Je n'oublierai jamais les regards qu'il jetait du coin de la rue vers Tottenham-Court-Road, pendant que Peggotty marchandait ces objets si pr�cieux, ni son agitation quand elle revint lentement vers nous, apr�s avoir inutilement offert son prix, jusqu'� ce qu'elle fut rappel�e par le marchand et qu'elle retourna sur ses pas. En fin de compte, elle racheta la propri�t� de Traddles pour un prix assez mod�r�; il �tait transport� de joie. �Je vous suis vraiment bien oblig�, dit Traddles en apprenant qu'on devait envoyer le tout chez lui le soir m�me. Si j'osais, je vous demanderais encore une faveur: j'esp�re que vous ne trouverez pas mon d�sir trop absurde, Copperfield! -- Certainement non, r�pondis-je d'avance. -- Alors, dit Traddles en s'adressant � Peggotty, si vous aviez la bont� de vous procurer le pot � fleurs tout de suite, il me semble que j'aimerais � l'emporter moi-m�me, parce qu'il est � Sophie, Copperfield.� Peggotty alla chercher le pot � fleurs de tr�s-bon coeur; il l'accabla de remerc�ments, et nous le v�mes remonter Tottenham- Court-Road avec le pot � fleurs serr� tendrement dans ses bras, d'un air de jubilation que je n'ai jamais vu � personne. Nous repr�mes ensuite le chemin de chez moi. Comme les magasins poss�daient pour Peggotty des charmes que je ne leur ai jamais vu exercer sur personne au m�me degr�, je marchais lentement, en m'amusant � la voir regarder les �talages, et en l'attendant toutes les fois qu'il lui convenait de s'y arr�ter. Nous f�mes donc assez longtemps avant d'arriver aux Adelphi. En montant l'escalier, je lui fis remarquer que les emb�ches de mistress Crupp avaient soudainement disparu, et qu'en outre on distinguait des traces r�centes de pas. Nous f�mes tous deux fort surpris, en montant toujours, de voir ouverte la premi�re porte que j'avais ferm�e en sortant, et d'entendre des voix chez moi. Nous nous regard�mes avec �tonnement sans savoir que penser, et nous entr�mes dans le salon. Quelle fut ma surprise d'y trouver les gens du monde que j'attendais le moins, ma tante et M. Dick! Ma tante �tait assise sur une quantit� de malles, la cage de ses oiseaux devant elle, et son chat sur ses genoux, comme un Robinson Cruso� f�minin, buvant une tasse de th�! M. Dick s'appuyait d'un air pensif sur un grand cerf-volant pareil � ceux que nous avions souvent enlev�s ensemble, et il �tait entour� d'une autre cargaison de caisses! �Ma ch�re tante! m'�criai-je; quel plaisir inattendu!� Nous nous embrass�mes tendrement; je donnai une cordiale poign�e de main � M. Dick, et mistress Crupp, qui �tait occup�e � faire le th� et � nous prodiguer ses attentions, dit vivement qu'elle savait bien d'avance quelle serait la joie de M. Copperfield en voyant ses chers parents. �Allons, allons! dit ma tante � Peggotty qui fr�missait en sa terrible pr�sence, comment vous portez-vous? -- Vous vous souvenez de ma tante, Peggotty? lui dis-je. -- Au nom du ciel, mon gar�on! s'�cria ma tante, ne donnez plus � cette femme ce nom sauvage! Puisqu'en se mariant elle s'en est d�barrass�e, et c'est ce qu'elle avait de mieux � faire, pourquoi ne pas lui accorder au moins les avantages de ce changement? Comment vous appelez-vous maintenant, P.? dit ma tante en usant de ce compromis abr�viatif pour �viter le nom qui lui d�plaisait tant. -- Barkis, madame, dit Peggotty en faisant la r�v�rence. -- Allons, voil� qui est plus humain, dit ma tante: ce nom-l� n'a pas comme l'autre de ces airs pa�ens qu'il faut r�parer par le bapt�me d'un missionnaire; comment vous portez-vous, Barkis? J'esp�re que vous allez bien?� Encourag�e par ces gracieuses paroles et par l'empressement de ma tante � lui tendre la main, Barkis s'avan�a pour la prendre avec une r�v�rence de remerc�ment. �Nous avons vieilli depuis ce temps-l�, voyez-vous, dit ma tante. Nous ne nous sommes jamais vues qu'une seule fois, vous savez. La belle besogne que nous avons faite ce jour-l�! Trot, mon enfant, donnez-moi une seconde tasse de th�!� Je versai � ma tante le breuvage qu'elle me demandait, toujours aussi droite et aussi roide que de coutume, et je m'aventurai � lui faire remarquer qu'on �tait mal assis sur une malle. �Laissez-moi vous approcher le canap� ou le fauteuil, ma tante, lui dis-je; vous �tes bien mal l�. -- Merci, Trot, r�pliqua-t-elle; j'aime mieux �tre assise sur ma propri�t�.� L�-dessus ma tante regarda mistress Crupp en face et lui dit: �Vous n'avez pas besoin de vous donner la peine d'attendre, madame. -- Voulez-vous que je remette un peu de th� dans la th�i�re, madame? dit mistress Crupp. -- Non, merci, madame, r�pliqua ma tante. -- Voulez-vous me permettre d'aller chercher encore un peu de beurre, madame? ou bien puis-je vous offrir un oeuf frais, ou voulez-vous que je fasse griller un morceau de lard? Ne puis-je rien faire de plus pour votre ch�re tante, monsieur Copperfield? -- Rien du tout, madame, r�pliqua ma tante; je me tirerai tr�s- bien d'affaire toute seule, je vous remercie.� Mistress Crupp, qui souriait sans cesse pour figurer une grande douceur de caract�re, et qui tenait toujours sa t�te de c�t� pour donner l'id�e d'une grande faiblesse de constitution, et qui se frottait � tout moment les mains pour manifester son d�sir d'�tre utile � tous ceux qui le m�ritaient, finit par sortir de la chambre, la t�te de c�t� en se frottant les mains et en souriant. �Dick, reprit ma tante, vous savez ce que je vous ai dit des courtisans et des adorateurs de la fortune?� M. Dick r�pondit affirmativement, mais d'un air un peu effar�, et comme s'il avait oubli� ce qu'il devait se rappeler si bien. �Eh bien! mistress Crupp est du nombre, dit ma tante. Barkis, voulez-vous me faire le plaisir de vous occuper du th�, et de m'en donner une autre tasse; je ne me souciais pas de l'avoir de la main de cette intrigante.� Je connaissais assez ma tante pour savoir qu'elle avait quelque chose d'important � m'apprendre, et que son arriv�e en disait plus long qu'un �tranger n'e�t pu le supposer. Je remarquai que ses regards �taient constamment attach�s sur moi, lorsqu'elle me croyait occup� d'autre chose, et qu'elle �tait dans un �tat d'ind�cision et d'agitation int�rieures mal dissimul�es par le calme et la raideur qu'elle conservait ext�rieurement. Je commen�ai � me demander si j'avais fait quelque chose qui p�t l'offenser, et ma conscience me dit tout bas que je ne lui avais pas encore parl� de Dora. Ne serait-ce pas cela, par hasard? Comme je savais bien qu'elle ne parlerait que lorsque cela lui conviendrait, je m'assis � c�t� d'elle, et je me mis � parler avec les oiseaux et � jouer avec le chat, comme si j'�tais bien � mon aise; mais je n'�tais pas � mon aise du tout, et mon inqui�tude augmenta en voyant que M. Dick, appuy� sur le grand cerf-volant, derri�re ma tante, saisissait toutes les occasions o� l'on ne faisait pas attention � nous, pour me faire des signes de t�te myst�rieux, en me montrant ma tante. �Trot, me dit-elle enfin, quand elle eut fini son th�, et qu'apr�s s'�tre essuy� les l�vres, elle eut soigneusement arrang� les plis de sa robe; ... vous n'avez pas besoin de vous en aller, Barkis!... Trot, avez-vous acquis plus de confiance en vous-m�me? -- Je l'esp�re, ma tante. -- Mais en �tes-vous bien s�r? -- Je le crois, ma tante. -- Alors, mon cher enfant, me dit-elle en me regardant fixement, savez-vous pourquoi je tiens tant � rester assise ce soir sur mes bagages?� Je secouai la t�te comme un homme qui jette sa langue aux chiens. �Parce que c'est tout ce qui me reste, dit ma tante; parce que je suis ruin�e, mon enfant!� Si la maison �tait tomb�e dans la rivi�re avec nous dedans, je crois que le coup n'e�t pas �t�, pour moi, plus violent. �Dick le sait, dit ma tante en me posant tranquillement la main sur l'�paule; je suis ruin�e, mon cher Trot. Tout ce qui me reste dans le monde est ici, except� ma petite maison, que j'ai laiss� � Jeannette le soin de louer. Barkis, il faudrait un lit � ce monsieur, pour la nuit. Afin d'�viter la d�pense, peut-�tre pourriez-vous arranger ici quelque chose pour moi, n'importe quoi. C'est pour cette nuit seulement; nous parlerons de ceci plus au long.� Je fus tir� de mon �tonnement et du chagrin que j'�prouvais pour elle... pour elle, j'en suis certain, en la voyant tomber dans mes bras, s'�criant qu'elle n'en �tait f�ch�e qu'� cause de moi; mais une minute lui suffit pour dompter son �motion, et elle me dit d'un air plut�t triomphant qu'abattu: �Il faut supporter bravement les revers, sans nous laisser effrayer, mon enfant; il faut soutenir son r�le jusqu'au bout, il faut braver le malheur jusqu'� la fin, Trot.� CHAPITRE V. Abattement. D�s que j'eus retrouv� ma pr�sence d'esprit, qui m'avait compl�tement abandonn� au premier moment, sous le coup accablant que m'avaient port� les nouvelles de ma tante, je proposai � M. Dick de venir chez le marchand de chandelles, et de prendre possession du lit que M. Peggotty avait r�cemment laiss� vacant. Le magasin de chandelles se trouvait dans le march� d'Hungerford, qui ne ressemblait gu�re alors � ce qu'il est maintenant, et il y avait devant la porte un portique bas, compos� de colonnes de bois, qui ne ressemblait pas mal � celui qu'on voyait jadis sur le devant de la maison du petit bonhomme avec sa petite bonne femme, dans les anciens barom�tres. Ce chef-d'oeuvre d'architecture plut infiniment � M. Dick, et l'honneur d'habiter au-dessus de la colonnade l'e�t consol�, je crois, de beaucoup de d�sagr�ments; mais comme il n'y avait r�ellement d'autre objection au logement que je lui proposais, que la vari�t� des parfums dont j'ai d�j� parl�, et peut-�tre aussi le d�faut d'espace dans la chambre, il fut charm� de son �tablissement. Mistress Crupp lui avait d�clar�, d'un air indign�, qu'il n'y avait pas seulement la place de faire danser un chat, mais comme me disait tr�s-justement M. Dick, en s'asseyant sur le pied du lit et en caressant une de ses jambes: �Vous savez bien, Trotwood, que je n'ai aucun besoin de faire danser un chat; je ne fais jamais danser de chat; par cons�quent, qu'est-ce que cela me fait, � moi?� J'essayai de d�couvrir si M. Dick avait quelque connaissance des causes de ce grand et soudain changement dans l'�tat des affaires de ma tante; comme j'aurais pu m'y attendre, il n'en savait rien du tout. Tout ce qu'il pouvait dire, c'est que ma tante l'avait ainsi apostroph� l'avant-veille: �Voyons, Dick, �tes-vous vraiment aussi philosophe que je le crois?� Oui, avait-il r�pondu, je m'en flatte. L�-dessus, ma tante lui avait dit: �Dick, je suis ruin�e.� Alors, il s'�tait �cri�: �Oh! vraiment!� Puis ma tante lui avait donn� de grands �loges, ce qui lui avait fait beaucoup de plaisir. Et ils �taient venus me retrouver, en mangeant des sandwiches et en buvant du porter en route. M. Dick avait l'air tellement radieux sur le pied de son lit, en caressant sa jambe, et en me disant tout cela, les yeux grands ouverts et avec un sourire de surprise, que je regrette de dire que je m'impatientai, et que je me laissai aller � lui expliquer qu'il ne savait peut-�tre pas que le mot de ruine entra�nait � sa suite la d�tresse, le besoin, la faim; mais je fus bient�t cruellement puni de ma duret�, en voyant son teint devenir p�le, son visage s'allonger tout � coup, et des larmes couler sur ses joues, pendant qu'il jetait sur moi un regard empreint d'un tel d�sespoir, qu'il e�t adouci un coeur infiniment plus dur que le mien. J'eus beaucoup plus de peine � le remonter que je n'en avais eu � l'abattre, et je compris bient�t ce que j'aurais d� deviner d�s le premier moment, � savoir que, s'il avait montr� d'abord tant de confiance, c'est qu'il avait une foi in�branlable dans la sagesse merveilleuse de ma tante, et dans les ressources infinies de mes facult�s intellectuelles; car je crois qu'il me regardait comme capable de lutter victorieusement contre toutes les infortunes qui n'entra�naient pas la mort. �Que pouvons-nous faire, Trotwood? dit M. Dick. Il y a le m�moire... -- Certainement, il y a le m�moire, dis-je; mais pour le moment, la seule chose que nous ayons � faire, M. Dick, est d'avoir l'air serein, et de ne pas laisser voir � ma tante combien nous sommes pr�occup�s de ses affaires.� Il convint de cette v�rit�, de l'air le plus convaincu, et me supplia, dans le cas o� je le verrais s'�carter d'un pas de la bonne voie, de l'y ramener par un de ces moyens ing�nieux que j'avais toujours sous la main. Mais je regrette de dire que la peur que je lui avais faite �tait apparemment trop forte pour qu'il p�t la cacher. Pendant toute la soir�e, il regardait sans cesse ma tante avec une expression de la plus p�nible inqui�tude, comme s'il s'attendait � la voir maigrir du coup sur place. Quand il s'en apercevait, il faisait tous ses efforts pour ne pas bouger la t�te, mais il avait beau la tenir immobile et rouler les yeux comme une pagode en pl�tre, cela n'arrangeait pas du tout les choses. Je le vis regarder, pendant le souper, le petit pain qui �tait sur la table, comme s'il ne restait plus que cela, entre nous et la famine. Lorsque ma tante insista pour qu'il mange�t comme � l'ordinaire, je m'aper�us qu'il mettait dans sa poche des morceaux de pain et de fromage, sans doute pour se m�nager, dans ces �pargnes, le moyen de nous rendre � l'existence quand nous serions ext�nu�s par la faim. Ma tante, au contraire, �tait d'un calme qui pouvait nous servir de le�on � tous, � moi tout le premier. Elle �tait tr�s-aimable pour Peggotty, except� quand je lui donnais ce nom par m�garde, et elle avait l'air de se trouver parfaitement � son aise, malgr� sa r�pugnance bien connue pour Londres. Elle devait prendre ma chambre, et moi coucher dans le salon pour lui servir de garde du corps. Elle insistait beaucoup sur l'avantage d'�tre si pr�s de la rivi�re, en cas d'incendie, et je crois qu'elle trouvait v�ritablement quelque satisfaction dans cette circonstance rassurante. �Non, Trot, non, mon enfant, dit ma tante quand elle me vit faire quelques pr�paratifs pour composer son breuvage du soir. -- Vous ne voulez rien, ma tante? -- Pas de vin, mon enfant, de l'ale. -- Mais j'ai du vin, ma tante, et c'est toujours du vin que vous employez. -- Gardez votre vin pour le cas o� il y aurait quelqu'un de malade, me dit-elle; il ne faut pas le gaspiller, Trot. Donnez-moi de l'ale, une demi-bouteille.� Je crus que M. Dick allait s'�vanouir. Ma tante �tant tr�s-d�cid�e dans son refus, je sortis pour aller chercher l'ale moi-m�me; comme il se faisait tard, Peggotty et M. Dick saisirent cette occasion pour prendre ensemble le chemin du magasin de chandelles. Je quittai le pauvre homme au coin de la rue, et il s'�loigna, son grand cerf-volant sur le dos, portant dans ses traits la v�ritable image de la mis�re humaine. � mon retour, je trouvai ma tante occup�e � se promener de long en large dans la chambre, ou plissant avec ses doigts les garnitures de son bonnet de nuit. Je fis chauffer l'ale, et griller le pain d'apr�s les principes adopt�s. Quand le breuvage fut pr�t, ma tante se trouva pr�te aussi, son bonnet de nuit sur la t�te, et la jupe de sa robe relev�e sur ses genoux. �Mon cher, me dit-elle, apr�s avoir aval� une cuiller�e de liquide; c'est infiniment meilleur que le vin, et beaucoup moins bilieux.� Je suppose que je n'avais pas l'air bien convaincu, car elle ajouta: �Ta... ta... ta... mon gar�on, s'il ne nous arrive rien de pis que de boire de l'ale, nous n'aurons pas � nous plaindre. -- Je vous assure, ma tante, lui dis-je, que s'il ne s'agissait que de moi, je serais loin de dire le contraire. -- Eh bien! alors, pourquoi n'est-ce pas votre avis? -- Parce que vous et moi, ce n'est pas la m�me chose, repartis-je. -- Allons donc, Trot, quelle folie!� r�pliqua-t-elle. Ma tante continua avec une satisfaction tranquille, qui ne laissait percer aucune affectation, je vous assure, � boire son ale chaude, par petites cuiller�es, en y trempant ses r�ties. �Trot, dit-elle, je n'aime pas beaucoup les nouveaux visages, en g�n�ral; mais votre Barkis ne me d�pla�t pas, savez-vous? -- On m'aurait donn� deux mille francs, ma tante, qu'on ne m'aurait pas fait tant de plaisir; je suis heureux de vous voir l'appr�cier. -- C'est un monde bien extraordinaire que celui o� nous vivons, reprit ma tante en se frottant le nez; je ne puis m'expliquer o� cette femme est all�e chercher un nom pareil. Je vous demande un peu, s'il n'�tait pas cent fois plus facile de na�tre une Jakson, ou une Robertson, ou n'importe quoi du m�me genre. -- Peut-�tre est-elle de votre avis, ma tante; mais enfin ce n'est pas sa faute. -- Je pense que non, repartit ma tante, un peu contrari�e d'�tre oblig�e d'en convenir; mais ce n'en est pas moins d�sesp�rant. Enfin, � pr�sent elle s'appelle Barkis, c'est une consolation. Barkis vous aime de tout son coeur, Trot. -- Il n'y a rien au monde qu'elle ne f�t pr�te � faire pour m'en donner la preuve. -- Rien, c'est vrai, je le crois, dit ma tante; croiriez-vous que la pauvre folle �tait l�, tout � l'heure, � me demander, � mains jointes, d'accepter une partie de son argent, parce qu'elle en a trop? Voyez un peu l'idiote!� Des larmes de plaisir coulaient des yeux de ma tante presque dans son ale. -- Je n'ai jamais vu personne de si ridicule, ajouta-t-elle. J'ai devin� d�s le premier moment, quand elle �tait aupr�s de votre pauvre petite m�re, ch�re enfant! que ce devait �tre la plus ridicule cr�ature qu'on puisse voir; mais il y a du bon chez elle.� Ma tante fit semblant de rire, et profita de cette occasion pour porter la main � ses yeux; puis elle reprit sa r�tie et son discours tout ensemble: �Ah! mis�ricorde! dit ma tante en soupirant; je sais tout ce qui s'est pass�, Trot. J'ai eu une grande conversation avec Barkis pendant que vous �tiez sorti avec Dick. Je sais tout ce qui s'est pass�. Pour mon compte, je ne comprends pas ce que ces mis�rables filles ont dans la t�te; je me demande comment elles ne vont pas plut�t se la casser contre... contre une chemin�e! dit ma tante, en regardant la mienne, qui lui sugg�ra probablement cette id�e. -- Pauvre �milie! dis-je. -- Oh! ne l'appelez pas pauvre �milie, dit ma tante; elle aurait d� penser � cela avant de causer tant de chagrins. Embrassez-moi, Trot; je suis f�ch�e de ce que vous faites, si jeune, la triste exp�rience de la vie.� Au moment o� je me penchais vers elle, elle posa son verre sur mes genoux, pour me retenir, et me dit: �Oh! Trot! Trot! vous vous figurez donc que vous �tes amoureux, n'est-ce pas? -- Comment! je me figure, ma tante! m'�criai-je en rougissant. Je l'adore de toute mon �me. -- Dora? vraiment! r�pliqua ma tante. Et je suis s�re que vous trouvez cette petite cr�ature tr�s-s�duisante? -- Ma ch�re tante, r�pliquai-je, personne ne peut se faire une id�e de ce qu'elle est. -- Ah! et elle n'est pas trop niaise? dit ma tante. -- Niaise, ma tante!� Je crois s�rieusement qu'il ne m'�tait jamais entr� dans la t�te de demander si elle l'�tait, ou non. Cette supposition m'offensa naturellement, mais j'en fus pourtant frapp� comme d'une id�e toute nouvelle. �Comme cela, ce n'est pas une petite �tourdie, dit ma tante. -- Une petite �tourdie, ma tante! Je me bornai � r�p�ter cette question hardie avec le m�me sentiment que j'avais r�p�t� la pr�c�dente. -- C'est bien! c'est bien! dit ma tante. Je voulais seulement le savoir; je ne dis pas de mal d'elle. Pauvres enfants! ainsi vous vous croyez faits l'un pour l'autre, et vous vous voyez d�j� traversant une vie pleine de douceurs et de confitures, comme les deux petites figures de sucre qui d�corent le g�teau de la mari�e, � un d�ner de noces, n'est-ce pas, Trot.� Elle parlait avec tant de bont�, d'un air si doux, presque plaisant, que j'en fus tout � fait touch�. �Je sais bien que nous sommes jeunes et sans exp�rience, ma tante, r�pondis-je; et je ne doute pas qu'il nous arrive de dire et de penser des choses qui ne sont peut-�tre pas tr�s-raisonnables; mais je suis certain que nous nous aimons v�ritablement. Si je croyais que Dora p�t en aimer un autre, ou cesser de m'aimer, ou que je pusse jamais aimer une autre femme, ou cesser de l'aimer moi-m�me, je ne sais ce que je deviendrais... je deviendrais fou, je crois. -- Ah! Trot! dit ma tante en secouant la t�te, et en souriant tristement, aveugle, aveugle, aveugle! -- Il y a quelqu'un que je connais, Trot, reprit ma tante apr�s un moment de silence, qui, malgr� la douceur de son caract�re, poss�de une vivacit� d'affection qui me rappelle sa pauvre m�re. Ce quelqu'un-l� doit rechercher un appui fid�le et s�r qui puisse le soutenir et l'aider: un caract�re s�rieux, sinc�re, constant. -- Si vous connaissiez la constance et la sinc�rit� de Dora, ma tante! m'�criai-je. -- Oh! Trot, dit-elle encore, aveugle, aveugle! et sans savoir pourquoi, il me sembla vaguement que je perdais � l'instant quelque chose, quelque promesse de bonheur qui se d�robait � mes yeux derri�re un nuage. -- Pourtant, dit ma tante, je n'ai pas envie de d�sesp�rer ni de rendre malheureux ces deux enfants: ainsi, quoique ce soit une passion de petit gar�on et de petite fille, et que ces passions-l� tr�s-souvent... faites-bien attention, je ne dis pas toujours, mais tr�s-souvent n'aboutissent � rien, cependant nous n'en plaisanterons pas: nous en parlerons s�rieusement, et nous esp�rons que cela finira bien, un de ces jours. Nous avons tout le temps devant nous.� Ce n'�tait pas l� une perspective tr�s-consolante pour un amant passionn�, mais j'�tais enchant� pourtant d'avoir ma tante dans ma confidence. Me rappelant en m�me temps qu'elle devait �tre fatigu�e, je la remerciai tendrement de cette preuve de son affection et de toutes ses bont�s pour moi, puis apr�s un tendre bonsoir, ma tante et son bonnet de nuit all�rent prendre possession de ma chambre � coucher. Comme j'�tais malheureux ce soir-l� dans mon lit! Comme mes pens�es en revenaient toujours � l'effet que produirait ma pauvret� sur M. Spenlow, car je n'�tais plus ce que je croyais �tre quand j'avais demand� la main de Dora, et puis je me disais qu'en honneur je devais apprendre � Dora ma situation dans le monde, et lui rendre sa parole si elle voulait la reprendre; je me demandais comment j'allais faire pour vivre pendant tout le temps que je devais passer chez M. Spenlow, sans rien gagner; je me demandais comment je pourrais soutenir ma tante, et je me creusais la t�te sans rien trouver de satisfaisant; puis je me disais que j'allais bient�t ne plus avoir d'argent dans ma poche, qu'il faudrait porter des habite r�p�s, renoncer aux jolis coursiers gris, aux petits pr�sents que j'avais tant de plaisir � offrir � Dora, enfin � me montrer sous un jour agr�able! Je savais que c'�tait de l'�go�sme, que c'�tait une chose indigne, de penser toujours � mes propres malheurs, et je me le reprochais am�rement; mais j'aimais trop Dora pour pouvoir faire autrement. Je savais bien que j'�tais un mis�rable de ne pas penser infiniment plus � ma tante qu'� moi-m�me; mais pour le moment mon �go�sme et Dora �taient ins�parables, et je ne pouvais mettre Dora de c�t� pour l'amour d'aucune autre cr�ature humaine. Ah! que je fus malheureux, cette nuit-l�! Quant � mon sommeil, il fut agit� par mille r�ves p�nibles sur ma pauvret�, mais il me semblait que je r�vais sans avoir accompli la c�r�monie pr�alable de m'endormir. Tant�t je me voyais en haillons voulant obliger Dora � aller vendre des allumettes chimiques, � un sou le paquet; tant�t je me trouvais dans l'�tude, rev�tu de ma chemise de nuit et d'une paire de bottes, et M. Spenlow me faisait des reproches sur la l�g�ret� de costume dans lequel je me pr�sentais � ses clients; puis je mangeais avidement les miettes qui tombaient du biscuit que le vieux Tiffey mangeait r�guli�rement tous les jours au moment o� l'horloge de Saint-Paul sonnait une heure; ensuite je faisais une foule d'efforts inutiles pour l'autorisation officielle n�cessaire � mon mariage avec Dora, sans avoir, pour la payer, autre chose � offrir en �change qu'un des gants d'Uriah Heep que la Cour tout enti�re refusait, d'un accord unanime; enfin, ne sachant trop o� j'en �tais, je me retournais sans cesse ballott� comme un vaisseau en d�tresse, dans un oc�an de draps et de couvertures. Ma tante ne dormait pas non plus: je l'entendais qui se promenait en long et en large. Deux ou trois fois pendant la nuit, elle apparut dans ma chambre comme une �me en peine, rev�tue d'un long peignoir de flanelle qui lui donnait l'air d'avoir six pieds, et elle s'approcha du canap� sur lequel j'�tais couch�. La premi�re fois, je bondis avec effroi, � la nouvelle qu'elle avait tout lieu de croire, d'apr�s la lueur qui apparaissait dans le ciel, que l'abbaye de Westminster �tait en feu. Elle voulait savoir si les flammes ne pouvaient pas arriver jusqu'� Buckingham-Street dans le cas o� le vent changerait. Lorsqu'elle reparut plus tard, je ne bougeai pas, mais elle s'assit pr�s de moi en disant tout bas: �Pauvre gar�on!� et je me sentis plus malheureux encore en voyant combien elle pensait peu � elle-m�me pour s'occuper de moi, tandis que moi, j'�tais absorb� comme un �go�ste, dans mes propres soucis. J'avais quelque peine � croire qu'une nuit qui me semblait si longue p�t �tre courte pour personne. Aussi je me mis � penser � un bal imaginaire o� les invit�s passaient la nuit � danser: puis tout cela devint un r�ve, et j'entendais les musiciens qui jouaient toujours le m�me air, pendant que je voyais Dora danser toujours le m�me pas sans faire la moindre attention � moi. L'homme qui avait jou� de la harpe toute la nuit essayait en vain de recouvrir son instrument avec un bonnet de coton d'une taille ordinaire, au moment o� je me r�veillai, ou plut�t au moment o� je renon�ai � essayer de m'endormir, en voyant le soleil briller enfin � ma fen�tre. Il y avait alors au bas d'une des rues attenant au Strand d'anciens bains romains (ils y sont peut-�tre encore) o� j'avais l'habitude d'aller me plonger dans l'eau froide. Je m'habillai le plus doucement qu'il me fut possible, et, laissant � Peggotty le soin de s'occuper de ma tante, j'allai me pr�cipiter dans l'eau la t�te la premi�re, puis je pris le chemin de Hampstead. J'esp�rais que ce traitement �nergique me rafra�chirait un peu l'esprit, et je crois r�ellement que j'en �prouvai quelque bien, car je ne tardai pas � d�cider que la premi�re chose � faire �tait de voir si je ne pouvais pu faire r�silier mon trait� avec M. Spenlow et recouvrer la somme convenue. Je d�jeunai � Hampstead, puis je repris le chemin de la Cour, � travers les routes encore humides de ros�e, au milieu du doux parfum des fleurs qui croissaient dans les jardins environnants ou qui passaient dans des paniers sur la t�te des jardiniers, ne songeant � rien autre chose qu'� tenter ce premier effort, pour faire face au changement survenu dans notre position. J'arrivai pourtant de si bonne heure � l'�tude que j'eus le temps de me promener une heure dans les cours, avant que le vieux Tiffey, qui �tait toujours le premier � son poste, appar�t enfin avec sa clef. Alors je m'assis dans mon coin, � l'ombre, � regarder le reflet du soleil sur les tuyaux de chemin�e d'en face, et � penser � Dora, quand M. Spenlow entra frais et dispos. �Comment allez-vous, Copperfield! me dit-il. Quelle belle matin�e! -- Charmante matin�e, monsieur! repartis-je. Pourrais-je vous dire un mot avant que vous vous rendiez � la Cour? -- Certainement, dit-il, venez dans mon cabinet.� Je le suivis dans son cabinet, o� il commen�a par mettre sa robe, et se regarder dans un petit miroir accroch� derri�re la porte d'une armoire. �Je suis f�ch� d'avoir � vous apprendre, lui dis-je, que j'ai re�u de mauvaises nouvelles de ma tante! -- Vraiment! dit-il, j'en suis bien f�ch�; ce n'est pas une attaque de paralysie, j'esp�re? -- Il ne s'agit pas de sa sant�, monsieur, r�pliquai-je. Elle a fait de grandes pertes, ou plut�t il ne lui reste presque plus rien. -- Vous m'�... ton... nez, Copperfield!� s'�cria M. Spenlow. Je secouai la t�te. �Sa situation est tellement chang�e, monsieur, que je voulais vous demander s'il ne serait pas possible... en sacrifiant une partie de la somme pay�e pour mon admission ici, bien entendu (je n'avais point m�dit� cette offre g�n�reuse, mais je l'improvisai en voyant l'expression d'effroi qui se peignait sur sa physionomie)... s'il ne serait pas possible d'annuler les arrangements que nous avions pris ensemble.� Personne ne peut s'imaginer tout ce qu'il m'en co�tait de faire cette proposition. C'�tait demander comme une gr�ce qu'on me d�port�t loin de Dora. �Annuler nos arrangements, Copperfield! annuler!� J'expliquai avec une certaine fermet� que j'�tais aux exp�dients, que je ne savais comment subsister, si je n'y pourvoyais pas moi- m�me, que je ne craignais rien pour l'avenir, et j'appuyai l�- dessus pour prouver que je serais un jour un gendre fort � rechercher, mais que, pour le moment, j'en �tais r�duit � me tirer d'affaire tout seul. �Je suis bien f�ch� de ce que vous me dites l�, Copperfield, r�pondit M. Spenlow; extr�mement f�ch�. Ce n'est pas l'habitude d'annuler une convention pour des raisons semblables. Ce n'est pas ainsi qu'on proc�de en affaires. Ce serait un tr�s-mauvais pr�c�dent... Pourtant. -- Vous �tes bien bon, monsieur, murmurai-je, dans l'attente d'une concession. -- Pas du tout, ne vous y trompez pas, continua M. Spenlow; j'allais vous dire que, si j'avais les mains libres, si je n'avais pas un associ�, M. Jorkins!...� Mes esp�rances s'�croul�rent � l'instant: je fis pourtant encore un effort. �Croyez-vous, monsieur que si je m'adressais � M. Jorkins...?� M. Spenlow secoua la t�te d'un air d�courag�, �Le ciel me pr�serve, Copperfield, dit-il, d'�tre injuste envers personne, surtout envers M. Jorkins. Mais je connais mon associ�, Copperfield. M. Jorkins n'est pas homme � accueillir une proposition si insolite. M. Jorkins ne conna�t que les traditions re�ues: il ne d�roge point aux usages. Vous le connaissez!� Je ne le connaissais pas du tout. Je savais seulement que M. Jorkins avait �t� autrefois l'unique patron de c�ans, et qu'� pr�sent il vivait seul dans une maison tout pr�s de Montagu- Square, qui avait terriblement besoin d'un coup de badigeon; qu'il arrivait au bureau tr�s-tard, et partait de tr�s-bonne heure; qu'on n'avait jamais l'air de le consulter sur quoi que ce f�t; qu'il avait un petit cabinet sombre pour lui tout seul au premier; qu'on n'y faisait jamais d'affaires, et qu'il y avait sur son bureau un vieux cahier de papier buvard, jauni par l'�ge, mais sans une t�che d'encre, et qui avait la r�putation d'�tre l� depuis vingt ans. �Auriez-vous quelque objection � ce que je parlasse de mon affaire � M. Jorkins? demandai-je. -- Pas le moins du monde, dit M. Spenlow. Mais j'ai quelque exp�rience de Jorkins, Copperfield. Je voudrais qu'il en f�t autrement, car je serais heureux de faire ce que vous d�sirez. Je n'ai pas la moindre objection � ce que vous en parliez � M. Jorkins, Copperfield, si vous croyez que ce soit la peine.� Profitant de sa permission qu'il accompagna d'une bonne poign�e de main, je restai dans mon coin, � penser � Dora, et � regarder le soleil qui quittait les tuyaux des chemin�es pour �clairer le mur de la maison en face, jusqu'� l'arriv�e de M. Jorkins. Je montai alors chez lui: et vous n'avez jamais vu un homme plus �tonn� de recevoir une visite. �Entrez, monsieur Copperfield, dit M. Jorkins, entrez donc.� J'entrai, je m'assis, et je lui exposai ma situation, � peu pr�s comme je l'avais fait � M. Spenlow. M. Jorkins n'�tait pas, � beaucoup pr�s, aussi terrible qu'on e�t pu s'y attendre. C'�tait un gros homme de soixante ans, � l'air doux et b�nin, qui prenait une telle quantit� de tabac qu'on disait parmi nous que ce stimulant �tait sa principale nourriture, vu qu'il ne lui restait plus gu�re de place apr�s, dans tout son corps, pour absorber d'autres articles de subsistance. �Vous en avez parl� � M. Spenlow, je suppose? dit M. Jorkins, apr�s m'avoir �cout� jusqu'au bout avec quelque impatience. -- Oui, monsieur, c'est lui qui m'a object� votre nom. -- Il vous a dit que je ferais des objections?� demanda M. Jorkins. Je fus oblig� d'admettre que M. Spenlow avait regard� la chose comme tr�s-vraisemblable. �Je suis bien f�ch�, monsieur Copperfield, dit M. Jorkins, tr�s- embarrass�, mais je ne puis rien faire pour vous. Le fait est... Mais j'ai un rendez-vous � la Banque, si vous voulez bien m'excuser.� L�-dessus il se leva pr�cipitamment et allait quitter la chambre quand je m'enhardis jusqu'� lui dire que je craignais bien alors qu'il n'y e�t pas moyen d'arranger l'affaire. �Non, dit Jorkins en s'arr�tant � la porte pour hocher la t�te, non, non, j'ai des objections, vous savez bien, continua-t-il en parlant tr�s-vite, puis il sortit, vous comprenez, monsieur Copperfield, dit-il, en rentrant d'un air agit�, que si M. Spenlow a des objections... -- Personnellement, il n'en a pas, monsieur. -- Oh! personnellement, r�p�te M. Jorkins d'un air d'impatience; je vous assure qu'il y a des objections, monsieur Copperfield, insurmontables: ce que vous d�sirez est impossible... j'ai vraiment un rendez-vous � la Banque.� L�-dessus il se sauva en courant, et, d'apr�s ce que j'ai su, il se passa trois jours avant qu'il repar�t � l'�tude. J'�tais d�cid� � remuer ciel et terre, s'il le fallait. J'attendis donc le retour de M. Spenlow, pour lui raconter mon entrevue avec son associ�, en lui laissant entendre que je n'�tais pas sans esp�rances qu'il f�t possible d'adoucir l'inflexible Jorkins, s'il voulait bien entreprendre cette t�che. �Copperfield, repartit M. Spenlow avec un sourire fin, vous ne connaissez pas mon associ� M. Jorkins depuis aussi longtemps que moi. Rien n'est plus loin de mon esprit que la pens�e de supposer M. Jorkins capable d'aucun artifice, mais M. Jorkins a une mani�re de poser ses objections qui trompe souvent les gens. Non, Copperfield! ajouta-t-il en secouant la t�te, il n'y a, croyez- moi, aucun moyen d'�branler M. Jorkins.� Je commen�ai � ne pas trop savoir lequel des deux, de M. Spenlow ou de M. Jorkins, �tait r�ellement l'associ� d'o� venaient les difficult�s, mais je voyais tr�s-clairement qu'il y avait quelque part chez l'un ou l'autre un endurcissement invincible et qu'il ne fallait plus compter le moins du monde sur le remboursement des mille livres sterling de ma tante. Je quittai donc l'�tude dans un �tat de d�couragement que je ne me rappelle pas sans remords, car je sais que c'�tait l'�go�sme (l'�go�sme � nous deux Dora) qui en faisait le fond, et je m'en retournai chez nous! Je travaillais � familiariser mon esprit avec ce qui pourrait arriver de pis, et je t�chais de me repr�senter les arrangements qu'il faudrait prendre, si l'avenir se pr�sentait � nous sous les couleurs les plus sombres, quand un fiacre qui me suivait s'arr�ta juste � c�t� de moi et me fit lever les yeux. On me tendait une main blanche par la porti�re, et j'aper�us le sourire de ce visage que je n'avais jamais vu sans �prouver un sentiment de repos et de bonheur, depuis le jour o� je l'avais contempl� sur le vieil escalier de ch�ne � large rampe, et que j'avais associ� dans mon esprit sa beaut� sereine avec le doux coloris des vitraux d'�glise. �Agn�s! m'�criai-je avec joie. Oh! ma ch�re Agn�s, quel plaisir de vous voir; vous plut�t que toute autre cr�ature humaine! -- Vraiment? dit-elle du ton le plus cordial. -- J'ai si grand besoin de causer avec vous! lui dis-je. J'ai le coeur soulag�, rien qu'en vous regardant! Si j'avais eu la baguette d'un magicien, vous �tes la premi�re personne que j'aurais souhait� de voir! -- Allons donc! repartit Agn�s. -- Ah! Dora d'abord, peut-�tre, avouai-je en rougissant. -- Dora d'abord, bien certainement, j'esp�re, dit Agn�s en riant. -- Mais vous, la seconde, lui dis-je; o� donc allez-vous?� Elle allait chez moi pour voir ma tante. Il faisait tr�s-beau, et elle fut bien aise de sortir du fiacre, qui avait l'odeur d'une �curie conserv�e sous cloche; je ne le sentais que trop, ayant pass� la t�te par la porti�re pour causer tout ce temps-l� avec Agn�s. Je renvoyai le cocher, elle prit mon bras et nous part�mes ensemble. Elle me faisait l'effet de l'esp�rance en personne; en un moment je ne me sentis plus le m�me, ayant Agn�s � mes c�t�s. Ma tante lui avait �crit un de ces �tranges et comiques petits billets qui n'�taient pas beaucoup plus longs qu'un billet de banque: elle poussait rarement plus loin sa verve �pistolaire. C'�tait pour lui annoncer qu'elle avait eu des malheurs, � la suite desquels elle quittait d�finitivement Douvres, mais qu'elle en avait tr�s-bien pris son parti et qu'elle se portait trop bien pour que personne s'inqui�t�t d'elle. L�-dessus Agn�s �tait venue � Londres pour voir ma tante, qu'elle aimait et qui l'aimait beaucoup depuis de longues ann�es, c'est-�-dire depuis le moment o� je m'�tais �tabli chez M. Wickfield. Elle n'�tait pas seule, me dit-elle. Son papa �tait avec elle et... Uriah Heep. �Ils sont associ�s maintenant? lui dis-je: que le ciel le confonde! -- Oui, dit Agn�s. Ils avaient quelques affaires ici, et j'ai saisi cette occasion pour venir aussi � Londres. Il ne faut pas que vous croyiez que c'est de ma part une visite tout � fait amicale et d�sint�ress�e, Trotwood, car... j'ai peur d'avoir des pr�jug�s bien injustes..., mais je n'aime pas � laisser papa aller seul avec lui. -- Exerce-t-il toujours la m�me influence sur M. Wickfield, Agn�s?� Agn�s secoua tristement la t�te. �Tout est tellement chang� chez nous, dit-elle, que vous ne reconna�triez plus notre ch�re vieille maison. Ils demeurent avec nous, maintenant. -- Qui donc? demandai-je. -- M. Heep et sa m�re. Il occupe votre ancienne chambre, dit Agn�s en me regardant. -- Je voudrais �tre charg� de lui fournir ses r�ves, r�pliquai-je, il n'y coucherait pas longtemps. -- J'ai gard� mon ancienne petite chambre, dit Agn�s, celle o� j'apprenais mes le�ons. Comme le temps passe! vous souvenez-vous? La petite pi�ce lambriss�e qui donne dans le salon. -- Si je me souviens, Agn�s? C'est l� que je vous ai vue pour la premi�re fois; vous �tiez debout � cette porte, votre petit panier de clefs au c�t�. -- Pr�cis�ment, dit Agn�s en souriant; je suis bien aise que vous en ayez gard� un si bon souvenir; comme nous �tions heureux alors! -- Oh! oui! Je garde cette petite pi�ce pour moi, mais je ne puis pas toujours laisser l� mistress Heep, vous savez? Ce qui fait, dit Agn�s avec calme, que je me sens quelquefois oblig�e de lui tenir compagnie quand j'aimerais mieux �tre seule. Mais je n'ai pas d'autre sujet de plainte contre elle. Si elle me fatigue quelquefois par ses �loges de son fils, quoi de plus naturel chez une m�re? C'est un tr�s-bon fils!� Je regardai Agn�s pendant qu'elle me parlait ainsi, sans d�couvrir dans ses traits aucun soup�on des intentions d'Uriah. Ses beaux yeux, si doux et si assur�s en m�me temps, soutenaient mon regard avec leur franchise accoutum�e, et sans aucune alt�ration visible sur son visage. �Le plus grand inconv�nient de leur pr�sence chez nous, dit Agn�s, c'est que je ne puis pas �tre aussi souvent avec papa que je le voudrais, car Uriah Heep est constamment entre nous. Je ne puis donc pas veiller sur lui, si ce n'est pas une expression un peu hardie, d'aussi pr�s que je le d�sirerais. Mais, si on emploie envers lui la fraude ou la trahison, j'esp�re que mon affection fid�le finira toujours par en triompher. J'esp�re que la v�ritable affection d'une fille vigilante et d�vou�e est plus forte, au bout du compte, que tous les dangers du monde.� Ce sourire lumineux que je n'ai jamais vu sur aucun autre visage disparut alors du sien, au moment o� j'en admirais la douceur et o� je me rappelais le bonheur que j'avais autrefois � le voir, et elle me demanda avec un changement marqu� de physionomie, quand nous approch�mes de la rue que j'habitais, si je savais comment les revers de fortune de ma tante lui �taient arriv�s. Sur ma r�ponse n�gative, Agn�s devint pensive, et il me sembla que je sentais trembler le bras qui reposait sur le mien. Nous trouv�mes ma tante toute seule et un peu agit�e. Il s'�tait �lev� entre elle et mistress Crupp une discussion sur une question abstraite (la convenance de la r�sidence du beau sexe dans un appartement de gar�on), et ma tante, sans s'inqui�ter des spasmes de mistress Crupp, avait coup� court � la dispute en d�clarant � cette dame qu'elle sentait l'eau-de-vie, qu'elle me volait et qu'elle e�t � sortir � l'instant. Mistress Crupp, regardant ces deux expressions comme injurieuses, avait annonc� son intention d'en appeler au �Jurique anglais,� voulant parler, � ce qu'on pouvait croire, du boulevard de nos libert�s nationales. Cependant ma tante ayant eu le temps de se remettre, pendant que Peggotty �tait sortie pour montrer � M. Dick les gardes � cheval, et, de plus, enchant�e de voir Agn�s, ne pensait plus � sa querelle que pour tirer une certaine vanit� de la mani�re dont elle en �tait sortie � son honneur; aussi nous re�ut-elle de la meilleure humeur possible. Quand Agn�s eut pos� son chapeau sur la table et se fut assise pr�s d'elle, je ne pus m'emp�cher de me dire, en regardant son front radieux et ses yeux sereins, qu'elle me semblait l� � sa place; qu'elle y devrait toujours �tre; que ma tante avait en elle, malgr� sa jeunesse et son peu d'exp�rience, une confiance enti�re. Ah! elle avait bien raison de compter pour sa force sur sa simple affection, d�vou�e et fid�le. Nous nous m�mes � causer des affaires de ma tante, � laquelle je dis la d�marche inutile que j'avais faite le matin m�me. �Ce n'�tait pas judicieux, Trot, mais l'intention �tait bonne. Vous �tes un brave enfant, je crois que je devrais dire plut�t � pr�sent un brave jeune homme, et je suis fi�re de vous, mon ami. Il n'y a rien � dire, jusqu'� pr�sent. Maintenant, Trot et Agn�s, regardons en face la situation de Betsy Trotwood, et voyons o� elle en est.� Je vis Agn�s p�lir, en regardant attentivement ma tante. Ma tante ne regardait pas moins attentivement Agn�s, tout en caressant son chat. �Betsy Trotwood, dit ma tante, qui avait toujours gard� pour elle ses affaires d'argent, je ne parle pas de votre soeur, Trot, mais de moi, avait une certaine fortune. Peu importe ce qu'elle avait, c'�tait assez pour vivre: un peu plus m�me, car elle avait fait quelques �conomies, qu'elle ajoutait au capital. Betsy pla�a sa fortune en rentes pendant quelque temps, puis, sur l'avis de son homme d'affaires, elle le pla�a sur hypoth�que. Cela allait tr�s- bien, le revenu �tait consid�rable, mais on purgea les hypoth�ques et on remboursa Betsy. Ne trouvez-vous pas, quand je parle de Betsy, qu'on croirait entendre raconter l'histoire d'un vaisseau de guerre? Si bien donc que Betsy, oblig�e de chercher un autre placement, se figura qu'elle �tait plus habile cette fois que son homme d'affaires, qui n'�tait plus si avis� que par le pass�... Je parle de votre p�re, Agn�s, et elle se mit dans la t�te de g�rer sa petite fortune toute seule. Elle mena donc, comme on dit, ses cochons bien loin au march�, dit ma tante, et elle n'en fut pas la bonne marchande. D'abord elle fit des pertes dans les mines, puis dans des p�cheries particuli�res o� il s'agissait d'aller chercher dans la mer les tr�sors perdus ou quelque autre folie de ce genre, continua-t-elle, par mani�re d'explication, en se frottant le nez, puis elle perdit encore dans les mines, et, � la fin des fins, elle perdit dans une banque. Je ne sais ce que valaient les actions de cette banque, pendant un temps, dit ma tante, cent pour cent au moins, je crois; mais la banque �tait � l'autre bout du monde, et s'est �vanouie dans l'espace, � ce que je crois; en tout cas, elle a fait faillite et ne payera jamais un sou; or tous les sous de Betsy �taient l�, et les voil� finis. Ce qu'il y a de mieux � faire, c'est de n'en plus parler!� Ma tante termina ce r�cit sommaire et philosophique en regardant avec un certain air de triomphe Agn�s, qui reprenait peu � peu ses couleurs. �Est-ce l� toute l'histoire, ch�re miss Trotwood? dit Agn�s. -- J'esp�re que c'est bien suffisant, ma ch�re, dit ma tante. S'il y avait eu plus d'argent � perdre, ce ne serait pas tout peut- �tre. Betsy aurait trouv� moyen d'envoyer cet argent-l� rejoindre le reste, et de faire un nouveau chapitre � cette histoire, je n'en doute pas. Mais il n'y avait plus d'argent, et l'histoire finit l�.� Agn�s avait �cout� d'abord sans respirer. Elle p�lissait et rougissait encore, mais elle avait le coeur plus l�ger. Je croyais savoir pourquoi. Elle avait craint, sans doute, que son malheureux p�re ne f�t pour quelque chose dans ce revers de fortune. Ma tante prit sa main entre les siennes et se mit � rire. �Est-ce tout? r�p�ta ma tante; mais oui, vraiment, c'est tout, � moins qu'on n'ajoute comme � la fin d'un conte: �Et depuis ce temps-l�, elle v�cut toujours heureuse.� Peut-�tre dira-t-on cela de Betsy un de ces jours. Maintenant, Agn�s, vous avez une bonne t�te: vous aussi, sous quelques rapports, Trot, quoique je ne puisse pas vous faire toujours ce compliment.� L�-dessus ma tante secoua la t�te avec l'�nergie qui lui �tait propre. �Que faut-il faire? Ma maison pourra rapporter l'un dans l'autre soixante-dix livres sterling par an. Je crois que nous pouvons compter l�- dessus d'une mani�re positive. Eh bien! c'est tout ce que nous avons, a dit ma tante, qui �tait, r�v�rence gard�e, comme certains chevaux qu'on voit s'arr�ter tout court, au moment o� ils ont l'air de prendre le mors aux dents. �De plus, dit-elle, apr�s un moment de silence, il y a Dick. Il a mille livres sterling par an, mais il va sans dire qu'il faut que ce soit r�serv� pour sa d�pense personnelle. J'aimerais mieux le renvoyer, quoique je sache bien que je suis la seule personne qui l'appr�cie, plut�t que de le garder, � la condition de ne pas d�penser son argent pour lui jusqu'au dernier sou. Comment ferons- nous, Trot et moi, pour nous tirer d'affaire avec nos ressources? Qu'en dites-vous, Agn�s? -- Je dis, ma tante, devan�ant la r�ponse d'Agn�s, qu'il faut que je fasse quelque chose. -- Vous enr�ler comme soldat, n'est-ce pas? repartit ma tante alarm�e, ou entrer dans la marine? Je ne veux pas entendre parler de cela. Vous serez procureur. Je ne veux pas de t�te cass�e dans la famille, avec votre permission, monsieur.� J'allais expliquer que je ne tenais pas � introduire le premier dans la famille ce proc�d� simplifi� de se tirer d'affaire, quand Agn�s me demanda si j'avais un long bail pour mon appartement. �Vous touchez au coeur de la question, ma ch�re, dit ma tante; nous avons l'appartement sur les bras pour six mois, � moins qu'on ne p�t le sous-louer, ce que je ne crois pas. Le dernier occupant est mort ici, et il mourrait bien cinq locataires sur six, rien que de demeurer sous le m�me toit que cette femme en nankin, avec son jupon de flanelle. J'ai un peu d'argent comptant, et je crois, comme vous, que ce qu'il y a de mieux � faire est de finir le terme ici, en louant tout pr�s une chambre � coucher pour Dick.� Je crus de mon devoir de dire un mot des ennuis que ma tante aurait � souffrir, en vivant dans un �tat constant de guerre et d'embuscades avec mistress Crupp; mais elle r�pondit � cette objection d'une mani�re sommaire et p�remptoire, en d�clarant qu'au premier signal d'hostilit� elle �tait pr�te � faire � mistress Crupp une peur dont elle garderait un tremblement jusqu'� la fin de ses jours. �Je pensais, Trotwood, dit Agn�s en h�sitant, que si vous aviez du temps... -- J'ai beaucoup de temps � moi, Agn�s. Je suis toujours libre apr�s quatre ou cinq heures, et j'ai du loisir le matin de bonne heure. De mani�re ou d'autre, dis-je, en sentant que je rougissais un peu au souvenir des heures que j'avais pass�es � fl�ner dans la ville ou sur la route de Norwood, j'ai du temps plus qu'il ne m'en faut. -- Je pense que vous n'auriez pas de go�t, dit Agn�s en s'approchant de moi, et en me parlant � voix basse, d'un accent si doux et si consolant que je l'entends encore, pour un emploi de secr�taire? -- Pas de go�t, ma ch�re Agn�s, et pourquoi? -- C'est que, reprit Agn�s, le docteur Strong a mis � ex�cution son projet de se retirer; il est venu s'�tablir � Londres, et je sais qu'il a demand� � papa s'il ne pourrait pas lui recommander un secr�taire. Ne pensez-vous pas qu'il lui serait plus agr�able d'avoir aupr�s de lui son �l�ve favori plut�t que tout autre? -- Ma ch�re Agn�s, m'�criai-je, que serais-je sans vous? Vous �tes toujours mon bon ange. Je vous l'ai d�j� dit. Je ne pense jamais � vous que comme � mon bon ange.� Agn�s me r�pondit en riant gaiement qu'un bon ange (elle voulait parler de Dora) me suffisait bien, que je n'avais pas besoin d'en avoir davantage; et elle me rappela que le docteur avait coutume de travailler dans son cabinet de grand matin et pendant la soir�e, et que probablement les heures dont je pouvais disposer lui conviendraient � merveille. Si j'�tais heureux de penser que j'allais gagner moi-m�me mon pain, je ne l'�tais pas moins de l'id�e que je travaillerais avec mon ancien ma�tre; et, suivant � l'instant l'avis d'Agn�s, je m'assis pour �crire au docteur une lettre o� je lui exprimais mon d�sir, en lui demandant la permission de me pr�senter chez lui le lendemain, � dix heures du matin. J'adressai mon �p�tre � Highgate, car il demeurait dans ce lieu si plein de souvenirs pour moi, et j'allai la mettre moi-m�me � la poste sans perdre une minute. Partout o� passait Agn�s, on trouvait derri�re elle quelque trace pr�cieuse du bien qu'elle faisait sans bruit en passant. Quand je revins, la cage des oiseaux de ma tante �tait suspendue exactement comme elle l'avait �t� si longtemps � la fen�tre de son salon; mon fauteuil, plac� comme l'�tait le fauteuil infiniment meilleur de ma tante, pr�s de la crois�e ouverte; et l'�cran vert qu'elle avait apport� �tait d�j� attach� au haut de la fen�tre. Je n'avais pas besoin de demander qui est-ce qui avait fait tout cela. Rien qu'� voir comme les choses avaient l'air de s'�tre faites toutes seules, il n'y avait qu'Agn�s qui p�t avoir pris ce soin. Quelle autre qu'elle aurait song� � prendre mes livres mal arrang�s sur ma table, pour les disposer dans l'ordre o� je les pla�ais autrefois, du temps de mes �tudes? Quand j'aurais cru Agn�s � cent lieues, je l'aurais reconnue tout de suite: je n'avais pas besoin de la voir occup�e � tout remettre en place, souriant du d�sordre qui s'�tait introduit chez moi. Ma tante mit beaucoup de bonne gr�ce � parler favorablement de la Tamise, qui faisait v�ritablement un bel effet aux rayons du soleil, quoique cela ne val�t pas la mer qu'elle voyait � Douvres; mais elle gardait une rancune inexorable � la fum�e de Londres qui poivrait tout, disait-elle. Heureusement il se fit une prompte r�volution � cet �gard, gr�ce au soin minutieux avec lequel Peggotty faisait la chasse � ce poivre malencontreux dans tous les coins de mon appartement. Seulement je ne pouvais m'emp�cher, en la regardant, de me dire que Peggotty elle-m�me faisait beaucoup de bruit et peu de besogne, en comparaison d'Agn�s, qui faisait tant de choses sans le moindre bruit. J'en �tais l� quand on frappa � la porte. �Je pense que c'est papa, dit Agn�s en devenant p�le, il m'a promis de venir.� J'ouvris la porte, et je vis entrer non-seulement M. Wickfield mais Uriah Heep. Il y avait d�j� quelque temps que je n'avais vu M. Wickfield. Je m'attendais d�j� � le trouver tr�s-chang�, d'apr�s ce qu'Agn�s m'avait dit, mais je fus douloureusement surpris en le voyant. Ce n'�tait pas tant parce qu'il �tait bien vieilli, quoique toujours v�tu avec la m�me propret� scrupuleuse; ce n'�tait pas non plus parce qu'il avait un teint �chauff�, qui donnait mauvaise id�e de sa sant�; ce n'�tait pas parce que ses mains �taient agit�es d'un mouvement nerveux, j'en savais mieux la cause que personne, pour l'avoir vue op�rer pendant plusieurs ann�es; ce n'est pas qu'il e�t perdu la gr�ce de ses mani�res ni la beaut� de ses traits, toujours la m�me; mais ce qui me frappa, c'est qu'avec tous ces t�moignages �vidents de distinction naturelle, il p�t subir la domination impudente de cette personnification de la bassesse, Uriah Heep. Le renversement des deux natures dans leurs relations respectives, de puissance de la part d'Uriah, et de d�pendance du c�t� de M. Wickfield, offrait le spectacle le plus p�nible qu'on p�t imaginer. J'aurais vu un singe conduire un homme en laisse, que je n'aurais pas �t� plus humili� pour l'homme. Il n'en avait que trop conscience lui-m�me. Quand il entra, il s'arr�ta la t�te basse comme s'il le sentait bien. Ce fut l'affaire d'un moment, car Agn�s lui dit tr�s-doucement: �Papa, voil� miss Trotwood et Trotwood que vous n'avez pas vus depuis longtemps,� et alors il s'approcha, tendit la main � ma tante d'un air embarrass�, et serra les miennes plus cordialement. Pendant cet instant de trouble rapide, je vis un sourire de malignit� sur les l�vres d'Uriah. Agn�s le vit aussi, je crois, car elle fit un mouvement en arri�re, comme pour s'�loigner de lui. Quant � ma tante, le vit-elle, ne le vit-elle pas? j'aurais d�fi� toute la science des physionomistes de le deviner sans sa permission. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu personne dou� d'une figure plus imp�n�trable qu'elle, lorsqu'elle voulait. Sa figure ne parlait pas plus qu'un mur de ses secr�tes pens�es, jusqu'au moment o� elle rompit le silence avec le ton brusque qui lui �tait ordinaire: �Eh bien! Wickfield, dit ma tante, et il la regarda pour la premi�re fois. J'ai racont� � votre fille le bel usage que j'ai fait de mon argent, parce que je ne pouvais plus vous le confier depuis que vous vous �tiez un peu rouill� en affaires. Nous nous sommes donc consult�es avec elle, et, tout consid�r�, nous nous tirerons de l�. Agn�s, � elle seule, vaut les deux associ�s, � mon avis. -- S'il m'est permis de faire une humble remarque, dit Uriah Heep en se tortillant, je suis parfaitement d'accord avec miss Betsy Trotwood, et je serais trop heureux d'avoir aussi miss Agn�s pour associ�e. -- Contentez-vous d'�tre associ� vous-m�me, repartit ma tante; il me semble que cela doit vous suffire. Comment vous portez-vous, monsieur?� En r�ponse � cette question, qui lui �tait adress�e du ton le plus sec, M. Heep secouant d'un air embarrass� le sac de papiers qu'il portait, r�pliqua qu'il se portait bien, et remercia ma tante en lui disant qu'il esp�rait qu'elle se portait bien aussi. �Et vous, Copperfield... je devrais dire monsieur Copperfield, continua Uriah, j'esp�re que vous allez bien. Je suis heureux de vous voir, monsieur Copperfield, m�me dans les circonstances actuelles: et en effet les circonstances actuelles avaient l'air d'�tre assez de son go�t. Elles ne sont pas tout ce que vos amis pourraient d�sirer pour vous, monsieur Copperfield; mais ce n'est pas l'argent qui fait l'homme, c'est... je ne suis vraiment pas en �tat de l'expliquer avec mes faibles moyens, dit Uriah faisant un geste de basse complaisance; mais ce n'est pas l'argent!...� L�-dessus il me donna une poign�e de main, non pas d'apr�s le syst�me ordinaire, mais en se tenant � quelques pas, comme s'il en avait peur, et en soulevant ma main ou la baissant tour � tour comme la poign�e d'une pompe. �Que dites-vous de notre sant�, Copperfield... pardon, je devrais dire monsieur Copperfield? reprit Uriah; M. Wickfield n'a-t-il pas bonne mine, monsieur? Les ann�es passent inaper�ues chez nous, monsieur Copperfield; si ce n'est qu'elles �l�vent les humbles, c'est-�-dire ma m�re et moi, et qu'elles d�veloppent, ajouta-t-il en se ravisant, la beaut� et les gr�ces, particuli�rement chez miss Agn�s.� Il se tortilla apr�s ce compliment d'une fa�on si intol�rable que ma tante qui le regardait en face perdit compl�tement patience. �Que le diable l'emporte! dit-elle brusquement. Qu'est-ce qu'il a donc? Pas de mouvements galvaniques, monsieur! -- Je vous demande pardon, miss Trotwood, dit Uriah; je sais bien que vous �tes nerveuse. -- Laissez-nous tranquilles, reprit ma tante qui n'�tait rien moins qu'apais�e par cette impertinence: je vous prie de vous taire. Sachez que je ne suis pas nerveuse du tout. Si vous �tes une anguille, monsieur, � la bonne heure! mais si vous �tes un homme, ma�trisez un peu vos mouvements, monsieur! Vive Dieu! continua-t-elle dans un �lan d'indignation, je n'ai pas envie qu'on me fasse perdre la t�te � se tortiller comme un serpent ou comme un tire-bouchon!� M. Heep, comme on peut le penser, fut un peu troubl� par cette explosion, qui recevait une nouvelle force de l'air indign� dont ma tante recula sa chaise en secouant la t�te, comme si elle allait se jeter sur lui pour le mordre. Mais il me dit � part d'une voix douce: �Je sais bien, monsieur Copperfield, que miss Trotwood, avec toutes ses excellentes qualit�s, est tr�s-vive; j'ai eu le plaisir de la conna�tre avant vous, du temps que j'�tais encore pauvre petit clerc, et il est naturel qu'elle ne soit pas adoucie par les circonstances actuelles. Je m'�tonne au contraire que ce ne soit pas encore pis. J'�tais venu ici vous dire que, si nous pouvions vous �tre bons � quelque chose, ma m�re et moi, ou Wickfield-et- Heep, nous en serions ravis. Je ne m'avance pas trop, je suppose? dit-il avec un affreux sourire � son associ�. -- Uriah Heep, dit M. Wickfield d'une voix forc�e et monotone, est tr�s-actif en affaires, Trotwood. Ce qu'il dit, je l'approuve pleinement. Vous savez que je vous porte int�r�t de longue date; mais, ind�pendamment de cela, ce qu'il dit, je l'approuve pleinement. -- Oh! quelle r�compense! dit Uriah en relevant l'une de ses jambes, au risque de s'attirer une nouvelle incartade de la part de ma tante, que je suis heureux de cette confiance absolue! Mais j'esp�re, il est vrai, que je r�ussis un peu � le soulager du poids des affaires, monsieur Copperfield. -- Uriah Heep est un grand soulagement pour moi, dit M. Wickfield de la m�me voix sourde et triste; c'est un grand poids de moins pour moi, Trotwood, que de l'avoir pour associ�.� Je savais que c'�tait ce vilain renard rouge qui lui faisait dire tout cela, pour justifier ce qu'il m'avait dit lui-m�me, le soir o� il avait empoisonn� mon repos. Je vis le m�me sourire faux et sinistre errer sur ses traits, pendant qu'il me regardait avec attention. �Vous ne nous quittez pas, papa? dit Agn�s d'un ton suppliant. Ne voulez-vous pas revenir � pied avec Trotwood et moi?� Je crois qu'il aurait regard� Uriah avant de r�pondre, si ce digne personnage ne l'avait pas pr�venu. �J'ai un rendez-vous d'affaires, dit Uriah, sans quoi j'aurais �t� heureux de rester avec mes amis. Mais je laisse mon associ� pour repr�senter la maison. Miss Agn�s, votre tr�s-humble serviteur! Je vous souhaite le bonsoir, monsieur Copperfield, et je pr�sente mes humbles respects � miss Betsy Trotwood.� Il nous quitta l�-dessus, en nous envoyant des baisers de sa grande main de squelette, avec un sourire de satyre. Nous rest�mes encore une heure ou deux � causer du bon vieux temps et de Canterbury. M. Wickfield, laiss� seul avec Agn�s, reprit bient�t quelque gaiet�, quoique toujours en proie � un abattement dont il ne pouvait s'affranchir. Il finit pourtant par s'animer et prit plaisir � nous entendre rappeler les petits �v�nements de notre vie pass�e, dont il se souvenait tr�s-bien. Il nous dit qu'il se croyait encore � ses bons jours, en se retrouvant seul avec Agn�s et moi, et qu'il voudrait bien qu'il n'y e�t rien de chang�. Je suis s�r qu'en voyant le visage serein de sa fille et en sentant la main qu'elle posait sur son bras, il en �prouvait un bien infini. Ma tante, qui avait �t� presque tout le temps occup�e avec Peggotty dans la chambre voisine, ne voulut pas nous accompagner � leur logement, mais elle insista pour que j'y allasse, et j'ob�is. Nous d�n�mes ensemble. Apr�s le d�ner, Agn�s s'assit aupr�s de lui comme autrefois, et lui versa du vin. Il prit ce qu'elle lui donnait, pas davantage, comme un enfant; et nous rest�mes tous les trois assis pr�s de la fen�tre tant qu'il fit jour. Quand la nuit vint, il s'�tendit sur un canap�; Agn�s arrangea les coussins et resta pench�e sur lui un moment. Quand elle revint pr�s de la fen�tre, il ne faisait pas assez obscur encore pour que je ne visse pas briller des larmes dans ses yeux. Je demande au ciel de ne jamais oublier l'amour constant et fid�le de ma ch�re Agn�s � cette �poque de ma vie, car, si je l'oubliais, ce serait signe que je serais bien pr�s de ma fin, et c'est le moment o� je voudrais me souvenir d'elle plus que jamais. Elle remplit mon coeur de tant de bonnes r�solutions, elle fortifia si bien ma faiblesse, elle sut diriger si bien par son exemple, je ne sais comment, car elle �tait trop douce et trop modeste pour me donner beaucoup de conseils, l'ardeur sans but de mes vagues projets, que si j'ai fait quelque chose de bien, si je n'ai pas fait quelque chose de mal, je crois en conscience que c'est � elle que je le dois. Et comme elle me parla de Dora, pendant que nous �tions assis pr�s de la fen�tre! comme elle �couta mes �loges, en y ajoutant les siens! comme elle jeta sur la petite f�e qui m'avait ensorcel� des rayons de sa pure lumi�re, qui la faisaient para�tre encore plus innocente et plus pr�cieuse � mes yeux! Agn�s, soeur de mon adolescence si j'avais su alors ce que j'ai su plus tard! Il y avait un mendiant dans la rue quand je descendis, et, au moment o� je me retournais du c�t� de la fen�tre, en pensant au regard calme et pur de ma jeune amie, � ses yeux ang�liques, il me fit tressaillir en murmurant, comme un �cho du matin: �Aveugle! aveugle! aveugle!� CHAPITRE VI. Enthousiasme. Je commen�ai la journ�e du lendemain en allant me plonger encore dans l'eau des bains romains, puis je pris le chemin de Highgate. J'�tais sorti de mon abattement; je n'avais plus peur des habits r�p�s, et je ne soupirais plus apr�s les jolis coursiers gris. Toute ma mani�re de consid�rer nos malheurs �tait chang�e. Ce que j'avais � faire, c'�tait de prouver � ma tante que ses bont�s pass�es n'avaient pas �t� prodigu�es � un �tre ingrat et insensible. Ce que j'avais � faire, c'�tait de profiter maintenant de l'apprentissage p�nible de mon enfance et de me mettre � l'oeuvre avec courage et r�solution. Ce que j'avais � faire, c'�tait de prendre r�solument la hache du b�cheron � la main pour m'ouvrir un chemin � travers la for�t des difficult�s o� je me trouvais �gar�, en abattant devant moi les arbres enchant�s qui me s�paraient encore de Dora: et je marchais � grands pas somme si c'�tait un moyen d'arriver plus t�t � mon but. Quand je me retrouvai sur cette route de Highgate qui m'�tait si famili�re, et que je suivais aujourd'hui dans des dispositions si diff�rentes de mes anciennes id�es de plaisir, il me sembla qu'un changement complet venait de s'op�rer dans ma vie; mais je n'�tais pas d�courag�. De nouvelles esp�rances, un nouveau but, m'�taient apparus en m�me temps que ma vie nouvelle. Le travail �tait grand, mais la r�compense �tait sans prix. C'�tait Dora qui �tait la r�compense, et il fallait bien conqu�rir Dora. J'�tais dans de tels transports de courage que je regrettais que mon habit ne f�t pas d�j� un peu r�p�; il me tardait de commencer � abattre des arbres dans la for�t des difficult�s, et cela avec assez de peine, pour prouver ma vigueur. J'avais bonne envie de demander � un vieux bonhomme qui cassait des pierres sur la route avec des lunettes de fil de fer, de me pr�ter un moment son marteau et de me permettre de commencer ainsi � m'ouvrir un chemin dans le granit pour arriver jusqu'� Dora. Je m'agitais si bien, j'�tais si compl�tement hors d'haleine, et j'avais si chaud, qu'il me semblait que j'avais gagn� je ne sais combien d'argent. J'�tais dans cet �tat, quand j'entrai dans une petite maison qui �tait � louer, et je l'examinai scrupuleusement, sentant qu'il �tait n�cessaire de devenir un homme pratique. C'�tait pr�cis�ment tout ce qu'il nous fallait pour Dora et moi; il y avait un petit jardin devant la maison pour que Jip p�t y courir � son aise et aboyer contre les marchands � travers les palissades. Je sortis de l� plus �chauff� que jamais, et je repris d'un pas si pr�cipit� la route de Highgate que j'y arrivai une heure trop t�t; au reste, quand je n'aurais pas �t� si fort en avance, j'aurais toujours �t� oblig� de me promener un peu pour me rafra�chir, avant d'�tre tant soit peu pr�sentable. Mon premier soin, apr�s quelques pr�paratifs pour me calmer, fut de d�couvrir la demeure du docteur. Ce n'�tait pas du c�t� de Highgate o� demeurait mistress Steerforth, mais tout � fait � l'autre bout de la petite ville. Quand je me fus assur� de ce fait, je revins, par un attrait auquel je ne pus r�sister, � une petite ruelle qui passait pr�s de la maison de mistress Steerforth, et je regardai par-dessus le mur du jardin. Les fen�tres de la chambre de Steerforth �taient ferm�es. Les portes de la serre �taient ouvertes et Rosa Dartle, nu-t�te, marchait en long et en large, d'un pas brusque et pr�cipit�, dans une all�e sabl�e qui longeait la pelouse. Elle me fit l'effet d'une b�te fauve qui fait toujours le m�me chemin, jusqu'au bout de la cha�ne qu'elle tra�ne sur son sentier battu, en se rongeant le coeur. Je quittai doucement mon poste d'observation, fuyant ce voisinage et regrettant de l'avoir seulement approch�, puis je me promenai jusqu'� dix heures loin de l�. L'�glise, surmont�e d'un clocher �lanc� qui se voit maintenant du sommet de la colline, n'�tait pas l�, � cette �poque, pour m'indiquer l'heure. Il y avait � la place une vieille maison en briques rouges qui servait d'�cole, une belle maison, ma foi! on devait avoir du plaisir � y aller � l'�cole, autant qu'il m'en souvient. En approchant de la demeure du docteur, joli cottage un peu ancien, et o� il avait d� d�penser de l'argent, � en juger par les r�parations et les embellissements qui semblaient encore tout frais, je l'aper�us qui se promenait dans le jardin avec ses gu�tres et tout le reste, comme s'il n'avait jamais cess� de se promener depuis le temps o� j'�tais son �colier. Il �tait entour� aussi de ses anciens compagnons, car il ne manquait pas de grands arbres dans le voisinage, et je vis sur le gazon deux ou trois corbeaux qui le regardaient comme s'ils avaient re�u des lettres de leurs camarades de Canterbury sur son compte, et qu'ils le surveillassent de pr�s en cons�quence. Je savais bien que ce serait peine perdue de chercher � attirer son attention � cette distance; je pris donc la libert� d'ouvrir la barri�re et d'aller � sa rencontre, afin de me trouver en face de lui, au moment o� il viendrait � se retourner. Quand il se retourna en effet, et qu'il s'approcha de moi, il me regarda d'un air pensif pendant un moment, �videmment sans me voir, puis sa physionomie bienveillante exprima la plus grande satisfaction, et il me prit les deux mains: �Comment, mon cher Copperfield, mais vous voil� un homme! Vous vous portez bien? Je suis ravi de vous voir. Mais comme vous avez gagn�, mon cher Copperfield! Vous voil� vraiment... Est-il possible?� Je lui demandai de ses nouvelles, et de celles de mistress Strong. �Tr�s-bien! dit le docteur, Annie va tr�s-bien; elle sera enchant�e de vous voir. Vous avez toujours �t� son favori. Elle me le disait encore hier au soir, quand je lui ai montr� votre lettre. Et... oui, certainement... vous vous rappelez M. Jack Maldon, Copperfield? -- Parfaitement, monsieur. -- Je me doutais bien, dit le docteur, que vous ne l'aviez pas oubli�; lui aussi va assez bien. -- Est-il de retour, monsieur? demandai-je. -- Des Indes? dit le docteur, oui. M. Jack Maldon n'a pas pu supporter le climat, mon ami. Mistress Markleham... vous vous rappelez mistress Markleham? -- Si je me rappelle le Vieux-Troupier! tout comme si c'�tait hier. -- Eh bien! mistress Markleham �tait tr�s-inqui�te de lui, la pauvre femme: aussi nous l'avons fait revenir, et nous lui avons achet� une petite place qui lui convient beaucoup mieux.� Je connaissais assez M. Jack Maldon pour soup�onner, d'apr�s cela, que c'�tait une place o� il ne devait pas y avoir beaucoup d'ouvrage, et qui �tait bien pay�e. Le docteur continua, en appuyant toujours la main sur mon �paule et en me regardant d'un air encourageant: �Maintenant, mon cher Copperfield, causons de votre proposition. Elle me fait grand plaisir et me convient parfaitement; mais croyez-vous que vous ne pourriez rien faire de mieux? Vous avez eu de grands succ�s chez nous, vous savez; vous avez des facult�s qui peuvent vous mener loin. Les fondements sont bons: on y peut �lever n'importe quel �difice; ne serait-ce pas grand dommage de consacrer le printemps de votre vie � une occupation comme celle que je puis vous offrir?� Je repris une nouvelle ardeur, et je pressai le docteur avec de nombreuses fleurs de rh�torique, je le crains, de c�der � ma demande, en lui rappelant que j'avais d�j�, d'ailleurs, une profession. �Oui, oui, dit le docteur, c'est vrai; certainement cela fait une diff�rence, puisque vous avez une profession et que vous �tudiez pour y r�ussir. Mais, mon cher ami, qu'est-ce que c'est que soixante-dix livres sterling par an? -- Cela double notre revenu, docteur Strong! -- Vraiment! dit le docteur. Qui aurait cru cela! Ce n'est pas que je veuille dire que le traitement sera strictement r�duit � soixante-dix livres sterling, parce que j'ai toujours eu l'intention de faire, en outre, un pr�sent � celui de mes jeunes amis que j'occuperais de cette mani�re. Certainement, dit le docteur en se promenant toujours de long en large, la main sur mon �paule, j'ai toujours fait entrer en ligne de compte un pr�sent annuel. �Mon cher ma�tre, lui dis-je simplement, et sans phrases cette fois, j'ai contract� envers vous des obligations que je ne pourrai jamais reconna�tre. -- Non, non, dit le docteur, pardonnez-moi! vous vous trompez. -- Si vous voulez accepter mes services pendant le temps que j'ai de libre, c'est-�-dire le matin et le soir, et que vous croyiez que cela vaille soixante-dix livres sterling par an, vous me ferez un plaisir que je ne saurais exprimer. -- Vraiment! dit le docteur d'un air na�f. Que si peu de chose puisse faire tant de plaisir! vraiment! vraiment! Mais promettez- moi que le jour o� vous trouverez quelque chose de mieux vous le prendrez, n'est-ce pas? Vous m'en donnez votre parole? dit le docteur du ton avec lequel il en appelait autrefois � notre honneur, en classe, quand nous �tions petits gar�ons. -- Je vous en donne ma parole, monsieur, r�pliquai-je aussi comme nous r�pondions en classe autrefois. -- En ce cas, c'est une affaire faite, dit le docteur en me frappant sur l'�paule et en continuant de s'y appuyer pendant notre promenade. -- Et je serais encore vingt fois plus heureux de penser, lui dis- je avec une petite flatterie innocente, j'esp�re..., si vous m'occupez au Dictionnaire.� Le docteur s'arr�ta, ma frappa de nouveau sur l'�paule en souriant, et s'�cria d'un air de triomphe ravissant � voir, comme si j'�tais un puits de sagacit� humaine: �Vous l'avez devin�, mon cher ami. C'est le Dictionnaire.� Comment aurait-il pu �tre question d'autre chose? Ses poches en �taient pleines comme sa t�te. Le Dictionnaire lui sortait par tous les pores. Il me dit que depuis qu'il avait renonc� � sa pension, son travail avan�ait de la mani�re la plus rapide, et que rien ne lui convenait mieux que les heures de travail que je lui proposais, attendu qu'il avait l'habitude de se promener dans le milieu du jour en m�ditant � son aise. Ses papiers �taient un peu en d�sordre pour le moment, gr�ce � M. Jack Maldon qui lui avait offert derni�rement ses services comme secr�taire, et qui n'avait pas l'habitude de cette occupation; mais nous aurions bient�t remis tout cela en �tat, et nous marcherions rondement. Je trouvai plus tard, quand nous f�mes tout de bon � l'oeuvre, que les efforts de M. Jack Maldon me donnaient plus de peine que je ne m'y �tais attendu, vu qu'il ne s'�tait pas born� � faire de nombreuses m�prises, mais qu'il avait dessin� tant de soldats et de t�tes de femmes sur les manuscrits du docteur, que je me trouvais parfois plong� dans un d�dale inextricable. Le docteur �tait enchant� de la perspective de m'avoir pour collaborateur de son fameux ouvrage, et il fut convenu que nous commencerions d�s le lendemain � sept heures. Nous devions travailler deux heures tous les matins et deux ou trois heures tous les soirs, except� le samedi qui serait un jour de cong� pour moi. Je devais naturellement me reposer aussi le dimanche; la besogne n'�tait donc pas bien p�nible. Nos arrangements faits ainsi, � notre mutuelle satisfaction, le docteur m'emmena dans la maison pour me pr�senter � mistress Strong que je trouvai dans le nouveau cabinet de son mari, occup�e � �pousseter ses livres, libert� qu'il ne permettait qu'� elle de prendre avec ces pr�cieux favoris. Ils avaient retard� leur d�jeuner pour moi, et nous nous m�mes � table ensemble. Nous venions � peine d'y prendre place quand je devinai, d'apr�s la figure de mistress Strong, qu'il allait venir quelqu'un, avant m�me d'entendre aucun bruit qui annon��t l'approche d'un visiteur. Un monsieur � cheval arriva � la grille, fit entrer son cheval par la bride, dans la petite cour, comme s'il �tait chez lui, l'attacha � un anneau sous la remise vide, et entra dans la salle � manger, son fouet � la main. C'�tait M. Jack Maldon, et je trouvai que M. Jack Maldon n'avait rien gagn� � son voyage aux Indes. Il est vrai de dire que j'�tais d'une humeur vertueuse et farouche contre tous les jeunes gens qui n'abattaient pas des arbres dans la for�t des difficult�s, de sorte qu'il faut faire la part de ces impressions peu bienveillantes. �Monsieur Jack, dit le docteur, je vous pr�sente Copperfield!� M. Jack Maldon me donna une poign�e de main, un peu froidement � ce qu'il me sembla, et d'un air de protection languissante qui me choqua fort en secret. Du reste, son air de langueur �tait curieux � voir, except� pourtant quand il parlait � sa cousine Annie. �Avez-vous d�jeun�, monsieur Jack? dit le docteur. -- Je ne d�jeune presque jamais, monsieur, r�pliqua-t-il en laissant aller sa t�te sur le dossier de son fauteuil. Cela m'ennuie. -- Y a-t-il des nouvelles aujourd'hui? demanda le docteur. -- Rien du tout, monsieur, repartit M. Maldon. Quelques histoires de gens qui meurent de faim en �cosse, et qui sont assez m�contents. Mais il y a toujours de ces gens qui meurent de faim et qui ne sont jamais contents.� Le docteur lui dit d'un air grave et pour changer de conversation: �Alors il n'y a pas de nouvelles du tout? Eh bien! pas de nouvelles, bonnes nouvelles, comme on dit. -- Il y a une grande histoire dans les journaux � propos d'un meurtre, monsieur, reprit M. Maldon, mais il y a tous les jours des gens assassin�s, et je ne l'ai pas lu.� On ne regardait pas dans ce temps-l� une indiff�rence affect�e pour toutes les notions et les passions de l'humanit� comme une aussi grande preuve d'�l�gance qu'on l'a fait plus tard. J'ai vu, depuis, ces maximes-l� tr�s � la mode. Je les ai vu pratiquer avec un tel succ�s que j'ai rencontr� de beaux messieurs et de belles dames, qui, pour l'int�r�t qu'ils prenaient au genre humain, auraient aussi bien fait de na�tre chenilles. Peut-�tre l'impression que me fit alors M. Maldon ne fut-elle si vive que parce qu'elle m'�tait nouvelle, mais je sais que cela ne contribua pas � le rehausser dans mon estime, ni dans ma confiance. �Je venais savoir si Annie voulait aller ce soir � l'Op�ra, dit M. Maldon en se tournant vers elle. C'est la derni�re repr�sentation de la saison qui en vaille la peine, et il y a une cantatrice qu'elle ne peut pas se dispenser d'entendre. C'est une femme qui chante d'une mani�re ravissante, sans compter qu'elle est d'une laideur d�licieuse.� L�-dessus il retomba dans sa langueur. Le docteur, toujours enchant� de ce qui pouvait �tre agr�able � sa jeune femme, se tourna vers elle et lui dit: �Il faut y aller, Annie, il faut y aller. -- Non, je vous en prie, dit-elle au docteur. J'aime mieux rester � la maison. J'aime beaucoup mieux rester � la maison.� Et sans regarder son cousin, elle m'adressa la parole, me demanda des nouvelles d'Agn�s, s'informa si elle ne viendrait pas la voir; s'il n'�tait pas probable qu'elle vint dans la journ�e; le tout d'un air si troubl� que je me demandais comment il se faisait que le docteur lui-m�me, occup� pour le moment � �taler du beurre sur son pain grill�, ne voyait pas une chose qui sautait aux yeux. Mais il ne voyait rien. Il lui dit en riant qu'elle �tait jeune, et qu'il fallait qu'elle s'amus�t, au lieu de s'ennuyer avec un vieux bonhomme comme lui. D'ailleurs, disait-il, il comptait sur elle pour lui chanter tous les airs de la nouvelle cantatrice, et comment s'en tirerait-elle si elle n'allait pas l'entendre? Le docteur persista donc � arranger la soir�e pour elle. M. Jack Maldon devait revenir d�ner � Highgate. Ceci conclu, il retourna � sa sin�cure, je suppose, mais en tout cas il s'en alla � cheval, sans se presser. J'�tais curieux, le lendemain matin, de savoir si elle �tait all�e � l'Op�ra. Elle n'y avait pas �t�, elle avait envoy� � Londres pour se d�gager aupr�s de son cousin, et, dans la journ�e, elle avait fait visite � Agn�s. Elle avait persuad� au docteur de l'accompagner, et ils �taient revenus � pied � travers champs, � ce qu'il me raconta lui-m�me, par une soir�e magnifique. Je me dis � part moi qu'elle n'aurait peut-�tre pas manqu� le spectacle, si Agn�s n'avait pas �t� � Londres; Agn�s �tait bien capable d'exercer aussi sur elle une heureuse influence! On ne pouvait pas dire qu'elle e�t l'air tr�s-enchant�, mais enfin elle paraissait satisfaite, ou sa physionomie �tait donc bien trompeuse. Je la regardais souvent, car elle �tait assise pr�s de la fen�tre pendant que nous �tions � l'ouvrage, et elle pr�parait notre d�jeuner que nous mangions tous en travaillant. Quand je partis � neuf heures, elle �tait � genoux aux pieds du docteur, pour lui mettre ses souliers et ses gu�tres. Les feuilles de quelques plantes grimpantes qui croissaient pr�s de la fen�tre jetaient de l'ombre sur son visage, et je pensai tout le long du chemin, en me rendant � la Cour, � cette soir�e o� je l'avais vue regarder son mari pendant qu'il lisait. J'avais donc maintenant fort affaire: j'�tais sur pied � cinq heures du matin, et je ne rentrais qu'� neuf ou dix heures du soir. Mais j'avais un plaisir infini � me trouver � la t�te de tant de besogne, et je ne marchais jamais lentement; il me semblait que plus je me fatiguais, plus je faisais d'efforts pour m�riter Dora. Elle ne m'avait pas encore vu dans cette nouvelle phase de mon caract�re, parce qu'elle devait venir chez miss Mills prochainement; j'avais retard� jusqu'� ce moment tout ce que j'avais � lui apprendre, me bornant � lui dire dans mes lettres, qui passaient toutes secr�tement par les mains de miss Mills, que j'avais beaucoup de choses � lui conter. En attendant, j'avais fort r�duit ma consommation de graisse d'ours; j'avais absolument renonc� au savon parfum� et � l'eau de lavande, et j'avais vendu avec une perte �norme, trois gilets que je regardais comme trop �l�gants pour une vie aussi aust�re que la mienne. Je n'�tais pas encore satisfait: je br�lais de faire plus encore, et j'allai voir Traddles qui demeurait pour le moment sur le derri�re d'une maison de Castle-Street-Holborn. J'emmenai avec moi M. Dick, qui m'avait d�j� accompagn� deux fois � Highgate et qui avait repris ses habitudes d'intimit� avec le docteur. J'emmenai M. Dick parce qu'il �tait si sensible aux revers de fortune de ma tante, et si profond�ment convaincu qu'il n'y avait pas d'esclave ou de for�at � la cha�ne qui travaill�t autant que moi, qu'il en perdait � la fois l'app�tit et sa belle humeur, dans son d�sespoir de ne pouvoir rien y faire. Bien entendu qu'il se sentait plus incapable que jamais d'achever son m�moire, et plus il y travaillait, plus cette malheureuse t�te du roi Charles venait l'importuner de ses fr�quentes incursions. Craignant successivement que son �tat ne vint � s'aggraver si nous ne r�ussissions pas, par quelque tromperie innocente, � lui faire accroire qu'il nous �tait tr�s-utile, ou si nous ne trouvions pas, ce qui aurait encore mieux valu, un moyen de l'occuper v�ritablement, je pris le parti de demander � Traddles s'il ne pourrait pas nous y aider. Avant d'aller le voir je lui avais �crit un long r�cit de tout ce qui �tait arriv�, et j'avais re�u de lui en r�ponse une excellente lettre o� il m'exprimait toute sa sympathie et toute son amiti� pour moi. Nous le trouv�mes plong� dans son travail, avec son encrier et ses papiers, devant le petit gu�ridon et le pot � fleurs qui �taient dans un coin de sa chambrette pour rafra�chir ses yeux et son courage. Il nous fit l'accueil le plus cordial, et, en moins de rien, Dick et lui furent une paire d'amis. M. Dick d�clara m�me qu'il �tait s�r de l'avoir d�j� vu, et nous r�pond�mes tous les deux que c'�tait bien possible. La premi�re question que j'avais pos�e � Traddles �tait celle-ci: j'avais entendu dire que plusieurs hommes, distingu�s plus tard dans diverses carri�res, avaient commenc� par rendre compte des d�bats du parlement. Traddles m'avait parl� des journaux comme de l'une de ses esp�rances; partant de ces deux donn�es, j'avais t�moign� � Traddles dans ma lettre que je d�sirais savoir comment je pourrais arriver � rendre compte des discussions des chambres. Traddles me r�pondit alors, que, d'apr�s ses informations, la condition m�canique, n�cessaire pour cette occupation, except� peut-�tre dans des cas fort rares, pour garantir l'exactitude du compte rendu, c'est-�-dire la connaissance compl�te de l'art myst�rieux de la st�nographie, offrait � elle seule, � peu pr�s les m�mes difficult�s que s'il s'agissait d'apprendre six langues, et qu'avec beaucoup de pers�v�rance, on ne pouvait pas esp�rer d'y r�ussir en moins de plusieurs ann�es. Traddles pensait naturellement que cela tranchait la question, mais je ne voyais l� que quelques grands arbres de plus � abattre pour arriver jusqu'� Dora, et je pris � l'instant le parti de m'ouvrir un chemin � travers ce fourr�, la hache � la main. �Je vous remercie beaucoup, mon cher Traddles, lui dis-je, je vais commencer demain.� Traddles me regarda d'un air �tonn�, ce qui �tait naturel, car il ne savait pas encore � quel degr� d'enthousiasme j'�tais arriv�. �J'ach�terai un livre qui traite � fond de cet art, lui dis-je, j'y travaillerai � la Cour, o� je n'ai pas moiti� assez d'ouvrage et je st�nographierai les plaidoyers pour m'exercer. Traddles, mon ami, j'en viendrai � bout. -- Maintenant, dit Traddles en ouvrant les yeux de toute sa force, je n'avais pas l'id�e que vous fussiez dou� de tant de d�cision, Copperfield!� Je ne sais comment il e�t pu en avoir l'id�e, car c'�tait encore un probl�me pour moi. Je changeai la conversation et je mis M. Dick sur le tapis. �Voyez-vous, dit M. Dick d'un air convaincu, je voudrais pouvoir �tre bon � quelque chose, monsieur Traddles: � battre du tambour, par exemple, ou � souffler dans quelque chose!� Pauvre homme! au fond du coeur, je crois bien qu'il e�t pr�f�r� en effet une occupation de ce genre. Mais Traddles, qui n'e�t pas souri pour tout au monde, r�pliqua gravement: �Mais vous avez une belle main, monsieur; c'est vous qui me l'avez dit, Copperfield. -- Tr�s-belle,� r�pliquai-je. Et le fait est que la nettet� de son �criture �tait admirable. �Ne pensez-vous pas, dit Traddles, que vous pourriez copier des actes, monsieur, si je vous en procurais?� M. Dick me regarda d'un air de doute. �Qu'en dites-vous, Trotwood?� Je secouai la t�te. M. Dick secoua la sienne et soupira. �Expliquez-lui ce qui se passe pour le m�moire,� dit M. Dick. J'expliquai � Traddles qu'il �tait tr�s-difficile d'emp�cher le roi Charles Ier de faire des excursions dans les manuscrits de M. Dick, qui, pendant ce temps-l�, su�ait son pouce en regardant Traddles de l'air le plus respectueux et le plus s�rieux. �Mais vous savez que les actes dont je parle sont r�dig�s et termin�s, dit Traddles apr�s un moment de r�flexion. M. Dick n'aurait rien � y faire. Cela ne serait-il pas diff�rent, Copperfield? En tout cas, il me semble qu'on pourrait en essayer.� Nous con��mes l�-dessus de nouvelles esp�rances, apr�s un moment de conf�rence secr�te entre Traddles et moi pendant lequel M. Dick nous regardait avec inqui�tude de son si�ge. Bref, nous dig�r�mes un plan en vertu duquel il se mit � l'ouvrage le lendemain avec le plus grand succ�s. Nous pla��mes sur une table pr�s de la fen�tre, � Buckingham- Street, l'ouvrage que Traddles s'�tait procur�; il fallait faire je ne sais plus combien de copies d'un document quelconque relatif � un droit de passage. Sur une autre table on �tendit le dernier projet en train du grand m�moire. Nous donn�mes pour instructions � M. Dick de copier exactement ce qu'il avait devant lui sans se d�tourner le moins du monde de l'original, et, s'il �prouvait le besoin de faire la plus l�g�re allusion au roi Charles Ier, il devait voler � l'instant vers le m�moire. Nous l'exhort�mes � suivre avec r�solution ce plan de conduite, et nous laiss�mes ma tante pour le surveiller. Elle nous raconta plus tard, qu'au premier moment, il �tait comme un timbalier entre ses deux tambours, et qu'il partageait sans cesse son attention entre les deux tables, mais, qu'ayant trouv� ensuite que cela le troublait et le fatiguait, il avait fini par se mettre tout simplement � copier le papier qu'il avait sous les yeux, remettant le m�moire � une autre fois. En un mot, quoique nous eussions grand soin qu'il ne travaill�t pas plus que de raison, et quoiqu'il ne se f�t pas mis � l'oeuvre au commencement de la semaine, il avait gagn� le samedi suivant dix shillings, neuf pence, et je n'oublierai de ma vie ses courses dans toutes les boutiques des environs pour changer ce tr�sor en pi�ces de six pence, qu'il apporta ensuite � ma tante sur un plateau o� il les avait arrang�es en coeur; ses yeux �taient remplis de larmes de joie et d'orgueil. Depuis le moment o� il fut occup� d'une mani�re utile, il ressemblait � un homme qui se sent sous l'influence d'un charme propice, et s'il y eut au monde ce soir-l� une heureuse cr�ature, c'�tait l'�tre reconnaissant qui regardait ma tante comme la femme la plus remarquable, et moi comme le jeune homme le plus extraordinaire qu'il y e�t sur la terre. �Il n'y a pas de danger qu'elle meure de faim maintenant, Trotwood, me dit M. Dick en me donnant une poign�e de main dans un coin; je me charge de suffire � ses besoins, monsieur,� et il agitait en l'air ses dix doigts triomphants comme si c'e�t �t� autant de banques � sa disposition. Je ne sais pas quel �tait le plus content de Traddles ou de moi. �Vraiment, me dit-il tout d'un coup, en sortant une lettre de sa poche, cela m'a compl�tement fait oublier M. Micawber.� La lettre m'�tait adress�e (M. Micawber ne perdait jamais une occasion d'�crire une lettre), et portait: �Confi�e aux bons soins de T. Traddles, esq., du Temple.� �Mon cher Copperfield, �Vous ne serez peut-�tre pas tr�s-�tonn� d'apprendre que j'ai rencontr� une bonne chance, car, si vous vous le rappelez, je vous avais pr�venu, il y a quelque temps, que j'attendais incessamment quelque �v�nement de ce genre. �Je vais m'�tablir dans une ville de province de notre �le fortun�e. La soci�t� de cette cit� peut �tre d�crite comme un heureux m�lange des �l�ments agricoles et eccl�siastiques, et j'y aurai des rapports directs avec l'une des professions savantes. Mistress Micawber et notre prog�niture m'accompagneront. Nos cendres se trouveront probablement d�pos�es un jour dans le cimeti�re d�pendant d'un v�n�rable sanctuaire, qui a port� la r�putation du lieu dont je parle, de la Chine au P�rou, si je puis m'exprimer ainsi. �En disant adieu � la moderne Babylone o� nous avons support� bien des vicissitudes avec quelque courage, mistress Micawber et moi ne nous dissimulons pas que nous quittons peut-�tre pour bien des ann�es, peut-�tre pour toujours, une personne qui se rattache par des souvenirs puissants � l'autel de nos dieux domestiques. Si, � la veille de notre d�part, vous voulez bien accompagner notre ami commun, M. Thomas Traddles, � notre r�sidence pr�sente, pour �changer les voeux ordinaires en pareil cas, vous ferez le plus grand honneur. �� �un �homme �qui �vous �sera �toujours fid�le, �Wilkins Micawber.� Je fus bien aise de voir que M. Micawber avait enfin secou� son cilice et v�ritablement rencontr� une bonne chance. J'appris de Traddles que l'invitation �tait justement pour ce soir m�me, et, avant qu'elle f�t plus avanc�e, j'exprimai mon intention d'y faire honneur: nous pr�mes donc ensemble le chemin de l'appartement que M. Micawber occupait sous le nom de M. Mortimer, et qui �tait situ� en haut de Gray's-Inn-Road. Les ressources du mobilier lou� � M. Micawber �taient si limit�es, que nous trouv�mes les jumeaux, qui avaient alors quelque chose comme huit ou neuf ans, endormis sur un lit-armoire dans le salon, o� M. Micawber nous attendait avec un pot-�-l'eau rempli du fameux breuvage qu'il excellait � faire. J'eus le plaisir, dans cette occasion, de renouveler connaissance avec ma�tre Micawber, jeune gar�on de douze ou treize ans qui promettait beaucoup, s'il n'avait pas �t� sujet d�j� � cette agitation convulsive dans tous les membres qui n'est pas un ph�nom�ne sans exemple chez les jeunes gens de son �ge. Je revis aussi sa soeur, miss Micawber, en qui �sa m�re ressuscitait sa jeunesse pass�e, comme le ph�nix,� � ce que nous apprit M. Micawber. �Mon cher Copperfield, me dit-il, M. Traddles et vous, vous nous trouvez sur le point d'�migrer; vous excuserez les petites incommodit�s qui r�sultent de la situation.� En jetant un coup d'oeil autour de moi, avant de faire une r�ponse convenable, je vis que les effets de la famille �taient d�j� emball�s, et que leur volume n'avait rien d'effrayant. Je fis mes compliments � mistress Micawber sur le changement qui allait avoir lieu dans sa position. �Mon cher monsieur Copperfield, me dit mistress Micawber, je sais tout l'int�r�t que vous voulez bien prendre � nos affaires. Ma famille peut regarder cet �loignement comme un exil, si cela lui convient, mais je suis femme et m�re, et je n'abandonnerai jamais M. Micawber.� Traddles, au coeur duquel les yeux de mistress Micawber faisaient appel, donna son assentiment d'un ton p�n�tr�. �C'est au moins, continua-t-elle, ma mani�re de consid�rer l'engagement que j'ai contract�, mon cher monsieur Copperfield, et vous aussi, monsieur Traddles, le jour o� j'ai prononc� ces mots irr�vocables: �Moi, Emma, je prends pour mari Wilkins.� J'ai lu d'un bout � l'autre l'office du mariage, � la chandelle, la veille de ce grand acte, et j'en ai tir� la conclusion que je n'abandonnerais jamais M. Micawber. Aussi, poursuivit-elle, je peux me tromper dans ma mani�re d'interpr�ter le sens de cette pieuse c�r�monie, mais je ne l'abandonnerai pas. -- Ma ch�re, dit M. Micawber avec un peu d'impatience, qui vous a jamais parl� de cela? -- Je sais, mon cher monsieur Copperfield, reprit mistress Micawber, que c'est maintenant au milieu des �trangers que je dois planter ma tente; je sais que les divers membres de ma famille, auxquels M. Micawber a �crit dans les termes les plus polis pour leur annoncer ce fait, n'ont pas seulement r�pondu � sa communication. � vrai dire, c'est peut-�tre superstition de ma part, mais je crois M. Micawber pr�destin� � ne jamais recevoir de r�ponse � la grande majorit� des lettres qu'il �crit. Je suppose, d'apr�s le silence de ma famille, qu'elle a des objections � la r�solution que j'ai prise, mais je ne me laisserais pas d�tourner de la voie du devoir, m�me par papa et maman, s'ils vivaient encore, monsieur Copperfield.� J'exprimai l'opinion que c'�tait l� ce qui s'appelait marcher dans le droit chemin. �On me dira que c'est s'immoler, dit mistress Micawber, que d'aller m'enfermer dans une ville presque eccl�siastique. Mais certes, monsieur Copperfield, pourquoi ne m'immolerais-je pas, quand je vois un homme dou� des facult�s que poss�de M. Micawber consommer un sacrifice bien plus grand encore? -- Oh! vous allez vivre dans une ville eccl�siastique?� demandai- je. M. Micawber, qui venait de nous servir � la ronde avec son pot-�- l'eau, r�pliqua: �� Canterbury. Le fait est, mon cher Copperfield, que j'ai pris des arrangements en vertu desquels je suis li� par un contrat � notre ami Heep, pour l'aider et le servir en qualit� de... clerc de confiance.� Je regardai avec �tonnement M. Micawber, qui jouissait grandement de ma surprise. �Je dois vous dire, reprit-il d'un air officiel, que les habitudes pratiques et les prudents avis de mistress Micawber ont puissamment contribu� � ce r�sultat. Le gant dont mistress Micawber vous avait parl� nagu�re a �t� jet� � la soci�t� sous la forme d'une annonce, et notre ami Heep l'a relev�, de l� une reconnaissance mutuelle. Je veux parler avec tout le respect possible de mon ami Heep, qui est un homme d'une finesse remarquable. Mon ami Heep, continua M. Micawber, n'a pas fix� le salaire r�gulier � une somme tr�s-consid�rable, mais il m'a rendu de grands services pour me d�livrer des embarras p�cuniaires qui pesaient sur moi, comptant d'avance sur mes services, et il a raison: je mets mon honneur � lui rendre des services s�rieux. L'intelligence et l'adresse que je puis poss�der, dit M. Micawber d'un air de modestie orgueilleuse et de son ancien ton d'�l�gance, seront consacr�es tout enti�res au service de mon ami Heep. J'ai d�j� quelque connaissance du droit, comme ayant eu � soutenir pour mon compte plusieurs proc�s civils, et je vais m'occuper imm�diatement d'�tudier les commentaires de l'un des plus �minents et des plus remarquables juristes anglais; il est inutile, je crois, d'ajouter que je parle de M. le juge de paix Blackstone.� Ces observations furent souvent interrompues par des repr�sentations de mistress Micawber � ma�tre Micawber, son fils, sur ce qu'il �tait assis sur ses talons, ou qu'il tenait sa t�te � deux mains comme s'il avait peur de la perdre, ou bien qu'il donnait des coups de pieds � Traddles sous la table; d'autres fois il posait ses pieds l'un sur l'autre, ou �tendait ses jambes � des distances contre nature; ou bien il se couchait de c�t� sur la table, trempant ses cheveux dans les verres; enfin il manifestait l'agitation qui r�gnait dans tous ses membres par une foule de mouvements incompatibles avec les int�r�ts g�n�raux de la soci�t�, prenant d'ailleurs en mauvaise part les remarques que sa m�re lui faisait � ce propos. Pendant tout ce temps, j'�tais � me demander ce que signifiait la r�v�lation de M. Micawber, dont je n'�tais pas encore bien remis jusqu'� ce qu'enfin mistress Micawber reprit le fil de son discours et r�clama toute mon attention. �Ce que je demande � M. Micawber d'�viter surtout, dit-elle, c'est en se sacrifiant � cette branche secondaire du droit, de s'interdire les moyens de s'�lever un jour jusqu'au faite. Je suis convaincue que M. Micawber, en se livrant � une profession qui donnera libre carri�re � la fertilit� de ses ressources et � sa facilit� d'�locution, ne peut manquer de se distinguer. Voyons, monsieur Traddles, s'il s'agissait, par exemple, de devenir un jour juge ou m�me chancelier, ajouta-t-elle d'un air profond, ne se placerait-on pas en dehors de ces postes importants en commen�ant par un emploi comme celui que M. Micawber vient d'accepter? -- Ma ch�re, dit M. Micawber tout en regardant aussi Traddles d'un air interrogateur, nous avons devant nous tout le temps de r�fl�chir � ces questions-l�. -- Non, Micawber! r�pliqua-t-elle. Votre tort, dans la vie, est toujours de ne pas regarder assez loin devant vous. Vous �tes oblig�, ne f�t-ce que par sentiment de justice envers votre famille, si ce n'est envers vous-m�me, d'embrasser d'un regard les points les plus �loign�s de l'horizon auxquels peuvent vous porter vos facult�s.� M. Micawber toussa et but son punch de l'air le plus satisfait en regardant toujours Traddles, comme s'il attendait son opinion. �Voyez-vous, la vraie situation, mistress Micawber, dit Traddles en lui d�voilant doucement la v�rit�, je veux dire le fait dans toute sa nudit� la plus prosa�que... -- Pr�cis�ment, mon cher monsieur Traddles, dit mistress Micawber, je d�sire �tre aussi prosa�que et aussi litt�raire que possible dans une affaire de cette importance. -- C'est que, dit Traddles, cette branche de la carri�re, quand m�me M. Micawber serait avou� dans toutes les r�gles... -- Pr�cis�ment, repartit mistress Micawber... Wilkins, vous louchez, et apr�s cela vous ne pourrez plus regarder droit. -- Cette partie de la carri�re n'a rien � faire avec la magistrature. Les avocats seuls peuvent pr�tendre � ces postes importants, et M. Micawber ne peut pas �tre avocat sans avoir fait cinq ans d'�tudes dans l'une des �coles de droit. -- Vous ai-je bien compris? dit mistress Micawber de son air le plus capable et le plus affable. Vous dites, mon cher monsieur Traddles, qu'� l'expiration de ce terme, M. Micawber pourrait alors occuper la situation de juge ou de chancelier? -- � la rigueur, il le _pourrait_, repartit Traddles en appuyant sur le dernier mot. -- Merci, dit mistress Micawber, c'est tout ce que je voulais savoir. Si telle est la situation, et si M. Micawber ne renonce � aucun privil�ge en se chargeant de semblables devoirs, mes inqui�tudes cessent. Vous me direz que je parle l� comme une femme, dit mistress Micawber, mais j'ai toujours cru que M. Micawber poss�dait ce que papa appelait l'esprit judiciaire, et j'esp�re qu'il entre maintenant dans une carri�re o� ses facult�s pourront se d�velopper et l'�lever � un poste important.� Je ne doute pas que M. Micawber ne se vit d�j�, avec les yeux de son esprit judiciaire, assis sur le sac de laine. Il passa la main d'un air de complaisance sur sa t�te chauve, et dit avec une r�signation orgueilleuse: �N'anticipons pas sur les d�crets de la fortune, ma ch�re. Si je suis destin� � porter perruque, je suis pr�t, ext�rieurement du moins, ajouta-t-il en faisant allusion � sa calvitie, � recevoir cette distinction. Je ne regrette pas mes cheveux, et qui sait si je ne les ai pas perdus dans un but d�termin�. Mon intention, mon cher Copperfield, est d'�lever mon fils pour l'�glise; j'avoue que c'est surtout pour lui que je serais bien aise d'arriver aux grandeurs. -- Pour l'�glise? demandai-je machinalement, car je ne pensais toujours qu'� Uriah Heep. -- Oui, dit M. Micawber. Il a une belle voix de t�te, et il commencera dans les choeurs. Notre r�sidence � Canterbury et les relations que nous y poss�dons d�j�, nous permettront sans doute de profiter des vacances qui pourront se pr�senter parmi les chanteurs de la cath�drale.� En regardant de nouveau ma�tre Micawber, je trouvai qu'il avait une certaine expression de figure qui semblait plut�t indiquer que sa voix partait de derri�re ses sourcils, ce qui me fut bient�t d�montr� quand je lui entendis chanter (on lui avait donn� le choix, de chanter ou d'aller se coucher) _le Pivert au bec per�ant_. Apr�s de nombreux compliments sur l'ex�cution de ce morceau, on retomba dans la conversation g�n�rale, et comme j'�tais trop pr�occup� de mes intentions d�sesp�r�es pour taire le changement survenu dans ma situation, je racontai le tout � M. et mistress Micawber. Je ne puis dire combien ils furent enchant�s tous les deux d'apprendre les embarras de ma tante, et comme cela redoubla leur cordialit� et l'aisance de leurs mani�res. Quand nous f�mes presque arriv�s au fond du pot � l'eau, je m'adressai � Traddles et je lui rappelai que nous ne pouvions nous s�parer sans souhaiter � nos amis une bonne sant� et beaucoup de bonheur et de succ�s dans leur nouvelle carri�re. Je priai M. Micawber de remplir les verres, et je portai leur sant� avec toutes les formes requises: je serrai la main de M. Micawber � travers la table, et j'embrassai mistress Micawber en comm�moration de cette grande occasion. Traddles m'imita pour le premier point, mais ne se crut pas assez intime dans la maison pour me suivre plus loin. �Mon cher Copperfield, me dit M. Micawber en se levant, les pouces dans les poches de son gilet, compagnon de ma jeunesse, si cette expression m'est permise, et vous, mon estimable ami Traddles, si je puis vous appeler ainsi, permettez-moi, au nom de mistress Micawber, au mien et au nom de notre prog�niture, de vous remercier de vos bons souhaits dans les termes les plus chaleureux et les plus spontan�s. On peut s'attendre � ce qu'� la veille d'une �migration qui ouvre devant nous une existence toute nouvelle (M. Micawber parlait toujours comme s'il allait s'�tablir � deux cents lieues de Londres), je tienne � adresser quelques mots d'adieu � deux amis comme ceux que je vois devant moi. Mais j'ai dit l�-dessus tout ce que j'avais � dire. Quelque situation dans la soci�t� que je puisse atteindre en suivant la profession savante dont je vais devenir un membre indigne, j'essayerai de ne point d�m�riter et de faire honneur � mistress Micawber. Sous le poids d'embarras p�cuniaires temporaires, qui venaient d'engagements contract�s dans l'intention d'y r�pondre imm�diatement, mais dont je n'ai pu me lib�rer par suite de circonstances diverses, je me suis vu dans la n�cessit� de rev�tir un costume qui r�pugne � mes instincts naturels, je veux dire des lunettes, et de prendre possession d'un surnom sur lequel je ne pouvais �tablir aucune pr�tention l�gitime. Tout ce que j'ai � dire sur ce point, c'est que le nuage a disparu du sombre horizon, et que le Dieu du jour r�gne de nouveau sur le sommet des montagnes. Lundi, � quatre heures, � l'arriv�e de la diligence � Canterbury, mon pied foulera ses bruy�res natales, et mon nom sera... Micawber!� M. Micawber reprit son si�ge apr�s ces observations et but de suite deux verres de punch de l'air le plus grave; puis il ajouta d'un ton solennel: �Il me reste encore quelque chose � faire avant de nous s�parer, il me reste un acte de justice � accomplir. Mon ami, M. Thomas Traddles, a, dans deux occasions diff�rentes, appos� sa signature, si je puis employer cette expression vulgaire, � des billets n�goci�s pour mon usage. Dans la premi�re occasion, M. Thomas Traddles a �t�... je dois dire qu'il a �t� pris au tr�buchet. L'�ch�ance du second billet n'est pas encore arriv�e. Le premier effet montait (ici M. Micawber examina soigneusement des papiers), montait, je crois, � vingt-trois livres sterling, quatre shillings, neuf pence et demi; le second, d'apr�s mes notes sur cet article, �tait de dix-huit livres, six shillings, deux pence. Ces deux sommes font ensemble un total de quarante une livres, dix shillings, onze pence et demi, si mes calculs sont exacts. Mon ami Copperfield veut-il me faire le plaisir de v�rifier l'addition?� Je le fis et je trouvai le compte exact. �Ce serait un fardeau insupportable pour moi, dit M. Micawber, que de quitter cette m�tropole et mon ami M. Thomas Traddles, sans m'acquitter de la partie p�cuniaire de mes obligations envers lui. J'ai donc pr�par�, et je tiens, en ce moment, � la main un document qui r�pondra � mes d�sirs sur ce point. Je demande � mon ami M. Thomas Traddles la permission de lui remettre mon billet pour la somme de quarante une livres, dix shillings onze pence et demi, et, cela fait, je rentre avec bonheur en possession de toute ma dignit� morale, car je sens que je puis marcher la t�te lev�e devant les hommes mes semblables!� Apr�s avoir d�bit� cette pr�face avec une vive �motion, M. Micawber remit son billet entre les mains de Traddles, et l'assura de ses bons souhaits pour toutes les circonstances de sa vie. Je suis persuad� que non-seulement cette transaction faisait � M. Micawber le m�me effet que s'il avait pay� l'argent, mais que Traddles lui-m�me ne se rendit bien compte de la diff�rence que lorsqu'il eut eu le temps d'y penser. Fortifi� par cet acte de vertu, M. Micawber marchait la t�te si haute devant les hommes ses semblables que sa poitrine semblait s'�tre �largie de moiti� quand il nous �claira pour descendre l'escalier. Nous nous s�par�mes tr�s-cordialement, et quand j'eus accompagn� Traddles jusqu'� sa porte, en retournant tout seul chez moi, entre autres pens�es �tranges et contradictoires qui me vinrent � l'esprit, je me dis que probablement c'�tait � quelque souvenir de compassion pour mon enfance abandonn�e que je devais que M. Micawber, avec toute ses excentricit�s, ne m'e�t jamais demand� d'argent. Je n'aurais certainement pas eu assez de courage moral pour lui en refuser, et je ne doute pas, soit dit � sa louange, qu'il le s�t aussi bien que moi. CHAPITRE VII. Un peu d'eau froide jet�e sur mon feu. Ma nouvelle vie durait depuis huit jours d�j�, et j'�tais plus que jamais p�n�tr� de ces terribles absolutions pratiques que je regardais comme imp�rieusement exig�es par la circonstance. Je continuais � marcher extr�mement vite, dans une vague id�e que je faisais mon chemin. Je m'appliquais � d�penser ma force, tant que je pouvais, dans l'ardeur avec laquelle j'accomplissais tout ce que j'entreprenais. J'�tais enfin une v�ritable victime de moi- m�me; j'en vins jusqu'� me demander si je ne ferais pas bien de me borner � manger des l�gumes, dans l'id�e vague qu'en devenant un animal herbivore, ce serait un sacrifice que j'offrirais sur l'autel de Dora. Jusqu'alors ma petite Dora ignorait absolument mes efforts d�sesp�r�s et ne savait que ce que mes lettres avaient pu confus�ment lui laisser entrevoir. Mais le samedi arriva, et c'est ce soir-l� qu'elle devait rendre visite � miss Mills, chez laquelle je devais moi-m�me aller prendre le th�, quand M. Mills se serait rendu � son cercle pour jouer au whist, �v�nement dont je devais �tre averti par l'apparition d'une cage d'oiseau � la fen�tre du milieu du salon. Nous �tions alors compl�tement �tablis � Buckingham-Street, et M. Dick continuait ses copies avec une joie sans �gale. Ma tante avait remport� une victoire signal�e sur mistress Crupp en la soldant, en jetant par la fen�tre la premi�re cruche qu'elle avait trouv�e en embuscade sur l'escalier, et en prot�geant de sa personne l'arriv�e et le d�part d'une femme de m�nage qu'elle avait prise au dehors. Ces mesures de vigueur avaient fait une telle impression sur mistress Crupp, qu'elle s'�tait retir�e dans sa cuisine, convaincue que ma tante �tait atteinte de la rage. Ma tante, � qui l'opinion de mistress Crupp comme celle du monde entier �tait parfaitement indiff�rente, n'�tait pas f�ch�e d'ailleurs d'encourager cette id�e, et mistress Crupp, nagu�re si hardie, perdit bient�t si visiblement tout courage que, pour �viter de rencontrer ma tante sur l'escalier, elle t�chait d'�clipser sa volumineuse personne derri�re les portes ou de se cacher dans des coins obscurs, laissant toutefois para�tre, sans s'en douter, un ou deux l�s de jupon de flanelle. Ma tante trouvait une telle satisfaction � l'effrayer que je crois qu'elle s'amusait � monter et � descendre tout expr�s, son chapeau pos� effront�ment sur le sommet de sa t�te, toutes les fois qu'elle pouvait esp�rer de trouver mistress Crupp sur son chemin. Ma tante, avec ses habitudes d'ordre et son esprit inventif, introduisit tant d'am�liorations dans nos arrangements int�rieurs qu'on aurait dit que nous avions fait un h�ritage au lieu d'avoir perdu notre argent. Entre autres choses, elle convertit l'office en un cabinet de toilette � mon usage, et m'acheta un bois de lit qui faisait l'effet d'une biblioth�que dans le jour, autant qu'un bois de lit peut ressembler � une biblioth�que. J'�tais l'objet de toute sa sollicitude, et ma pauvre m�re elle-m�me n'e�t pu m'aimer davantage, ni se donner plus de peine pour me rendre heureux. Peggotty avait regard� comme une haute faveur le privil�ge de se faire accepter pour participer � tous ces travaux, et, quoiqu'elle conserv�t � l'�gard de ma tante un peu de son ancienne terreur, elle avait re�u d'elle, dans les derniers temps, de si grandes preuves de confiance et d'estime, qu'elles �taient les meilleures amies du monde. Mais le temps �tait venu, pour Peggotty (je parle du samedi o� je devais prendre le th� chez miss Mills), de retourner chez elle pour aller remplir aupr�s de Ham les devoirs de sa mission. �Ainsi donc, adieu, Barkis! dit ma tante; soignez-vous bien. Je n'aurais jamais cru que je dusse �prouver tant de regrets � vous voir partir!� Je conduisis Peggotty au bureau de la diligence et je la mis en voiture. Elle pleura en partant et confia son fr�re � mon amiti� comme Ham l'avait d�j� fait. Nous n'avions pas entendu parler de lui depuis qu'il �tait parti par cette belle soir�e. �Et maintenant, mon cher David, dit Peggotty, si pendant votre stage vous aviez besoin d'argent pour vos d�penses, ou si, votre temps expir�, mon cher enfant, il vous fallait quelque chose pour vous �tablir, dans l'un ou l'autre cas, ou dans l'un et l'autre, qui est-ce qui aurait autant de droit � vous le pr�ter que la pauvre vieille bonne de ma pauvre ch�rie?� Je n'�tais pas poss�d� d'une passion d'ind�pendance tellement sauvage que je ne voulusse pas au moins reconna�tre ses offres g�n�reuses, en l'assurant que, si j'empruntais jamais de l'argent � personne, ce serait � elle que je voudrais m'adresser et je crois, qu'� moins de lui faire � l'instant m�me l'emprunt d'une grosse somme, je ne pouvais pas lui faire plus de plaisir qu'en lui donnant cette assurance. �Et puis, mon cher, dit Peggotty tout bas, dites � votre joli petit ange que j'aurais bien voulu la voir, ne f�t-ce qu'une minute; dites-lui aussi qu'avant son mariage avec mon gar�on, je viendrai vous arranger votre maison comme il faut, si vous le permettez.� Je lui promis que personne autre n'y toucherait qu'elle, et elle en fut si charm�e qu'elle �tait, en partant, � la joie de son coeur. Je me fatiguai le plus possible ce jour-l� � la Cour par une multitude de moyens pour trouver le temps moins long, et le soir, � l'heure dite, je me rendis dans la rue qu'habitait M. Mills. C'�tait un homme terrible pour s'endormir toujours apr�s son d�ner; il n'�tait pas encore sorti, et la cage n'�tait pas � la fen�tre. Il me fit attendre si longtemps que je me mis � souhaiter, par forme de consolation, que les joueurs de whist, qui faisaient sa partie, le missent � l'amende pour lui apprendre � venir si tard. Enfin, il sortit, et je vis ma petite Dora suspendre elle-m�me la cage et faire un pas sur le balcon pour voir si j'�tais l�, puis, quand elle m'aper�ut, elle rentra en courant pendant que Jip restait dehors pour aboyer de toutes ses forces contre un �norme chien de boucher qui �tait dans la rue et qui l'aurait aval� comme une pilule. Dora vint � la porte du salon pour me recevoir; Jip arriva aussi en se roulant et en grognant, dans l'id�e que j'�tais un brigand, et nous entr�mes tous les trois dans la chambre d'un air tr�s- tendre et tr�s-heureux. Mais je jetai bient�t le d�sespoir au milieu de notre joie (h�las! c'�tait sans le vouloir, mais j'�tais si plein de mon sujet!) en demandant � Dora, sans la moindre pr�face, si elle pourrait se d�cider � aimer un mendiant. Ma ch�re petite Dora jugez de son �pouvante! La seule id�e que ce mot �veill�t dans son esprit, c'�tait celle d'un visage rid�, surmont� d'un bonnet de coton, avec accompagnement de b�quilles, d'une jambe de bois ou d'un chien tenant une s�bile dans la gueule; aussi me regarda-t-elle tout effar�e avec un air d'�tonnement le plus dr�le du monde. �Comment pouvez-vous me faire cette folle question? dit-elle en faisant la moue; aimer un mendiant! -- Dora, ma bien-aim�e, lui dis-je, je suis un mendiant! -- Comment pouvez-vous �tre assez fou, me r�pliqua-t-elle en me donnant une tape sur la main, pour venir nous faire de pareils contes! Je vais vous faire mordre par Jip.� Ses mani�res enfantines me plaisaient plus que tout au monde, mais il fallait absolument m'expliquer, et je r�p�tai d'un ton solennel: �Dora, ma vie, mon amour, votre David est ruin�! -- Je vous assure que je vais vous faire mordre par Jip si vous continuez vos folies,� reprit Dora en secouant ses boucles de cheveux. Mais j'avais l'air si grave que Dora cessa de secouer ses boucles, posa sa petite main tremblante sur mon �paule, me regarda d'abord d'un air de trouble et d'�pouvante, puis se mit � pleurer. C'�tait terrible. Je tombai � genoux � c�t� du canap�, la caressant et la conjurant de ne pas me d�chirer le coeur; mais pendant un moment ma pauvre petite Dora ne savait que r�p�ter: �� mon Dieu! mon Dieu! J'ai peur, j'ai peur! O� est Julia Mills? Menez-moi � Julia Mills et allez-vous-en, je vous en prie!� Je ne savais pas plus moi-m�me o� j'en �tais. Enfin, � force de pri�res et de protestations, je d�cidai Dora � me regarder. Elle avait l'air terrifi�, mais je la ramenai peu � peu par mes caresses � me regarder tendrement, et elle appuya sa bonne petite joue contre la mienne. Alors je lui dis, en la tenant dans mes bras, que je l'aimais de tout mon coeur, mais que je me croyais oblig� en conscience de lui offrir de rompre notre engagement puisque j'�tais devenu pauvre; que je ne pourrais jamais m'en consoler, ni supporter l'id�e de la perdre; que je ne craignais pas la pauvret� si elle ne la craignait pas non plus; que mon coeur et mes bras puiseraient de la force dans mon amour pour elle; que je travaillais d�j� avec un courage que les amants seuls peuvent conna�tre; que j'avais commenc� � entrer dans la vie pratique et � songer � l'avenir; qu'une cro�te de pain gagn�e � la sueur de notre front �tait plus doux au coeur qu'un festin d� � un h�ritage; et beaucoup d'autres belles choses comme celles-l�, d�bit�es avec une �loquence passionn�e qui m'�tonna moi-m�me, quoique je me fusse pr�par� � ce moment-l� nuit et jour depuis l'instant o� ma tante m'avait surpris par son arriv�e impr�vue. �Votre coeur est-il toujours � moi, Dora, ma ch�re? lui dis-je avec transport, car je savais qu'il m'appartenait toujours en la sentant se presser contre moi. -- Oh oui, s'�cria Dora, tout � vous, mais ne soyez pas si effrayant!� _Moi_ effrayant! Pauvre Dora! �Ne me parlez pas de devenir pauvre et de travailler comme un n�gre, me dit-elle en se serrant contre moi, je vous en prie, je vous en prie! -- Mon amour, dis-je, une cro�te de pain... gagn�e � la sueur... -- Oui, oui, mais je ne veux plus entendre parler de cro�tes de pain, et il faut � Jip tous les jours sa c�telette de mouton � midi, sans quoi il mourra!� J'�tais sous le charme s�duisant de ses mani�res enfantines. Je lui expliquai tendrement que Jip aurait sa c�telette de mouton avec toute la r�gularit� accoutum�e. Je lui d�peignis notre vie modeste, ind�pendante, gr�ce � mon travail; je lui parlai de la petite maison que j'avais vue � Highgate, avec la chambre au premier pour ma tante. �Suis-je encore bien effrayant, Dora? lui dis-je avec tendresse. -- Oh non, non! s'�cria Dora. Mais j'esp�re que votre tante restera souvent dans sa chambre, et puis aussi que ce n'est pas une vieille grognon.� S'il m'e�t �t� possible d'aimer Dora davantage, � coup s�r je l'eusse fait alors. Mais pourtant je sentais qu'elle n'�tait pas bonne � grand'chose dans le cas pr�sent. Ma nouvelle ardeur se refroidissait en voyant qu'il �tait si difficile de la lui communiquer. Je fis un nouvel effort. Quand elle fut tout � fait remise et qu'elle eut pris Jip sur ses genoux pour rouler ses oreilles autour de ses doigts, je repris ma gravit�: �Ma bien-aim�e, puis-je vous dire un mot? -- Oh! je vous en prie, ne parlons pas de la vie pratique, me dit- elle d'un ton caressant; si vous saviez comme cela me fait peur! -- Mais, ma ch�rie, il n'y a pas de quoi vous effrayer dans tout ceci. Je voudrais vous faire envisager la chose autrement. Je voudrais, au contraire, que cela vous inspir�t du nerf et du courage. -- Oh! mais c'est pr�cis�ment ce qui me fait peur, cria Dora. -- Non, ma ch�rie. Avec de la pers�v�rance et de la force de caract�re, on supporte des choses bien plus p�nibles. -- Mais je n'ai pas de force du tout, dit Dora en secouant ses boucles. N'est-ce pas Jip? Oh! voyons! embrassez Jip et soyez aimable!� Il �tait impossible de refuser d'embrasser Jip quand elle me le tendait expr�s, en arrondissant elle-m�me, pour l'embrasser aussi, sa jolie petite bouche rose, tout en dirigeant l'op�ration qui devait s'accomplir avec une pr�cision math�matique sur le milieu du nez de son bichon. Je fis exactement ce qu'elle voulait, puis je r�clamai la r�compense de mon ob�issance; et Dora r�ussit pendant assez longtemps � tenir ma gravit� en �chec. �Mais, Dora, ma ch�rie, lui dis-je en reprenant mon air solennel, j'ai encore quelque chose � vous dire!� Le juge de la Cour des pr�rogatives lui-m�me en serait tomb� amoureux rien que de la voir joindre ses petites mains qu'elle tendait vers moi en me suppliant de ne plus lui faire peur. �Mais je ne veux pas vous faire peur, mon amour, r�p�tais-je; seulement, Dora, ma bien-aim�e, si vous vouliez quelquefois penser, sans d�couragement, bien loin de l�; mais si vous vouliez quelquefois penser, pour vous encourager au contraire, que vous �tes fianc�e � un homme pauvre... -- Non, non, je vous en prie! criait Dora. C'est trop effrayant! -- Mais pas du tout, ma ch�re petite, lui dis-je gaiement; si vous vouliez seulement y penser quelquefois, et vous occuper de temps en temps des affaires du m�nage de votre papa, pour t�cher de prendre quelque habitude... des comptes, par exemple...� Ma pauvre Dora accueillit cette id�e par un petit cri qui ressemblait � un sanglot. �... Cela vous serait bien utile un jour, continuai-je. Et si vous vouliez me promettre de lire... un petit livre de cuisine que je vous enverrai, comme ce serait excellent pour vous et pour moi! Car notre chemin dans la vie est rude et raboteux pour le moment, ma Dora, lui dis-je en m'�chauffant, et c'est � nous � l'aplanir. Nous avons � lutter pour arriver. Il nous faut du courage. Nous avons bien des obstacles � affronter: et il faut les affronter sans crainte, les �craser sous nos pieds.� J'allais toujours, le poing ferm� et l'air r�solu, mais il �tait bien inutile d'aller plus loin, j'en avais dit bien assez. J'avais r�ussi... � lui faire peur une fois de plus! Oh! o� �tait Julia Mills! �Oh! menez-moi � Julia Mills, et allez-vous-en, s'il vous pla�t!� En un mot, j'�tais � moiti� fou et je parcourais le salon dans tous les sens. Je croyais l'avoir tu�e cette fois. Je lui jetai de l'eau � la figure. Je tombai � genoux. Je m'arrachai les cheveux. Je m'accusai d'�tre une b�te brute sans remords et sans piti�. Je lui demandai pardon. Je la suppliai d'ouvrir les yeux. Je ravageai la boite � ouvrage de miss Mills pour y trouver un flacon, et dans mon d�sespoir je pris un �tui d'ivoire � la place et je versai toutes les aiguilles sur Dora. Je montrai le poing � Jip qui �tait aussi �perdu que moi. Je me livrai � toutes les extravagances imaginables, et il y avait longtemps que j'avais perdu la t�te quand miss Mills entra dans la chambre. �Qu'y a-t-il! que vous a-t-on fait? s'�cria miss Mills en venant au secours de son amie.� Je r�pondis: �C'est moi, miss Mills, c'est moi qui suis le coupable! Oui, vous voyez le criminel!� et un tas de choses dans le m�me genre; puis, d�tournant ma t�te, pour la d�rober � la lumi�re, je la cachai contre le coussin du canap�. Miss Mills crut d'abord que c'�tait une querelle, et que nous �tions �gar�s dans le d�sert du Sahara, mais elle ne fut pas longtemps dans cette incertitude, car ma ch�re petite Dora s'�cria en l'embrassant que j'�tais un pauvre manoeuvre; puis elle se mit � pleurer pour mon compte en me demandant si je voulais lui permettre de me donner tout son argent � garder, et finit par se jeter dans les bras de miss Mills en sanglotant comme si son pauvre petit coeur allait se briser. Heureusement miss Mills semblait n�e pour �tre notre b�n�diction. Elle s'assura par quelques mots de la situation, consola Dora, lui persuada peu � peu que je n'�tais pas un manoeuvre. D'apr�s ma mani�re de raconter les choses, je crois que Dora avait suppos� que j'�tais devenu terrassier, et que je passais et repassais toute la journ�e sur une planche avec une brouette. Miss Mills, mieux inform�e, finit par r�tablir la paix entre nous. Quand tout fut rentr� dans l'ordre, Dora monta pour baigner ses yeux dans de l'eau de rose, et miss Mills demanda le th�. Dans l'intervalle, je d�clarai � cette demoiselle qu'elle serait toujours mon amie, et que mon coeur cesserait de battre avant d'oublier sa sympathie. Je lui d�veloppai alors le plan que j'avais essay� avec si peu de succ�s de faire comprendre � Dora. Miss Mills me r�pliqua d'apr�s des principes g�n�raux que la chaumi�re du contentement valait mieux que le palais de la froide splendeur, et que l'amour suffisait � tout. Je dis � miss Mills que c'�tait bien vrai, et que personne ne pouvait le savoir mieux que moi, qui aimais Dora comme jamais mortel n'avait aim� avant moi. Mais sur la m�lancolique observation de miss Mills qu'il serait heureux pour certains coeurs qu'ils n'eussent pas aim� autant que moi, je lui demandai par amendement la permission de restreindre ma remarque au sexe masculin seulement. Je posai ensuite � miss Mills la question de savoir s'il n'y avait pas en effet quelque avantage pratique dans la proposition que j'avais voulu faire touchant les comptes, la tenue du m�nage et les livres de cuisine? Apr�s un moment de r�flexion, voici ce que miss Mills me r�pondit: �Monsieur Copperfield, je veux �tre franche avec vous. Les souffrances et les �preuves morales suppl�ent aux ann�es chez de certaines natures, et je vais vous parler aussi franchement que si nous �tions � confesse. Non, votre proposition ne convient pas � notre Dora. Notre ch�re Dora est l'enfant g�t� de la nature. C'est une cr�ature de lumi�re, de gaiet� et de joie. Je ne puis pas vous dissimuler que, si cela se pouvait, ce serait tr�s-bien sans doute, mais...� Et miss Mills secoua la t�te. Cette demi-concession de miss Mills m'encouragea � lui demander si, dans le cas o� il se pr�senterait une occasion d'attirer l'attention de Dora sur les conditions de ce genre n�cessaires � la vie pratique, elle serait assez bonne pour en profiter? Miss Mills y consentit si volontiers que je lui demandai encore si elle ne voudrait pas bien se charger du livre de cuisine, et me rendre le service �minent de le faire accepter � Dora sans lui causer trop d'effroi. Miss Mills voulut bien se charger de la commission, mais on voyait bien qu'elle n'en attendait pas grand'chose. Dora reparut, et elle �tait si s�duisante que je me demandai si v�ritablement il �tait permis de l'occuper de d�tails si vulgaires. Et puis elle m'aimait tant, elle �tait si s�duisante, surtout quand elle faisait tenir Jip debout pour demander sa r�tie, et qu'elle faisait semblant de lui br�ler le nez avec la th�i�re parce qu'il refusait de lui ob�ir, que je me regardais comme un monstre qui serait venu �pouvanter de sa vue subite la f�e dans son bosquet quand je songeais � l'effroi que je lui avais caus� et aux pleurs que je lui avais fait r�pandre. Apr�s le th�, Dora prit sa guitare et chanta ses vieilles chansons fran�aises sur l'impossibilit� absolue de cesser de danser sous aucun pr�texte, tra la la, tra la la, et je sentis plus que jamais que j'�tais un monstre. Il n'y eut qu'un nuage sur notre joie; un moment avant de me retirer, miss Mills fit par hasard une allusion au lendemain matin, et j'eus le malheur de dire que j'�tais oblig� de travailler et que je me levais maintenant � cinq heures du matin. Je ne sais si Dora en con�ut l'id�e que j'�tais veilleur dans quelque �tablissement particulier, mais cette nouvelle fit une grande impression sur son esprit, et elle cessa de jouer du piano et de chanter. Elle y pensait encore quand je lui dis adieu, et elle me dit, de son petit air c�lin, comme si elle parlait � sa poup�e, � ce qu'il me semblait: �Voyons, m�chant, ne vous levez pas � cinq heures! Cela n'a pas de bon sens! -- J'ai � travailler, ma ch�rie. -- Eh bien! ne travaillez pas, dit Dora. Pourquoi faire?� Il �tait impossible de dire autrement qu'en riant � ce joli petit visage �tonn� qu'il faut bien travailler pour vivre. �Oh! que c'est ridicule! s'�cria Dora. -- Et comment vivrions-nous sans cela, Dora? -- Comment? n'importe comment!� dit Dora. Elle avait l'air convaincu qu'elle venait de trancher la question, et elle me donna un baiser triomphant qui venait si naturellement de son coeur innocent que je n'aurais pas voulu pour tout l'or du monde discuter avec elle sa r�ponse. Car je l'aimais, et je continuai de l'aimer de toute mon �me, de toute ma force. Mais tout en travaillant beaucoup, tout en battant le fer pendant qu'il �tait chaud, cela n'emp�chait pas que parfois le soir, quand je me trouvais en face de ma tante, je r�fl�chissais � l'effroi que j'avais caus� � Dora ce jour-l�, et je me demandais comment je ferais pour percer au travers de la for�t des difficult�s, une guitare � la main, et � force d'y r�ver il me semblait que mes cheveux en devenaient tout blancs. CHAPITRE VIII. Dissolution de soci�t�. Je m'empressai de mettre imm�diatement � ex�cution le plan que j'avais form� relativement aux d�bats du Parlement. C'�tait un des fers de ma forge qu'il fallait battre tandis qu'il �tait chaud, et je me mis � l'oeuvre avec une pers�v�rance, qu'il doit m'�tre permis d'admirer. J'achetai un trait� c�l�bre sur l'art de la st�nographie (il me co�ta bien dix bons shillings), et je me plongeai dans un oc�an de difficult�s, qui, au bout de quelques semaines, m'avaient rendu presque fou. Tous les changements que pouvait apporter un de ces petits accents, qui, plac�s d'une fa�on signifiaient telle chose, et telle autre dans une autre position; tous ces caprices merveilleux figur�s par des cercles ind�chiffrables; les cons�quences �normes d'une figure grosse comme une patte de mouche, les terribles effets d'une courbe mal plac�e ne me troublaient pas seulement pendant mes heures d'�tude, elles me poursuivaient m�me pendant mes heures de sommeil. Quand je fus enfin venu � bout de m'orienter tant bien que mal, � t�tons, au milieu de ce labyrinthe, et de poss�der � peu pr�s l'alphabet qui, � lui seul, �tait tout un temple d'hi�roglyphes �gyptiens, je fus assailli apr�s cela par une procession d'horreurs nouvelles, appel�es des caract�res arbitraires. Jamais je n'ai vu de caract�res aussi despotiques: par exemple ils voulaient absolument qu'une ligne plus fine qu'une toile d'araign�e signifi�t _attente_, et qu'une esp�ce de chandelle romaine se traduisit par _d�savantageux_. � mesure que je parvenais � me fourrer dans la t�te ce mis�rable grimoire, je m'apercevais que je ne savais plus du tout mon commencement. Je le rapprenais donc, et alors j'oubliais le reste; si je cherchais � le retrouver, c'�tait aux d�pens de quelque autre bribe du syst�me qui m'�chappait. En un mot c'�tait navrant, c'est-�-dire, cela m'aurait paru navrant, si Dora n'avait �t� l� pour me rendre du courage: Dora, ancre fid�le de ma barque agit�e par la temp�te! Chaque progr�s dans le syst�me me semblait un ch�ne noueux � jeter � bas dans la for�t des difficult�s, et je me mettais � les abattre l'un apr�s l'autre avec un tel redoublement d'�nergie, qu'au bout de trois ou quatre mois je me crus en �tat de tenter une �preuve sur un de nos braillards de la Chambre des communes. Jamais je n'oublierai comment, pour mon d�but, mon braillard s'�tait d�j� rassis avant que j'eusse seulement commenc�, et laissa mon crayon imb�cile se tr�mousser sur le papier, comme s'il avait des convulsions! Cela ne pouvait pas aller: c'�tait bien �vident, j'avais vis� trop haut, il fallait en rabattre. Je recourus � Traddles pour quelques conseils; il me proposa de me dicter des discours, tout doucement, en s'arr�tant de temps en temps pour me faciliter la chose. J'acceptai son offre avec la plus vive reconnaissance, et, tous les soirs, pendant bien longtemps, nous e�mes dans Buckingham- Street, une sorte de parlement priv�, lorsque j'�tais revenu de chez le docteur. Je voudrais bien voir quelque part un parlement de cette esp�ce. Ma tante et M. Dick repr�sentaient le gouvernement ou l'opposition (suivant les circonstances), et Traddles, � l'aide de l'_Orateur_ d'Enfield ou d'un volume des _D�bats parlementaires_, les accablait des plus foudroyantes invectives. Debout, � c�t� de la table, une main sur le volume pour ne pas perdre sa page, et le bras droit lev� au devant de sa t�te, Traddles repr�sentant alternativement M. Pitt, M. Fox, M. Sheridan, M. Burke, lord Castlereagh, le vicomte Sidmouth, ou M. Canning, se livrait � la plus violente col�re; il accusait ma tante et M. Dick d'immoralit� et de corruption; et moi, assis non loin de lui, mon cahier de notes � la main, j'essoufflais ma plume � le suivre dans ses d�clamations. L'inconstance et la l�g�ret� de Traddles ne sauraient �tre surpass�es par aucune politique au monde. En huit jours il avait embrass� toutes les opinions les plus diff�rentes, il avait arbor� vingt drapeaux. Ma tante, immobile comme un chancelier de l'�chiquier, lan�ait parfois une interruption: �tr�s-bien,� ou �Non!� ou: �Oh!� quand le texte semblait l'exiger, et M. Dick (v�ritable type du gentilhomme campagnard) lui servait imm�diatement d'�cho. Mais M. Dick fut accus� durant sa carri�re parlementaire de choses si odieuses, et on lui en montra dans l'avenir de si redoutables cons�quences qu'il finit par en �tre effray�. Je crois m�me qu'il finit par se persuader qu'il fallait qu'il e�t d�cid�ment commis quelque chose qui devait amener la ruine de la constitution de la Grande-Bretagne et la d�cadence in�vitable du pays. Bien souvent nous continuions nos d�bats jusqu'� ce que la pendule sonn�t minuit et que les bougies fussent br�l�es jusqu'au bout. Le r�sultat de tant de travaux fut que je finis par suivre assez bien Traddles; il ne manquait plus qu'une chose � mon triomphe, c'�tait de reconna�tre apr�s ce que signifiaient mes notes. Mais je n'en avais pas la moindre id�e. Une fois qu'elles �taient �crites, loin de pouvoir en r�tablir le sens, c'�tait comme si j'avais copi� les inscriptions chinoises qu'on trouve sur les caisses de th�, ou les lettres d'or qu'on peut lire sur toutes les grandes fioles rouges et vertes qui ornent la boutique des apothicaires. Je n'avais autre chose � faire que de me remettre courageusement � l'oeuvre. C'�tait bien dur, mais je recommen�ai, en d�pit de mon ennui, � parcourir de nouveau laborieusement et m�thodiquement tout le chemin que j'avais d�j� fait, marchant � pas de tortue, m'arr�tant pour examiner minutieusement la plus petite marque, et faisant des efforts d�sesp�r�s pour d�chiffrer ces caract�res perfides, partout o� je les rencontrais. J'�tais tr�s-exact � mon bureau, tr�s-exact aussi chez le docteur, enfin je travaillais comme un vrai cheval de fiacre. Un jour que je me rendais � la Chambre des communes comme � l'ordinaire, je trouvai sur le seuil de la porte M. Spenlow, l'air tr�s-grave et se parlant � lui-m�me. Comme il se plaignait souvent de maux de t�te, et qu'il avait le cou tr�s-court avec des cols de chemise trop empes�s, j'eus d'abord l'id�e qu'il avait le cerveau un peu pris, mais je fus bient�t rassur� sur ce point. Au lieu de me rendre mon �Bonjour, monsieur,� avec son affabilit� accoutum�e, il me regarda d'un air hautain et c�r�monieux, et m'engagea froidement � le suivre dans un certain caf�, qui, dans ce temps-l�, donnait sur les _Doctors'-Commons_, dans la petite arcade pr�s du cimeti�re de Saint-Paul. Je lui ob�is, l'esprit tout troubl�; je me sentais couvert d'une sueur �ruptive, comme si toutes mes appr�hensions allaient aboutir � la peau. Il marchait devant moi, le passage �tant fort �troit, et la fa�on dont il portait la t�te ne me pr�sageait rien de bon: je me doutai qu'il avait d�couvert mes sentiments pour ma ch�re petite Dora. Si je ne l'avais pas devin� en le suivant pour nous rendre au caf� dont j'ai parl�, je n'aurais pu me m�prendre longtemps sur le fait dont il s'agissait, lorsqu'apr�s �tre mont� dans une pi�ce au premier �tage, j'y trouvai miss Murdstone appuy�e sur une sorte de buffet o� �taient rang�s divers carafons contenant des citrons et deux de ces bo�tes extraordinaires toutes pleines de coins et de recoins, o� jadis on piquait les couteaux et les fourchettes, mais qui, heureusement pour l'humanit�, sont � pr�sent enti�rement pass�es de mode. Miss Murdstone me tendit ses ongles glac�s, et se rassit de l'air le plus aust�re. M. Spenlow ferma la porte, me fit signe de prendre une chaise, et se pla�a debout sur le tapis devant la chemin�e. �Ayez la bont�, miss Murdstone, dit M. Spenlow, de montrer � M. Copperfield ce que contient votre sac.� Je crois vraiment que c'�tait identiquement le m�me ridicule � fermoir d'acier que je lui avais vu dans mon enfance. Les l�vres aussi serr�es que le fermoir pouvait l'�tre, miss Murdstone poussa le ressort, entrouvrit un peu la bouche du m�me coup, tira de son sac ma derni�re lettre � Dora, toute pleine des expressions de la plus tendre affection. �Je crois que c'est votre �criture, monsieur Copperfield? dit M. Spenlow.� J'avais le front br�lant, et la voix qui r�sonna � mes oreilles ne ressemblait gu�re � la mienne lorsque je r�pondis: �Oui, monsieur. -- Si je ne me trompe, dit M. Spenlow, tandis que miss Murdstone tirait de son sac un paquet de lettres, attach� avec un charmant petit ruban bleu, ces lettres sont aussi de votre �criture, monsieur Copperfield?� Je pris le paquet avec un sentiment de d�solation; et, en voyant d'un coup d'oeil au haut des pages: �Ma bien-aim�e Dora, mon ange ch�ri, ma ch�re petite,� je rougis profond�ment et j'inclinai la t�te. �Non, merci, me dit froidement M. Spenlow, comme je lui tendais machinalement le paquet de lettres, je ne veux pas vous en priver. Miss Murdstone, soyez assez bonne pour continuer.� Cette aimable cr�ature, apr�s avoir un moment r�fl�chi, les yeux baiss�s sur le papier, raconta ce qui suit, avec l'onction la plus glaciale: �Je dois avouer que, depuis quelque temps d�j�, j'avais mes soup�ons sur miss Spenlow en ce qui concerne David Copperfield. J'avais l'oeil sur miss Spenlow et sur David Copperfield la premi�re fois qu'ils se virent, et l'impression que j'en con�us alors ne fut pas agr�able. La d�pravation du coeur humain est telle... -- Vous me rendrez service, madame, fit remarquer M. Spenlow, en vous bornant � raconter les faits.� Miss Murdstone baissa les yeux, hocha la t�te comme pour protester contre cette interruption inconvenante, puis reprit d'un air de dignit� offens�e: �Alors, si je dois me borner � raconter les faits, je les dirai aussi bri�vement que possible, puisque c'est l� tout ce qu'on demande. Je disais donc, monsieur, que, depuis quelque temps d�j�, j'avais mes soup�ons sur miss Spenlow et sur David Copperfield. J'ai souvent essay�, mais en vain, d'en trouver des preuves d�cisives. C'est ce qui m'a emp�ch� d'en faire confidence au p�re de miss Spenlow (et elle le regarda d'un air s�v�re): je savais combien, en pareil cas, on est peu dispos� � croire avec bienveillance ceux qui remplissent en cela fid�lement leur devoir.� M. Spenlow semblait an�anti par la noble s�v�rit� du ton de miss Murdstone; il fit de la main un geste de conciliation. �Lors de mon retour � Norwood, apr�s m'�tre absent�e � l'occasion du mariage de mon fr�re, poursuivit miss Murdstone d'un ton d�daigneux, je crus m'apercevoir que la conduite de miss Spenlow, �galement de retour d'une visite chez son amie miss Mills, que sa conduite, dis-je, donnait plus de fondement � mes soup�ons; je la surveillai donc de plus pr�s.� Ma pauvre, ma ch�re petite Dora, qu'elle �tait loin de se douter que ces yeux de dragon �taient fix�s sur elle! �Cependant, reprit miss Murdstone, c'est hier au soir seulement que j'en ai acquis la preuve positive. J'�tais d'avis que miss Spenlow recevait trop de lettres de son amie miss Mills, mais miss Mills �tait son amie, du plein consentement de son p�re (encore un coup d'oeil bien amer � M. Spenlow), je n'avais donc rien � dire. Puisqu'il ne m'est pas permis de faire allusion � la d�pravation naturelle du coeur humain, il faut du moins qu'on me permette de parler d'une confiance mal plac�e. -- � la bonne heure, murmura M. Spenlow, en forme d'apologie. -- Hier au soir, reprit miss Murdstone, nous venions de prendre le th�, lorsque je remarquai que le petit chien courait, bondissait, grognait dans le salon, en mordillant quelque chose. Je dis � miss Spenlow: �Dora, qu'est-ce que c'est que ce papier que votre chien tient dans sa gueule?� Miss Spenlow t�ta imm�diatement sa ceinture, poussa un cri et courut vers le chien. Je l'arr�tai en lui disant: �Dora, mon amour, permettez!...� -- Oh! Jip, mis�rable �pagneul, c'est donc toi qui es l'auteur de tant d'infortunes! -- Miss Spenlow essaya, dit miss Murdstone, de me corrompre � force de baisers, de n�cessaires � ouvrage, de petits bijoux, de pr�sents de toutes sortes: je passe rapidement l�-dessus. Le petit chien courut se r�fugier sous le canap�, et j'eus beaucoup de peine � l'en faire sortir avec l'aide des pincettes. Une fois tir� de l�-dessous, la lettre �tait toujours dans sa gueule; et quand j'essayai de la lui arracher, au risque de me faire mordre, il tenait le papier si bien serr� entre ses dents que tout ce que je pouvais faire c'�tait d'enlever le chien en l'air � la suite de ce pr�cieux document. J'ai pourtant fini par m'en emparer. Apr�s l'avoir lu, j'ai dit � miss Spenlow qu'elle devait avoir en sa possession d'autres lettres de m�me nature, et j'ai enfin obtenu d'elle le paquet qui est maintenant entre les mains de David Copperfield.� Elle se tut, et, apr�s avoir ferm� son sac, elle ferma la bouche, de l'air d'une personne r�solue � se laisser briser plut�t que de ployer. �Vous venez d'entendre miss Murdstone, dit M. Spenlow, en se tournant vers moi. Je d�sire savoir, monsieur Copperfield, si vous avez quelque chose � r�pondre.� Le peu de dignit� dont j'aurais pu essayer de me parer �tait malheureusement fort compromis par le tableau qui venait sans cesse se pr�senter � mon esprit; je voyais celle que j'adorais, ma charmante petite Dora, pleurant et sanglotant toute la nuit; je me la repr�sentais seule, effray�e, malheureuse, ou bien je songeais qu'elle avait suppli�, mais en vain, cette m�g�re au coeur de rocher de lui pardonner; qu'elle lui avait offert des baisers, des n�cessaires � ouvrage, des bijoux, le tout en pure perte; enfin, qu'elle �tait au d�sespoir, et tout cela pour moi; je tremblais donc d'�motion et de chagrin, bien que je fisse tout mon possible pour le cacher. �Je n'ai rien � dire, monsieur, repris-je, si ce n'est que je suis le seul � bl�mer... Dora... -- Miss Spenlow, je vous prie, repartit son p�re avec majest�... -- A �t� entra�n�e par moi, continuai-je, sans r�p�ter apr�s M. Spenlow ce nom froid et c�r�monieux, � me promettre de vous cacher notre affection, et je le regrette am�rement. -- Vous avez eu le plus grand tort, monsieur, me dit M. Spenlow, en se promenant de long en large sur le tapis et en gesticulant avec tout son corps, au lieu de remuer seulement la t�te, � cause de la raideur combin�e de sa cravate et de son �pine dorsale. Vous avez commis une action frauduleuse et immorale, monsieur Copperfield. Quand je re�ois chez moi un gentleman, qu'il ait dix- neuf, ou vingt neuf, ou quatre-vingt-dix ans, je le re�ois avec pleine confiance. S'il abuse de ma confiance, il commet une action malhonn�te, monsieur Copperfield! -- Je ne le vois que trop maintenant, monsieur, vous pouvez en �tre s�r, repris-je, mais je ne le croyais pas auparavant. En v�rit�, monsieur Spenlow, dans toute la sinc�rit� de mon coeur, je ne le croyais pas auparavant, j'aime tellement miss Spenlow... -- Allons donc! quelle sottise! dit M. Spenlow en rougissant. Ne venez pas me dire en face que vous aimez ma fille, monsieur Copperfield! -- Mais, monsieur, comment pourrais-je d�fendre ma conduite si cela n'�tait pas? r�pondis-je du ton le plus humble. -- Et comment pouvez-vous d�fendre votre conduite, si cela est, monsieur? dit M. Spenlow en s'arr�tant tout court sur le tapis. Avez-vous r�fl�chi � votre �ge et � l'�ge de ma fille, monsieur Copperfield? Savez-vous ce que vous avez fait en venant d�truire la confiance qui devait exister entre ma fille et moi? Avez-vous song� au rang que ma fille occupe dans le monde, aux projets que j'ai pu former pour son avenir, aux intentions que je puis exprimer en sa faveur dans mon testament? Avez-vous song� � tout cela, monsieur Copperfield? -- Bien peu, monsieur, j'en ai peur, r�pondis-je d'un ton humble et triste, mais je vous prie de croire que je n'ai point m�connu ma propre position dans le monde. Quand je vous en ai parl�, nous �tions d�j� engag�s l'un � l'autre. -- Je vous prie de ne pas prononcer ce mot devant moi, monsieur Copperfield!� et, au milieu de mon d�sespoir, je ne pus m'emp�cher de remarquer qu'il ressemblait tout � fait � Polichinelle par la mani�re dont il frappait tour � tour ses mains l'une contre l'autre avec la plus grande �nergie. L'immobile miss Murdstone fit entendre un rire sec et d�daigneux. �Lorsque je vous ai expliqu� le changement qui �tait survenu dans ma situation, monsieur, repris-je voulant changer le mot qui l'avait choqu�, il y avait d�j�, par ma faute, un secret entre miss Spenlow et moi. Depuis que ma position a chang�, j'ai lutt�, j'ai fait tout mon possible pour l'am�liorer: je suis s�r d'y parvenir un jour. Voulez-vous me donner du temps? Nous sommes si jeunes, elle et moi, monsieur... -- Vous avez raison, dit M. Spenlow en hochant plusieurs fois la t�te et en fron�ant le sourcil, vous �tes tous deux tr�s-jeunes. Tout cela c'est des b�tises; il faut que �a finisse! Prenez ces lettres et jetez-les au feu. Rendez-moi les lettres de miss Spenlow, que je les jette au feu de mon c�t�. Et bien que nous devions, � l'avenir, nous borner � nous rencontrer ici ou � la Cour, il sera convenu que nous ne parlerons pas du pass�. Voyons, monsieur Copperfield, vous ne manquez pas de raison, et vous voyez bien que c'est l� la seule chose raisonnable � faire.� Non, je ne pouvais pas �tre de cet avis. Je le regrettais beaucoup, mais il y avait une consid�ration qui l'emportait sur la raison. L'amour passe avant tout, et j'aimais Dora � la folie, et Dora m'aimait. Je ne le dis pas tout � fait dans ces termes; mais je le fis comprendre, et j'y �tais bien r�solu. Je ne m'inqui�tais gu�re de savoir si je jouais en cela un r�le ridicule, mais je sais que j'�tais bien r�solu. �Tr�s-bien, monsieur Copperfield, dit M. Spenlow, j'userai de mon influence aupr�s de ma fille.� Miss Murdstone fit entendre un son expressif, une longue aspiration qui n'�tait ni un soupir ni un g�missement, mais qui tenait des deux, comme pour faire sentir � M. Spenlow que c'�tait par l� qu'il aurait du commencer. �J'userai de mon influence aupr�s de ma fille, dit M. Spenlow, enhardi par cette approbation. Refusez-vous de prendre ces lettres, monsieur Copperfield?� J'avais pos� le paquet sur la table. Oui, je le refusai. J'esp�rais qu'il voudrait bien m'excuser, mais il m'�tait impossible de recevoir ces lettres de la main de miss Murdstone. �Ni des miennes? dit M. Spenlow. -- Pas davantage, r�pondis-je avec le plus profond respect. -- � merveille!� dit M. Spenlow. Il y eut un moment de silence. Je ne savais si je devais rester ou m'en aller. � la fin, je me dirigeai tranquillement vers la porte, avec l'intention de lui dire que je croyais r�pondre � ses sentiments en me retirant. Il m'arr�ta pour me dire d'un air s�rieux et presque d�vot, en enfon�ant ses mains dans les poches de son paletot, et c'�tait bien tout au plus s'il pouvait les y faire entrer: �Vous savez probablement, monsieur Copperfield, que je ne suis pas absolument d�pourvu des biens de ce monde, et que ma fille est ma plus ch�re et ma plus proche parente?� Je lui r�pondis avec pr�cipitation que j'esp�rais que, si un amour passionn� m'avait fait commettre une erreur, il ne me supposait pas pour cela une �me avide et mercenaire. �Ce n'est pas de cela que je parle, dit M. Spenlow. Il vaudrait mieux pour vous et pour nous tous, monsieur Copperfield, que vous fussiez un peu plus mercenaire, je veux dire que vous fussiez plus prudent, et moins facile � entra�ner � ces folies de jeunesse; mais, je vous le r�p�te, � un tout autre point de vue, vous savez probablement que j'ai quelque fortune � laisser � ma fille?� Je r�pondis que je le supposais bien. �Et vous ne pouvez pas croire qu'en pr�sence des exemples qu'on voit ici tous les jours, dans cette Cour, de l'�trange n�gligence des hommes pour les arrangements testamentaires, car c'est peut- �tre le cas o� l'on rencontre les plus �tranges r�v�lations de la l�g�ret� humaine, vous ne pouvez pas croire que moi je n'aie pas fait mes dispositions?� J'inclinai la t�te en signe d'assentiment. �Je ne souffrirai pas, dit M. Spenlow en se balan�ant alternativement sur la pointe des pieds ou sur les talons, tandis qu'il hochait lentement la t�te comme pour donner plus de poids � ses pieuses observations, je ne souffrirai pas que les dispositions que j'ai cru devoir prendre pour mon enfant soient en rien modifi�es par une folie de jeunesse; car c'est une vraie folie; tranchons le mot, une sottise. Dans quelque temps, tout cela ne p�sera pas plus qu'une plume. Mais il serait possible, il se pourrait... que, si cette sottise n'�tait pas compl�tement abandonn�e, je me visse oblig�, dans un moment d'anxi�t�, � prendre mes pr�cautions pour annuler les cons�quences de quelque mariage imprudent. J'esp�re, monsieur Copperfield, que vous ne me forcerez pas � rouvrir, m�me pour un quart d'heure, cette page close dans le livre de la vie, et � d�ranger, m�me pour un quart d'heure, de graves affaires r�gl�es depuis longtemps d�j�.� Il y avait dans toute sa mani�re une s�r�nit�, une tranquillit�, un calme qui me touchaient profond�ment Il �tait si paisible et si r�sign�, apr�s avoir mis ordre � ses affaires, et r�gl� ses dispositions derni�res comme un papier de musique, qu'on voyait bien qu'il ne pouvait y penser lui-m�me sans attendrissement. Je crois m�me en v�rit� avoir vu monter du fond de sa sensibilit�, � cette pens�e, quelques larmes involontaires dans ses yeux. Mais qu'y faire? je ne pouvais pas manquer � Dora et � mon propre coeur. Il me dit qu'il me donnait huit jours pour r�fl�chir. Pouvais-je r�pondre que je ne voulais pas y r�fl�chir pendant huit jours? Mais aussi ne devais-je pas croire que toutes les semaines du monde ne changeraient rien � la violence de mon amour? �Vous ferez bien d'en causer avec miss Trotwood, ou avec quelque autre personne qui connaisse la vie, me dit M. Spenlow en redressant sa cravate. Prenez une semaine, monsieur Copperfield.� Je me soumis et je me retirai, tout en donnant � ma physionomie l'expression d'un abattement d�sesp�r� qui ne pouvait changer en rien mon in�branlable constance. Les sourcils de miss Murdstone m'accompagn�rent jusqu'� la porte; je dis ses sourcils plut�t que ses yeux, parce qu'ils tenaient beaucoup plus de place dans son visage. Elle avait exactement la m�me figure que jadis, lorsque, dans notre petit salon, � Blunderstone, je r�citais mes le�ons en sa pr�sence. Avec un peu de bonne volont�, j'aurais pu croire par souvenir que le poids qui oppressait mon coeur, c'�tait encore cet abominable alphabet d'autrefois avec ses vignettes ovales, que je comparais dans mon enfance � des verres de lunettes. Quand j'arrivai � mon bureau, je me cachai le visage dans mes mains, et l�, devant mon pupitre, assis dans mon coin, sans apercevoir ni le vieux Tiffey ni mes autres camarades; je me mis � r�fl�chir au tremblement de terre qui venait d'avoir lieu sous mes pieds; et, dans l'amertume de mon �me, je maudissais Jip, et j'�tais si inquiet de Dora que je me demande encore comment je ne pris pas mon chapeau pour me diriger comme un fou vers Norwood. L'id�e qu'on la tourmentait, qu'on la faisait pleurer, et que je n'�tais pas l� pour la consoler, m'�tait devenue tellement odieuse que je me mis � �crire une lettre insens�e � M. Spenlow, o� je le conjurais de ne pas faire peser sur elle les cons�quences de ma cruelle destin�e. Je le suppliais d'�pargner cette douce nature, de ne pas briser une fleur si fragile. Bref, si j'ai bonne m�moire, je lui parlais comme si, au lieu d'�tre le p�re de Dora, il avait �t� un ogre ou un croque-mitaine. Je la cachetai et je la posai sur son pupitre avant son retour. Quand il rentra, je le vis, par la porte de son cabinet, qui �tait entreb�ill�e, prendre ma lettre et l'ouvrir. Il ne m'en parla pas dans la matin�e; mais le soir, avant de partir, il m'appela et me dit que je n'avais pas besoin de m'inqui�ter du bonheur de sa fille. Il lui avait dit simplement que c'�tait une b�tise, et il ne comptait plus lui en reparler. Il se croyait un p�re indulgent (et il avait raison): je n'avais donc nul besoin de m'inqui�ter � ce sujet. �Vous pourriez m'obliger, par votre folie ou votre obstination, monsieur Copperfield, ajouta-t-il, � �loigner pendant quelque temps ma fille de moi; mais j'ai de vous une meilleure opinion. J'esp�re que dans quelques jours vous serez plus raisonnable. Quant � miss Murdstone, car j'avais parl� d'elle dans ma lettre, je respecte la vigilance de cette dame, et je lui en suis reconnaissant; mais je lui ai express�ment recommand� d'�viter ce sujet. La seule chose que je d�sire, monsieur Copperfield, c'est qu'il n'en soit plus question. Tout ce que vous avez � faire, c'est de l'oublier.� Tout ce que j'avais � faire! tout! Dans un billet que j'�crivis � miss Mills, je relevai ce mot avec amertume. Tout ce que j'avais � faire, disais-je avec une sombre d�rision, c'�tait d'oublier Dora! C'�tait l� tout! ne semblait-il pas que ce ne f�t rien! Je suppliai miss Mills de me permettre de la voir ce soir-l� m�me. Si miss Mills ne pouvait y consentir, je lui demandais de me recevoir en cachette dans la pi�ce de derri�re, o� on faisait la lessive. Je lui d�clarai que ma raison chancelait sur sa base et qu'elle seule pouvait la remettre dans son assiette. Je finissais, dans mon �garement, par me dire � elle pour la vie, avec ma signature au bout; et en relisant ma lettre avant de la confier � un commissionnaire, je ne pus pas m'emp�cher moi-m�me de lui trouver beaucoup de rapport avec le style de M. Micawber. Je l'envoyai pourtant. Le soir, je me dirigeai vers la rue de miss Mills, et je l'arpentai dans tous les sens jusqu'� ce que sa servante vint m'avertir, � la d�rob�e, de la suivre par un chemin d�tourn�. J'ai eu depuis des raisons de croire qu'il n'y avait aucun motif de m'emp�cher d'entrer par la grande porte, ni m�me d'�tre re�u dans le salon, si ce n'est que miss Mills aimait tout ce qui avait un air de myst�re. Une fois dans l'arri�re-cuisine, je m'abandonnai � tout mon d�sespoir. Si j'�tais venu l� dans l'intention de me rendre ridicule, je suis bien s�r d'y avoir r�ussi. Miss Mills avait re�u de Dora un billet �crit � la h�te, o� elle lui disait que tout �tait d�couvert. Elle ajoutait: �Oh! venez me trouver, Julie, je vous en supplie!� Mais miss Mills n'avait pas encore �t� la voir, dans la crainte que sa visite ne f�t pas du go�t des autorit�s sup�rieures; nous �tions tous comme des voyageurs �gar�s dans le d�sert du Sahara. Miss Mills avait une prodigieuse volubilit�, et elle s'y complaisait. Je ne pouvais m'emp�cher de sentir, tandis qu'elle m�lait ses larmes aux miennes, que nos afflictions �taient pour elle une bonne occasion. Elle les choyait, je peux le dire, pour s'en faire du bien. Elle me faisait remarquer �qu'un ab�me immense venait de s'ouvrir entre Dora et moi, et que l'amour pouvait seul le combler avec son arc-en-ciel. L'amour �tait fait pour souffrir dans ce bas monde: cela avait toujours �t�, et cela serait toujours. N'importe, reprenait-elle. Les coeurs ne se laissent pas encha�ner longtemps par ces toiles d'araign�e: ils sauront bien les rompre, et l'amour sera veng�.� Tout cela n'�tait pas tr�s-consolant, mais miss Mills ne voulait pas encourager des esp�rances mensong�res. Elle me renvoya bien plus malheureux que je n'�tais en arrivant, ce qui ne m'emp�cha pas de lui dire (et ce qu'il y a de plus fort, c'est que je le pensais) que je lui avais une profonde reconnaissance et que je voyais bien qu'elle �tait v�ritablement notre amie. Il fut r�solu que le lendemain matin elle irait trouver Dora, et qu'elle inventerait quelque moyen de l'assurer, soit par un mot, soit par un regard, de toute mon affection et de mon d�sespoir. Nous nous s�par�mes accabl�s de douleur; comme miss Mills devait �tre satisfaite! En arrivant chez ma tante, je lui confiai tout; et, en d�pit de ce qu'elle put me dire, je me couchai au d�sespoir. Je me levai au d�sespoir, et je sortis au d�sespoir. C'�tait le samedi matin, je me rendis imm�diatement � mon bureau. Je fus surpris, en y arrivant, de voir les gar�ons de caisse devant la porte et causant entre eux; quelques passants regardaient les fen�tres qui �taient toutes ferm�es. Je pressai le pas, et, surpris de ce que je voyais, j'entrai en toute h�te. Les employ�s �taient � leur poste, mais personne ne travaillait. Le vieux Tiffey �tait assis, peut-�tre pour la premi�re fois de sa vie, sur la chaise d'un de ses coll�gues, et il n'avait pas m�me accroch� son chapeau. �Quel affreux malheur, monsieur Copperfield! me dit-il, au moment o� j'entrais. -- Quoi donc? m'�criai-je. Qu'est-ce qu'il y a? -- Vous ne savez donc pas? cria Tiffey, et tout le monde m'entoura. -- Non! dis-je en les regardant tous l'un apr�s l'autre. -- M. Spenlow, dit Tiffey. -- Eh bien? -- Il est mort!� Je crus que la terre me croulait sous les pieds; je chancelai, un des commis me soutint dans ses bras. On me fit asseoir, on d�noua ma cravate, on me donna un verre d'eau. Je n'ai aucune id�e du temps que tout cela dura. �Mort? r�p�tai-je. -- Il a d�n� en ville hier, et il conduisait lui-m�me son pha�ton, dit Tiffey. Il avait renvoy� son groom par la diligence, comme il faisait quelquefois, vous savez... -- Eh bien! -- Le pha�ton est arriv� vide. Les chevaux se sont arr�t�s � la porte de l'�curie. Le palfrenier est accouru avec une lanterne. Il n'y avait personne dans la voiture. -- Est-ce que les chevaux s'�taient emport�s? -- Ils n'avaient pas chaud, dit Tiffey en mettant ses lunettes, pas plus chaud, dit-on, qu'� l'ordinaire quand ils rentrent. Les guides �taient bris�es, mais elles avaient �videmment tra�n� par terre. Toute la maison a �t� aussit�t sur pied; trois domestiques ont parcouru la route qu'ils avaient suivie. On l'a retrouv� � un mille de la maison. -- � plus d'un mille, monsieur Tiffey, insinua un jeune employ�. -- Croyez-vous? Vous avez peut-�tre raison dit Tiffey, � plus d'un mille, pas loin de l'�glise: il �tait �tendu, le visage contre terre; une partie de son corps reposait sur la grande route, une autre sur la contre-all�e. Personne ne sait s'il a eu une attaque qui l'a fait tomber de voiture, ou s'il en est descendu, parce qu'il se sentait indispos�; on ne sait m�me pas s'il �tait tout � fait mort quand on l'a retrouv�: ce qu'il y a de s�r, c'est qu'il �tait parfaitement insensible. Peut-�tre respirait-il encore, mais il n'a pas prononc� une seule parole. On s'est procur� des m�decins aussit�t qu'on a pu, mais tout a �t� inutile.� Comment d�peindre ma situation d'esprit � cette nouvelle! Tout le monde comprend assez mon trouble, en apprenant un tel �v�nement, et si subit, dont la victime �tait pr�cis�ment l'homme avec lequel je venais d'avoir une discussion. Ce vide soudain qu'il laissait dans sa chambre encore occup�e la veille, o� sa chaise et sa table avaient l'air de l'attendre: ces lignes trac�es par lui de sa main et laiss�es sur son bureau comme les derni�res traces du spectre disparu: l'impossibilit� de le s�parer dans notre pens�e du lieu o� nous �tions, au point que, quand la porte s'ouvrait, on s'attendait � le voir entrer; le silence morne et le d�soeuvrement de ses bureaux, l'insatiable avidit� de nos gens � en parler et celle des gens du dehors qui ne faisaient qu'entrer et sortir toute la journ�e pour se gorger de quelques d�tails nouveaux: quel spectacle navrant! Mais ce que je ne saurais d�crire, c'est comment, dans les replis cach�s de mon coeur, je ressentais une secr�te jalousie de la mort m�me; comment je lui reprochais de me refouler au second plan dans les pens�es de Dora; comment l'humeur injuste et tyrannique qui me poss�dait me rendait envieux m�me de son chagrin; comment je souffrais de la pens�e que d'autres pourraient la consoler, qu'elle pleurerait loin de moi; enfin comment j'�tais domin� par un d�sir avare et �go�ste de la s�parer du monde entier, � mon profit, pour �tre, moi seul, tout pour elle, dans ce moment si mal choisi pour ne songer qu'� moi. Dans le trouble de cette situation d'esprit (j'esp�re que je ne suis pas le seul � l'avoir ressentie, et que d'autres pourront le comprendre), je me rendis le soir m�me � Norwood: j'appris par un domestique que miss Mills �tait arriv�e; je lui �crivis une lettre dont je fis mettre l'adresse par ma tante. Je d�plorais de tout mon coeur la mort si inattendue de M. Spenlow, et en �crivant je versai des larmes. Je la suppliais de dire � Dora, si elle �tait en �tat de l'entendre, qu'il m'avait trait� avec une bont� et une bienveillance infinies, et n'avait prononc� le nom de sa fille qu'avec la plus grande tendresse, sans l'ombre d'un reproche. Je sais bien que c'�tait encore pur �go�sme de ma part. C'�tait un moyen de faire parvenir mon nom jusqu'� elle; mais je cherchais � me faire accroire que c'�tait un acte de justice envers sa m�moire. Et peut-�tre l'ai-je cru. Ma tante re�ut le lendemain quelques lignes en r�ponse; l'adresse �tait pour elle; mais la lettre �tait pour moi. Dora �tait accabl�e de douleur, et quand son amie lui avait demand� s'il fallait m'envoyer ses tendresses, elle s'�tait �cri�e en pleurant, car elle pleurait sans interruption: �Oh! mon cher papa, mon pauvre papa!� Mais elle n'avait pas dit non, ce qui me fit le plus grand plaisir. M. Jorkins vint au bureau quelques jours apr�s: il �tait rest� � Norwood depuis l'�v�nement. Tiffey et lui rest�rent enferm�s ensemble quelque temps, puis Tiffey ouvrit la porte, et me fit signe d'entrer. �Oh! dit M. Jorkins, monsieur Copperfield, nous allons, monsieur Tiffey et moi, examiner le pupitre, les tiroirs et tous les papiers du d�funt, pour mettre les scell�s sur ses papiers personnels, et chercher son testament. Nous n'en trouvons de trace nulle part. Soyez assez bon pour nous aider.� J'�tais, depuis l'�v�nement, dans des transes mortelles pour savoir dans quelle situation se trouverait ma Dora, quel serait son tuteur, etc., etc., et la proposition de M. Jorkins me donnait l'occasion de dissiper mes doutes. Nous nous m�mes tout de suite � l'oeuvre; M. Jorkins ouvrait les pupitres et les tiroirs, et nous en sortions tous les papiers. Nous placions d'un c�t� tous ceux du bureau, de l'autre tous ceux qui �taient personnels au d�funt, et ils n'�taient pas nombreux. Tout se passait avec la plus grande gravit�; et quand nous trouvions un cachet ou un porte-crayon, ou une bague, ou les autres menus objets � son usage personnel, nous baissions instinctivement la voix. Nous avions d�j� scell� plusieurs paquets, et nous continuions au milieu du silence et de la poussi�re, quand M. Jorkins me dit en se servant exactement des termes dans lesquels son associ�, M. Spenlow, nous avait jadis parl� de lui: �M. Spenlow n'�tait pas homme � se laisser facilement d�tourner des traditions et des sentiers battus. Vous le connaissiez. Eh bien! je suis port� � croire qu'il n'avait pas fait de testament. -- Oh, je suis s�r du contraire!� dis-je. Tous deux s'arr�t�rent pour me regarder. �Le jour o� je l'ai vu pour la derni�re fois, repris-je, il m'a dit qu'il avait fait un testament, et qu'il avait depuis longtemps mis ordre � ses affaires.� M. Jorkins et le vieux Tiffey secou�rent la t�te d'un commun accord. �Cela ne promet rien de bon, dit Tiffey. -- Rien de bon du tout, dit M. Jorkins. -- Vous ne doutez pourtant pas? repartis-je. -- Mon bon monsieur Copperfield, me dit Tiffey, et il posa la main sur mon bras, tout en fermant les yeux et en secouant la t�te; si vous aviez �t� aussi longtemps que moi dans cette �tude, vous sauriez qu'il n'y a point de sujet sur lequel les hommes soient aussi impr�voyants, et pour lequel on doive moins les croire sur parole. -- Mais, en v�rit�, ce sont ses propres expressions! r�pliquai-je avec instance. -- Voil� qui est d�cisif, reprit Tiffey. Mon opinion alors, c'est... qu'il n'y a pas de testament.� Cela me parut d'abord la chose du monde la plus bizarre, mais le fait est qu'il n'y avait pas de testament. Les papiers ne fournissaient pas le moindre indice qu'il e�t voulu jamais en faire un; on ne trouva ni le moindre projet, ni le moindre m�morandum qui annon��t qu'il en e�t jamais eu l'intention. Ce qui m'�tonna presque autant, c'est que ses affaires �taient dans le plus grand d�sordre. On ne pouvait se rendre compte ni de ce qu'il devait, ni de ce qu'il avait pay�, ni de ce qu'il poss�dait. Il �tait tr�s-probable que, depuis des ann�es, il ne s'en faisait pas lui-m�me la moindre id�e. Peu � peu on d�couvrit que, pouss� par le d�sir de briller parmi les procureurs des _Doctors'-Commons_, il avait d�pens� plus que le revenu de son �tude qui ne s'�levait pas bien haut, et qu'il avait fait une br�che importante � ses ressources personnelles qui probablement n'avaient jamais �t� bien consid�rables. On fit une vente de tout le mobilier de Norwood: on sous-loua la maison, et Tiffey me dit, sans savoir tout l'int�r�t que je prenais � la chose, qu'une fois les dettes du d�funt pay�es, et d�duction faite de la part de ses associ�s dans l'�tude, il ne donnerait pas de tout le reste mille livres sterling. Je n'appris tout cela qu'au bout de six semaines. J'avais �t� � la torture pendant tout ce temps-l�, et j'�tais sur le point de mettre un terme � mes jours, chaque fois que miss Mills m'apprenait que ma pauvre petite Dora ne r�pondait, lorsqu'on parlait de moi, qu'en s'�criant: �Oh, mon pauvre papa! Oh, mon cher papa!� Elle me dit aussi que Dora n'avait d'autres parents que deux tantes, soeurs de M. Spenlow, qui n'�taient pas mari�es, et qui vivaient � Putney. Depuis longues ann�es elles n'avaient que de rares communications avec leur fr�re. Ils n'avaient pourtant jamais eu rien ensemble; mais M. Spenlow les ayant invit�es seulement � prendre le th�, le jour du bapt�me de Dora, au lieu de les inviter au d�ner, comme elles avaient la pr�tention d'en �tre, elles lui avaient r�pondu par �crit, que, �dans l'int�r�t des deux parties, elles croyaient devoir rester chez elles.� Depuis ce jour leur fr�re et elles avaient v�cu chacun de leur c�t�. Ces deux dames sortirent pourtant de leur retraite, pour venir proposer � Dora d'aller demeurer avec elles � Putney. Dora se suspendit � leur cou, en pleurant et en souriant. �Oh oui, mes bonnes tantes; je vous en prie, emmenez-moi � Putney, avec Julia Mills et Jip!� Elles s'en retourn�rent donc ensemble, peu de temps apr�s l'enterrement. Je ne sais comment je trouvai le temps d'aller r�der du c�t� de Putney, mais le fait est que, d'une mani�re ou de l'autre, je me faufilai tr�s-souvent dans le voisinage. Miss Mills, pour mieux remplir tous les devoirs de l'amiti�, tenait un journal de ce qui se passait chaque jour; souvent elle venait me trouver, dans la campagne, pour me le lire, ou me le pr�ter, quand elle n'avait pas le temps de me le lire. Avec quel bonheur je parcourais les divers articles de ce registre consciencieux, dont voici un �chantillon! �Lundi. -- Ma ch�re Dora est toujours tr�s-abattue. -- Violent mal de t�te. -- J'appelle son attention sur la beaut� du poil de Jip. D. caresse J. -- Associations d'id�es qui ouvrent les �cluses de la douleur. -- Torrent de larmes. (Les larmes ne sont-elles pas la ros�e du coeur? J. M.) �Mardi. -- Dora faible et agit�e. -- Belle dans sa p�leur. (M�me remarque � faire pour la lune. J. M.) D. J. M. et J. sortent en voiture. J. met le nez hors de la porti�re, il aboie violemment contre un balayeur. -- Un l�ger sourire para�t sur les l�vres de D. -- (Voil� bien les faibles anneaux dont se compose la cha�ne de la vie! J. M.) �Mercredi. -- D. gaie en comparaison des jours pr�c�dents. -- Je lui ai chant� une m�lodie touchante, _Les cloches du soir_, qui ne l'ont point calm�e, bien au contraire. -- D. �mue au dernier point. -- Je l'ai trouv�e plus tard qui pleurait dans sa chambre; je lui ai cit� des vers o� je la comparais � une jeune gazelle. -- R�sultat m�diocre. -- Fait allusion � l'image de la patience sur un tombeau. (Question. Pourquoi sur un tombeau? J. M.) �Jeudi. -- D. mieux certainement. -- Meilleure nuit. -- L�g�re teinte ros�e sur les joues. -- Je me suis d�cid�e � prononcer le nom de D. C. -- Ce nom est encore insinu� avec pr�caution, pendant la promenade. -- D. imm�diatement boulevers�e. �Oh! ch�re, ch�re Julia! Oh! j'ai �t� un enfant d�sob�issant!� -- Je l'apaise par mes caresses. -- Je fais un tableau id�al de D. C. aux portes du tombeau. -- D. de nouveau boulevers�e. �Oh! que faire? que faire? Emmenez-moi quelque part!� -- Grande alarme! -- �vanouissement de D. -- Verre d'eau apport� d'un caf�. (Ressemblance po�tique. Une enseigne bigarr�e sur la porte du caf�. La vie humaine aussi est bigarr�e. H�las! J. M.) �Vendredi. -- Jour plein d'�v�nements. -- Un homme se pr�sente � la cuisine, porteur d'un sac bleu: il demande les brodequins qu'une dame a laiss�s pour qu'on les raccommode. La cuisini�re r�pond qu'elle n'a pas re�u d'ordres. L'homme insiste. La cuisini�re se retire pour demander ce qu'il en est; elle laisse l'homme seul avec Jip. Au retour de la cuisini�re, l'homme insiste encore, puis il se retire. J. a disparu; D. est au d�sespoir. On fait avertir la police. L'homme a un gros nez, et les jambes en cerceau, comme les arches d'un pont. On cherche dans toutes les directions. Pas de J. -- D. pleure am�rement; elle est inconsolable. -- Nouvelle allusion � une jeune gazelle, � propos, mais sans effet. -- Vers le soir, un jeune gar�on inconnu se pr�sente. On le fait entrer au salon. Il a un gros nez, mais pas les jambes en cerceau. Il demande une guin�e, pour un chien qu'il a trouv�. Il refuse de s'expliquer plus clairement. D. lui donne la guin�e; il emm�ne la cuisini�re dans une petite maison, o� elle trouva J. attach� au pied de la table. -- Joie de D. qui danse tout autour de J. pendant qu'il mange son souper. -- Enhardie par cet heureux changement, je parle de D. C. quand nous sommes au premier �tage. D. se remet � sangloter. �Oh, non, non. C'est si mal de penser � autre chose qu'� mon papa!� Elle embrasse J. et s'endort en pleurant. (D. C. ne doit-il pas se confier aux vastes ailes du temps? J. M.)� Miss Mills et son journal �taient alors ma seule consolation. Je n'avais d'autre ressource dans mon chagrin, que de la voir, elle qui venait de quitter Dora, de retrouver la lettre initiale du nom de Dora, � chaque ligne de ces pages pleines de sympathies, et d'augmenter encore par l� ma douleur. Il me semblait que jusqu'alors j'avais v�cu dans un ch�teau de cartes qui venait de s'�crouler, nous laissant miss Mills et moi au milieu des ruines! Il me semblait qu'un affreux magicien avait entour� la divinit� de mon coeur d'un cercle magique, que les ailes du temps, ces ailes qui transportent si loin tant de cr�atures humaines, pourraient seules m'aider � franchir. CHAPITRE IX. Wickfield-et-Heep. Ma tante commen�ant, je suppose, � s'inqui�ter s�rieusement de mon abattement prolong�, imagina de m'envoyer � Douvres, sous pr�texte de voir si tout se passait bien dans son cottage qu'elle avait lou�, et dans le but de renouveler le bail avec le locataire actuel. Jeannette �tait entr�e au service de mistress Strong, o� je la voyais tous les jours. Elle avait �t� ind�cise en quittant Douvres, si elle confirmerait ou renierait une bonne fois ce renoncement d�daigneux au sexe masculin, qui faisait le fond de son �ducation. Il s'agissait pour elle d'�pouser un pilote. Mais, ma foi! elle ne voulut pas s'y risquer, moins, pour l'honneur du principe en lui-m�me, je suppose, que parce que le pilote n'�tait pas de son go�t. Bien qu'il m'en co�t�t de quitter miss Mills, j'entrai assez volontiers dans les intentions de ma tante; cela me permettait de passer quelques heures paisibles aupr�s d'Agn�s. Je consultai le bon docteur pour savoir si je pouvais faire une absence de trois jours; il me conseilla de la prolonger un peu, mais j'avais le coeur trop � l'ouvrage pour prendre un si long cong�. Enfin je me d�cidai � partir. Quant � mon bureau des Doctors'-Commons, je n'avais pas grande raison de m'inqui�ter de ce que je pouvais y avoir � faire. � vrai dire, nous n'�tions pas en odeur de saintet� parmi les procureurs de premi�re vol�e, et nous �tions m�me tomb�s dans une position �quivoque. Les affaires n'avaient pas �t� brillantes du temps de M. Jorkins, avant M. Spenlow, et bien qu'elles eussent �t� plus anim�es depuis que cet associ� avait renouvel�, par une infusion de jeune sang, la vieille routine de l'�tude, et qu'il lui e�t donn� quelque �clat par le train qu'il menait, cependant elle ne reposait pas sur des bases assez solides, pour que la mort soudaine de son principal directeur ne vint pas l'�branler. Les affaires diminu�rent sensiblement. M. Jorkins, en d�pit de la r�putation qu'on lui faisait chez nous, �tait un homme faible et incapable, et sa r�putation au dehors n'�tait pas de nature � relever son cr�dit. J'�tais plac� aupr�s de lui, depuis la mort de M. Spenlow, et chaque fois que je lui voyais prendre sa prise de tabac, et laisser l� son travail, je regrettais plus que jamais les mille livres sterling de ma tante. Ce n'�tait pas encore l� le plus grand mal. Il y avait dans les _Doctors'-Commons_ une quantit� d'oisifs et de coulissiers qui, sans �tre procureurs eux-m�mes, s'emparaient d'une partie des affaires, pour les faire ex�cuter ensuite par de v�ritables procureurs dispos�s � pr�ter leurs noms en �change d'une part dans la cur�e. Comme il nous fallait des affaires � tout prix, nous nous associ�mes � cette noble corporation de procureurs marrons, et nous cherch�mes � attirer chez nous les oisifs et les coulissiers. Ce que nous demandions surtout, parce que cela nous rapportait plus que le reste, c'�taient les autorisations de mariage ou les actes probatoires pour valider un testament; mais chacun voulait les avoir, et la concurrence �tait si grande, qu'on mettait en planton, � l'entr�e de toutes les avenues qui conduisaient aux _Commons_, des forbans et des corsaires charg�s d'amener � leurs bureaux respectifs toutes les personnes en deuil ou tous les jeunes gens qui avaient l'air embarrass�s de leur personne. Ces instructions �taient si fid�lement ex�cut�es, qu'il m'arriva par deux fois, avant que je fusse bien connu, d'�tre enlev� moi-m�me pour l'�tude de notre rival le plus redoutable. Les int�r�ts contraires de ces recruteurs d'un nouveau genre �tant de nature � mettre en jeu leur sensibilit�, cela finissait souvent par des combats corps � corps, et notre principal agent, qui avait commenc� par le commerce des vins en d�tail, avant de passer au brocantage judiciaire, donna m�me � la Cour le scandaleux spectacle, pendant quelques jours, d'un oeil au beurre noir. Ces vertueux personnages ne se faisaient pas le moindre scrupule quand ils offraient la main, pour descendre de sa voiture, � quelque vieille dame en noir, de tuer sur le coup le procureur qu'elle demandait, repr�sentant leur patron comme le l�gitime successeur du d�funt, et de lui amener en triomphe la vieille dame, souvent encore tr�s-�mue de la triste nouvelle qu'elle venait d'apprendre. C'est ainsi qu'on m'amena � moi-m�me bien des prisonniers. Quant aux autorisations de mariage, la concurrence �tait si formidable, qu'un pauvre monsieur timide, qui venait dans ce but de notre c�t�, n'avait rien de mieux � faire que de s'abandonner au premier agent qui venait � le happer, s'il ne voulait pas devenir le th��tre de la guerre et la proie du vainqueur. Un de nos commis, employ� � cette sp�cialit�, ne quittait jamais son chapeau quand il �tait assis, afin d'�tre toujours pr�t � s'�lancer sur les victimes qui se montraient � l'horizon. Ce syst�me de pers�cution est encore en vigueur, � ce que je crois. La derni�re fois que je me rendis aux _Commons_, un homme tr�s-poli, rev�tu d'un tablier blanc, me sauta dessus tout � coup, murmurant � mon oreille les mots sacramentels: �Une autorisation de mariage?� et ce fut � grand'peine que je l'emp�chai de m'emporter � bras jusque dans une �tude de procureur. Mais apr�s cette digression passons � Douvres. Je trouvai tout dans un �tat tr�s-satisfaisant, et je pus flatter les passions de ma tante en lui racontant que son locataire avait h�rit� de ses antipathies et faisait aux �nes une guerre acharn�e. Je passai une nuit � Douvres pour terminer quelques petites affaires, puis je me rendis le lendemain matin de bonne heure � Canterbury. Nous �tions en hiver; le temps frais et le vent piquant ranim�rent un peu mes esprits. J'errai lentement au milieu des rues antiques de Canterbury avec un plaisir tranquille, qui me soulagea le coeur. J'y revoyais les enseignes, les noms, les figures que j'avais connus jadis. Il me semblait qu'il y avait si longtemps que j'avais �t� en pension dans cette ville, que je n'aurais pu comprendre qu'elle e�t subi si peu de changements, si je n'avais song� que j'avais bien peu chang� moi-m�me. Ce qui est �trange, c'est que l'influence douce et paisible qu'exer�ait sur moi la pens�e d'Agn�s, semblait se r�pandre sur le lieu m�me qu'elle habitait. Je trouvais � toutes choses un air de s�r�nit�, une apparence calme et pensive aux tours de la v�n�rable cath�drale comme aux vieux corbeaux dont les cris lugubres semblaient donner � ces b�timents antiques quelque chose de plus solitaire que n'aurait pu le faire un silence absolu; aux portes en ruines, jadis d�cor�es de statues, aujourd'hui renvers�es et r�duites en poussi�re avec les p�lerins respectueux qui leur rendaient hommage, comme aux niches silencieuses o� le lierre centenaire rampait jusqu'au toit le long des murailles pendantes aux vieilles maisons, comme au paysage champ�tre; au verger comme au jardin: tout semblait porter en soi, comme Agn�s, l'esprit de calme innocent, baume souverain d'une �me agit�e. Arriv� � la porte de M. Wickfield, je trouvai M. Micawber qui faisait courir sa plume avec la plus grande activit� dans la petite pi�ce du rez-de-chauss�e, o� se tenait autrefois Uriah Heep. Il �tait tout de noir habill�, et sa massive personne remplissait compl�tement le petit bureau o� il travaillait. M. Micawber parut � la fois charm� et un peu embarrass� de me voir. Il voulait me mener imm�diatement chez Uriah, mais je m'y refusai. �Je connais cette maison de vieille date, lui dis-je, je saurai bien trouver mon chemin. Eh bien! qu'est-ce que vous dites du droit, M. Micawber? -- Mon cher Copperfield, me r�pondit-il, pour un homme dou� d'une imagination transcendante, les �tudes de droit ont un tr�s-mauvais c�t�: elles le noient dans les d�tails. M�me dans notre correspondance d'affaires, dit M. Micawber en jetant les yeux sur des lettres qu'il �crivait, l'esprit n'est pas libre de prendre un essor d'expression sublime qui puisse le satisfaire. Malgr� �a, c'est un grand travail! un grand travail!� Il me dit ensuite qu'il �tait devenu locataire de la vieille maison d'Uriah Heep, et que mistress Micawber serait ravie de me recevoir encore une fois sous son toit. �C'est une humble demeure, dit M. Micawber, pour me servir d'une expression favorite de mon ami Heep; mais, peut �tre nous servira- t-elle de marchepied pour nous �lever � des agencements domiciliaires plus ambitieux.� Je lui demandai s'il �tait satisfait de la fa�on dont le traitait son ami Heep. Il commenta par s'assurer si la porte �tait bien ferm�e, puis il me r�pondit � voix basse: �Mon cher Copperfield, quand on est sous le coup d'embarras p�cuniaires, on est, vis-�-vis de la plupart des gens, dans une position tr�s-f�cheuse, et ce qui n'am�liore pas cette situation, c'est lorsque ces embarras p�cuniaires vous obligent � demander vos �moluments avant leur �ch�ance l�gale. Tout ce que je puis vous dire, c'est que mon ami Heep a r�pondu � des appels auxquels je ne veux pas faire plus ample allusion, d'une fa�on qui fait �galement honneur et � sa t�te et � son coeur. -- Je ne le supposais pas si prodigue de son argent! remarquai-je. -- Pardonnez-moi! dit M. Micawber d'un air contraint, j'en parle par exp�rience. -- Je suis charm� que l'exp�rience vous ait si bien r�ussi, r�pondis-je. -- Vous �tes bien bon, mon cher Copperfield, dit M. Micawber, et il se mit � fredonner un air. -- Voyez-vous souvent M. Wickfield? demandai-je pour changer de sujet. -- Pas tr�s-souvent, dit M. Micawber d'un air m�prisant; M. Wickfield est � coup s�r rempli des meilleures intentions, mais... mais... Bref, il n'est plus bon � rien. -- J'ai peur que son associ� ne fasse tout ce qu'il faut pour cela. -- Mon cher Copperfield! reprit M. Micawber apr�s plusieurs �volutions qu'il ex�cutait sur son escabeau d'un air embarrass�. Permettez-moi de vous faire une observation. Je suis ici sur un pied d'intimit�: j'occupe un poste de confiance; mes fonctions ne sauraient me permettre de discuter certains sujets, pas m�me avec mistress Micawber (elle qui a �t� si longtemps la compagne des vicissitudes de ma vie, et qui est une femme d'une lucidit� d'intelligence remarquable). Je prendrai donc la libert� de vous faire observer que, dans nos rapports amicaux qui ne seront jamais troubl�s, j'esp�re, je d�sire faire deux parts. D'un c�t�, dit M. Micawber en tra�ant une ligne sur son pupitre, nous placerons tout ce que peut atteindre l'intelligence humaine, avec une seule petite exception; de l'autre, se trouvera cette seule exception, c'est-�-dire les affaires de MM. Wickfield-et-Heep et tout ce qui y a trait. J'ai la confiance que je n'offense pas le compagnon de ma jeunesse, en faisant � son jugement �clair� et discret une semblable proposition.� Je voyais bien que M. Micawber avait chang� d'allures; il semblait que ses nouveaux devoirs lui imposassent une g�ne p�nible, mais cependant je n'avais pas le droit de me sentir offens�. Il en parut soulag� et me tendit la main. �Je suis enchant� de miss Wickfield, Copperfield, je vous le jure, dit M. Micawber. C'est une charmante jeune personne, pleine de charmes, de gr�ce et de vertu. Sur mon honneur, dit M. Micawber en faisant le salut le plus galant, comme pour envoyer un baiser, je rends hommage � miss Wickfield! Hum! -- J'en suis charm�, lui dis-je. -- Si vous ne nous aviez pas assur�, mon cher Copperfield, le jour o� nous avons eu le plaisir de passer la matin�e avec vous, que le _D_ �tait votre lettre de pr�dilection, j'aurais �t� convaincu que c'�tait l'_A_ que vous pr�f�riez.� Il y a des moments, tout le monde a pass� par l�, o� ce que nous disons, ce que nous faisons, nous croyons l'avoir d�j� dit, l'avoir d�j� fait � une �poque �loign�e, il y a bien, bien longtemps; o� nous nous rappelons que nous ayons �t�, il y a des si�cles, entour�s des m�mes personnes, des m�mes objets, des m�mes incidents; o� nous savons parfaitement d'avance ce qu'on va nous dire apr�s, comme si nous nous en souvenions tout � coup! Jamais je n'avais �prouv� plus vivement ce sentiment myst�rieux, qu'avant d'entendre ces paroles de la bouche de M. Micawber. Je le quittai bient�t en le priant de transmettre tous mes souvenirs � sa famille. Il reprit sa place et sa plume, se frotta le front comme pour se remettre � son travail; je voyais bien qu'il y avait dans ses nouvelles fonctions quelque chose qui nous emp�cherait d'�tre d�sormais aussi intimes que par le pass�. Il n'y avait personne dans le vieux salon, mais mistress Heep y avait laiss� des traces de son passage. J'ouvris la porte de la chambre d'Agn�s: elle �tait assise pr�s du feu et �crivait devant son vieux pupitre en bois sculpt�. Elle leva la t�te pour voir qui venait d'entrer. Quel plaisir pour moi d'observer l'air joyeux que prit � ma vue ce visage r�fl�chi, et d'�tre re�u avec tant de bont� et d'affection! �Ah! lui dis-je, Agn�s, quand nous fumes assis � c�t� l'un de l'autre, vous m'avez bien manqu� depuis quelque temps! -- Vraiment? r�pondit-elle. Il n'y a pourtant pas longtemps que vous nous avez quitt�s!� Je secouai la t�te. �Je ne sais pas comment cela se fait, Agn�s; mais il me manque �videmment quelque facult� que je voudrais avoir. Vous m'aviez si bien habitu� � vous laisser penser pour moi dans le bon vieux temps; je venais si naturellement m'inspirer de vos conseils et chercher votre aide, que je crains vraiment d'avoir perdu l'usage d'une facult� dont je n'avais pas besoin pr�s de vous. -- Mais qu'est-ce donc? dit gaiement Agn�s. -- Je ne sais pas quel nom lui donner, r�pondis-je, je crois que je suis s�rieux et pers�v�rant! -- J'en suis s�re, dit Agn�s. -- Et patient, Agn�s? repris-je avec un peu d'h�sitation. -- Oui, dit Agn�s en riant, assez patient! -- Et cependant, dis-je, je suis quelquefois si malheureux et si agit�, je suis si irr�solu et si incapable de prendre un parti, qu'�videmment il me manque, comment donc dire?... qu'il me manque un point d'appui! -- Soit, dit Agn�s. -- Tenez! repris-je, vous n'avez qu'� voir vous-m�me. Vous venez � Londres, je me laisse guider par vous; aussit�t je trouve un but et une direction. Ce but m'�chappe, je viens ici, et en un instant je suis un autre homme. Les circonstances qui m'affligeaient n'ont pas chang�, depuis que je suis entr� dans cette chambre: mais, dans ce court espace de temps, j'ai subi une influence qui me transforme, qui me rend meilleur! Qu'est-ce donc, Agn�s, quel est votre secret?� Elle avait la t�te pench�e, les yeux fix�s vers le feu. �C'est toujours ma vieille histoire,� lui dis-je. Ne riez pas si je vous dis que c'est maintenant pour les grandes choses, comme c'�tait jadis pour les petites. Mes chagrins d'autrefois �taient des enfantillages, aujourd'hui ils sont s�rieux; mais toutes les fois que j'ai quitt� ma soeur adoptive... Agn�s leva la t�te: quel c�leste visage! et me tendit sa main, que je baisai. �Toutes les fois, Agn�s, que vous n'avez pas �t� pr�s de moi pour me conseiller et me donner, au d�but, votre approbation, je me suis �gar�, je me suis engag� dans une foule de difficult�s. Quand je suis venu vous retrouver, � la fin (comme je fais toujours), j'ai retrouv� en m�me temps la paix et le bonheur. Aujourd'hui encore, me voil� revenu au logis, pauvre voyageur fatigu�, et vous ne vous figurez pas la douceur du repos que je go�te d�j� pr�s de vous.� Je sentais si profond�ment ce que je disais, et j'�tais si v�ritablement �mu, que la voix me manqua; je cachai ma t�te dans mes mains, et je me mis � pleurer. Je n'�cris ici que l'exacte v�rit�! Je ne songeais ni aux contradictions ni aux incons�quences qui se trouvaient dans mon coeur, comme dans celui de la plupart des hommes; je ne me disais pas que j'aurais pu faire tout autrement et mieux que je n'avais fait jusque-l�, ni que j'avais eu grand tort de fermer volontairement l'oreille au cri de ma conscience: non, tout ce que je savais, c'est que j'�tais de bonne foi, quand je lui disais avec tant de ferveur que pr�s d'elle je retrouvais le repos et la paix. Elle calma bient�t cet �lan de sensibilit�, par l'expression de sa douce et fraternelle affection, par ses yeux rayonnants, par sa voix pleine de tendresse; et, avec ce calme charmant qui m'avait toujours fait regarder sa demeure comme un lieu b�ni, elle releva mon courage et m'amena naturellement � lui raconter tout ce qui s'�tait pass� depuis notre derni�re entrevue. �Et je n'ai rien de plus � vous dire, Agn�s, ajoutai-je, quand ma confidence fut termin�e, si ce n'est que, maintenant, je compte enti�rement sur vous. -- Mais ce n'est pas sur moi qu'il faut compter, Trotwood, reprit Agn�s, avec un doux sourire; c'est sur une autre. -- Sur Dora? dis-je. -- Assur�ment. -- Mais, Agn�s, je ne vous ai pas dit, r�pondis-je avec un peu d'embarras, qu'il est difficile, je ne dirai pas de compter sur Dora, car elle est la droiture et la fermet� m�mes; mais enfin qu'il est difficile, je ne sais comment m'exprimer, Agn�s... Elle est timide, elle se trouble et s'effarouche ais�ment. Quelque temps avant la mort de son p�re, j'ai cru devoir lui parler... Mais si vous avez la patience de m'�couter, je vous raconterai tout.� En cons�quence, je racontai � Agn�s ce que j'avais dit � Dora de ma pauvret�, du livre de cuisine, du livre des comptes, etc., etc., etc... �Oh! Trotwood! reprit-elle avec un sourire, vous �tes bien toujours le m�me. Vous aviez raison de vouloir chercher � vous tirer d'affaire en ce monde: mais fallait-il y aller si brusquement avec une jeune fille timide, aimante et sans exp�rience! Pauvre Dora!� Jamais voix humaine ne put parler avec plus de bont� et de douceur que la sienne, en me faisant cette r�ponse. Il me semblait que je la voyais prendre avec amour Dora dans ses bras, pour l'embrasser tendrement; il me semblait qu'elle me reprochait tacitement, par sa g�n�reuse protection, de m'�tre trop h�t� de troubler ce petit coeur; il me semblait que je voyais Dora, avec toute sa gr�ce na�ve, caresser Agn�s, la remercier, et en appeler doucement � sa justice pour s'en faire une auxiliaire contre moi, sans cesser de m'aimer de toute la force de son innocence enfantine. Comme j'�tais reconnaissant envers Agn�s, comme je l'admirais! Je les voyais toutes deux, dans une ravissante perspective, intimement unies, plus charmantes encore, par cette union, l'une et l'autre. �Que dois-je faire maintenant, Agn�s? lui demandai-je, apr�s avoir contempl� le feu. Que me conseillez-vous de faire. -- Je crois, dit Agn�s, que la marche honorable � suivre, c'est d'�crire � ces deux dames. Ne croyez-vous pas qu'il serait indigne de vous de faire des cachotteries? -- Certainement, puisque vous le croyez, lui dis-je. -- Je suis mauvais juge en ces mati�res, r�pondit Agn�s avec une modeste h�sitation; mais il me semble... en un mot je trouve que ce ne serait pas vous montrer digne de vous-m�me, que de recourir � des moyens clandestins. -- Vous avez trop bonne opinion de moi, Agn�s, j'en ai peur! -- Ce ne serait pas digne de votre franchise habituelle, r�pliqua- t-elle. J'�crirais � ces deux dames; je leur raconterais aussi simplement et aussi ouvertement que possible, tout ce qui s'est pass�, et je leur demanderais la permission de venir quelquefois chez elles. Comme vous �tes jeune, et que vous n'avez pas encore de position dans le monde, je crois que vous feriez bien de dire que vous vous soumettez volontiers � toutes les conditions qu'elles voudront vous imposer. Je les conjurerais de ne pas repousser ma demande, sans en avoir fait part � Dora, et de la discuter avec elle, quand cela leur para�trait convenable. Je ne serais pas trop ardent, dit Agn�s doucement, ni trop exigeant; j'aurais foi en ma fid�lit�, en ma pers�v�rance, et en Dora! -- Mais si Dora allait s'effaroucher, Agn�s, quand on lui parlera de cela; si elle allait se mettre encore � pleurer, sans vouloir rien dire de moi! -- Est-ce vraisemblable? demanda Agn�s, avec le plus affectueux int�r�t. -- Ma foi, je n'en jurerais pas! elle prend peur et s'effarouche comme un petit oiseau. Et si les miss Spenlow ne trouvent pas convenable qu'on s'adresse � elles (les vieilles filles sont parfois si bizarres)... -- Je ne crois pas, Trotwood, dit Agn�s, en levant doucement les yeux vers moi; qu'il faille se pr�occuper beaucoup de cela. Il vaut mieux, selon moi, se demander simplement s'il est bien de le faire, et, si c'est bien, ne pas h�siter.� Je n'h�sitai pas plus longtemps. Je me sentais le coeur plus l�ger, quoique tr�s-p�n�tr� de l'immense importance de ma t�che, et je me promis d'employer toute mon apr�s-midi � composer ma lettre. Agn�s m'abandonna son pupitre, pour composer mon brouillon: Mais je commen�ai d'abord par descendre voir M. Wickfield et Uriah Heep. Je trouvai Uriah install� dans un nouveau cabinet, qui exhalait une odeur de pl�tre encore frais, et qu'on avait construit dans le jardin. Jamais mine plus basse ne figura au milieu d'une masse pareille de livres et de papiers. Il me re�ut avec sa servilit� accoutum�e, faisant semblant de ne pas avoir su, de M. Micawber, mon arriv�e, ce dont je me permis de douter. Il me conduisit dans le cabinet de M. Wickfield, ou plut�t dans l'ombre de son ancien cabinet, car on l'avait d�pouill� d'une foule de commodit�s au profit du nouvel associ�. M. Wickfield et moi nous �change�mes nos salutations mutuelles tandis qu'Uriah se tenait debout devant le feu, se frottant le menton de sa main osseuse. �Vous allez demeurer chez nous, Trotwood, tout le temps que vous comptez passer � Canterbury? dit M. Wickfield, non sans jeter � Uriah un regard qui semblait demander son approbation. -- Avez-vous de la place pour moi? lui dis-je. -- Je suis pr�t, ma�tre Copperfield, je devrais dire monsieur, mais c'est un mot de camaraderie qui me vient naturellement � la bouche, dit Uriah; je suis pr�t � vous rendre votre ancienne chambre, si cela peut vous �tre agr�able. -- Non, non, dit M. Wickfield, pourquoi vous d�ranger? il y a une autre chambre; il y a une autre chambre. -- Oh! mais, reprit Uriah, en faisant une assez laide grimace, je serais v�ritablement enchant�!� Pour en finir, je d�clarai que j'accepterais l'autre chambre, ou que j'irais loger ailleurs; on se d�cida donc pour l'autre chambre, puis je pris cong� des associ�s, et je remontai. J'esp�rais ne trouver en haut d'autre compagnie qu'Agn�s, mais mistress Heep avait demand� la permission de venir s'�tablir pr�s du feu, elle et son tricot, sous pr�texte que la chambre d'Agn�s �tait mieux expos�e. Dans le salon, ou dans la salle � manger, elle souffrait cruellement de ses rhumatismes. Je l'aurais bien volontiers, et sans le moindre remords, expos�e � toute la furie du vent sur le clocher de la cath�drale, mais il fallait faire de n�cessit� vertu, et je lui dis bonjour d'un ton amical. �Je vous remercie bien humblement, monsieur, dit mistress Heep, quand je lui eus demand� des nouvelles de sa sant�; je vais tout doucement. Il n'y a pas de quoi se vanter. Si je pouvais voir mon Uriah bien cas�, je ne demanderais plus rien, je vous assure! Comment avez-vous trouv� mon petit Uriah, monsieur?� Je l'avais trouv� tout aussi affreux qu'� l'ordinaire; je r�pondis qu'il ne m'avait pas paru chang�. �Ah! vous ne le trouvez pas chang�? dit mistress Heep; je vous demande humblement la permission de ne pas �tre de votre avis. Vous ne le trouvez pas maigre? -- Pas plus qu'� l'ordinaire, r�pondis-je. -- Vraiment! dit mistress Heep; c'est que vous ne le voyez pas avec l'oeil d'une m�re.� L'oeil d'une m�re me parut �tre un mauvais oeil pour le reste de l'esp�ce humaine, quand elle le dirigea sur moi, quelque tendre qu'il p�t �tre pour lui, et je crois qu'elle et son fils s'appartenaient exclusivement l'un � l'autre. L'oeil de mistress Heep passa de moi � Agn�s. �Et vous, miss Wickfield, ne trouvez-vous pas qu'il est bien chang�? demanda mistress Heep. -- Non, dit Agn�s, tout en continuant tranquillement � travailler. Vous vous inqui�tez trop; il est tr�s-bien!� Mistress Heep renifla de toute sa force, et se remit � tricoter. Elle ne quitta un seul instant ni nous, ni son tricot. J'�tais arriv� vers midi, et nous avions encore bien des heures devant nous avant celle du d�ner; mais elle ne bougeait pas, ses aiguilles se remuaient avec la monotonie d'un sablier qui se vide. Elle �tait assise � un coin de la chemin�e: j'�tais �tabli au pupitre en face du foyer: Agn�s �tait de l'autre c�t�, pas loin de moi. Toutes les fois que je levais les yeux, tandis que je composais lentement mon �p�tre, je voyais devant moi le pensif visage d'Agn�s, qui m'inspirait du courage, par sa douce et ang�lique expression; mais je sentais en m�me temps le mauvais oeil qui me regardait, pour se diriger de l� sur Agn�s, et revenir ensuite � moi, pour retomber furtivement sur son tricot. Je ne suis pas assez vers� dans l'art du tricot, pour pouvoir dire ce qu'elle fabriquait, mais, assise l�, pr�s du feu, faisant mouvoir ses longues aiguilles, mistress Heep ressemblait � une mauvaise f�e, momentan�ment retenue dans ses mauvais desseins par l'ange assis en face d'elle, mais toute pr�te � profiter d'un bon moment pour enlacer sa proie dans ses odieux filets. Pendant le d�ner, elle continua � nous surveiller avec le m�me regard. Apr�s le d�ner, son fils prit sa place, et une fois que nous f�mes seuls, au dessert, M. Wickfield, lui et moi, il se mit � m'observer, du coin de l'oeil, tout en se livrant aux plus odieuses contorsions. Dans le salon, nous retrouv�mes la m�re, fid�le � son tricot et � sa surveillance. Tant qu'Agn�s chanta et fit de la musique, la m�re �tait install�e � c�t� du piano. Une fois, elle demanda � Agn�s de chanter une ballade, que son Ury aimait � la folie (pendant ce temps-l�, ledit Ury b�illait dans son fauteuil); puis elle le regardait, et racontait � Agn�s qu'il �tait dans l'enthousiasme. Elle n'ouvrait presque jamais la bouche sans prononcer le nom de son fils. Il devint �vident pour moi, que c'�tait une consigne qu'on lui avait donn�e. Cela dura jusqu'� l'heure de se coucher. Je me sentais si mal � l'aise, � force d'avoir vu la m�re et le fils obscurcir cette demeure de leur atroce pr�sence, comme deux grandes chauves-souris planant sur la maison, que j'aurais encore mieux aim� rester debout toute la nuit, avec le tricot et le reste, que d'aller me coucher. Je fermai � peine les yeux. Le lendemain, nouvelle r�p�tition du tricot et de la surveillance, qui dura tout le jour. Je ne pus trouver dix minutes pour parler � Agn�s: c'est � peine si j'eus le temps de lui montrer ma lettre. Je lui proposai de sortir avec moi, mais mistress Heep r�p�ta tant de fois qu'elle �tait tr�s-souffrante, qu'Agn�s eut la charit� de rester pour lui tenir compagnie. Vers le soir, je sortis seul, pour r�fl�chir � ce que je devais faire, embarrass� de savoir s'il m'�tait permis de taire plus longtemps � Agn�s ce qu'Uriah Heep m'avait dit � Londres; car cela commen�ait � m'inqui�ter extr�mement. Je n'�tais pas encore sorti de la ville, du c�t� de la route de Ramsgate, o� il faisait bon se promener, quand je m'entendis appeler, dans l'obscurit�, par quelqu'un qui venait derri�re moi. Il �tait impossible de se m�prendre � cette redingote r�p�e, � cette d�marche d�gingand�e; je m'arr�tai pour attendre Uriah Heep. �Eh bien? dis-je. -- Comme vous marchez vite! dit-il; j'ai les jambes assez longues, mais vous les avez joliment exerc�es! -- O� allez-vous? -- Je viens avec vous, ma�tre Copperfield, si vous voulez permettre � un ancien camarade de vous accompagner.� Et en disant cela, avec un mouvement saccad�, qui pouvait �tre pris pour une courbette ou pour une moquerie, il se mit � marcher � c�t� de moi. �Uriah! lui dis-je aussi poliment que je pus, apr�s un moment de silence. -- Ma�tre Copperfield! me r�pondit Uriah. -- � vous dire vrai (n'en soyez pas choqu�), je suis sorti seul, parce que j'�tais un peu fatigu� d'avoir �t� si longtemps en compagnie.� Il me regarda de travers, et me dit avec une horrible grimace: �C'est de ma m�re que vous voulez parler? -- Mais oui. -- Ah! dame! vous savez, nous sommes si humbles, reprit-il; et connaissant, comme nous le faisons, notre humble condition, nous sommes oblig�s de veiller � ce que ceux qui ne sont pas humbles comme nous, ne nous marchent pas sur le pied. En amour, tous les stratag�mes sont de bonne guerre, monsieur.� Et se frottant doucement le menton de ses deux grandes mains, il fit entendre un petit grognement. Je n'avais jamais vu une cr�ature humaine qui ressembl�t autant � un mauvais babouin. �C'est que, voyez-vous, dit-il, tout en continuant de se caresser ainsi le visage et en hochant la t�te, vous �tes un bien dangereux rival, ma�tre Copperfield, et vous l'avez toujours �t�, convenez- en! -- Quoi! c'est � cause de moi que vous montez la garde autour de miss Wickfield, et que vous lui �tez toute libert� dans sa propre maison? lui dis-je. -- Oh! ma�tre Copperfield! voil� des paroles bien dures, r�pliqua- t-il. -- Vous pouvez prendre mes paroles comme bon vous semble; mais vous savez aussi bien que moi ce que je veux vous dire, Uriah. -- Oh non! il faut que vous me l'expliquiez, dit-il; je ne vous comprends pas. -- Supposez-vous, lui dis-je, en m'effor�ant, � cause d'Agn�s, de rester calme; supposez-vous que miss Wickfield soit pour moi autre chose qu'une soeur tendrement aim�e? -- Ma foi! Copperfield, je ne suis pas forc� de r�pondre � cette question. Peut-�tre que oui, peut-�tre que non.� Je n'ai jamais rien vu de comparable � l'ignoble expression de ce visage, � ces yeux chauves, sans l'ombre d'un cil. �Alors venez! lui dis-je; pour l'amour de miss Wickfield... -- Mon Agn�s! s'�cria-t-il, avec un tortillement anguleux plus que d�go�tant. Soyez assez bon pour l'appeler Agn�s, ma�tre Copperfield! -- Pour l'amour d'Agn�s Wickfield... que Dieu b�nisse! -- Je vous remercie de ce souhait, ma�tre Copperfield! -- Je vais vous dire ce que, dans toute autre circonstance, j'aurais autant song� � dire �... Jacques Retch. -- � qui, monsieur? dit Uriah, tendant le cou, et abritant son oreille de sa main, pour mieux entendre. -- Au bourreau, repris-je; c'est-�-dire � la derni�re personne � qui l'on d�t penser... Et pourtant il faut �tre franc, c'�tait le visage d'Uriah qui m'avait sugg�r� naturellement cette allusion. Je suis fianc� � une autre personne. J'esp�re que cela vous satisfait? -- Parole d'honneur?� dit Uriah. J'allais r�p�ter ma d�claration avec une certaine indignation, quand il s'empara de ma main, et la pressa fortement. �Oh, ma�tre Copperfield! dit-il; si vous aviez seulement daign� me t�moigner cette confiance, quand je vous ai r�v�l� l'�tat de mon �me, le jour o� je vous ai tant d�rang� en venant coucher dans votre salon, jamais je n'aurais song� � douter de vous. Puisqu'il en est ainsi, je m'en vais renvoyer imm�diatement ma m�re; trop heureux de vous donner cette marque de confiance. Vous excuserez, j'esp�re, des pr�cautions inspir�es par l'affection. Quel dommage, ma�tre Copperfield, que vous n'ayez pas daign� me rendre confidence pour confidence! je vous en ai pourtant offert bien des occasions; mais vous n'avez jamais eu pour moi toute la bienveillance que j'aurais souhait�e. Oh non! bien s�r, vous ne m'avez jamais aim�, comme je vous aimais!� Et, tout en disant cela, il me serrait la main entre ses doigts humides et visqueux. En vain, je m'effor�ai de me d�gager. Il passa mon bras sous la manche de son paletot chocolat, et je fus ainsi forc� de l'accompagner. �Revenons-nous � la maison? dit Uriah, en reprenant le chemin de la ville.� La lune commen�ait � �clairer les fen�tres de ses rayons argent�s. �Avant de quitter ce sujet, lui dis-je apr�s un assez long silence, il faut que vous sachiez bien, qu'� mes yeux, Agn�s Wickfield est aussi �lev�e au-dessus de vous et aussi loin de toutes vos pr�tentions, que la lune qui nous �claire! -- Elle est si paisible, n'est-ce pas? dit Uriah; mais avouez, ma�tre Copperfield, que vous ne m'avez jamais aim� comme je vous aimais. Vous me trouviez trop humble, j'en suis s�r. -- Je n'aime pas qu'on fasse tant profession d'humilit�, pas plus que d'autre chose, r�pondis-je. -- L�! dit Uriah, le visage plus p�le et plus terne encore que de coutume; j'en �tais s�r. Mais vous ne savez pas, ma�tre Copperfield, � quel point l'humilit� convient � une personne dans ma situation. Mon p�re et moi nous avons �t� �lev�s dans une �cole de charit�; ma m�re a �t� aussi �lev�e dans un �tablissement de m�me nature. Du matin au soir, on nous enseignait � �tre humbles, et pas grand'chose avec. Nous devions �tre humbles envers celui- ci, et humbles envers celui-l�; ici, il fallait �ter notre casquette; l�, il fallait faire la r�v�rence, ne jamais oublier notre situation, et toujours nous abaisser devant nos sup�rieurs; Dieu sait combien nous en avions de sup�rieurs! Si mon p�re a gagn� la m�daille de moniteur, c'est � force d'humilit�; et moi de m�me. Si mon p�re est devenu sacristain, c'est � force d'humilit�. Il avait la r�putation, parmi les gens bien �lev�s, de savoir si bien se tenir � sa place, qu'on �tait d�cid� � le pousser. �Soyez humble, Uriah, disait mon p�re, et vous ferez votre chemin.� C'est ce qu'on nous a rab�ch�, � vous comme � moi, � l'�cole; et c'est ce qui r�ussit le mieux. �Soyez humble, disait-il, et vous parviendrez.� Et r�ellement, �a n'a pas trop mal tourn�. Pour la premi�re fois, j'apprenais que ce d�testable semblant d'humilit� �tait h�r�ditaire dans la famille Heep; j'avais vu la r�colte, mais je n'avais jamais pens� aux semailles. �Je n'�tais pas plus grand que �a, dit Uriah, que j'appris � appr�cier l'humilit� et � en faire mon profit. Je mangeais mon humble chausson de pommes de bon app�tit. Je n'ai pas voulu pousser trop loin mes humbles �tudes, et je me suis dit: �Tiens bon!� Vous m'avez offert de m'enseigner le latin, mais pas si b�te! Mon p�re me disait toujours: �Les gens aiment � vous dominer, courbez la t�te et laissez faire.� En ce moment, par exemple, je suis bien humble, ma�tre Copperfield, mais �a n'emp�che pas que j'ai d�j� acquis quelque pouvoir!� Tout ce qu'il me disait l�, je lisais bien sur son visage, au clair de la lune, que c'�tait tout bonnement pour me faire comprendre qu'il �tait d�cid� � se servir de ce pouvoir-l�. Je n'avais jamais mis en doute sa bassesse, sa ruse et sa malice; mais je commen�ais seulement alors � comprendre tout ce que la longue contrainte de sa jeunesse avait amass� dans cette �me vile et basse de vengeance impitoyable. Ce qu'il y eut de plus satisfaisant dans ce r�cit d�go�tant qu'il venait de me faire, c'est qu'il me l�cha le bras pour pouvoir encore se prendre le menton � deux mains. Une fois s�par� de lui, j'�tais d�cid� � garder cette position. Nous march�mes � une certaine distance l'un de l'autre, n'�changeant que quelques mots. Je ne sais ce qui l'avait mis en gaiet�, si c'�tait la communication que je lui avais faite, ou le r�cit qu'il m'avait prodigu� de son pass�; mais il �tait beaucoup plus en train que de coutume. � d�ner, il parla beaucoup; il demanda � sa m�re (qu'il avait relev�e de faction � notre retour de la promenade) s'il n'�tait pas bien temps qu'il se mari�t, et une fois il jeta sur Agn�s un tel regard que j'aurais donn� tout au monde pour qu'il me f�t permis de l'assommer. Lorsque nous rest�mes seuls apr�s le d�ner, M. Wickfield, lui et moi, Uriah se lan�a plus encore. Il n'avait bu que tr�s-peu de vin; ce n'�tait donc pas l� ce qui pouvait l'exciter; il fallait que ce f�t l'ivresse de son triomphe insolent, et le d�sir d'en faire parade en ma pr�sence. La veille, j'avais remarqu� qu'il cherchait � faire boire M. Wickfield; et, sur un regard que m'avait lanc� Agn�s en quittant la chambre, j'avais propos�, au bout de cinq minutes, que nous allassions rejoindre miss Wickfield au salon. J'�tais sur le point d'en faire autant, mais Uriah me devan�a. �Nous voyons rarement notre visiteur d'aujourd'hui, dit-il en s'adressant � M. Wickfield assis � l'autre bout de la table (quel contraste dans les deux pendants!), et si vous n'y aviez pas d'objection, nous pourrions vider un ou deux verres de vin � sa sant�. Monsieur Copperfield, je bois � votre sant� et � votre prosp�rit�!� Je fus oblig� de toucher, pour la forme, la main qu'il me tendait � travers la table, puis je pris, avec une �motion bien diff�rente, la main de sa pauvre victime. �Allons, mon brave associ�, dit Uriah, permettez-moi de vous donner l'exemple, en buvant encore � la sant� de quelque ami de Copperfield!� Je passe rapidement sur les divers toasts propos�s par M. Wickfield, � ma tante, � M. Dick, � la Cour des Doctors'- Commons, � Uriah. � chaque sant� il vidait deux fois son verre, tout en sentant sa faiblesse et en luttant vainement contre cette mis�rable passion: pauvre homme! comme il souffrait de la conduite d'Uriah, et pourtant comme il cherchait � se le concilier. Heep triomphait et se tordait de plaisir, il faisait troph�e du vaincu, dont il �talait la honte � mes yeux. J'en avais le coeur serr�; maintenant encore, ma main r�pugne � l'�crire. �Allons, mon brave associ�, dit enfin Uriah; � mon tour � vous en proposer une; mais je demande humblement qu'on nous donne de grands verres: buvons � la plus divine de son sexe.� Le p�re d'Agn�s avait � la main son verre vide. Il le posa, fixa les yeux sur le portrait de sa fille, porta la main � son front, puis retomba dans son fauteuil. �Je ne suis qu'un bien humble personnage pour vous proposer sa sant�, reprit Uriah; mais je l'admire, ou plut�t je l'adore!� Quelle angoisse que celle de ce p�re qui pressait convulsivement sa t�te grise dans ses deux mains pour y comprimer une souffrance int�rieure plus cruelle � voir mille fois que toutes les douleurs physiques qu'il put jamais endurer! �Agn�s, dit Uriah sans faire attention � l'�tat de M. Wickfield ou sans vouloir para�tre le comprendre, Agn�s Wickfield est, je puis le dire, la plus divine des femmes. Tenez, on peut parler librement, entre amis, eh bien! on peut �tre fier d'�tre son p�re, mais �tre son mari...� Dieu m'�pargne d'entendre jamais un cri comme celui que poussa M. Wickfield en se relevant tout � coup. �Qu'est-ce qu'il a donc? dit Uriah qui devint p�le comme la mort. Ah ��! ce n'est pas un acc�s de folie, j'esp�re, monsieur Wickfield? J'ai tout autant de droit qu'un autre � dire, ce me semble, qu'un jour votre Agn�s sera mon Agn�s! J'y ai m�me plus de droit que personne.� Je jetai mes bras autour de M. Wickfield, je le conjurai, au nom de tout ce que je pus imaginer, de se calmer, mais surtout au nom de son affection pour Agn�s. Il �tait hors de lui, il s'arrachait les cheveux, il se frappait le front, il essayait de me repousser loin de lui, sans r�pondre un seul mot, sans voir qui que ce f�t, sans savoir, h�las! dans son d�sespoir aveugle, ce qu'il voulait, le visage fixe et boulevers�. Quel spectacle effrayant! Je le conjurai, dans ma douleur, de ne pas s'abandonner � cette angoisse et de vouloir bien m'�couter. Je le suppliai de songer � Agn�s; � Agn�s et � moi; de se rappeler comment Agn�s et moi nous avions grandi ensemble, elle que j'aimais et que je respectais, elle qui �tait son orgueil et sa joie. Je m'effor�ai de remettre sa fille devant ses yeux; je lui reprochai m�me de ne pas avoir assez de fermet� pour lui �pargner la connaissance d'une pareille sc�ne. Je ne sais si mes paroles eurent quelque effet, ou si la violence de sa passion finit par s'user d'elle-m�me; mais peu � peu il se calma, il commen�a � me regarder, d'abord avec �garement, puis avec une lueur de raison. Enfin il me dit: �Je le sais, Trotwood! ma fille ch�rie et vous... je le sais! Mais lui, regardez-le!� Il me montrait Uriah, p�le et tremblant dans un coin. �videmment le dr�le avait fait une �cole: il s'�tait attendu � toute autre chose. �Regardez mon bourreau, reprit M. Wickfield. Voil� l'homme qui m'a fait perdre, petit � petit, mon nom, ma r�putation, ma paix, le bonheur de mon foyer domestique. -- Dites plut�t que c'est moi qui vous ai conserv� votre nom, votre r�putation, votre paix et le bonheur de votre foyer, dit Uriah en cherchant d'un air maussade, boudeur et d�confit, � raccommoder les choses. Ne vous f�chez pas, monsieur Wickfield: si j'ai �t� un peu plus loin que vous ne vous y attendiez, je peux bien reculer un peu, je pense! Apr�s tout, o� est donc le mal? -- Je savais que chacun avait son but dans la vie, dit M. Wickfield, et je croyais me l'�tre attach� par des motifs d'int�r�t. Mais, voyez!... oh! voyez ce que c'est que cet homme- l�! -- Vous ferez bien de le faire taire, Copperfield, si vous pouvez, s'�cria Uriah en tournant vers moi ses mains osseuses. Il va dire, faites-y bien attention, il va dire des choses qu'il sera f�ch� d'avoir dites apr�s, et que vous serez f�ch� vous-m�me d'avoir entendues! -- Je dirai tout! s'�cria M. Wickfield d'un air d�sesp�r�. Puisque je suis � votre merci, pourquoi ne me mettrais-je pas � la merci du monde entier? -- Prenez garde, vous dis-je, reprit Uriah en continuant de s'adresser � moi; si vous ne le faites pas taire, c'est que vous n'�tes pas son ami. Vous demandez pourquoi vous ne vous mettriez pas � la merci du monde entier, monsieur Wickfield? parce que vous avez une fille. Vous et moi nous savons ce que nous savons, n'est- ce pas? Ne r�veillons pas le chat qui dort! Ce n'est pas moi qui en aurais l'imprudence; vous voyez bien que je suis aussi humble que faire se peut. Je vous dis que, si j'ai �t� trop loin, j'en suis f�ch�. Que voulez-vous de plus, monsieur? -- Oh! Trotwood, Trotwood! s'�cria M. Wickfield en se tordant les mains. Je suis tomb� bien bas depuis que je vous ai vu pour la premi�re fois dans cette maison! J'�tais d�j� sur cette fatale pente, mais, h�las! que de chemin, quel triste chemin j'ai parcouru depuis! C'est ma faiblesse qui m'a perdu. Ah! si j'avais eu la force de moins me rappeler ou de moins oublier! Le souvenir douloureux de la perte que j'avais faite en perdant la m�re de mon enfant est devenu une maladie; mon amour pour mon enfant, pouss� jusqu'� l'oubli de tout le reste, m'a port� le dernier coup. Une fois atteint de ce mal incurable, j'ai infect� � mon tour tout ce que j'ai touch�. J'ai caus� le malheur de tout ce que j'aime si tendrement: vous savez si je l'aime! J'ai cru possible d'aimer une cr�ature au monde � l'exclusion de toutes les autres; j'ai cru possible d'en pleurer une qui avait quitt� le monde, sans pleurer avec ceux qui pleurent. Voil� comme j'ai g�t� ma vie. Je me suis d�vor� le coeur dans une l�che tristesse, et il se venge en me d�vorant � son tour. J'ai �t� �go�ste dans ma douleur! �go�ste dans mon amour, �go�ste dans le soin avec lequel je me suis fait ma part de la douleur et de l'affection communes. Et maintenant, je ne suis plus qu'une ruine; voyez, oh! voyez ma mis�re! Fuyez- moi! ha�ssez-moi! Il tomba sur une chaise et se mit � sangloter. Il n'�tait plus soutenu par l'exaltation de son chagrin. Uriah sortit de son coin. �Je ne sais pas tout ce que j'ai pu faire dans ma folie, dit M. Wickfield en �tendant les mains comme pour me conjurer de ne pas le condamner encore; mais il le sait, lui qui s'est toujours tenu � mon c�t� pour me souffler ce que je devais faire. Vous voyez le boulet qu'il m'a mis au pied; vous le trouvez install� dans ma maison, vous le trouvez fourr� dans toutes mes affaires. Vous l'avez entendu, il n'y a qu'un moment! Que pourrais-je vous dire de plus? -- Vous n'avez pas besoin de rien dire de plus, vous auriez m�me mieux fait de ne rien dire du tout, repartit Uriah d'un air � la fois arrogant et servile. Vous ne vous seriez pas mis dans ce bel �tat si vous n'aviez pas tant bu; vous vous en repentirez demain, monsieur. Si j'en ai dit moi-m�me un peu plus que je ne voulais peut-�tre, le beau malheur! Vous voyez bien que je n'y ai pas mis d'obstination.� La porte s'ouvrit, Agn�s entra doucement, p�le comme une morte; elle passa son bras autour du cou de son p�re, et lui dit avec fermet�: �Papa, vous n'�tes pas bien, venez avec moi!� Il laissa tomber sa t�te sur l'�paule de sa fille, comme accabl� de honte, et ils sortirent ensemble. Les yeux d'Agn�s rencontr�rent les miens: je vis qu'elle savait ce qui s'�tait pass�. �Je ne croyais pas qu'il pr�t la chose de travers comme cela, ma�tre Copperfield, dit Uriah, mais ce n'est rien. Demain nous serons raccommod�s. C'est pour son bien. Je d�sire humblement son bien.� Je ne lui r�pondis pas un mot, et je montai dans la tranquille petite chambre o� Agn�s �tait venue si souvent s'asseoir pr�s de moi pendant que je travaillais: J'y restai assez tard, sans que personne vint m'y tenir compagnie. Je pris un livre et j'essayai de lire; j'entendis les horloges sonner minuit, et je lisais encore sans savoir ce que je lisais, quand Agn�s me toucha doucement l'�paule. �Vous partez de bonne heure demain, Trotwood, je viens vous dire adieu.� Elle avait pleur�, mais son visage �tait redevenu beau et calme. �Que Dieu vous b�nisse! dit-elle en me tendant la main. -- Ma ch�re Agn�s, r�pondis-je, je vois que vous ne voulez pas que je vous en parle ce soir; mais n'y a-t-il rien � faire? -- Se confier en Dieu! reprit-elle. -- Ne puis-je rien faire... moi qui viens vous ennuyer de mes pauvres chagrins? -- Vous en rendez les miens moins amers, r�pondit-elle, mon cher Trotwood! -- Ma ch�re Agn�s, c'est une grande pr�somption de ma part que de pr�tendre � vous donner un conseil, moi qui ai si peu de ce que vous poss�dez � un si haut degr�, de bont�, de courage, de noblesse; mais vous savez combien je vous aime et tout ce que je vous dois. Agn�s, vous ne vous sacrifierez jamais � un devoir mal compris?� Elle recula d'un pas et quitta ma main. Jamais je ne l'avais vue si agit�e. �Dites-moi que vous n'avez pas une telle pens�e, ch�re Agn�s. Vous qui �tes pour moi plus qu'une soeur, pensez � ce que valent un coeur comme le v�tre, un amour comme le v�tre.� Ah! que de fois depuis j'ai revu en pens�e cette douce figure et ce regard d'un instant, ce regard o� il n'y avait ni �tonnement, ni reproche, ni regret! Que de fois depuis j'ai revu le charmant sourire avec lequel elle me dit qu'elle �tait tranquille sur elle- m�me, qu'il ne fallait donc pas craindre pour elle; puis elle m'appela son fr�re et disparut! Il faisait encore nuit le lendemain matin quand je montai sur la diligence � la porte de l'auberge. Nous allions partir et le jour commen�ait � poindre, lorsqu'au moment o� ma pens�e se reportait vers Agn�s, j'aper�us la t�te d'Uriah qui grimpait � c�t� de moi. �Copperfield, me dit-il � voix basse tout en s'accrochant � la voiture, j'ai pens� que vous seriez bien aise d'apprendre, avant votre d�part, que tout �tait arrang�. J'ai d�j� �t� dans sa chambre, et je vous l'ai rendu doux comme un agneau. Voyez-vous, j'ai beau �tre humble, je lui suis utile; et quand il n'est pas en ribote, il comprend ses int�r�ts! Quel homme aimable, apr�s tout, n'est-ce pas, ma�tre Copperfield?� Je pris sur moi de lui dire que j'�tais bien aise qu'il e�t fait ses excuses. �Oh! certainement, dit Uriah; quand on est humble, vous savez, qu'est-ce que �a fait de demander excuse? C'est si facile. � propos, je suppose, ma�tre Copperfield, ajouta-t-il avec une l�g�re contorsion, qu'il vous est arriv� quelquefois de cueillir une poire avant qu'elle fut m�re? -- C'est assez probable, r�pondis-je. -- C'est ce que j'ai fait hier soir, dit Uriah; mais la poire m�rira! Il n'y a qu'� y veiller. Je puis attendre.� Et tout en m'accablant d'adieux, il descendit au moment o� le conducteur montait sur son si�ge. Autant que je puis croire, il mangeait sans doute quelque chose pour �viter de humer le froid du matin; du moins, � voir le mouvement de sa bouche, on aurait dit que la poire �tait d�j� m�re et qu'il la savourait en faisant claquer ses l�vres. CHAPITRE X. Triste voyage � l'aventure. Nous e�mes ce soir-l� � Buckingham-Street une conversation tr�s- s�rieuse sur les �v�nements domestiques que j'ai racont�s en d�tail, dans le dernier chapitre. Ma tante y prenait le plus grand int�r�t, et, pendant plus de deux heures, elle arpenta la chambre, les bras crois�s. Toutes les fois qu'elle avait quelque sujet particulier de d�convenue, elle accomplissait une prouesse p�destre de ce genre, et l'on pouvait toujours mesurer l'�tendue de cette d�convenue � la dur�e de sa promenade. Ce jour-l�, elle �tait tellement �mue qu'elle jugea � propos d'ouvrir la porte de sa chambre � coucher, pour se donner du champ, parcourant les deux pi�ces d'un bout � l'autre, et tandis qu'avec M. Dick, nous �tions paisiblement assis pr�s du feu, elle passait et repassait � c�t� de nous, toujours en ligne droite, avec la r�gularit� d'un balancier de pendule. M. Dick nous quitta bient�t pour aller se coucher; je me mis � �crire une lettre aux deux vieilles tantes de Dora. Ma tante, � moi, fatigu�e de tant d'exercice, finit par venir s'asseoir pr�s du feu, sa robe relev�e comme de coutume. Mais au lieu de poser son verre sur son genou, comme elle faisait souvent, elle le pla�a n�gligemment sur la chemin�e, et le coude gauche appuy� sur le bras droit, tandis que son menton reposait sur sa main gauche, elle me regardait d'un air pensif. Toutes les fois que je levais les yeux, j'�tais s�r de rencontrer les siens. �Je vous aime de tout mon coeur, Trotwood, me r�p�tait-elle, mais je suis agac�e et triste.� J'�tais trop occup� de ce que j'�crivais, pour avoir remarqu�, avant qu'elle se f�t retir�e pour se coucher, qu'elle avait laiss� ce soir-l� sur la chemin�e, sans y toucher, ce qu'elle appelait sa potion pour la nuit. Quand elle fut rentr�e dans sa chambre, j'allai frapper � sa porte pour lui faire part de cette d�couverte; elle vint m'ouvrir et me dit avec plus de tendresse encore que de coutume: �Merci, Trot, mais je n'ai pas le courage de la boire ce soir.� Puis elle secoua la t�te et rentra chez elle. Le lendemain matin, elle lut ma lettre aux deux vieilles dames, et l'approuva. Je la mis � la poste; il ne me restait plus rien � faire que d'attendre la r�ponse, aussi patiemment que je pourrais. Il y avait d�j� pr�s d'une semaine que j'attendais, quand je quittai un soir la maison du docteur pour revenir chez moi. Il avait fait tr�s-froid dans la journ�e, avec un vent de nord-est qui vous coupait la figure. Mais le vent avait molli dans la soir�e, et la neige avait commenc� � tomber par gros flocons; elle couvrait d�j� partout le sol: on n'entendait ni le bruit des roues, ni le pas des pi�tons; on e�t dit que les rues �taient rembourr�es de plume. Le chemin le plus court pour rentrer chez moi (ce fut naturellement celui que je pris ce soir-l�) me menait par la ruelle Saint-Martin. Dans ce temps-l�, l'�glise qui a donn� son nom � cette ruelle �troite n'�tait pas d�gag�e comme aujourd'hui; il n'y avait seulement pas d'espace ouvert devant le porche, et la ruelle faisait un coude pour aboutir au Strand. En passant devant les marches de l'�glise, je rencontrai au coin une femme. Elle me regarda, traversa la rue, et disparut. Je reconnus ce visage-l�, je l'avais vu quelque part, sans pouvoir dire o�. Il se liait dans ma pens�e avec quelque chose qui m'allait droit au coeur. Mais, comme au moment o� je la rencontrai, je pensais � autre chose, ce ne fut pour moi qu'une id�e confuse. Sur les marches de l'�glise, un homme venait de d�poser un paquet au milieu de la neige; il se baissa pour arranger quelque chose: je le vis en m�me temps que cette femme. J'�tais � peine remis de ma surprise, quand il se releva et se dirigea vers moi. Je me trouvai vis-�-vis de M. Peggotty. Alors je me rappelai qui �tait cette femme. C'�tait Marthe, celle � qui �milie avait remis de l'argent un soir dans la cuisine, Marthe Endell, � c�t� de laquelle M. Peggotty n'aurait jamais voulu voir sa ni�ce ch�rie, pour tous les tr�sors que l'oc�an recelait dans son sein. Ham me l'avait dit bien des fois. Nous nous serr�mes affectueusement la main. Nous ne pouvions parler ni l'un ni l'autre. �Monsieur Davy! dit-il en pressant ma main entre les siennes, cela me fait du bien de vous revoir. Bonne rencontre, monsieur, bonne rencontre! -- Oui, certainement, mon vieil ami, lui dis-je. -- J'avais eu l'id�e de vous aller trouver ce soir, monsieur, dit- il; mais sachant que votre tante vivait avec vous, car j'ai �t� de ce c�t�-l�, sur la route de Yarmouth, j'ai craint qu'il ne f�t trop tard. Je comptais vous voir demain matin, monsieur, avant de repartir. Oui, monsieur, r�p�tait-il, en secouant patiemment la t�te, je repars demain. -- Et o� allez-vous? lui demandai-je. -- Ah! r�pliqua-t-il en faisant tomber la neige qui couvrait ses longs cheveux, je m'en vais faire encore un voyage.� Dans ce temps-l� il y avait une all�e qui conduisait de l'�glise Saint-Martin � la cour de la Croix-d'Or, cette auberge qui �tait si �troitement li�e dans mon esprit au malheur de mon pauvre ami. Je lui montrai la grille; je pris son bras et nous entr�mes. Deux ou trois des salles de l'auberge donnaient sur la cour; nous v�mes du feu dans l'une de ces pi�ces, et je l'y menai. Quand on nous eut apport� de la lumi�re, je remarquai que ses cheveux �taient longs et en d�sordre. Son visage �tait br�l� par le soleil. Les rides de son front �taient plus profondes, comme s'il avait p�niblement err� sous les climats les plus divers; mais il avait toujours l'air tr�s-robuste, et si d�cid� � accomplir son dessein qu'il comptait pour rien la fatigue. Il secoua la neige de ses v�tements et de son chapeau, s'essuya le visage qui en �tait couvert, puis s'asseyant en face de moi pr�s d'une table, le dos tourn� � la porte d'entr�e, il me tendit sa main rid�e et serra cordialement la mienne. �Je vais vous dire, ma�tre Davy, o� j'ai �t�, et ce que j'ai appris. J'ai �t� loin, et je n'ai pas appris grand'chose, mais je vais vous le dire!� Je sonnai pour demander � boire. Il ne voulut rien prendre que de l'ale, et, tandis qu'on la faisait chauffer, il paraissait r�fl�chir. Il y avait dans toute sa personne une gravit� profonde et imposante que je n'osais pas troubler. �Quand elle �tait enfant, me dit-il en relevant la t�te lorsque nous f�mes seuls, elle me parlait souvent de la mer; du pays o� la mer �tait couleur d'azur, et o� elle �tincelait au soleil. Je pensais, dans ce temps-l�, que c'�tait parce que son p�re �tait noy�, qu'elle y songeait tant. Peut-�tre croyait-elle ou esp�rait- elle, me disais-je, qu'il avait �t� entra�n� vers ces rives, o� les fleurs sont toujours �panouies, et le soleil toujours brillant. -- Je crois bien que c'�tait plut�t une fantaisie d'enfant, r�pondis-je. -- Quand elle a �t�... perdue, dit M. Peggotty, j'�tais s�r qu'il l'emm�nerait dans ces pays-l�. Je me doutais qu'il lui en aurait cont� merveille pour se faire �couter d'elle, surtout en lui disant qu'il en ferait une dame par l�-bas. Quand nous sommes all�s voir sa m�re, j'ai bien vu tout de suite que j'avais raison. J'ai donc �t� en France, et j'ai d�barqu� l� comme si je tombais des nues.� En ce moment, je vis la porte s'entr'ouvrir, et la neige tomber dans la chambre. La porte s'ouvrit un peu plus; il y avait une main qui la tenait doucement entrouverte. �L�, reprit M. Peggotty, j'ai trouv� un monsieur, un Anglais qui avait de l'autorit�, et je lui ai dit que j'allais chercher ma ni�ce. Il m'a procur� les papiers dont j'avais besoin pour circuler, je ne sais pas bien comment on les appelle: il voulait m�me me donner de l'argent, mais heureusement je n'en avais pas besoin. Je le remerciai de tout mon coeur pour son obligeance. �J'ai d�j� �crit des lettres pour vous recommander � votre arriv�e, me dit-il, et je parlerai de vous � des personnes qui prennent le m�me chemin. Cela fait que, quand vous voyagerez tout seul, loin d'ici, vous vous trouverez en pays de connaissance.� Je lui exprimai de mon mieux ma gratitude, et je me remis en route � travers la France. -- Tout seul, et � pied? lui dis-je. -- En grande partie � pied, r�pondit-il, et quelquefois dans des charrettes qui se rendaient au march�, quelquefois dans des voitures qui s'en retournaient � vide. Je faisais bien des milles � pied dans une journ�e, souvent avec des soldats ou d'autres pauvres diables qui allaient revoir leurs amis. Nous ne pouvions pas nous parler; mais, c'est �gal, nous nous tenions toujours compagnie tout le long de la route, dans la poussi�re du chemin.� Comment, en effet, cette voix si bonne et si affectueuse ne lui aurait-elle pas fait trouver des amis partout? -- Quand j'arrivais dans une ville, continua-t-il, je me rendais � l'auberge, et j'attendais dans la cour qu'il pass�t quelqu'un qui s�t l'anglais (ce n'�tait pas rare). Alors je leur racontais que je voyageais pour chercher ma ni�ce, et je me faisais dire quelle esp�ce de voyageurs il y avait dans la maison puis j'attendais pour voir si elle ne serait pas parmi ceux qui entraient ou qui sortaient. Quand je voyais qu'�milie n'y �tait pas, je repartais. Petit � petit, en arrivant dans de nouveaux villages, je m'apercevais qu'on leur avait parl� de moi. Les paysans me priaient d'entrer chez eux, ils me faisaient manger et boire, et me donnaient la couch�e. J'ai vu plus d'une femme, ma�tre David, qui avait une fille de l'�ge d'�milie, venir m'attendre � la sortie du village, au pied de la croix de notre Sauveur, pour me faire toute sorte d'amiti�s. Il y en avait dont les filles �taient mortes. Dieu seul sait comme ces m�res-l� �taient bonnes pour moi.� C'�tait Marthe qui �tait � la porte. Je voyais distinctement � pr�sent son visage hagard, avide de nous entendre. Tout ce que je craignais, c'�tait qu'il ne tourn�t la t�te, et qu'il ne l'aper��t. �Et bien souvent, dit M. Peggotty, elles mettaient leurs enfants, surtout leurs petites filles, sur mes genoux; et bien souvent vous auriez pu me voir assis devant leurs portes, le soir, presque comme si c'�taient les enfants de mon �milie. Oh! ma ch�re petite �milie!� Il se mit � sangloter dans un soudain acc�s de d�sespoir. Je passai en tremblant ma main sur la sienne, dont il cherchait � se couvrir le visage. �Merci, monsieur, me dit-il, ne faites pas attention.� Au bout d'un moment, il se d�couvrit les yeux, et continua son r�cit. �Souvent, le matin, elles m'accompagnaient un petit bout de chemin, et quand nous nous s�parions, et que je leur disais dans ma langue: �Je vous remercie bien! Dieu vous b�nisse!� elles avaient toujours l'air de me comprendre, et me r�pondaient d'un air affable. � la fin, je suis arriv� au bord de la mer. Ce n'�tait pas difficile, pour un marin comme moi, de gagner son passage jusqu'en Italie. Quand j'ai �t� arriv� l�, j'ai err� comme j'avais fait auparavant. Tout le monde �tait bon pour moi, et j'aurais peut-�tre voyag� de ville en ville, ou travers� la campagne, si je n'avais pas entendu dire qu'on l'avait vue dans les montagnes de la Suisse. Quelqu'un qui connaissait son domestique, � lui, les avait vus l� tous les trois; on me dit m�me comment ils voyageaient, et o� ils �taient. J'ai march� jour et nuit, ma�tre David, pour aller trouver ces montagnes. Plus j'avan�ais, plus les montagnes semblaient s'�loigner de moi. Mais je les ai atteintes et je les ai franchies. Quand je suis arriv� pr�s du lieu dont on m'avait parl�, j'ai commenc� � me dire dans mon coeur: �Qu'est-ce que je vais faire quand je la reverrai?� Le visage qui �tait rest� � nous �couter, insensible � la rigueur de la nuit, se baissa, et je vis cette femme, � genoux devant la porte et les mains jointes, comme pour me prier, me supplier de ne pas la renvoyer. �Je n'ai jamais dout� d'elle, dit M. Peggotty, non, pas une minute. Si j'avais seulement pu lui faire voir ma figure, lui faire entendre ma voix, repr�senter � sa pens�e la maison d'o� elle avait fui, lui rappeler son enfance, je savais bien que, lors m�me qu'elle serait devenue une princesse du sang royal, elle tomberait � mes genoux. Je le savais bien. Que de fois, dans mon sommeil, je l'ai entendue crier: �Mon oncle!� et l'ai vue tomber comme morte � mes pieds! Que de fois, dans mon sommeil, je l'ai relev�e en lui disant tout doucement: ��milie, ma ch�re, je viens pour vous pardonner et vous emmener avec moi!� Il s'arr�ta, secoua la t�te, puis reprit avec un soupir: �_Lui_, il n'�tait plus rien pour moi, �milie �tait tout. J'achetai une robe de paysanne pour elle; je savais bien qu'une fois que je l'aurais retrouv�e, elle viendrait avec moi le long de ces routes rocailleuses; qu'elle irait o� je voudrais, et qu'elle ne me quitterait plus jamais, non jamais. Tout ce que je voulais maintenant, c'�tait de lui faire passer cette robe, et fouler aux pieds celle qu'elle portait; c'�tait de la prendre comme autrefois dans mes bras, et puis de retourner vers notre demeure, en nous arr�tant parfois sur la route, pour laisser reposer ses pieds malades, et son coeur, plus malade encore! Mais lui, je crois que je ne l'aurais seulement pas regard�. � quoi bon? Mais tout cela ne devait pas �tre, ma�tre David, non pas encore! J'arrivai trop tard, ils �taient partis. Je ne pus pas m�me savoir o� ils allaient. Les uns disaient par ici, les autres par l�. J'ai voyag� par ici et par l�, mais je n'ai pas trouv� �milie, et alors je suis revenu. -- Y a-t-il longtemps? demandai-je. -- Peu de jours seulement. J'aper�us dans le lointain mon vieux bateau, et la lumi�re qui brillait dans la cabine, et en m'approchant je vis la fid�le mistress Gummidge, assise toute seule au coin du feu. Je lui criai: �N'ayez pas peur, c'est Daniel!� et j'entrai. Je n'aurais jamais cru qu'il p�t m'arriver d'�tre si �tonn� de me retrouver dans ce vieux bateau!� Il tira soigneusement d'une poche de son gilet un petit paquet de papiers qui contenait deux ou trois lettres et les posa sur la table. �Cette premi�re lettre est venue, dit-il, en la triant parmi les autres, quand il n'y avait pas huit jours que j'�tais parti. Il y avait dedans, � mon nom, un billet de banque de cinquante livres sterling; on l'avait d�pos�e une nuit sous la porte. Elle avait cherch� � d�guiser son �criture, mais c'�tait bien impossible avec moi.� Il replia lentement et avec soin le billet de banque, et le pla�a sur la table. �Cette autre lettre, adress�e � mistress Gummidge, est arriv�e il y a deux ou trois mois.� Apr�s l'avoir contempl�e un moment, il me la passa, ajoutant � voix basse: �Soyez assez bon pour la lire, monsieur.� Je lus ce qui suit: �Oh! que penserez-vous quand vous verrez cette �criture, et que vous saurez que c'est ma main coupable qui trace ces lignes. Mais essayez, essayez, non par amour pour moi, mais par amour pour mon oncle, essayez d'adoucir un moment votre coeur envers moi! Essayez, je vous en prie, d'avoir piti� d'une pauvre infortun�e; �crivez-moi sur un petit morceau de papier pour me dire s'il se porte bien, et ce qu'il a dit de moi avant que vous ayez renonc� � prononcer mon nom entre vous. Dites-moi, si le soir, vers l'heure o� je rentrais autrefois, il a encore l'air de penser � celle qu'il aimait tant. Oh! mon coeur se brise quand je pense � tout cela! Je tombe � vos genoux, je vous supplie de ne pas �tre aussi s�v�re pour moi que je le m�rite... je sais bien que je le m�rite, mais soyez bonne et compatissante, �crivez-moi un mot, et envoyez- le moi. Ne m'appelez plus �ma petite,� ne me donnez plus le nom que j'ai d�shonor�; mais ayez piti� de mon angoisse, et soyez assez mis�ricordieuse pour me parler un peu de mon oncle, puisque jamais, jamais dans ce monde, je ne le reverrai de mes yeux. �Ch�re mistress Gummidge, si vous n'avez pas piti� de moi, vous en avez le droit, je le sais, oh! alors, demandez � celui avec lequel je suis le plus coupable, � celui dont je devais �tre la femme, s'il faut repousser ma pri�re. S'il est assez g�n�reux pour vous conseiller le contraire (et je crois qu'il le fera, il est si bon et si indulgent!), alors, mais alors seulement, dites-lui que, quand j'entends la nuit souffler la brise, il me semble qu'elle vient de passer pr�s de lui et de mon oncle, et qu'elle remonte � Dieu pour lui reporter le mal qu'ils ont dit de moi. Dites-lui que si je mourais demain (oh! comme je voudrais mourir, si je me sentais pr�par�e!) mes derni�res paroles seraient pour le b�nir lui et mon oncle, et ma derni�re pri�re pour son bonheur!� Il y avait aussi de l'argent dans cette lettre: cinq livres sterling. M. Peggotty l'avait laiss�e intacte comme l'autre, et il replia de m�me le billet. Il y avait aussi des instructions d�taill�es sur la mani�re de lui faire parvenir une r�ponse; on voyait bien que plusieurs personnes s'en �taient m�l�es pour mieux dissimuler l'endroit o� elle �tait cach�e; cependant il paraissait assez probable qu'elle avait �crit du lieu m�me o� on avait dit � M. Peggotty qu'on l'avait vue. �Et quelle r�ponse a-t-on faite? -- Mistress Gummidge n'est pas forte sur l'�criture, reprit-il, et Ham a bien voulu se charger de r�pondre pour elle. On lui a �crit que j'�tais parti pour la chercher, et ce que j'avais dit en m'en allant. -- Est-ce encore une lettre que vous tenez l�? -- Non, c'est de l'argent, monsieur, dit M. Peggotty en le d�pliant � demi: dix livres sterling, comme vous voyez; et il y a �crit en dedans de l'enveloppe �de la part d'une amie v�ritable.� Mais la premi�re lettre avait �t� mise sous la porte, et celle-ci est venue par la poste, avant-hier. Je vais aller chercher �milie dans la ville dont cette lettre porte le timbre.� Il me le montra. C'�tait une ville sur les bords du Rhin. Il avait trouv� � Yarmouth quelques marchands �trangers qui connaissaient ce pays-l�; on lui en avait dessin� une esp�ce de carte, pour mieux lui faire comprendre la chose. Il la posa entre nous sur la table, et me montra son chemin d'une main, tout en appuyant son menton sur l'autre. Je lui demandai comment allait Ham? Il secoua la t�te: �Il travaille d'arrache-pied, me dit-il: son nom est dans toute la contr�e connu et respect� autant qu'un nom peut l'�tre en ce monde. Chacun est pr�t � lui venir en aide, vous comprenez, il est si bon avec tout le monde! On ne l'a jamais entendu se plaindre. Mais ma soeur croit, entre nous, qu'il a re�u l� un rude coup. -- Pauvre gar�on; je le crois facilement. -- Ma�tre David, reprit M. Peggotty � voix basse, et d'un ton solennel, Ham ne tient plus � la vie. Toutes les fois qu'il faut un homme pour affronter quelque p�ril en mer, il est l�; toutes les fois qu'il y a un poste dangereux � remplir, le voil� parti de l'avant. Et pourtant, il est doux comme un enfant; il n'y a pas un enfant dans tout Yarmouth qui ne le connaisse.� Il r�unit ses lettres d'un air pensif, les replia doucement, et repla�a le petit paquet dans sa poche. On ne voyait plus personne � la porte. La neige continuait de tomber; mais voil� tout. �Eh bien! me dit-il, en regardant son sac, puisque je vous ai vu ce soir, ma�tre David, et cela m'a fait du bien, je partirai de bonne heure demain matin. Vous avez vu ce que j'ai l�, et il mettait sa main sur le petit paquet; tout ce qui m'inqui�te, c'est la pens�e qu'il pourrait m'arriver quelque malheur avant d'avoir rendu cet argent. Si je venais � mourir, et que cet argent fut perdu ou vol�, et qu'il p�t croire que je l'ai gard�, je crois vraiment que l'autre monde ne pourrait pas me retenir; oui, vraiment, je crois que je reviendrais!� Il se leva, je me levai aussi, et nous nous serr�mes de nouveau la main. �Je ferais dix mille milles, dit-il, je marcherais jusqu'au jour o� je tomberais mort de fatigue, pour pouvoir lui jeter cet argent � la figure. Que je puisse seulement faire cela et retrouver mon �milie, et je serai content. Si je ne la retrouve pas, peut-�tre un jour apprendra-t-elle que son oncle, qui l'aimait tant, n'a cess� de la chercher que quand il a cess� de vivre; et, si je la connais bien, il n'en faudra pas davantage pour la ramener alors au bercail!� Quand nous sort�mes, la nuit �tait froide et sombre, et je vis fuir devant nous cette apparition myst�rieuse. Je retins M. Peggotty encore un moment, jusqu'� ce qu'elle eut disparu. Il me dit qu'il allait passer la nuit dans une auberge, sur la route de Douvres, o� il trouverait une bonne chambre. Je l'accompagnai jusqu'au pont de Westminster, puis nous nous s�par�mes. Il me semblait que tout dans la nature gardait un silence religieux, par respect pour ce pieux p�lerin qui reprenait lentement sa course solitaire � travers la neige. Je retournai dans la cour de l'auberge, je cherchai des yeux celle dont le visage m'avait fait une si profonde impression; elle n'y �tait plus. La neige avait effac� la trace de nos pas, on ne voyait plus que ceux que je venais d'y imprimer; encore la neige �tait si forte qu'ils commen�aient � dispara�tre, le temps seulement de tourner la t�te pour les regarder par derri�re. CHAPITRE XI. Les tantes de Dora. � la fin, je re�us une r�ponse des deux vieilles dames. Elles pr�sentaient leurs compliments � M. Copperfield et l'informaient qu'elles avaient lu sa lettre avec la plus s�rieuse attention, �dans l'int�r�t des deux parties.� Cette expression me parut assez alarmante, non-seulement parce qu'elles s'en �taient d�j� servies autrefois dans leur discussion avec leur fr�re, mais aussi parce que j'avais remarqu� que les phrases de convention sont comme ces bouquets de feu d'artifice dont on ne peut pr�voir, au d�part, la vari�t� de formes et de couleurs qui les diversifient, sans le moindre �gard pour leur forme originelle. Ces demoiselles ajoutaient qu'elles ne croyaient pas convenable d'exprimer, �par lettre,� leur opinion sur le sujet dont les avait entretenues M. Copperfield; mais que si M. Copperfield voulait leur faire l'honneur d'une visite, � un jour d�sign�, elles seraient heureuses d'en converser avec lui; M. Copperfield pouvait, s'il le jugeait � propos, se faire accompagner d'une personne de confiance. M. Copperfield r�pondit imm�diatement � cette lettre qu'il pr�sentait � mesdemoiselles Spenlow ses compliments respectueux, qu'il aurait l'honneur de leur rendre visite au jour d�sign�, et qu'il serait accompagn�, comme elles avaient bien voulu le lui permettre, de son ami M. Thomas Traddles, du Temple. Une fois cette lettre exp�di�e, M. Copperfield tomba dans un �tat d'agitation nerveuse qui dura jusqu'au jour fix�. Ce qui augmentait beaucoup mon inqui�tude, c'�tait de ne pouvoir, dans une crise aussi importante, avoir recours aux inestimables services de miss Mills. Mais M. Mills qui semblait prendre � t�che de me contrarier (du moins je le croyais, ce qui revenait au m�me). M. Mills, dis-je, venait de prendre un parti extr�me, en se mettant dans la t�te de partir pour les Indes. Je vous demande un peu ce qu'il voulait aller faire aux Indes, si ce n'�tait pour me vexer? Vous me direz � cela qu'il n'avait rien � faire dans aucune autre partie du monde, et que celle-l� l'int�ressait particuli�rement, puisque tout son commerce se faisait avec l'Inde. Je ne sais trop quel pouvait �tre ce commerce (j'avais, sur ce sujet, des notions assez vagues de ch�les lam�s d'or et de dents d'�l�phants); il avait �t� � Calcutta dans sa jeunesse, et il voulait retourner s'y �tablir, en qualit� d'associ� r�sident. Mais tout cela m'�tait bien �gal: il n'en �tait pas moins vrai qu'il allait partir, qu'il emmenait Julia, et que Julia �tait en voyage pour dire adieu � sa famille; leur maison �tait affich�e � vendre ou � louer; leur mobilier (la machine � lessive comme le reste) devait se vendre sur estimation. Voil� donc encore un tremblement de terre sous mes pieds, avant que je fusse encore bien remis du premier. J'h�sitais fort sur la question de savoir comment je devais m'habiller pour le jour solennel: j'�tais partag� entre le d�sir de para�tre � mon avantage, et la crainte que quelque appr�t dans ma toilette ne v�nt alt�rer ma r�putation d'homme s�rieux aux yeux des demoiselles Spenlow. J'essayai un heureux _mezzo termine_ dont ma tante approuva l'id�e, et, pour assurer le succ�s de notre entreprise, M. Dick, selon les usages matrimoniaux du pays, jeta son soulier en l'air derri�re Traddles et moi, comme nous descendions l'escalier. Malgr� toute mon estime pour les bonnes qualit�s de Traddles, et malgr� toute l'affection que je lui portais, je ne pouvais m'emp�cher, dans une occasion aussi d�licate, de souhaiter qu'il n'e�t pas pris l'habitude de se coiffer en brosse, comme il faisait toujours: ses cheveux, dress�s en l'air sur sa t�te, lui donnaient un air effar�, je pourrais m�me dire une mine de balai de crin dont mes appr�hensions superstitieuses ne me faisaient augurer rien de bon. Je pris la libert� de le lui dire en chemin et de lui insinuer que, s'il pouvait seulement les aplatir un peu... �Mon cher Copperfield, dit Traddles en �tant son chapeau, et en lissant ses cheveux dans tous les sens, rien ne saurait m'�tre plus agr�able, mais ils ne veulent pas. -- Ils ne veulent pas se tenir lisses? -- Non, dit Traddles. Rien ne peut les y d�cider. J'aurais beau porter sur ma t�te un poids de cinquante livres d'ici � Putney, que mes cheveux se redresseraient aussit�t derechef, d�s que le poids aurait disparu. Vous ne pouvez vous faire une id�e de leur ent�tement, Copperfield. Je suis comme un porc-�pic en col�re.� J'avoue que je fus un peu d�sappoint�, tout en lui sachant gr� de sa bonhomie. Je lui dis que j'adorais son bon caract�re, et que certainement il fallait que tout l'ent�tement qu'on peut avoir dans sa personne e�t pass� dans ses cheveux, car pour lui, il ne lui en restait pas trace. �Oh! reprit Traddles, en riant, ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai � me plaindre de ces malheureux cheveux. La femme de mon oncle ne pouvait pas les souffrir. Elle disait que �a l'exasp�rait. Et cela m'a beaucoup nui, aussi, dans les commencements, quand je suis devenu amoureux de Sophie. Oh! mais beaucoup! -- Vos cheveux lui d�plaisaient? -- Pas � elle, reprit Traddles, mais, sa soeur a�n�e, la beaut� de la famille, ne pouvait se lasser d'en rire, � ce qu'il para�t. Le fait est que toutes ses soeurs en font des gorges chaudes. -- C'est agr�able! -- Oh! oui, reprit Traddles avec une innocence adorable, cela nous amuse tous. Elles pr�tendent que Sophie a une m�che de mes cheveux dans son pupitre, et que, pour les tenir aplatis, elle est oblig�e de les enfermer dans un livre � fermoir. Nous en rions bien, allez! -- � propos, mon cher Traddles, votre exp�rience pourra m'�tre utile. Quand vous avez �t� fianc� � la jeune personne dont vous venez de me parler, avez-vous eu � faire � la famille une proposition en forme? Par exemple, avez-vous eu � accomplir la c�r�monie par laquelle nous allons passer aujourd'hui? ajoutai-je d'une voix �mue. -- Voyez-vous, Copperfield, dit Traddles, et son visage devint plus s�rieux, c'est une affaire qui m'a donn� bien du tourment. Vous comprenez, Sophie est si utile dans sa famille qu'on ne pouvait pas supporter l'id�e qu'elle p�t jamais se marier. Ils avaient m�me d�cid�, entre eux, qu'elle ne se marierait jamais, et on l'appelait d'avance la vieille fille. Aussi, quand j'en ai dit un mot � mistress Crewler, avec toutes les pr�cautions imaginables... -- C'est la m�re? -- Oui; son p�re est le r�v�rend Horace Crewler. Quand j'ai dit un mot � mistress Crewler, en d�pit de toutes mes pr�cautions oratoires, elle a pouss� un grand cri, et s'est �vanouie. Il m'a fallu attendre des mois entiers avant de pouvoir aborder le m�me sujet. -- Mais � la fin, pourtant, vous y �tes revenu? -- C'est le r�v�rend Horace, dit Traddles; l'excellent homme! exemplaire dans tous ses rapports; il lui a repr�sent� que, comme chr�tienne, elle devait se soumettre � ce sacrifice, d'autant plus que ce n'en �tait peut-�tre pas un, et se garder de tout sentiment contraire � la charit� � mon �gard. Quant � moi, Copperfield, je vous en donne ma parole d'honneur, je me faisais horreur: je me regardais comme un vautour qui venait de fondre sur cette estimable famille. -- Les soeurs ont pris votre parti, Traddles, j'esp�re? -- Mais je ne peux pas dire �a. Quand mistress Crewler fut un peu r�concili�e avec cette id�e, nous e�mes � l'annoncer � Sarah. Vous vous rappelez ce que je vous ai dit de Sarah? c'est celle qui a quelque chose dans l'�pine dorsale! -- Oh! parfaitement. -- Elle s'est mise � croiser les mains avec angoisse, en me regardant d'un air d�sol�; puis elle a ferm� les yeux, elle est devenue toute verte; son corps �tait roide comme un b�ton, et pendant deux jours elle n'a pu prendre que de l'eau pan�e, par cuiller�es � caf�. -- C'est donc une fille insupportable, Traddles? -- Je vous demande pardon, Copperfield. C'est une personne charmante, mais elle a tant de sensibilit�! Le fait est qu'elles sont toutes comme �a. Sophie m'a dit ensuite que rien ne pourrait jamais me donner une id�e des reproches qu'elle s'�tait adress�s � elle-m�me, tandis qu'elle soignait Sarah. Je suis s�r qu'elle en a d� bien souffrir, Copperfield; j'en juge par moi, car j'�tais l� comme un vrai criminel. Quand Sarah a �t� gu�rie, il a fallu l'annoncer aux huit autres, et sur chacune d'elles l'effet a �t� des plus attendrissants. Les deux petites que Sophie �l�ve commencent seulement maintenant � ne pas me d�tester. -- Mais enfin, ils sont tous maintenant r�concili�s avec cette id�e, j'esp�re? -- Oui... oui, � tout prendre, je crois qu'ils se sont r�sign�s, dit Traddles d'un ton de doute. � vrai dire, nous �vitons d'en parler: ce qui les console beaucoup, c'est l'incertitude de mon avenir et la m�diocrit� de ma situation. Mais, si jamais nous nous marions, il y aura une sc�ne d�plorable. Cela ressemblera bien plus � un enterrement qu'� une noce, et ils m'en voudront tous � la mort de la leur ravir.� Son visage avait une expression de candeur � la fois s�rieuse et comique, dont le souvenir me frappe peut-�tre plus encore � pr�sent que sur le moment, car j'�tais alors dans un tel �tat d'anxi�t� et de tremblement pour moi-m�me, que j'�tais tout � fait incapable de fixer mon attention sur quoi que ce f�t. � mesure que nous approchions de la maison des demoiselles Spenlow, je me sentais si peu rassur� sur mes dehors personnels et sur ma pr�sence d'esprit, que Traddles me proposa, pour me remettre, de boire quelque chose de l�g�rement excitant, comme un verre d'ale. Il me conduisit � un caf� voisin, puis, au sortir de l�, je me dirigeai d'un pas tremblant vers la porte de ces demoiselles. J'eus comme une vague sensation que nous �tions arriv�s, quand je vis une servante nous ouvrir la porte. Il me sembla que j'entrais en chancelant dans un vestibule o� il y avait un barom�tre, et qui donnait sur un tout petit salon au rez-de-chauss�e. Le salon ouvrait sur un joli petit jardin. Puis, je crois que je m'assis sur un canap�, que Traddles �ta son chapeau, et que ses cheveux, en se redressant, lui donn�rent l'air d'une de ces petites figures d'�pouvantail � ressort qui sortent d'une bo�te quand on l�ve le couvercle. Je crois avoir entendu une vieille pendule rococo qui ornait la chemin�e faire tic tac, et que j'essayai de mettre celui de mon coeur � l'unisson; mais bah! il battait trop fort. Je crois que je cherchai des yeux quelque chose qui me rappel�t Dora, et que je ne vis rien. Je crois aussi que j'entendis Jip aboyer dans le lointain et que quelqu'un �touffa aussit�t ses cris. Enfin, je manquai de pousser du coup Traddles dans la chemin�e, en faisant la r�v�rence, avec une extr�me confusion, � deux vieilles petites dames habill�es en noir, qui ressemblaient � deux diminutifs ratatin�s de feu M. Spenlow. �Asseyez-vous, je vous prie, dit l'une des deux petites dames.� Quand j'eus cess� de faire tomber Traddles et que j'eus trouv� un autre si�ge qu'un chat sur lequel je m'�tais premi�rement install�, je recouvrai suffisamment mes sens pour m'apercevoir que M. Spenlow devait �videmment �tre le plus jeune de la famille; il devait y avoir six ou huit ans de diff�rence entre les deux soeurs. La plus jeune paraissait charg�e de diriger la conf�rence, d'autant qu'elle tenait ma lettre � la main (ma pauvre lettre! je la reconnaissais bien, et pourtant je tremblais de la reconna�tre), et qu'elle la consultait de temps en temps avec son lorgnon. Les deux soeurs �taient habill�es de m�me, mais la plus jeune avait pourtant dans sa personne je ne sais quoi d'un peu plus juv�nile; et aussi dans sa toilette quelque dentelle de plus � son col ou � sa chemisette, peut-�tre une broche ou un bracelet, ou quelque chose comme cela qui lui donnait un air plus lutin. Toutes deux �taient roides, calmes et compass�es. La soeur qui ne tenait pas ma lettre avait les bras crois�s sur la poitrine, comme une idole. �M. Copperfield, je pense? dit la soeur qui tenait ma lettre, en s'adressant � Traddles.� Quel effroyable d�but! Traddles, oblig� d'expliquer que c'�tait moi qui �tais M. Copperfield, et moi r�duit � r�clamer ma personnalit�! et elles forc�es � leur tour de se d�faire d'une opinion pr�con�ue que Traddles �tait M. Copperfield. Jugez comme c'�tait agr�able! et par-dessus le march� nous entendions tr�s- distinctement deux petits aboiements de Jip, puis sa voix fut encore �touff�e. �Monsieur Copperfield!� dit la soeur qui tenait la lettre. Je fis je ne sais quoi, je saluai probablement, puis je pr�tai l'oreille la plus attentive � ce que me dit l'autre soeur. �Ma soeur Savinia �tant plus vers�e que moi dans de pareilles mati�res va vous dire ce que nous croyons qu'il y ait de mieux � faire dans l'int�r�t des deux parties.� Je d�couvris plus tard que miss Savinia faisait autorit� pour les affaires de coeur, parce qu'il avait exist� jadis un certain M. Pidger, qui jouait au whist, et qui avait �t�, � ce qu'on croyait, amoureux d'elle. Mon opinion personnelle, c'est que la supposition �tait enti�rement gratuite et que Pidger �tait parfaitement innocent d'un tel sentiment; ce qu'il y a de s�r, c'est que je n'ai jamais entendu dire qu'il en e�t donn� la moindre atteinte. Mais enfin, miss Savinia et miss Clarissa croyaient comme un article de foi qu'il aurait d�clar� sa passion s'il n'avait �t� emport�, � la fleur de l'�ge (il avait environ soixante ans), par l'abus des liqueurs fortes, corrig� ensuite mal � propos par l'abus des eaux de Bath, comme antidote. Elles avaient m�me un secret soup�on qu'il �tait mort d'un amour rentr�, celui qu'il portait � Savinia. Je dois dire que le portrait qu'elles avaient conserv� de lui pr�sentait un nez cramoisi qui ne paraissait pas avoir autrement souffert de cet amour dissimul�. �Nous ne voulons pas, dit miss Savinia, remonter dans le pass� jusqu'� l'origine de la chose. La mort de notre pauvre fr�re Francis a effac� tout cela. -- Nous n'avions pas, dit miss Clarissa, de fr�quents rapports avec notre fr�re Francis; mais il n'y avait point de division ni de d�sunion positive entre nous. Francis est rest� de son c�t�, nous du n�tre. Nous avons trouv� que c'�tait ce qu'il y avait de mieux � faire dans l'int�r�t des deux parties, et c'�tait vrai.� Les deux soeurs se penchaient �galement en avant pour parler, puis elles secouaient la t�te et se redressaient quand elles avaient fini. Miss Clarissa ne remuait jamais les bras. Elle jouait quelquefois du piano dessus avec ses doigts, des menuets et des marches, je suppose, mais ses bras n'en restaient pas moins immobiles. �La position de notre ni�ce, du moins sa position suppos�e, est bien chang�e depuis la mort de notre fr�re Francis. Nous devons donc croire, dit miss Savinia, que l'avis de notre fr�re sur la position de sa fille n'a plus la m�me importance. Nous n'avons pas de raison de douter, M. Copperfield, que vous ne poss�diez une excellente r�putation et un caract�re honorable, ni que vous ayez de l'attachement pour notre ni�ce, ou du moins que vous ne croyiez fermement avoir de l'attachement pour elle.� Je r�pondis, comme je n'avais garde en aucun cas d'en laisser �chapper l'occasion, que jamais personne n'avait aim� quelqu'un comme j'aimais Dora. Traddles me pr�ta main-forte par un murmure confirmatif. Miss Savinia allait faire quelque remarque quand miss Clarissa, qui semblait poursuivie sans cesse du besoin de faire allusion � son fr�re Francis, reprit la parole. �Si la m�re de Dora, dit-elle, nous avait dit, le jour o� elle �pousa notre fr�re Francis, qu'il n'y avait pas de place pour nous � sa table, cela aurait mieux valu dans l'int�r�t des deux parties. -- Ma soeur Clarissa, dit miss Savinia, peut-�tre vaudrait-il mieux laisser cela de c�t�. -- Ma soeur Savinia, dit miss Clarissa, cela a rapport au sujet. Je ne me permettrai pas de me m�ler de la branche du sujet qui vous regarde. Vous seule �tes comp�tente pour en parler. Mais, quant � cette autre branche du sujet, je me r�serve ma voix et mon opinion. Il aurait mieux valu, dans l'int�r�t des deux parties, que la m�re de Dora nous exprim�t clairement ses intentions le jour o� elle a �pous� notre fr�re Francis. Nous aurions su � quoi nous en tenir. Nous lui aurions dit: �Ne prenez pas la peine de nous inviter jamais,� et tout malentendu aurait �t� �vit�.� Quand miss Clarissa eut fini de secouer la t�te, miss Savinia reprit la parole, tout en consultant ma lettre � travers son lorgnon. Les deux soeurs avaient de petits yeux ronds et brillants qui ressemblaient � des yeux d'oiseau. En g�n�ral, elles avaient beaucoup de rapport avec de petits oiseaux, et il y avait dans leur ton bref, prompt et brusque, comme aussi dans le soin propret avec lequel elles rajustaient leur toilette, quelque chose qui rappelait la nature et les moeurs des canaris. Miss Savinia reprit donc la parole. �Vous nous demandez, monsieur Copperfield, � ma soeur Clarissa et � moi, l'autorisation de venir nous visiter, comme fianc� de notre ni�ce? -- S'il a convenu � notre fr�re Francis, dit miss Clarissa qui �clata de nouveau (si tant est qu'on puisse dire �clater en parlant d'une interruption faite d'un air si calme), s'il lui a plu de s'entourer de l'atmosph�re des _Doctors'-Commons_, avions- nous le droit ou le d�sir de nous y opposer? Non, certainement. Nous n'avons jamais cherch� � nous imposer � personne. Mais pourquoi ne pas le dire? mon fr�re Francis et sa femme �taient bien ma�tres de choisir leur soci�t�, comme ma soeur Clarissa et moi de choisir la n�tre. Nous sommes assez grandes pour ne pas nous en laisser manquer, je suppose!� Comme cette apostrophe semblait s'adresser � Traddles et � moi, nous nous cr�mes oblig�s d'y faire quelque r�ponse. Traddles parla trop bas, on ne put l'entendre; moi, je dis, � ce que je crois, que cela faisait le plus grand honneur � tout le monde. Je ne sais pas du tout ce que je voulais dire par l�. �Ma soeur Savinia, dit miss Clarissa maintenant qu'elle venait de se soulager le coeur, continuez.� Miss Savinia continua: �Monsieur Copperfield, ma soeur Clarissa et moi nous avons m�rement r�fl�chi au sujet de votre lettre; et, avant d'y r�fl�chir, nous avons commenc� par la montrer � notre ni�ce et par la discuter avec elle. Nous ne doutons pas que vous ne croyiez l'aimer beaucoup. -- Si je crois l'aimer, madame! oh!...� J'allais entrer en extase; mais miss Clarissa me lan�a un tel regard (exactement celui d'un petit serin), comme pour me prier de ne pas interrompre l'oracle, que je me tus en demandant pardon. �L'affection, dit miss Savinia en regardant sa soeur comme pour lui demander de l'appuyer de son assentiment, et miss Clarissa n'y manquait pas � la fin de chaque phrase par un petit hochement de t�te _ad hoc_, l'affection solide, le respect, le d�vouement ont de la peine � s'exprimer. Leur voix est faible. Modeste et r�serv�, l'amour se cache, il attend, il attend toujours. C'est comme un fruit qui attend sa maturit�. Souvent la vie se passe, et il reste encore � m�rir � l'ombre.� Naturellement, je ne compris pas alors que c'�tait une allusion aux souffrances pr�sum�es du malheureux Pidger; je vis seulement, � la gravit� avec laquelle miss Clarissa remuait la t�te, qu'il y avait un grand sens dans ces paroles. �Les inclinations l�g�res (car je ne saurais les comparer avec les sentiments solides dont je parle), continua miss Savinia, les inclinations l�g�res des petits jeunes gens ne sont aupr�s de cela que ce que la poussi�re est au roc. Il est si difficile de savoir si elles ont un fondement solide, que ma soeur Clarissa et moi nous ne savions que faire, en v�rit�, monsieur Copperfield, et vous monsieur... -- Traddles, dit mon ami en voyant qu'on le regardait. -- Je vous demande pardon, monsieur Traddles du Temple, je crois? dit miss Clarissa en lorgnant encore la lettre. -- Pr�cis�ment,� dit Traddles, et il devint rouge comme un coq. �Je n'avais encore re�u aucun encouragement positif, mais il me semblait remarquer que les deux petites soeurs, et surtout miss Savinia, se complaisaient dans cette nouvelle question d'int�r�t domestique; qu'elles cherchaient � en tirer tout le parti possible, � la faire durer le plus possible, et cela me donnait bon espoir. Je croyais voir que miss Savinia serait ravie d'avoir � gouverner deux jeunes amants, comme Dora et moi, et que miss Clarissa serait presque aussi contente de la voir nous gouverner, en se donnant de temps � autre le plaisir de disserter sur la branche de la question qu'elle s'�tait r�serv�e pour sa part. Cela me donna le courage de d�clarer avec la plus grande chaleur que j'aimais Dora plus que je ne pouvais le dire, ou qu'on ne pouvait le croire; que tous mes amis savaient combien je l'aimais; que ma tante, Agn�s, Traddles, tous ceux qui me connaissaient, savaient combien mon amour pour elle m'avait rendu s�rieux. J'appelai Traddles en t�moignage. Traddles prit feu comme s'il se plongeait � corps perdu dans un d�bat parlementaire, et vint noblement � mon aide; �videmment, ses paroles simples, sens�es et pratiques produisirent une impression favorable. �J'ai, s'il m'est permis de le dire, une certaine exp�rience en cette mati�re, dit Traddles; je suis fianc� � une jeune personne qui est l'a�n�e de dix enfants, en Devonshire, et m�me pour le moment je ne vois aucune probabilit� que nous puissions nous marier. -- Vous pourrez donc confirmer ce que j'ai dit, M. Traddles, repartit miss Savinia, � laquelle il inspirait �videmment un int�r�t tout nouveau, sur l'affection modeste et r�serv�e qui sait attendre, et toujours attendre. -- Enti�rement,� madame, dit Traddles. Miss Clarissa regarda miss Savinia en lui faisant un signe de t�te plein de gravit�. Miss Savinia regarda miss Clarissa d'un air sentimental et poussa un l�ger soupir. �Ma soeur Savinia, dit miss Clarissa, prenez mon flacon.� Miss Savinia se r�conforta au moyen des sels de sa soeur, puis elle continua d'une voix plus faible, tandis que Traddles et moi nous la regardions avec sollicitude. �Nous avons eu de grands doutes, ma soeur et moi, monsieur Traddles, sur la marche qu'il convenait de suivre quant � l'attachement, ou du moins quant � l'attachement suppos� de deux petite jeunes gens comme votre ami M. Copperfield et notre ni�ce. -- L'enfant de notre fr�re Francis, fit remarquer miss Clarissa. Si la femme de notre fr�re Francis avait, de son vivant, jug� convenable (bien qu'elle e�t certainement le droit d'agir diff�remment) d'inviter la famille � d�ner chez elle, nous conna�trions mieux aujourd'hui l'enfant de notre fr�re Francis. Ma soeur Savinia, continuez.� Miss Savinia retourna ma lettre, pour en remettre l'adresse sous ses yeux, puis elle parcourut avec son lorgnon quelques notes bien align�es qu'elle y avait inscrites. �Il nous semble prudent, monsieur Traddles, dit-elle, de juger par nous-m�mes de la profondeur de tels sentiments. Pour le moment nous n'en savons rien, et nous ne pouvons savoir ce qu'il en est r�ellement; tout ce que nous croyons donc pouvoir faire, c'est d'autoriser M. Copperfield � nous venir voir. -- Je n'oublierai jamais votre bont�, mademoiselle, m'�criai-je, le coeur soulag� d'un grand poids. -- Mais, pour le moment, reprit miss Savinia, nous d�sirons, monsieur Traddles, que ces visites s'adressent � nous. Nous ne voulons sanctionner aucun engagement positif entre M. Copperfield et notre ni�ce, avant que nous ayons eu l'occasion... -- Avant que vous ayez eu l'occasion, ma soeur Savinia, dit miss Clarissa. -- Je le veux bien, r�pondit miss Savinia, avec un soupir, avant que j'aie eu l'occasion d'en juger. -- Copperfield, dit Traddles en se tournant vers moi, vous sentez, j'en suis s�r, qu'on ne saurait rien dire de plus raisonnable ni de plus sens�. -- Non, certainement, m'�criai-je, et j'y suis on ne peut plus sensible. -- Dans l'�tat actuel des choses, dit miss Savinia, qui eut de nouveau recours � ses notes, et une fois qu'il est �tabli sur quel pied nous autorisons les visites de M. Copperfield, nous lui demandons de nous donner sa parole d'honneur qu'il n'aura avec notre ni�ce aucune communication, de quelque esp�ce que ce soit, sans que nous en soyons pr�venues; et qu'il ne formera, par rapport � notre ni�ce, aucun projet, sans nous le soumettre pr�alablement... -- Sans vous le soumettre, ma soeur Savinia, interrompit miss Clarissa. -- Je le veux bien, Clarissa, r�pondit miss Savinia d'un ton r�sign�, � moi personnellement... et sans qu'il ait obtenu notre approbation. Nous en faisons une condition expresse et absolue qui ne devra �tre enfreinte sous aucun pr�texte. Nous avions pri� M. Copperfield de se faire accompagner aujourd'hui d'une personne de confiance (et elle se tourna vers Traddles qui salua), afin qu'il ne p�t y avoir ni doute ni malentendu sur ce point. M. Copperfield, si vous ou M. Traddles vous avez le moindre scrupule � nous faire cette promesse, je vous prie de prendre du temps pour y r�fl�chir.� Je m'�criai, dans mon enthousiasme, que je n'avais pas besoin d'y r�fl�chir un seul instant de plus. Je jurai solennellement, et, du ton le plus passionn�, j'appelai Traddles � me servir de t�moin; je me d�clarai d'avance le plus atroce et le plus pervers des hommes si jamais je manquais le moins du monde � cette promesse. �Attendez, dit miss Savinia en levant la main: avant d'avoir le plaisir de vous recevoir, messieurs, nous avions r�solu de vous laisser seuls un quart d'heure, pour vous donner le temps de r�fl�chir � ce sujet. Permettez-nous de nous retirer.� En vain je r�p�tai que je n'avais pas besoin d'y r�fl�chir; elles persist�rent � se retirer pour un quart d'heure. Les deux petits oiseaux s'en all�rent en sautillant avec dignit�, et nous rest�mes seuls: moi, transport� dans des r�gions d�licieuses, et Traddles occup� � m'accabler de ses f�licitations. Au bout du quart d'heure, ni plus ni moins, elles reparurent, toujours avec la m�me dignit�! � leur sortie le froissement de leurs robes avait fait un l�ger bruissement comme si elles �taient compos�es de feuilles d'automne; quand elles revinrent, le m�me fr�missement se fit encore entendre. Je promis de nouveau d'observer fid�lement la prescription. �Ma soeur Clarissa, dit miss Savinia, le reste vous regarde.� Miss Clarissa cessa, pour la premi�re fois, de laisser ses bras crois�s, prit ses notes et les regarda. �Nous serons heureux, dit miss Clarissa, de recevoir M. Copperfield � d�ner tous les dimanches, si cela lui convient. Nous d�nons � trois heures.� Je saluai. �Dans le courant de la semaine, dit miss Clarissa, nous serons charm�es que M. Copperfield vienne prendre le th� avec nous. Nous prenons le th� � six heures et demie.� Je saluai de nouveau. �Deux fois par semaine, dit miss Clarissa, mais pas plus souvent.� Je saluai de nouveau. �Miss Trotwood, dont M. Copperfield fait mention dans sa lettre, dit miss Clarissa, viendra peut-�tre nous voir. Quand les visites sont utiles, dans l'int�r�t des deux parties, nous sommes charm�es de recevoir des visites et de les rendre. Mais quand il vaut mieux, dans l'int�r�t des deux parties, qu'on ne se fasse point de visites (comme cela nous est arriv� avec mon fr�re Francis et sa famille) alors c'est tout � fait diff�rent.� J'assurai que ma tante serait heureuse et fi�re de faire leur connaissance, et pourtant je dois dire que je n'�tais pas bien certain qu'elles dussent toujours s'entendre parfaitement. Toutes les conditions �tant donc arr�t�es, j'exprimai mes remerc�ments avec chaleur, et prenant la main, d'abord de miss Clarissa, puis de miss Savinia, je les portai successivement � mes l�vres. Miss Savinia se leva alors, et priant M. Traddles de nous attendre un instant, elle me demanda de la suivre. J'ob�is en tremblant; elle me conduisit dans une antichambre. L� je trouvai ma bien- aim�e Dora, la t�te appuy�e contre le mur, et Jip enferm� dans le r�chaud pour les assiettes, la t�te envelopp�e d'une serviette. Oh! qu'elle �tait belle dans sa robe de deuil! Comme elle pleura d'abord, et comme j'eus de la peine � la faire sortir de son coin! Et comme nous f�mes heureux tous deux quand elle finit par s'y d�cider! Quelle joie de tirer Jip du r�chaud, de lui rendre la lumi�re du jour, et de nous trouver tous trois r�unis! �Ma ch�re Dora! � moi maintenant pour toujours. -- Oh laissez-moi, dit-elle d'un ton suppliant, je vous en prie! -- N'�tes-vous pas � moi pour toujours, Dora? -- Oui, certainement, cria Dora, mais j'ai si peur! -- Peur, ma ch�rie! -- Oh oui, je ne l'aime pas, dit Dora. Que ne s'en va-t-il? -- Mais qui, mon tr�sor? -- Votre ami, dit Dora. Est-ce que �a le regarde? Il faut �tre bien stupide. -- Mon amour! (Jamais je n'ai rien vu de plus s�duisant que ses mani�res enfantines.) C'est le meilleur gar�on! -- Mais qu'avons-nous besoin de bon gar�on? dit-elle avec une petite moue. -- Ma ch�rie, repris-je, vous le conna�trez bient�t et vous l'aimerez beaucoup. Ma tante aussi va venir vous voir, et je suis s�r que vous l'aimerez aussi de tout votre coeur. -- Oh non, ne l'amenez pas, dit Dora en m'embrassant d'un petit air �pouvant�, et en joignant les mains. Non. Je sais bien que c'est une mauvaise petite vieille. Ne l'amenez pas ici, mon bon petit Dody.� (C'�tait une corruption de David qu'elle employait par amiti�.) Les remontrances n'auraient servi � rien; je me mis � rire, � la contempler avec amour, avec bonheur: elle me montra comme Jip savait bien se tenir dans un coin sur ses jambes de derri�re, et il est vrai de dire qu'en effet il y restait bien le temps que dure un �clair et retombait aussit�t. Enfin, je ne sais combien de temps j'aurais pu rester ainsi, sans penser le moins du monde � Traddles, si miss Savinia n'�tait pas venue me chercher. Miss Savinia aimait beaucoup Dora (elle me dit que Dora �tait tout son portrait du temps qu'elle �tait jeune. Dieu! comme elle avait d� changer!) et elle la traitait comme un joujou. Je voulus persuader � Dora de venir voir Traddles; mais, sur cette proposition, elle courut s'enfermer dans sa chambre; j'allai donc sans elle retrouver Traddles, et nous sort�mes ensemble. �Rien ne saurait �tre plus satisfaisant, dit Traddles, et ces deux vieilles dames sont tr�s-aimables. Je ne serais pas du tout surpris que vous fussiez mari� plusieurs ann�es avant moi, Copperfield. -- Votre Sophie joue-t-elle de quelque instrument, Traddles? demandai-je, dans l'orgueil de mon coeur. -- Elle sait assez bien jouer du piano pour l'enseigner � ses petites soeurs, dit Traddles. -- Est-ce qu'elle chante? -- Elle chante quelquefois des ballades pour amuser les autres, quand elles ne sont pas en train, dit Traddles, mais elle n'ex�cute rien de bien savant. -- Elle ne chante pas en s'accompagnant de la guitare? -- Oh ciel! non!� -- Est-ce qu'elle peint? -- Non, pas du tout,� dit Traddles. Je promis � Traddles qu'il entendrait chanter Sophie et que je lui montrerais de ses peintures de fleurs. Il dit qu'il en serait enchant�, et nous rentr�mes bras dessus bras dessous, le plus gaiement du monde. Je l'encourageai � me parler de Sophie; il le fit avec une tendre confiance en elle qui me toucha fort. Je la comparais � Dora dans mon coeur, avec une grande satisfaction d'amour-propre; mais, c'est �gal, je reconnaissais bien volontiers en moi-m�me que �a ferait �videmment une excellente femme pour Traddles. Naturellement ma tante fut imm�diatement instruite de l'heureux r�sultat de notre conf�rence, et je la mis au courant de tous les d�tails. Elle �tait heureuse de me voir si heureux, et elle me promit d'aller tr�s-prochainement voir les tantes de Dora. Mais, ce soir-l�, elle arpenta si longtemps le salon, pendant que j'�crivais � Agn�s, que je commen�ais � croire qu'elle avait l'intention de continuer jusqu'au lendemain matin. Ma lettre � Agn�s �tait pleine d'affection et de reconnaissance, elle lui d�taillait tous les bons effets des conseils qu'elle m'avait donn�s. Elle m'�crivit par le retour du courrier. Sa lettre � elle �tait pleine de confiance, de raison et de bonne humeur, et � dater de ce jour, elle montra toujours la m�me gaiet�. J'avais plus de besogne que jamais. Putney �tait loin de Highgate o� je me rendais tous les jours, et pourtant je voulais y aller le plus souvent possible. Comme il n'y avait pas moyen que je pusse me rendre chez Dora � l'heure du th�, j'obtins, par capitulation, de miss Savinia, la permission de venir tous les samedis dans l'apr�s-midi, sans que cela fit tort au dimanche. J'avais donc deux beaux jours � la fin de chaque semaine, et les autres se passaient tout doucement dans l'attente de ceux-l�. Je fus extr�mement soulag� de voir que ma tante et les tantes de Dora s'accommod�rent les unes des autres, � tout prendre, beaucoup mieux que je ne l'avais esp�r�. Ma tante fit sa visite quatre ou cinq jours apr�s la conf�rence, et deux ou trois jours apr�s, les tantes de Dora lui rendirent sa visite, dans toutes les r�gles, en grande c�r�monie. Ces visites se renouvel�rent, mais d'une mani�re plus amicale, de trois en trois semaines. Je sais bien que ma tante troublait toutes les id�es des tantes de Dora, par son d�dain pour les fiacres, dont elle n'usait gu�re, pr�f�rant de beaucoup venir � pied jusqu'� Putney, et qu'on trouvait qu'elle avait bien peu d'�gards pour les pr�jug�s de la civilisation, en arrivant � des heures indues, tout de suite apr�s le d�jeuner, ou un quart d'heure avant le th�, ou bien en mettant son chapeau de la fa�on la plus bizarre, sous pr�texte que cela lui �tait commode. Mais les tantes de Dora s'habitu�rent bient�t � regarder ma tante comme une personne excentrique et tant soit peu masculine, mais d'une grande intelligence; et, quoique ma tante exprim�t parfois, sur certaines convenances sociales, des opinions h�r�tiques qui �tourdissaient les tantes de Dora, cependant elle m'aimait trop pour ne pas sacrifier � l'harmonie g�n�rale quelques-unes de ses singularit�s. Le seul membre de notre petit cercle qui refus�t positivement de s'adapter aux circonstances, ce fut Jip. Il ne voyait jamais ma tante sans aller se fourrer sous une chaise en grin�ant des dents, et en grognant constamment; de temps � autre il faisait entendre un hurlement lamentable, comme si elle lui portait sur les nerfs. On essaya de tout, on le caressa, on le gronda, on le battit, on l'amena � Buckingham-Street (o� il s'�lan�a imm�diatement sur les deux chats, � la grande terreur des spectateurs); mais jamais on ne put l'amener � supporter la soci�t� de ma tante. Parfois il semblait croire qu'il avait fini par se raisonner et vaincre son antipathie; il faisait m�me l'aimable un moment, mais bient�t il retroussait son petit nez, et hurlait si fort qu'il fallait bien vite le fourrer dans le r�chaud aux assiettes pour qu'il ne p�t rien voir. � la fin, Dora prit le parti de l'envelopper tout pr�t dans une serviette, pour le mettre dans le r�chaud d�s qu'on annon�ait l'arriv�e de ma tante. Il y avait une chose qui m'inqui�tait beaucoup, m�me au milieu de cette douce vie, c'�tait que Dora semblait passer, aux yeux de tout le monde, pour un charmant joujou. Ma tante, avec laquelle elle s'�tait peu � peu familiaris�e, l'appelait sa petite fleur; et miss Savinia passait son temps � la soigner, � refaire ses boucles, � lui pr�parer de jolies toilettes: on la traitait comme un enfant g�t�. Ce que miss Savinia faisait, sa soeur naturellement le faisait aussi de son c�t�. Cela me paraissait singulier; mais tout le monde avait, jusqu'� un certain point, l'air de traiter Dora, � peu pr�s comme Dora traitait Jip. Je me d�cidai � lui en parler, et un jour que nous �tions seuls ensemble (car miss Savinia nous avait, au bout de peu de temps, permis de sortir seuls), je lui dis que je voudrais bien qu'elle p�t leur persuader de la traiter autrement. �Parce que, voyez-vous, ma ch�rie! vous n'�tes pas un enfant. -- Allons! dit Dora; est-ce que vous allez devenir grognon, � pr�sent? -- Grognon? mon amour! -- Je trouve qu'ils sont tous tr�s-bons pour moi, dit Dora, et je suis tr�s-heureuse. -- � la bonne heure; mais, ma ch�re petite, vous n'en s�riez pas moins heureuse, quand on vous traiterait en personne raisonnable.� Dora me lan�a un regard de reproche. Quel charmant petit regard! et elle se mit � sangloter, en disant que, �puisque je ne l'aimais pas, elle ne savait pas pourquoi j'avais tant d�sir� d'�tre son fianc�? et que, puisque je ne pouvais pas la souffrir, je ferais mieux de m'en aller.� Que pouvais-je faire, que d'embrasser ces beaux yeux pleins de larmes, et de lui r�p�ter que je l'adorais? �Et moi qui vous aime tant, dit Dora; vous ne devriez pas �tre si cruel pour moi, David! -- Cruel? mon amour! comme si je pouvais �tre cruel pour vous! -- Alors ne me grondez pas, dit Dora avec cette petite moue qui faisait de sa bouche un bouton de rose, et je serai tr�s-sage.� Je fus ravi un instant apr�s de l'entendre me demander d'elle- m�me, si je voulais lui donner le livre de cuisine dont je lui avais parl� une fois, et lui montrer � tenir des comptes comme je le lui avais promis. � la visite suivante, je lui apportai le volume, bien reli�, pour qu'il e�t l'air moins sec et plus engageant; et tout en nous promenant dans les champs, je lui montrai un vieux livre de comptes � ma tante, et je lui donnai un petit carnet, un joli porte-crayon et une bo�te de mine de plomb pour qu'elle p�t s'exercer au m�nage. Mais le livre de cuisine fit mal � la t�te � Dora, et les chiffres la firent pleurer. Ils ne voulaient pas s'additionner, disait- elle; aussi se mit-elle � les effacer tous, et � dessiner � la place sur son carnet des petits bouquets, ou bien le portait de Jip et le mien. J'essayai ensuite de lui donner verbalement quelques conseils sur les affaires du m�nage, dans nos promenades du samedi. Quelquefois, par exemple, quand nous passions devant la boutique d'un boucher, je lui disais: �Voyons, ma petite, si nous �tions mari�s, et que vous eussiez � acheter une �paule de mouton pour notre d�ner, sauriez-vous l'acheter?� Le joli petit visage de Dora s'allongeait, et elle avan�ait ses l�vres, comme si elle voulait fermer les miennes par un de ses baisers. �Sauriez-vous l'acheter, ma petite?� r�p�tais-je alors d'un air inflexible. Dora r�fl�chissait un moment, puis elle r�pondait d'un air de triomphe: �Mais le boucher saurait bien me la vendre; est-ce que �a ne suffit pas? Oh! David que vous �tes niais!� Une autre fois, je demandai � Dora, en regardant le livre de cuisine, ce qu'elle ferait si nous �tions mari�s, et que je lui demandasse de me faire manger une bonne �tuv�e � l'irlandaise. Elle me r�pondit qu'elle dirait � sa cuisini�re: �Faites-moi une �tuv�e.� Puis elle battit des mains en riant si gaiement qu'elle me parut plus charmante que jamais. En cons�quence, le livre de cuisine ne servit gu�re qu'� mettre dans le coin, pour faire tenir dessus tout droit ma�tre Jip. Mais Dora fut tellement contente le jour o� elle parvint � l'y faire rester, avec le porte crayon entre les dents, que je ne regrettai pas de l'avoir achet�. Nous en rev�nmes � la guitare, aux bouquets de fleurs, aux chansons sur le plaisir de danser toujours, tra la la! et toute la semaine se passait en r�jouissances. De temps en temps j'aurais voulu pouvoir insinuer � miss Savinia qu'elle traitait un peu trop ma ch�re Dora comme un jouet, et puis je finissais par m'avouer quelquefois, que moi aussi je c�dais � l'entra�nement g�n�ral, et que je la traitais comme un jouet aussi bien que les autres; quelquefois, mais pas souvent. CHAPITRE XII. Une noirceur. Je sais qu'il ne m'appartient pas de raconter, bien que ce manuscrit ne soit destin� qu'� moi seul, avec quelle ardeur je m'appliquai � faire des progr�s dans tous les menus d�tails de cette malheureuse st�nographie, pour r�pondre � l'attente de Dora et � la confiance de ses tantes. J'ajouterai seulement, � ce que j'ai dit d�j� de ma pers�v�rance � cette �poque et de la patiente �nergie qui commen�ait alors � devenir le fond de mon caract�re, que c'est � ces qualit�s surtout que j'ai d� plus tard le bonheur de r�ussir. J'ai eu beaucoup de bonheur dans les affaires de cette vie; bien des gens ont travaill� plus que moi, sans avoir autant de succ�s; mais je n'aurais jamais pu faire ce que j'ai fait sans les habitudes de ponctualit�, d'ordre et de diligence que je commen�ai � contracter, et surtout sans la facult� que j'acquis alors de concentrer toutes mes attentions sur un seul objet � la fois, sans m'inqui�ter de celui qui allait lui succ�der peut-�tre � l'instant m�me. Dieu sait que je n'�cris pas cela pour me vanter! Il faudrait �tre v�ritablement un saint pour n'avoir pas � regretter, en repassant toute sa vie comme je le fais ici, page par page, bien des talents n�glig�s, bien des occasions favorables perdues, bien des erreurs et bien des fautes. Il est probable que j'ai mal us�, comme un autre, de tous les dons que j'avais re�us. Ce que je veux dire simplement, c'est que, depuis ce temps-l�, tout ce que j'ai eu � faire dans ce monde, j'ai essay� de le bien faire; que je me suis d�vou� enti�rement � ce que j'ai entrepris, et que dans les petites comme dans les grandes choses, j'ai toujours s�rieusement march� � mon but. Je ne crois pas qu'il soit possible, m�me � ceux qui ont de grandes familles, de r�ussir s'ils n'unissent pas � leur talent naturel des qualit�s simples, solides, laborieuses, et surtout une l�gitime confiance dans le succ�s: il n'y a rien de tel en ce monde que de vouloir. Des talents rares, ou des occasions favorables, forment pour ainsi dire les deux montants de l'�chelle o� il faut grimper, mais, avant tout, que les barreaux soient d'un bois dur et r�sistant; rien ne saurait remplacer, pour r�ussir, une volont� s�rieuse et sinc�re. Au lieu de toucher � quelque chose du bout du doigt, je m'y donnais corps et �me, et, quelle que f�t mon oeuvre, je n'ai jamais affect� de la d�pr�cier. Voil� des r�gles dont je me suis trouv� bien. Je ne veux pas r�p�ter ici combien je dois � Agn�s de reconnaissance dans la pratique de ces pr�ceptes. Mon r�cit m'entra�ne vers elle comme ma reconnaissance et mon amour. Elle vint faire chez le docteur une visite de quinze jours. M. Wickfield �tait un vieil ami de cet excellent homme qui d�sirait le voir pour t�cher de lui faire du bien. Agn�s lui avait parl� de son p�re � sa derni�re visite � Londres, et ce voyage �tait le r�sultat de leur conversation. Elle accompagna M. Wickfield. Je ne fus pas surpris d'apprendre qu'elle avait promis � mistress Heep de lui trouver un logement dans le voisinage; ses rhumatismes exigeaient, disait-elle, un changement d'air, et elle serait charm�e de se trouver en si bonne compagnie. Je ne fus pas surpris non plus de voir le lendemain Uriah arriver, comme un bon fils qu'il �tait, pour installer sa respectable m�re. �Voyez-vous, ma�tre Copperfield, dit-il en m'imposant sa soci�t� tandis que je me promenais dans le jardin du docteur, quand on aime, on est jaloux, ou tout au moins on d�sire pouvoir veiller sur l'objet aim�. -- De qui donc �tes-vous jaloux, maintenant? lui dis-je. -- Gr�ce � vous, ma�tre Copperfield, reprit-il, de personne en particulier pour le moment, pas d'un homme, au moins! -- Seriez-vous par hasard jaloux d'une femme?� Il me lan�a un regard de c�t� avec ses sinistres yeux rouges et se mit � rire. �R�ellement, ma�tre Copperfield, dit-il... je devrais dire monsieur Copperfield, mais vous me pardonnerez cette habitude inv�t�r�e; vous �tes si adroit, vrai, vous me d�bouchez comme avec un tire-bouchon! Eh bien! je n'h�site pas � vous le dire, et il posa sur moi sa main gluante et poiss�e, je n'ai jamais �t� l'enfant ch�ri des dames, je n'ai jamais beaucoup plu � mistress Strong.� Ses yeux devenaient verts, tandis qu'il me regardait avec une ruse infernale. �Que voulez-vous dire? lui demandai-je. -- Mais bien que je sois procureur, ma�tre Copperfield, reprit-il avec un petit rire sec, je veux dire, pour le moment, exactement ce que je dis. -- Et que veut dire votre regard? continuai-je avec calme. -- Mon regard? Mais Copperfield, vous devenez bien exigeant. Que veut dire mon regard? -- Oui, dis-je, votre regard?� Il parut enchant�, et rit d'aussi bon coeur qu'il savait rire. Apr�s s'�tre gratt� le menton, il reprit lentement et les yeux baiss�s: �Quand je n'�tais qu'un humble commis, elle m'a toujours m�pris�. Elle voulait toujours attirer mon Agn�s chez elle, et elle avait bien de l'amiti� pour vous, ma�tre Copperfield. Mais moi, j'�tais trop au-dessous d'elle pour qu'elle me remarqu�t. -- Eh bien! dis-je, quand cela serait? -- Et au-dessous de _lui_ aussi, poursuivit Uriah tr�s- distinctement et d'un ton de r�flexion, tout en continuant � se gratter le menton. -- Vous devriez conna�tre assez le docteur, dis-je, pour savoir qu'avec son esprit distrait il ne songeait pas � vous quand vous n'�tiez pas sous ses yeux.� Il me regarda de nouveau de c�t�, allongea son maigre visage pour pouvoir se gratter plus commod�ment, et me r�pondit: �Oh! je ne parle pas du docteur; oh! certes non; pauvre homme! Je parle de M. Maldon.� Mon coeur se serra; tous mes doutes, toutes mes appr�hensions sur ce sujet, toute la paix et tout le bonheur du docteur, tout ce m�lange d'innocence et d'imprudence dont je n'avais pu p�n�trer le myst�re, tout cela, je vis en un moment que c'�tait � la merci de ce mis�rable grimacier. �Jamais il n'entrait dans le bureau sans me dire de m'en aller et me pousser dehors, dit Uriah; ne voil�-t-il pas un beau monsieur! Moi j'�tais doux et humble comme je le suis toujours. Mais, c'est �gal, je n'aimais pas �a dans ce temps-l�, pas plus que je ne l'aime aujourd'hui.� Il cessa de se gratter le menton et se mit � sucer ses joues de mani�re qu'elles devaient se toucher � l'int�rieur, toujours en me jetant le m�me regard oblique et faux. �C'est ce que vous appelez une jolie femme, continua-t-il quand sa figure eut repris peu � peu sa forme naturelle; et je comprends qu'elle ne voie pas d'un tr�s-bon oeil un homme comme moi. Elle aurait bient�t, j'en suis s�r, donn� � mon Agn�s le d�sir de viser plus haut; mais si je ne suis pas un godelureau � plaire aux dames, ma�tre Copperfield, cela n'emp�che pas qu'on ait des yeux pour voir. Nous autres, avec notre humilit�, en g�n�ral, nous avons des yeux, et nous nous en servons!� J'essayai de prendre un air libre et d�gag�, mais je voyais bien, � sa figure, que je ne lui donnais pas le change sur mes inqui�tudes. �Je ne veux pas me laisser battre, Copperfield, continua-t-il tout en fron�ant, avec un air diabolique, l'endroit o� auraient d� se trouver ses sourcils roux, s'il avait eu des sourcils, et je ferai ce que je pourrai pour mettre un terme � cette liaison. Je ne l'approuve pas. Je ne crains pas de vous avouer que je ne suis pas, de ma nature, un mari commode, et que je veux �loigner les intrus. Je n'ai pas envie de m'exposer � ce qu'on vienne comploter contre moi. -- C'est vous qui complotez toujours, et vous vous figurez que tout le monde fait comme vous, lui dis-je. -- C'est possible, ma�tre Copperfield, r�pondit-il; mais j'ai un but, comme disait toujours mon associ�, et je ferai des pieds et des mains pour y parvenir. J'ai beau �tre humble, je ne veux pas me laisser faire. Je n'ai pas envie qu'on vienne en mon chemin. Tenez, r�ellement, il faudra que je leur fasse tourner les talons, ma�tre Copperfield. -- Je ne vous comprends pas, dis-je. -- Vraiment! r�pondit-il avec un de ses soubresauts habituels. Cela m'�tonne, ma�tre Copperfield, vous qui avez tant d'esprit. Je t�cherai d'�tre plus clair une autre fois. Tiens! n'est-ce pas M. Maldon que je vois l�-bas � cheval? Il va sonner � la grille, je crois! -- Il en a l'air,� r�pondis-je aussi n�gligemment que je pus. Uriah s'arr�ta tout court, mit ses mains entre ses genoux, et se courba en deux, � force de rire; c'�tait un rire parfaitement silencieux: on n'entendait rien. J'�tais tellement indign� de son odieuse conduite, et surtout de ses derniers propos, que je lui tournai le dos sans plus de c�r�monie, le laissant l�, courb� en deux, rire � son aise dans le jardin, o� il avait l'air d'un �pouvantail pour les moineaux. Ce ne fut pas ce soir-l�, mais deux jours apr�s, un samedi, je me le rappelle bien, que je menai Agn�s voir Dora. J'avais arrang� d'avance la visite avec miss Savinia, et on avait invit� Agn�s � prendre le th�. J'�tais �galement fier et inquiet, fier de ma ch�re petite fianc�e, inquiet de savoir si elle plairait � Agn�s. Tout le long de la route de Putney (Agn�s �tait dans l'omnibus et moi sur l'imp�riale) je cherchais � me repr�senter Dora sous un de ces charmants aspects que je lui connaissais si bien; tant�t je me disais que je voudrais la trouver exactement comme elle �tait tel jour; puis je me disais que j'aimerais peut-�tre mieux la voir comme tel autre; je m'en donnais la fi�vre. En tout cas, j'�tais s�r qu'elle serait tr�s-jolie; mais il arriva que jamais elle ne m'avait paru si charmante. Elle n'�tait pas dans le salon quand je pr�sentai Agn�s � ses deux petites tantes; elle s'�tait sauv�e par timidit�. Mais maintenant, je savais o� il fallait aller la chercher, et je la retrouvai qui se bouchait les oreilles, la t�te appuy�e contre le m�me mur que le premier jour. D'abord elle me dit qu'elle ne voulait pas venir, puis elle me demanda de lui accorder cinq minutes � ma montre. Puis enfin elle passa son bras dans le mien; son gentil petit minois �tait couvert d'une modeste rougeur; jamais elle n'avait �t� si jolie; mais, quand nous entr�mes dans le salon, elle devint toute p�le, ce qui la rendait dix fois plus jolie encore. Dora avait peur d'Agn�s. Elle m'avait dit qu'elle savait bien qu'Agn�s �avait trop d'esprit.� Mais quand elle la vit qui la regardait de ses yeux � la fois si s�rieux et si gais, si pensifs et si bons, elle poussa un petit cri de joyeuse surprise, se jeta dans les bras d'Agn�s, et posa doucement sa joue innocente contre la sienne. Jamais je n'avais �t� si heureux, jamais je n'avais �t� si content que quand je les vis s'asseoir tout pr�s l'une de l'autre. Quel plaisir de voir ma petite ch�rie regarder si simplement les yeux si affectueux d'Agn�s! Quelle joie de voir la tendresse avec laquelle Agn�s la couvait de son regard incomparable. Miss Savinia et miss Clarissa partageaient ma joie � leur mani�re; jamais vous n'avez vu un th� si gai. C'�tait miss Clarissa qui y pr�sidait; moi je coupais et je faisais circuler le pudding glac� au raisin de Corinthe: les deux petites soeurs aimaient, comme les oiseaux, � en becqueter les grains et le sucre; miss Savinia nous regardait d'un air de bienveillante protection, comme si notre amour et notre bonheur �taient son ouvrage; nous �tions tous parfaitement contents de nous et des autres. La douce s�r�nit� d'Agn�s leur avait gagn� le coeur � toutes. Elle semblait �tre venue compl�ter notre heureux petit cercle. Avec quel tranquille int�r�t elle s'occupait de tout ce qui int�ressait Dora! avec quelle gaiet� elle avait su se faire bien venir tout de suite de Jip! avec quel aimable enjouement elle plaisantait Dora, qui n'osait pas venir s'asseoir � c�t� de moi! avec quelle gr�ce modeste et simple elle arrachait � Dora enchant�e une foule de petites confidences qui la faisaient rougir jusque dans le blanc des yeux! �Je suis si contente que vous m'aimiez, dit Dora quand nous e�mes fini de prendre le th�! Je n'en �tais pas s�re, et maintenant que Julia Mills est partie, j'ai encore plus besoin qu'on m'aime.� Je me rappelle que j'ai oubli� d'annoncer ce fait important. Miss Mills s'�tait embarqu�e, et nous avions �t�, Dora et moi, lui rendre visite � bord du b�timent en rade � Gravesend; on nous avait donn�, pour le go�ter, du gingembre confit, du guava, et toute sorte d'autres friandises de ce genre; nous avions laiss� miss Mills en larmes, assise sur un pliant � bord. Elle avait sous le bras un gros registre o� elle se proposait de consigner jour par jour, et de soigneusement renfermer sous clef, les r�flexions que lui inspirerait le spectacle de l'oc�an. Agn�s dit qu'elle avait bien peur que je n'eusse fait d'elle un portrait peu agr�able, mais Dora l'assura aussit�t du contraire. �Oh! non, dit-elle en secouant ses jolies petites boucles, au contraire, il ne tarissait pas en louanges sur votre compte. Il fait m�me tant de cas de votre opinion, que je la redoutais presque pour moi. -- Ma bonne opinion ne peut rien ajouter � son affection pour certaines personnes, dit Agn�s en souriant: il n'en a que faire. -- Oh! mais, dites-le-moi tout de m�me, reprit Dora de sa voix la plus caressante, si cela se peut.� Nous nous divert�mes fort de ce que Dora tenait tant � ce qu'on l'aim�t. L�-dessus, pour se venger, elle me dit des sottises, d�clarant qu'elle ne m'aimait pas du tout; et, dans tous ces heureux enfantillages, la soir�e nous sembla bien courte. L'omnibus allait passer, il fallait partir. J'�tais tout seul devant le feu. Dora entra tout doucement pour m'embrasser avant mon d�part, selon sa coutume. �N'est-ce pas, Dody, que si j'avais eu une pareille amie depuis bien longtemps, me dit-elle avec ses yeux p�tillants et sa petite main occup�e apr�s les boutons de mon habit, n'est-ce pas que j'aurais peut-�tre plus d'esprit que je n'en ai? -- Mon amour! lui dis-je; quelle folie! -- Croyez-vous que ce soit une folie? reprit Dora sans me regarder. En �tes-vous bien s�r? -- Mais parfaitement s�r! -- J'ai oubli�, dit Dora tout en continuant � tourner et retourner mon bouton, quel est votre degr� de parent� avec Agn�s, m�chant? -- Elle n'est pas ma parente, r�pondis-je, mais nous avons �t� �lev�s ensemble, comme fr�re et soeur. -- Je me demande comment vous avez jamais pu devenir amoureux de moi, dit Dora, en s'attaquant � un autre bouton de mon habit. -- Peut-�tre parce qu'il n'�tait pas possible de vous voir sans vous aimer, Dora. -- Mais si vous ne m'aviez jamais vue? dit Dora, en passant � un autre bouton. -- Mais si nous n'�tions n�s ni l'un ni l'autre, lui r�pondis-je gaiement.� Je me demandais � quoi elle pensait, tandis que j'admirais en silence la douce petite main qui passait en revue successivement tous les boutons de mon habit, les boucles ondoyantes qui tombaient sur mon �paule, ou les longs cils qui abritaient ses yeux baiss�s. � la fin elle les leva vers moi, se dressa sur la pointe des pieds pour me donner, d'un air plus pensif que de coutume, son pr�cieux petit baiser une fois, deux fois, trois fois; puis elle sortit de la chambre. Tout le monde rentra cinq minutes apr�s: Dora avait repris sa gaiet� habituelle. Elle �tait d�cid�e � faire ex�cuter � Jip tous ses exercices avant l'arriv�e de l'omnibus. Cela fut si long (non pas par la vari�t� des �volutions, mais par la mauvaise volont� de Jip) que la voiture �tait devant la porte avant qu'on en e�t vu seulement la moiti�. Agn�s et Dora se s�par�rent � la h�te, mais fort tendrement; il fut convenu que Dora �crirait � Agn�s (� condition qu'elle ne trouverait pas ses lettres trop niaises) et qu'Agn�s lui r�pondrait. Il y eut de nouveaux adieux � la porte de l'omnibus, qui se r�p�t�rent quand Dora, en d�pit des remontrances de miss Savinia, courut encore une fois � la porti�re de la voiture, pour rappeler � Agn�s sa promesse, et pour faire voltiger devant moi ses charmantes petites boucles. L'omnibus devait nous d�poser pr�s de Covent-Garden, et l� nous avions � prendre une autre voiture pour arriver � Highgate. J'attendais impatiemment le moment o� je me trouverais seul avec Agn�s, pour savoir ce qu'elle me dirait de Dora. Ah! quel �loge elle m'en fit! avec quelle tendresse et quelle bont� elle me f�licita d'avoir gagn� le coeur de cette charmante petite cr�ature, qui avait d�ploy� devant elle toute sa gr�ce innocente! avec quel s�rieux elle me rappela, sans en avoir l'air, la responsabilit� qui pesait sur moi! Jamais, non jamais, je n'avais aim� Dora si profond�ment ni si efficacement que ce jour-l�. Lorsque nous f�mes descendus de voiture, et que nous f�mes entr�s dans le tranquille sentier qui conduisait � la maison du docteur, je dis � Agn�s que c'�tait � elle que je devais ce bonheur. �Quand vous �tiez assise pr�s d'elle, lui dis-je, vous aviez l'air d'�tre son ange gardien, comme vous �tes le mien, Agn�s. -- Un pauvre ange, reprit-elle, mais fid�le.� La douceur de sa voix m'alla au coeur; je repris tout naturellement: �Vous semblez avoir retrouv� toute cette s�r�nit� qui n'appartient qu'� vous, Agn�s; cela me fait esp�rer que vous �tes plus heureuse dans votre int�rieur. -- Je suis plus heureuse dans mon propre coeur, dit-elle; il est tranquille et joyeux.� Je regardai ce beau visage � la lueur des �toiles: il me parut plus noble encore. �Il n'y a rien de chang� chez nous, dit Agn�s, apr�s un moment de silence. -- Je ne voudrais pas faire une nouvelle allusion... je ne voudrais pas vous tourmenter, Agn�s, mais je ne puis m'emp�cher de vous demander... vous savez bien ce dont nous avons parl� la derni�re fois que je vous ai vue? -- Non, il n'y a rien de nouveau, r�pondit-elle. -- J'ai tant pens� � tout cela! -- Pensez-y moins. Rappelez-vous que j'ai confiance dans l'affection simple et fid�le: ne craignez rien pour moi, Trotwood, ajouta-t-elle au bout d'un moment; je ne ferai jamais ce que vous craignez de me voir faire.� Je ne l'avais jamais craint dans les moments de tranquille r�flexion, et pourtant ce fut pour moi un soulagement inexprimable que d'en recevoir l'assurance de cette bouche candide et sinc�re. Je le lui dis avec vivacit�. �Et quand cette visite sera finie, lui dis-je, car nous ne sommes pas s�rs de nous retrouver seuls une autre fois; serez-vous bien longtemps sans revenir � Londres, ma ch�re Agn�s? -- Probablement, r�pondit-elle. Je crois qu'il vaut mieux, pour mon p�re que nous restions chez nous. Nous ne nous verrons donc pas souvent d'ici � quelque temps, mais j'�crirai � Dora, et j'aurai par elle de vos nouvelles.� Nous arrivions dans la cour de la petite maison du docteur. Il commentait � �tre tard. On voyait briller une lumi�re � la fen�tre de la chambre de mistress Strong, Agn�s me la montra et me dit bonsoir. �Ne soyez pas troubl�, me dit-elle en me donnant la main; par la pens�e de nos chagrins et de nos soucis. Rien ne peut me rendre plus heureuse que votre bonheur. Si jamais vous pouvez me venir en aide, soyez s�r que je vous le demanderai. Que Dieu continue de vous b�nir!� Son sourire �tait si tendre, sa voix �tait si gaie qu'il me semblait encore voir et entendre aupr�s d'elle ma petite Dora. Je restai un moment sous le portique, les yeux fix�s sur les �toiles, le coeur plein d'amour et de reconnaissance, puis je rentrai lentement. J'avais lou� une chambre tout pr�s, et j'allais passer la grille, lorsque, en tournant par hasard la t�te, je vis de la lumi�re dans le cabinet du docteur. Il me vint � l'esprit que peut-�tre il avait travaill� au Dictionnaire sans mon aide. Je voulus m'en assurer, et, en tout cas, lui dire bonsoir, pendant qu'il �tait encore au milieu de ses livres; traversant donc doucement le vestibule, j'entrai dans son cabinet. La premi�re personne que je vis � la faible lueur de la lampe, ce fut Uriah. J'en fus surpris. Il �tait debout pr�s de la table du docteur, avec une de ses mains de squelette �tendue sur sa bouche. Le docteur �tait assis dans son fauteuil, et tenait sa t�te cach�e dans ses mains. M. Wickfield, l'air cruellement troubl� et afflig�, se penchait en avant, osant � peine toucher le bras de son ami. Un instant, je crus que le docteur �tait malade. Je fis un pas vers lui avec empressement, mais je rencontrai le regard d'Uriah; alors je compris de quoi il s'agissait. Je voulais me retirer, mais le docteur fit un geste pour me retenir: je restai. �En tout cas, dit Uriah, se tordant d'une fa�on horrible, nous ferons aussi bien de fermer la porte: il n'y a pas besoin d'aller crier �a par-dessus les toits.� En m�me temps, il s'avan�a vers la porte sur la pointe du pied, et la ferma soigneusement. Il revint ensuite reprendre la m�me position. Il y avait dans sa voix et dans toutes ses mani�res un z�le et une compassion hypocrites qui m'�taient plus intol�rables que l'impudence la plus hardie. �J'ai cru de mon devoir, ma�tre Copperfield, dit Uriah, de faire conna�tre au docteur Strong ce dont nous avons d�j� caus�, vous et moi, vous savez, le jour o� vous ne m'avez pas parfaitement compris?� Je lui lan�ai un regard sans dire un seul mot, et je m'approchai de mon bon vieux ma�tre pour lui murmurer quelques paroles de consolation et d'encouragement. Il posa sa main sur mon �paule, comme il avait coutume de le faire quand je n'�tais qu'un tout petit gar�on, mais il ne releva pas sa t�te blanchie. �Comme vous ne m'avez pas compris, ma�tre Copperfield, reprit Uriah du m�me ton officieux, je prendrai la libert� de dire humblement ici, o� nous sommes entre amis, que j'ai appel� l'attention du docteur Strong sur la conduite de mistress Strong. C'est bien malgr� moi, je vous assure, Copperfield, que je me trouve m�l� � quelque chose de si d�sagr�able; mais le fait est qu'on se trouve toujours m�l� � ce qu'on voudrait �viter. Voil� ce que je voulais dire, monsieur, le jour o� vous ne m'avez pas compris.� Je ne sais comment je r�sistai au d�sir de le prendre au collet et de l'�trangler. �Je ne me suis probablement pas bien expliqu�, ni vous non plus, continua-t-il. Naturellement, nous n'avions pas grande envie de nous �tendre sur un pareil sujet. Cependant, j'ai enfin pris mon parti de parler clairement, et j'ai dit au docteur Strong que... Ne parliez-vous pas, monsieur?� Ceci s'adressait au docteur, qui avait fait entendre un g�missement. Nul coeur n'aurait pu s'emp�cher d'en �tre touch�! except� pourtant celui d'Uriah. �Je disais au docteur Strong, reprit-il, que tout le monde pouvait s'apercevoir qu'il y avait trop d'intimit� entre M. Meldon et sa charmante cousine. R�ellement le temps est venu (puisque nous nous trouvons m�l�s � des choses qui ne devraient pas �tre) o� le docteur Strong doit apprendre que cela �tait clair comme le jour pour tout le monde, d�s avant le d�part de M. Meldon pour les Indes; que M. Meldon n'est pas revenu pour autre chose, et que ce n'est pas pour autre chose qu'il est toujours ici. Quand vous �tes entr�, monsieur, je priais mon associ�, et il se tourna vers M. Wickfield, de bien vouloir dire en son �me et conscience, au docteur Strong, s'il n'avait pas �t� depuis longtemps du m�me avis. M. Wickfield, voulez-vous �tre assez bon pour nous le dire? Oui, ou non, monsieur? Allons, mon associ�! -- Pour l'amour de Dieu, mon cher ami, dit M. Wickfield en posant de nouveau sa main d'un air ind�cis sur le bras du docteur, n'attachez pas trop d'importance � des soup�ons que j'ai pu former. -- Ah! cria Uriah, en secouant la t�te, quelle triste confirmation de mes paroles, n'est-ce pas? lui! un si ancien ami! Mais, Copperfield, je n'�tais encore qu'un petit commis dans ses bureaux, que je le voyais d�j�, non pas une fois, mais vingt fois, tout troubl� (et il avait bien raison en sa qualit� de p�re, ce n'est pas moi qui l'en bl�merai) � la pens�e que miss Agn�s se trouvait m�l�e avec des choses qui ne doivent pas �tre. -- Mon cher Strong, dit M. Wickfield d'une voix tremblante, mon bon ami, je n'ai pas besoin de vous dire que j'ai toujours eu le d�faut de chercher chez tout le monde un mobile dominant, et de juger toutes les actions des hommes par ce principe �troit. C'est peut-�tre bien ce qui m'a tromp� encore dans cette circonstance, en me donnant des doutes t�m�raires. -- Vous avez eu des doutes, Wickfield, dit le docteur, sans relever la t�te, vous avez eu des doutes? -- Parlez, mon associ�, dit Uriah. -- J'en ai eu certainement quelquefois, dit M. Wickfield, mais, ... que Dieu me pardonne, je croyais que vous en aviez aussi. -- Non, non, non! r�pondit le docteur du ton le plus path�tique. -- J'avais cru, dit M. Wickfield, que, lorsque vous aviez d�sir� envoyer Meldon � l'�tranger, c'�tait dans le but d'amener une s�paration d�sirable. -- Non, non, non! r�pondit le docteur, c'�tait pour faire plaisir � Annie, que j'ai cherch� � caser le compagnon de son enfance. Rien de plus. -- Je l'ai bien vu apr�s, dit M. Wickfield, et je n'en pouvais douter, mais je croyais... rappelez-vous, je vous prie, que j'ai toujours eu le malheur de tout juger � un point de vue trop �troit... je croyais que, dans un cas o� il y avait une telle diff�rence d'�ge... -- C'est comme cela qu'il faut envisager la chose, n'est-ce pas, ma�tre Copperfield? fit observer Uriah, avec une hypocrite et insolente piti�. -- Il ne me semblait pas impossible qu'une personne si jeune et si charmante, p�t, malgr� tout son respect pour vous, avoir c�d�, en vous �pousant, � des consid�rations purement mondaines. Je ne songeais pas � une foule d'autres raisons et de sentiments qui pouvaient l'avoir d�cid�e. Pour l'amour du ciel, n'oubliez pas cela! -- Quelle charit� d'interpr�tation! dit Uriah, en secouant ta t�te. -- Comme je ne la consid�rais qu'� mon point de vue, dit M. Wickfield, au nom de tout ce qui vous est cher, mon vieil ami, je vous supplie de bien y r�fl�chir par vous-m�me; je suis forc� de vous avouer, car je ne puis m'en emp�cher... -- Non, c'est impossible, monsieur Wickfield, dit Uriah, une fois que vous en �tes venu l�. -- Je suis forc� d'avouer, dit M. Wickfield, en regardant son associ� d'un air piteux et d�sol�, que j'ai eu des doutes sur elle, que j'ai cru qu'elle manquait � ses devoirs envers vous; et que, s'il faut tout vous dire, j'ai �t� parfois inquiet de la pens�e qu'Agn�s �tait assez li�e avec elle pour voir ce que je voyais, ou du moins ce que croyait voir mon esprit pr�venu. Je ne l'ai jamais dit � personne. Je me serais bien gard� d'en donner l'id�e � personne. Et, quelque terrible que cela puisse �tre pour vous � entendre, dit M. Wickfield, vaincu par son �motion, si vous saviez quel mal cela me fait de vous le dire, vous auriez piti� de moi!� Le docteur, avec sa parfaite bont�, lui tendit la main. M. Wickfield la tint un moment dans les siennes, et resta la t�te baiss�e tristement. �Ce qu'il y a de bien s�r, dit Uriah qui, pendant tout ce temps- l�, se tortillait en silence comme une anguille, c'est que c'est pour tout le monde un sujet fort p�nible. Mais, puisque nous avons �t� aussi loin, je prendrai la libert� de faire observer que Copperfield s'en �tait �galement aper�u.� Je me tournai vers lui, et je lui demandai comment il osait me mettre en jeu. �Oh! c'est tr�s-bien � vous, Copperfield, reprit Uriah, et nous savons tous combien vous �tes bon et aimable; mais vous savez que l'autre soir, quand je vous en ai parl�, vous avez compris tout de suite ce que je voulais dire. Vous le savez, Copperfield, ne le niez pas! Je sais bien que, si vous le niez, c'est dans d'excellentes intentions; mais ne le niez pas, Copperfield!� Je vis s'arr�ter un moment sur moi le doux regard du bon vieux docteur, et je sentis qu'il ne pourrait lire que trop clairement sur mon visage l'aveu de mes soup�ons et de mes doutes. Il �tait inutile de dire le contraire; je n'y pouvais rien; je ne pouvais pas me contredire moi-m�me. Tout le monde s'�tait tu: le docteur se leva et traversa deux ou trois fois la chambre, puis il se rapprocha de l'endroit o� �tait son fauteuil, et s'appuya sur le dossier, enfin, essuyant de temps en temps ses larmes, il nous dit avec une droiture simple qui lui faisait, selon moi, beaucoup plus d'honneur que s'il avait cherch� � cacher son �motion: �J'ai eu de grands torts. Je crois sinc�rement que j'ai eu de grands torts. J'ai expos� une personne qui tient la premi�re place dans mon coeur, � des difficult�s et � des soup�ons dont, sans moi, elle n'aurait jamais �t� l'objet.� Uriah Heep fit entendre une sorte de reniflement: Je suppose que c'�tait pour exprimer sa sympathie. �Jamais, sans moi, dit le docteur, mon Annie n'aurait �t� expos�s � de tels soup�ons. Je suis vieux, messieurs, vous le savez; je sens, ce soir, que je n'ai plus gu�re de liens qui me rattachent � la vie. Mais, je r�ponds sur ma vie, oui, sur ma vie, de la fid�lit� et de l'honneur de la ch�re femme qui a �t� le sujet de cette conversation!� Je ne crois pas qu'on eut pu trouver ni parmi les plus nobles chevaliers, ni parmi les plus beaux types invent�s jamais par l'imagination des peintres, un vieillard capable de parler avec une dignit� plus �mouvante que ce bon vieux docteur. �Mais, continua-t-il, si j'ai pu me faire illusion auparavant l�- dessus, je ne puis me dissimuler maintenant, en y r�fl�chissant, que c'est moi qui ai eu le tort de faire tomber cette jeune femme dans les dangers d'un mariage imprudent et funeste. Je n'ai pas l'habitude de remarquer ce qui se passe, et je suis forc� de croire que les observations de diverses personnes, d'�ge et de position diff�rentes, qui, toutes, ont cru voir la m�me chose, valent naturellement mieux que mon aveugle confiance.� J'avais souvent admir�, je l'ai d�j� dit, la bienveillance de ses mani�res envers sa jeune femme, mais, � mes yeux, rien ne pouvait �tre plus touchant que la tendresse respectueuse avec laquelle il parlait d'elle dans cette occasion, et la noble assurance avec laquelle il rejetait loin de lui le plus l�ger doute sur sa fid�lit�. �J'ai �pous� cette jeune femme, dit le docteur, quand elle �tait encore presque enfant. Je l'ai prise avant que son caract�re f�t seulement form�. Les progr�s qu'elle avait pu faire, j'avais eu le bonheur d'y contribuer. Je connaissais beaucoup son p�re; je la connaissais beaucoup elle-m�me. Je lui avais enseign� tout ce que j'avais pu, par amour pour ses belles et grandes qualit�s. Si je lui ai fait du mal, comme je le crains, en abusant, sans le vouloir, de sa reconnaissance et de son affection, je lui en demande pardon du fond du coeur!� Il traversa la chambre, puis revint � la m�me place; sa main serrait son fauteuil en tremblant: sa voix vibrait d'une �motion contenue. �Je me consid�rais comme propre � lui servir de refuge contre les dangers et les vicissitudes de la vie; je me figurais que, malgr� l'in�galit� de nos �ges, elle pourrait vivre tranquille et heureuse aupr�s de moi. Mais, ne croyez pas que j'aie jamais perdu de vue qu'un jour viendrait o� je la laisserais libre, encore belle et jeune; j'esp�rais seulement qu'alors je la laisserais aussi avec un jugement plus m�r pour la diriger dans son choix. Oui, messieurs, voil� la v�rit�, sur mon honneur!� Son honn�te visage s'animait et rajeunissait sous l'inspiration de tant de noblesse et de g�n�rosit�. Il y avait dans chacune de ses paroles, une force et une grandeur que la hauteur de ces sentiments pouvait seule leur donner. �Ma vie avec elle a �t� bien heureuse. Jusqu'� ce soir, j'ai constamment b�ni le jour o� j'ai commis envers elle, � mon insu, une si grande injustice.� Sa voix tremblait toujours de plus en plus; il s'arr�ta un moment, puis reprit: �Une fois sorti de ce beau r�ve (de mani�re ou d'autre j'ai beaucoup r�v� dans ma vie), je comprends qu'il est naturel qu'elle songe avec un peu de regret � son ancien ami, � son camarade d'enfance. Il n'est que trop vrai, j'en ai peur, qu'elle pense � lui avec un peu d'innocent regret, qu'elle songe parfois � ce qui aurait pu �tre, si je ne m'�tais pas trouv� l�. Durant cette heure si douloureuse que je viens de passer avec vous, je me suis rappel� et j'ai compris bien des choses auxquelles je n'avais pas fait attention auparavant. Mais, messieurs, souvenez-vous que pas un mot, pas un souffle de doute ne doit souiller le nom de cette jeune femme.� Un instant son regard s'enflamma, sa voix s'affermit, puis il se tut de nouveau. Ensuite, il reprit: �Il ne me reste plus qu'� supporter avec autant de soumission que je pourrai, le sentiment du malheur dont je suis cause. C'est � elle de m'adresser des reproches; ce n'est pas � moi � lui en faire. Mon devoir, � cette heure, ce sera de la prot�ger contre tout jugement t�m�raire, jugement cruel dont mes amis eux-m�mes n'ont pas �t� � l'abri. Plus nous vivrons loin du monde, et plus ce devoir me sera facile. Et quand viendra le jour (que le Seigneur ne tarde pas trop, dans sa grande mis�ricorde!), o� ma mort la d�livrera de toute contrainte, je fermerai mes yeux apr�s avoir encore contempl� son cher visage, avec une confiance et un amour sans bornes, et je la laisserai, sans tristesse alors, libre de vivre plus heureuse et plus satisfaite!� Mes larmes m'emp�chaient de le voir; tant de bont�, de simplicit� et de force m'avaient �mu jusqu'au fond du coeur. Il se dirigeait vers la porte, quand il ajouta: �Messieurs, je vous ai montr� tout mon coeur. Je suis s�r que vous le respecterez. Ce que nous avons dit ce soir ne doit jamais se r�p�ter. Wickfield, mon vieil ami, donnez-moi le bras pour remonter.� M. Wickfield s'empressa d'accourir vers lui. Ils sortirent lentement sans �changer une seule parole, Uriah les suivait des yeux. �Eh bien! ma�tre Copperfield! dit-il en se tournant vers moi d'un air b�nin. La chose n'a pas tourn� tout � fait comme on aurait pu s'y attendre, car ce vieux savant, quel excellent homme! il est aveugle comme une chauve-souris; mais, c'est �gal, voil� une famille � laquelle j'ai fait tourner les talons.� Je n'avais besoin que d'entendre le son de sa voix pour entrer dans un tel acc�s de rage que je n'en ai jamais eu de pareil ni avant, ni apr�s. �Mis�rable! lui dis-je, pourquoi pr�tendez-vous me m�ler � vos perfides intrigues? Comment avez-vous os�, tout � l'heure, en appeler � mon t�moignage, vil menteur, comme si nous avions discut� ensemble la question?� Nous �tions en face l'un de l'autre. Je lisais clairement sur son visage son secret triomphe: je ne savais que trop qu'il m'avait forc� � l'entendre uniquement pour me d�sesp�rer, et qu'il m'avait expr�s attir� dans un pi�ge. C'en �tait trop: sa joue flasque �tait � ma port�e; je lui donnai un tel soufflet que mes doigts en frissonn�rent, comme si je venais de les mettre dans le feu. Il saisit la main qui l'avait frapp�, et nous rest�mes longtemps � nous regarder en silence, assez longtemps pour que les traces blanches que mes doigts avaient imprim�es sur sa joue fussent remplac�es par des marques d'un rouge violet. �Copperfield, dit-il enfin, d'une voix �touff�e, avez-vous perdu l'esprit? -- Laissez-moi, lui dis-je, en arrachant ma main de la sienne, laissez-moi, chien que vous �tes, je ne vous connais plus. -- Vraiment! dit-il, en posant sa main sur sa joue endolorie, vous aurez beau faire; vous ne pourrez peut-�tre pas vous emp�cher de me conna�tre. Savez-vous que vous �tes un ingrat? -- Je vous ai assez souvent laiss� voir, dis-je, que je vous m�prise. Je viens de vous le prouver plus clairement que jamais. Pourquoi craindrais-je encore, en vous traitant comme vous le m�ritez, de vous pousser � nuire � tous ceux qui vous entourent? ne leur faites-vous pas d�j� tout le mal que vous pouvez leur faire?� Il comprit parfaitement cette allusion aux motifs qui jusque-l� m'avaient forc� � une certaine mod�ration dans mes rapports avec lui. Je crois que je ne me serais laiss� aller ni � lui parler ainsi, ni � le ch�tier de ma propre main, si je n'avais re�u, ce soir-l�, d'Agn�s, l'assurance qu'elle ne serait jamais � lui. Mais peu importe! Il y eut encore un long silence. Tandis qu'il me regardait, ses yeux semblaient prendre les nuances les plus hideuses qui paissent enlaidir des yeux. �Copperfield, dit-il en cessant d'appuyer la main sur sa joue, vous m'avez toujours �t� oppos�. Je sais que chez M. Wickfield, vous �tiez toujours contre moi. -- Vous pouvez croire ce que bon vous semble, lui dis-je avec col�re. Si ce n'est pas vrai, vous n'en �tes encore que plus coupable. -- Et pourtant, je vous ai toujours aim�, Copperfield, reprit-il.� Je ne daignai pas lui r�pondre, et je prenais mon chapeau pour sortir de la chambre, quand il vint se planter entre moi et la porte. �Copperfield, dit-il, pour se disputer, il faut �tre deux. Je ne veux pas �tre un de ces deux-l�. -- Allez au diable! -- Ne dites pas �a! r�pondit-il, vous en seriez f�ch� plus tard. Comment pouvez-vous me donner sur vous tout l'avantage, en montrant � mon �gard un si mauvais caract�re? Mais je vous pardonne! -- Vous me pardonnez! r�p�tai-je avec d�dain. -- Oui, et vous ne pouvez pas m'en emp�cher, r�pondit Uriah. Quand on pense que vous venez m'attaquer, moi qui ai toujours �t� pour vous un ami v�ritable! Mais, pour se disputer, il faut �tre deux, et je ne veux pas �tre un de ces deux-l�. Je veux �tre votre ami, en d�pit de vous. Maintenant, vous connaissez mes sentiments, et ce que vous avez � en attendre.� Nous �tions forc�s de baisser la voix pour ne pas troubler la maison � cette heure avanc�e, et jusque-l�, plus sa voix �tait humble, plus la mienne �tait ardente, et cette n�cessit� de me contenir n'�tait gu�re propre � me rendre de meilleure humeur; pourtant ma passion commen�ait � se calmer. Je lui dis tout simplement que j'attendrais de lui ce que j'en avais toujours attendu, et que jamais il ne m'avait tromp�. Puis j'ouvris la porte par-dessus lui, comme s'il e�t �t� une grosse noix que je voulusse �craser contre le mur, et je quittai la maison. Mais il allait aussi coucher dehors dans l'appartement de sa m�re, et je n'avais pas fait cent pas, que je l'entendis marcher derri�re moi. �Vous savez bien, Copperfield, me dit-il, en se penchant vers moi, car je ne retournais pas m�me la t�te, vous savez bien que vous vous mettez dans une mauvaise situation.� Je sentais que c'�tait vrai, et cela ne faisait que m'irriter davantage. �Vous ne pouvez pas faire que ce soit l� une action qui vous fasse honneur, et vous ne pouvez pas m'emp�cher de vous pardonner. Je ne compte pas en parler � ma m�re, ni � personne au monde. Je suis d�cid� � vous pardonner, mais je m'�tonne que vous ayez lev� la main contre quelqu'un que vous connaissiez si humble.� Je me sentais presque aussi m�prisable que lui. Il me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-m�me. S'il s'�tait plaint am�rement, ou qu'il e�t cherch� � m'exasp�rer, cela m'aurait un peu soulag� et justifi� � mes propres yeux; mais il me faisait br�ler � petit feu, et je fus sur le gril plus de la moiti� de la nuit. Le lendemain quand je sortis, la cloche sonnait pour appeler � l'�glise; il se promenait en long et en large avec sa m�re. Il me parla comme s'il ne s'�tait rien pass�, et je fus bien oblig� de lui r�pondre. Je l'avais frapp� assez fort, je crois, pour lui donner une rage de dents. En tout cas, il avait le visage envelopp� d'un mouchoir de soie noire, avec son chapeau perch� sur le tout: ce n'�tait pas fait pour l'embellir. J'appris, le lundi matin, qu'il �tait all� � Londres se faire arracher une dent. J'esp�re bien que c'�tait une grosse dent. Le docteur nous avait fait dire qu'il n'�tait pas bien, et resta seul, pendant une grande partie du temps que dura encore notre s�jour. Agn�s et son p�re �taient partis depuis une huitaine, quand nous repr�mes notre travail accoutum�. La veille du jour o� nous nous rem�mes � l'oeuvre, le docteur me donna lui-m�me un billet qui n'�tait pas cachet�, et qui m'�tait adress�. Il m'y suppliait, dans les termes les plus affectueux, de ne jamais faire allusion au sujet de la conversation qui avait eu lieu entre nous quelques jours auparavant. Je l'avais confi� � ma tante, mais je n'en avais rien dit � personne autre. C'�tait une question que je ne pouvais pas discuter avec Agn�s; et elle n'avait certainement pas le plus l�ger soup�on de ce qui s'�tait pass�. Mistress Strong ne s'en doutait pas non plus, j'en suis convaincu. Plusieurs semaines s'�coul�rent avant que je visse en elle le moindre changement. Cela vint lentement, comme un nuage, quand il n'y a pas de vent. D'abord, elle sembla s'�tonner de la tendre compassion avec laquelle le docteur lui parlait, et du d�sir qu'il lui exprimait qu'elle fit venir sa m�re aupr�s d'elle, pour rompre un peu la monotonie de sa vie. Souvent, quand nous �tions au travail et qu'elle �tait assise pr�s de nous, je la voyais s'arr�ter pour regarder son mari, avec une expression d'�tonnement et d'inqui�tude. Puis, je la voyais quelquefois se lever et sortir de la chambre, les yeux pleins de larmes. Peu � peu, une ombre de tristesse vint planer sur son beau visage, et cette tristesse augmentait chaque jour. Mistress Markleham �tait install�e chez le docteur, mais elle parlait tant qu'elle n'avait le temps de rien voir. � mesure qu'Annie changeait ainsi, elle qui jadis �tait comme un rayon de soleil dans la maison du docteur, le docteur devenait plus vieux d'apparence, et plus grave; mais la douceur de son caract�re, la tranquille bont� de ses mani�res, et sa bienveillante sollicitude pour elle, avaient encore augment�, si c'�tait possible. Je le vis encore une fois, le matin de l'anniversaire de sa femme, s'approcher de la fen�tre o� elle �tait assise pendant que nous travaillions (c'�tait jadis son habitude, mais maintenant elle ne prenait cette place que d'un air timide et incertain qui me fendait le coeur); il prit la t�te d'Annie entre ses mains, l'embrassa, et s'�loigna rapidement, pour lui cacher son �motion. Je la vis rester immobile, comme une statue, � l'endroit o� il l'avait laiss�e; puis elle baissa la t�te, joignit les mains, et se mit � pleurer avec angoisse. Quelques jours apr�s, il me sembla qu'elle d�sirait me parler, dans les moments o� nous nous trouvions seuls, mais elle ne me dit jamais un mot. Le docteur inventait toujours quelque nouveau divertissement pour l'�loigner de chez elle, et sa m�re qui aimait beaucoup � s'amuser, ou plut�t qui n'aimait que cela, s'y associait de grand coeur, et ne tarissait pas en �loges de son gendre. Quant � Annie, elle se laissait conduire o� on voulait la mener, d'un air triste et abattu; mais elle semblait ne prendre plaisir � rien. Je ne savais que penser. Ma tante n'�tait pas plus habile, et je suis s�r que cette incertitude lui a fait faire plus de trente lieues dans sa chambre. Ce qu'il y avait de plus bizarre, c'est que la seule personne qui sembl�t apporter un peu de v�ritable soulagement au milieu de tout ce chagrin int�rieur et myst�rieux, c'�tait M. Dick. Il m'aurait �t� tout � fait impossible, et peut-�tre � lui-m�me, d'expliquer ce qu'il pensait de tout cela, ou les observations qu'il avait pu faire. Mais, comme je l'ai d�j� rapport� en racontant ma vie de pension, sa v�n�ration pour le docteur �tait sans bornes; et il y a, dans une v�ritable affection, m�me de la part de quelque pauvre petit animal, un instinct sublime et d�licat, qui laisse bien loin derri�re elle l'intelligence la plus �lev�e. M. Dick avait ce qu'on pourrait appeler l'esprit du coeur, et c'est avec cela qu'il entrevoyait quelque rayon de la v�rit�. Il avait repris l'habitude, dans ses heures de loisir, d'arpenter le petit jardin avec le docteur, comme jadis il arpentait avec lui la grande all�e du jardin de Canterbury. Mais les choses ne furent pas plut�t dans cet �tat, qu'il consacra toutes ses heures de loisir (qu'il allongeait expr�s en se levant de meilleure heure) � ces excursions. Autrefois il n'�tait jamais aussi heureux que quand le docteur lui lisait son merveilleux ouvrage, le Dictionnaire; maintenant il �tait positivement malheureux tant que le docteur n'avait pas tir� le Dictionnaire de sa poche pour reprendre sa lecture. Lorsque nous �tions occup�s, le docteur et moi, il avait pris l'habitude de se promener avec mistress Strong, de l'aider � soigner ses fleurs de pr�dilection ou � nettoyer ses plates-bandes. Ils ne se disaient pas, j'en suis s�r, plus de douze paroles par heure, mais son paisible int�r�t et son affectueux regard trouvaient toujours un �cho tout pr�t dans leurs deux coeurs; chacun d'eux savait que l'autre aimait M. Dick, et que lui, il les aimait aussi tous deux; c'est comme cela qu'il devint ce que nul autre ne pouvait �tre..., un lien entre eux. Quand je pense � lui et que je le vois, avec sa figure intelligente, mais imp�n�trable, marchant en long et en large � c�t� du docteur, ravi de tous les mots incompr�hensibles du Dictionnaire, portant pour Annie d'immenses arrosoirs, ou bien, � quatre pattes avec des gants fabuleux, pour nettoyer avec une patience d'ange de petites plantes microscopiques; faisant comprendre d�licatement � mistress Strong, dans chacune de ses actions, le d�sir de lui �tre agr�able, avec une sagesse que nul philosophe n'aurait su �galer; faisant jaillir de chaque petit trou de son arrosoir, sa sympathie, sa fid�lit� et son affection; quand je me dis que, dans ces moments-l�, son �me, tout enti�re au muet chagrin de ses amis, ne s'�gara plus dans ses anciennes folies, et qu'il n'introduisit pas une fois dans la jardin l'infortun� roi Charles; qu'il ne broncha pas un moment dans sa bonne volont� reconnaissante; que jamais il n'oublia qu'il y avait l� quelque malentendu qu'il fallait r�parer, je me sens presque confus d'avoir pu croire qu'il n'avait pas toujours son bon sens, surtout en songeant au bel usage que j'ai fait de ma raison, moi qui me flatte de ne pas l'avoir perdue. �Personne que moi ne sait ce que vaut cet homme, Trot! me disait fi�rement ma tante, quand nous en causions. Dick se distinguera quelque jour!� Il faut qu'avant de finir ce chapitre je passe � un autre sujet. Tandis que le docteur avait encore ses h�tes chez lui, je remarquai que le facteur apportait tous les matins deux ou trois lettres � Uriah Heep, qui �tait rest� � Highgate aussi longtemps que les autres, vu que c'�tait le moment des vacances, l'adresse �tait toujours de l'�criture officielle de M. Micawber, il avait adopt� la ronde pour les affaires. J'avais conclu avec plaisir, de ces l�gers indices, que M. Micawber allait bien; je fus donc tr�s- surpris de recevoir un jour la lettre suivante de son aimable femme: �Canterbury, lundi soir. �Vous serez certainement bien �tonn�, mon cher M. Copperfield, de recevoir cette lettre. Peut-�tre le serez-vous encore plus du contenu, et peut-�tre plus encore de la demande de secret absolu que je vous adresse. Mais, en ma double qualit� d'�pouse et de m�re, j'ai besoin d'�pancher mon coeur, et comme je ne veux pas consulter ma famille (d�j� peu favorable � M. Micawber), je ne connais personne � qui je puisse m'adresser avec plus de confiance qu'� mon ami et ancien locataire. �Vous savez peut-�tre, mon cher monsieur Copperfield, qu'il y a toujours eu une parfaite confiance entre moi et M. Micawber (que je n'abandonnerai jamais). Je ne dis pas que M. Micawber n'a pas parfois sign� un billet sans me consulter, ou ne m'a pas induit en erreur sur l'�poque de l'�ch�ance. C'est possible, mais en g�n�ral M. Micawber n'a rien eu de cach� pour le giron de son affection (c'est sa femme dont je parle), il a toujours, � l'heure de notre repos, r�capitul� devant elle les �v�nements de sa journ�e. �Vous pouvez vous repr�senter, mon cher monsieur Copperfield, toute l'amertume de mon coeur, quand je vous apprendrai que M. Micawber est enti�rement chang�. Il fait le r�serv�. Il fait le discret. Sa vie est un myst�re pour la compagne de ses joies et de ses chagrins (c'est encore de sa femme que je parle), et je puis vous dire que je ne sais pas plus ce qu'il fait tout le jour dans son bureau, que je ne suis au courant de l'existence de cet homme miraculeux, dont on raconte aux petits enfants qu'il vivait de l�cher les murs. Encore sait-on bien que ceci n'est qu'une fable populaire, tandis que ce que je vous raconte de M. Micawber n'est malheureusement que trop vrai. �Mais ce n'est pas tout: M. Micawber est morose; il est s�v�re; il vit �loign� de notre fils a�n�, de notre fille; il ne parle plus avec orgueil de ses jumeaux; il jette m�me un regard glacial sur l'innocent �tranger qui est venu derni�rement s'ajouter � notre cercle de famille. Je n'obtiens de lui qu'avec la plus grande difficult� les ressources p�cuniaires qui me sont indispensables pour subvenir � des d�penses bien r�duites, je vous assure; il me menace sans cesse d'aller se faire planteur (c'est son expression), et il refuse avec barbarie de me donner la moindre raison d'une conduite qui me navre. �C'est bien dur � supporter; mon coeur se brise. Si vous voulez me donner quelques avis, vous ajouterez une obligation de plus � toutes celles que je vous ai d�j�. Vous connaissez mes faibles ressources: dites-moi comment je puis les employer dans une situation si �quivoque. Mes enfants me chargent de mille tendresses; le petit �tranger qui a le bonheur, h�las! d'ignorer encore toutes choses, vous sourit, et moi, mon cher M. Copperfield, je suis �Votre amie bien afflig�e, �EMMA MICAWBER.� Je ne me sentais pas le droit de donner � une femme aussi pleine d'exp�rience que mistress Micawber d'autre conseil que celui de chercher � regagner la confiance de M. Micawber � force de patience et de bont� (et j'�tais bien s�r qu'elle n'y manquerait pas), mais cette lettre ne m'en donnait pas moins � penser. CHAPITRE XIII. Encore un regard en arri�re. Permettez-moi, encore une fois, de m'arr�ter sur un moment si m�morable de ma vie. Laissez-moi me ranger pour voir d�filer devant moi dans une procession fantastique l'ombre de ce que je fus, escort� par les fant�mes des jours qui ne sont plus. Les semaines, les mois, les saisons s'�coulent. Elles ne m'apparaissent gu�re que comme un jour d'�t� et une soir�e d'hiver. Tant�t la prairie que je foule aux pieds avec Dora est tout en fleurs, c'est un tapis parsem� d'or; et tant�t nous sommes sur une bruy�re aride ensevelie sous des monticules de neige. Tant�t la rivi�re qui coule le long de notre promenade du dimanche �tincelle aux rayons du soleil d'�t�, tant�t elle s'agite sous le souffle du vent d'hiver et s'�paissit au contact des blocs de glace qui viennent envahir son cours. Elle bondit, elle se pr�cipite, elle s'�lance vers la mer plus vite que ne saurait le faire aucune autre rivi�re au monde. Il n'y a rien de chang� dans la maison des deux vieilles petites dames. La pendule fait tic tac sur la chemin�e, le barom�tre est suspendu dans le vestibule. La pendule ni le barom�tre ne vont jamais bien, mais la foi nous sauve. J'ai atteint ma majorit�! J'ai vingt et un ans. Mais c'est l� une sorte de dignit� qui peut �tre le partage de tout le monde; voyons plut�t ce que j'ai fait par moi-m�me. J'ai apprivois� cet art sauvage qu'on appelle la st�nographie: j'en tire un revenu tr�s-respectable. J'ai acquis une grande r�putation dans cette sp�cialit�, et je suis au nombre des douze st�nographes qui recueillent les d�bats du parlement pour un journal de matin. Tous les soirs je prends note de pr�dictions qui ne s'accompliront jamais; de professions de foi auxquelles on n'est jamais fid�le; d'explications qui n'ont pas d'autre but que de mystifier le bon public. Je n'y vois plus que du feu. La Grande-Bretagne, cette malheureuse vierge qu'on met � toute sauce, je la vois toujours devant moi comme une volaille � la broche, bien plum�e et bien trouss�e, travers�e de part en part avec des plumes de fer et ficel�e bel et bien avec une faveur rouge. Je suis assez au courant des myst�res de la coulisse pour appr�cier � sa valeur la vie politique: aussi je suis � cet �gard un incr�dule fini; jamais on ne me convertira l�-dessus. Mon cher ami Traddles s'est essay� au m�me travail, mais ce n'est pas son affaire. Il prend son �chec de la meilleure humeur du monde, et me rappelle qu'il a toujours eu la t�te dure. Les �diteurs de mon journal l'emploient parfois � recueillir des faits, qu'ils donnent ensuite � des metteurs en oeuvre plus habiles. Il entre au barreau, et, � force de patience et de travail, il parvient � r�unir cent livres sterling, pour offrir � un procureur dont il fr�quente l'�tude. On a consomm� bien du vin de Porto pour son jour de bienvenue, et je crois que les �tudiants du Temple ont d� bien se r�galer � ses d�pens, ce jour-l�. J'ai fait une autre tentative: j'ai t�t� avec crainte et tremblement du m�tier d'auteur. J'ai envoy� mon premier essai � une revue, qui l'a publi�. Depuis lors, j'ai pris courage, et j'ai publi� quelques autres petits travaux; ils commencent � me rapporter quelque chose. En tout, mes affaires marchent bien, et quand je compte mon revenu sur les doigts de ma main gauche, je passe le troisi�me doigt et je m'arr�te � la seconde jointure du quatri�me; trois cent cinquante livres sterling, ce n'est, ma foi, pas une plaisanterie. Nous avons quitt� Buckingham-Street pour nous �tablir dans une jolie petite maison, tout pr�s de celle que j'admirais tant jadis. Ma tante a bien vendu sa maison de Douvres, mais elle ne compte pourtant pas rester avec nous, elle veut aller s'installer dans un cottage du voisinage, plus modeste que le n�tre. Qu'est-ce que tout cela veut dire? s'agirait-il de mon mariage? Oui-da! Oui! Je vais �pouser Dora! miss Savinia et miss Clarissa ont donn� leur consentement, et si jamais vous avez vu des petits serins se tr�mousser, ce sont elles. Miss Savinia s'est charg�e de la surintendance du trousseau de ma ch�re petite; elle passe son temps � couper la ficelle d'une foule de paquets envelopp�s de papier gris, et � se disputer avec quelque jeune Calicot de l'air le plus respectable, qui porte un gros paquet avec son m�tre sous le bras. Il y a dans la maison une couturi�re dont le sein est toujours transperc� d'une aiguille enfil�e, piqu�e � sa robe; elle mange et couche dans la maison, et je crois, en v�rit�, qu'elle garde son d� pour d�ner, pour boire, pour dormir. Elles font de ma petite Dora un vrai mannequin. On est toujours � l'appeler pour venir essayer quelque chose. Nous ne pouvons pas �tre ensemble cinq minutes, le soir, sans que quelque femme importune vienne taper � la porte. �Miss Dora, pourriez-vous monter un moment?� Miss Clarissa et ma tante parcourent tous les magasins de Londres pour nous mener ensuite voir quelques articles mobiliers apr�s elles. Elles feraient bien mieux de les choisir elles-m�mes, sans nous obliger, Dora et moi, � aller les inspecter en c�r�monie, car en allant examiner des casseroles ou un garde-feu, Dora aper�oit un petit pavillon chinois pour Jip, avec des petites clochettes en haut, et l'ach�te de pr�f�rence. Jip est tr�s-long � s'habituer � sa nouvelle r�sidence, il ne peut pas entrer dans sa niche ou en sortir sans que les petites clochettes se mettent en branle, ce qui lui fait une peur horrible. Peggotty arrive pour se rendre utile, et elle se met aussit�t � l'oeuvre. Son d�partement, c'est le nettoyage � perp�tuit�; elle frotte tout ce qu'on peut frotter, jusqu'� ce qu'elle le voie reluire, bon gr�, mal gr�, comme son front luisant. Et de temps � autre, je vois son fr�re errer seul le soir � travers les rues sombres, o� il s'arr�te pour regarder toutes les femmes qui passent. Je ne lui parle jamais � cette heure-l�: je ne sais que trop, quand je le rencontre grave et solitaire, ce qu'il cherche et ce qu'il redoute de trouver. Pourquoi Traddles a-t-il l'air si important ce matin en venant me trouver aux _Doctors' Commons_, o� je vais encore parfois, quand j'ai le temps? C'est que mes r�ves d'autrefois vont se r�aliser, je vais prendre une licence de mariage. Jamais si petit document n'a repr�sent� tant de choses; et Traddles le contemple sur mon pupitre avec une admiration m�l�e d'�pouvante. Voil� bien ces noms enlac�s selon l'usage des vieux temps, comme leurs deux coeurs, David Copperfield et Dora Spenlow avec un trait d'union; voil�, dans le coin l'institution paternelle du timbre qui ne d�daigne pas de jeter un regard sur notre hymen, elle s'int�resse avec tant de bont� � toutes les c�r�monies de la vie humaine! voil� l'archev�que de Canterbury qui nous donne sa b�n�diction imprim�e, � aussi bas prix que possible. Et cependant, c'est un r�ve pour moi, un r�ve agit�, heureux, rapide. Je ne puis croire que ce soit vrai: pourtant il me semble que tous ceux que je rencontre dans la rue doivent s'apercevoir que je vais me marier apr�s-demain. Le d�l�gu� de l'archev�que me reconna�t quand je vais pour pr�ter serment, et me traite avec autant de familiarit� que s'il y avait entre nous quelque lien de franc-ma�onnerie. Traddles n'est nullement n�cessaire, mais il m'accompagne partout, comme mon ombre. �J'esp�re, mon cher ami, dis-je � Traddles, que la prochaine fois vous viendrez ici pour votre compte, et que ce sera bient�t. -- Merci de vos bons souhaits, mon cher Copperfield, r�pond-il, je l'esp�re aussi. C'est toujours une satisfaction de savoir qu'elle m'attendra tant que cela sera n�cessaire et que c'est bien la meilleure fille du monde. -- � quelle heure allez-vous l'attendre � la voiture ce soir? -- � sept heures, dit Traddles, en regardant � sa vieille montre d'argent, cette montre dont jadis, � la pension, il avait enlev� une roue pour en faire un petit moulin. Miss Wickfield arrive � peu pr�s � la m�me heure, n'est-ce pas? -- Un peu plus tard, � huit heures et demie. -- Je vous assure, mon cher ami, me dit Traddles, que je suis presque aussi content que si j'allais me marier moi-m�me. Et puis, je ne sais comment vous remercier de la bont� que vous avez mise � associer personnellement Sophie � ce joyeux �v�nement, en l'invitant � venir servir de demoiselle d'honneur avec miss Wickfield. J'en suis bien touch�.� Je l'�coute et je lui serre la main; nous causons, nous nous promenons, et nous d�nons. Mais je ne crois pas un mot de tout cela; je sais bien que c'est un r�ve. Sophie arrive chez les tantes de Dora, � l'heure convenue. Elle a une figure charmante; elle n'est pas positivement belle, mais extr�mement agr�able; je n'ai jamais vu personne de plus naturel, de plus franc, de plus attachant. Traddles nous la pr�sente avec orgueil; et, pendant dix minutes, il se frotte les mains devant la pendule, tous ses cheveux h�riss�s en brosse sur sa t�te de loup, tandis que je le f�licite de son choix. Agn�s est aussi arriv�e de Canterbury, et nous revoyons parmi nous ce beau et doux visage. Agn�s a un grand go�t pour Traddles; c'est un plaisir de les voir se retrouver et d'observer comme Traddles est fier de faire faire sa connaissance � la meilleure fille du monde. C'est �gal, je ne crois pas un mot de tout cela. Toujours ce r�ve! Nous passons une soir�e charmante, nous sommes heureux, ravis; il ne me manque que d'y croire. Je ne sais plus o� j'en suis. Je ne peux contenir ma joie. Je me sens dans une sorte de r�vasserie n�buleuse, comme si je m'�tais lev� de tr�s-grand matin il y a quinze jours, et que je ne me fusse pas recouch� depuis. Je ne puis pas me rappeler s'il y a bien longtemps que c'�tait hier. Il me semble que voil� des mois que je suis � faire le tour du monde, avec une licence de mariage dans ma poche. Le lendemain, quand nous allons, tous en corps, voir la maison, notre maison, la maison de Dora et la mienne, je ne m'en consid�re nullement comme le propri�taire. Il me semble que j'y suis par la permission de quelqu'un. Je m'attends � voir le ma�tre, le v�ritable possesseur, para�tre tout � l'heure, pour me dire qu'il est bien aise de me voir chez lui. Une si belle petite maison! Tout y est si gai et si neuf! Les fleurs du tapis ont l'air de s'�panouir et le feuillage du papier est comme s'il venait de pousser sur les branches. Voil� des rideaux de mousseline blanche et des meubles de perse rose! Voil� le chapeau de jardin de Dora, d�j� accroch� le long du mur! Elle en avait un tout pareil quand je l'ai vue pour la premi�re fois! La guitare se carre d�j� � sa place dans son coin, et tout le monde va se cogner, au risque de se jeter par terre, contre la pagode de Jip, qui est beaucoup trop grande pour notre �tablissement. Encore une heureuse soir�e, un r�ve de plus, comme tout le reste; je me glisse comme de coutume dans la salle � manger avant de partir. Dora n'y est pas. Je suppose qu'elle est encore � essayer quelque chose. Miss Savinia met la t�te � la porte et m'annonce d'un air de myst�re que ce ne sera pas long. C'est pourtant tr�s- long; mais j'entends enfin le fr�lement d'une robe � la porte; on tape. Je dis: �Entrez!� On tape encore. Je vais ouvrir la porte, �tonn� qu'on n'entre pas, et l� j'aper�ois deux yeux tr�s-brillants et une petite figure rougissante: c'est Dora. Miss Savinia lui a mis sa robe de noce, son chapeau, etc., etc., pour me la faire voir en toilette de mari�e. Je serre ma petite femme sur mon coeur, et miss Savinia pousse un cri parce que je la chiffonne, et Dora rit et pleure tout � la fois de me voir si content; mais je crois � tout cela moins que jamais. �Trouvez-vous cela joli, mon cher Dody? me dit Dora. -- Joli! je le crois bien que je le trouve joli! -- Et �tes-vous bien s�r de m'aimer beaucoup?� dit Dora. Cette question fait courir de tels dangers au chapeau que miss Savinia pousse un autre petit cri, et m'avertit que Dora est l� seulement pour que je la regarde, mais que, sous aucun pr�texte, il ne faut y toucher. Dora reste donc devant moi, charmante et confuse, tandis que je l'admire; puis elle �te son chapeau (comme elle a l'air gentil sans ce chapeau) et elle se sauve en l'emportant; puis elle revient dans sa robe de tous les jours, et elle demande � Jip si j'ai une belle petite femme, et s'il pardonne � sa ma�tresse de se marier; et, pour la derni�re fois de sa vie de jeune fille, elle se met � genoux pour le faire tenir debout sur le livre de cuisine. Je vais me coucher, plus incr�dule que jamais, dans une petite chambre que j'ai l� tout pr�s; et le lendemain matin je me l�ve de tr�s-bonne heure pour aller � Highgate, chercher ma tante. Jamais je n'avais vu ma tante dans une pareille tenue. Elle a une robe de soie gris perle, avec un chapeau bleu; elle est superbe. C'est Jeannette qui l'a habill�e, et elle reste l� � me regarder. Peggotty est pr�te � partir pour l'�glise, et compte voir la c�r�monie du haut des tribunes. M. Dick, qui doit servir de p�re � Dora, et me la �donner pour femme� au pied de l'autel, s'est fait friser. Traddles, qui est venu me trouver � la barri�re, m'�blouit par le plus �clatant m�lange de couleur de chair et de bleu de ciel; M. Dick et lui me font l'effet d'avoir des gants de la t�te aux pieds. Sans doute je vois ainsi les choses, parce que je sais que c'est toujours comme cela; mais ce n'en est pas moins un r�ve, et tout ce que je vois n'a rien de r�el. Et pourtant, pendant que nous nous dirigeons vers l'�glise en cal�che d�couverte, ce mariage f�erique est assez r�el pour me remplir d'une sorte de compassion pour les infortun�s qui ne se marient pas comme moi et qui sont l� � balayer le devant de leurs boutiques, ou qui se rendent � leurs travaux accoutum�s. Ma tante tient, tout le long du chemin, ma main dans la sienne. Quand nous nous arr�tons � une petite distance de l'�glise, pour faire descendre Peggotty qui est venue sur le si�ge, elle m'embrasse bien fort. �Que Dieu vous b�nisse, Trot! Je n'aimerais pas davantage mon propre fils. Je pense bien � votre m�re, la pauvre petite, ce matin. -- Et moi aussi: et � tout ce que je vous dois, ma ch�re tante. -- Bah, bah!� dit ma tante; et, dans son exc�s d'affection, elle tend la main � Traddles, qui la tend � M. Dick, qui me la tend, et je la tends � Traddles; enfin nous voil� � la porte de l'�glise. L'�glise est bien calme certainement, mais il faudrait, pour me calmer, une machine � forte pression; je suis trop �mu pour cela. Tout le reste me semble un r�ve plus ou moins incoh�rent. Je r�ve bien s�r que les voil� qui entrent avec Dora; que l'ouvreuse des bancs nous aligne devant l'autel comme un vieux sergent; je r�ve que je me demande pourquoi ce genre de femme-l� est toujours si maussade. La bonne humeur serait elle donc d'une si dangereuse contagion pour le sentiment religieux qu'il soit n�cessaire de placer ces vases de fiel et de vinaigre sur la route du paradis. Je r�ve que le pasteur et son clerc font leur entr�e, que quelques bateliers et quelques autres personnes viennent fl�ner par l�, que j'ai derri�re moi un vieux marin qui parfume toute l'�glise d'une forte odeur de rhum; que l'on commence d'une voix grave � lire le service, et que nous sommes tous recueillis. Que miss Savinia, qui joue le r�le de demoiselle d'honneur suppl�mentaire, est la premi�re qui se mette � pleurer, rendant hommage par ses sanglots, autant que je puis croire, � la m�moire de Pidger; que miss Clarissa lui met sous le nez son flacon; qu'Agn�s prend soin de Dora; que ma tante fait tout ce qu'elle peut pour se donner un air inflexible, tandis que des larmes coulent le long de ses joues; que ma petite Dora tremble de toutes ses forces, et qu'on l'entend murmurer faiblement ses r�ponses. Que nous nous agenouillons � c�t� l'un de l'autre: que Dora tremble un peu moins, mais qu'elle ne l�che pas la main d'Agn�s; que le service continue s�rieux et tranquille; que lorsqu'il est fini, nous nous regardons � travers nos larmes et nos sourires; que, dans la sacristie, ma ch�re petite femme sanglote, en appelant son papa, son pauvre papa! Que bient�t elle se remet, et que nous signons sur le grand livre chacun notre tour; que je vais chercher Peggotty dans les tribunes pour qu'elle vienne signer aussi, et qu'elle m'embrasse dans un coin, en me disant qu'elle a vu marier ma pauvre m�re; que tout est fini et que nous nous en allons. Que je sors de l'�glise joyeux et fier, en donnant le bras � ma charmante petite femme; que j'entrevois, � travers un nuage, des visages amis, et la chaire, et les tombeaux, et les bancs, et l'orgue, et les vitraux de l'�glise, et qu'� tout cela vient se m�ler le souvenir de l'�glise o� j'allais avec ma m�re, quand j'�tais enfant; ah! qu'il y a longtemps! Que j'entends dire tout bas aux curieux, en nous voyant passer: �Ah! le jeune et beau petit couple! quelle jolie petite mari�e!� Que nous sommes tous gais et expansifs, tandis que nous retournons � Putney; que Sophie nous raconte comme quoi elle a manqu� de se trouver mal, quand on a demand� � Traddles la licence que je lui avais confi�e; elle �tait convaincue qu'il se la serait laiss� voler dans sa poche s'il ne l'avait pas perdue avant; qu'Agn�s rit de tout son coeur, et que Dora l'aime tant qu'elle ne veut pas se s�parer d'elle, et lui tient toujours la main. Qu'il y a un grand d�jeuner avec une foule de bonnes et de jolies choses, dont je mange, sans me douter le moins du monde du go�t qu'elles peuvent avoir (c'est naturel, quand on r�ve); que je ne mange et ne bois, pour ainsi dire, qu'amour et mariage; car je ne crois pas plus � la solidit� des comestibles qu'� la r�alit� du reste. Que je fais un discours dans le genre des r�ves, sans avoir la moindre id�e de ce que je veux dire: je suis m�me convaincu que je n'ai rien dit du tout, que nous sommes tout simplement et tout naturellement aussi heureux qu'on peut l'�tre, en r�ve, bien entendu; que Jip mange de notre g�teau de noces, ce qui plus tard ne lui r�ussit pas merveilleusement. Que les chevaux de poste sont pr�ts; que Dora va changer de robe; que ma tante et miss Clarissa restent avec nous; que nous nous promenons dans le jardin; que ma tante a fait, � d�jeuner, un vrai petit discours sur les tantes de Dora; qu'elle est ravie, et m�me un peu fi�re de ce tour de force. Que Dora est toute pr�te, que miss Savinia voltige partout autour d'elle, regrettant de perdre le charmant jouet qui lui a donn�, depuis quelque temps, une occupation si agr�able; qu'� sa grande surprise, Dora d�couvre � chaque instant qu'elle a oubli� une quantit� de petites choses, et que tout le monde court de tout c�t� pour aller les lui chercher. Qu'on entoure Dora, qu'elle commence � dire adieu; qu'elles ont toutes l'air d'une corbeille de fleurs, avec leurs rubans si frais et leurs couleurs si gaies; qu'on �touffe � moiti� ma ch�re petite femme, au milieu de toutes ces fleurs embrassantes et qu'elle vient se jeter dans mes bras jaloux, riant et pleurant tout � la fois. Que je veux emporter Jip (qui doit nous accompagner) et que Dora dit que non: parce que c'est elle qui le portera; sans cela, il croira qu'elle ne l'aime plus, � pr�sent qu'elle est mari�e, ce qui lui brisera le coeur; que nous sortons, bras dessus bras dessous; que Dora s'arr�te et se retourne pour dire: �Si j'ai jamais �t� maussade ou ingrate pour vous, ne vous le rappelez pas, je vous en prie!� et qu'elle fond en larmes. Qu'elle agite sa petite main, et que, pour la vingti�me fois, nous allons partir; qu'elle s'arr�te encore, se retourne encore, court encore vers Agn�s, car c'est � elle qu'elle veut donner ses derniers baisers, adresser ses derniers adieux. Enfin nous voil� en voiture, � c�t� l'un de l'autre. Nous voil� partis. Je sors de mon r�ve; j'y crois maintenant. Oui, c'est bien l� ma ch�re, ch�re petite femme qui est � c�t� de moi, elle que j'aime tant! ��tes-vous heureux, maintenant, m�chant gar�on? me dit Dora. Et �tes-vous bien s�r de ne pas vous repentir?� Je me suis rang� pour voir d�filer devant moi les fant�mes de ces jours qui ne sont plus. Maintenant qu'ils sont disparus je reprends le voyage de ma vie! CHAPITRE XIV. Notre m�nage. Ce ne fut pas sans �tonnement qu'une fois la lune de miel �coul�e, et les demoiselles d'honneur rentr�es au logis, nous nous retrouv�mes seuls dans notre petite maison, Dora et moi; d�sormais destitu�s pour ainsi dire du charmant et d�licieux emploi qui consiste � faire ce qu'on appelle sa cour. Je trouvais si extraordinaire d'avoir toujours Dora pr�s de moi; il me semblait si �trange de ne pas avoir � sortir pour aller la voir; de ne plus avoir � me tourmenter l'esprit � son sujet; de ne plus avoir � lui �crire, de ne plus me creuser la t�te pour chercher quelque occasion d'�tre seul avec elle! Parfois le soir, quand je quittais un moment mon travail, et que je la voyais assise en face de moi, je m'appuyais sur le dossier de ma chaise et je me mettais � penser que c'�tait pourtant bien dr�le que nous fussions l�, seuls ensemble, comme si c'�tait la chose du monde la plus naturelle que personne n'e�t plus � se m�ler de nos affaires; que tout le roman de nos fian�ailles fut bien loin derri�re nous, que nous n'eussions plus qu'� nous plaire mutuellement, qu'� nous plaire toute la vie. Quand il y avait � la Chambre des communes un d�bat qui me retenait tard, il me semblait si �trange, en reprenant le chemin du logis, de songer que Dora m'y attendait! Je trouvais si merveilleux de la voir s'asseoir doucement pr�s de moi pour me tenir compagnie, tandis que je prenais mon souper! Et de savoir qu'elle mettait des papillottes! Bien mieux que �a, de les lui voir mettre tous les soirs. N'�tait-ce pas bien extraordinaire? Je crois que deux tout petits oiseaux en auraient su autant sur la tenue d'un m�nage, que nous en savions, ma ch�re petite Dora et moi. Nous avions une servante, et, comme de raison, c'�tait elle qui tenait notre m�nage. Je suis encore int�rieurement convaincu que ce devait �tre une fille de mistress Crupp d�guis�e. Comme elle nous rendait la vie dure. Marie-Jeanne! Son nom �tait Parangon. Lorsque nous la pr�mes � notre service, on nous assura que ce nom n'exprimait que bien faiblement ses qualit�s: c'�tait le parangon de toutes les vertus. Elle avait un certificat �crit, grand comme une affiche; � en croire ce document, elle savait faire tout au monde, et bien d'autres choses encore. C'�tait une femme dans la force de l'�ge, d'une physionomie r�barbative, et sujette � une sorte de rougeole perp�tuelle, surtout sur les bras, qui la mettait en combustion. Elle avait un cousin dans les gardes, avec de si longues jambes qu'il avait l'air d'�tre l'ombre de quelque autre personne, vue au soleil, apr�s midi. Sa veste �tait beaucoup trop petite pour lui, comme il �tait beaucoup trop grand pour notre maison; il la faisait para�tre dix fois plus petite qu'elle n'�tait r�ellement. En outre, les murs n'�taient pas �pais, et toutes les fois qu'il passait la soir�e chez nous, nous en �tions avertis par une sorte de grognement continu que nous entendions dans la cuisine. On nous avait garanti que notre tr�sor �tait sobre et honn�te. Je suis donc dispos� � croire qu'elle avait une attaque de nerfs, le jour o� je la trouvai couch�e sous la marmite, et que c'�tait le boueur qui avait mis de la n�gligence � ne pas nous rendre les cuillers � th� qui nous manquaient. Mais elle nous faisait une peur terrible. Nous sentions notre inexp�rience, et nous �tions hors d'�tat de nous tirer d'affaire: je dirais que nous �tions � sa merci, si le mot merci ne rappelait pas l'indulgence, et c'�tait une femme sans piti�. C'est elle qui fut la cause de la premi�re castille que j'eus avec Dora. �Ma ch�re amie, lui dis-je un jour, croyez-vous que Marie-Jeanne connaisse l'heure? -- Pourquoi, David? demanda Dora, en levant innocemment la t�te. -- Mon amour, parce qu'il est cinq heures, et que nous devions d�ner � quatre.� Dora regarda la pendule d'un petit air inquiet, et insinua qu'elle croyait bien que la pendule avan�ait. �Au contraire, mon amour, lui dis-je en regardant � ma montre, elle retarde de quelques minutes.� Ma petite femme vint s'asseoir sur mes genoux, pour essayer de me c�liner, et me fit une ligne au crayon sur le milieu du nez, c'�tait charmant, mais cela ne me donnait pas � d�ner. �Ne croyez-vous pas, ma ch�re, que vous feriez bien d'en parler � Marie-Jeanne? -- Oh, non, je vous en prie, David! Je ne pourrais jamais, dit Dora. -- Pourquoi donc, mon amour? lui demandai-je doucement. -- Oh, parce que je ne suis qu'une petite sotte, dit Dora, et qu'elle le sait bien!� Cette opinion de Marie-Jeanne me paraissait si incompatible avec la n�cessit�, selon moi, de la gronder que je fron�ai le sourcil. �Oh! la vilaine ride sur le front! m�chant que vous �tes!� dit Dora, et toujours assise sur mon genou, elle marqua ces odieuses rides avec son crayon, qu'elle portait � ses l�vres roses pour le faire mieux marquer; puis elle faisait semblant de travailler s�rieusement sur mon front, d'un air si comique, que j'en riais en d�pit de tous mes efforts. �� la bonne heure, voil� un bon gar�on! dit Dora; vous �tes bien plus joli quand vous riez. -- Mais, mon amour... -- Oh non, non! je vous en prie! cria Dora en m'embrassant. Ne faites pas la Barbe-Bleue, ne prenez pas cet air s�rieux! -- Mais, ma ch�re petite femme, lui dis-je, il faut pourtant �tre s�rieux quelquefois. Venez-vous asseoir sur cette chaise tout pr�s de moi! Donnez-moi ce crayon! L�! Et parlons un peu raison. Vous savez, ma ch�rie (quelle bonne petite main � tenir dans l� mienne! et quel pr�cieux anneau � voir au doigt de ma nouvelle mari�e!), vous savez, ma ch�rie, qu'il n'est pas tr�s-agr�able d'�tre oblig� de s'en aller sans avoir d�n�. Voyons, qu'en pensez-vous? -- Non, r�pondit faiblement Dora. -- Mon amour, comme vous tremblez! -- Parce que je sais que vous allez me gronder, s'�cria Dora, d'un ton lamentable. -- Mon amour, je vais seulement t�cher de vous parler raison. -- Oh! mais c'est bien pis que de gronder! s'�cria Dora, au d�sespoir. Je ne me suis pas mari�e pour qu'on me parle raison. Si vous voulez raisonner avec une pauvre petite chose comme moi, vous auriez d� m'en pr�venir, m�chant que vous �tes!� J'essayai de calmer Dora, mais elle se cachait le visage et elle secouait de temps en temps ses boucles, en disant: �Oh! m�chant! m�chant que vous �tes!� Je ne savais plus que faire: je me mis � marcher dans la chambre, puis je me rapprochai d'elle. �Dora, ma ch�rie! -- Non, je ne suis pas votre ch�rie. Vous �tes certainement f�ch� de m'avoir �pous�e, sans cela vous ne voudriez pas me parler raison!� Ce reproche me parut d'une telle incons�quence, que cela me donna le courage de lui dire: �Allons, ma Dora, ne soyez pas si enfant, vous dites l� des choses qui n'ont pas de bon sens. Vous vous rappelez certainement qu'hier j'ai �t� oblig� de sortir avant la fin du d�ner et que la veille, le veau m'a fait mal, parce qu'il n'�tait pas cuit et que j'ai �t� oblig� de l'avaler en courant; aujourd'hui je ne d�ne pas du tout, et je n'ose pas dire combien de temps nous avons attendu le d�jeuner; et encore l'eau ne bouillait seulement pas pour le th�. Je ne veux pas vous faire de reproches, ma ch�re petite! mais tout �a n'est pas tr�s-agr�able. -- Oh, m�chant, m�chant que vous �tes, comment pouvez-vous me dire que je suis une femme d�sagr�able! -- Ma ch�re Dora, vous savez bien que je n'ai jamais dit �a! -- Vous avez dit que tout �a n'�tait pas tr�s-agr�able. -- J'ai dit que la mani�re dont on tenait notre m�nage n'�tait pas agr�able. -- C'est exactement la m�me chose!� cria Dora. Et �videmment elle le croyait, car elle pleurait am�rement. Je fis de nouveau quelques pas dans la chambre, plein d'amour pour ma jolie petite femme, et tout pr�t � me casser la t�te contre les murs, tant je sentais de remords. Je me rassis, et je lui dis: �Je ne vous accuse pas, Dora. Nous avons tous deux beaucoup � apprendre. Je voudrais seulement vous prouver qu'il faut v�ritablement, il le faut (j'�tais d�cid� � ne point c�der sur ce point), vous habituer � surveiller Marie-Jeanne, et aussi un peu � agir par vous-m�me dans votre int�r�t comme dans le mien. -- Je suis vraiment �tonn�e de votre ingratitude, dit Dora, en sanglotant. Vous savez bien que l'autre jour vous aviez dit que vous voudriez bien avoir un petit morceau de poisson et que j'ai �t� moi-m�me, bien loin, en commander pour vous faire une surprise. -- C'�tait tr�s-gentil � vous, ma ch�rie, et j'en ai �t� si reconnaissant que je me suis bien gard� de vous dire que vous aviez eu tort d'acheter un saumon, parce que c'est beaucoup trop gros pour deux personnes: et qu'il avait co�t� une livre six shillings, ce qui �tait trop cher pour nous. -- Vous l'avez trouv� tr�s-bon, dit Dora, en pleurant toujours, et vous �tiez si content que vous m'avez appel�e votre petite chatte. -- Et je vous appellerai encore de m�me, bien des fois, mon amour.� r�pondis-je. Mais j'avais bless� ce tendre petit coeur, et il n'y avait pas moyen de la consoler. Elle pleurait si fort, elle avait le coeur si gros, qu'il me semblait que je lui avais dit je ne sais pas quoi d'horrible qui avait d� lui faire de la peine. J'�tais oblig� de partir bien vite: je ne revins que tr�s-tard, et pendant toute la nuit, je me sentis accabl� de remords. J'avais la conscience bourrel�e comme un assassin; j'�tais poursuivi par le sentiment vague d'un crime �norme dont j'�tais coupable. Il �tait plus de deux heures du matin. Quand je rentrai, je trouvai chez moi ma tante qui m'attendait. �Est-ce qu'il y a quelque chose, ma tante, lui dis-je, avec inqui�tude. -- Non, Trot, r�pondit-elle. Asseyez-vous, asseyez-vous. Seulement petite Fleur �tait un peu triste, et je suis rest�e pour lui tenir compagnie, voil� tout.� J'appuyai ma t�te sur ma main, et demeurai les yeux fix�s sur le feu; je me sentais plus triste et plus abattu que je ne l'aurais cru possible, sit�t, presque au moment o� venaient de s'accomplir mes plus doux r�ves. Je rencontrai enfin les yeux de ma tante fix�s sur moi. Elle avait l'air inquiet, mais son visage devint bient�t serein. �Je vous assure, ma tante, lui dis-je, que j'ai �t� malheureux toute la nuit, de penser que Dora avait du chagrin. Mais je n'avais d'autre intention que de lui parler doucement et tendrement de nos petites affaires.� Ma tante fit un signe de t�te encourageant. �Il faut y mettre de la patience, Trot, dit-elle. -- Certainement. Dieu sait que je ne veux pas �tre d�raisonnable, ma ch�re tante. -- Non, non, dit ma tante, mais petite Fleur est tr�s-d�licate, il faut que le vent souffle doucement sur elle.� Je remerciai, au fond du coeur, ma bonne tante de sa tendresse pour ma femme, et je suis s�r qu'elle s'en aper�ut bien. �Ne croyez-vous pas, ma tante, lui dis-je apr�s avoir de nouveau contempl� le feu, que vous puissiez de temps en temps donner quelques conseils � Dora. Cela nous serait bien utile. -- Trot, reprit ma tante, avec �motion. Non! Ne me demandez jamais cela!� Elle parlait d'un ton si s�rieux que je levai les yeux avec surprise. �Voyez-vous, mon enfant, me dit ma tante, quand je regarde en arri�re dans ma vie pass�e, je me dis qu'il y a maintenant dans leur tombe des personnes avec lesquelles j'aurais mieux fait de vivre en bons termes. Si j'ai jug� s�v�rement les erreurs d'autrui en fait de mariage, c'est peut-�tre parce que j'avais de tristes raisons d'en juger s�v�rement pour mon propre compte. N'en parlons plus. J'ai �t� pendant bien des ann�es une vieille femme grognon et insupportable. Je le suis encore. Je le serai toujours. Mais nous nous sommes fait mutuellement du bien, Trot; du moins vous m'en avez fait, mon ami, et il ne faut pas que maintenant la division vienne se mettre entre nous. -- La division entre nous! m'�criai-je. -- Mon enfant, mon enfant, dit ma tante, en lissant sa robe avec sa main, il n'y a pas besoin d'�tre proph�te pour pr�voir combien cela serait facile, ou combien je pourrais rendre notre petite Fleur malheureuse, si je me m�lais de votre m�nage; je veux que ce cher bijou m'aime et qu'elle soit gaie comme un papillon. Rappelez-vous votre m�re et son second mariage; et ne me faites jamais une proposition qui me rappelle pour elle et pour moi de trop cruels souvenirs.� Je compris tout de suite que ma tante avait raison, et je ne compris pas moins toute l'�tendue de ses scrupules g�n�reux pour ma ch�re petite femme. �Vous en �tes au d�but, Trot, continua-t-elle, et Paris ne s'est pas fait en un jour, ni m�me en un an. Vous avez fait votre choix en toute libert� vous-m�me (et ici je crus voir un nuage se r�pandre un moment sur sa figure). Vous avez m�me choisi une charmante petite cr�ature qui vous aime beaucoup. Ce sera votre devoir, et ce sera aussi votre bonheur, je n'en doute pas, car je ne veux pas avoir l'air de vous faire un sermon, ce sera votre devoir, comme aussi votre bonheur, de l'appr�cier, telle que vous l'avez choisie, pour les qualit�s qu'elle a, et non pour les qualit�s qu'elle n'a pas. T�chez de d�velopper celles qui lui manquent. Et si vous ne r�ussissez pas, mon enfant (ici ma tante se frotta le nez), il faudra vous accoutumer � vous en passer. Mais rappelez-vous, mon ami, que votre avenir est une affaire � r�gler entre vous deux. Personne ne peut vous aider; c'est � vous � faire comme pour vous. C'est l� le mariage, Trot, et que Dieu vous b�nisse l'un et l'autre, car vous �tes un peu comme deux babies perdus au milieu des bois!� Ma tante me dit tout cela d'un ton enjou�, et finit par un baiser pour ratifier la b�n�diction. �Maintenant, dit-elle, allumez-moi une petite lanterne, et conduisez-moi jusqu'� ma petite niche par le sentier du jardin: car nos deux maisons communiquaient par l�. Pr�sentez � petite Fleur toutes les tendresses de Betsy Trotwood, et, quoiqu'il arrive, Trot, ne vous mettez plus dans la t�te de faire de Betsy un �pouvantail, car je l'ai vue assez souvent dans la glace, pour pouvoir vous dire qu'elle est d�j� naturellement bien assez maussade et assez rechign�e comme cela.� L�-dessus ma tante noua un mouchoir autour de sa t�te selon sa coutume, et je l'escortai jusque chez elle. Quand elle s'arr�ta dans son jardin, pour �clairer mes pas au retour avec sa petite lanterne, je vis bien qu'elle me regardait de nouveau d'un air soucieux, mais je n'y fis pas grande attention, j'�tais trop occup� � r�fl�chir sur ce qu'elle m'avait dit, trop p�n�tr�, pour la premi�re fois, de la pens�e que nous avions � faire nous-m�mes notre avenir � nous deux, Dora et moi, et que personne ne pourrait nous venir en aide. Dora descendit tout doucement en pantoufles, pour me retrouver maintenant que j'�tais seul; elle se mit � pleurer sur mon �paule, et me dit que j'avais �t� bien dur, et qu'elle avait �t� aussi bien m�chante; je lui en dis, je crois, � peu pr�s autant de mon c�t�, et cela fut fini; nous d�cid�mes que cette petite dispute serait la derni�re, et que nous n'en aurions plus jamais, quand nous devrions vivre cent ans. Quelle �preuve que les domestiques! C'est encore l� l'origine de la premi�re querelle que nous e�mes apr�s. Le cousin de Marie- Jeanne d�serta, et vint se cacher chez nous dans le trou au charbon; il en fut retir�, � notre grand �tonnement, par un piquet de ses camarades qui l'emmen�rent les fers aux mains; notre jardin en fut couvert de honte. Cela me donna le courage de me d�barrasser de Marie-Jeanne, qui prit si doucement, si doucement son renvoi que j'en fus surpris: mais bient�t je d�couvris o� avaient pass� nos cuillers; et de plus on me r�v�la qu'elle avait l'habitude d'emprunter, sous mon nom, de petites sommes � nos fournisseurs. Elle fut remplac�e momentan�ment par mistress Kidgerbury, vieille bonne femme de Kentishtown qui allait faire des m�nages au dehors, mais qui �tait trop faible pour en venir � bout; puis nous trouv�mes un autre tr�sor, d'un caract�re charmant; mais malheureusement ce tr�sor-l� ne faisait pas autre chose que de d�gringoler du haut en bas de l'escalier avec le plateau dans les mains, ou de faire le plongeon par terre dans le salon avec le service � th�, comme on pique une t�te dans un bain. Les ravages commis par cette infortun�e nous oblig�rent � la renvoyer; elle fut suivie, avec de nombreux interm�des de mistress Kidgerbury, d'une s�rie d'�tres incapables. � la fin nous tomb�mes sur une jeune fille de tr�s-bonne mine qui se rendit � la foire de Greenwich, avec le chapeau de Dora. Ensuite je ne me rappelle plus qu'une foule d'�checs successifs. Nous semblions destin�s � �tre attrap�s par tout le monde. D�s que nous paraissions dans une boutique, on nous offrait des marchandises avari�es. Si nous achetions un homard, il �tait plein d'eau. Notre viande �tait coriace, et nos pains n'avaient que de la mie. Dans le but d'�tudier le principe de la cuisson d'un rosbif pour qu'il soit r�ti � point, j'eus moi-m�me recours au livre de cuisine, et j'y appris qu'il fallait accorder un quart d'heure de broche par livre de viande, plus un quart d'heure en sus pour le tout. Mais il fallait que nous fussions victimes d'une bizarre fatalit�, car jamais nous ne pouvions attraper le juste milieu entre de la viande saignante ou de la viande calcin�e. J'�tais bien convaincu que tous ces d�sastres nous co�taient beaucoup plus cher que si nous avions accompli une s�rie de triomphes. En �tudiant nos comptes, je m'apercevais que nous avions d�pens� du beurre de quoi bitumer le rez-de-chauss�e de notre maison. Quelle consommation! Je ne sais si c'est que les contributions indirectes de cette ann�e-l� avaient fait rench�rir le poivre, mais, au train dont nous y allions, il fallut, pour entretenir nos poivri�res, que bien des familles fussent oblig�es de s'en passer, pour nous c�der leur part. Et ce qu'il y avait de plus merveilleux dans tout cela, c'est que nous n'avions jamais rien dans la maison. Il nous arriva aussi plusieurs fois que la blanchisseuse m�t notre linge en gage, et vint dans un �tat d'ivresse p�nitente implorer notre pardon; mais je suppose que cela a d� arriver � tout le monde. Nous e�mes encore � subir un feu de chemin�e, la pompe de la paroisse et le faux serment du bedeau qui nous mit en frais; mais ce sont encore l� des malheurs ordinaires. Ce qui nous �tait personnel, c'�tait notre guignon en fait de domestiques; l'une d'entre elles avait une passion pour les liqueurs fortes, qui augmentait singuli�rement notre compte de _porter_ et de spiritueux au caf� qui nous les fournissait. Nous trouvions sur les m�moires des articles inexplicables, comme �un quart de litre de rhum (Mistress C.),� et �un demi-quart de geni�vre (Mistress C.),� et �un verre de rhum et d'eau-de-vie de lavande (Mistress C.);� la parenth�se s'appliquait toujours � Dora, qui passait, � ce que nous appr�mes ensuite, pour avoir absorb� tous ces liquides. L'un de nos premiers exploits, ce fut de donner � d�ner � Traddles. Je le rencontrai un matin, et je l'engageai � venir nous trouver dans la soir�e. Il y consentit volontiers, et j'�crivis un mot � Dora, pour lui dire que j'am�nerais notre ami. Il faisait beau, et en chemin nous caus�mes tout le temps de mon bonheur. Traddles en �tait plein, et il me disait que, le jour o� il saurait que Sophie l'attendait le soir dans une petite maison comme la n�tre, rien ne manquerait � son bonheur. Je ne pouvais souhaiter d'avoir une plus charmante petite femme que celle qui s'assit ce soir-l� en face de moi; mais ce que j'aurais bien pu d�sirer, c'est que la chambre f�t un peu moins petite. Je ne sais pas comment cela se faisait, mais nous avions beau n'�tre que deux, nous n'avions jamais de place, et pourtant la chambre �tait assez grande pour que notre mobilier p�t s'y perdre: Je soup�onne que c'�tait parce que rien n'avait de place marqu�e, except� la pagode de Jip qui encombrait toujours la voie publique. Ce soir-l�, Traddles �tait si bien enferm� entre la pagode, la bo�te � guitare, le chevalet de Dora et mon bureau, que je craignais toujours qu'il n'e�t pas assez de place pour se servir de son couteau et de sa fourchette; mais il protestait avec sa bonne humeur habituelle, et me r�p�tait: �J'ai beaucoup de place, Copperfield! beaucoup de place, je vous assure!� Il y avait une autre chose que j'aurais voulu emp�cher; j'aurais voulu qu'on n'encourage�t pas la pr�sence de Jip sur la nappe pendant le d�ner. Je commen�ais � trouver peu convenable qu'il y v�nt jamais, quand m�me il n'aurait pas eu la mauvaise habitude de fourrer la patte dans le sel ou dans le beurre. Cette fois-l�, je ne sais pas si c'est qu'il se croyait sp�cialement charg� de donner la chasse � Traddles, mais il ne cessait d'aboyer apr�s lui et de sauter sur son assiette mettant � ces diverses manoeuvres une telle obstination, qu'il accaparait � lui seul toute la conversation. Mais je savais combien ma ch�re Dora avait la coeur tendre � l'endroit de son favori; aussi je ne fis aucune objection: je ne me permis m�me pas une allusion aux assiettes dont Jip faisait carnage sur le parquet, ni au d�faut de sym�trie dans l'arrangement des sali�res qui �taient toutes group�es par trois ou quatre, va comme je te pousse; je ne voulus pas non plus faire observer que Traddles �tait absolument bloqu� par des plats de l�gumes �gar�s et par les carafes. Seulement je ne pouvais m'emp�cher de me demander en moi-m�me, tout en contemplant le gigot � l'eau que j'allais d�couper, comment il se faisait que nos gigots avaient toujours des formes si extraordinaires, comme si notre boucher n'achetait que des moutons contrefaits; mais je gardai pour moi mes r�flexions. �Mon amour, dis-je � Dora, qu'avez-vous dans ce plat?� Je ne pouvais comprendre pourquoi Dora me faisait depuis un moment de gentilles petites grimaces, comme si elle voulait m'embrasser. �Des hu�tres, mon ami, dit-elle timidement. -- Est-ce de votre invention? dis-je d'un ton ravi. -- Oui, David, dit Dora. -- Quelle bonne id�e! m'�criai-je en posant le grand couteau et la fourchette pour d�couper notre gigot. Il n'y a rien que Traddles aime autant. -- Oui, oui, David, dit Dora; j'en ai achet� un beau petit baril tout entier, et l'homme m'a dit qu'elles �taient tr�s-bonnes. Mais j'ai... j'ai peur qu'elles n'aient quelque chose d'extraordinaire.� Ici Dora secoua la t�te et des larmes brill�rent dans ses yeux. �Elles ne sont ouvertes qu'� moiti�, lui dis-je; �tez l'�caille du dessus, ma ch�rie. -- Mais elle ne veut pas s'en aller, dit Dora qui essayait de toutes ses forces, de l'air le plus infortun�. -- Savez-vous, Copperfield? dit Traddles en examinant gaiement le plat, je crois que c'est parce que... ces hu�tres sont parfaites... mais je crois que c'est parce que... parce qu'on ne les a jamais ouvertes.� En effet, on ne les avait jamais ouvertes; et nous n'avions pas de couteaux pour les hu�tres; d'ailleurs nous n'aurions pas su nous en servir; nous regard�mes donc les hu�tres, et nous mange�mes le mouton: du moins nous mange�mes tout ce qui �tait cuit, en l'assaisonnant avec des c�pres. Si je le lui avais permis, je crois que Traddles, passant � l'�tat sauvage, se serait volontiers fait cannibale, et nourri de viande presque crue, pour exprimer combien il �tait satisfait du repas; mais j'�tais d�cid� � ne pas lui permettre de s'immoler ainsi sur l'autel de l'amiti�, et nous e�mes au lieu de cela un morceau de lard; fort heureusement il y avait du lard froid dans le garde-manger. Ma pauvre petite femme �tait tellement d�sol�e � la pens�e que je serais contrari�, et sa joie fut si vive quand elle vit qu'il n'en �tait rien, que j'oubliai bien vite mon ennui d'un moment. La soir�e se passa � merveille; Dora �tait assise pr�s de moi, son bras appuy� sur mon fauteuil, tandis que Traddles et moi nous discutions sur la qualit� de mon vin, et � chaque instant elle se penchait vers mon oreille pour me remercier de n'avoir pas �t� grognon et m�chant. Ensuite elle nous fit du th�, et j'�tais si ravi de la voir � l'oeuvre, comme si elle faisait la d�nette de sa poup�e, que je ne fis pas le difficile sur la qualit� douteuse du breuvage. Ensuite, Traddles et moi, nous jou�mes un moment aux cartes, tandis que Dora chantait en s'accompagnant sur la guitare, et il me semblait que notre mariage n'�tait qu'un beau r�ve et que j'en �tais encore � la premi�re soir�e o� j'avais pr�t� l'oreille � sa douce voix. Quand Traddles fut parti, je l'accompagnai jusqu'� la porte puis je rentrai dans le salon; ma femme vint mettre sa chaise tout pr�s de la mienne. �Je suis si f�ch�e! dit-elle. Voulez-vous m'enseigner un peu � faire quelque chose, David? -- Mais d'abord il faudrait que j'apprisse moi-m�me, Dora, lui dis-je. Je n'en sais pas plus long que vous, ma petite. -- Oh! mais vous, vous pouvez apprendre, reprit-elle, vous avez tant d'esprit! -- Quelle folie, ma petite chatte! -- J'aurais d�, reprit-elle apr�s un long silence, j'aurais d� aller m'�tablir � la campagne, et passer un an avec Agn�s!� Ses mains jointes �taient plac�es sur mon �paule, elle y reposait sa t�te, et me regardait doucement de ses grands yeux bleus. �Pourquoi donc? demandai-je. -- Je crois qu'elle m'aurait fait du bien, et qu'avec elle j'aurais pu apprendre bien des choses. -- Tout vient en son temps, mon amour. Depuis de longues ann�es, vous savez, Agn�s a eu � prendre soin de son p�re: m�me dans le temps o� ce n'�tait encore qu'une toute petite fille, c'�tait d�j� l'Agn�s que vous connaissez. -- Voulez-vous m'appeler comme je vais vous le demander? demanda Dora sans bouger. -- Comment donc? lui dis-je en souriant. -- C'est un nom stupide, dit-elle en secouant ses boucles, mais c'est �gal, appelez-moi votre _femme-enfant_.� Je demandai en riant � ma femme-enfant pourquoi elle voulait que je l'appelasse ainsi. Elle me r�pondit sans bouger, seulement mon bras pass� autour de sa taille rapprochait encore de moi ses beaux yeux bleus: �Mais, �tes-vous nigaud! Je ne vous demande pas de me donner ce nom-l�, au lieu de m'appeler Dora. Je vous prie seulement, quand vous songez � moi, de vous dire que je suis votre femme-enfant. Quand vous avez envie de vous f�cher contre moi, vous n'avez qu'� vous dire: �Bah! c'est ma femme-enfant.� Quand je vous mettrai la t�te � l'envers, dites-vous encore: �Ne savais-je pas bien depuis longtemps que �a ne ferait jamais qu'une petite femme-enfant!� Quand je ne serai pas pour vous tout ce que je voudrais �tre, et ce que je ne serai peut-�tre jamais, dites-vous toujours: �Cela n'emp�che pas que cette petite sotte de femme-enfant m'aime tout de m�me,� car c'est la v�rit�, David, je vous aime bien.� Je ne lui avais pas r�pondu s�rieusement; l'id�e ne m'�tait pas venue jusque-l� qu'elle parl�t s�rieusement elle-m�me. Mais elle fut si heureuse de ce que je lui r�pondis, que ses yeux n'�taient pas encore secs qu'elle riait d�j�. Et bient�t je vis ma femme- enfant assise par terre, � c�t� de la pagode chinoise, faisant sonner toutes les petites cloches les unes apr�s les autres, pour punir Jip de sa mauvaise conduite, et Jip restait nonchalamment �tendu sur le seuil de sa niche, la regardant du coin de l'oeil comme pour lui dire: �Faites, faites, vous ne parviendrez pas � me faire bouger de l� avec toutes vos taquineries: je suis trop paresseux, je ne me d�range pas pour si peu.� Cet appel de Dora fit sur moi une profonde impression. Je me reporte � ce temps lointain; je me repr�sente cette douce cr�ature que j'aimais tant; je la conjure de sortir encore une fois des ombres du pass�, et de tourner vers moi son charmant visage, et je puis assurer que son petit discours r�sonnait sans cesse dans mon coeur. Je n'en ai peut-�tre pas tir� le meilleur parti possible, j'�tais jeune et sans exp�rience; mais jamais son innocente pri�re n'est venue frapper en vain mon oreille. Dora me dit, quelques jours apr�s, qu'elle allait devenir une excellente femme de m�nage. En cons�quence, elle sortit du tiroir son ardoise, tailla son crayon, acheta un immense livre de comptes, rattacha soigneusement toutes les feuilles du livre de cuisine que Jip avait d�chir�es, et fit un effort d�sesp�r� �pour �tre sage,� comme elle disait. Mais les chiffres avaient toujours le m�me d�faut: ils ne voulaient pas se laisser additionner. Quand elle avait accompli deux ou trois colonnes de son livre de comptes, et ce n'�tait pas sans peine, Jip venait se promener sur la page et barbouiller tout avec sa queue; et puis, elle imbibait d'encre son joli doigt jusqu'� l'os: c'est ce qu'il y avait de plus clair dans l'affaire. Quelquefois le soir, quand j'�tais rentr� et � l'ouvrage (car j'�crivais beaucoup et je commen�ais � me faire un nom comme auteur), je posais ma plume et j'observais ma femme-enfant qui t�chait �d'�tre sage.� D'abord elle posait sur la table son immense livre de comptes, et poussait un profond soupir; puis elle l'ouvrait � l'endroit effac� par Jip la veille au soir, et appelait Jip pour lui montrer les traces de son crime: c'�tait le signal d'une diversion en faveur de Jip, et on lui mettait de l'encre sur le bout du nez, comme ch�timent. Ensuite elle disait � Jip de se coucher sur la table, �tout de suite, comme un lion,� c'�tait un de ses tours de force, bien qu'� mes yeux l'analogie ne f�t pas frappante. S'il �tait de bonne humeur, Jip ob�issait. Alors elle prenait une plume et commen�ait � �crire, mais il y avait un cheveu dans sa plume; elle en prenait donc une autre et commen�ait � �crire; mais celle-l� faisait des p�t�s; alors elle en prenait une troisi�me et recommen�ait � �crire, en se disant � voix basse: �Oh! mais, celle-l� grince, elle va d�ranger David!� Bref, elle finissait par y renoncer et par reporter le livre de comptes � sa place, apr�s avoir fait mine de le jeter � la t�te du lion. Une autre fois, quand elle se sentait d'humeur plus grave, elle prenait son ardoise et un petit panier plein de notes et d'autres documents qui ressemblaient plus � des papillotes qu'� toute autre chose, et elle essayait d'en tirer un r�sultat quelconque. Elle les comparait tr�s-s�rieusement, elle posait sur l'ardoise des chiffres qu'elle effa�ait, elle comptait dans tous les sens les doigts de sa main gauche, apr�s quoi elle avait l'air si vex�, si d�courag� et si malheureux, que j'avais du chagrin de voir s'assombrir, pour me satisfaire, ce charmant petit visage; alors je m'approchais d'elle tout doucement, et je lui disais: �Qu'est-ce que vous avez, Dora?� Elle me regardait d'un air d�sol� et r�pondait: �Ce sont ces vilains comptes qui ne veulent pas aller comme il faut; j'en ai la migraine: ils s'obstinent � ne pas faire ce que je veux!� Alors je lui disais: �Essayons un peu ensemble; je vais vous montrer, ma Dora.� Puis je commen�ais une d�monstration pratique; Dora m'�coutait pendant cinq minutes avec la plus profonde attention, aupr�s quoi elle commen�ait � se sentir horriblement fatigu�e, et cherchait � s'�gayer en roulant mes cheveux autour de ses doigts, ou en rabattant le col de ma chemise pour voir si cela m'allait bien. Quand je voulais un peu r�primer son enjouement et que je continuais mes raisonnements, elle avait l'air si d�sol� et si effarouch�, que je me rappelais tout � coup comme un reproche, en la voyant si triste, sa gaiet� naturelle le jour o� je l'avais vue pour la premi�re fois: je laissais tomber le crayon en me r�p�tant que c'�tait une femme-enfant, et je la priais de prendre sa guitare. J'avais beaucoup � travailler et de nombreux soucis, mais je gardais tout cela pour moi. Je suis loin de croire maintenant que j'aie eu raison d'agir ainsi, mais je le faisais par tendresse pour ma femme-enfant. J'examine mon coeur, et c'est sans la moindre r�serve que je confie � ces pages mes plus secr�tes pens�es. Je sentais bien qu'il me manquait quelque chose, mais cela n'allait pas jusqu'� alt�rer le bonheur de ma vie. Quand je me promenais seul par un beau soleil, et que je songeais aux jours d'�t� o� la terre enti�re semblait remplie de ma jeune passion, je sentais que mes r�ves ne s'�taient pas parfaitement r�alis�s, mais je croyais que ce n'�tait qu'une ombre adoucie de la douce gloire du pass�. Parfois, je me disais bien que j'aurais pr�f�r� trouver chez ma femme un conseiller plus s�r, plus de raison, de fermet� et de caract�re; j'aurais d�sir� qu'elle p�t me soutenir et m'aider, qu'elle poss�d�t le pouvoir de combler les lacunes que je sentais en moi, mais je me disais aussi qu'un tel bonheur n'�tait pas de ce monde, et qu'il ne devait pas, ne pouvait pas exister. J'�tais encore, pour l'�ge, un jeune gar�on plut�t qu'un mari. Je n'avais connu, pour me former par leur salutaire influence, d'autres chagrins que ceux qu'on a pu lire dans ce r�cit. Si je me trompais, et cela m'arrivait peut-�tre bien souvent, c'�taient mon amour et mon peu d'exp�rience qui m'�garaient. Je dis l'exacte v�rit�. � quoi me servirait maintenant la dissimulation? C'�tait donc sur moi que retombaient toutes les difficult�s et les soucis de notre vie; elle n'en prenait pas sa part. Notre m�nage �tait � peu pr�s dans le m�me g�chis qu'au d�but; seulement je m'y �tais habitu�, et j'avais au moins le plaisir de voir que Dora n'avait presque jamais de chagrin. Elle avait retrouv� toute sa gaiet� fol�tre; elle m'aimait de tout son coeur et s'amusait comme autrefois c'est-�-dire comme un enfant. Quand les d�bats des Chambres avaient �t� assommants (je ne parle que de leur longueur, et non de leur qualit�, car, sous ce dernier rapport, ils n'�taient jamais autrement), et que je rentrais tard, Dora ne voulait jamais s'endormir avant que je fusse rentr�, et descendait toujours pour me recevoir. Quand je n'avais pas � m'occuper du travail qui m'avait co�t� tant de labeur st�nographique, et que je pouvais �crire pour mon propre compte, elle venait s'asseoir tranquillement pr�s de moi, si tard que ce p�t �tre, et elle �tait tellement silencieuse que souvent je la croyais endormie. Mais en g�n�ral, quand je levais la t�te, je voyais ses yeux bleus fix�s sur moi avec l'attention tranquille dont j'ai d�j� parl�. �Ce pauvre gar�on! doit-il �tre fatigu�! dit-elle un soir, au moment o� je fermais mon pupitre. -- Cette pauvre petite fille! doit-elle �tre fatigu�e! r�pondis- je. Ce serait � moi � vous dire cela, Dora. Une autre fois, vous irez vous coucher, mon amour; il est beaucoup trop tard pour vous. -- Oh! non! ne m'envoyez pas coucher, dit Dora d'un ton suppliant. Je vous en prie, ne faites pas �a! -- Dora!� � mon grand �tonnement, elle pleurait sur mon �paule. �Vous n'�tes donc pas bien, ma petite; vous n'�tes pas heureuse? -- Si, je suis tr�s-bien, et tr�s-heureuse, dit Dora. Mais promettez-moi que vous me laisserez rester pr�s de vous pour vous voir �crire. -- Voyez un peu la belle vue pour ces jolis yeux, et � minuit encore! r�pondis-je. -- Vrai? est-ce que vous les trouvez jolis? reprit Dora en riant; je suis si contente qu'ils soient jolis! -- Petite glorieuse!� lui dis-je. Mais non, ce n'�tait pas de la vanit�, c'�tait une joie na�ve de se sentir admir�e par moi. Je le savais bien avant qu'elle me le dit: �Si vous les trouvez jolis, dites-moi que vous me permettrez toujours de vous regarder �crire! dit Dora; les trouvez-vous jolis? -- Tr�s-jolis! -- Alors laissez-moi vous regarder �crire. -- J'ai peur que cela ne les embellisse pas, Dora. -- Mais si certainement! parce que voyez-vous, monsieur le savant, cela vous emp�chera de m'oublier, pendant que vous �tes plong� dans vos m�ditations silencieuses. Est-ce que vous serez f�ch� si je vous dis quelque chose de bien niais, plus niais encore qu'� l'ordinaire? -- Voyons donc cette merveille? -- Laissez-moi vous donner vos plumes � mesure que vous en aurez besoin, me dit Dora. J'ai envie d'avoir quelque chose � faire pour vous pendant ces longues heures o� vous �tes si occup�. Voulez- vous que je les prenne pour vous les donner?� Le souvenir de sa joie charmante quand je lui dis oui me fait venir les larmes aux yeux. Lorsque je me remis � �crire le lendemain, elle �tait �tablie pr�s de moi avec un gros paquet de plumes; cela se renouvela r�guli�rement chaque fois. Le plaisir qu'elle avait � s'associer ainsi � mon travail, et son ravissement chaque fois que j'avais besoin d'une plume, ce qui m'arrivait sans cesse, me donn�rent l'id�e de lui donner une satisfaction plus grande encore. Je faisais semblant, de temps � autre, d'avoir besoin d'elle pour me copier une ou deux pages de mon manuscrit. Alors elle �tait dans toute sa gloire. Il fallait la voir se pr�parer pour cette grande entreprise, mettre son tablier, emprunter des chiffons � la cuisine pour essuyer sa plume, et le temps qu'elle y mettait, et le nombre de fois qu'elle en lisait des passages � Jip, comme s'il pouvait comprendre; puis enfin elle signait sa page comme si l'oeuvre f�t rest�e incompl�te sans le nom du copiste, et me l'apportait, toute joyeuse d'avoir achev� son devoir, en me jetant les bras autour du cou. Souvenir charmant pour moi, quand les autres n'y verraient que des enfantillages! Peu de temps apr�s, elle prit possession des clefs, qu'elle promenait par toute la maison dans un petit panier attach� � sa ceinture. En g�n�ral, les armoires auxquelles elles appartenaient n'�taient pas ferm�es, et les clefs finirent par ne plus servir qu'� amuser Jip, mais Dora �tait contente, et cela me suffisait. Elle �tait convaincue que cette mesure devait produire le meilleur effet, et nous �tions joyeux comme deux enfants qui font tenir m�nage � leur poup�e pour de rire. C'est ainsi que se passait notre vie; Dora t�moignait presque autant de tendresse � ma tante qu'� moi, et lui parlait souvent du temps o� elle la regardait comme �une vieille grognon.� Jamais ma tante n'avait pris autant de peine pour personne. Elle faisait la cour � Jip, qui n'y r�pondait nullement; elle �coutait tous les jours Dora jouer de la guitare, elle qui n'aimait pas la musique; elle ne parlait jamais mal de notre s�rie d'_Incapables_, et pourtant la tentation devait �tre bien grande pour elle; elle faisait � pied des courses �normes pour rapporter � Dora toutes sortes de petites choses dont elle avait envie, et chaque fois qu'elle nous arrivait par le jardin et que Dora n'�tait pas en bas, on l'entendait dire, au bas de l'escalier, d'une voix qui retentissait joyeusement par toute la maison: �Mais o� est donc Petite-Fleur?� CHAPITRE XV. M. Dick justifie la pr�diction de ma tante. Il y avait d�j� quelque temps que j'avais quitt� le docteur. Nous vivions dans son voisinage, je le voyais souvent, et deux ou trois fois nous avions �t� d�ner ou prendre le th� chez lui. Le Vieux- Troupier �tait �tabli � demeure chez lui. Elle �tait toujours la m�me, avec les m�mes papillons immortels voltigeant toujours au- dessus de son bonnet. Semblable � bien d'autres m�res que j'ai connues durant ma vie, mistress Markleham tenait beaucoup plus � s'amuser que sa fille. Elle avait besoin de se divertir, et comme un rus� vieux troupier qu'elle �tait, elle voulait faire croire, en consultant ses propres inspirations, qu'elle s'immolait � son enfant. Cette excellente m�re �tait donc toute dispos�e � favoriser le d�sir du docteur, qui voulait qu'Annie s'amus�t, et elle exprimait tout haut son approbation de la sagacit� de son gendre. Je se doute pas qu'elle ne fit saigner la plaie du coeur du docteur sans le savoir, sans y mettre autre chose qu'un certain degr� d'�go�sme et de frivolit� qu'on rencontre parfois chez des personnes d'un �ge m�r; elle le confirmait, je crois, dans la pens�e qu'il en imposait � la jeunesse de sa femme, et qu'il n'y avait point entre eux de sympathie naturelle, � force de le f�liciter de chercher � adoucir � Annie le fardeau de la vie. �Mon cher ami, lui disait-elle un jour en ma pr�sence, vous savez bien, sans doute, que c'est un peu triste pour Annie d'�tre toujours enferm�e ici.� Le docteur fit un bienveillant signe de t�te. �Quand elle aura l'�ge de sa m�re, dit mistress Markleham en agitant son �ventail, ce sera une autre affaire. Vous pourriez me mettre dans un cachot, pourvu que j'eusse bonne compagnie et que je pusse faire mon rubber, jamais je ne demanderais � sortir. Mais je ne suis pas Annie, vous savez, et Annie n'est pas sa m�re. -- Certainement, certainement, dit le docteur. -- Vous �tes le meilleur homme du monde. Non, je vous demande bien pardon, continua-t-elle en voyant le docteur faire un geste n�gatif, il faut que je le dise devant vous, comme je le dis toujours derri�re votre dos, vous �tes le meilleur homme du monde; mais naturellement, vous ne pouvez pas, n'est-il pas vrai, avoir les m�mes go�ts et les m�mes soins qu'Annie? -- Non! dit le docteur d'une voix attrist�e. -- Non, c'est tout naturel, reprit le Vieux-Troupier. Voyez, par exemple, votre Dictionnaire! Quelle chose utile qu'un dictionnaire! quelle chose indispensable! le sens des mots! Sans le docteur Johnson, ou des gens comme �a, qui sait si, � l'heure qu'il est, nous ne donnerions pas � un fer � repasser le nom d'un manche � balai. Mais nous ne pouvons demander � Annie de s'int�resser � un dictionnaire, quand il n'est pas m�me fini, n'est-il pas vrai?� Le docteur secoua la t�te. �Et voil� pourquoi j'approuve tant vos attentions d�licates, dit mistress Markleham, en lui donnant sur l'�paule un petit coup d'�ventail. Cela prouve que vous n'�tes pas comme tant de vieillards qui voudraient trouver de vieilles t�tes sur de jeunes �paules. Vous avez �tudi� le caract�re d'Annie et vous le comprenez. C'est ce que je trouve en vous de charmant.� Le docteur Strong semblait, en d�pit de son calme et de sa patience habituelle, ne supposer qu'avec peine tous ces compliments. �Aussi, mon cher docteur, continua le Vieux-Troupier en lui donnant plusieurs petites tapes d'amiti�, vous pouvez disposer de moi en tout temps. Sachez que je suis enti�rement � votre service. Je suis pr�te � aller avec Annie au spectacle, aux concerts, � l'exposition, partout enfin; et vous verrez que je ne me plaindrai seulement pas de la fatigue, le devoir, mon cher docteur, le devoir avant tout!� Elle tenait parole. Elle �tait de ces gens qui peuvent supporter une quantit� de plaisirs, sans que jamais leur pers�v�rance soit � bout. Jamais elle ne lisait le journal (et elle le lisait tous les jours pendant deux heures dans un bon fauteuil, � travers son lorgnon), sans y d�couvrir quelque chose � voir qui amuserait certainement Annie. En vain Annie protestait qu'elle �tait lasse de tout cela, sa m�re lui r�pondait invariablement: �Ma ch�re Annie, je vous croyais plus raisonnable, et je dois vous dire, mon amour, que c'est bien mal reconna�tre la bont� du docteur Strong.� Ce reproche lui �tait g�n�ralement adress� en pr�sence du docteur, et il me semblait que c'�tait l� principalement ce qui d�cidait Annie � c�der. Elle se r�signait presque toujours � aller partout o� l'emmenait le Vieux-Troupier. Il arrivait bien rarement que M. Maldon les accompagn�t. Quelquefois elles engageaient ma tante et Dora � se joindre � elles; d'autres fois c'�tait Dora toute seule. Jadis j'aurais h�sit� � la laisser aller, mais, en r�fl�chissant � ce qui s'�tait pass� le soir dans le cabinet du docteur, je n'avais plus la m�me d�fiance. Je croyais que le docteur avait raison, et je n'avais pas plus de soup�ons que lui. Quelquefois ma tante se grattait le nez, quand nous �tions seuls, en me disant qu'elle n'y comprenait rien, qu'elle voudrait les voir plus heureux, et qu'elle ne croyait pas du tout que notre militaire amie (c'est ainsi qu'elle appelait toujours le Vieux- Troupier) contribu�t � raccommoder les choses. Elle me disait encore que le premier acte du retour au bon sens de notre militaire amie, ce devrait �tre d'arracher tous ses papillons et d'en faire cadeau � quelque ramoneur pour se d�guiser un jour de mascarade. Mais c'�tait surtout sur M. Dick qu'elle comptait. �videmment, cet homme avait une id�e, disait-elle, et s'il pouvait seulement la serrer de pr�s quelque jour, dans un coin de son cerveau, ce qui �tait pour lui la grande difficult�, il se distinguerait de quelque fa�on extraordinaire. Ignorant qu'il �tait de cette pr�diction, M. Dick restait toujours dans la m�me position vis-�-vis du docteur et de mistress Strong. Il semblait n'avancer ni reculer d'une semelle, immobile sur sa base comme un �difice solide, et j'avoue qu'en effet j'aurais �t� aussi �tonn� de lui voir faire un pas que de voir marcher une maison. Mais un soir, quelques mois apr�s notre mariage, M. Dick entr'ouvrit la porte de notre salon; j'�tais seul � travailler (Dora et ma tante �tant all�es prendre le th� chez les deux petits serins), et il me dit avec une toux significative: �Cela vous d�rangerait, j'en ai peur, de causer un moment avec moi, Trotwood? -- Mais non, certainement, monsieur Dick; donnez-vous la peine d'entrer. -- Trotwood, me dit-il en appuyant son doigt sur son nez, apr�s m'avoir donn� une poign�e de main, avant de m'asseoir je voudrais vous faire une observation. Vous connaissez votre tante? -- Un peu, r�pondis-je. -- C'est la femme du monde la plus remarquable, monsieur!� Et apr�s m'avoir fait cette communication qu'il lan�a comme un boulet de canon, M. Dick s'assit d'un air plus grave que de coutume et me regarda. �Maintenant, mon enfant, ajouta-t-il, je vais vous faire une question. -- Vous pouvez m'en faire autant qu'il vous plaira. -- Que pensez-vous de moi, monsieur? me demanda-t-il en se croisant les bras. -- Que vous �tes mon bon et vieil ami. -- Merci, Trotwood, r�pondit M. Dick en riant et en me serrant la main avec une gaiet� expansive. Mais ce n'est pas l� ce que je veux dire, mon enfant, continua-t-il d'un ton plus grave: que pensez-vous de moi sous ce point de vue?� Et il se touchait le front. Je ne savais comment r�pondre, mais il vint � mon aide. �Que j'ai l'esprit faible, n'est-ce pas? -- Mais... lui dis-je d'un ton ind�cis, peut-�tre un peu. -- Pr�cis�ment! cria M. Dick, qui semblait enchant� de ma r�ponse. C'est que, voyez-vous, monsieur Trotwood, quand ils ont retir� un peu du d�sordre qui �tait dans la t�te de... vous savez bien qui... pour le mettre vous savez bien o�, il y a eu...� Ici M. Dick fit faire � ses mains le moulinet plusieurs fois en les tournant autour l'une de l'autre, puis il les frappa l'une contre l'autre et recommen�a l'exercice du moulinet, pour exprimer une grande confusion. �Voil� ce qu'on m'a fait! Voil�!� Je lui fis un signe d'approbation qu'il me rendit. �En un mot, mon enfant, dit M. Dick, baissant tout d'un coup la voix, je suis un peu simple.� J'allais nier le fait, mais il m'arr�ta. �Si, si! Elle pr�tend que non. Elle ne veut pas en entendre parler, mais cela est. Je le sais. Si je ne l'avais pas eue pour amie, monsieur, il y a bien des ann�es qu'on m'aurait enferm� et que je m�nerais la plus triste vie. Mais je le lui rendrai bien, n'ayez pas peur! Jamais je ne d�pense ce que je gagne � faire des copies. Je le mets dans une tirelire. J'ai fait mon testament; je lui laisse tout! Elle sera riche, elle aura une noble existence.� M. Dick tira son mouchoir et s'essuya les yeux. Mais il le replia soigneusement, le lissa entre ses deux mains, le mit dans sa poche, et parut du m�me coup faire dispara�tre ma tante. �Vous �tes instruit, Trotwood, dit M. Dick. Vous �tes tr�s- instruit. Vous savez combien le docteur est savant; vous savez l'honneur qu'il m'a toujours fait. La science ne l'a pas rendu fier. Il est humble, humble, plein de condescendance m�me pour le pauvre Dick, qui a l'esprit born� et qui ne sait rien. J'ai fait monter son nom sur un petit bout de papier le long de la corde du cerf-volant, il est arriv� jusqu'au ciel, parmi les alouettes. Le cerf-volant a �t� charm� de le recevoir, monsieur, et le ciel en est devenu plus brillant.� Je l'enchantai en lui disant avec effusion que le docteur m�ritait tout notre respect et toute notre estime. �Et sa belle femme est une �toile, dit M. Dick, une brillante �toile; je l'ai vue dans tout son �clat, monsieur. Mais (il rapprocha sa chaise et posa sa main sur mon genou) il y a des nuages, monsieur, il y a des nuages.� Je r�pondis � la sollicitude qu'exprimait sa physionomie en donnant � la mienne la m�me expression et en secouant la t�te. �Quels nuages?� dit monsieur Dick. Il me regardait d'un air si inquiet et il paraissait si d�sireux de savoir ce que c'�tait que ces nuages, que je pris la peine de lui r�pondre lentement et distinctement, comme si j'avais voulu expliquer quelque chose � un enfant: �Il y a entre eux quelque malheureux sujet de division, r�pondis- je, quelque triste cause de d�sunion. C'est un secret. Peut-�tre est-ce une suite in�vitable de la diff�rence d'�ge qui existe entre eux. Peut-�tre cela tient � la chose du monde la plus insignifiante.� M. Dick accompagnait chacune de mes phrases d'un signe d'attention; il s'arr�ta quand j'eus fini, et resta � r�fl�chir, les yeux fix�s sur moi et la main sur mon genou. �Le docteur n'est pas f�ch� contre elle, Trotwood? dit-il au bout d'un moment. -- Non. Il l'aime tendrement. -- Alors, je sais ce que c'est, mon enfant, dit M. Dick.� Dans un acc�s de joie soudaine, il me tapa sur le genou et se renversa dans sa chaise, les sourcils relev�s tout en haut de son front; je le crus tout � fait fou. Mais il reprit bient�t sa gravit�, et, se penchant en avant, il me dit, apr�s avoir tir� son mouchoir d'un air respectueux, comme s'il lui repr�sentait r�ellement ma tante: �C'est la femme du monde la plus extraordinaire, Trotwood. Pourquoi n'a-t-elle rien fait pour remettre l'ordre dans cette maison? -- C'est un sujet trop d�licat et trop difficile pour qu'elle puisse s'en m�ler, r�pondis-je. -- Et vous qui �tes si instruit, dit M. Dick en me touchant du bout du doigt, pourquoi n'avez-vous rien fait? -- Par la m�me raison, r�pondis-je encore. -- Alors j'y suis, mon enfant� repartit M. Dick. Et il se redressa devant moi d'un air encore plus triomphant, en hochant la t�te et en se frappant la poitrine � coups redoubl�s; on aurait dit qu'il avait jur� de s'arracher l'�me du corps. �Un pauvre homme l�g�rement timbr�, dit M. Dick, un idiot, un esprit faible, c'est de moi que je parle, vous savez, peut faire ce que ne peuvent tenter les gens les plus distingu�s du monde. Je les raccommoderai, mon enfant: j'essayerai, moi; ils ne m'en voudront pas. Ils ne me trouveront pas indiscret. Ils se moquent bien de ce que je puis dire, moi; quand j'aurais tort, je ne suis que Dick. Qui est-ce qui fait attention � Dick? Dick, ce n'est personne. Peuh!� Et il souffla, par m�pris de son ch�tif individu, comme s'il jetait une paille au vent. Heureusement il avan�ait dans ses explications, car nous entendions la voiture s'arr�ter � la porte du jardin. Dora et ma tante allaient rentrer. �Pas un mot, mon enfant! continua-t-il � voix basse; laissez retomber tout cela sur Dick, sur ce ben�t de Dick... ce fou de Dick! Voil� d�j� quelque temps, monsieur, que j'y pensais; j'y suis maintenant. Apr�s ce que vous m'avez dit, je le tiens, j'en suis s�r. Tout va bien!� M. Dick ne pronon�a plus un mot sur ce sujet; mais pendant une demi-heure il me fit des signes t�l�graphiques, dont ma tante ne savait que penser, pour m'enjoindre de garder le plus profond secret. � ma grande surprise, je n'entendis plus parler de rien pendant trois semaines, et pourtant je prenais un v�ritable int�r�t au r�sultat de ses efforts; j'entrevoyais une lueur �trange de bon sens dans la conclusion � laquelle il �tait arriv�: quant � son bon coeur, je n'en avais jamais dout�. Mais je finis par croire que, mobile et changeant comme il �tait, il avait oubli� ou laiss� l� son projet. Un soir que Dora n'avait pas envie de sortir, nous nous dirige�mes, ma tante et moi, jusqu'� la petite maison du docteur. C'�tait en automne, il n'y avait pas de d�bats du Parlement pour me g�ter la fra�che brise du soir, et l'odeur des feuilles s�ches me rappelait celles que je foulais jadis aux pieds dans notre petit jardin de Blunderstone; le vent, en g�missant, semblait m'apporter encore une vague tristesse, comme autrefois. Il commen�ait � faire nuit quand nous arriv�mes chez le docteur. Mistress Strong sortait du jardin, o� M. Dick errait encore, tout en aidant le jardinier � planter quelques piquets. Le docteur avait une visite dans son cabinet, mais mistress Strong nous dit qu'il serait bient�t libre, et nous pria de l'attendre. Nous la suiv�mes dans le salon, et nous nous ass�mes dans l'obscurit�, pr�s de la fen�tre. Nous ne faisions point de c�r�monie entre nous; nous vivions librement ensemble, comme de vieux amis et de bons voisins. Nous n'�tions l� que depuis un moment, quand mistress Markleham, qui �tait toujours � faire des embarras � propos de tout, entra brusquement, son journal � la main, en disant d'une voix entrecoup�e: �Bon Dieu, Annie, que ne me disiez-vous qu'il y avait quelqu'un dans le cabinet? -- Mais, ma ch�re maman, reprit-elle tranquillement, je ne pouvais pas deviner que vous eussiez envie de le savoir. -- Envie de le savoir! dit mistress Markleham en se laissant tomber sur le canap�. Jamais je n'ai �t� aussi �mue. -- Vous �tes donc entr�e dans le cabinet, maman? demanda Annie. -- Si je suis entr�e dans le cabinet! ma ch�re, reprit-elle avec une nouvelle �nergie. Oui, certainement! Et je suis tomb�e sur cet excellent homme: jugez de mon �motion, mademoiselle Trotwood, et vous aussi, monsieur David, juste au moment o� il faisait son testament.� Sa fille tourna vivement la t�te. �Juste au moment, ma ch�re Annie, o� il faisait son testament, l'acte de ses volont�s derni�res, r�p�ta mistress Markleham, en �tendant le journal sur ses genoux comme une nappe. Quelle pr�voyance et quelle affection! Il faut que je vous raconte comment �a se passait! Vraiment oui, il le faut, quand ce ne serait que pour rendre justice � ce mignon, car c'est un vrai mignon que le docteur! Peut-�tre savez-vous, miss Trotwood, que dans cette maison on a l'habitude de n'allumer les bougies que lorsqu'on s'est litt�ralement crev� les yeux � lire son journal; et aussi que ce n'est que dans le cabinet qu'on trouve un si�ge o� l'on puisse lire, ce que j'appelle � son aise. C'est donc pour cela que je me rendais dans le cabinet, o� j'avais aper�u de la lumi�re. J'ouvre la porte. Aupr�s de ce cher docteur je vois deux messieurs, v�tus de noir, �videmment des jurisconsultes; tous trois debout devant la table; le cher docteur avait la plume � la main, �C'est simplement pour exprimer, dit le docteur... Annie, mon amour, �coutez bien... C'est simplement pour exprimer toute la confiance que j'ai en mistress Strong que je lui laisse toute ma fortune, sans condition.� Un des messieurs r�p�te: �Toute votre fortune, sans condition�. Sur quoi, �mue comme vous pensez que peut l'�tre une m�re en pareille circonstance, je m'�crie: �Grands dieux! je vous demande bien pardon!� je tr�buche sur le seuil de la porte et j'accours par le petit corridor sur lequel donne l'office.� Mistress Strong ouvrit la fen�tre et sortit sur le balcon, o� elle se tint appuy�e contre la balustrade. �Mais n'est-ce pas un spectacle qui fait du bien, miss Trotwood, et vous, monsieur David, dit mistress Markleham, de voir un homme de l'�ge du docteur Strong avoir la force d'�me n�cessaire pour faire pareille chose? Cela prouve combien j'avais raison. Lorsque le docteur Strong me fit une visite des plus flatteuses et me demanda la main d'Annie, je dis � ma fille: �Je ne doute pas, mon enfant, que le docteur Strong ne vous assure dans l'avenir bien plus encore qu'il ne promet de faire aujourd'hui.� Ici on entendit sonner, et les visiteurs sortirent du cabinet du docteur. �Voil� qui est fini probablement, dit le Vieux-Troupier apr�s avoir pr�t� l'oreille; le cher homme a sign�, cachet�, remis le testament, et il a l'esprit en repos; il en a bien le droit. Quel homme! Annie, mon amour, je vais lire mon journal dans le cabinet, car je ne sais pas me passer des nouvelles du jour. Miss Trotwood, et vous, monsieur David, venez voir le docteur, je vous prie.� J'aper�us M. Dick debout dans l'ombre, fermant son canif lorsque nous suiv�mes mistress Markleham dans le cabinet et ma tante qui se grattait violemment le nez, comme pour faire un peu diversion � sa fureur contre notre militaire amie; mais ce que je ne saurais dire, je l'ai oubli� sans doute, c'est qui est-ce qui entra le premier dans le cabinet, ou comment mistress Markleham se trouva en un moment install�e dans son fauteuil. Je ne saurais dire non plus comment il se fit que nous nous trouv�mes, ma tante et moi, pr�s de la porte; peut-�tre ses yeux furent-ils plus prompts que les miens et me retint-elle expr�s, je n'en sais rien. Mais ce que je sais bien c'est que nous v�mes le docteur avant qu'il nous eut aper�us; il �tait au milieu des gros livres qu'il aimait tant, la t�te tranquillement appuy�e sur sa main. Au m�me instant, nous v�mes entrer mistress Strong, p�le et tremblante. M. Dick la soutenait. Il posa la main sur le bras du docteur qui releva la t�te d'un air distrait. Alors Annie tomba � genoux � ses pieds, et les mains jointes, d'un air suppliant, elle fixa sur lui un regard que je n'ai jamais oubli�. � ce spectacle, mistress Markleham laissa tomber son journal, avec une expression d'�tonnement tel qu'on aurait pu prendre sa figure pour la mettre � la proue, en t�te de quelque navire nomm� _la Surprise_. Mais quant � la douceur que montra le docteur dans son �tonnement, quant � la dignit� de sa femme dans son attitude suppliante, � l'�motion touchante de M. Dick, au s�rieux dont ma tante se r�p�tait � elle-m�me: �Cet homme-l�, fou!� car elle triomphait en ce moment de la position mis�rable dont elle l'avait tir�, je vois, j'entends tout cela bien plus que je ne me le rappelle au moment m�me o� je le raconte. �Docteur! dit M. Dick, qu'est-ce que c'est donc que �a? Regardez � vos pieds!� -- Annie! cria le docteur, relevez-vous, ma femme ch�rie. -- Non! dit-elle. Je vous supplie tous de ne pas quitter la chambre. � mon mari, mon p�re, rompons enfin ce long silence. Sachons enfin l'un et l'autre ce qu'il peut y avoir entre nous!� Mistress Markleham avait retrouv� la parole, et, pleine d'orgueil pour sa famille et d'indignation maternelle, elle s'�criait: �Annie, levez-vous � l'instant, et ne faites pas honte � tous vos amis en vous humiliant ainsi, si vous ne voulez pas que je devienne folle � l'instant. -- Maman, r�pondit Annie, veuillez ne pas m'interrompez, c'est � mon mari que je m'adresse; je ne vois que lui ici: il est tout pour moi. -- C'est-�-dire, s'�cria mistress Markleham, que je ne suis rien! Il faut que cette enfant ait perdu la t�te! Soyez assez bons pour me procurer un verre d'eau!� J'�tais trop occup� du docteur et de sa femme pour ob�ir � cette pri�re, et comme personne n'y fit la moindre attention, mistress Markleham fut forc�e de continuer � soupirer, � s'�venter et � ouvrir de grands yeux. �Annie! dit le docteur en la prenant doucement dans ses bras, ma bien-aim�e! S'il est survenu dans notre vie un changement in�vitable, vous n'en �tes pas coupable. C'est ma faute, � moi seul. Mon affection, mon admiration, mon respect pour vous n'ont pas chang�. Je d�sire vous rendre heureuse. Je vous aime et je vous estime. Levez-vous, Annie, je vous en prie!� Mais elle ne se releva pas. Elle le regarda un moment, puis, se serrant encore plus contre lui, elle posa son bras sur les genoux de son mari, et y appuyant sa t�te, elle dit: �Si j'ai ici un ami qui puisse dire un mot � ce sujet, pour mon mari ou pour moi; si j'ai ici un ami qui puisse faire entendre un soup�on que mon coeur m'a parfois murmur�; si j'ai ici un ami qui respecte mon mari ou qui m'aime; si cet ami sait quelque chose qui puisse nous venir en aide, je le conjure de parler.� Il y eut un profond silence. Apr�s quelques instants d'une p�nible h�sitation, je me d�cidai enfin: �Mistress Strong, dis-je, je sais quelque chose que le docteur Strong m'avait ordonn� de taire; j'ai gard� le silence jusqu'� ce jour. Mais je crois que le moment est venu o� ce serait une fausse d�licatesse que de continuer � le cacher; votre appel me rel�ve de ma promesse.� Elle tourna les yeux vers moi, et je vis que j'avais raison. Je n'aurais pu r�sister � ce regard suppliant, lors m�me que ma confiance n'aurait pas �t� si in�branlable. �Notre paix � venir, dit-elle, est peut-�tre entre vos mains. J'ai la certitude que vous ne tairez rien; je sais d'avance que ni vous, ni personne au monde ne pourrez jamais rien dire qui nuise au noble coeur de mon mari. Quoi que vous ayez � dire qui me touche, parlez hardiment. Je parlerai tout � l'heure � mon tour devant lui, comme plus tard devant Dieu?� Je ne demandai pas au docteur son autorisation, et je me mis � raconter ce qui s'�tait pass� un soir dans cette m�me chambre, en me permettant seulement d'adoucir un peu les grossi�res expressions d'Uriah Heep. Impossible de peindre les yeux effar�s de mistress Markleham durant tout mon r�cit, ni les interjections aigu�s qu'elle faisait entendre. Quand j'eus fini, Annie resta encore un moment silencieuse, la t�te baiss�e comme je l'ai d�peinte, puis elle prit la main du docteur, qui n'avait pas chang� d'attitude depuis que nous �tions entr�s dans la chambre, la pressa contre son coeur et la baisa. M. Dick la releva doucement, et elle resta immobile appuy�e sur lui, les yeux fix�s sur son mari. �Je vais mettre � nu devant vous, dit-elle d'une voix modeste, soumise et tendre, tout ce qui a rempli mon coeur depuis mon mariage. Je ne saurais vivre en paix, maintenant que je sais tout, s'il restait la moindre obscurit� sur ce point. -- Non, Annie, dit le docteur doucement, je n'ai jamais dout� de vous, mon enfant. Ce n'est pas n�cessaire, ma ch�rie, ce n'est vraiment pas n�cessaire. -- Il est n�cessaire, r�pondit-elle, que j'ouvre mon coeur devant vous qui �tes la v�rit� et la g�n�rosit� m�mes, devant vous que j'ai aim� et respect� toujours davantage depuis que je vous ai connu, Dieu m'en est t�moin! -- R�ellement, dit mistress Markleham, si j'ai le moindre bon sens... -- (Mais vous n'en avez pas l'ombre, vieille folle! murmura ma tante avec indignation.) -- ... Il doit m'�tre permis de dire qu'il est inutile d'entrer dans tous ces d�tails. -- Mon mari peut seul en �tre juge, dit Annie, sans cesser un instant de regarder le docteur, et il veut bien m'entendre. Maman, si je dis quelque chose qui vous fasse de la peine, pardonnez-le- moi. J'ai bien souffert moi-m�me, souvent et longtemps. -- Sur ma parole! marmotta mistress Markleham. -- Quand j'�tais tr�s-jeune, dit Annie, une petite, petite fille, mes premi�res notions sur toute chose m'ont �t� donn�es par un ami et un ma�tre bien patient. L'ami de mon p�re qui �tait mort, m'a toujours �t� cher. Je ne me souviens pas d'avoir rien appris que son souvenir n'y soit m�l�. C'est lui qui a mis dans mon �me ses premiers tr�sors, il les avait grav�s de son sceau; enseign�s par d'autres, j'en aurais re�u, je crois, une moins salutaire influence. -- Elle compte sa m�re absolument pour rien! s'�cria mistress Markleham. -- Non, maman, dit Annie; mais lui, je le mets � sa place. Il le faut. � mesure que je grandissais, il restait toujours le m�me pour moi. J'�tais fi�re de son int�r�t, je lui �tais profond�ment, sinc�rement attach�e. Je le regardais comme un p�re, comme un guide dont les �loges m'�taient plus pr�cieux que tout autre �loge au monde, comme quelqu'un auquel je me serais fi�e, lors m�me que j'aurais dout� du monde entier. Vous savez, maman, combien j'�tais jeune et inexp�riment�e, quand tout d'un coup vous me l'avez pr�sent� comme mon mari. -- J'ai d�j� dit �a plus de cinquante fois � tous ceux qui sont ici, dit mistress Markleham. -- (Alors, pour l'amour de Dieu, taisez-vous, et qu'il n'en soit plus question, murmura ma tante.) -- C'�tait pour moi un si grand changement, une si grande perte, � ce qu'il me semblait, dit Annie toujours du m�me ton, que d'abord je fus agit�e et malheureuse. Je n'�tais encore qu'une petite fille, et je crois que je fus un peu attrist�e de songer au changement subit qu'allait faire mon mariage dans la nature des sentiments que je lui avais port�s jusqu'alors. Mais puisque rien ne pouvait plus d�sormais le laisser tel � mes yeux que je l'avais toujours connu, quand je n'�tais que son �coli�re, je me sentis fi�re de ce qu'il me jugeait digne de lui: je l'�pousai. -- Dans l'�glise Saint-Alphage, � Canterbury, fit remarquer mistress Markleham. -- (Que le diable emporte cette femme! dit ma tante; elle ne veut donc pas rester tranquille?) -- Je ne songeai pas un moment, continua Annie en rougissant, aux biens de ce monde que mon mari poss�dait. Mon jeune coeur ne s'occupait pas d'un pareil souci. Maman, pardonnez-moi si je dis que c'est vous qui me f�tes la premi�re entrevoir la pens�e qu'il y avait des gens dans le monde qui pourraient �tre assez injustes envers lui et envers moi pour se permettre ce cruel soup�on. -- Moi? cria mistress Markleham. -- (Ah! certainement, que c'est vous, remarqua ma tante; et cette fois, vous aurez beau jouer de l'�ventail, vous ne pouvez pas le nier, ma militaire amie!) -- Ce fut le premier malheur de ma nouvelle vie, dit Annie. Ce fut la premi�re source de tous mes chagrins. Ils ont �t� si nombreux depuis quelque temps, que je ne saurais les compter, mais non pas, � mon g�n�reux ami, non pas pour la raison que vous supposez; car il n'y a pas dans mon coeur une pens�e, un souvenir, une esp�rance qui ne se rattachent � vous!� Elle leva les yeux au ciel, et, les mains jointes, elle ressemblait, dans sa noble beaut�, � un esprit bienheureux. Le docteur, � partir de ce moment, la contempla fixement en silence, et les yeux d'Annie soutinrent fixement ses regards. �Je ne reproche pas � maman de vous avoir jamais rien demand� pour elle-m�me. Ses intentions ont toujours �t� irr�prochables, je le sais, mais je ne puis dire tout ce que j'ai souffert lorsque j'ai vu les appels indirects qu'on vous faisait en mon nom, le trafic qu'on a fait de mon nom pr�s de vous, lorsque j'ai �t� t�moin de votre g�n�rosit�, et du chagrin qu'en ressentait M. Wickfield, qui avait tant de sollicitude pour vos l�gitimes int�r�ts. Comment vous dire ce que j'�prouvai la premi�re fois que je me suis vue expos�e � l'odieux soup�on de vous avoir vendu mon amour, � vous, l'homme du monde que j'estimais le plus! Tout cela m'a accabl�e sous le poids d'une honte imm�rit�e dont je vous infligeais votre part. Oh! non, personne ne peut savoir tout ce que j'ai souffert: maman pas plus qu'une autre. Songez � ce que c'est que d'avoir toujours sur le coeur cette crainte et cette angoisse, et de savoir pourtant, dans mon �me et conscience, que le jour de mon mariage n'avait fait que couronner l'amour et l'honneur de ma vie. -- Et voil� ce qu'on gagne, cria mistress Markleham en pleurs, � se d�vouer pour ses enfants! Je voudrais �tre turque! -- (Ah! pl�t � Dieu, et que vous fussiez rest�e dans votre pays natal! dit ma tante.) -- C'est � ce moment que maman s'est tant occup�e de mon cousin Maldon. J'avais eu, dit-elle � voix basse, mais sans la moindre h�sitation, de l'amiti� pour lui. Nous �tions, dans notre enfance, des petits amoureux. Si les circonstances n'en avaient pas ordonn� autrement, j'aurais peut-�tre fini par me persuader que je l'aimais r�ellement; je l'aurais peut-�tre �pous� pour mon malheur. Il n'y a pas de mariage plus mal assorti que celui o� il y a si peu de rapports d'id�es et de caract�re.� Je r�fl�chissais sur ces paroles, tout en continuant d'�couter attentivement, comme si elles avaient un int�r�t particulier, ou quelque application secr�te que je ne pouvais deviner encore: �Il n'y a pas de mariage plus mal assorti que celui o� il y a si peu de rapports d'id�es et de caract�re.� �Nous n'avons rien de commun, dit Annie; il y a longtemps que je m'en suis aper�ue. Quand m�me je n'aurais pas d'autres raisons d'aimer avec reconnaissance mon mari, moi qui en ai tant, je le remercierais de toute mon �me pour m'avoir sauv� du premier mouvement d'un coeur indisciplin� qui allait s'�garer.� Elle se tenait immobile devant le docteur, sa voix vibrait d'une �motion qui me fit tressaillir, tout en restant parfaitement calme et ferme comme auparavant. �Lorsqu'il sollicitait des marques de votre munificence, que vous lui dispensiez si g�n�reusement, � cause de moi, je souffrais de l'apparence mercenaire qu'on donnait � ma tendresse; je trouvais qu'il e�t �t�, pour lui, plus honorable de faire tout seul son chemin; je me disais que, si j'avais �t� � sa place, rien ne m'aurait co�t� pour essayer d'y r�ussir. Mais enfin je lui pardonnais encore, jusqu'au soir o� il nous dit adieu avant de partir pour l'Inde. C'est ce soir-l� que j'eus la preuve que c'�tait un ingrat et un perfide; je m'aper�us aussi que M. Wickfield m'observait avec m�fiance, et, pour la premi�re fois, j'entrevis le cruel soup�on qui �tait venu assombrir ma vie. -- Un soup�on, Agn�s! dit le docteur; non, non, non! -- Il n'existait pas dans votre coeur, mon mari, je le sais! r�pondit-elle. Et quand je vins, ce soir-l�, vous trouver, pour verser � vos pieds cette coupe de tristesse et de honte, pour vous dire qu'il s'�tait trouv� sous votre toit, un homme de mon sang, que vous aviez combl� pour l'amour de moi, et que cet homme avait os� me dire des choses qu'il n'aurait jamais d� me faire entendre, lors m�me que j'aurais �t� ce qu'il croyait, une faible et mercenaire cr�ature, mon coeur s'est soulev� � la pens�e de souiller vos oreilles d'une telle infamie; mes l�vres se sont refus�es � vous la faire entendre alors, comme depuis.� Mistress Markleham se renversa dans son fauteuil avec un sourd g�missement, et se cacha derri�re son �ventail. �Je n'ai jamais �chang� un mot avec lui, depuis ce jour, qu'en votre pr�sence, et seulement quand cela �tait n�cessaire pour �viter une explication. Des ann�es se sont pass�es depuis qu'il a su de moi quelle �tait ici sa situation. Le soin que vous mettiez � le faire avancer, la joie avec laquelle vous m'annonciez que vous aviez r�ussi, toute votre bont� � son �gard, n'�taient pour moi qu'un redoublement de douleur, mon secret n'en devenait que plus pesant.� Elle se laissa tomber doucement aux pieds du docteur, bien qu'il s'effor��t de l'en emp�cher; et les yeux pleins de larmes, elle lui dit encore: �Ne me parlez pas! laissez-moi encore vous dire quelque chose! Que j'aie eu tort ou raison, si j'avais � recommencer, je crois que je le ferais. Vous ne pouvez pas comprendre ce que c'�tait que de vous aimer, et de savoir que d'anciens souvenirs pouvaient faire croire le contraire; de savoir qu'on avait pu me supposer perfide, et d'�tre entour�e d'apparences qui confirmaient un pareil soup�on. J'�tais tr�s-jeune, et je n'avais personne pour me conseiller; entre maman et moi, il y a toujours eu un ab�me pour ce qui avait rapport � vous. Si je me suis repli�e sur moi-m�me, si j'ai cach� l'outrage que j'avais subi, c'est parce que je vous honorais de toute mon �me, parce que je souhaitais ardemment que vous pussiez m'honorer aussi. -- Annie, mon noble coeur! dit le docteur; mon enfant ch�rie! -- Un mot! encore un mot! Je me disais souvent que vous auriez pu �pouser une femme qui ne vous aurait pas caus� tant de peine et de soucis, une femme qui aurait mieux tenu sa place � votre foyer; je me disais que j'aurais mieux fait de rester votre �l�ve, presque votre enfant; je me disais que je n'�tais pas � la hauteur de votre sagesse, de votre science: c'�tait tout cela qui me faisait garder le silence; mais c'�tait parce que je vous honorais de toute mon �me, parce que j'esp�rais qu'un jour vous pourriez m'honorer aussi. -- Ce jour est venu depuis longtemps, Annie, dit le docteur; et il ne finira jamais. -- Encore un mot! J'avais r�solu de porter seule mon fardeau, de ne jamais r�v�ler � personne l'indignit� de celui pour qui vous �tiez si bon. Plus qu'un mot, � le meilleur des amis! J'ai appris aujourd'hui la cause du changement que j'avais remarqu� en vous, et dont j'ai tant souffert; tant�t, je l'attribuais � mes anciennes craintes, tant�t, j'�tais sur le point de comprendre la v�rit�; enfin, un hasard m'a r�v�l�, ce soir, toute l'�tendue de votre confiance en moi, lors m�me que vous �tiez dans l'erreur sur mon compte. Je n'esp�re pas que tout mon amour, ni tout mon respect puissent jamais me rendre digne de cette confiance inestimable; mais je puis au moins lever les yeux sur le noble visage de celui que j'ai v�n�r� comme un p�re, aim� comme un mari, respect� depuis les jours de mon enfance comme un ami; et d�clarer solennellement que, jamais dans mes pens�es les plus passag�res, je ne vous ai fait tort, que je n'ai jamais vari� dans l'amour et la fid�lit� que je vous dois!� Elle avait jet� ses bras autour du cou du docteur: la t�te du vieillard reposait sur celle de sa femme, ses cheveux gris se m�laient aux tresses brunes d'Annie. �Gardez-moi, press�e contre votre coeur, mon mari! ne me repoussez jamais loin de vous! ne songez pas, ne dites pas qu'il y a trop de distance entre nous; mes imperfections seules nous s�parent, je le sais mieux tous les jours et je vous en aine toujours davantage. Oh! recueillez-moi sur votre coeur, mon mari, car mon amour est b�ti sur le roc, et il durera �ternellement.� Il y eut un long silence. Ma tante se leva gravement, s'approcha lentement de M. Dick, et l'embrassa sur les deux joues. Cela fut fort heureux pour lui, car il allait se compromettre; je voyais le moment o�, dans l'exc�s de sa joie, en face de cette sc�ne, il allait certainement se tenir sur une jambe et sauter � cloche- pied. �Vous �tes un homme tr�s-remarquable, Dick, lui dit ma tante d'un ton d'approbation tr�s-d�cid�; et n'ayez pas l'air de me dire jamais le contraire, je le sais mieux que vous!� Puis, ma tante le saisit par sa manche, me fit un signe, et nous nous gliss�mes doucement, tous trois, hors de la chambre. �Voil� qui calmera notre militaire amie, dit ma tante; cela va me procurer une bonne nuit, quand je n'aurais pas, d'ailleurs, d'autres sujets de satisfaction. -- Elle �tait boulevers�e, j'en ai peur, dit M. Dick, d'un ton de grande commis�ration. -- Comment! avez-vous jamais vu un crocodile boulevers�? demanda ma tante. -- Je ne crois pas avoir jamais vu de crocodile du tout, reprit doucement M. Dick. -- Il n'y aurait jamais eu la moindre chose sans cette vieille folle, dit ma tante d'un ton p�n�tr�. Si les m�res pouvaient seulement laisser leurs filles tranquilles, quand elles sont une fois mari�es, au lieu de faire tant de tapage de leur tendresse pr�tendue! Il semble que le seul secours qu'elles puissent rendre aux malheureuses jeunes femmes qu'elles ont mises au monde (Dieu sait si les infortun�es avaient jamais t�moign� le d�sir d'y venir!), ce soit de les en faire repartir le plus vite possible, � force de tourments! Mais � quoi pensez-vous donc, Trot?� Je pensais � tout ce que je venais d'entendre. Quelques-unes des phrases dont on s'�tait servi me revenaient sans cesse � l'esprit: �Il n'y a pas de mariage plus mal assorti, que celui o� il y a si peu de rapports d'id�es et de caract�re... Le premier mouvement d'un coeur indisciplin�!... Mon amour est b�ti sur le roc.� Mais j'arrivais chez moi; les feuilles s�ch�es craquaient sous mes pieds, et le vent d'automne sifflait. CHAPITRE XVI. Des nouvelles. J'�tais mari� depuis un an environ, si j'en crois ma m�moire, assez mal s�re pour les dates, lorsqu'un soir que je revenais seul au logis, en songeant au livre que j'�crivais (car mon succ�s avait suivi le progr�s de mon application, et je travaillais alors � mon premier roman), je passai devant la maison de mistress Steerforth. Cela m'�tait arriv� d�j� plusieurs fois durant ma r�sidence dans le voisinage, quoique en g�n�ral je pr�f�rasse de beaucoup prendre un autre chemin. Mais, comme cela m'obligeait � faire un long d�tour, je finissais par passer assez souvent par l�. Je n'avais jamais fait autre chose que de jeter sur cette maison un rapide coup d'oeil: elle avait l'air sombre et triste; les grands appartements ne donnaient pas sur la route, et les fen�tres �troites, vieilles et massives, qui n'�taient jamais bien gaies � voir, semblaient surtout lugubres lorsqu'elles �taient ferm�es, avec tous les stores baiss�s. Il y avait une all�e couverte � travers une petite cour pav�e, aboutissant � une porte d'entr�e qui ne servait jamais, avec une fen�tre cintr�e, celle de l'escalier, en harmonie avec le reste, et, quoique ce f�t la seule qui ne f�t pas ombrag�e au dedans par un store, elle ne laissait pas d'avoir l'air aussi triste et aussi abandonn� que les autres. Je ne me souviens pas d'avoir jamais vu une lumi�re dans la maison. Si j'avais pass� par l�, comme tant d'autres, avec un coeur indiff�rent, j'aurais probablement suppos� que le propri�taire de cette r�sidence y �tait mort sans laisser d'enfants. Si j'avais eu le bonheur de ne rien savoir qui m'int�ress�t � cet endroit, et que je l'eusse vu toujours le m�me dans son immobilit�, mon imagination aurait probablement b�ti � ce sujet les plus ing�nieuses suppositions. Malgr� tout, je cherchais � y penser le moins possible. Mais mon esprit ne pouvait passer devant comme mon corps sans s'y arr�ter, et je ne pouvais me soustraire aux pens�es qui venaient m'assaillir en foule. Ce soir l�, en particulier, tout en poursuivant mon chemin, j'�voquais sans le vouloir les ombres de mes souvenirs d'enfance, des r�ves plus r�cents, des esp�rances vagues, des chagrins trop r�els et trop profonds; il y avait dans mon �me un m�lange de r�alit� et d'imagination qui, se confondant avec le plan du sujet dont je venais d'occuper mon esprit, donnait � mes id�es un tour singuli�rement romanesque. Je m�ditais donc tristement en marchant, quand une voix tout pr�s de moi me fit soudainement tressaillir. De plus, c'�tait une voix de femme, et je reconnus bient�t la petite servante de mistress Steerforth, celle qui jadis portait un bonnet � rubans bleus. Elle les avait �t�s, probablement pour mieux s'accommoder � l'apparence lamentable de la maison, et n'avait plus qu'un ou deux noeuds d�sol�s d'un brun modeste. �Voulez-vous avoir la bont�, monsieur, de venir parler � miss Dartle? -- Miss Dartle me fait-elle demander? -- Non, monsieur, pas ce soir, mais c'est tout de m�me. Miss Dartle vous a vu passer il y a un jour ou deux, et elle m'a dit de m'asseoir sur l'escalier pour travailler, et de vous prier de venir lui parler, la premi�re fois que je vous verrais passer.� Je la suivis, et je lui demandai, en chemin, comment allait mistress Steerforth; elle me r�pondit qu'elle �tait toujours souffrante, et sortait peu de sa chambre. Lorsque nous arriv�mes � la maison, on me conduisit dans le jardin, o� se trouvait miss Dartle. Je m'avan�ai seul vers elle. Elle �tait assise sur un banc, au bout d'une esp�ce de terrasse, d'o� l'on apercevait Londres. La soir�e �tait sombre, une lueur rouge�tre �clairait seule l'horizon, et la grande ville qu'on entrevoyait dans le lointain, � l'aide de cette clart� sinistre, me semblait une compagnie appropri�e au souvenir de cette femme ardente et fi�re. Elle me vit approcher, et se leva pour me recevoir. Je la trouvai plus p�le et plus maigre encore qu'� notre derni�re entrevue; ses yeux �taient plus �tincelants, sa cicatrice plus visible. Nous nous salu�mes froidement. La derni�re fois que je l'avais vue, nous nous �tions quitt�s apr�s une sc�ne assez violente, et il y avait, dans toute sa personne, un air de d�dain qu'elle ne se donnait pas la peine de dissimuler. �On me dit que vous d�sirez me parler, miss Dartle, lui dis-je, en me tenant d'abord pr�s d'elle, la main appuy�e sur le dossier du banc. -- Oui, dit-elle. Faites-moi le plaisir de me dire si on a retrouv� cette fille? -- Non. -- Et pourtant elle s'est sauv�e?� Je voyais ses l�vres minces se contracter en me parlant, comme si elle mourait d'envie d'accabler �milie de reproches. �Sauv�e? r�p�tai-je. -- Oui! elle l'a laiss�! dit-elle en riant; si on ne l'a pas retrouv�e maintenant, peut-�tre qu'on ne la retrouvera jamais. Elle est peut-�tre morte!� Jamais je n'ai vu, sur aucun autre visage, une pareille expression de cruaut� triomphante. �La mort serait peut-�tre le plus grand bonheur que p�t lui souhaiter une femme, lui dis-je; je suis bien aise de voir que le temps vous ait rendue si indulgente, miss Dartle.� Elle ne daigna pas me r�pondre, et se tourna vers moi avec un sourire m�prisant. �Les amis de cette excellente et vertueuse personne sont vos amis; vous �tes leur champion, et vous d�fendez leurs droits. Voulez- vous que je vous dise tout ce qu'on sait d'elle? -- Oui,� r�pondis-je. Elle se leva avec un sourire m�chant, et s'avan�a vers une haie de houx qui �tait tout pr�s, et qui s�parait la pelouse du potager, puis elle se mit � crier: �Venez ici!� comme si elle appelait quelque animal immonde. �J'esp�re que vous ne vous permettrez aucun acte de vengeance ou de repr�sailles en ce lieu, monsieur Copperfield?� dit-elle en me regardant toujours avec la m�me expression. Je m'inclinai sans comprendre ce qu'elle voulait dire, et elle r�p�ta une seconde fois: �Venez ici!� Alors je vis appara�tre le respectable M. Littimer, qui, toujours aussi respectable, me fit un profond salut, et se pla�a derri�re elle. Miss Dartle s'�tendit sur le banc, et me regarda d'un air de triomphe et de malice, dans lequel il y avait pourtant, chose bizarre, quelque gr�ce f�minine, quelque attrait singulier; elle avait l'air de ces cruelles princesses qu'on ne trouve que dans les contes de f�es. �Et maintenant, lui dit-elle d'un ton imp�rieux, sans m�me le regarder, et en passant sa main sur sa cicatrice, peut-�tre, en cet instant, avec plus de plaisir que de peine; dites � M. Copperfield tout ce que vous savez sur la fuite. -- M. James et moi, madame... -- Ne vous adressez pas � moi, dit-elle en fron�ant le sourcil. -- M. James et moi, monsieur... -- Ni � moi, je vous prie, dis-je.� M. Littimer, sans para�tre le moins du monde d�concert� s'inclina l�g�rement, comme pour faire entendre que tout ce qui nous plairait lui �tait �galement agr�able, et il reprit: �M. James et moi, nous avons voyag� avec cette jeune femme depuis le jour o� elle a quitt� Yarmouth, sous la protection de M. James. Nous avons �t� dans une multitude d'endroits, et nous avons vu beaucoup de pays; nous avons �t� en France, en Suisse, en Italie, enfin presque partout.� Il fixait ses yeux sur le dossier du banc, comme si c'�tait � lui qu'il f�t r�duit � s'adresser, et y promenait doucement ses doigts, comme s'il jouait sur un piano muet. �M. James s'�tait beaucoup attach� � cette jeune personne, et pendant longtemps il a men� une vie plus r�guli�re que depuis que j'�tais � son service. La jeune femme avait fait de grands progr�s, elle parlait les langues des pays o� nous nous �tions �tablis. Ce n'�tait plus du tout la petite paysanne d'autrefois. J'ai remarqu� qu'on l'admirait beaucoup partout o� nous allions.� Miss Dartle porta la main � son c�t�. Je le vis jeter un regard sur elle, et sourire � demi. �On l'admirait vraiment beaucoup; peut-�tre son costume, peut-�tre l'effet du soleil et du grand air sur son teint, peut-�tre les soins dont elle �tait l'objet; que ce f�t ceci ou cela, le fait est que sa personne avait un charme qui attirait l'attention g�n�rale.� Il s'arr�ta un moment. Les yeux de miss Dartle erraient, sans repos, d'un point de l'horizon � l'autre; elle se mordait convulsivement les l�vres. M. Littimer joignit les mains, se pla�a en �quilibre sur une seule jambe, et les yeux baiss�s, il avan�a sa respectable t�te puis il continua: �La jeune femme v�cut ainsi pendant quelque temps, avec un peu d'abattement par intervalles, jusqu'� ce qu'enfin, elle commen�a � fatiguer M. James de ses g�missements et de ses sc�nes r�p�t�es. Cela n'allait plus si bien; M. James commen�ait � se d�ranger comme autrefois. Plus il se d�rangeait, plus elle devenait triste, et je peux bien dire que je n'�tais pas � mon aise entre eux deux. Cependant ils se raccommod�rent bien des fois, et cela, v�ritablement, a dur� plus longtemps qu'on n'aurait pu s'y attendre.� Miss Dartle ramena sur moi ses regards avec la m�me expression victorieuse. M. Littimer toussa une ou deux fois pour s'�claircir la voix, changea de jambe, et reprit: �� la fin, apr�s beaucoup de reproches et de larmes de la jeune femme, M. James partit un matin (nous occupions une villa dans le voisinage de Naples, parce qu'elle aimait beaucoup la mer), et sous pr�texte de faire une longue absence, il me chargea de lui annoncer que, dans l'int�r�t de tout le monde, il �tait... Ici M. Littimer toussa de nouveau, ... il �tait parti. Mais M. James, je dois le dire, s'�tait conduit de la fa�on la plus honorable; car il proposait � la jeune femme de lui faire �pouser un homme tr�s-respectable, qui �tait tout pr�t � passer l'�ponge sur le pass�, et qui valait bien tous ceux auxquels elle aurait pu pr�tendre par une voie r�guli�re, car elle �tait d'une famille tr�s-vulgaire.� Il changea de nouveau de jambe, et passa sa langue sur ses l�vres. J'�tais convaincu que c'�tait de lui que ce sc�l�rat voulait parler, et je voyais que miss Dartle partageait mon opinion. �J'�tais �galement charg� de cette communication; je ne demandais pas mieux que de faire tout au monde pour tirer M. James d'embarras, et pour r�tablir la bonne entente entre lui et une excellente m�re, qu'il a fait tant souffrir; voil� pourquoi je me suis charg� de cette commission. La violence de la jeune femme, lorsqu'elle apprit son d�part, d�passa tout ce qu'on pouvait attendre; elle �tait folle, et si on n'avait pas employ� la force, elle se serait poignard�e ou jet�e dans la mer, ou bien elle se serait cass� la t�te contre les murs.� Miss Dartle se renversait sur son banc, avec une expression de joie, comme si elle e�t voulu mieux savourer les termes dont se servait ce mis�rable. �Mais c'est, lorsque j'en vins au second point, dit M. Littimer avec une certaine g�ne, que la jeune femme se montra sous son v�ritable jour. On devait croire qu'elle aurait au moins senti toute la g�n�reuse bont� de l'intention; mais jamais je n'ai vu une pareille fureur. Sa conduite d�passa tout ce qu'on peut en dire. Une b�che, un caillou, auraient montr� plus de reconnaissance, plus de coeur, plus de patience, plus de raison. Si je n'avais pas �t� sur mes gardes, je suis convaincu qu'elle aurait attent� � ma vie. -- Je l'en estime davantage,� dis-je avec indignation. M. Littimer pencha la t�te comme pour dire: �Vraiment, monsieur! vous �tes si jeune!� Puis il reprit son r�cit. �En un mot, on fut oblig� pendant quelque temps de ne pas lui laisser sous la main tous les objets avec lesquels elle aurait pu se faire mal, ou faire mal aux autres, et de la tenir enferm�e. Mais, malgr� tout, elle sortit une nuit, brisa les volets d'une crois�e que j'avais moi-m�me ferm�e avec des clous, se laissa glisser le long d'une vigne, et jamais, que je sache, on n'a plus entendu reparler d'elle. -- Elle est peut-�tre morte! dit miss Dartle avec un sourire, comme si elle e�t voulu pousser du pied le cadavre de la malheureuse fille. -- Elle s'est peut-�tre noy�e, mademoiselle, reprit M. Littimer, trop heureux de pouvoir s'adresser � quelqu'un. C'est tr�s- possible. Ou bien, elle a peut-�tre re�u quelque assistance des bateliers ou de leurs femmes. Elle aimait beaucoup la mauvaise compagnie, miss Dartle, et elle allait s'asseoir pr�s de leurs bateaux, sur la plage, pour causer avec eux. Je l'ai vue faire �a des jours entiers, quand M. James �tait absent. Et un jour M. James a �t� tr�s-m�content d'apprendre qu'elle avait dit aux enfants, qu'elle aussi �tait la fille d'un batelier, et que jadis, dans son pays, elle courait comme eux sur la plage.� Oh, �milie! pauvre fille! Quel tableau se pr�senta � mon imagination! Je la voyais assise sur le lointain rivage, au milieu d'enfants qui lui rappelaient les jours de son innocence, �coutant ces petites voix qui lui parlaient d'amour maternel, des pures et douces joies qu'elle aurait connues, si elle �tait devenue la femme d'un honn�te matelot; ou bien pr�tant l'oreille � la voix solennelle de l'Oc�an, qui murmure �ternellement: �Plus jamais!� �Quand il a �t� �vident qu'il n'y avait plus rien � faire, miss Dartle... -- Ne vous ai-je pas dit de ne pas me parler? r�pondit-elle avec une duret� m�prisante. -- C'est que vous m'aviez parl�, mademoiselle, r�pondit-il! Je vous demande pardon; je sais bien que mon devoir est d'ob�ir. -- En ce cas, faites votre devoir, r�pondit-elle. Finissez votre histoire, et allez-vous-en. -- Quand il a �t� �vident, dit-il du ton le plus respectable et en faisant un profond salut, qu'on ne la retrouvait nulle part, j'allai rejoindre M. James � l'endroit o� il avait �t� convenu que je devais lui �crire, et je l'informai de ce qui s'�tait pass�. Il y eut une discussion entre nous, et je crus me devoir � moi-m�me de le quitter. Je pouvais supporter, et j'avais support� bien des choses; mais M. James avait pouss� l'insulte jusqu'� me frapper: c'�tait trop fort. Sachant donc le malheureux dissentiment qui existait entre sa m�re et lui, et l'angoisse o� elle devait �tre, je pris la libert� de revenir en Angleterre, pour lui conter... -- Ne l'�coutez pas; je l'ai pay� pour cela, me dit miss Dartle. -- Pr�cis�ment, madame... pour lui conter ce que je savais. Je ne crois pas, dit M. Littimer, apr�s un moment de r�flexion, avoir autre chose � dire. Je suis maintenant sans emploi, et je serais heureux de trouver quelque part une situation respectable.� Miss Dartle me regarda, comme pour me demander si je n'avais pas quelque question � faire. Il m'en �tait venu une � l'esprit, et je r�pondis: �Je voudrais demander �... cet individu (il me fut impossible de prononcer un mot plus poli), si on n'a pas intercept� une lettre �crite � cette malheureuse fille par ses parents, ou s'il suppose qu'elle l'ait re�ue.� Il resta calme et silencieux, les yeux fix�s sur le sol, et le bout des doigts de sa main gauche d�licatement arc-bout�s sur le bout des doigts de sa main droite. Miss Dartle tourna vers lui la t�te d'un air de d�dain. �Je vous demande pardon, mademoiselle; mais, malgr� toute ma soumission pour vous, je connais ma position, bien que je ne sois qu'un domestique. M. Copperfield et vous, mademoiselle, ce n'est pas la m�me chose. Si M. Copperfield d�sire savoir quelque chose de moi, je prends la libert� de lui rappeler que, s'il veut une r�ponse, il peut m'adresser � moi-m�me ses questions. J'ai ma position � garder.� Je fis un violent effort sur mon m�pris, et, me tournant vers lui, je lui dis: �Vous avez entendu ma question. Mettez, si vous voulez, que c'est � vous qu'elle s'adresse. Que me r�pondrez-vous? -- Monsieur, reprit-il en joignant et en �cartant alternativement le bout de ses doigts, je ne peux pas r�pondre � la l�g�re. Trahir la confiance de M. James vis-�-vis de sa m�re, ou vis-�-vis de vous, c'est bien diff�rent. Il n'�tait pas probable, je crois, que M. James voul�t encourager une correspondance propre � redoubler l'abattement ou les reproches de mademoiselle; mais, monsieur, je d�sire ne pas aller plus loin. -- Est-ce tout?� me demanda miss Dartle. Je r�pondis que je n'avais rien de plus � ajouter. �Seulement, repris-je en le voyant s'�loigner, je comprends le r�le qu'a jou� ce mis�rable dans toute cette coupable affaire, et je vais le faire savoir � celui qui a servi de p�re � �milie depuis son enfance. Si j'ai un conseil � donner � ce dr�le, c'est de ne pas trop se montrer en public.� Il s'�tait arr�t� en m'entendant parler, pour m'�couter avec son calme habituel. �Merci, monsieur, mais permettez-moi de vous dire, monsieur, qu'il n'y a dans ce pays ni esclaves ni ma�tres d'esclaves, et que personne ici n'a le droit de se faire justice lui-m�me; quand on s'avise de le faire, je crois qu'on n'en est pas le bon marchand. C'est pour vous dire, monsieur, que j'irai o� bon me semblera.� Il me salua poliment, en fit autant � miss Dartle, et sortit par le sentier qu'il avait pris en venant. Miss Dartle et moi nous nous regard�mes un moment sans mot dire; elle paraissait dans la m�me disposition d'esprit que lorsqu'elle avait fait para�tre cet homme devant moi. �Il dit de plus, remarqua-t-elle en serrant lentement les l�vres, que son ma�tre voyage sur les c�tes d'Espagne, et qu'il continuera probablement longtemps ses excursions maritimes. Mais cela ne vous int�resse pas. Il y a entre ces deux natures orgueilleuses, entre cette m�re et ce fils, un ab�me plus profond que jamais, et qui ne saurait se combler, car ils sont de la m�me race; le temps ne fait que les rendre plus obstin�s et plus imp�rieux. Mais cela ne vous int�resse pas davantage. Voici ce que je voulais vous dire. Ce d�mon, dont vous faites un ange; cette basse cr�ature qu'il a tir�e de la boue, et elle tournait vers moi ses yeux noirs pleins de passion, elle vit peut-�tre encore. Ces viles cr�atures-l�, �a a la vie dure. Si elle n'est pas morte, vous tiendrez certainement � retrouver cette perle pr�cieuse pour l'ench�sser dans un �crin. Nous le d�sirons aussi, pour qu'il ne puisse jamais redevenir sa proie. Ainsi donc nous avons le m�me int�r�t, et voil� pourquoi, moi qui voudrais lui faire tout le mal auquel peut �tre sensible une si m�prisable cr�ature, je vous ai pri� de venir entendre ce que vous avez entendu.� Je vis, au changement de son expression, que quelqu'un s'avan�ait derri�re moi. C'�tait mistress Steerforth qui me tendit la main plus froidement que de coutume, et d'un air plus solennel encore qu'autrefois; mais pourtant je m'aper�us, non sans �motion, qu'elle ne pouvait oublier ma vieille amiti� pour son fils. Elle �tait tr�s-chang�e. Sa noble taille s'�tait courb�e, de profondes rides sillonnaient son beau visage, et ses cheveux �taient presque blancs, mais elle �tait encore belle, et je retrouvais en elle les yeux �tincelants et l'air imposant qui jadis faisaient l'admiration de mes r�ves enfantins, � la pension. �Monsieur Copperfield sait-il tout, Rosa? -- Oui. -- Il a vu Littimer? -- Oui; et je lui ai dit pourquoi vous en aviez exprim� le d�sir. -- Vous �tes une bonne fille. J'ai eu, depuis que je ne vous ai vu, quelques rapports avec votre ancien ami, monsieur, dit-elle en s'adressant � moi; mais il n'est pas encore revenu au sentiment de son devoir envers moi. Je n'ai d'autre objet en ceci que celui que Rosa vous a fait conna�tre. Si l'on peut en m�me temps consoler les peines du brave homme que vous m'avez amen�, car je ne lui en veux pas, et c'est d�j� beau de ma part, et sauver mon fils du danger de retomber dans les pi�ges de cette intrigante, � la bonne heure!� Elle se redressa et s'assit en regardant droit devant elle, bien loin, bien loin. �Madame, lui dis-je d'un ton respectueux, je comprends. Je vous assure que je n'ai nulle envie de vous attribuer d'autres motifs; mais je dois vous dire, moi qui ai connu depuis mon enfance cette malheureuse famille, que vous vous m�prenez. Si vous vous imaginez que cette pauvre fille, indignement trait�e, n'a pas �t� cruellement tromp�e, et qu'elle n'aimerait pas mille fois mieux mourir que d'accepter aujourd'hui un verre d'eau de la main de votre fils, vous faites l� une terrible m�prise. -- Chut, Rosa! chut! dit mistress Steerforth, qui vit que sa compagne allait r�pliquer: c'est inutile, n'en parlons plus. On me dit, monsieur, que vous �tes mari�?� Je r�pondis qu'en effet je m'�tais mari� l'ann�e pr�c�dente. �Et que vous r�ussissez? je vis si loin du monde que je ne sais que peu de chose; mais j'entends dire que vous commencez � devenir c�l�bre. -- J'ai eu beaucoup de bonheur, dis-je, et mon nom a d�j� quelque r�putation. -- Vous n'avez pas de m�re? dit-elle d'une voix plus douce. -- Non. -- C'est dommage, reprit-elle, elle aurait �t� fi�re de vous. Adieu.� Je pris la main qu'elle me tendit avec une dignit� m�l�e de raideur; elle �tait aussi calme de visage que si son �me avait �t� en repos. Son orgueil �tait assez fort pour imposer silence aux battements m�mes de son coeur, et pour abaisser sur sa face le voile d'insensibilit� menteuse � travers lequel elle regardait, du si�ge o� elle �tait assise, tout droit devant elle, bien loin, bien loin. En m'�loignant d'elles, le long de la terrasse, je ne pus m'emp�cher de me retourner pour voir ces deux femmes dont les yeux restaient fix�s sur l'horizon toujours plus sombre autour d'elles. �� et l�, on voyait scintiller quelques lueurs dans la lointaine cit�, une clart� rouge�tre �clairait encore l'orient de ses reflets; mais il s'�levait dans la vall�e un brouillard qui se r�pandait comme la mer au milieu des t�n�bres, pour envelopper dans ses replis ces deux statues vivantes que je venais de quitter. Je ne pus y songer sans �pouvante, car lorsque je les revis, une mer en furie s'�tait v�ritablement soulev�e sous leurs pieds. En r�fl�chissant � ce que je venais d'entendre, je crus devoir en faire part � M. Peggotty. Le lendemain soir j'allai � Londres pour le voir. Il errait sans cesse d'une ville � l'autre, toujours uniquement pr�occup� de la m�me id�e; mais il restait � Londres plus qu'ailleurs. Que de fois je l'ai vu au milieu des ombres de la nuit traverser les rues, pour d�couvrir parmi les rares ombres qui avaient l'air de chercher fortune � ces heures indues, ce qu'il redoutait de trouver! Il avait lou� une chambre au-dessus de la petite boutique du marchand de chandelles de Hungerford Market, dont j'ai d�j� eu occasion de parler. C'�tait de l� qu'il �tait parti la premi�re fois, lorsqu'il entreprit son pieux p�lerinage. J'allai l'y chercher. On me dit qu'il n'�tait pas encore sorti, et que je le trouverais dans sa chambre. Il �tait assis pr�s d'une fen�tre o� il cultivait quelques fleurs. La chambre �tait propre et bien rang�e. Je vis en un clin d'oeil que tout �tait pr�t pour la recevoir, et qu'il ne sortait jamais sans se dire que peut-�tre il la ram�nerait l� le soir. Il ne m'avait pas entendu frapper � la porte, et il ne leva les yeux que quand je posai la main sur son �paule. �Ma�tre Davy! merci, monsieur; merci mille fois de votre visite! Asseyez-vous. Soyez le bienvenu, monsieur. -- Monsieur Peggotty, lui dis-je en prenant la chaise qu'il m'offrait, je ne voudrais pas vous donner trop d'espoir, mais j'ai appris quelque chose. -- Sur �milie?� Il posa sa main sur sa bouche avec une agitation fi�vreuse, et, les yeux fix�s sur moi, il devint d'une p�leur mortelle. �Cela ne vous donne aucun indice sur l'endroit o� elle se trouve, mais enfin elle n'est plus avec lui.� Il s'assit, sans cesser de me regarder, et entendit dans le plus profond silence tout ce que j'avais � lui dire. Je n'oublierai jamais la dignit� de ce grave et patient visage; il m'�coutait, puis, les yeux baiss�s, il appuyait sa t�te sur sa main; il resta tout ce temps immobile sans m'interrompre une seule fois. Il semblait qu'il n'y e�t dans tout cela qu'une figure qu'il poursuivait � travers mon r�cit; il laissait passer � mesure toutes les autres comme des ombres vulgaires dont il ne se souciait point. Quand j'eus fini, il se cacha la t�te un moment entre ses deux mains et garda le silence. Je me tournai du c�t� de la fen�tre comme pour examiner les pots de fleurs. �Qu'en pensez-vous, ma�tre Davy? me demanda-t-il enfin. -- Je crois qu'elle vit, r�pondis-je. -- Je ne sais pas. Peut-�tre le premier choc a-t-il �t� trop rude, et dans l'angoisse de son �me!... cette mer bleue dont elle parlait tant, peut-�tre n'y pensait-elle depuis si longtemps que parce que ce devait �tre son tombeau!� Il parlait d'une voix basse et �mue en marchant dans la chambre. �Et pourtant, ma�tre Davy, ajouta-t-il, j'�tais bien s�r qu'elle vivait: jour et nuit, en y pensant, je savais que je la retrouverais; cela m'a donn� tant de force, tant de confiance, que je ne crois pas m'�tre tromp�. Non, non, �milie est vivante!� Il appuya fermement sa main sur la table, et son visage h�l� prit une expression de r�solution indicible. �Ma ni�ce �milie est vivante, monsieur, dit-il d'un ton �nergique. Je ne sais ni d'o� cela me vient ni comment cela se fait, mais j'entends quelque chose qui me dit qu'elle est vivante!� Il avait presque l'air inspir� en disant cela. J'attendis un moment qu'il f�t en �tat de m'�couter; puis je cherchai � lui sugg�rer une id�e qui m'�tait venue la veille au soir. �Mon cher ami, lui dis-je. -- Merci, merci, monsieur, et il serrait mes mains dans les siennes. -- Si elle venait � Londres, ce qui est probable, car elle ne peut esp�rer de se cacher nulle part aussi facilement que dans cette grande ville; et que peut-elle faire de mieux que de se cacher aux yeux de tous, si elle ne retourne pas chez vous... -- Elle ne retournera pas chez moi, r�pondit-il en secouant tristement la t�te. Si elle �tait partie de son plein gr�, peut- �tre y reviendrait-elle, mais pas comme �a, monsieur. -- Si elle venait � Londres, dis-je, il y a, je crois, une personne qui aurait plus de chance de la d�couvrir que toute autre au monde. Vous rappelez-vous... �coutez-moi avec fermet�, songez � votre grand but: vous rappelez-vous Marthe? -- Notre payse?� Je n'avais pas besoin de r�ponse, il suffisait de le regarder. �Savez-vous qu'elle est � Londres? -- Je l'ai vue dans les rues, me r�pondit-il en frissonnant. -- Mais vous ne savez pas, dis-je, qu'�milie a �t� pleine de bont� pour elle, avec le concours de Ham, longtemps avant qu'elle ait abandonn� votre demeure. Vous ne savez pas, non plus, que le soir o� je vous ai rencontr� et o� nous avons caus� dans cette chambre, l�-bas, de l'autre c�t� de la rue, elle �coutait � la porte. -- Ma�tre Davy? r�pondit-il avec �tonnement. Le soir o� il neigeait si fort? -- Pr�cis�ment. Je ne l'ai pas revue depuis. Apr�s vous avoir quitt�, je l'ai cherch�e, mais elle �tait partie. Je ne voulais pas vous parler d'elle: aujourd'hui m�me, je ne le fais qu'avec r�pugnance, mais c'est elle que je voulais vous dire, c'est � elle qu'il faut, je crois, vous adresser. Comprenez-vous?� -- Je ne comprends que trop, monsieur,� r�pondit-il. Nous parlions � voix basse l'un et l'autre. �Vous dites que vous l'avez vue? Croyez-vous pouvoir la retrouver? car, pour moi, je ne pourrais la rencontrer que par hasard. -- Je crois, ma�tre Davy, que je sais o� il faut la chercher. -- Il fait nuit. Puisque nous voil�, voulez-vous que nous essayions ce soir de la trouver?� Il y consentit et se pr�para � m'accompagner. Sans avoir l'air de remarquer ce qu'il faisait, je vis avec quel soin il rangeait la petite chambre; il pr�para une bougie et mit des allumettes sur la table, tint le lit tout pr�t, sortit d'un tiroir une robe que je me souvenais d'avoir vu jadis porter � �milie, la plia soigneusement avec quelques autres v�tements de femme, mit � c�t� un chapeau et d�posa le tout sur une chaise. Du reste, il ne fit pas la moindre allusion � ces pr�paratifs, et je me tus comme lui. Sans doute il y avait bien longtemps que cette robe attendait, chaque soir, �milie! �Autrefois, ma�tre Davy, me dit-il en descendant l'escalier, je regardais cette fille, cette Marthe, comme la boue des souliers de mon �milie. Que Dieu me pardonne, nous n'en sommes plus l�, aujourd'hui!� Tout en marchant, je lui parlai de Ham: c'�tait un moyen de le forcer � causer, et en m�me temps je d�sirais savoir des nouvelles de ce pauvre gar�on. Il me r�p�ta, presque dans les m�mes termes qu'auparavant, que Ham �tait toujours de m�me, �qu'il usait sa vie sans en avoir nul souci, mais qu'il ne se plaignait jamais et qu'il se faisait aimer de tout le monde.� Je lui demandai s'il savait les dispositions de Ham � l'�gard de l'auteur de tant d'infortunes? N'avait-on pas � craindre quelque chose de ce c�t�? �Qu'arriverait-il, par exemple, si Ham se rencontrait, par hasard, avec Steerforth? -- Je n'en sais rien, monsieur, r�pondit-il. J'y ai pens� souvent, et je ne sais qu'en dire. Mais qu'est-ce que �a fait?� Je lui rappelai le jour o� nous avions parcouru tous trois la gr�ve, le lendemain du d�part d'�milie. �Vous souvenez-vous, lui dis-je, de la fa�on dont il regardait la mer et comme il murmurait entre ses dents: �On verra comment tout �a finira!� -- Certainement, je m'en souviens! -- Que croyez-vous qu'il voul�t dire? -- Ma�tre Davy, r�pondit-il, je me le suis demand� bien souvent et jamais je n'ai trouv� de r�ponse satisfaisante. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'en d�pit de toute sa douceur, je crois que jamais je n'oserais le lui demander; jamais il ne m'a dit le plus petit mot qui s'�cart�t du respect le plus profond, et il n'est gu�re probable qu'il voul�t commencer aujourd'hui; mais ce n'est pas une eau tranquille que celle o� dorment de telles pens�es. C'est une eau bien profonde, allez! je ne peux pas voir ce qu'il y a au fond. -- Vous avez raison, lui dis-je, et c'est ce qui m'inqui�te quelquefois. -- Et moi aussi, monsieur Davy, r�pliqua-t-il. Cela me tourmente encore plus, je vous assure, que ses go�ts aventureux, et pourtant tout cela vient de la m�me source. Je ne puis dire � quelles extr�mit�s il se porterait en pareil cas, mais j'esp�re que ces deux hommes ne se rencontreront jamais.� Nous �tions arriv�s dans la Cit�. Nous ne causions plus; il marchait � c�t� de moi, absorb� dans une seule pens�e, dans une pr�occupation constante qui lui aurait fait trouver la solitude au milieu de la foule la plus bruyante. Nous n'�tions pas loin du pont de Black-Friars, quand il tourna la t�te pour me montrer du regard une femme qui marchait seule de l'autre c�t� de la rue. Je reconnus aussit�t celle que nous cherchions. Nous travers�mes la rue, et nous allions l'aborder, quand il me vint � l'esprit qu'elle serait peut-�tre plus dispos�e � nous laisser voir sa sympathie pour la malheureuse jeune fille, si nous lui parlions dans un endroit plus paisible, et loin de la foule. Je conseillai donc � mon compagnon de la suivre sans lui parler; d'ailleurs, sans m'en rendre bien compte, je d�sirais savoir o� elle allait. Il y consentit, et nous la suiv�mes de loin, sans jamais la perdre de vue, mais sans non plus l'approcher de tr�s-pr�s; � chaque instant elle regardait de c�t� et d'autre. Une fois, elle s'arr�ta pour �couter une troupe de musiciens. Nous nous arr�t�mes aussi. Elle marchait toujours: nous la suivions. Il �tait �vident qu'elle se rendait en un lieu d�termin�; cette circonstance, jointe au soin que je lui voyais prendre de continuer � suivre les rues populeuses, et peut-�tre une esp�ce de fascination �trange que m'inspirait cette myst�rieuse poursuite, me confirm�rent de plus en plus dans ma r�solution de ne point l'aborder. Enfin elle entra dans une rue sombre et triste; l� il n'y avait plus ni monde ni bruit; je dis � M. Peggotty: �Maintenant, nous pouvons lui parler,� et pressant le pas, nous la suiv�mes de plus pr�s. CHAPITRE XVII. Marthe. Nous �tions entr�s dans le quartier de Westminster. Comme nous avions rencontr� Marthe venant dans un sens oppos�, nous �tions retourn�s sur nos pas pour la suivre, et c'�tait pr�s de l'abbaye de Westminster qu'elle avait quitt� les rues bruyantes et passag�res. Elle marchait si vite, qu'une fois hors de la foule qui traversait le pont en tout sens, nous ne parv�nmes � la rejoindre que dans l'�troite ruelle qui longe la rivi�re pr�s de Millbank. � ce m�me moment, elle traversa la chauss�e, comme pour �viter ceux qui s'attachaient � ses pas, et, sans prendre seulement le temps de regarder derri�re elle, elle acc�l�ra encore sa marche. La rivi�re m'apparut � travers un sombre passage o� �taient remis�s quelques chariots, et cette vue me fit changer de dessein. Je touchai le bras de mon compagnon sans dire un mot, et, au lieu de traverser le chemin comme venait de le faire Marthe, nous continu�mes � suivre le m�me c�t� de la route, nous cachant le plus possible � l'ombre des maisons, mais toujours tout pr�s d'elle. Il existait alors, et il existe encore aujourd'hui, au bout de cette ruelle, un petit hangar en ruines, jadis, sans doute, destin� � abriter les mariniers du bac. Il est plac� tout juste � l'endroit o� la rue cesse, et o� la route commence � s'�tendre entre la rivi�re et une rang�e de maisons. Aussit�t qu'elle arriva l� et qu'elle aper�ut le fleuve, elle s'arr�ta comme si elle avait atteint sa destination, et puis elle se mit � descendre lentement le long de la rivi�re, sans la perdre de vue un seul instant. J'avais cru d'abord qu'elle se rendait dans quelque maison; j'avais m�me vaguement esp�r� que nous y trouverions quelque chose qui nous mettrait sur la trace de celle que nous cherchions. Mais en apercevant l'eau verd�tre, � travers la ruelle, j'eus un secret instinct qu'elle n'irait pas plus loin. Tout ce qui nous entourait �tait triste, solitaire et sombre ce soir-l�. Il n'y avait ni quai ni maisons sur la route monotone qui avoisinait la vaste �tendue de la prison. Un �tang d'eau saum�tre d�posait sa vase aux pieds de cet immense b�timent. De mauvaises herbes � demi pourries couvraient le terrain mar�cageux. D'un c�t�, des maisons en ruines, mal commenc�es et qui n'avaient jamais �t� achev�es; de l'autre, un amas de pi�ces de fer informes, de roues, de crampons, de tuyaux, de fourneaux, d'ancres, de cloches � plongeur, de cabestans et je ne sais combien d'autres objets honteux d'eux-m�mes, qui semblaient vainement chercher � se cacher sous la poussi�re et la boue dont ils �taient recouverts. Sur la rive oppos�e, la lueur �clatante et le fracas des usines semblaient prendre � t�che de troubler le repos de la nuit, mais l'�paisse fum�e que vomissaient leurs chemin�es massives ne s'en �mouvait pas et continuait de s'�lever en une colonne incessante. Des trou�es et des jet�es limoneuses serpentaient entre des blocs de bois tout recouverts d'une mousse verd�tre, semblable � une perruque de chiendent, et sur lesquels on pouvait encore lire des fragments d'affiches de l'ann�e derni�re offrant une r�compense � ceux qui recueilleraient des noy�s apport�s l� par la mar�e, � travers la vase et la bourbe. On disait que jadis, dans le temps de la grande peste, on avait creus� l� une fosse pour y jeter les morts, et cette croyance semblait avoir r�pandu sur tout le voisinage une fatale influence; il semblait que la peste e�t fini graduellement par se d�composer en cette forme nouvelle, et qu'elle se f�t combin�e l� avec l'�cume du fleuve souill�e par son contact pour former ce bourbier immonde et gluant. C'est l� que, se croyant sans doute p�trie du m�me limon et se regardant comme le rebut de la nature r�clam� par ce cloaque de pourriture et de corruption, la jeune fille que nous avions suivie dans sa course �gar�e se tenait au milieu de cette sc�ne nocturne, seule et triste, regardant l'eau. Quelques barques �taient jet�es �� et l� sur la vase du rivage; nous p�mes, en les longeant, nous glisser pr�s d'elle sans �tre vus. Je fis signe � M. Peggotty de rester o� il �tait, et je m'approchai d'elle. Je ne m'avan�ais pas sans trembler, car, en la voyant terminer si brusquement sa course rapide, en l'observant l�, debout, sous l'ombre du pont caverneux, toujours absorb�e dans le spectacle de ces ondes mugissantes, je ne pouvais r�primer en moi une secr�te �pouvante. Je crois qu'elle se parlait � elle-m�me. Je la vis �ter son ch�le et s'envelopper les mains dedans avec l'agitation nerveuse d'une somnambule. Jamais je n'oublierai que, dans toute sa personne, il y avait un trouble sauvage qui me tint dans une transe mortelle de la voir s'engloutir � mes yeux, jusqu'au moment o� enfin je sentis que je tenais son bras serr� dans ma main. Au m�me instant, je criai: �Marthe!� Elle poussa un cri d'effroi, et chercha � m'�chapper; seul, je n'aurais pas eu la force de la retenir, mais un bras plus vigoureux que le mien la saisit; et quand elle leva les yeux, et qu'elle vit qui c'�tait, elle ne fit plus qu'un seul effort pour se d�gager, avant de tomber � nos pieds. Nous la transport�mes hors de l'eau, dans un endroit o� il y avait quelques grosses pierres, et nous la f�mes asseoir; elle ne cessait de pleurer et de g�mir, la t�te cach�e dans ses mains. �Oh! la rivi�re! r�p�tait-elle avec angoisse. Oh! la rivi�re! -- Chut! chut! lui dis-je. Calmez-vous.� Mais elle r�p�tait toujours les m�mes paroles, et s'�criait avec rage: �Oh! la rivi�re!� �Elle me ressemble! disait-elle; je lui appartiens. C'est la seule compagnie digne de moi maintenant. Comme moi, elle descend d'un lieu champ�tre et paisible, o� ses eaux coulaient innocentes; � pr�sent, elle coule, informe et troubl�e, au milieu des rues sombres, elle s'en va, comme ma vie, vers un immense oc�an sans cesse agit�, et je sens bien qu'il faut que j'aille avec elle!� Jamais je n'ai entendu une voix ni des paroles aussi pleines de d�sespoir. �Je ne peux pas y r�sister. Je ne peux pas m'emp�cher d'y penser sans cesse. Elle me hante nuit et jour. C'est la seule chose au monde � laquelle je convienne, ou qui me convienne. Oh! l'horrible rivi�re!� En regardant le visage de mon compagnon, je me dis alors que j'aurais devin� dans ses traits toute l'histoire de sa ni�ce si je ne l'avais pas sue d'avance. En voyant l'air dont il observait Marthe, sans dire un mot et sans bouger, jamais je n'ai vu, ni en r�alit� ni en peinture, l'horreur et la compassion m�l�es d'une fa�on plus frappante. Il tremblait comme la feuille et sa main �tait froide comme le marbre. Son regard m'alarma. �Elle est dans un acc�s d'�garement, murmurai-je � l'oreille de M. Peggotty. Dans un moment elle parlera diff�remment.� Je ne sais ce qu'il voulut me r�pondre; il remua les l�vres, et crut sans doute m'avoir parl�, mais il n'avait fait autre chose que de me la montrer en �tendant la main. Elle �clatait de nouveau en sanglots, la t�te cach�e au milieu des pierres, image lamentable de honte et de ruine. Convaincu qu'il fallait lui laisser le temps de se calmer avant de lui adresser la parole, j'arr�tai M. Peggotty qui voulait la relever, et nous attend�mes en silence qu'elle f�t devenue plus tranquille. �Marthe, lui dis-je alors en me penchant pour la relever, car elle semblait vouloir s'�loigner, mais dans sa faiblesse elle allait retomber � terre; Marthe, savez-vous qui est l� avec moi?� Elle me dit faiblement: �Oui.� �Savez-vous que nous vous avons suivie bien longtemps, ce soir?� Elle secoua la t�te; elle ne regardait ni lui ni moi, mais elle se tenait humblement pench�e, son chapeau et son ch�le � la main, tandis que de l'autre elle se pressait convulsivement le front. ��tes-vous assez calme, lui dis-je, pour causer avec moi d'un sujet qui vous int�ressait si vivement (Dieu veuille vous en garder le souvenir!), un soir, par la neige?� Elle recommen�a � sangloter, et murmura d'une voix entrecoup�e qu'elle me remerciait de ne pas l'avoir alors chass�e de la porte. �Je ne veux rien dire pour me justifier, reprit-elle au bout d'un moment; je suis coupable, je suis perdue. Je n'ai point d'espoir. Mais dites-lui, monsieur, et elle s'�loignait de M. Peggotty, si vous avez quelque piti� de moi, dites-lui que ce n'est pas moi qui ai caus� son malheur. -- Jamais personne n'en a eu la pens�e, repris-je avec �motion. -- C'est vous, si je ne me trompe, dit-elle d'une voix tremblante, qui �tes venu dans la cuisine, le soir o� elle a eu piti� de moi, o� elle a �t� si bonne pour moi; car elle ne me repoussait pas comme les autres, elle venait � mon secours. �tait-ce vous, monsieur? -- Oui, r�pondis-je. -- Il y a longtemps que je serais dans la rivi�re, reprit-elle en jetant sur l'eau un terrible regard, si j'avais eu � me reprocher de lui avoir jamais fait le moindre tort. D�s la premi�re nuit de cet hiver je me serais rendu justice, si je ne m'�tais pas sentie innocente de ce qu'elle a fait. -- On ne sait que trop bien la cause de sa fuite, lui dis-je. Nous croyons, nous sommes s�rs que vous en �tes, en effet, enti�rement innocente. -- Oh! si je n'avais pas eu un si mauvais coeur, reprit la pauvre fille avec un regret navrant, j'aurais d� changer par ses conseils: elle �tait si bonne pour moi! Jamais elle ne m'a parl� qu'avec sagesse et douceur. Comment est-il possible de croire que j'eusse envie de la rendre semblable � moi, me connaissant comme je me connais? Moi qui ai perdu tout ce qui pouvait m'attacher � la vie, moi dont le plus grand chagrin a �t� de penser que, par ma conduite, j'�tais s�par�e d'elle pour toujours!� M. Peggotty se tenait les yeux baiss�s, et, la main droite appuy�e sur le rebord d'une barque, il porte l'autre devant son visage. �Et quand j'ai appris de quelqu'un du pays ce qui �tait arriv�, s'�cria Marthe, ma plus grande angoisse a �t� de me dire qu'on se souviendrait que jadis elle avait �t� bonne pour moi, et qu'on dirait que je l'avais pervertie. Oh! Dieu sait, bien au contraire, que j'aurais donn� ma vie pour lui rendre plut�t son honneur et sa bonne renomm�e!� Et la pauvre fille, peu habitu�e � se contraindre, s'abandonnait � toute l'agonie de sa douleur et de ses remords. �J'aurais donn� ma vie! non, j'aurais fait plus encore, s'�cria-t- elle, j'aurais v�cu! j'aurais v�cu vieille et abandonn�e, dans ces rues si mis�rables! j'aurais err� dans les t�n�bres! j'aurais vu le jour se lever sur ces murailles blanchies, je me serais souvenue que jadis se m�me soleil brillait dans ma chambre et me r�veillait jeune et... Oui, j'aurais fait cela, pour la sauver!� Elle se laissa retomber au milieu des pierres, et, les saisissant � deux mains dans son angoisse, elle semblait vouloir les broyer. � chaque instant elle changeait de posture: tant�t elle raidissait ses bras amaigris; tant�t elle les tordait devant sa t�te pour �chapper au peu de jour dont elle avait honte; tant�t elle penchait son front vers la terre comme s'il �tait trop lourd pour elle, sous le poids de tant de douloureux souvenirs. �Que voulez-vous que je devienne? dit-elle enfin, luttant avec son d�sespoir. Comment pourrai-je continuer � vivre ainsi, moi qui porte avec moi la mal�diction de moi-m�me, moi qui ne suis qu'une honte vivante pour tout ce qui m'approche?� Tout � coup elle se tourna vers mon compagnon. �Foulez-moi aux pieds, tuez-moi! Quand elle �tait encore votre orgueil, vous auriez cru que je lui faisais du mal en la coudoyant dans la rue. Mais � quoi bon! vous ne me croirez pas... et pourquoi croiriez-vous une seule des paroles qui sortent de la bouche d'une mis�rable comme moi? Vous rougiriez de honte, m�me en ce moment, si elle �changeait une parole avec moi. Je ne me plains pas. Je ne dis pas que nous soyons semblables, elle et moi, je sais qu'il y a une grande... grande distance entre nous. Je dis seulement, en sentant tout le poids de mon crime et de ma mis�re, que je lui suis reconnaissante du fond du coeur, et que je l'aime. Oh! ne croyez pas que je sois devenue incapable d'aimer! Rejetez-moi comme le monde me rejette! Tuez-moi, pour me punir de l'avoir recherch�e et connue, criminelle comme je suis, mais ne pensez pas cela de moi!� Pendant qu'elle lui adressait ses supplications, il la regardait l'�me navr�e. Quand elle se tut, il la releva doucement. �Marthe, dit-il, Dieu me pr�serve de vous juger! Dieu m'en pr�serve, moi plus que tout autre homme au monde! Vous ne savez pas combien je suis chang�. Enfin!� Il s'arr�ta un moment, puis il reprit: �Vous ne comprenez pas pourquoi M. Copperfield et moi nous d�sirons vous parler. Vous ne savez pas ce que nous voulons. �coutez-moi!� Son influence sur elle fut compl�te. Elle resta devant lui, sans bouger, comme si elle craignait de rencontrer son regard, mais sa douleur exalt�e devint muette. Puisque vous avez entendu ce qui s'est pass� entre ma�tre Davy et moi, le soir o� il neigeait si fort, vous savez que j'ai �t� (h�las! o� n'ai-je pas �t�?...) chercher bien loin ma ch�re ni�ce. Ma ch�re ni�ce, r�p�ta-t-il d'un ton ferme, car elle m'est plus ch�re aujourd'hui, Marthe, qu'elle ne l'a jamais �t�.� Elle mit ses mains sur ses yeux, mais elle resta tranquille. �J'ai entendu dire � �milie, continua M. Peggotty, que vous �tiez rest�e orpheline toute petite, et que pas un ami n'�tait venu remplacer vos parents. Peut-�tre si vous aviez eu un ami, tout rude et tout bourru qu'il p�t �tre, vous auriez fini par l'aimer, peut-�tre seriez-vous devenue pour lui ce que ma ni�ce �tait pour moi.� Elle tremblait en silence; il l'enveloppa soigneusement de son ch�le, qu'elle avait laiss� tomber. �Je sais, dit-il, que si elle me revoyait une fois, elle me suivrait au bout du monde, mais aussi qu'elle fuirait au bout du monde pour �viter de me revoir. Elle n'a pas le droit de douter de mon amour, elle n'en doute pas; non, elle n'en doute pas, r�p�ta- t-il avec une calme certitude de la v�rit� de ses paroles, mais il y a de la honte entre nous, et c'est l� ce qui nous s�pare!� Il �tait �vident, � la fa�on ferme et claire dont il parlait, qu'il avait �tudi� � fond chaque d�tail de cette question qui �tait tout pour lui. �Nous croyons probable, reprit-il, ma�tre Davy que voici et moi, qu'un jour elle dirigera vers Londres sa pauvre course �gar�e et solitaire. Nous croyons, ma�tre Davy et moi, et nous tous, que vous �tes aussi innocente que l'enfant qui vient de na�tre de tout le mal qui lui est arriv�. Vous disiez qu'elle avait �t� bonne et douce pour vous. Que Dieu la b�nisse, je le sais bien! Je sais qu'elle a toujours �t� bonne pour tout le monde. Vous lui avez de la reconnaissance, et vous l'aimez. Aidez-nous � la retrouver, et que le ciel vous r�compense!� Pour la premi�re fois elle leva rapidement les yeux sur lui, comme si elle n'en pouvait croire ses oreilles. �Vous voulez vous fier � moi? demanda-t-elle avec �tonnement et � voix basse. -- De tout notre coeur, dit M. Peggotty. -- Vous me permettez de lui parler si je la retrouve; de lui donner un abri, si j'ai un abri � partager avec elle, et puis de venir, sans le lui dire, vous chercher pour vous amener aupr�s d'elle?� demanda-t-elle vivement. Nous r�pond�mes au m�me instant: �Oui!� Elle leva les yeux au ciel et d�clara solennellement qu'elle se vouait � cette t�che, ardemment et fid�lement; qu'elle ne l'abandonnerait pas, qu'elle ne s'en laisserait jamais distraire, tant qu'il y aurait une lueur d'espoir. Elle prit le ciel � t�moin que, si elle chancelait dans son oeuvre, elle consentait � �tre plus mis�rable et plus d�sesp�r�e, si c'�tait possible, qu'elle ne l'avait �t� ce soir-l�, au bord de cette rivi�re, et qu'elle renon�ait � tout jamais � implorer le secours de Dieu ou des hommes! Elle parlait � voix basse, sans se tourner de notre c�t�, comme si elle s'adressait au ciel qui �tait au-dessus de nous; puis elle fixait de nouveau les yeux sur l'eau sombre. Nous cr�mes n�cessaire de lui dire tout ce que nous savions, et je le lui racontai tout au long. Elle �coutait avec une grande attention, en changeant souvent de visage, mais dans toutes ses diverses expressions on lisait le m�me dessein. Parfois ses yeux se remplissaient de larmes, mais elle les r�primait � l'instant. Il semblait que son exaltation pass�e e�t fait place � un calme profond. Quand j'eus cess� de parler, elle demanda o� elle pourrait venir nous chercher, si l'occasion s'en pr�sentait. Un faible r�verb�re �clairait la route, j'�crivis nos deux adresses sur une feuille de mon agenda, je la lui remis, elle la cacha dans son sein. Je lui demandai o� elle demeurait. Apr�s un moment de silence, elle me dit qu'elle n'habitait pas longtemps le m�me endroit; mieux valait peut-�tre ne pas le savoir. M. Peggotty me sugg�ra, � voix basse, une pens�e qui d�j� m'�tait venue; je tirai ma bourse, mais il me fut impossible de lui persuader d'accepter de l'argent, ni d'obtenir d'elle la promesse qu'elle y consentirait plus tard. Je lui repr�sentai que, pour un homme de sa condition, M. Peggotty n'�tait pas pauvre, et que nous ne pouvions nous r�soudre � la voir entreprendre une pareille t�che � l'aide de ses seules ressources. Elle fut in�branlable. M. Peggotty n'eut pas, aupr�s d'elle, plus de succ�s que moi; elle le remercia avec reconnaissance, mais sans changer de r�solution. �Je trouverai de l'ouvrage, dit-elle, j'essayerai. -- Acceptez au moins, en attendant, notre assistance, lui disais- je. -- Je ne peux pas faire pour de l'argent ce que je vous ai promis, r�pondit-elle; lors m�me que je mourrais de faim, je ne pourrais l'accepter. Me donner de l'argent, ce serait me retirer votre confiance, m'enlever le but auquel je veux tendre, me priver de la seule chose au monde qui puisse m'emp�cher de me jeter dans cette rivi�re. -- Au nom du grand Juge, devant lequel nous para�trons tous un jour, bannissez cette terrible id�e. Nous pouvons tous faire du bien en ce monde, si nous le voulons seulement.� Elle tremblait, son visage �tait plus p�le, lorsqu'elle r�pondit: �Peut-�tre avez-vous re�u d'en haut la mission de sauver une mis�rable cr�ature. Je n'ose le croire, je ne m�rite pas cette gr�ce. Si je parvenais � faire un peu de bien, je pourrais commencer � esp�rer; mais jusqu'ici ma conduite n'a �t� que mauvaise. Pour la premi�re fois, depuis bien longtemps, je d�sire de vivre pour me d�vouer � l'oeuvre que vous m'avez donn�e � faire. Je n'en sais pas davantage, et je n'en peux rien dire de plus.� Elle retint ses larmes qui recommen�aient � couler, et, avan�ant vers M. Peggotty sa main tremblante, elle le toucha comme s'il poss�dait quelque vertu bienfaisante, puis elle s'�loigna sur la route solitaire. Elle avait �t� malade; on le voyait � son maigre et p�le visage, � ses yeux enfonc�s qui r�v�laient de longues souffrances et de cruelles privations. Nous la suiv�mes de loin, jusqu'� ce que nous fussions de retour au milieu des quartiers populeux. J'avais une confiance si absolue dans ses promesses, que j'insinuai � M. Peggotty qu'il vaudrait peut-�tre mieux ne pas aller plus loin; elle croirait que nous voulions la surveiller. Il fut de mon avis, et laissant Marthe suivre sa route, nous nous dirige�mes vers Highgate. Il m'accompagna quelque temps encore, et lorsque nous nous s�par�mes, en priant Dieu de b�nir ce nouvel effort, il y avait dans sa voix une tendre compassion bien facile � comprendre. Il �tait minuit quand j'arrivai chez moi. J'allais rentrer, et j'�coutais le son des cloches de Saint-Paul qui venait jusqu'� moi au milieu du bruit des horloges de la ville, lorsque je remarquai avec surprise que la porte du cottage de ma tante �tait ouverte et qu'on apercevait une faible lueur devant la maison. Je m'imaginai que ma tante avait repris quelqu'une de ses terreurs d'autrefois, et qu'elle observait au loin les progr�s d'un incendie imaginaire; je m'avan�ai donc pour lui parler. Quel ne fut pas mon �tonnement quand je vis un homme debout dans son petit jardin! Il tenait � la main une bouteille et un verre et �tait occup� � boire. Je m'arr�tai au milieu des arbres, et, � la lueur de la lune qui paraissait � travers les nuages, je reconnus l'homme que j'avais rencontr� une fois avec ma tante dans les rues de la cit�, apr�s avoir cru longtemps auparavant que cet �tre fantastique n'�tait qu'une hallucination de plus du pauvre cerveau de M. Dick. Il mangeait et buvait de bon app�tit, et en m�me temps il observait curieusement le cottage, comme si c'�tait la premi�re fois qu'il l'e�t vu. Il se baissa pour poser la bouteille sur le gazon, puis regarda autour de lui d'un oeil inquiet, comme un homme press� de s'�loigner. La lumi�re du corridor s'obscurcit un moment, quand ma tante passa devant. Elle paraissait agit�e, et j'entendis qu'elle lui mettait de l'argent dans la main. �Qu'est-ce que vous voulez que je fasse de cela? demanda-t-il? -- Je ne peux pas vous en donner plus, r�pondit ma tante. -- Alors je ne m'en vais pas, dit-il; tenez! reprenez �a. -- M�chant homme, reprit ma tante avec une vive �motion, comment pouvez-vous me traiter ainsi? Mais je suis bien bonne de vous le demander. C'est parce que vous connaissez ma faiblesse! Si je voulais me d�barrasser � tout jamais de vos visites, je n'aurais qu'� vous abandonner au sort que vous m�ritez! -- Eh bien! pourquoi ne pas m'abandonner au sort que je m�rite? -- Et c'est vous qui me faites cette question! reprit ma tante. Il faut que vous ayez bien peu de coeur.� Il restait l� � faire sonner en rechignant l'argent dans sa main, et � secouer la t�te d'un air m�content; enfin: �C'est tout ce que vous voulez me donner? dit-il. -- C'est tout ce que je peux vous donner, dit ma tante. Vous savez que j'ai fait des pertes, je suis plus pauvre que je n'�tais. Je vous l'ai dit. Maintenant que vous avez ce que vous vouliez, pourquoi me faites-vous le chagrin de rester pr�s de moi un instant de plus et de me montrer ce que vous �tes devenu? -- Je suis devenu bien mis�rable, r�pondit-il. Je vis comme un hibou. -- Vous m'avez d�pouill�e de tout ce que je poss�dais, dit ma tante, vous m'avez, pendant de longues ann�es, endurci le coeur. Vous m'avez trait�e de la mani�re la plus perfide, la plus ingrate, la plus cruelle. Allez, et repentez-vous; n'ajoutez pas de nouveaux torts � tous les torts que vous vous �tes d�j� donn�s avec moi. -- Voyez-vous! reprit-il. Tout cela est tr�s-joli, ma foi! Enfin! puisqu'il faut que je m'en accommode pour le quart d'heure!...� En d�pit de lui-m�me, il parut honteux des larmes de ma tante et sortit en tapinois du jardin. Je m'avan�ai rapidement, comme si je venais d'arriver, et je le rencontrai qui s'�loignait. Nous nous jet�mes un coup d'oeil peu amical. �Ma tante, dis-je vivement, voil� donc encore cet homme qui vient vous faire peur? Laissez-moi lui parler. Qui est-ce? -- Mon enfant! r�pondit-elle en me prenant le bras, entrez et ne me parlez pas, de dix minutes d'ici.� Nous nous ass�mes dans son petit salon. Elle s'abrita derri�re son vieil �cran vert, qui �tait viss� au dos d'une chaise, et, pendant un quart d'heure environ, je la vis s'essuyer souvent les yeux. Puis elle se leva et vint s'asseoir � c�t� de moi. �Trot, me dit-elle avec calme, c'est mon mari. -- Votre mari, ma tante? je croyais qu'il �tait mort! -- Il est mort pour moi, r�pondit ma tante, mais il vit.� J'�tais muet d'�tonnement. �Betsy Trotwood n'a pas l'air tr�s-propre � se laisser s�duire par une tendre passion, dit-elle avec tranquillit�; mais il y a eu un temps, Trot, o� elle avait mis en cet homme sa confiance tout enti�re; un temps, Trot, o� elle l'aimait sinc�rement, et o� elle n'aurait recul� devant aucune preuve d'attachement et d'affection. Il l'en a r�compens�e en mangeant sa fortune et en lui brisant le coeur. Alors elle a pour toujours enterr� toute esp�ce de sensibilit�, une bonne fois et � tout jamais, dans un tombeau dont elle a creus�, combl� et aplani la fosse. -- Ma ch�re, ma bonne tante! -- J'ai �t� g�n�reuse envers lui, continua-t-elle, en posant sa main sur les miennes. Je puis le dire maintenant, Trot, j'ai �t� g�n�reuse envers lui. Il avait �t� si cruel pour moi que j'aurais pu obtenir une s�paration tr�s-profitable � mes int�r�ts: je ne l'ai pas voulu. Il a dissip� en un clin d'oeil tout ce que je lui avais donn�, il est tomb� plus bas de jour en jour: je ne sais pas s'il n'a pas �pous� une autre femme, c'est devenu un aventurier, un joueur, un fripon. Vous venez de le voir tel qu'il est aujourd'hui, mais c'�tait un bien bel homme lorsque je l'ai �pous�, dit ma tante, dont la voix contenait encore quelque trace de son admiration pass�e, et, pauvre folle que j'�tais, je le croyais l'honneur incarn�.� Elle me serra la main et secoua la t�te. �Il n'est plus rien pour moi maintenant, Trot, il est moins que rien. Mais, plut�t que de le voir punir pour ses fautes (ce qui lui arriverait infailliblement s'il s�journait dans ce pays), je lui donne de temps � autre plus que je ne puis, � condition qu'il s'�loigne. J'�tais folle quand je l'ai �pous�, et je suis encore si incorrigible que je ne voudrais pas voir maltraiter l'homme sur lequel j'ai pu me faire une fois de si bizarres illusions, car je croyais en lui, Trot, de toute mon �me.� Ma tante poussa un profond soupir, puis elle lissa soigneusement avec sa main les plis de sa robe. �Voil�! mon ami, dit-elle. Maintenant vous savez tout, le commencement, le milieu et la fin. Nous n'en parlerons plus; et, bien entendu, vous n'en ouvrirez la bouche � personne. C'est l'histoire de mes sottises, Trot, gardons-la pour nous!� CHAPITRE XVIII. �v�nement domestique. Je travaillais activement � mon livre, sans interrompre mes occupations de st�nographe, et, quand il parut, il obtint un grand succ�s. Je ne me laissai point �tourdir par les louanges qui retentirent � mes oreilles, et pourtant j'en jouis vivement et je pensai plus de bien encore de mon oeuvre, sans nul doute, que tout le monde. J'ai souvent remarqu� que ceux qui ont des raisons l�gitimes d'estimer leur propre talent n'en font pas parade aux yeux des autres pour se recommander � l'estime publique. C'est pour cela que je restais modeste, par respect pour moi-m�me. Plus on me donnait d'�loges, plus je m'effor�ais de les m�riter. Mon intention n'est pas de raconter, dans ce r�cit complet d'ailleurs de ma vie, l'histoire aussi des romans que j'ai mis au jour. Ils peuvent parler pour eux et je leur en laisserai le soin; je n'y fais allusion ici en passant que parce qu'ils servent � faire conna�tre en partie le d�veloppement de ma carri�re. J'avais alors quelque raison de croire que la nature, aid�e par les circonstances, m'avait destin� � �tre auteur; je me livrais avec assurance � ma vocation. Sans cette confiance, j'y aurais certainement renonc� pour donner quelque autre but � mon �nergie. J'aurais cherch� � d�couvrir ce que la nature et les circonstances pouvaient r�ellement faire de moi pour m'y vouer exclusivement. J'avais si bien r�ussi depuis quelque temps dans mes essais litt�raires, que je crus pouvoir raisonnablement, apr�s un nouveau succ�s, �chapper enfin � l'ennui de ces terribles d�bats. Un soir donc (quel heureux soir!) j'enterrai bel et bien cette transcription musicale des trombones parlementaires. Depuis ce jour, je n'ai m�me plus jamais voulu les entendre; c'est bien assez d'�tre encore poursuivi, quand je lis le journal, par ce bourdonnement �ternel et monotone tout le long de la session, sans autre variation appr�ciable qu'un peu plus de bavardage, je crois, et partant plus d'ennui. Au moment dont je parle, il y avait � peu pr�s un an que nous �tions mari�s. Apr�s diverses exp�riences, nous avions fini par trouver que ce n'�tait pas la peine de diriger notre maison. Elle se dirigeait toute seule, pourtant avec l'aide d'un page, dont la principale fonction �tait de se disputer avec la cuisini�re, et, sous ce rapport, c'�tait un parfait Wittington; toute la diff�rence, c'est qu'il n'avait pas de chat ni la moindre chance de devenir jamais lord-maire comme lui. Il vivait, au milieu d'une averse continuelle de casseroles. Sa vie �tait un combat. On l'entendait crier au secours dans les occasions les plus incommodes, par exemple quand nous avions du monde � d�ner ou quelques amis le soir, ou bien il sortait en hurlant de la cuisine, et tombait sous le poids d'une partie de nos ustensiles de m�nage, que son ennemie jetait apr�s lui. Nous d�sirions nous en d�barrasser, mais il nous �tait si attach� qu'il ne voulait pas nous quitter. Il larmoyait sans cesse, et quand il �tait question de nous s�parer de lui, il poussait de telles lamentations que nous �tions contraints de le garder. Il n'avait pas de m�re, et pour tous parents, il ne poss�dait qu'une soeur qui s'�tait embarqu�e pour l'Am�rique le jour o� il �tait entr� � notre service; il nous restait donc sur les bras, comme un petit idiot que sa famille est bien oblig�e d'entretenir. Il sentait tr�s-vivement son infortune et s'essuyait constamment les yeux avec la manche de sa veste, quand il n'�tait pas occup� � se moucher dans un coin de son petit mouchoir, qu'il n'aurait pas voulu pour tout au monde tirer tout entier de sa poche, par �conomie et par discr�tion. Ce diable de page, que nous avions eu le malheur, dans une heure n�faste, d'engager � notre service, moyennant six livres sterling par an, �tait pour moi une source continuelle d'anxi�t�. Je l'observais, je le regardais grandir, car, vous savez, la mauvaise herbe... et je songeais avec angoisse au temps o� il aurait de la barbe, puis au temps o� il serait chauve. Je ne voyais pas la moindre perspective de me d�faire de lui, et, r�vant � l'avenir, je pensais combien il nous g�nerait quand il serait vieux. Je ne m'attendais gu�re au proc�d� qu'employa l'infortun� pour me tirer d'embarras. Il vola la montre de Dora, qui naturellement n'�tait jamais � sa place, comme tout ce qui nous appartenait. Il en fit de l'argent et d�pensa le produit (pauvre idiot!) � se promener toujours et sans cesse sur l'imp�riale de l'omnibus de Londres � Cambridge. Il allait accomplir son quinzi�me voyage quand un _policeman_ l'arr�ta; on ne trouva plus sur lui que quatre shillings, avec un flageolet d'occasion dont il ne savait pas jouer. Cette d�couverte et toutes ses cons�quences ne m'auraient pas aussi d�sagr�ablement surpris, s'il n'avait pas �t� repentant. Mais c'est qu'il l'�tait, au contraire, d'une fa�on toute particuli�re... pas en gros, si vous voulez, c'�tait plut�t en d�tail. Par exemple, le lendemain du jour o� je fus oblig� de d�poser contre lui, il fit certains aveux concernant un panier de vin, que nous supposions plein, et qui ne contenait plus que des bouteilles vides. Nous esp�rions que c'�tait fini cette fois, qu'il s'�tait d�charg� la conscience, et qu'il n'avait plus rien � nous apprendre sur le compte de la cuisini�re; mais, deux ou trois jours apr�s, ne voil�-t-il pas un nouveau remords de conscience qui le prend et le pousse � nous confesser qu'elle avait une petite fille qui venait tous les jours, de grand matin, d�rober notre pain, et qu'on l'avait suborn� lui-m�me pour fournir de charbon le laitier. Deux ou trois jours apr�s, les magistrats m'inform�rent qu'il avait fait d�couvrir des aloyaux entiers au milieu des restes de rebut, et des draps dans le panier aux chiffons. Puis, au bout de quelque temps, le voil� reparti dans une direction p�nitente toute diff�rente, et il se met � nous d�noncer le gar�on du caf� voisin comme ayant l'intention de faire une descente chez nous. On arr�te le gar�on. J'�tais tellement confus du r�le de victime qu'il me faisait par ces tortures r�p�t�es, que je lui aurais donn� tout l'argent qu'il m'aurait demand� pour se taire; ou que j'aurais offert volontiers une somme ronde pour qu'on lui perm�t de se sauver. Ce qu'il y avait de pis, c'est qu'il n'avait pas la moindre id�e du d�sagr�ment qu'il me causait, et qu'il croyait, au contraire, me faire une r�paration de plus � chaque d�couverte nouvelle. Dieu me pardonne! je ne serais pas �tonn� qu'il s'imagin�t multiplier ainsi ses droits � ma reconnaissance. � la fin je pris le parti de me sauver moi-m�me, toutes les fois que j'apercevais un �missaire de la police charg� de me transmettre quelque r�v�lation nouvelle, et je v�cus, pour ainsi dire, en cachette, jusqu'� ce que ce malheureux gar�on f�t jug� et condamn� � la d�portation. M�me alors il ne pouvait pas se tenir en repos, et nous �crivait constamment. Il voulut absolument voir Dora avant de s'en aller; Dora se laissa faire; elle y alla, et s'�vanouit en voyant la grille de fer de la prison se refermer sur elle. En un mot, je fus malheureux comme les pierres jusqu'au moment de son d�part; enfin il partit, et j'appris depuis qu'il �tait devenu berger �l�-bas, dans la campagne� quelque part, je ne sais o�. Mes connaissances g�ographiques sont en d�faut. Tout cela me fit faire de s�rieuses r�flexions, et me pr�senta nos erreurs sous un nouvel aspect; je ne pus m'emp�cher de le dire � Dora un soir, en d�pit de ma tendresse pour elle. �Mon amour, lui dis-je, il m'est tr�s-p�nible de penser que la mauvaise administration de nos affaires ne nuit pas � nous seulement (nous en avons pris notre parti), mais qu'elle fait tort � d'autres. -- Voil� bien longtemps que vous n'aviez rien dit, n'allez-vous pas maintenant redevenir grognon! dit Dora. -- Non, vraiment, ma ch�rie! Laissez-moi vous expliquer ce que je veux dire. -- Je n'ai pas envie de le savoir. -- Mais il faut que vous le sachiez, mon amour. Mettez Jip par terre.� Dora posa le nez de Jip sur le mien, en disant: �Boh! boh!� pour t�cher de me faire rire; mais voyant qu'elle n'y r�ussissait pas, elle renvoya le chien dans sa pagode, et s'assit devant moi, les mains jointes, de l'air le plus r�sign�. �Le fait est, repris-je, mon enfant, que voil� notre mal qui se gagne; nous le donnons � tout le monde autour de nous!� J'allais continuer dans ce style figur�, si le visage de Dora ne m'avait pas averti qu'elle s'attendait � me voir lui proposer quelque nouveau mode de vaccine, ou quelque autre rem�de m�dical, pour gu�rir ce mal contagieux dont nous �tions atteints. Je me d�cidai donc � lui dire tout bonnement: �Non-seulement, ma ch�rie, nous perdons de l'argent et du bien- �tre, par notre n�gligence; non seulement notre caract�re en souffre parfois, mais encore nous avons le tort grave de g�ter tous ceux qui entrent � notre service, ou qui ont affaire � nous. Je commence � craindre que tout le tort ne soit pas d'un seul c�t�, et que, si tous ces individus tournent mal, ce ne soit parce que nous ne tournons pas bien non plus nous-m�mes. -- Oh! quelle accusation! s'�cria Dora en �carquillant les yeux, comment! voulez-vous dire que vous m'ayez jamais vue voler des montres en or? Oh! -- Ma ch�rie, r�pondis-je, ne disons pas de b�tises! Qui est-ce qui vous parle de montres le moins du monde? -- C'est vous! reprit Dora, vous le savez bien. Vous avez dit que je n'avais pas bien tourn� non plus, et vous m'avez compar�e � lui. -- � qui? demandai-je. -- � notre page! dit-elle en sanglotant. Oh! quel m�chant homme vous faites, de comparer une femme qui vous aime tendrement � un page qu'on vient de d�porter! Pourquoi ne pas m'avoir dit ce que vous pensiez de moi avant de m'�pouser? Pourquoi ne pas m'avoir pr�venue que vous me trouviez plus mauvaise qu'un page qu'on vient de d�porter? Oh! quelle horrible opinion vous avez de moi, Dieu du ciel! -- Voyons, Dora, mon amour, repris-je en essayant tout doucement de lui �ter le mouchoir qui cachait ses yeux, non-seulement ce que vous dites l� est ridicule, mais c'est mal. D'abord, ce n'est pas vrai. -- C'est cela. Vous l'avez toujours accus� en effet de dire des mensonges; et elle pleurait de plus belle, et voil� que vous dites la m�me chose de moi. Oh! que vais-je devenir? Que vais-je devenir? -- Ma ch�re enfant, repris-je, je vous supplie tr�s-s�rieusement d'�tre un peu raisonnable, et d'�couter ce que j'ai � vous dire. Ma ch�re Dora, si nous ne remplissons pas nos devoirs vis-�-vis de ceux qui nous servent, ils n'apprendront jamais � faire leur devoir envers nous. J'ai peur que nous ne donnions aux autres des occasions de mal faire. Lors m�me que ce serait par go�t que nous serions aussi n�gligents (et cela n'est pas); lors m�me que cela nous para�trait agr�able (et ce n'est pas du tout le cas), je suis convaincu que nous n'avons pas le droit d'agir ainsi. Nous corrompons v�ritablement les autres. Nous sommes oblig�s, en conscience, d'y faire attention. Je ne puis m'emp�cher d'y songer, Dora. C'est une pens�e que je ne saurais bannir, et qui me tourmente beaucoup. Voil� tout, ma ch�rie. Venez ici, et ne faites pas l'enfant!� Mais Dora m'emp�cha longtemps de lui enlever son mouchoir. Elle continuait � sangloter, en murmurant que, puisque j'�tais si tourment�, j'aurais bien mieux fait de ne pas me marier. Que ne lui avais-je dit, m�me la veille de notre mariage, que je serais trop tourment� et que j'aimais mieux y renoncer? Puisque je ne pouvais pas la souffrir, pourquoi ne pas la renvoyer aupr�s de ses tantes, � Putney, ou aupr�s de Julia Mills, dans l'Inde? Julia serait enchant�e de la voir, et elle ne la comparerait pas � un page d�port�; jamais elle ne lui avait fait pareille injure. En un mot, Dora �tait si afflig�e, et son chagrin me faisait tant de peine, que je sentis qu'il �tait inutile de r�p�ter mes exhortations, quelque douceur que je pusse y mettre, et qu'il fallait essayer d'autre chose. Mais que pouvais-je faire? t�cher de �former son esprit?� Voil� de ces phrases usuelles qui promettent; je r�solus de former l'esprit de Dora. Je me mis imm�diatement � l'oeuvre. Quand je voyais Dora faire l'enfant, et que j'aurais eu grande envie de partager son humeur, j'essayais d'�tre grave... et je ne faisais que la d�concerter et moi aussi. Je lui parlais des sujets qui m'occupaient dans ce temps-l�; je lui lisais Shakespeare, et alors je la fatiguais au dernier point. Je t�chais de lui insinuer, comme par hasard, quelques notions utiles, ou quelques opinions sens�es, et, d�s que j'avais fini, vite elle se d�p�chait de m'�chapper, comme si je l'avais tenue dans un �tau. J'avais beau prendre l'air le plus naturel quand je voulais former l'esprit de ma petite femme, je voyais qu'elle devinait toujours o� je voulais en arriver, et qu'elle en tremblait par avance. En particulier, il m'�tait �vident qu'elle regardait Shakespeare comme un terrible f�cheux. D�cid�ment elle ne se formait pas vite. J'employai Traddles � cette grande entreprise, sans l'en pr�venir, et, toutes les fois qu'il venait nous voir, j'essayais sur lui mes machines de guerre, pour l'�dification de Dora, par voie indirecte. J'accablais Traddles d'une foule d'excellentes maximes; mais toute ma sagesse n'avait d'autre effet que d'attrister Dora; elle avait toujours peur que ce ne f�t bient�t son tour. Je jouais le r�le d'un ma�tre d'�cole, ou d'une sourici�re, ou d'une trappe obstin�e; j'�tais devenu l'araign�e de cette pauvre petite mouche de Dora, toujours pr�t � fondre sur elle du fond de ma toile: je le voyais bien � son trouble. Cependant je pers�v�rai pendant des mois, esp�rant toujours qu'il viendrait un temps o� il s'�tablirait entre nous une sympathie parfaite, et o� j'aurais enfin �form� son esprit� � mon entier contentement. � la fin je crus m'apercevoir qu'en d�pit de toute ma r�solution, et quoique je fusse devenu un h�risson, un v�ritable porc-�pic, je n'y avais rien gagn�, et je me dis que peut-�tre �l'esprit de Dora �tait d�j� tout form�.� En y r�fl�chissant plus m�rement, cela me parut si vraisemblable que j'abandonnai mon projet, qui �tait loin d'avoir r�pondu � mes esp�rances, et je r�solus de me contenter � l'avenir d'avoir une femme-enfant, au lieu de chercher � la changer sans succ�s. J'�tais moi-m�me las de ma sagesse et de ma raison solitaires; je souffrais de voir la contrainte habituelle � laquelle j'avais r�duit ma ch�re petite femme. Un beau jour, je lui achetai une jolie paire de boucles d'oreilles avec un collier pour Jip, et je retournai chez moi d�cid� � rentrer dans ses bonnes gr�ces. Dora fut enchant�e des petits pr�sents et m'embrassa tendrement, mais il y avait entre nous un nuage, et, quelque l�ger qu'il fut, je ne voulais absolument pas le laisser subsister: j'avais pris le parti de porter � moi seul tous les petits ennuis de la vie. Je m'assis sur le canap�, pr�s de ma femme, et je lui mis ses boucles d'oreilles, puis je lui dis que, depuis quelque temps, nous n'�tions pas tout � fait aussi bons amis que par le pass�, et que c'�tait ma faute, que je le reconnaissais sinc�rement; et c'�tait vrai. �Le fait est, repris-je, ma Dora, que j'ai essay� de devenir raisonnable. -- Et aussi de me rendre raisonnable, dit timidement Dora, n'est- ce pas, David?� Je lui fis un signe d'assentiment, tandis qu'elle levait doucement sur moi ses jolis yeux, et je baisai ses l�vres entrouvertes. �C'est bien inutile, dit Dora en secouant la t�te et en agitant ses boucles d'oreilles; vous savez que je suis une pauvre petite femme, et vous avez oubli� le nom que je vous avais pri� de me donner d�s le commencement. Si vous ne pouvez pas vous y r�signer, je crois que vous ne m'aimerez jamais. �tes-vous bien s�r de ne pas penser quelquefois que... peut-�tre... il aurait mieux valu... -- Mieux valu quoi, ma ch�rie?� car elle s'�tait tue. -- Rien! dit Dora. -- Rien? r�p�tai-je.� Elle jeta ses bras autour de mon cou, en riant, se traitant elle- m�me comme toujours de petite niaise, et cacha sa t�te sur mon �paule, au milieu d'une belle for�t de boucles que j'eus toutes les peines du monde � �carter de son visage pour la regarder en face. �Vous voulez me demander si je ne crois pas qu'il aurait mieux valu ne rien faire que d'essayer de former l'esprit de ma petite femme? dis-je en riant moi-m�me de mon heureuse invention. N'est- ce pas l� votre question? Eh bien! oui, vraiment, je le crois. -- Comment, c'�tait donc l� ce que vous essayiez? cria Dora. Oh! le m�chant gar�on! -- Mais je n'essayerai plus jamais, dis-je, car je l'aime tendrement telle qu'elle est. -- Vrai? bien vrai? demanda-t-elle en se serrant contre moi. -- Pourquoi voudrais-je essayer de changer ce qui m'est si cher depuis longtemps? Vous ne pouvez jamais vous montrer plus � votre avantage que lorsque vous restez vous-m�me, ma bonne petite Dora; nous ne ferons donc plus d'essais t�m�raires; reprenons nos anciennes habitudes pour �tre heureux. -- Pour �tre heureux! repartit Dora... Oh oui! toute la journ�e. Et vous me promettez de ne pas �tre f�ch� si les choses vont quelquefois un peu de travers? -- Non, non! dis-je. Nous t�cherons de faire de notre mieux. -- Et vous ne me direz plus que nous g�tons ceux qui nous approchent, dit-elle d'un petit air c�lin, n'est-ce pas? c'est si m�chant! -- Non, non, dis-je. -- Mieux vaut encore que je sois stupide que d�sagr�able, n'est-ce pas? dit Dora. -- Mieux vaut �tre tout simplement Dora, que si vous �tiez n'importe qui en ce monde. -- En ce monde! Ah! mon David, c'est un grand pays!� Et, secouant gaiement la t�te, elle tourna vers moi des yeux ravis, se mit � rire, m'embrassa, et sauta pour attraper Jip, afin de lui essayer son nouveau collier. Ainsi finit mon dernier essai. J'avais eu tort de tenter de changer Dora; je ne pouvais supporter ma sagesse solitaire; je ne pouvais oublier comment jadis elle m'avait demand� de l'appeler ma petite femme-enfant. J'essayerais � l'avenir, me disais-je, d'am�liorer le plus possible les choses, mais sans bruit. Cela m�me n'�tait gu�re facile; je risquais toujours de reprendre mon r�le d'araign�e et de me mettre aux aguets au fond de ma toile. Et l'ombre d'autrefois ne devait plus descendre entre nous; ce n'�tait plus que sur mon coeur qu'elle devait peser d�sormais. Vous allez voir comment: Le sentiment p�nible que j'avais con�u jadis se r�pandit d�s lors sur ma vie tout enti�re, plus profond peut-�tre que par le pass�, mais aussi vague que jamais, comme l'accent plaintif d'une musique triste que j'entendais vibrer au milieu de la nuit. J'aimais tendrement ma femme, et j'�tais heureux, mais le bonheur dont je jouissais n'�tait pas celui que j'avais r�v� autrefois: il me manquait toujours quelque chose. D�cid� � tenir la promesse que je me suis faite � moi-m�me, de faire de ce papier le r�cit fid�le de ma vie, je m'examine soigneusement, sinc�rement, pour mettre � nu tous les secrets de mon coeur. Ce qui me manquait, je le regardais encore, je l'avais toujours regard� comme un r�ve de ma jeune imagination; un r�ve qui ne pouvait se r�aliser. Je souffrais, comme le font plus ou moins tous les hommes, de sentir que c'�tait une chim�re impossible. Mais, apr�s tout, je ne pouvais m'emp�cher de me dire qu'il aurait mieux valu que ma femme me v�nt plus souvent en aide, qu'elle partage�t toutes mes pens�es, au lieu de m'en laisser seul le poids. Elle aurait pu le faire: elle ne le faisait pas. Voil� ce que j'�tais bien oblig� de reconna�tre. J'h�sitais donc entre deux conclusions qui ne pouvaient se concilier. Ou bien ce que j'�prouvais �tait g�n�ral, in�vitable; ou bien c'�tait un fait qui m'�tait particulier, et dont on aurait pu m'�pargner le chagrin. Quand je revoyais en esprit ces ch�teaux en l'air, ces r�ves de ma jeunesse, qui ne pouvaient se r�aliser, je reprochais � l'�ge m�r d'�tre moins riche en bonheur que l'adolescence; et alors ces jours de bonheur aupr�s d'Agn�s, dans sa bonne vieille maison, se dressaient devant moi comme des spectres du temps pass� qui pourraient ressusciter peut-�tre dans un autre monde, mais que je ne pouvais esp�rer de voir revivre ici-bas. Parfois une autre pens�e me traversait l'esprit: que serait-il arriv� si Dora et moi nous ne nous �tions jamais connus? Mais elle �tait tellement m�l�e � toute ma vie que c'�tait une id�e fugitive qui bient�t s'envolait loin de moi, comme le fil de la bonne Vierge qui flotte et dispara�t dans les airs. Je l'aimais toujours. Les sentiments que je d�peins ici sommeillaient au fond de mon coeur; j'en avais � peine conscience. Je ne crois pas qu'ils eussent aucune influence sur mes paroles ou sur mes actions. Je portais le poids de tous nos petits soucis, de tous nos projets: Dora me tenait mes plumes, et nous sentions tous deux que les choses �taient aussi bien partag�es qu'elles pouvaient l'�tre. Elle m'aimait et elle �tait fi�re de moi; et quand Agn�s lui �crivait que mes anciens amis se r�jouissaient de mes succ�s, quand elle disait qu'en me lisant on croyait entendre ma voix, Dora avait des larmes de joie dans les yeux, et m'appelait son cher, son illustre, son bon vieux petit mari. �Le premier mouvement d'un coeur indisciplin�!� Ces paroles de mistress Strong me revenaient sans cesse � l'esprit; elles m'�taient toujours pr�sentes. La nuit, je les retrouvais � mon r�veil; dans mes r�ves, je les lisais inscrites sur les murs des maisons. Car maintenant je savais que mon propre coeur n'avait point connu de discipline lorsqu'il s'�tait attach� jadis � Dora; et que, si aujourd'hui m�me il �tait mieux disciplin�, je n'aurais pas �prouv�, apr�s notre mariage, les sentiments dont il faisait la secr�te exp�rience. �Il n'y a pas de mariage plus mal assorti que celui o� il n'y a pas de rapports d'id�es et de caract�re.� Je n'avais pas oubli� non plus ces paroles. J'avais essay� de fa�onner Dora � mon caract�re, et je n'avais pas r�ussi. Il ne me restait plus qu'� me fa�onner au caract�re de Dora, � partager avec elle ce que je pourrais et � m'en contenter; � porter le reste sur mes �paules, � moi tout seul, et de m'en contenter encore. C'�tait l� la discipline � laquelle il fallait soumettre mon coeur. Gr�ce � cette r�solution, ma seconde ann�e de mariage fut beaucoup plus heureuse que la premi�re, et, ce qui valait mieux encore, la vie de Dora n'�tait qu'un rayon de soleil. Mais, en s'�coulant, cette ann�e avait diminu� la force de Dora. J'avais esp�r� que des mains plus d�licates que les miennes viendraient m'aider � modeler son �me, et que le sourire d'un baby ferait de �ma femme-enfant� une femme. Vaine esp�rance! Le petit esprit qui devait b�nir notre m�nage tressaillit un moment sur le seuil de sa prison, puis s'envola vers les cieux, sans conna�tre seulement sa captivit�. �Quand je pourrai recommencer � courir comme autrefois, ma tante, disait Dora, je ferai sortir Jip; il devient trop lourd et trop paresseux. -- Je soup�onne, ma ch�re, dit ma tante, qui travaillait tranquillement � c�t� de ma femme, qu'il a une maladie plus grave que la paresse: c'est son �ge, Dora. -- Vous croyez qu'il est vieux? dit Dora avec surprise. Oh! comme c'est dr�le que Jip soit vieux! -- C'est une maladie � laquelle nous sommes tous expos�s, petite, � mesure que nous avan�ons dans la vie. Je m'en ressens plus qu'autrefois, je vous assure. -- Mais Jip, dit Dora en le regardant d'un air de compassion, quoi! le petit Jip aussi! Pauvre ami! -- Je crois qu'il vivra encore longtemps, Petite-Fleur,� dit ma tante en embrassant Dora, qui s'�tait pench�e sur le bord du canap� pour regarder Jip. Le pauvre animal r�pondait � ses caresses en se tenant sur les pattes de derri�re, et en s'effor�ant, malgr� son asthme, de grimper sur sa ma�tresse, �Je ferai doubler sa niche de flanelle cet hiver, et je suis s�re qu'au printemps prochain il sera plus frais que jamais, comme les fleurs. Vilain petit animal! s'�cria ma tante, il serait dou� d'autant de vies qu'un chat, et sur le point de les perdre toutes, que je crois vraiment qu'il userait son dernier souffle � aboyer contre moi!� Dora l'avait aid� � grimper sur le canap�, d'o� il avait l'air de d�fier ma tante avec tant de furie qu'il ne voulait pas se tenir en place et ne cessait d'aboyer de c�t�. Plus ma tante le regardait, et plus il la provoquait, sans doute parce qu'elle avait r�cemment adopt� des lunettes, et que Jip, pour des raisons � lui connues, consid�rait ce proc�d� comme une insulte personnelle. � force de persuasion, Dora �tait parvenue � le faire coucher pr�s d'elle, et quand il �tait tranquille, elle caressait doucement ses longues oreilles, en r�p�tant, d'un air pensif: �Toi aussi, mon petit Jip, pauvre chien! -- Il a encore un bon coeur, dit gaiement ma tante, et la vivacit� de ses antipathies montre bien qu'il n'a rien perdu de sa force. Il a bien des ann�es devant lui, je vous assure. Mais si vous voulez un chien qui coure aussi bien que vous, Petite-Fleur, Jip a trop v�cu pour faire ce m�tier: je vous en donnerai un autre. -- Merci, ma tante, dit faiblement Dora, mais n'en faites rien, je vous prie. -- Non? dit ma tante en �tant ses lunettes. -- Je ne veux pas d'autre chien que Jip, dit Dora. Ce serait trop de cruaut�. D'ailleurs, je n'aimerai jamais un autre chien comme j'aime Jip; il ne me conna�trait pas depuis mon mariage, ce ne serait pas lui qui aboyait jadis quand David arrivait chez nous. J'ai bien peur, ma tante, de ne pas pouvoir aimer un autre chien comme Jip! -- Vous avez bien raison, dit ma tante en caressant la joue de Dora; vous avez bien raison. -- Vous ne m'en voulez pas? dit Dora, n'est-ce pas? -- Mais quelle petite sensitive! s'�cria ma tante en la regardant tendrement. Comment pouvez-vous supposer que je vous en veuille? -- Oh! non, je ne le crois pas, r�pondit Dora; seulement, je suis un peu fatigu�e, c'est ce qui me rend si sotte; je suis toujours une petite sotte, vous savez, mais cela m'a rendu plus sotte encore de parler de Jip. Il m'a connue pendant toute ma vie, il sait tout ce qui m'est arriv�, n'est-ce pas, Jip? Et je ne veux pas le mettre de c�t�, parce qu'il est un peu chang�, n'est-il pas vrai, Jip?� Jip se tenait contre sa ma�tresse et lui l�chait languissamment la main. �Vous n'�tes pas encore assez vieux pour abandonner votre ma�tresse, n'est-ce pas, Jip? dit Dora. Nous nous tiendrons compagnie encore quelque temps.� Ma jolie petite Dora! Quand elle descendit � table, le dimanche d'apr�s, et qu'elle se montra ravie de revoir Traddles, qui d�nait toujours avec nous le dimanche, nous croyions que dans quelques jours elle se remettrait � courir partout, comme par le pass�. On nous disait: Attendez encore quelques jours, et puis, quelques jours encore; mais elle ne se mettait ni � courir, ni � marcher. Elle �tait bien jolie et bien gaie; mais ces petits pieds qui dansaient jadis si joyeusement autour de Jip, restaient faibles et sans mouvement. Je pris l'habitude de la descendre dans mes bras tous les matins et de la remonter tons les soirs. Elle passait ses bras autour de mon cou et riait tout le long du chemin, comme si c'�tait une gageure. Jip nous pr�c�dait en aboyant et s'arr�tait tout essouffl� sur le palier pour voir si nous arrivions. Ma tante, la meilleure et la plus gaie des gardes-malades, nous suivait, en portant un chargement de ch�les et d'oreillers. M. Dick n'aurait c�d� � personne le droit d'ouvrir la marche, un flambeau � la main. Traddles se tenait souvent au pied de l'escalier, � recevoir tous les messages fol�tres dont le chargeait Dora pour la meilleure fille du monde. Nous avions l'air d'une joyeuse procession, et ma femme-enfant �tait plus joyeuse que personne. Mais parfois, quand je l'enlevais dans mes bras, et que je la sentais devenir chaque jour moins lourde, un vague sentiment de peine s'emparait de moi; il me semblait que je marchais vers une contr�e glaciale qui m'�tait inconnue, et dont l'id�e assombrissait ma vie. Je cherchais � �touffer cette pens�e, je me la cachais � moi-m�me; mais un soir, apr�s avoir entendu ma tante lui crier: �Bonne nuit, Petite-Fleur,� je restai seul assis devant mon bureau, et je pleurai en me disant: �Nom fatal! si la fleur allait se fl�trir sur sa tige, comme font les fleurs!� CHAPITRE XIX. Je suis envelopp� dans un myst�re. Je re�us un matin par la poste la lettre suivante, dat�e de Canterbury, et qui m'�tait adress�e aux _Doctors'-Commons_; j'y lus, non sans surprise, ce qui suit: �Mon cher monsieur, �Des circonstances qui n'ont pas d�pendu de ma volont� ont depuis longtemps refroidi une intimit� qui m'a toujours caus� les plus douces �motions. Aujourd'hui encore, lorsqu'il m'est possible, dans les rares instants de loisir que me laisse ma profession, de contempler les sc�nes du pass�, embellies des couleurs brillantes qui d�corent le prisme de la m�moire, je les retrouve avec bonheur. Je ne saurais me permettre, mon cher monsieur, maintenant que vos talents vous ont �lev� � une si haute distinction, de donner au compagnon de ma jeunesse le nom familier de Copperfield! Il me suffit de savoir que ce nom auquel j'ai l'honneur de faire allusion restera �ternellement entour� d'estime et d'affection dans les archives de notre maison (je veux parler des archives relatives � nos anciens locataires, conserv�es soigneusement par mistress Micawber). �Il ne m'appartient pas, � moi qui, par une suite d'erreurs personnelles et une combinaison fortuite d'�v�nements n�fastes, me trouve dans la situation d'une barque �chou�e (s'il m'est permis d'employer cette comparaison nautique), il ne m'appartient pas, dis-je, de vous adresser des compliments ou des f�licitations. Je laisse ce plaisir � des mains plus pures et plus capables. �Si vos importantes occupations (je n'ose l'esp�rer) vous permettent de parcourir ces caract�res imparfaits, vous vous demanderez certainement dans quel but je trace la pr�sente �p�tre. Permettez-moi de vous dire que je comprends toute la justesse de cette demande, et que je vais y faire droit, en vous d�clarant d'abord qu'elle n'a pas trait � des affaires p�cuniaires. �Sans faire d'allusion directe au talent que je puis avoir pour lancer la foudre ou pour diriger la flamme vengeresse, n'importe contre qui, je puis me permettre de remarquer en passant que mes plus brillantes visions sont d�truites, que ma paix est an�antie et que toutes mes joies sont taries, que mon coeur n'est plus � sa place, et que je ne marche plus la t�te lev�e devant mes concitoyens. La chenille est dans la fleur, la coupe d'amertume d�borde, le ver est � l'oeuvre, et bient�t il aura rong� sa victime. Le plus t�t sera le mieux. Mais je ne veux pas m'�carter de mon sujet. �Plac�, comme je le suis, dans la plus p�nible situation d'esprit, trop malheureux pour que l'influence de mistress Micawber puisse adoucir ma souffrance, bien qu'elle l'exerce en sa triple qualit� de femme, d'�pouse et de m�re, j'ai l'intention de me fuir moi- m�me pendant quelques instants, et d'employer quarante-huit heures � visiter dans la capitale les lieux qui ont �t� jadis le th��tre de mon contentement. Parmi ces ports tranquilles o� j'ai connu la paix de l'�me, je me dirigerai naturellement vers la prison du Banc du Roi. J'aurai atteint mon but dans cette communication �pistolaire en vous annon�ant que je serai (D. V.) pr�s du mur ext�rieur de ce lieu d'emprisonnement pour affaires civiles, apr�s-demain! � sept heures du soir. �Je n'ose demander � mon ancien ami monsieur Copperfield, ou � mon ancien ami M. Thomas Traddles, du Temple, si ce dernier vit encore, de daigner venir m'y trouver, pour renouer (autant que cela sera possible) nos relations du bon vieux temps. Je me borne � jeter aux vents cette indication: � l'heure et au lieu pr�cit�s, on pourra trouver les vestiges ruin�s de ce qui �reste �d'une �tour �croul�e, �Wilkins Micawber. �P. S. Il est peut-�tre sage d'ajouter que je n'ai pas mis mistress Micawber dans ma confidence.� Je relus plusieurs fois cette lettre. J'avais beau me rappeler le style pompeux des compositions de M. Micawber et le go�t extraordinaire qu'il avait toujours eu pour �crire des lettres interminables dans toutes les occasions possibles ou impossibles, il me semblait qu'il devait y avoir au fond de ce pathos quelque chose d'important. Je posai la lettre pour y r�fl�chir, puis je la repris pour la lire encore une fois, et j'�tais plong� dans cette nouvelle lecture quand Traddles entra chez moi. �Mon cher ami, lui dis-je, je n'ai jamais �t� plus charm� de vous voir. Vous venez m'aider de votre jugement r�fl�chi dans un moment fort opportun. J'ai re�u, mon cher Traddles, la lettre la plus singuli�re de M. Micawber. -- Vraiment? s'�cria Traddles. Allons donc! Et moi j'en ai re�u une de mistress Micawber!� L�-dessus, Traddles, anim� par la marche, et les cheveux h�riss�s comme s'il venait de voir appara�tre un revenant sous la double influence d'un exercice pr�cipit� et d'une �motion vive, me tendit sa lettre et prit la mienne. Je le regardais lire, et je vis son sourire quand il arriva � �lancer la foudre, ou diriger la flamme vengeresse.� -- �Bon Dieu! Copperfield,� s'�cria-t-il. Puis je m'adonnai � la lecture de la lettre de mistress Micawber. La voici: �Je pr�sente tous mes compliments � monsieur Thomas Traddles et, s'il garde quelque souvenir d'une personne qui a jadis eu le bonheur d'�tre li�e avec lui, j'ose lui demander de vouloir bien me consacrer quelques instants. J'assure monsieur Thomas Traddles que je n'abuserais pas de sa bont�, si je n'�tais sur le point de perdre la raison. �Il m'est bien douloureux de dire que c'est la froideur de M. Micawber envers sa femme et ses enfants (lui jadis si tendre!) qui me force � m'adresser aujourd'hui � monsieur Traddles, et � solliciter son appui. Monsieur Traddles ne peut se faire une juste id�e du changement qui s'est op�r� dans la conduite de M. Micawber, de sa bizarrerie, de sa violence. Cela a toujours �t� croissant, et c'est devenu maintenant une v�ritable aberration. Je puis assurer Monsieur Traddles qu'il ne se passe pas un jour sans que j'aie � supporter quelque paroxysme de ce genre. Monsieur Traddles n'aura pas besoin que je m'�tende sur ma douleur, quand je lui dirai que j'entends sans cesse M. Micawber affirmer qu'il s'est vendu au diable. Le myst�re et le secret sont devenus depuis longtemps son caract�re habituel, et remplacent une confiance illimit�e. Sur la plus frivole provocation, si, par exemple, je lui fais seulement cette question: �Qu'est-ce que vous voulez pour votre d�ner?� il me d�clare qu'il va demander une s�paration de corps et de biens. Hier soir, ses enfants lui ayant demand� deux sous pour acheter des pralines au citron, friandise locale, il a tendu un grand couteau aux petits jumeaux. �Je supplie monsieur Traddles de me pardonner ces d�tails, qui seuls peuvent lui donner une faible id�e de mon horrible situation. �Puis-je maintenant confier � monsieur Traddles le but de ma lettre? Me permet-il de m'abandonner � son amiti�? Oh! oui, je connais son coeur! �L'oeil de l'affection voit clair, surtout chez nous autres femmes. M. Micawber va � Londres. Quoiqu'il ait cherch� ce matin � se cacher de moi, tandis qu'il �crivait une adresse pour la petite malle brune qui a connu nos jours de bonheur, le regard d'aigle de l'anxi�t� conjugale a su lire la derni�re syllabe _dres_. Sa voiture descend � la Croix d'Or. Puis-je conjurer M. Traddles de voir mon �poux qui s'�gare, et de chercher � le ramener? Puis-je demander � M. Traddles de venir en aide � une famille d�sesp�r�e? Oh! non, ce serait trop d'importunit�! �Si M. Copperfield, dans sa gloire, se souvient encore d'une personne aussi inconnue que moi, M. Traddles voudra-t-il bien lui transmettre mes compliments et mes pri�res? En tout cas, je le prie de bien vouloir _regarder cette lettre comme express�ment particuli�re_, _et de n'y faire aucune allusion, sous aucun pr�texte, en pr�sence de M. Micawber_. Si M. Traddles daignait jamais me r�pondre (ce qui me semble extr�mement improbable), une lettre adress�e � M. E., poste restante, Canterbury, aura, sous cette adresse, moins de douloureuses cons�quences que sous toute autre, pour celle qui a l'honneur d'�tre, avec le plus profond d�sespoir, �Tr�s-respectueusement votre amie suppliante, �Emma Micawber.� �Que pensez-vous de cette lettre? me dit Traddles en levant les yeux sur moi. -- Et vous, que pensez-vous de l'autre? car il la lisait d'un air d'anxi�t�. -- Je crois, Copperfield, que ces deux lettres ensemble sont plus significatives que ne le sont en g�n�ral les �p�tres de M. et de mistress Micawber, mais je ne sais pas trop ce qu'elles veulent dire. Je ne doute pas qu'ils ne les aient �crites de la meilleure foi du monde. Pauvre femme! dit-il en regardant la lettre de mistress Micawber, tandis que nous comparions les deux missives; en tout cas, il faut avoir la charit� de lui �crire, et de lui dire que nous ne manquerons pas de voir M. Micawber.� J'y consentis d'autant plus volontiers que je me reprochais d'avoir trait� un peu trop l�g�rement la premi�re lettre de cette pauvre femme. J'y avais r�fl�chi dans le temps, comme je l'ai d�j� dit, mais j'�tais pr�occup� de mes propres affaires, je connaissais bien les individus, et peu � peu j'avais fini par n'y plus songer. Le souvenir des Micawber me tracassait souvent l'esprit, mais c'�tait surtout pour me demander quels �engagements p�cuniaires� ils �taient en train de contracter � Canterbury, et pour me rappeler avec quel embarras M. Micawber m'avait re�u jadis, quand il �tait devenu le commis d'Uriah Heep. J'�crivis une lettre consolante � mistress Micawber, en notre nom collectif, et nous la sign�mes tous les deux. Nous sort�mes pour la mettre � la poste, et chemin faisant nous nous livr�mes, Traddles et moi, � une foule de suppositions qu'il est inutile de r�p�ter ici. Nous appel�mes ma tante en conseil, mais le seul r�sultat positif de notre conf�rence fut que nous ne manquerions pas de nous trouver au rendez-vous fix� par M. Micawber. En effet, nous arriv�mes au lieu convenu, un quart d'heure d'avance; M. Micawber y �tait d�j�. Il se tenait debout, les bras crois�s, appuy� contre le mur, et il regardait d'un oeil sentimental les pointes en fer qui le surmontent, comme si c'�taient les branches entrelac�es des arbres qui l'avaient abrit� durant les jours de sa jeunesse. Quand nous f�mes pr�s de lui, nous lui trouv�mes l'air plus embarrass� et moins �l�gant qu'autrefois. Il avait mis de c�t� ce jour-l� son costume noir; il portait son vieux surtout et son pantalon collant, mais non plus avec la m�me gr�ce que par le pass�. � mesure que nous causions, il retrouvait un peu ses anciennes mani�res; mais son lorgnon ne pendait plus avec la m�me aisance, et son col de chemise retombait plus n�gligemment. �Messieurs, dit M. Micawber, quand nous e�mes �chang� les premiers saluts, vous �tes vraiment des amis, les amis de l'adversit�. Permettez-moi de vous demander quelques d�tails sur la sant� physique de mistress Copperfield _in esse_, et de mistress Traddles _in posse_, en supposant toutefois que M. Traddles ne soit pas encore uni � l'objet de son affection pour partager le bien et le mal du m�nage.� Nous r�pond�mes, comme il convenait, � sa politesse. Puis il nous montra du doigt la muraille, et il avait d�j� commenc� son discours par: �Je vous assure, messieurs...� Quand je me permis de m'opposer � ce qu'il nous trait�t avec tant de c�r�monie, et � lui demander de nous regarder comme de vieux amis, �mon cher Copperfield, reprit-il en me serrant la main, votre cordialit� m'accable. En recevant avec tant de bont� ce fragment d�truit d'un temple auquel on donnait jadis le nom d'homme, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, vous faites preuve de sentiments qui honorent notre commune nature. J'�tais sur le point de remarquer que je revoyais aujourd'hui le lieu paisible o� se sont �coul�es quelques-unes des plus belles ann�es de mon existence. -- Gr�ce � mistress Micawber, j'en suis convaincu, r�pondis-je; j'esp�re qu'elle se porte bien? -- Merci, reprit M. Micawber, dont le visage s'�tait assombri, elle va comme ci comme �a. Voil� donc, dit M. Micawber en inclinant tristement la t�te, voil� donc le Banc! voil� ce lieu o� pour la premi�re fois, pendant de longues ann�es, le douloureux fardeau d'engagements p�cuniaires n'a pas �t� proclam� chaque jour par des voix importunes qui refusaient de me laisser sortir; o� il n'y avait pas � la porte de marteau qui perm�t aux cr�anciers de frapper, o� on n'exigeait aucun service personnel, et o� ceux qui vous d�tenaient en prison attendaient � la grille. Messieurs, dit M. Micawber, lorsque l'ombre de ces piques de fer qui ornent le sommet des briques venait se r�fl�chir sur le sable de la Parade, j'ai vu mes enfants s'amuser � suivre avec leurs pieds le labyrinthe compliqu� du parquet en �vitant les points noirs. Il n'y a pas une pierre de ce b�timent qui ne me soit famili�re. Si je ne puis vous dissimuler ma faiblesse, veuillez m'excuser. -- Nous avons tous fait du chemin en ce monde depuis ce temps-l�, monsieur Micawber, lui dis-je. -- Monsieur Copperfield, me r�pondit-il avec amertume, lorsque j'habitais cette retraite, je pouvais regarder en face mon prochain, je pouvais l'assommer s'il venait � m'offenser. Mon prochain et moi, nous ne sommes plus sur ce glorieux pied d'�galit�!� M. Micawber s'�loigna d'un air abattu, et prenant le bras de Traddles d'un c�t�, tandis que, de l'autre, il s'appuyait sur le mien, il continua ainsi: �Il y a sur la voie qui m�ne � la tombe des bornes qu'on voudrait n'avoir jamais franchies, si l'on ne sentait qu'un pareil voeu serait impie. Tel est le Banc du Roi dans ma vie bigarr�e! -- Vous �tes bien triste, monsieur Micawber, dit Traddles. -- Oui, monsieur, repartit M. Micawber. -- J'esp�re, dit Traddles, que ce n'est pas parce que vous avez pris du d�go�t pour le droit, car je suis avocat, comme vous savez.� M. Micawber ne r�pondit pas un mot. �Comment va notre ami Heep, monsieur Micawber? lui dis-je apr�s un moment de silence. -- Mon cher Copperfield, r�pondit M. Micawber, qui parut d'abord en proie � une violente �motion, puis devint tout p�le, si vous appelez _votre_ ami celui qui m'emploie, j'en suis f�ch�, si vous l'appelez _mon_ ami, je vous r�ponds par un rire sardonique. Quelque nom que vous donniez � ce monsieur, je vous demande la permission de vous r�pondre simplement que, quel que puisse �tre son �tat de sant�, il a l'air d'un renard, pour ne pas dire d'un diable. Vous me permettrez de ne pas m'�tendre davantage, comme individu, sur un sujet qui, comme homme public, m'a entra�n� presque au bord de l'ab�me.� Je lui exprimai mon regret d'avoir bien innocemment abord� un th�me de conversation qui semblait l'�mouvoir si vivement. �Puis-je vous demander, sans courir le risque de commettre la m�me faute, comment vont mes vieux amis, M. et miss Wickfield? -- Miss Wickfield, dit M. Micawber, et son visage se colora d'une vive rougeur, miss Wickfield est, ce qu'elle a toujours �t�, un mod�le, un exemple radieux. Mon cher Copperfield, c'est la seule �toile qui brille au milieu d'une profonde nuit. Mon respect pour cette jeune fille, mon admiration de sa vertu, mon d�vouement � sa personne... tant de bont�, de tendresse, de fid�lit�... Emmenez- moi dans un endroit �cart�, dit-il enfin, sur mon �me, je ne suis plus ma�tre de moi!� Nous le conduis�mes dans une �troite ruelle: il s'appuya contre le mur et tira son mouchoir. Si je le regardais d'un air aussi grave que le faisait Traddles, notre compagnie ne devait pas �tre propre � lui rendre beaucoup de courage. �Je suis condamn�, dit M. Micawber en sanglotant, mais sans oublier de sangloter avec quelque reste de son �l�gance pass�e, je suis condamn�, messieurs, � souffrir de tous les bons sentiments que renferme la nature humaine. L'hommage que je viens de rendre � miss Wickfield m'a perc� le coeur. Tenez! laissez-moi, plut�t, errer sur la terre, triste vagabond que je suis. Je vous r�ponds que les vers ne mettront pas longtemps � r�gler mon compte.� Sans r�pondre � cette invocation, nous attend�mes qu'il eut remis son mouchoir dans sa poche, tir� le col de sa chemise, et siffl� de l'air le plus d�gag� pour tromper les passants qui auraient pu remarquer ses larmes. Je lui dis alors, bien d�cid� � ne pas le perdre de vue, pour ne pas perdre non plus ce que nous voulions savoir, que je serais charm� de le pr�senter � ma tante, s'il voulait bien nous accompagner jusqu'� Highgate, o� nous avions un lit � son service. �Vous nous ferez un verre de votre excellent punch d'autrefois, monsieur Micawber, lui dis-je, et de plus agr�ables souvenirs vous feront oublier vos soucis du moment. -- Ou si vous trouvez quelque soulagement � confier � des amis la cause de votre anxi�t�, monsieur Micawber, nous serons tout pr�ts � vous �couter, ajouta prudemment Traddles. -- Messieurs, r�pondit M. Micawber, faites de moi tout ce que vous voudrez! Je suis une paille emport�e par l'Oc�an en furie; je suis ballott� en tout sens par les �l�phants, je vous demande pardon, c'est par les �l�ments que j'aurais d� dire.� Nous nous rem�mes en marche, bras dessus bras dessous; nous pr�mes bient�t l'omnibus et nous arriv�mes sans encombre � Highgate. J'�tais fort embarrass�, je ne savais que faire ni que dire. Traddles ne valait pas mieux. M. Micawber �tait sombre. De temps � autre il faisait un effort pour se remettre en sifflant quelques fragments de chansonnettes; mais il retombait bient�t dans une profonde m�lancolie, et plus il semblait abattu, plus il mettait son chapeau sur l'oreille, plus il tirait son col de chemise jusqu'� ses yeux. Nous nous rend�mes chez ma tante plut�t que chez moi, parce que Dora �tait souffrante. Ma tante accueillit M. Micawber avec une gracieuse cordialit�. M. Micawber lui baisa la main, se retira dans un coin de la fen�tre, et, sortant son mouchoir de sa poche, se livra une lutte int�rieure contre lui-m�me. M. Dick �tait � la maison. Il avait naturellement piti� de tous ceux qui paraissaient mal � leur aise, et il les d�couvrait si vite qu'il donna bien dix poign�es de main � M. Micawber en cinq minutes. Cette affection, � laquelle il ne pouvait s'attendre de la part d'un �tranger, toucha tellement M. Micawber, qu'il r�p�tait � chaque instant: �Mon cher monsieur, c'en est trop!� Et M. Dick, encourag� par ses succ�s, revenait � la charge avec une nouvelle ardeur. �La bont� de ce monsieur, madame, dit M. Micawber � l'oreille de ma tante, si vous voulez bien me permettre d'emprunter une figure fleurie au vocabulaire de nos jeux nationaux un peu vulgaires, me passe la jambe; une pareille r�ception est une �preuve bien sensible pour un homme qui lutte, comme je le fais, contre un tas de troubles et de difficult�s. -- Mon ami M. Dick, reprit fi�rement ma tante, n'est pas un homme ordinaire. -- J'en suis convaincu, madame, dit M. Micawber. Mon cher monsieur, continua-t-il, car M. Dick lui serrait de nouveau les mains, je sens vivement votre bont�! -- Comment allez-vous? dit M. Dick d'un air affectueux. -- Comme �a, monsieur, r�pondit en soupirant M. Micawber. -- Il ne faut pas se laisser abattre, dit M. Dick, bien au contraire; t�chez de vous �gayer comme vous pourrez.� Ces paroles amicales �murent vivement M. Micawber, et il serra la main de M. Dick entre les siennes. �J'ai eu l'avantage de rencontrer quelquefois dans le panorama si vari� de l'existence humaine une oasis sur mon chemin, mais jamais je n'en ai vu de si verdoyante ni de si rafra�chissante que celle qui s'offre � ma vue!� � un autre moment j'aurais ri de cette image; mais nous nous sentions tous g�n�s et inquiets, et je suivais avec tant d'anxi�t� les incertitudes de M. Micawber, partag� entre le d�sir manifeste de nous faire une r�v�lation et le contre-d�sir de ne rien r�v�ler du tout, que j'en avais v�ritablement la fi�vre. Traddles, assis sur le bord de sa chaise, les yeux �carquill�s et les cheveux plus droits que jamais, regardait alternativement le plancher et M. Micawber, sans dire un seul mot. Ma tante, tout en cherchant avec beaucoup d'adresse � comprendre son nouvel h�te, gardait plus de pr�sence d'esprit qu'aucun de nous, car elle causait avec lui et le for�ait � causer, bon gr� mal gr�. �Vous �tes un ancien ami de mon neveu, monsieur Micawber, dit ma tante; je regrette de ne pas avoir eu le plaisir de vous conna�tre plus t�t. -- Madame, dit M. Micawber, j'aurais �t� heureux de faire plus t�t votre connaissance. Je n'ai pas toujours �t� le mis�rable naufrag� que vous pouvez contempler en ce moment. -- J'esp�re que mistress Micawber et toute votre famille se portent bien, monsieur?� dit ma tante. M. Micawber salua. �Ils sont aussi bien, madame, reprit-il d'un ton d�sesp�r�, que peuvent l'�tre de malheureux proscrits. -- Eh bon Dieu! monsieur, s'�cria ma tante, avec sa brusquerie habituelle, qu'est-ce que vous nous dites l�? -- L'existence de ma famille, r�pondit M. Micawber, ne tient plus qu'� un fil. Celui qui m'emploie...� Ici M. Micawber s'arr�ta, � mon grand d�plaisir, et commen�a � peler les citrons que j'avais fait placer sur la table devant lui, avec tous les autres ingr�dients dont il avait besoin pour faire le punch. �Celui qui vous emploie, disiez-vous... reprit M. Dick en le poussant doucement du coude. -- Je vous remercie, mon cher monsieur, r�pondit M. Micawber, de me rappeler ce que je voulais dire. Eh bien! donc, madame, celui qui m'emploie, M. Heep, m'a fait un jour l'honneur de me dire que, si je ne touchais pas le traitement attach� aux fonctions que je remplis aupr�s de lui, je ne serais probablement qu'un malheureux saltimbanque, et que je parcourrais les campagnes, faisant m�tier d'avaler des lames de sabre ou de d�vorer des flammes. Et il n'est que trop probable, en effet, que mes enfants seront r�duits � gagner leur vie, � faire des contorsions et des tours de force, tandis que mistress Micawber jouera de l'orgue de Barbarie pour accompagner ces malheureuses cr�atures dans leurs atroces exercices.� M. Micawber brandit alors son couteau d'un air distrait, mais expressif, comme s'il voulait dire que, heureusement, il ne serait plus l� pour voir �a; puis il se remit � peler ses citrons d'un air navr�. Ma tante le regardait attentivement, le coude appuy� sur son petit gu�ridon. Malgr� ma r�pugnance � obtenir de lui par surprise les confidences qu'il ne paraissait pas dispos� � nous faire, j'allais profiter de l'occasion pour le faire parler; mais il n'y avait pas moyen: il �tait trop occup� � mettre l'�corce de citron dans la bouilloire, le sucre dans les mouchettes, l'esprit-de-vin dans la carafe vide, � prendre le chandelier pour en verser de l'eau bouillante, enfin � une foule de proc�d�s les plus �tranges. Je voyais que nous touchions � une crise: cela ne tarda pas. Il repoussa loin de lui tous ses mat�riaux et ses ustensiles, se leva brusquement, tira son mouchoir et fondit en larmes. �Mon cher Copperfield, me dit-il, tout en s'essuyant les yeux, cette occupation demande plus que toute autre du calme et le respect de soi-m�me. Je ne suis pas capable de m'en charger. C'est une chose indubitable. -- Monsieur Micawber, lui dis-je, qu'est-ce que vous avez donc? Parlez, je vous en prie, il n'y a ici que des amis. -- Des amis! monsieur, r�p�ta M. Micawber; et le secret qu'il avait contenu jusque-l� � grand'peine lui �chappa tout � coup! Grand Dieu, c'est pr�cis�ment parce que je suis entour� d'amis que vous me voyez dans cet �tat. Ce que j'ai, et ce qu'il y a, messieurs? Demandez-moi plut�t ce que je n'ai pas. Il y a de la m�chancet�, il y a de la bassesse, il y a de la d�ception, de la fraude, des complots; et le nom de cette masse d'atrocit�s, c'est... HEEP!� Ma tante frappa des mains, et nous tressaill�mes tous comme des poss�d�s. �Non, non, plus de combat, plus de lutte avec moi-m�me, dit M. Micawber en gesticulant violemment avec son mouchoir et en �tendant ses deux bras devant lui de temps en temps, en mesure, comme s'il nageait dans un oc�an de difficult�s surhumaines; je ne saurais mener plus longtemps cette vie, je suis trop mis�rable; on m'a enlev� tout ce qui rend l'existence supportable. J'ai �t� condamn� � l'excommunication du _Tabou_ tout le temps que je suis rest� au service de ce sc�l�rat. Rendez-moi ma femme, rendez-moi mes enfants; remettez Micawber � la place du malheureux qui marche aujourd'hui dans mes bottes, et puis dites-moi d'avaler demain un sabre, et je le ferai; vous verrez avec quel app�tit!� Je n'avais jamais vu un homme aussi exalt�. Je m'effor�ai de le calmer pour t�cher de tirer de lui quelques paroles plus sens�es, mais il montait comme une soupe au lait sans vouloir seulement �couter un mot. �Je ne donnerai une poign�e de main � personne, continua-t-il en �touffant un sanglot, et en soufflant comme un homme qui se noie, jusqu'� ce que j'aie mis en morceaux ce d�testable... serpent de _Heep!_ Je n'accepterai de personne l'hospitalit�, jusqu'� ce que j'aie d�cid� le mont V�suve � faire jaillir ses flammes... sur ce mis�rable bandit de _Heep!_ Je ne pourrai avaler le... moindre rafra�chissement... sous ce toit... surtout du punch... avant d'avoir arrach� les yeux... � ce voleur, � ce menteur de _Heep!_ Je ne veux voir personne... je ne veux rien dire... je... ne veux loger nulle part... jusqu'� ce que j'aie r�duit... en une impalpable poussi�re cet hypocrite transcendant, cet immortel parjure de _Heep!_� Je commen�ais � craindre de voir M. Micawber mourir sur place. Il pronon�ait toutes ces phrases courtes et saccad�es d'une voix suffoqu�e; puis, quand il approchait du nom de Heep, il redoublait de vitesse et d'ardeur, son accent passionn� avait quelque chose d'effrayant; mais quand il se laissa retomber sur sa chaise, tout en nage, hors de lui, nous regardant d'un air �gar�, les joues violettes, la respiration g�n�e, le front couvert de sueur, il avait tout l'air d'�tre � la derni�re extr�mit�. Je m'approchai de lui pour venir � son aide, mais il m'�carta d'un signe de sa main et reprit: �Non, Copperfield!... Point de communication entre nous... jusqu'� ce que miss Wickfield... ait obtenu r�paration... du tort que lui a caus� cet adroit coquin de _Heep_!� Je suis s�r qu'il n'aurait pas eu la force de prononcer trois mots s'il n'avait pas senti au bout ce nom odieux qui lui rendait courage... �Qu'un secret inviolable soit gard�!... Pas d'exceptions!... D'aujourd'hui en huit, � l'heure du d�jeuner... que tous ceux qui sont ici pr�sents... y compris la tante... et cet excellent monsieur... se trouvent r�unis � l'h�tel de Canterbury... Ils y rencontreront mistress Micawber et moi... Nous chanterons en choeur le souvenir des beaux jours enfuis, et... je d�masquerai cet �pouvantable sc�l�rat de _Heep!_ Je n'ai rien de plus � dire... rien de plus � entendre... Je m'�lance imm�diatement... car la soci�t� me p�se... sur les traces de ce tra�tre, de ce sc�l�rat, de ce brigand de HEEP!� Et apr�s cette derni�re r�p�tition du mot magique qui l'avait soutenu jusqu'au bout, apr�s y avoir �puis� tout ce qui lui restait de force, M. Micawber se pr�cipita hors de la maison, nous laissant tous dans un tel �tat d'excitation, d'attente et d'�tonnement, que nous n'�tions gu�re moins haletants, moins essouffl�s que lui. Mais, m�me alors, il ne put r�sister � sa passion �pistolaire, car, tandis que nous �tions encore dans le paroxysme de notre excitation, de notre attente et de notre �tonnement, on m'apporta le billet suivant, qu'il venait de m'�crire dans un caf� du voisinage: �tr�s-secret et confidentiel, �Mon cher Monsieur, �Je vous prie de vouloir bien transmettre � votre excellente tante toutes mes excuses pour l'agitation que j'ai laiss� para�tre devant elle. L'explosion d'un volcan longtemps comprim� a suivi une lutte int�rieure que je ne saurais d�crire. Vous la devinerez. �J'esp�re vous avoir fait comprendre, cependant, que d'aujourd'hui en huit je compte sur vous, au caf� de Canterbury, l� o� jadis nous e�mes l'honneur, mistress Micawber et moi, d'unir nos voix � la v�tre pour r�p�ter les fameux accents du douanier immortel nourri et �lev� sur l'autre rive de la Tweed. �Une fois ce devoir rempli et cet acte de r�paration accompli, le seul qui puisse me rendre le courage d'envisager mon prochain en face, je dispara�trai pour toujours, et je ne demanderai plus qu'� �tre d�pos� dans ce lieu d'asile universel _O� dorment pour toujours dans leur �troit caveau Les anc�tres obscurs de cet humble hameau_ avec cette simple inscription: �WILKINS MICAWBER.� CHAPITRE XX. Le r�ve de M. Peggotty se r�alise. Cependant, quelques mois s'�taient �coul�s depuis qu'avait eu lieu notre entrevue avec Marthe, au bord de la Tamise. Je ne l'avais jamais revue depuis, mais elle avait eu diverses communications avec M. Peggotty. Son z�le avait �t� en pure perte, et je ne voyais dans ce qu'il me disait rien qui nous m�t sur la voie du destin d'�milie. J'avoue que je commen�ais � d�sesp�rer de la retrouver, et que je croyais chaque jour plus fermement qu'elle �tait morte. Pour lui, sa conviction restait la m�me, autant que je pouvais croire, et son coeur ouvert n'avait rien de cach� pour moi. Jamais il ne chancela un moment, jamais il ne fut �branl� dans sa certitude solennelle de finir par la d�couvrir. Sa patience �tait infatigable, et quand parfois je tremblais � l'id�e de son d�sespoir si un jour cette assurance positive recevait un coup funeste, je ne pouvais cependant m'emp�cher d'estimer et de respecter tous les jours davantage cette foi si solide, si religieuse, qui prenait sa source dans un coeur pur et �lev�. Il n'�tait pas de ceux qui s'endorment dans une esp�rance et dans une confiance oisives. Toute sa vie avait �t� une vie d'action et d'�nergie. Il savait qu'en toutes choses il fallait remplir fid�lement son r�le et ne pas se reposer sur autrui. Je l'ai vu partir la nuit, � pied, pour Yarmouth, dans la crainte qu'on n'oubli�t d'allumer le flambeau qui �clairait son bateau. Je l'ai vu, si par hasard il lisait dans un journal quelque crise qui p�t se rapporter � �milie, prendre son b�ton de voyage et entreprendre une nouvelle course de trente ou quarante lieues. Lorsque je lui eus racont� ce que j'avais appris par l'entremise de miss Dartle, il se rendit � Naples par mer. Tous ces voyages �taient tr�s- p�nibles, car il �conomisait tant qu'il pouvait pour l'amour d'�milie. Mais jamais je ne l'entendis se plaindre, jamais je ne l'entendis avouer qu'il f�t fatigu� ou d�courag�. Dora l'avait vu souvent depuis notre mariage et l'aimait beaucoup. Je le vois encore debout pr�s du canap� o� elle repose; il tient son bonnet � la main; ma femme-enfant l�ve sur lui ses grands yeux bleus avec une sorte d'�tonnement timide. Souvent, le soir, quand il avait � me parler, je l'emmenais fumer sa pipe dans le jardin: nous causions en marchant, et alors je me rappelais sa demeure abandonn�e et tout ce que j'avais aim� l� dans ce vieux bateau qui pr�sentait � mes yeux d'enfant un spectacle si �tonnant le soir, quand le feu br�lait gaiement, et que le vent g�missait tout autour de nous. Un soir, il me dit qu'il avait trouv� Marthe pr�s de sa maison, la veille, et qu'elle lui avait demand� de ne quitter Londres en aucun cas jusqu'� ce qu'elle l'e�t revu. �Elle ne vous a pas dit pourquoi? -- Je le lui ai demand�, ma�tre Davy, me r�pondit-il, mais elle parle tr�s-peu, et d�s que je le lui ai eu promis, elle est repartie. -- Vous a-t-elle dit quand elle reviendrait? -- Non, ma�tre Davy, reprit-il en se passant la main sur le front d'un air grave. Je le lui ai demand�, mais elle m'a r�pondu qu'elle ne pouvait pas me le dire.� J'avais r�solu depuis longtemps de ne pas encourager des esp�rances qui ne tenaient qu'� un fil; je ne fis donc aucune r�flexion; j'ajoutai seulement que, sans doute, il la reverrait bient�t. Je gardai pour moi toutes mes suppositions, sans attacher du reste aux paroles de Marthe une bien grande importance. Quinze jours apr�s, je me promenais seul un soir dans le jardin. Je me rappelle parfaitement cette soir�e. C'�tait le lendemain de la visite de M. Micawber. Il avait plu toute la journ�e, l'air �tait humide, les feuilles semblaient pesantes sur les branches charg�es de pluie, le ciel �tait encore sombre, mais les oiseaux recommen�aient � chanter gaiement. � mesure que le cr�puscule augmentait, ils se turent les uns apr�s les autres; tout �tait silencieux autour de moi: pas un souffle de vent n'agitait les arbres: je n'entendais que le bruit des gouttes d'eau qui d�coulaient lentement des rameaux verts pendant que je me promenais de long en large dans le jardin. Il y avait l�, contre notre cottage, un petit abri construit avec du lierre, le long d'un treillage d'o� l'on apercevait la route. Je jetais les yeux de ce c�t�, tout en pensant � une foule de choses, quand je vis quelqu'un qui semblait m'appeler. �Marthe! dis-je en m'avan�ant vers elle. -- Pouvez-vous venir avec moi? me demanda-t-elle d'une voix �mue. J'ai �t� chez lui, je ne l'ai pas trouv�. J'ai �crit sur un morceau de papier l'endroit o� il devait venir nous retrouver, j'ai pos� l'adresse sur sa table. On m'a dit qu'il ne tarderait pas � rentrer. J'ai des nouvelles � lui donner. Pouvez-vous venir tout de suite?� Je ne lui r�pondis qu'en ouvrant la grille pour la suivre. Elle me fit un signe de la main, comme pour m'enjoindre la patience et le silence, et se dirigea vers Londres; � la poussi�re qui couvrait ses habits, on voyait qu'elle �tait venue � pied en toute h�te. Je lui demandai si nous allions � Londres. Elle me fit signe que oui. J'arr�tai une voiture qui passait, et nous y mont�mes tous deux. Quand je lui demandai o� il fallait aller, elle me r�pondit: �Du c�t� de Golden-Square! et vite! vite!� Puis elle s'enfon�a dans un coin, en se cachant la figure d'une main tremblante, et en me conjurant de nouveau de garder le silence, comme si elle ne pouvait pas supporter le son d'une voix. J'�tais troubl�, je me sentais partag� entre l'esp�rance et la crainte; je la regardais pour obtenir quelque explication; mais �videmment elle voulait rester tranquille, et je n'�tais pas dispos� non plus � rompre le silence. Nous avancions sans nous dire un mot. Parfois elle regardait � la porti�re, comme si elle trouvait que nous allions trop lentement, quoique en v�rit� la voiture e�t pris un bon pas, mais elle continuait � se taire. Nous descend�mes au coin du square qu'elle avait indiqu�; je dis au cocher d'attendre, pensant que peut-�tre nous aurions encore besoin de lui. Elle me prit le bras et m'entra�na rapidement vers une de ces rues sombres qui jadis servaient de demeure � de nobles familles, mais o� maintenant on loue s�par�ment des chambres � un prix peu �lev�. Elle entra dans l'une de ces grandes maisons, et, quittant mon bras, elle me fit signe de la suivre sur l'escalier qui servait de nombreux locataires, et versait toute une population d'habitants dans la rue. La maison �tait remplie de monde. Tandis que nous montions l'escalier, les portes s'ouvraient sur notre passage; d'autres personnes nous croisaient � chaque instant. Avant d'entrer, j'avais aper�u des femmes et des enfants qui passaient leur t�te � la fen�tre, entre des pots de fleurs; nous avions probablement excit� leur curiosit�, car c'�taient eux qui venaient ouvrir leurs portes pour nous voir passer. L'escalier �tait large et �lev�, avec une rampe massive de bois sculpt�; au-dessus des portes on voyait des corniches orn�es de fleurs et de fruits; les fen�tres avaient de grandes embrasures. Mais tous ces restes d'une grandeur d�chue �taient en ruines; le temps, l'humidit� et la pourriture avaient attaqu� le parquet qui tremblait sous nos pas. On avait essay� de faire couler un peu de jeune sang dans ce corps us� par l'�ge: en divers endroits les belles sculptures avaient �t� r�par�es avec des mat�riaux plus grossiers, mais c'�tait comme le mariage d'un vieux noble ruin� avec une pauvre fille du peuple: les deux parties semblaient ne pouvoir se r�soudre � cette union mal assortie. On avait bouch� plusieurs des fen�tres de l'escalier. Il n'y avait presque plus de vitres � celles qui restaient ouvertes, et, au travers des boiseries vermoulues qui semblaient aspirer le mauvais air sans le renvoyer jamais, je voyais d'autres maisons dans le m�me �tat, et je plongeais sur une cour resserr�e et obscure qui semblait le tas d'ordures du vieux manoir. Nous mont�mes presque tout en haut de la maison. Deux ou trois fois je crus apercevoir dans l'ombre les plis d'une robe de femme; quelqu'un nous pr�c�dait. Nous gravissions le dernier �tage quand je vis cette personne s'arr�ter devant une porte, puis elle tourna la clef et entra. �Qu'est-ce que cela veut dire? murmura Marthe. Elle entre dans ma chambre et je ne la connais pas!� _Moi_, je la connaissais. � ma grande surprise j'avais vu les traits de miss Dartle. Je fis comprendre en peu de mots � Marthe que c'�tait une dame que j'avais vue jadis, et � peine avais-je cess� de parler que nous entend�mes sa voix dans la chambre, mais, plac�s comme nous l'�tions, nous ne pouvions comprendre ce qu'elle disait. Marthe me regarda d'un air �tonn�, puis elle me fit monter jusqu'au palier de l'�tage o� elle habitait, et l�, poussant une petite porte sans serrure, elle me conduisit dans un galetas vide, � peu pr�s de la grandeur d'une armoire. Il y avait entre ce recoin et sa chambre une porte de communication � demi ouverte. Nous nous pla��mes tout pr�s. Nous avions march� si vite que je respirais � peine; elle posa doucement sa main sur mes l�vres. Je pouvais voir un coin d'une pi�ce assez grande o� se trouvait un lit: sur les murs quelques mauvaises lithographies de vaisseaux. Je ne voyais pas miss Dartle, ni la personne � laquelle elle s'adressait. Ma compagne devait les voir encore moins que moi. Pendant un instant il r�gna un profond silence. Marthe continuait de tenir une main sur mes l�vres et levait l'autre en se penchant pour �couter. �Peu m'importe qu'elle ne soit pas ici, dit Rosa Dartle avec hauteur. Je ne la connais pas. C'est vous que je viens voir. -- Moi? r�pondit une douce voix.� Au son de cette voix, mon coeur tressaillit. C'�tait la voix d'�milie. �Oui, r�pondit miss Dartle, je suis venue pour vous regarder. Comment, vous n'avez pas honte de ce visage qui a fait tant de mal?� La haine impitoyable et r�solue qui animait sa voix, la froide amertume et la rage contenue de son ton me la rendaient aussi pr�sente que si elle avait �t� vis-�-vis de moi. Je voyais, sans les voir, ces yeux noirs qui lan�aient des �clairs, ce visage d�figur� par la col�re; je voyais la cicatrice blanch�tre au travers de ses l�vres trembler et fr�mir, tandis qu'elle parlait. �Je suis venue voir, dit-elle, celle qui a tourn� la t�te � James Steerforth; la fille qui s'est sauv�e avec lui et qui fait jaser tout le monde dans sa ville natale; l'audacieuse, la rus�e, la perfide ma�tresse d'un individu comme James Steerforth. Je veux savoir � quoi ressemble une pareille cr�ature!� On entendit du bruit, comme si la malheureuse femme qu'elle accablait de ses insultes e�t tent� de s'�chapper. Miss Dartle lui barra le passage. Puis elle reprit, les dents serr�es et en frappant du pied: �Restez l�! ou je vous d�masque devant tous les habitants de cette maison et de cette rue! Si vous cherchez � me fuir, je vous arr�te, duss�-je vous prendre par les cheveux et soulever contre vous les pierres m�mes de la muraille.� Un murmure d'effroi fut la seule r�ponse qui arriva jusqu'� moi; puis il y eut un moment de silence. Je ne savais que faire. Je d�sirais ardemment mettre un terme � cette entrevue, mais je n'avais pas le droit de me pr�senter; c'�tait � M. Peggotty seul qu'il appartenait de la voir et de la r�clamer. Quand donc arriverait-il? �Ainsi, dit Rosa Dartle avec un rire de m�pris, je la vois enfin! Je n'aurais jamais cru qu'il se laiss�t prendre � cette fausse modestie et � ces airs pench�s! -- Oh, pour l'amour du ciel, �pargnez-moi! s'�criait �milie. Qui que vous soyez, vous savez ma triste histoire; pour l'amour de Dieu, �pargnez-moi, si vous voulez qu'on ait piti� de vous! -- Si je veux qu'on ait piti� de moi! r�pondit miss Dartle d'un ton f�roce, et qu'y a-t-il de commun entre nous, je vous prie? -- Il n'y a que notre sexe, dit �milie fondant en larmes. -- Et c'est un lien si fort quand il est invoqu� par une cr�ature aussi inf�me que vous, que, si je pouvais avoir dans le coeur autre chose que du m�pris et de la haine pour vous, la col�re me ferait oublier que vous �tes une femme. Notre sexe! Le bel honneur pour notre sexe! -- Je n'ai que trop m�rit� ce reproche, cria �milie, mais c'est affreux! Oh! madame, ch�re madame, pensez � tout ce que j'ai souffert et aux circonstances de ma chute! Oh! Marthe, revenez! Oh! quand retrouverai-je l'abri du foyer domestique!� Miss Dartle se pla�a sur une chaise en vue de la porte; elle tenait ses yeux fix�s sur le plancher, comme si �milie rampait � ses pieds. Je pouvais voir maintenant ses l�vres pinc�es et ses yeux cruellement attach�s sur un seul point, dans l'ivresse de son triomphe. ��coutez ce que je vais vous dire, continua-t-elle, et gardez pour vos dupes toute votre ruse. Vous ne me toucherez pas plus par vos larmes que vous ne sauriez me s�duire par vos sourires, beaut� v�nale. -- Oh! ayez piti� de moi! r�p�tait �milie. Montrez-moi quelque compassion, ou je vais mourir folle! -- Ce ne serait qu'un faible ch�timent de vos crimes! dit Rosa Dartle. Savez-vous ce que vous avez fait? Osez-vous invoquer encore ce foyer domestique que vous avez d�sol�? -- Oh! s'�cria �milie, il ne s'est pas pass� un jour ni une nuit sans que j'y aie pens�: et je la vis tomber � genoux, la t�te en arri�re, son p�le visage lev� vers le ciel, les mains jointes avec angoisse, ses longs cheveux flottant sur ses �paules, il ne s'est pas �coul� un seul instant o� je ne l'aie revue, cette ch�re maison, pr�sente devant moi, comme dans les jours qui ne sont plus, quand je l'ai quitt�e pour toujours! Oh! mon oncle, mon cher oncle, si vous aviez pu savoir quelle douleur me causerait le souvenir poignant de votre tendresse, quand je me suis �loign�e de la bonne voie, vous ne m'auriez pas t�moign� tant d'amour; vous auriez, une fois au moins, parl� durement � �milie, cela lui aurait servi de consolation. Mais non, je n'ai pas de consolation en ce monde, ils ont tous �t� trop bons pour moi!� Elle tomba le visage contre terre, en s'effor�ant de toucher le bas de la robe du tyran femelle qui se tenait immobile devant elle. Rosa Dartle la regardait froidement; une statue d'airain n'e�t pas �t� plus inflexible. Elle serrait fortement les l�vres comme si elle �tait forc�e de se retenir pour ne pas fouler aux pieds la charmante cr�ature qui �tait si humblement �tendue devant elle; je la voyais distinctement, elle semblait avoir besoin de toute son �nergie pour se contenir. Quand donc arriverait-il? �Voyez un peu la ridicule vanit� qu'ont ces vers de terre! dit- elle quand elle eut un peu calm� sa fureur qui l'emp�chait de parler. _Votre_ maison, _votre_ foyer domestique! Et vous vous imaginez que je fais � ces gens-l� l'honneur d'y songer ou de croire que vous ayez pu faire � un pareil g�te quelque tort qu'on ne puisse payer largement avec de l'argent? Votre famille! mais vous n'�tiez pour elle qu'un objet de n�goce, comme tout le reste, quelque chose � vendre et � acheter. -- Oh non! s'�cria �milie. Dites de moi tout ce que vous voudrez; mais ne faites pas retomber ma honte (h�las! elle ne p�se que trop sur eux d�j�!) sur des gens qui sont aussi respectables que vous. Si vous �tes vraiment une dame, honorez-les du moins, quand vous n'auriez point piti� de moi. -- Je parle, dit miss Dartle, sans daigner entendre cet appel, et elle retirait sa robe comme si �milie l'e�t souill�e en y touchant, je parle de sa demeure � _lui_, celle o� j'habite. Voil�, dit-elle avec un rire de d�dain, et en regardant la pauvre victime d'un air sarcastique, voil� une belle cause de division entre une m�re et un fils! voil� celle qui a mis le d�sespoir dans une maison o� on n'aurait pas voulu d'elle pour laveuse de vaisselle! celle qui y a apport� la col�re, les reproches, les r�criminations. Vile cr�ature, qu'on a ramass�e au bord de l'eau pour s'en amuser pendant une heure, et la repousser apr�s du pied dans la fange o� elle est n�e. -- Non! non! s'�cria �milie, en joignant les mains: la premi�re fois qu'il s'est trouv� sur mon chemin (ah! si Dieu avait permis qu'il ne m'e�t rencontr�e que le jour o� on allait me d�poser dans mon tombeau!), j'avais �t� �lev�e dans des id�es aussi s�v�res et aussi vertueuses que vous, ou que toute autre femme; j'allais �pouser le meilleur des hommes. Si vous vivez pr�s de lui, si vous le connaissez, vous savez peut-�tre quelle influence il pouvait exercer sur une pauvre fille, faible et vaine comme moi. Je ne me d�fends pas, mais ce que je sais, et ce qu'il sait bien aussi, au moins ce qu'il saura, � l'heure de sa mort, quand son �me en sera troubl�e, c'est qu'il a us� de tout son pouvoir pour me tromper, et que moi, je croyais en lui, je me confiais en lui, je l'aimais!� Rosa Dartle bondit sur sa chaise, recula d'un pas pour la frapper, avec une telle expression de m�chancet� et de rage, que j'�tais sur le point de me jeter entre elles deux. Le coup, mal dirig�, se perdit dans le vide. Elle resta debout, tremblante de fureur, toute pantelante des pieds � la t�te comme une vraie furie; non, je n'avais jamais vu, je ne pourrai jamais revoir de rage pareille. �_Vous_ l'aimez? _vous?_� criait-elle, en serrant le poing, comme si elle e�t voulu y tenir une arme pour en frapper l'objet de sa haine. Je ne pouvais plus voir �milie. Il n'y eut pas de r�ponse. �Et vous me dites cela, � _moi_, ajouta-t-elle, avec cette bouche d�prav�e? Ah! que je voudrais qu'on fouett�t ces gueuses-l�! Oui, si cela ne d�pendait que de moi, je les ferais fouetter � mort.� Et elle l'aurait fait, j'en suis s�r. Tant que dura ce regard de N�m�sis, je n'aurais pas voulu lui confier un instrument de torture. Puis, petit � petit, elle se mit � rire, mais d'un rire saccad�, en montrant du doigt �milie comme un objet de honte et d'ignominie devant Dieu et devant les hommes. �Elle l'aime! dit-elle, l'inf�me! Et elle voudrait me faire croire qu'il s'est jamais souci� d'elle! Ah! ah! comme c'est menteur ces femmes v�nales!� Sa moquerie d�passait encore sa rage en cruaut�; c'�tait plus atroce que tout: elle ne se d�cha�nait plus que par moment, et au risque de faire �clater sa poitrine, elle y refoulait sa rage pour mieux torturer sa victime. �Je suis venue ici, comme je vous disais tout � l'heure, � pure source d'amour, pour voir � quoi vous pouviez ressembler. J'en �tais curieuse. Je suis satisfaite. Je voulais aussi vous conseiller de retourner bien vite chez vous, d'aller vous cacher au milieu de ces excellents parents qui vous attendent et que votre argent consolera du reste. Quand vous aurez tout d�pens�, eh bien, vous n'aurez qu'� chercher quelque rempla�ant pour croire en lui, vous confier en lui et l'aimer! Je croyais trouver ici un jouet bris� qui avait fait son temps; un bijou de clinquant terni par l'usage et jet� au coin de la borne. Mais puisque, au lieu de cela, je trouve une perle fine, une dame, ma foi! une pauvre innocente qu'on a tromp�e, avec un coeur encore tout frais, plein d'amour et de vertu, car vraiment vous en avez l'air, et vous jouez bien la com�die, j'ai encore quelque chose � vous dire. �coutez-moi, et sachez que ce que je vais vous dire je le ferai; vous m'entendez, belle f�e? Ce que je dis, je veux le faire.� Elle ne put r�primer alors sa fureur; mais ce fut l'affaire d'un moment, un simple spasme qui fit place tout de suite � un sourire. �Allez vous cacher: si se n'est pas dans votre ancienne demeure, que ce soit ailleurs: cachez-vous bien loin. Allez vivre dans l'obscurit�, ou mieux encore, allez mourir dans quelque coin. Je m'�tonne que vous n'ayez pas encore trouv� un moyen de calmer ce tendre coeur qui ne veut pas se briser. Il y a pourtant de ces moyens-l�: ce n'est pas difficile � trouver, ce me semble.� Elle s'interrompit un moment, pendant qu'�milie sanglotait: elle l'�coutait pleurer, comme si c'e�t �t� pour elle une ravissante m�lodie. �Je suis peut-�tre singuli�rement faite, reprit Rosa Dartle; mais je ne peux pas respirer librement dans le m�me air que vous, je le trouve corrompu. Il faut donc que je le purifie, que je le purge de votre pr�sence. Si vous �tes encore ici demain, votre histoire et votre conduite seront connues de tous ceux qui habitent cette maison. On me dit qu'il y a ici des femmes honn�tes; ce serait dommage qu'elles ne fussent pas mises � m�me d'appr�cier un tr�sor tel que vous. Si, une fois partie d'ici, vous revenez chercher un refuge dans cette ville, en toute autre qualit� que celle de femme perdue (soyez tranquille, pour celle-l�, je ne vous emp�cherai pas de la prendre), je viendrai vous rendre le m�me service, partout o� vous irez. Et je suis s�re de r�ussir, avec l'aide d'un certain monsieur qui a pr�tendu � votre belle main, il n'y a pas bien longtemps.� Il n'arriverait donc jamais, jamais! Combien de temps fallait-il encore supporter cela? Combien de temps pouvais-je �tre s�r de me contenir encore? �� mon Dieu!� s'�criait la malheureuse �milie, d'un ton qui aurait d� toucher le coeur le plus endurci. Rosa Dartle souriait toujours. �Que voulez-vous donc que je fasse! -- Ce que je veux que vous fassiez! reprit Rosa, mais vous pouvez vivre heureuse, avec vos souvenirs. Vous pouvez passer votre vie � vous rappeler la tendresse de James Steerforth; il voulait vous faire �pouser son domestique, n'est-ce pas? Ou bien vous pouvez songer avec reconnaissance � l'honn�te homme qui voulait bien accepter l'offre de son ma�tre. Vous pouvez encore, si toutes ces douces pens�es, si le souvenir de vos vertus et de la position honorable qu'elles vous ont acquise, ne suffisent pas � remplir votre coeur, vous pouvez �pouser cet excellent homme, et mettre � profit sa condescendance. Si cela n'est pas assez pour vous satisfaire, alors mourez! Il ne manque pas d'all�es ou de tas d'ordures qui sont bons pour aller y mourir quand on a de ces chagrins-l�. Allez en chercher un, pour vous envoler de l� vers le ciel!� J'entendis marcher. J'en �tais bien s�r, c'�tait lui. Que Dieu soit lou�! Elle s'approcha lentement de la porte, et disparut � mes yeux. �Mais rappelez-vous! ajouta-t-elle d'une voix lente et dure, que je suis bien d�cid�e, par des raisons � moi connues, et des haines qui me sont personnelles, � vous poursuivre partout, � moins que vous ne vous enfuyiez loin de moi, ou que vous jetiez ce beau petit masque d'innocence que vous voulez prendre. Voil� ce que j'avais � vous dire, et ce que je dis, je veux le faire.� Les pas se rapprochaient, on venait; on entra, on se pr�cipita dans la chambre. �Mon oncle!� Un cri terrible suivit ces paroles. J'attendis un moment, avant d'entrer, et je le vis tenant dans ses bras sa ni�ce �vanouie. Un instant il contempla son visage; puis il se baissa pour l'embrasser, oh! avec quelle tendresse! et posa doucement un mouchoir sur la t�te d'�milie. �Ma�tre Davy, dit-il d'une voix basse et tremblante, quand il eut couvert le visage de la jeune femme, je b�nis notre P�re c�leste, mon r�ve s'est r�alis�. Je lui rends gr�ces de tout mon coeur pour m'avoir, selon son bon plaisir, ramen� mon enfant!� Puis il l'enleva dans ses bras, pendant qu'elle restait la face voil�e, la t�te pench�e sur sa poitrine, et serrant contre la sienne les joues p�les et froides de sa ni�ce ch�rie, il l'emporta lentement au bas de l'escalier. CHAPITRE XXI. Pr�paratifs d'un plus long voyage. Le lendemain matin, de bonne heure, je me promenais dans le jardin avec ma tante (qui ne se promenait plus gu�re ailleurs, parce qu'elle tenait presque toujours compagnie � ma ch�re Dora), quand on vint me dire que M. Peggotty d�sirait me parler. Il entra dans le jardin au moment o� j'allais � sa rencontre, et s'avan�a vers nous t�te nue, comme il faisait toujours quand il voyait ma tante, pour laquelle il avait un profond respect. Elle savait tout ce qui s'�tait pass� la veille. Sans dire un mot, elle l'aborda d'un air cordial, lui donna une poign�e de main, et lui frappa affectueusement sur le bras. Elle y mit tant d'expression, que toute parole e�t �t� superflue. M. Peggotty l'avait parfaitement comprise. �Maintenant, Trot, dit ma tante, je vais rentrer, pour voir ce que devient Petite-Fleur, qui va se lever bient�t. -- Ce n'est pas � cause de moi, madame, j'esp�re? dit M. Peggotty. Et pourtant, si mon esprit n'a pas pris ce matin la clef du chant, ... il voulait dire la clef des champs, ... j'ai bien peur que ce ne soit � cause de moi que vous allez nous quitter? -- Vous avez quelque chose � vous dire, mon bon ami, reprit ma tante; vous serez plus � votre aise sans moi. -- Mais, madame, r�pondit M. Peggotty, si vous �tiez assez bonne pour rester... � moins que mon bavardage ne vous ennuie... -- Vraiment? dit ma tante, d'un ton affectueux et bref � la fois. Alors, je reste.� Elle prit le bras de M. Peggotty et le conduisit jusqu'� une petite salle de verdure qui se trouvait au fond du jardin; elle s'assit sur un banc, et je me pla�ai � c�t� d'elle. M. Peggotty resta debout, la main appuy�e sur la table de bois rustique, il �tait immobile, les yeux fix�s sur son bonnet, et je ne pouvais m'emp�cher d'observer la vigueur de caract�re et de r�solution que trahissait la contraction de ses mains nerveuses, si bien en harmonie avec son front honn�te et loyal, et ses cheveux gris de fer. �J'ai emport� hier soir ma ch�re enfant, dit-il en levant les yeux sur nous, dans le logement que j'avais pr�par� depuis bien longtemps pour la recevoir. Des heures se sont pass�es avant qu'elle m'ait bien reconnu, et puis elle est venue s'agenouiller � mes pieds, comme pour dire sa pri�re, apr�s quoi elle m'a racont� tout ce qui lui �tait arriv�. Vous pouvez croire que mon coeur s'est serr� en entendant sa voix larmoyante, cette voix que j'avais entendue si fol�tre � la maison, en la voyant humili�e dans la poussi�re o� Notre Sauveur �crivait autrefois, de sa main b�nie, des paroles de mis�ricorde. J'avais le coeur bien navr� au milieu de tous ces t�moignages de reconnaissance.� Il passa sa manche sur ses yeux, sans chercher � dissimuler son �motion; puis il reprit d'une voix plus ferme: �Mais cela n'a pas dur� longtemps, car je l'avais retrouv�e. Je ne pensai plus qu'� elle, et j'eus bient�t oubli� le reste. Je ne sais m�me pas pourquoi je vous parle maintenant de ce moment de tristesse. Je ne comptais pas vous en dire un mot, il n'y a qu'une minute, mais cela m'est venu si naturellement, que je n'ai pas pu m'en emp�cher. -- Vous �tes un noble coeur, lui dit ma tante, et un jour vous en recevrez la r�compense.� Les branches des arbres ombrageaient la figure de M. Peggotty; il s'inclina d'un air surpris, comme pour la remercier de ce qu'elle avait si bonne opinion de lui pour si peu de chose, puis il continua avec un mouvement de col�re passag�re: �Quand mon �milie s'enfuit de la maison o� elle �tait retenue prisonni�re par un serpent � sonnettes que ma�tre Davy conna�t bien (ce qu'il m'a racont� �tait bien vrai: que Dieu punisse le tra�tre!); il faisait tout � fait nuit; les �toiles brillaient dans le ciel. Elle �tait comme folle. Elle courait le long de la plage, croyant retrouver notre vieux bateau, et nous criait, dans son �garement, de nous cacher le visage, parce qu'elle allait passer. Elle croyait, dans ses cris de douleur, entendre pleurer une autre personne, et elle se coupait les pieds en courant sur les pierres et sur les rochers, mais elle ne s'en apercevait pas plus que si elle avait �t� elle-m�me un bloc de pierre. Plus elle courait, plus elle sentait sa t�te devenir br�lante, et plus elle entendait de bourdonnements dans ses oreilles. Tout d'un coup, ou du moins elle le crut ainsi, le jour parut, humide et orageux, et elle se trouva couch�e sur un tas de pierres; une femme lui parlait dans la langue du pays, et lui demandait ce qui lui �tait arriv�.� Il voyait tout ce qu'il racontait. Cette sc�ne lui �tait tellement pr�sente, que, dans son �motion, il d�crivait chaque particularit� avec une nettet� que je ne saurais rendre. Aujourd'hui, il me semble avoir assist� moi-m�me � tous ces �v�nements, tant les r�cits de M. Peggotty avaient l'apparence fid�le de la r�alit�. �Peu � peu, continua-t-il, �milie reconnut cette femme pour lui avoir parl� quelque fois sur la plage. Elle avait fait souvent de longues excursions, � pied, ou en bateau, ou en voiture, et elle connaissait tout le pays, le long de la c�te. Cette femme venait de se marier et n'avait pas encore d'enfant, mais elle en attendait bient�t un. Dieu veuille permettre que cet enfant soit pour elle un appui, une consolation, un honneur toute sa vie! Qu'il l'aime et qu'il la respecte dans sa vieillesse, qu'il la serve fid�lement jusqu'� la fin; qu'il soit pour elle un ange, sur la terre et dans le ciel! -- Ainsi soit-il, dit ma tante. -- Les premi�res fois, elle avait �t� un peu intimid�e, et quand �milie parlait aux enfants sur la gr�ve, elle restait � filer, sans s'approcher. Mais �milie, qui l'avait remarqu�e, �tait all�e lui parler d'elle-m�me, et comme la jeune femme aimait beaucoup aussi les enfants, elles furent bient�t bonnes amies ensemble; si bien que, quand �milie allait de ce c�t�, la jeune femme lui donnait toujours des fleurs. C'�tait elle qui demandait en ce moment � �milie ce qui lui �tait arriv�. �milie le lui dit, et elle... elle l'emmena chez elle. Oui, vraiment, elle l'emmena chez elle, dit M. Peggotty en se couvrant le visage de ses deux mains.� Il �tait plus �mu de cet acte de bont�, que je ne l'avais jamais vu se laisser �mouvoir depuis le jour o� sa ni�ce l'avait quitt�. Ma tante et moi, nous ne cherch�mes pas � le distraire. �C'�tait une toute petite chaumi�re, vous comprenez, dit-il bient�t; mais elle trouva moyen d'y loger �milie; son mari �tait en mer. Elle garda le secret et obtint des voisins (qui n'�taient pas nombreux) la promesse de n'�tre pas moins discrets. �milie tomba malade, et ce qui m'�tonne bien, peut-�tre des gens plus savants le comprendraient-ils mieux que moi, c'est qu'elle perdit tout souvenir de la langue du pays; elle ne se rappelait plus que sa propre langue, et personne ne l'entendait. Elle se souvient, comme d'un r�ve, qu'elle �tait couch�e dans cette petite cabane, parlant toujours sa propre langue, et toujours convaincue que le vieux bateau �tait l� tout pr�s, dans la baie; elle suppliait qu'on vint nous dire qu'elle allait mourir, et qu'elle nous conjurait de lui envoyer un mot, un seul mot de pardon. Elle se figurait � chaque instant que l'individu dont j'ai d�j� parl� l'attendait sous la fen�tre pour l'enlever, ou bien que son s�ducteur �tait dans la chambre, et elle criait � la bonne jeune femme de ne pas la laisser prendre; mais, en m�me temps, elle savait qu'on ne la comprenait pas, et elle craignait toujours de voir entrer quelqu'un pour l'emmener. Sa t�te br�lait comme du feu, des sons �tranges remplissaient ses oreilles, elle ne connaissait ni aujourd'hui, ni hier, ni demain, et pourtant tout ce qui s'�tait pass�, ou qui aurait pu se passer dans sa vie, tout ce qui n'avait jamais eu lieu et ne pouvait jamais avoir lieu, lui venait en foule � l'esprit: et au milieu de ce trouble p�nible, elle riait et elle chantait! Je ne sais combien de temps cela dura; mais au jour elle s'endormit. Au lieu de se retrouver apr�s dix fois plus forte qu'elle n'�tait, comme pendant sa fi�vre, elle se r�veilla faible comme un tout petit enfant.� Ici il s'arr�ta: il se sentait soulag� de n'avoir plus � raconter cette terrible maladie. Apr�s un moment de silence, il poursuivit: �Quand elle se r�veilla, il faisait beau, et la mer �tait si tranquille qu'on n'entendait que le bruit des lames bleues, qui se brisaient tout doucement sur la gr�ve. D'abord elle crut que c'�tait dimanche et qu'elle �tait chez nous; mais les feuilles de vigne qui passaient par la fen�tre, et les collines qu'on voyait � l'horizon lui firent bien voir qu'elle n'�tait pas chez nous, et qu'elle se trompait. Alors son amie s'approcha de son lit; et elle comprit que le vieux bateau n'�tait pas l� tout pr�s, � la pointe de la baie, mais qu'il �tait bien loin: et elle se rappela o� elle �tait, et pourquoi. Alors elle se mit � pleurer sur le sein de cette bonne jeune femme, l� o� son enfant repose maintenant, j'esp�re, r�jouissant sa vue avec ses jolis petits yeux.� Il avait beau faire, il ne pouvait parler de l'amie de son �milie sans fondre en larmes, il se mit � pleurer de nouveau en murmurant: �Dieu la b�nisse! -- Cela fit du bien � �milie, dit-il avec une �motion que je ne pouvais m'emp�cher de partager; quant � ma tante, elle pleurait de tout son coeur. Cela fit du bien � mon �milie, et elle commen�a � se remettre. Mais elle avait oubli� le langage du pays et elle en �tait r�duite � parler par signes. Peu � peu, cependant, elle se mit � rapprendre le nom des choses usuelles, comme si elle ne l'avait jamais su: mais un soir qu'elle �tait � sa fen�tre, � voir jouer une petite fille sur la gr�ve, l'enfant lui tendit la main en disant: �Fille de p�cheur, voil� une coquille!� Il faut que vous sachiez que dans les commencements on l'appelait: �ma jolie dame,� comme c'est la coutume du pays, et qu'elle leur avait appris � l'appeler: �Fille de p�cheur.� Tout � coup, l'enfant s'�cria: �Fille de p�cheur, voil� une coquille!� �milie l'avait comprise, elle lui r�pond en fondant en larmes; depuis ce jour, elle a retrouv� la langue du pays! �Quand �milie a eu un peu repris ses forces, dit M. Peggotty apr�s un court moment de silence, elle s'est d�cid�e � quitter cette excellente jeune cr�ature et � retourner dans son pays. Le mari �tait revenu au logis, et ils la men�rent tous deux � Livourne, o� elle s'embarqua sur un petit b�timent de commerce, qui devait la ramener en France. Elle avait un peu d'argent, mais ils ne voulurent rien accepter en retour de tout ce qu'ils avaient fait pour elle. Je crois que j'en suis bien aise, quoiqu'ils fussent si pauvres! Ce qu'ils ont fait est en d�p�t l� o� les vers ni la rouille ne peuvent rien ronger, et o� les larrons n'ont rien � prendre. Ma�tre Davy, ce tr�sor-l� vaut mieux que tous les tr�sors du monde. ��milie arriva en France, et elle se pla�a dans un h�tel, pour servir les dames en voyage. Mais voil� qu'un jour arrive ce serpent. Qu'il ne m'approche jamais; je ne sais pas ce que je lui ferais! D�s qu'elle l'aper�ut (il ne l'avait pas vue), son ancienne terreur lui revint, et elle fuit loin de cet homme. Elle vint en Angleterre, et d�barqua � Douvres. �Je ne sais pas bien, dit M. Peggotty, quand est-ce que le courage commen�a � lui manquer; mais tout le long du chemin, elle avait pens� � venir nous retrouver. D�s qu'elle fut en Angleterre, elle tourna ses pas vers son ancienne demeure. Mais soit qu'elle craignit qu'on ne lui pardonn�t pas, et qu'on ne la montr�t partout au doigt; soit qu'elle e�t peur que quelqu'un de nous ne f�t mort, elle ne put pas aller plus loin. �Mon oncle, mon oncle, m'a-t-elle dit, ce que je redoutais le plus au monde, c'�tait de ne pas me sentir digne d'accomplir ce que mon pauvre coeur d�sirait si passionn�ment! Je changeai de route, et pourtant je ne cessais de prier Dieu, pour qu'il me perm�t de me tra�ner jusqu'� votre seuil, pendant le nuit, de le baiser, d'y reposer ma t�te coupable, pour qu'on m'y retrouv�t morte le lendemain matin. �Elle vint � Londres, dit M. Peggotty d'une voix murmurante, troubl�e par l'�motion. Elle qui n'avait jamais vu Londres, elle y vint, toute seule, sans un sou, jeune et charmante, comme elle est, vous jugez! Elle �tait � peine arriv�e que, dans son isolement, elle crut avoir trouv� une amie; une femme � l'air respectable vint lui offrir de l'ouvrage � l'aiguille, comme elle en faisait jadis, lui proposa un logement pour la nuit, en lui promettant de s'enqu�rir le lendemain de moi et de tout ce qui l'int�ressait. Mon enfant, dit-il avec une reconnaissance si profonde qu'il tremblait de tout son corps, mon enfant �tait sur le bord de l'ab�me, je n'ose ni en parler, ni y songer, quand Marthe, fid�le � sa promesse, est venue la sauver.� Je ne pus retenir un cri de joie. �Ma�tre Davy! dit-il en serrant mon bras dans sa robuste main, c'est vous qui m'avez parl� d'elle; je vous remercie, monsieur! Elle a �t� jusqu'au bout. Elle savait par une am�re exp�rience o� il fallait veiller et ce qu'il y avait � faire. Elle l'a fait, qu'elle soit b�nie, et le Seigneur au-dessus de tout! Elle vint, p�le et tremblante, appeler �milie pendant son sommeil. Elle lui dit: �Levez-vous, fuyez un danger pire que la mort, et venez avec moi!� Ceux � qui appartenait la maison voulaient l'emp�cher; mais ils auraient aussi bien pu tenter d'arr�ter les flots de la mer. �Retirez-vous, leur dit-elle, je suis un fant�me qui vient l'arracher au s�pulcre ouvert devant elle!� Elle dit � �milie qu'elle m'avait vu et qu'elle savait que je lui pardonnais et que je l'aimais. Elle l'aida pr�cipitamment � s'habiller, puis elle lui prit le bras et l'emmena toute faible et chancelante. Elle n'�coutait pas plus ce qu'on lui disait que si elle n'avait pas eu d'oreilles. Elle passa au travers de tous ces gens-l� en tenant mon enfant, ne songeant qu'� elle, et elle l'enleva saine et sauve, au milieu de la nuit, du fond de l'ab�me de perdition! �Elle soigna mon �milie, continua-t-il, la main appuy�e sur son coeur qui battait trop vite; elle s'�puisa � la soigner et � courir pour elle de c�t� et d'autre, jusqu'au lendemain soir. Puis elle vint me chercher, et vous aussi, ma�tre Davy. Elle ne dit pas � �milie o� elle allait, de peur que le courage ne v�nt � lui manquer et qu'elle n'e�t l'id�e de se d�rober � nos yeux. Je ne sais comment la m�chante dame apprit qu'elle �tait l�. Peut-�tre l'individu dont je n'ai que trop parl� les avait-il vues entrer; ou plut�t, peut-�tre l'avait-il su de cette femme qui avait voulu la perdre. Mais, qu'importe! ma ni�ce est retrouv�e. �Toute la nuit, dit M. Peggotty, nous sommes rest�s ensemble, �milie et moi. Elle ne m'a pas dit grand'chose, au milieu de ses larmes; j'ai � peine vu le cher visage de celle qui a grandi sous mon toit. Mais, toute la nuit j'ai senti ses bras autour de mon cou; sa t�te a repos� sur mon �paule, et nous savons maintenant que nous pouvons avoir confiance l'un dans l'autre, et pour toujours.� Il cessa de parler et posa sa main sur la table avec une �nergie capable de dompter un lion. �Quand j'ai pris autrefois la r�solution d'�tre marraine de votre soeur, Trot, dit ma tante, de Betsy Trotwood, qui, par parenth�se, m'a fait faux bond, je ne peux pas vous dire quel bonheur je m'en �tais promis. Mais, apr�s cela, rien au monde n'aurait pu me faire plus de plaisir que d'�tre marraine de l'enfant de cette bonne jeune femme!� M. Peggotty fit un signe d'assentiment, mais il n'osa pas prononcer de nouveau le nom de celle dont ma tante faisait l'�loge. Nous gardions tous le silence, absorb�s dans nos r�flexions (ma tante s'essuyait les yeux, elle pleurait, elle riait, elle se moquait de sa propre faiblesse). Enfin je me hasardai � dire: �Vous avez pris un parti pour l'avenir, mon bon ami? J'ai � peine besoin de vous le demander? -- Oui, ma�tre Davy, r�pondit-il, et je l'ai dit � �milie. Il y a de grands pays, loin d'ici. Notre vie future se passera au del� des mers! -- Ils vont �migrer ensemble, ma tante; vous l'entendez! -- Oui! dit M. Peggotty avec un sourire plein d'espoir; en Australie, personne n'aura rien � reprocher � mon enfant. Nous recommencerons l� une nouvelle vie.� Je lui demandai s'il savait d�j� � quelle �poque ils partiraient. �J'ai �t� � la douane ce matin, monsieur, me r�pondit-il, pour prendre des renseignements sur les vaisseaux en partance. Dans six semaines ou deux mois il y en aura un qui mettra � la voile, j'ai �t� � bord de ce b�timent: c'est sur celui-l� que nous nous embarquerons. -- Tout seuls? demandai-je. -- Oui, ma�tre Davy! r�pondit-il; ma soeur, voyez-vous, vous aime trop vous et les v�tres; elle ne voit rien de si beau que son pays natal; il ne serait pas juste de la laisser partir. D'ailleurs, ma�tre Davy, elle a � prendre soin de quelqu'un qu'il ne faut pas oublier. -- Pauvre Ham!� m'�criai-je. -- Ma bonne soeur prend soin de son m�nage, voyez-vous, madame, et lui, il a beaucoup d'amiti� pour elle, ajouta-t-il pour mettre ma tante bien au courant. Il lui parlera peut-�tre tout tranquillement, quand il ne pourrait pas ouvrir la bouche � d'autres. Pauvre gar�on! dit M. Peggotty en hochant la t�te, il lui reste si peu de chose! on peut bien au moins lui laisser ce qu'il a. -- Et mistress Gummidge? demandai-je. -- Ah! r�pondit M. Peggotty, d'un air embarrass�, qui ne tarda pas � se dissiper, � mesure qu'il parlait, mistress Gummidge m'a donn� bien � penser. Voyez-vous, quand mistress Gummidge se met � broyer du noir, en songeant � l'ancien, elle n'est pas ce qu'on appelle d'une compagnie bien agr�able. Entre nous, ma�tre Davy, et vous, madame, quand mistress Gummidge se met � pleurnicher, ceux qui n'ont pas connu l'ancien la trouvent grognon. Moi qui ai connu l'ancien, ajouta-t-il, et qui sais tout ce qu'il valait, je puis la comprendre; mais ce n'est pas la m�me chose pour les autres, voyez-vous, c'est tout naturel!� Nous f�mes un signe d'approbation. �Ma soeur, reprit M. Peggotty, pourrait bien, ce n'est pas s�r, mais c'est possible, pourrait bien trouver parfois mistress Gummidge un peu ennuyeuse. Je n'ai donc pas l'intention de laisser mistress Gummidge demeurer chez eux; je lui trouverai un endroit o� elle pourra se tirer d'affaire. Et pour cela, dit M. Peggotty, je compte lui faire une petite pension qui puisse la mettre � son aise. C'est la meilleure des femmes! Mais, � son �ge, on ne peut s'attendre � ce que cette bonne vieille m�re, qui est d�j� si seule et si triste, aille s'embarquer pour venir vivre dans le d�sert, au milieu des for�ts d'un pays quasi sauvage. Voil� donc ce que je compte faire d'elle.� Il n'oubliait personne. Il pensait aux besoins et au bonheur de tous, except� au sien. ��milie restera avec moi, continua-t-il, pauvre enfant! elle a si grand besoin de repos et de calme jusqu'au moment de notre d�part! Elle pr�parera son petit trousseau de voyage, et j'esp�re qu'une fois pr�s de son vieil oncle qui l'aime tant, malgr� la rudesse de ses fa�ons, elle finira par oublier le temps o� elle �tait malheureuse.� Ma tante confirma cette esp�rance par un signe de t�te, ce qui causa � M. Peggotty une vive satisfaction. �Il y a encore une chose, ma�tre Davy, dit-il, en remettant la main dans la poche de son gilet, pour en tirer gravement le petit paquet de papiers que j'avais d�j� vu, et qu'il d�roula sur la table. Voil� ces billets de banque! l'un de cinquante livres sterling, l'autre de dix. Je veux y ajouter l'argent qu'elle a d�pens� pour son voyage, je lui ai demand� combien c'�tait, sans lui dire pourquoi, et j'ai fait l'addition; mais je ne suis pas fort en arithm�tique. Voulez-vous �tre assez bon pour voir si c'est juste?� Il me tendit un morceau de papier, et ne me quitta pas des yeux, tandis que j'examinais son addition. Elle �tait parfaitement exacte. �Merci, monsieur, me dit-il, en resserrant le papier. Si vous n'y voyez pas d'inconv�nient, ma�tre Davy, je mettrai cette somme sous enveloppe, avant de m'en aller, � son adresse � lui, et le tout dans une autre enveloppe adress�e � sa m�re; � qui je dirai seulement ce qu'il en est, et, comme je serai parti, il n'y aura pas moyen de me le renvoyer.� Je trouvai qu'il avait raison, parfaitement raison. �J'ai dit qu'il y avait encore une chose, continua-t-il avec un grave sourire, en remettant le petit paquet dans sa poche, mais il y en avait deux. Je ne savais pas bien ce matin si je ne devais pas aller moi-m�me annoncer � Ham notre grand bonheur. J'ai fini par �crire une lettre que j'ai mise � la poste, pour leur dire � tous ce qui s'�tait pass�; et demain j'irai d�charger mon coeur de ce qui n'a que faire d'y rester, et, probablement, faire mes adieux � Yarmouth! -- Voulez-vous que j'aille avec vous? lui dis-je, voyant qu'il avait encore quelque chose � me demander... -- Si vous �tiez assez bon pour cela, ma�tre Davy, r�pondit-il, je sais que �a leur ferait du bien de vous voir.� Ma petite Dora se sentait mieux et montrait un vif d�sir que j'allasse avec M. Peggotty; je lui promis donc de l'accompagner. Et le lendemain matin nous �tions dans la diligence de Yarmouth, pour parcourir une fois encore ce pays que je connaissais si bien. Tandis que nous traversions la rue qui m'�tait famili�re (M. Peggotty avait voulu, � toute force se charger de porter mon sac de nuit), je jetai un coup d'oeil dans la boutique d'Omer et Joram, et j'y aper�us mon vieil ami M. Omer, qui fumait sa pipe. J'aimais mieux ne pas assister � la premi�re entrevue de M. Peggotty avec sa soeur et avec Ham; M. Omer me servit de pr�texte pour rester en arri�re. �Comment va M. Omer? il y a bien longtemps que je ne l'ai vu,� dis-je en entrant. Il d�tourna sa pipe pour mieux me voir, et me reconnut bient�t � sa grande joie. �Je devrais me lever, monsieur, pour vous remercier de l'honneur que vous me faites, dit-il, mais mes jambes ne sont plus tr�s- alertes, et on me roule dans un fauteuil. Du reste, sauf mes jambes, et ma respiration qui est un peu courte, je me porte, gr�ce � Dieu, aussi bien que possible.� Je le f�licitai de son air de contentement et de ses bonnes dispositions. Je vis alors qu'il avait un fauteuil � roulettes. �C'est tr�s-ing�nieux, n'est-ce pas? me demanda-t-il, en suivant la direction de mes yeux, et en passant son bras sur l'acajou pour le polir. C'est l�ger comme une plume, et s�r comme une diligence. Ma petite Minnie, ma petite fille, vous savez, l'enfant de Minnie, n'a qu'� s'appuyer contre le dossier, et me voil� parti le plus joyeusement du monde! Et puis, savez-vous, c'est une excellente chaise pour y fumer sa pipe.� Jamais je n'ai vu un aussi bon vieillard que M. Omer, toujours pr�t � voir le beau c�t� des choses, ou � s'en trouver satisfait. Il avait l'air radieux, comme si son fauteuil, son asthme et ses mauvaises jambes avaient �t� les diverses branches d'une grande invention destin�e � ajouter aux agr�ments d'une pipe. �Je vous assure que je re�ois beaucoup de monde dans ce fauteuil: beaucoup plus qu'auparavant, reprit M. Omer; vous seriez surpris de la quantit� de gens qui entrent pour faire une petite causette. Vraiment oui! Et puis, depuis que je me sers de ce fauteuil, le journal contient dix fois plus de nouvelles qu'auparavant. Je lis �norm�ment. Voil� ce qui me r�conforte, voyez-vous. Si j'avais perdu les yeux, que serais-je devenu? Mais mes jambes, qu'est-ce que cela fait? Elles ne servaient qu'� rendre ma respiration encore plus courte. Et maintenant, si j'ai envie de sortir dans la rue ou sur la plage, je n'ai qu'� appeler Dick, le plus jeune des apprentis de Joram, et me voil� parti, dans mon �quipage, comme le lord-maire de Londres.� Il se p�mait de rire. �Que le bon Dieu vous b�nisse! dit M. Omer, en reprenant sa pipe; il faut bien savoir prendre le gras et le maigre dont ce monde est entrelard�. Joram r�ussit � merveille dans ses affaires. -- Je suis enchant� de cette bonne nouvelle. -- J'en �tais bien s�r, dit M. Omer. Et Joram et Minnie sont comme deux tourtereaux! Qu'est-ce qu'on peut demander de plus? Qu'est-ce que c'est que des _jambes_ au prix de �a?� Son souverain m�pris pour ses jambes me paraissait une des choses les plus comiques que j'eusse jamais vues. �Et depuis que je me suis mis � lire, vous vous �tes mis � �crire, vous, monsieur? dit M. Omer, en m'examinant d'un air d'admiration. Quel charmant ouvrage vous avez fait! Quels r�cits int�ressants! Je n'en ai pas saut� une ligne. Et quand � avoir sommeil, oh! pas le moins du monde!� J'exprimai ma satisfaction en riant, mais j'avoue que cette association d'id�es me parut significative. �Je vous donne ma parole d'honneur, monsieur, dit M. Omer, que quand je pose ce livre sur la table et que j'en regarde le dos, trois jolis petits volumes compactes, un, deux, trois, je suis tout fier de penser que j'ai eu jadis l'honneur de conna�tre votre famille. Il y a bien longtemps de �a, voyons! C'�tait � Blunderstone. Il y avait l� un joli petit individu couch� pr�s de l'autre. Vous-m�me, vous n'�tiez pas bien gros non plus. Ce que c'est! ce que c'est!� Je changeai de sujet de conversation, en parlant d'�milie. Apr�s avoir assur� M. Omer que je n'avais pas oubli� avec quelle bont� et quel int�r�t il l'avait toujours trait�e, je lui racontai en gros comment son oncle l'avait retrouv�e, avec l'aide de Marthe; j'�tais s�r que cela ferait plaisir au vieillard. Il m'�couta avec la plus grande attention, puis il me dit d'un ton �mu: �J'en suis enchant�, monsieur! Il y a longtemps que je n'avais appris de si bonnes nouvelles. Ah! mon Dieu, mon Dieu! Et que va- t-on faire pour cette pauvre Marthe? -- Vous touchez l� une question qui me pr�occupe depuis hier, M. Omer, mais sur laquelle je ne puis encore vous donner aucun renseignement. M. Peggotty ne m'en a pas parl�, et je n'ose le questionner. Mais je suis s�r qu'il ne l'a pas oubli�e. Il n'oublie jamais les gens qui montrent, comme elle, une bont� d�sint�ress�e. -- Parce que, voyez-vous, dit M. Omer, en reprenant sa phrase l� o� il l'avait laiss�e, quand on fera quelque chose pour elle, je d�sire m'y associer. Inscrivez mon nom pour telle somme que vous jugerez convenable, et faites-le moi savoir, je n'ai jamais pu croire que cette fille fut aussi odieuse qu'on le disait, et je suis bien aise de voir que j'avais raison. Ma fille Minnie en sera contente aussi, les jeunes femmes vous disent souvent des choses qu'elles ne pensent pas, pour vous contrarier. Sa m�re �tait tout comme elle: mais avec tout �a leurs coeurs sont bons et tendres; si Minnie fait la grosse voix quand elle parle de Marthe, ce n'est que pour le monde. Pourquoi cela? je n'en sais rien; mais au fond croyez bien que ce n'est sas s�rieux. Elle ferait tout, au contraire, pour lui rendre service en cachette. Ainsi inscrivez mon nom, je vous prie, pour ce que vous croirez convenable, et �crivez-moi une ligne pour me dire o� je dois vous adresser mon offrande. Ah! dit M. Omer, quand on arrive � cette �poque de la vie, o� les deux extr�mes se touchent, quand on se voit forc�, quelque robuste qu'on soit, de se faire rouler pour la seconde fois dans une esp�ce de chariot, on est trop heureux de rendre service � quelqu'un. On a soi-m�me tant besoin des autres! Je ne parle pas de moi; seulement, dit M. Omer, parce que, monsieur, je dis que nous descendons tous la colline, quelque �ge que nous ayons; le temps ne reste jamais immobile. Faisons donc du bien aux autres, ne f�t-ce que pour nous rendre heureux nous-m�mes. Voil� mon opinion.� Il secoua la cendre de sa pipe, qu'il posa dans un petit coin du dossier de son fauteuil, adapt� � cet usage. �Voyez le cousin d'�milie, celui qu'elle devait �pouser, dit M. Omer, en se frottant lentement les mains; un brave gar�on comme il n'y en a pas dans tout Yarmouth! Il vient souvent le soir causer avec moi, ou me faire la lecture une heure de suite. Voil� de la bont�, j'esp�re! mais toute sa vie n'est que bont� parfaite. -- Je vais le voir de ce pas, lui dis-je. -- Ah! vraiment, dit M. Omer; dites-lui que je me porte bien, et que je lui pr�sente mes respects. Minnie et Joram sont � un bal; ils seraient aussi heureux que moi de vous voir, s'ils �taient au logis. Minnie ne sort presque jamais, � cause de son p�re, comme elle dit; aussi ce soir, je lui avais jur� que si elle n'allait pas au bal, je me coucherais � six heures; et elle est all�e au bal avec Joram!� M. Omer secouait son fauteuil, tout joyeux d'avoir si bien r�ussi dans sa ruse innocente. Je lui serrai la main en lui disant bonsoir. �Encore une demi-minute, monsieur, dit M. Omer; si vous vous en alliez sans voir mon petit �l�phant, vous perdriez le plus charmant de tous les spectacles. Vous n'avez jamais vu rien de pareil!... Minnie!� On entendit une petite voix m�lodieuse, qui r�pondait de l'�tage sup�rieur: �Me voil�, grand-p�re!� Et une jolie petite fille, aux longues boucles blondes, arriva bient�t en courant. �Voil� mon petit �l�phant, monsieur, me dit M. Omer, en embrassant l'enfant! pur sang de Siam, monsieur. Allons, petit �l�phant!� Le petit �l�phant ouvrit la porte du salon, qu'on avait transform� en une chambre � coucher pour M. Omer, parce qu'il avait de la peine � monter; puis il appuya son joli front, et laissa tomber ses longs cheveux contre le dossier du fauteuil de M. Omer. �Les �l�phants vont t�te baiss�e quand ils se dirigent vers un objet, vous savez, monsieur, me dit M. Omer en me guignant de l'oeil. Petit �l�phant! un, deux, trois!� � ce signal, le petit �l�phant fit tourner le fauteuil de M. Omer, avec une dext�rit� merveilleuse chez un si petit animal, et le fit entrer dans le salon, sans l'accrocher � la porte, tandis que M. Omer me regardait avec une joie indicible, � la vue de cette �volution, comme s'il �tait tout glorieux de finir par ce tour de force les succ�s de sa vie pass�e. Apr�s avoir err� dans la ville, je me rendis � la maison de Ham. Peggotty y habitait avec lui; elle avait lou� sa propre chaumi�re au successeur de M. Barkis, qui lui avait achet� le fond de client�le, la charrette et le cheval. Je crois que c'�tait toujours le m�me coursier pacifique que du temps de M. Barkis. Je les trouvai dans une petite cuisine tr�s-bien tenue, en compagnie de mistress Gummidge, que M. Peggotty avait amen�e du vieux bateau. Je doute qu'un autre e�t pu la d�cider � abandonner son poste. Il leur avait �videmment tout dit. Peggotty et mistress Gummidge s'essuyaient les yeux avec leurs tabliers. Ham �tait sorti pour faire un tour sur la gr�ve. Il rentra bient�t, et parut charm� de me voir; j'esp�re que ma visite leur fit du bien. Nous parl�mes, le plus gaiement qu'il nous fut possible, de la fortune qu'allait faire M. Peggotty dans son nouveau pays, et des merveilles qu'il nous d�crirait dans ses lettres, nous ne nomm�mes pas �milie, mais plus d'une fois on fit allusion � elle. Ham avait l'air plus serein que personne. Mais Peggotty me dit, quand elle m'eut fait monter dans une petite chambre, o� le livre aux crocodiles m'attendait sur la table, que Ham �tait toujours le m�me; elle �tait s�re qu'il avait le coeur bris� (me dit-elle en pleurant); mais il �tait plein de courage et de douceur, et il travaillait avec plus d'activit� et d'adresse que tous les constructeurs de barques du port. Parfois, le soir, il rappelait leur vie pass�e � bord du vieux bateau; et alors il parlait d'�milie, quand elle �tait toute petite; mais jamais il ne parlait d'elle, devenue femme. Je crus lire sur le visage du jeune homme qu'il avait envie de causer seul avec moi. Je r�solus donc de me trouver sur son chemin le lendemain soir, quand il reviendrait de son travail; puis je m'endormis. Cette nuit-l�, pour la premi�re fois depuis bien longtemps, on �teignit la lumi�re qui brillait toujours � la fen�tre du vieux bateau, et M. Peggotty se coucha dans son vieux hamac, au son du vent qui g�missait, comme autrefois, autour de lui. Le lendemain, il s'occupa � disposer sa barque de p�che et tous ses filets; � emballer et � diriger sur Londres, par le roulage, les effets mobiliers qui pouvaient lui servir dans son m�nage; � donner � mistress Gummidge ce dont il croyait ne pas avoir besoin. Elle ne le quitta pas de tout le jour. J'avais un triste d�sir de revoir ce lieu o� j'avais v�cu jadis, avant qu'on l'abandonn�t. Je convins donc avec eux, de venir les y retrouver le soir; mais je m'arrangeai pour voir Ham auparavant. Comme je savais o� il travaillait, il m'�tait facile de le trouver en chemin. J'allai l'attendre dans un coin retir� de la gr�ve, que je savais qu'il devait traverser, et je m'en revins avec lui, pour qu'il e�t le temps de me parler, s'il en avait vraiment envie. Je ne m'�tais pas m�pris sur l'expression de son visage; nous n'avions pas fait vingt pas qu'il me dit, sans lever les yeux sur moi: �Ma�tre David, vous l'avez vue? -- Seulement un instant, pendant qu'elle �tait �vanouie, r�pondis- je doucement.� Nous march�mes un instant en silence, puis il me dit: �Est-ce que vous la reverrez, monsieur David? -- Cela lui serait peut-�tre trop p�nible. -- J'y ai pens�, r�pondit-il; c'est probable, monsieur, c'est probable. -- Mais, Ham, lui dis-je doucement, si vous vouliez que je lui �crivisse quelque chose de votre part, dans le cas o� je ne pourrais pas le lui dire; si vous aviez quelque chose � lui communiquer par mon entremise, je regarderais cette confidence comme un d�p�t sacr�. -- J'en suis s�r. Vous �tes bien bon, monsieur, je vous remercie! je crois qu'il y a quelque chose que je voudrais lui faire dire ou lui faire �crire. -- Qu'est-ce donc? Nous all�mes encore quelques pas, puis il reprit: �Il ne s'agit pas de dire que je lui pardonne, cela n'en vaudrait pas la peine; mais c'est que je la prie de me pardonner de lui avoir presque impos� mon affection. Souvent je me dis, monsieur, que, si elle ne m'avait pas promis de m'�pouser, elle aurait eu assez de confiance en moi, en raison de notre amiti�, pour venir me dire la lutte qu'elle souffrait dans son coeur, et s'adresser � mes conseils; je l'aurais peut-�tre sauv�e.� Je lui serrai la main. �Est-ce tout? -- Il y a encore quelque chose, dit-il; si je peux seulement vous le dire, ma�tre David.� Nous march�mes longtemps sans qu'il ouvr�t la bouche; enfin, il parla. Il ne pleurait pas; quand il s'arr�tait aux endroits o� le lecteur verra des points, il se recueillait seulement pour s'expliquer plus clairement: �Je l'aimais trop... et sa m�moire... m'est, trop ch�re... pour que je puisse chercher � lui faire croire que je suis heureux. Je ne pourrais �tre heureux... qu'en l'oubliant, et je crains bien de ne pouvoir supporter qu'on lui promette pour moi pareille chose; mais, si vous, ma�tre David, qui �tes si savant, si vous pouviez trouver quelque chose � lui dire pour lui faire croire que je n'ai pas trop souffert, que je l'aime toujours, et que je la plains; si vous pouviez lui faire croire que je ne suis pas las de la vie, qu'au contraire, j'esp�re la voir un jour, sans reproches, l� o� les m�chante cessent de troubler les bons, et o� on trouve le repos de ses peines... Si vous pouviez lui dire quelque chose qui soulagerait son chagrin, sans pourtant lui faire croire que je me marierai jamais, ou que jamais une autre me sera de rien, je vous demanderais de bien vouloir le dire... et encore que je prie pour elle... elle qui m'�tait si ch�re.� Je serrai encore vivement la main de Ham entre les miennes, et je lui promis de m'acquitter de mon mieux de sa commission. �Je vous remercie, monsieur, r�pondit-il; vous avez �t� bien bon de venir me trouver; vous avez �t� bien bon aussi d'accompagner mon oncle jusqu'ici, ma�tre Davy; je comprends bien que je ne le reverrai plus, quoique ma tante doive aller les revoir encore � Londres, et leur dire adieu avant leur d�part. J'y suis bien d�cid�; nous ne nous le disons pas, mais c'est s�r, et cela vaut mieux. La derni�re fois que vous le verrez, au dernier moment, voulez-vous lui dire tous les remerc�ments, toute la respectueuse affection de l'orphelin pour lequel il a �t� plus qu'un p�re?� Je le lui promis. �Merci encore, monsieur, dit-il, en me pressant cordialement la main; je sais o� vous allez. Adieu.� Il fit un petit signe de la main, comme pour m'expliquer qu'il ne pouvait pas retourner dans ce lieu qu'il avait aim� autrefois, puis s'�loigna. Je le vis tourner les yeux vers une bande de lumi�re argent�e, sur les flots, et passer son chemin en la regardant, jusqu'au moment o� il ne fut plus qu'une ombre dans le lointain. La porte du vieux bateau �tait ouverte lorsque j'en approchai; je vis qu'il n'y avait plus de meubles, sauf un vieux coffre, sur lequel �tait assise mistress Gummidge, avec un panier sur les genoux. Elle regardait M. Peggotty, qui avait le coude appuy� sur la chemin�e, et semblait examiner les cendres rouge�tres d'un feu � demi �teint; mais il leva la t�te d'un air serein, et me dit: �Ah! vous voil�, ma�tre Davy; vous venez dire adieu � notre vieille maison, comme vous l'aviez promis. C'est un peu nu, n'est- ce pas? -- Vous n'avez pas perdu votre temps, lui dis-je. -- Oh non, monsieur, nous avons bien travaill�; mistress Gummidge a travaill� comme un... je ne sais vraiment pas comme quoi mistress Gummidge n'a pas travaill�, dit M. Peggotty en la regardant, sans avoir pu trouver de comparaison assez flatteuse.� Mistress Gummidge, toujours appuy�e sur son panier, ne fit aucune r�flexion. �Voil� le coffre sur lequel vous vous asseyiez jadis � c�t� d'�milie, dit M. Peggotty � voix basse; je vais l'emporter avec moi. Et voil� votre ancienne chambre, ma�tre David, elle est aussi nue qu'on peut le d�sirer.� Le vent soufflait doucement, avec un g�missement solennel, qui enveloppait cette demeure � demi d�serte d'une atmosph�re pleine de tristesse. Tout �tait parti, jusqu'au petit miroir avec son cadre de nacre. Je pensai au temps o�, pour la premi�re fois, j'avais couch� l�, tandis qu'un si grand changement s'accomplissait dans la maison de ma m�re. Je pensai � l'enfant aux yeux bleus qui m'avait charm�. Je pensai � Steerforth, et, tout d'un coup, je me sentis saisi d'une folle crainte qu'il ne f�t pr�s de l� et qu'on ne p�t le rencontrer au premier moment. �Il se passera du temps avant que le bateau soit habit� de nouveau, dit tout bas Peggotty. On le regarde ici � pr�sent comme un lieu de mal�diction. -- Appartient-il � quelqu'un du pays? demandai-je. -- � un constructeur de m�ts de Yarmouth, dit M. Peggotty. Je compte lui remettre la clef ce soir.� Nous entr�mes dans l'autre petite chambre, puis nous v�nmes retrouver mistress Gummidge, qui �tait toujours assise sur le coffre. M. Peggotty posa la bougie sur la chemin�e, et pria la bonne femme de se lever pour qu'il p�t transporter le coffre dehors avant d'�teindre la bougie. �Daniel, dit mistress Gummidge en quittant tout � coup son panier pour s'attacher au bras de M. Peggotty, mon cher Daniel, voici mes derni�res paroles en m'�loignant de cette maison: c'est que je ne veux pas me s�parer de vous. Ne pensez pas � me laisser l�, Daniel! Oh! non, n'en faites rien.� M. Peggotty, surpris, regarda mistress Gummidge et puis moi, comme s'il sortait d'un songe. �N'en faites rien, mon bon Daniel, je vous en conjure, cria mistress Gummidge du ton le plus �mu. Emmenez-moi avec vous, Daniel, emmenez-moi avec vous, avec �milie! Je serai votre servante, votre constante et fid�le servante. S'il y a des esclaves dans le pays o� vous allez, je serai votre esclave, et j'en serai bien contente, mais ne m'abandonnez pas, Daniel, je vous en conjure! -- Ma ch�re amie, dit M. Peggotty en secouant la t�te, vous ne savez pas comme le voyage est long et comme la vie sera rude! -- Si, Daniel, je le sais bien! Je le devine! s'�cria mistress Gummidge. Mais, je vous le r�p�te, voici mes derni�res paroles avant notre s�paration: c'est que, si vous me laissez l�, je veux rentrer dans cette maison pour y mourir. Je sais b�cher, Daniel; je sais travailler; je sais ce que c'est que la peine. Je serai bonne et patiente, Daniel, plus que vous ne croyez. Voulez-vous seulement essayer? Je ne toucherai jamais un sou de cette pension, Daniel Peggotty, non; pas m�me quand je mourrais de faim; mais si vous voulez m'emmener, j'irai avec vous et �milie jusqu'au bout du monde. Je sais bien ce que c'est; je sais que vous croyez que je suis maussade et grognon; mais, mon cher ami, ce n'est d�j� plus comme autrefois, je ne suis pas rest�e toute seule ici sans gagner quelque chose � penser � tous vos chagrins. Ma�tre David, parlez- lui pour moi! Je connais ses habitudes et celles d'�milie; je connais aussi leurs chagrins, je pourrai les consoler quelquefois, et je travaillerai toujours pour eux. Daniel, mon cher Daniel, laissez-moi aller avec vous!� Mistress Gummidge prit sa main et la baisa avec une �motion et une tendresse reconnaissante qu'il m�ritait bien. Nous transport�mes le coffre hors de la maison, on �teignit les lumi�res, on ferma la porte, et on quitta le vieux bateau, qui resta comme un point noir au milieu d'un ciel charg� d'orages. Le lendemain, nous retournions � Londres sur l'imp�riale de la diligence; mistress Gummidge �tait install�e avec son panier dans la rotonde, et elle �tait bien heureuse. CHAPITRE XXII. J'assiste � une explosion. Quand nous f�mes arriv�s � la veille du jour pour lequel M. Micawber nous avait donn� un si myst�rieux rendez-vous, nous nous consult�mes, ma tante et moi, pour savoir ce que nous ferions, car ma tante n'avait nulle envie de quitter Dora. H�las! qu'il m'�tait facile de monter Dora dans mes bras, maintenant! Nous �tions dispos�s, en d�pit du d�sir exprim� par M. Micawber, � d�cider que ma tante resterait � la maison; M. Dick et moi, nous nous chargerions de repr�senter la famille. C'�tait m�me une chose convenue, quand Dora vint tout d�ranger en d�clarant que jamais elle se pardonnerait � elle-m�me, et qu'elle ne pardonnerait pas non plus � son m�chant petit mari, si ma tante n'allait pas avec nous � Canterbury. �Je ne vous adresserai pas la parole, dit-elle � ma tante en secouant ses boucles; je serai d�sagr�able, je ferai aboyer Jip toute la journ�e contre vous. Si vous n'y allez pas, je dirai que vous �tes une vieille grognon. -- Bah! bah! Petite-Fleur, dit ma tante en riant, vous savez bien que vous ne pouvez pas vous passer de moi! -- Mais si, certainement! dit Dora, vous ne me servez � rien du tout. Vous ne montez jamais me voir dans ma chambre, toute la sainte journ�e; vous ne venez jamais vous asseoir pr�s de moi pour me raconter comme quoi mon Dody avait des souliers tout perc�s, et comment il �tait couvert de poussi�re, le pauvre petit homme! Vous ne faites jamais rien pour me faire plaisir, convenez-en.� Et Dora s'empressa d'embrasser ma tante en disant: �Non, non, c'est pour rire,� comme si elle avait peur que ma tante ne p�t croire qu'elle parlait s�rieusement. �Mais, ma tante, reprit-elle d'un ton c�lin, �coutez-moi bien: il faut y aller, je vous tourmenterai jusqu'� ce que vous m'ayez dit oui, et je rendrai ce m�chant gar�on horriblement malheureux s'il ne vous y emm�ne pas. Je serai insupportable, et Jip aussi! Je ne veux pas vous laisser un moment de r�pit, pour vous faire regretter, tout le temps, de n'y �tre pas all�e. Mais d'ailleurs, dit-elle, rejetant en arri�re ses longs cheveux et nous regardant, ma tante et moi, d'un air interrogateur, pourquoi n'iriez-vous pas tous deux? Je ne suis pas si malade, n'est-ce pas? -- L�! quelle question! s'�cria ma tante. -- Quelle id�e! lui dis-je. -- Oui! je sais bien que je suis une petite sotte! dit Dora en nous regardant l'un apr�s l'autre, puis elle tendit sa jolie bouche pour nous embrasser. Eh bien, alors, il faut que vous y alliez tous les deux, ou bien je ne vous croirai pas, et �a me fera pleurer.� Je vis sur le visage de ma tante qu'elle commen�ait � c�der, et Dora s'�panouit en le voyant aussi. �Vous aurez tant de choses � me raconter, qu'il me faudra au moins huit jours pour l'entendre et le comprendre, dit Dora; car je ne comprendrai pas tout de suite, si ce sont des affaires, comme c'est bien probable. Et puis, s'il y a des additions � faire, je n'en viendrai pas � bout, et ce m�chant gar�on aura l'air contrari� tout le temps. Allons, vous irez, n'est-ce pas? Vous ne serez absents qu'une nuit, et Jip prendra soin de moi pendant ce temps-l�. David me portera dans ma chambre avant que vous partiez, et je ne redescendrai que quand vous serez de retour; vous porterez aussi � Agn�s une lettre de reproches; je veux la gronder de n'�tre jamais venue nous voir!� Nous d�cid�mes, sans plus de contestations, que nous partirions tous les deux, et que Dora �tait une petite rus�e qui s'amusait � faire la malade pour se faire soigner. Elle �tait enchant�e et de tr�s-bonne humeur; nous pr�mes ce soir-l� la malle-poste de Canterbury, ma tante, M. Dick, Traddles et moi. Je trouvai une lettre de M. Micawber � l'h�tel o� il nous avait pri�s de l'attendre et o� nous e�mes assez de peine � nous faire ouvrir au milieu de la nuit; il m'�crivait qu'il nous viendrait voir le lendemain matin � neuf heures et demie pr�cises. Apr�s quoi, nous all�mes tout frissonnants nous coucher, � cette heure incommode, passant, pour gagner nos lits respectifs, � travers d'�troits corridors qu'on aurait dits, d'apr�s l'odeur, confits dans une solution de soupe et de fumier. Le lendemain matin, de bonne heure, j'errai dans les rues paisibles de cette antique cit�: je me promenai � l'ombre des v�n�rables clo�tres et des �glises. Les corbeaux planaient toujours sur les tours de la cath�drale, et les tours elles-m�mes, qui dominent tout le riche pays d'alentour avec ses rivi�res gracieuses, semblaient fendre l'air du matin, sereines et paisibles, comme si rien ne changeait sur la terre. Et pourtant les cloches, en r�sonnant � mes oreilles, ne me rappelaient que trop que tout change ici-bas; elles me rappelaient leur propre vieillesse et la jeunesse de ma charmante Dora; elles me racontaient la vie de tous ceux qui avaient pass� pr�s d'elles pour aimer, puis pour mourir, tandis que leur son plaintif venait frapper l'armure rouill�e du prince Noir dans la cath�drale, pour aller se perdre apr�s dans l'espace, comme un cercle qui se forme, et dispara�t sur la surface des eaux. Je jetai un coup d'oeil sur la vieille maison qui faisait le coin de la rue, mais j'en restai �loign�: peut-�tre, si on m'avait aper�u, aurais-je pu nuire involontairement � la cause que je venais servir. Le soleil du matin dorait de ses rayons le toit et les fen�tres de cette demeure, et mon coeur ressentait quelque chose de la paix qu'il avait connue autrefois. Je fis un tour aux environs pendant une heure ou deux, puis je revins par la grande rue, qui commen�ait � reprendre de l'activit�. Dans une boutique qui s'ouvrait, je vis mon ancien ennemi, le boucher, qui ber�ait un petit enfant et semblait devenu un membre tr�s-paisible de la soci�t�. Nous nous m�mes � d�jeuner; l'impatience commen�ait � nous gagner. Il �tait pr�s de neuf heures et demie, nous attendions M. Micawber avec une extr�me agitation. � la fin, nous laiss�mes l� le d�jeuner; M. Dick seul y avait fait quelque honneur. Ma tante se mit � arpenter la chambre, Traddles s'assit sur le canap�, sous pr�texte de lire un journal qu'il �tudiait, les yeux au plafond; je me mis � la fen�tre pour avertir les autres, d�s que j'apercevrais M. Micawber. Je n'eus pas longtemps � attendre: neuf heures et demie sonnaient lorsque je le vis para�tre dans la rue. �Le voil�! m'�criai-je, et il n'a pas son habit noir!� Ma tante renoua son chapeau (qu'elle avait gard� pendant tout le temps de son d�jeuner) et mit son ch�le, comme si elle s'appr�tait � quelque �v�nement qui demand�t toute son �nergie. Traddles boutonna sa redingote d'un air d�termin�, M. Dick, ne comprenant rien � ces pr�paratifs redoutables, mais jugeant n�cessaire de les imiter, enfon�a son chapeau sur sa t�te, de toutes ses forces, puis l'�ta imm�diatement pour dire bonjour � M. Micawber. �Messieurs et madame, dit M. Micawber, bonjour! Mon cher monsieur, dit-il � M. Dick, qui lui avait donn� une vigoureuse poign�e de main, vous �tes bien bon. -- Avez-vous d�jeun�? dit M. Dick. Voulez-vous une c�telette? -- Pour rien au monde, mon cher monsieur! s'�cria M. Micawber en l'emp�chant de sonner; depuis longtemps, monsieur Dixon, l'app�tit et moi, nous sommes �trangers l'un � l'autre.� M. Dixon fut si charm� de son nouveau nom, qu'il donna � M. Micawber une nouvelle poign�e de main en riant comme un enfant. �Dick, lui dit ma tante, attention!� M. Dick rougit et se redressa. �Maintenant, monsieur, dit ma tante � M. Micawber tout en mettant ses gants, nous sommes pr�ts � partir pour le mont V�suve ou ailleurs, aussit�t qu'il vous plaira. -- Madame, r�pondit M. Micawber, j'ai l'esp�rance, en effet, de vous faire assister bient�t � une �ruption. Monsieur Traddles, vous me permettez, n'est-ce pas, de dire que nous avons eu quelques communications, vous et moi? -- C'est un fait, Copperfield, dit Traddles, que je regardais d'un air surpris. M. Micawber m'a consult� sur ce qu'il comptait faire, et je lui ai donn� mon avis aussi bien que j'ai pu. -- � moins que je ne me fasse illusion, monsieur Traddles, continua M. Micawber, ce que j'ai l'intention de d�couvrir ici est tr�s-important? -- Extr�mement important, dit Traddles. -- Peut-�tre, dans de telles circonstances, madame et messieurs, dit M. Micawber, me ferez-vous l'honneur de vous laisser diriger par un homme qui, tout indigne qu'il est d'�tre consid�r� comme autre chose qu'un fr�le esquif �chou� sur la gr�ve de la vie humaine, est cependant un homme comme vous; des erreurs individuelles et une fatale combinaison d'�v�nements l'ont seules fait d�choir de sa position naturelle. -- Nous avons pleine confiance en vous, monsieur Micawber, lui dis-je; nous ferons tout ce qu'il vous plaira. -- Monsieur Copperfield, repartit M. Micawber, votre confiance n'est pas mal plac�e pour le moment, je vous demande de vouloir bien me laisser vous devancer de cinq minutes; puis soyez assez bons pour venir rendre visite � miss Wickfield, au bureau de MM. Wickfield-et-Heep, o� je suis commis salari�.� Ma tante et moi, nous regard�mes Traddles qui faisait un signe d'approbation. �Je n'ai plus rien � ajouter,� continua M. Micawber. Puis, � mon grand �tonnement, il nous fit un profond salut d'un air tr�s-c�r�monieux, et disparut. J'avais remarqu� qu'il �tait extr�mement p�le. Traddles se borna � sourire en hochant la t�te, quand je le regardai pour lui demander ce que tout cela signifiait: ses cheveux �taient plus indisciplin�s que jamais. Je tirai ma montre pour attendre que le d�lai de cinq minutes f�t expir�. Ma tante, sa montre � la main, faisait de m�me. Enfin, Traddles lui offrit le bras, et nous sort�mes tous ensemble pour nous rendre � la maison des Wickfield, sans dire un mot tout le long du chemin. Nous trouv�mes M. Micawber � son bureau du rez-de-chauss�e, dans la petite tourelle; il avait l'air de travailler activement. Sa grande r�gle �tait cach�e dans son gilet, mais elle passait, � une des extr�mit�s, comme un jabot de nouvelle esp�ce. Voyant que c'�tait � moi de prendre la parole, je dis tout haut: �Comment allez-vous, monsieur Micawber? -- Monsieur Copperfield, dit gravement M. Micawber, j'esp�re que vous vous portez bien? -- Miss Wickfield est-elle chez elle? -- M. Wickfield est souffrant et au lit, monsieur, dit-il, il a une fi�vre rhumatismale; mais miss Wickfield sera charm�e, j'en suis s�re, de revoir d'anciens amis. Voulez-vous entrer, monsieur?� Il nous pr�c�da dans la salle � manger; c'�tait l� que, pour la premi�re fois, on m'avait re�u dans cette maison; puis, ouvrant la porte de la pi�ce qui servait jadis de bureau � M. Wickfield, il annon�a d'une voix retentissante: �Miss Trotwood, monsieur David Copperfield, monsieur Thomas Traddles et monsieur Dick.� Je n'avais pas revu Uriah Heep depuis le jour o� je l'avais frapp�. �videmment notre visite l'�tonnait presque autant qu'elle nous �tonnait nous-m�mes. Il ne fron�a pas les sourcils, parce qu'il n'en avait pas � froncer, mais il plissa son front de mani�re � fermer presque compl�tement ses petits yeux, tandis qu'il portait sa main hideuse � son menton, d'un air de surprise et d'anxi�t�. Ce ne fut que l'affaire d'un moment: je l'entrevis en le regardant par-dessus l'�paule de ma tante. La minute d'apr�s, il �tait aussi humble et aussi rampant que jamais. �Ah vraiment! dit-il, voil� un plaisir bien inattendu! C'est une f�te sur laquelle je ne comptais gu�re, tant d'amis � la fois! Monsieur Copperfield, vous allez bien, j'esp�re? et si je peux humblement m'exprimer ainsi, vous �tes toujours bienveillant envers vos anciens amis? Mistress Copperfield va mieux, j'esp�re, monsieur? Nous avons �t� bien inquiets de sa sant� depuis quelque temps, je vous assure.� Je me souciais fort peu de lui laisser prendre ma main, mais comment faire? �Les choses ont bien chang� ici, miss Trotwood, depuis le temps o� je n'�tais qu'un humble commis, et o� je tenais votre poney; n'est-ce pas? dit Uriah de son sourire le plus piteux. Mais, moi, je n'ai pas chang�, miss Trotwood. -- � vous parler franchement, monsieur, dit ma tante, si cela peut vous �tre agr�able, je vous dirai bien que vous avez tenu tout ce que vous promettiez dans votre jeunesse. -- Merci de votre bonne opinion, miss Trotwood, dit Uriah, avec ses contorsions accoutum�es. -- Micawber, voulez-vous avertir miss Agn�s et ma m�re! Ma m�re va �tre dans tous ses �tats, en voyant si brillante compagnie! dit Uriah en nous offrant des chaises. -- Vous n'�tes pas occup�, monsieur Heep? dit Traddles, dont les yeux venaient de rencontrer l'oeil fauve du renard qui le regardait � la d�rob�e d'un air interrogateur. -- Non, monsieur Traddles, r�pondit Uriah en reprenant sa place officielle et en serrant l'une contre l'autre deux mains osseuses, entre deux genoux �galement osseux, pas autant que je le voudrais. Mais les jurisconsultes sont comme les requins ou comme les sangsues, vous savez: ils ne sont pas ais�s � satisfaire! Ce n'est pas que M. Micawber et moi nous n'ayons assez � faire, monsieur, gr�ce � ce que M. Wickfield ne peut se livrer � aucun travail, pour ainsi dire. Mais c'est pour nous un plaisir aussi bien qu'un devoir, de travailler pour lui. Vous n'�tes pas li� avec M. Wickfield, je crois, monsieur Traddles? il me semble que je n'ai eu moi-m�me l'honneur de vous voir qu'une seule fois? -- Non, je ne suis pas li� avec M. Wickfield, r�pondit Traddles; sans cela j'aurais peut-�tre eu l'occasion de vous rendre visite plus t�t.� Il y avait dans le ton dont Traddles pronon�a ces mots quelque chose qui inqui�ta de nouveau Uriah; il jeta les yeux sur lui d'un air sinistre et soup�onneux. Mais il se remit en voyant le visage ouvert de Traddles, ses mani�res simples et ses cheveux h�riss�s, et il continua en sautant sur sa chaise: �J'en suis f�ch�, monsieur Traddles, vous l'auriez appr�ci� comme moi, ses petits d�fauts n'auraient fait que vous le rendre plus cher. Mais si vous voulez entendre l'�loge de mon ma�tre, adressez-vous � Copperfield! D'ailleurs, toute la famille de M. Wickfield est un sujet sur lequel son �loquence ne tarit pas.� Je n'eus pas le temps de d�cliner le compliment, quand j'aurais �t� dispos� � le faire. Agn�s venait d'entrer, suivie de mistress Heep. Elle n'avait pas l'air aussi calme qu'� l'ordinaire; �videmment elle avait eu � supporter beaucoup d'anxi�t� et de fatigue. Mais sa cordialit� empress�e et sa sereine beaut� n'en �taient que plus frappantes. Je vis Uriah l'observer tandis qu'elle nous disait bonjour, il me rappela la laideur des mauvais g�nies �piant une bonne f�e. Puis je vis M. Micawber faire un signe � Traddles, qui sortit aussit�t. �Vous n'avez pas besoin de rester ici, Micawber, dit Uriah.� Mais M. Micawber restait debout devant la porte, une main appuy�e sur la r�gle qu'il avait plac�e dans son gilet. On voyait bien, � ne pas s'y m�prendre, qu'il avait l'oeil fix� sur un individu, et que cet individu, c'�tait son abominable patron. �Qu'est-ce que vous attendez? dit Uriah. Micawber, n'avez-vous pas entendu que je vous ai dit de ne pas rester ici? -- Si, dit M. Micawber, toujours immobile. -- Alors, pourquoi restez-vous? dit Uriah. -- Parce que... parce que cela me convient, r�pondit M. Micawber, qui ne pouvait plus se contenir.� Les joues d'Uriah perdirent toute leur couleur et se couvrirent d'une p�leur mortelle, faiblement illumin�e par le rouge de ses paupi�res. Il regarda attentivement M. Micawber avec une figure toute haletante. �Vous n'�tes qu'un pauvre sujet, tout le monde le sait bien, dit- il en s'effor�ant de sourire, et j'ai peur que vous ne m'obligiez � me d�barrasser de vous. Sortez! je vous parlerai tout � l'heure. -- S'il y a en ce monde un sc�l�rat, dit M. Micawber, en �clatant tout � coup avec une v�h�mence inou�e, un coquin auquel je n'ai que trop parl� en ma vie, ce gredin-l� se nomme... Heep!� Uriah recula, comme s'il avait �t� piqu� par un reptile venimeux. Il promena lentement ses regards sur nous, de l'air le plus sombre et le plus m�chant; puis il dit � voix basse: �Ah! ah! c'est un complot! Vous vous �tes donn� rendez-vous ici; vous voulez vous entendre avec mon commis, Copperfield, � ce qu'il para�t! Mais prenez garde. Vous ne r�ussirez pas; nous nous connaissons, vous et moi: nous ne nous aimons gu�re. Depuis votre premi�re visite ici, vous avez toujours fait le chien hargneux, vous �tes jaloux de mon �l�vation, n'est-ce pas! mais je vous en avertis, pas de complots contre moi, ou les miens vaudront bien les v�tres. Micawber, sortez, j'ai deux mots � vous dire. -- Monsieur Micawber, dis-je, il s'est fait un �trange changement dans ce dr�le, il en est venu � dire la v�rit� sur un point, c'est qu'il se sent menac�. Traitez-le comme il le m�rite! -- Vous �tes d'aimables gens, dit Uriah, toujours du m�me ton, en essuyant, de sa longue main, les gouttes de sueur gluante qui coulaient sur son front, de venir acheter mon commis, l'�cume de la soci�t�; un homme tel que vous �tiez jadis, Copperfield, avant qu'on vous e�t fait la charit�; et de le payer pour me diffamer par des mensonges! Mistress Trotwood, vous ferez bien d'arr�ter tout �a, ou je me charge de faire arr�ter votre mari, plut�t qu'il ne vous conviendra. Ce n'est pas pour des prunes que j'ai �tudi� � fond votre histoire, en homme du m�tier, ma brave dame! Miss Wickfield, au nom de l'affection que vous avez pour votre p�re, ne vous joignez pas � cette bande, si vous ne voulez pas que je le ruine... Et maintenant, Micawber, venez-y! je vous tiens entre mes griffes. Regardez-y � deux fois, si vous ne voulez pas �tre �cras�. Je vous recommande de vous �loigner, tandis qu'il en est encore temps. Mais o� est ma m�re? dit-il, en ayant l'air de remarquer avec une certaine alarme l'absence de Traddles, et en tirant brusquement la sonnette. La jolie sc�ne � venir faire chez les gens! -- Mistress Heep est ici, monsieur, dit Traddles, qui reparut suivi de la digne m�re de ce digne fils. J'ai pris la libert� de me faire conna�tre d'elle. -- Et qui �tes-vous, pour vous faire conna�tre? r�pondit Uriah; que venez-vous demander ici? -- Je suis l'ami et l'agent de M. Wickfield, monsieur, dit Traddles d'un air grave et calme. Et j'ai dans ma poche ses pleins pouvoirs, pour agir comme procureur en son nom, quoi qu'il arrive. -- Le vieux baudet aura bu jusqu'� en perdre l'esprit, dit Uriah, qui devenait toujours de plus en plus affreux � voir, et on lui aura soutir� cet acte par des moyens frauduleux! -- Je sais qu'on lui a soutir� quelque chose par des moyens frauduleux, reprit doucement Traddles; et vous le savez aussi bien que moi, monsieur Heep. Nous laisserons cette question � traiter � M. Micawber, si vous le voulez bien. -- Uriah! dit mistress Heep d'un ton inquiet. -- Taisez-vous, ma m�re, r�pondit-il, moins on parle, moins on se trompe. -- Mais, mon ami... -- Voulez-vous me faire le plaisir de vous taire, ma m�re, et de me laisser parler?� Je savais bien depuis longtemps que sa servilit� n'�tait qu'une feinte, et qu'il n'y avait en lui que fourberie et fausset�; mais, jusqu'au jour o� il laissa tomber son masque, je ne m'�tais fait aucune id�e de l'�tendue de son hypocrisie. J'avais beau le conna�tre depuis de longues ann�es, et le d�tester cordialement, je fus surpris de la rapidit� avec laquelle il cessa de mentir, quand il reconnut que tout mensonge lui serait inutile; de la malice, de l'insolence et de la haine qu'il laissa �clater, de sa joie en songeant, m�me alors, � tout le mal qu'il avait fait. Je croyais savoir � quoi m'en tenir sur son compte, et pourtant ce fut toute une r�v�lation pour moi, car en m�me temps qu'il affectait de triompher, il �tait au d�sespoir, et ne savait comment se tirer de ce mauvais pas. Je ne dis rien du regard qu'il me lan�a, pendant qu'il se tenait l� debout, � nous lorgner les uns apr�s les autres, car je n'ignorais pas qu'il me ha�ssait, et je me rappelais les marques que ma main avait laiss�es sur sa joue. Mais, quand ses yeux se fix�rent sur Agn�s, ils avaient une expression de rage qui me fit fr�mir: on voyait qu'il sentait qu'elle lui �chappait; il ne pourrait satisfaire l'odieuse passion qui lui avait fait esp�rer de poss�der une femme dont il �tait incapable d'appr�cier toutes les vertus. �tait-il possible qu'Agn�s e�t �t� condamn�e � vivre, seulement une heure, dans la compagnie d'un pareil homme! Il se grattait le menton, puis nous regardait avec col�re, enfin il se tourna de nouveau vers moi et me dit d'un ton demi-patelin, demi-insolent: �Et vous, Copperfield, qui faites tant de fracas de votre honneur et de tout ce qui s'ensuit; comment m'expliquerez-vous, monsieur l'honn�te homme, que vous veniez espionner ce qui se passe chez moi, et suborner mon commis pour qu'il vous cont�t mes affaires? Si c'�tait _moi_, je n'en serais pas surpris, car je n'ai pas la pr�tention d'�tre un _gentleman_ (bien que je n'aie jamais err� dans les rues, comme vous le faisiez jadis, � ce que raconte Micawber), mais _vous!_ cela ne vous fait pas peur? Vous ne songez pas � tout ce que je pourrai faire, en retour, jusqu'� vous faire poursuivre pour complot, etc., etc.? tr�s-bien. Nous verrons! monsieur... Comment vous appelez-vous? Vous qui vouliez faire une question � Micawber, tenez! le voil�. Pourquoi donc ne lui dites- vous pas de parler? Il sait sa le�on par coeur, � ce que je puis croire.� Il s'aper�ut que tout ce qu'il disait ne faisait aucun effet sur nous, et, s'asseyant sur le bord de la table, il mit ses mains dans ses poches, et, les jambes entrelac�es, il attendit d'un air r�solu la suite des �v�nements. M. Micawber, que j'avais eu beaucoup de peine � contenir, et qui avait plusieurs fois articul� la premi�re syllabe du mot sc�l�rat! sans que je lui permisse de prononcer le reste, �clata enfin, tira de son sein la grande r�gle (probablement destin�e � lui servir d'arme d�fensive), et sortit de sa poche un volumineux document sur papier ministre, pli� en forme de grandes lettres. Il ouvrit ce paquet d'un air dramatique et le contempla avec admiration, comme s'il �tait ravi � l'avance de ses talents d'auteur, puis il commen�a � lire ce qui suit: �Ch�re miss Trotwood, Messieurs... -- Que le bon Dieu le b�nisse! s'�cria ma tante, il s'agirait d'un recours en gr�ces pour crime capital, qu'il d�penserait une rame de papier pour �crire sa p�tition.� M. Micawber ne l'avait pas entendue, et continuait: �En paraissant devant vous pour vous d�noncer le plus abominable coquin qui, selon moi, ait jamais exist�, dit-il sans lever les yeux de dessus la lettre, mais en brandissant sa r�gle, comme si c'�tait un monstrueux gourdin, dans la direction d'Uriah Heep, je ne viens pas vous demander de songer � moi. Victime, depuis mon enfance, d'embarras p�cuniaires dont il m'a �t� impossible de sortir, j'ai �t� le jouet des plus tristes circonstances. L'ignominie, la mis�re, l'affliction et la folie, ont �t�, collectivement ou successivement, mes compagnes assidues pendant ma douloureuse carri�re.� La satisfaction avec laquelle M. Micawber d�crivait tous les malheurs de sa vie ne saurait �tre �gal�e que par l'emphase avec laquelle il lisait sa lettre, et l'hommage qu'il rendait lui-m�me � ce petit chef-d'oeuvre, en roulant la t�te chaque fois qu'il croyait avoir rencontr� une expression suffisamment �nergique. �Un jour, sous le coup de l'ignominie, de la mis�re, de l'affliction et de la folie combin�es, j'entrai dans le bureau de l'association connue sous le nom de Wickfield-et-_Heep_, mais en r�alit� dirig�e par _Heep_ tout seul. HEEP, le seul HEEP est le grand ressort de cette machine. HEEP, le seul HEEP est un faussaire et un fripon.� Uriah devint bleu, de p�le qu'il �tait; il bondit pour s'emparer de la lettre, et la mettre en morceaux. M. Micawber, avec une dext�rit� couronn�e de succ�s, lui attrapa les doigts � la vol�e, avec la r�gle, et mit sa main droite hors de combat. Uriah laissa tomber son poignet comme si on le lui avait cass�. Le bruit que fit le coup �tait aussi sec que s'il avait frapp� sur un morceau de bois. �Que le diable vous emporte! dit Uriah en se tordant de douleur, je vous revaudrai �a. -- Approchez seulement, vous, vous Heep, tas d'infamie, s'�cria M. Micawber, et si votre t�te est une t�te d'homme et non de diable, je la mets en pi�ces. Approchez, approchez!� Je n'ai jamais rien vu, je crois, de plus risible que cette sc�ne. M. Micawber faisait le moulinet avec sa r�gle, en criant: �Approchez! approchez!� tandis que Traddles et moi, nous le poussions dans un coin, d'o� il faisait des efforts inimaginables pour sortir. Son ennemi grommelait entre ses dents en frottant sa main meurtrie; il prit son mouchoir pour l'envelopper, puis il se rassit sur sa table, les yeux baiss�s, d'un air sombre. Quand M. Micawber se fut un peu calm�, il reprit sa lecture. �Le traitement qui me d�cida � entrer au service de... _Heep_ (il s'arr�tait toujours avant de prononcer ce nom, pour y mettre plus de vigueur) n'avait �t� provisoirement fix� qu'� vingt-deux shillings six pences par semaine. Le reste devait �tre r�gl� d'apr�s mon travail au bureau, ou plut�t, pour dire la v�rit�, d'apr�s la bassesse de ma nature, d'apr�s la cupidit� de mes d�sirs, d'apr�s la pauvret� de ma famille, d'apr�s la ressemblance morale, ou plut�t immorale, qui pourrait exister entre moi et... _Heep_! Ai-je besoin de dire que bient�t je me vis contraint de solliciter de... _Heep_ des secours p�cuniaires pour venir en aide � mistress Micawber et � notre famille infortun�e, qui ne faisait que s'accro�tre au milieu de nos malheurs! Ai-je besoin de dire que cette n�cessit� avait �t� pr�vue par... _Heep_ et que les avances qu'il me faisait �taient garanties par des reconnaissances conformes aux lois de ce pays? Ai-je besoin d'ajouter que ce fut ainsi que cette araign�e perfide m'attira dans la toile qu'elle avait tiss�e pour ma perte?� M. Micawber �tait tellement fier de ses talents �pistolaires, tout en d�crivant un si douloureux �tat de choses, qu'il semblait avoir oubli� le chagrin ou l'anxi�t� que lui avait jadis caus� la r�alit�. Il continuait: �Ce fut alors que... _Heep_ commen�a � me favoriser d'une certaine dose de confiance qui lui �tait n�cessaire pour que je vinsse en aide � ses plans infernaux. Ce fut alors que, pour me servir du langage de Shakespeare, je commen�ai � languir, � d�p�rir, � m'�tioler. On me demandait constamment ma coop�ration pour falsifier des documents et pour tromper un individu que je d�signerai sous le nom de M. W... M. W... ignorait tout; on l'abusait de toutes les mani�res, sans que ce sc�l�rat de... _Heep_ cess�t de t�moigner au pauvre malheureux une reconnaissance et une amiti� sans bornes. C'�tait d�j� assez vilain, mais, comme l'observe le prince de Danemark avec cette hauteur de philosophie qui distingue l'illustre ornement de l'�re d'�lisabeth, �c'est le reste qui est le pis.� M. Micawber fut si charm� de cette heureuse citation que, sous pr�texte de ne plus savoir o� il en �tait de sa lecture, il nous relut ce passage deux fois de suite. �Je n'ai pas l'intention, reprit-il, de vous donner le d�tail de toutes les petites fraudes qu'on a pratiqu�es contre l'individu d�sign� sous le nom de M. W..., et auxquelles j'ai pr�t� un concours tacite; cette lettre ne saurait les contenir, mais je les ai recueillies ailleurs. Lorsque je cessai de discuter en moi-m�me la douloureuse alternative o� je me trouvais de toucher ou non mon traitement, de manger ou de mourir de faim, de vivre ou de ne pas vivre, je r�solus de m'appliquer � d�couvrir et � exposer tous les crimes commis par... _Heep_ au d�triment de ce malheureux monsieur. Stimul� par le conseiller silencieux qui veillait au dedans de ma conscience et par un conseiller non moins touchant, que je nommerai bri�vement miss W..., je cherchai � �tablir, non sans peine, une s�rie d'investigations secr�tes, remontant, si je ne me trompe, � une p�riode de plus de douze mois.� Il lut ce passage comme si c'�tait un acte du parlement, et par�t singuli�rement �tonn� de la majest� des expressions. �Voici ce dont j'accuse... _Heep_,� dit-il en regardant Uriah, et en pla�ant sa r�gle sous son bras gauche, de fa�on � pouvoir la retrouver en cas de besoin. Nous retenions tous notre respiration, _Heep_, je crois, plus que personne. �D'abord, dit M. Micawber, quand les facult�s de M. W... devinrent, par des causes qu'il est inutile de rappeler, troubles et faibles, _Heep_ s'�tudia � compliquer toutes les transactions officielles. Plus M. W... �tait impropre � s'occuper d'affaires, plus _Heep_ voulait le contraindre � s'en occuper. Dans de tels moments, il fit signer � M. W... des documents d'une grande importance, pour d'autres qui n'en avaient aucune. Il amena M. W... � lui donner l'autorisation d'employer une somme consid�rable qui lui avait �t� confi�e, pr�tendant qu'on avait � payer des charges tr�s-on�reuses d�j� liquid�es ou qui m�me n'avaient jamais exist�. Et, en m�me temps, il mettait au compte de M. W... l'invention d'une ind�licatesse si criante; dont il s'est servi depuis pour torturer et contraindre M. W... � lui c�der sur tous les points. -- Vous aurez � prouver tout cela, Copperfield! dit Uriah en secouant la t�te d'un air mena�ant. Patience! -- Monsieur Traddles, demandez �... _Heep_ qui est-ce qui a demeur� dans cette maison apr�s lui, dit M. Micawber en s'interrompant dans sa lecture; voulez-vous? -- Un imb�cile qui y demeure encore, dit Uriah d'un air d�daigneux. -- Demandez �... _Heep_ s'il n'a pas, par hasard, poss�d� certain livre de m�morandum dans cette maison, dit M. Micawber; voulez- vous?� Je vis Uriah cesser tout � coup de se gratter le menton. �Ou bien, demandez-lui, dit M. Micawber, s'il n'en a pas br�l� un dans cette maison. S'il vous dit oui, et qu'il vous demande o� sont les cendres de cet agenda, adressez-le � Wilkins Micawber, et il apprendra des choses qui lui seront peu agr�ables.� M. Micawber pronon�a ces paroles d'un ton si triomphant qu'il parvint � alarmer s�rieusement la m�re, qui s'�cria avec la plus vive agitation: �Uriah! Uriah! Soyez humble et tentez d'arranger l'affaire, mon enfant! -- M�re, r�pliqua-t-il, voulez-vous vous taire? Vous avez peur, et vous ne savez ce que vous dites. Humble! r�p�ta-t-il, en me regardant d'un air m�chant. Je les ai humili�s il y a d�j� longtemps, tout humble que je suis!� M. Micawber rentra tout doucement son menton dans sa cravate, puis il reprit: �Secundo. _Heep_ a plusieurs fois, � ce que je puis croire et savoir... -- Les belles preuves! murmura Uriah d'un ton de soulagement. Ma m�re, restez donc tranquille. -- Nous t�cherons d'en trouver de meilleures pour vous achever, monsieur,� r�pondit M. Micawber. �Secundo. _Heep_ a plusieurs fois, � ce que je puis croire et savoir, fait des faux, en imitant dans divers papiers, livres et documents, la signature de M. W..., particuli�rement dans une circonstance dont je pourrai donner la preuve, par exemple, de la mani�re suivante, � savoir...� M. Micawber aimait singuli�rement � entasser ainsi des formules officielles, mais cela ne lui �tait pas particulier, je dois le dire. C'est plut�t la r�gle g�n�rale. Bien souvent j'ai pu remarquer que les individus appel�s � pr�ter serment, par exemple, semblent �tre dans l'enchantement quand ils peuvent enfiler des mots identiques � la suite les uns des autres pour exprimer une seule id�e; ils disent qu'ils d�testent, qu'ils ha�ssent et qu'ils ex�crent, etc., etc. Les anath�mes �taient jadis con�us d'apr�s le m�me principe. Nous parlons de la tyrannie des mots, mais nous aimons bien aussi � les tyranniser; nous aimons � nous en faire une riche provision qui puisse nous servir de cort�ge dans les grandes occasions; il nous semble que cela nous donne de l'importance, que cela a bonne fa�on. De m�me que dans les jours d'apparat nous ne sommes pas tr�s-difficiles sur la qualit� des valets qui endossent notre livr�e, pourvu qu'ils la portent bien et qu'ils fassent nombre; de m�me nous n'attachons qu'une importance secondaire au sens ou � l'utilit� des mots que nous employons pourvu qu'ils d�filent � la parade. Et, de m�me qu'on s'attire des ennemis en affichant trop la magnificence de ses livr�es, ou du moins que des esclaves trop nombreux se r�voltent contre leurs ma�tres, de m�me aussi je pourrais citer un peuple qui s'est attir� de grands embarras et s'en attirera bien d'autres pour avoir voulu conserver un r�pertoire trop riche de synonymes dans son vocabulaire national. M. Micawber continua sa lecture en se l�chant les barbes. �... Par exemple, de la mani�re suivante, � savoir: M. W... �tait malade, il �tait fort probable que sa mort am�nerait des d�couvertes propres � d�truire l'influence de... _Heep_ sur la famille W... ce que je puis affirmer, moi, soussign�, Wilkins Micawber... � moins qu'on ne p�t obtenir de sa fille de renoncer par affection filiale � toute investigation du pass�; dans cette pr�vision, le susdit... _Heep_ jugea prudent d'avoir un acte tout pr�t, comme lui venant de M. W..., �tablissant que les sommes ci- dessus mentionn�es avaient �t� avanc�es par... _Heep_ � M. W..., pour le sauver du d�shonneur. La v�rit� est que cette somme n'a jamais �t� avanc�e par lui. C'est... _Heep_ qui a forg� les signatures de ce document; il y a mis le nom de M. W... et, en dessous, une attestation de Wilkins Micawber. J'ai en ma possession, dans son agenda, plusieurs imitations de la signature de M. W... un peu endommag�es par les flammes, mais encore lisibles. Jamais de ma vie je n'ai soussign� un pareil acte. J'ai en ma possession le document original.� Uriah Heep tressaillit, puis il tira de sa poche un trousseau de clefs et ouvrit un tiroir; mais, changeant soudainement de r�solution, il se tourna de nouveau vers nous sans y regarder. �Et j'ai le document... reprit M. Micawber en jetant les yeux tout autour de lui, comme s'il relisait le texte d'un sermon... en ma possession, c'est-�-dire, je l'avais ce matin quand j'ai �crit ceci! mais, depuis, je l'ai remis � M. Traddles. -- C'est parfaitement vrai, dit Traddles. -- Uriah! Uriah! cria sa m�re, soyez humble et arrangez-vous avec ces messieurs. Je sais que mon fils sera humble, si vous lui donnez le temps de la r�flexion. Monsieur Copperfield, vous savez comme il a toujours �t� humble!� Il �tait curieux de voir la m�re rester fid�le � ses vieilles habitudes de ruse, pendant que le fils les repoussait � pr�sent comme inutiles. �Ma m�re, dit-il en mordant avec impatience le mouchoir qui enveloppait sa main, vous feriez mieux de prendre tout de suite un fusil charg� et de tirer sur moi. -- Mais je vous aime, Uriah! s'�cria mistress Heep.� Et certainement elle l'aimait et il avait de l'affection pour elle: quelque �trange que cela puisse para�tre, c'�tait un couple bien assorti. �Je ne peux pas souffrir de vous entendre insulter ces messieurs, vous n'y gagnerez rien. Je l'ai dit tout de suite � monsieur, quand il m'a affirm�, en descendant l'escalier, qu'on savait tout; j'ai promis que vous seriez humble, et que vous r�pareriez vos torts. Oh! voyez comme je suis humble, moi, messieurs, et ne l'�coutez pas. -- Mais, ma m�re, dit-il d'un air de fureur en tournant vers moi son doigt long et maigre, voil� Copperfield qui vous aurait volontiers donn� cent livres sterling pour en savoir moiti� moins que vous n'en avez dit depuis un quart d'heure. C'�tait � moi qu'il en voulait par-dessus tout, convaincu que j'avais �t� le principal moteur de cette affaire: je ne cherchai pas � le d�tromper. -- C'est plus fort que moi, Uriah, cria sa m�re. Je ne peux pas vous voir ainsi vous exposer au danger par fiert�. Mieux vaut �tre humble comme vous l'avez toujours �t�.� Il resta un moment silencieux � d�vorer son mouchoir, puis il me dit avec un grognement sourd: �Avez-vous encore quelque chose � avancer? S'il y a autre chose, dites-le. Qu'est-ce que vous attendez?� M. Micawber reprit sa lettre; il �tait trop heureux de pouvoir reprendre un r�le dont il �tait tellement satisfait. �Tertio. Enfin je suis en �tat de prouver, d'apr�s les livres falsifi�s de... _Heep_, et d'apr�s l'agenda authentique de... _Heep_, que pendant nombre d'ann�es... _Heep_ s'est servi des faiblesses et des d�fauts de M. W... pour arriver � ses inf�mes desseins. Dans ce but, il a su m�me employer les vertus, le sentiment d'honneur, l'affection paternelle de l'infortun� M. W... Tout cela sera d�montr� par moi, gr�ce au petit carnet, en partie calcin� (que je n'ai pas pu comprendre tout d'abord, lorsque mistress Micawber le d�couvrit accidentellement dans notre domicile, au fond du coffre destin� � contenir les cendres consum�es sur notre foyer domestique). Pendant des ann�es, M. W... a �t� tromp� et vol� de toutes les fa�ons imaginables par l'avare, le faux, le perfide... _Heep_. Le but supr�me de... _Heep_, apr�s sa passion pour le gain, c'�tait de prendre un empire absolu sur M. et miss W... (Je ne dis rien de ses vues ult�rieures sur icelle.) Son dernier acte fut, il y a quelques mois, d'amener M. W... � abandonner sa part de l'association et m�me � vendre le mobilier de sa maison, � condition qu'il recevrait exactement et fid�lement de... _Heep_ une rente viag�re payable tous les trois mois. Peu � peu, on a si bien embrouill� toutes les affaires, que l'infortun� M. W... n'a plus �t� capable de s'y retrouver. On a �tabli de faux �tats du domaine dont M. W... r�pond, � une �poque o� M. W... s'�tait lanc� dans des sp�culations hasardeuses, et n'avait pas entre les mains la somme dont il �tait moralement et l�galement responsable. On a d�clar� qu'il avait emprunt� de l'argent � un int�r�t fabuleux, tandis que... _Heep_ avait frauduleusement soustrait cet argent � M. W... On a dress� un catalogue inou� de chicanes inconcevables. Enfin le malheureux M. W... crut � la banqueroute de sa fortune, de ses esp�rances terrestres, de son honneur, et ne vit plus de salut que dans le monstre � forme humaine qui, en se rendant indispensable, avait su perp�trer la ruine de cette famille infortun�e. (M. Micawber aimait beaucoup l'expression de monstre � figure humaine, qui lui semblait neuve et originale.) Tout ceci, je puis le prouver, et probablement bien d'autres choses encore!� Je murmurai quelques mots � l'oreille d'Agn�s qui pleurait de joie et de tristesse � c�t� de moi; il se fit un mouvement dans la chambre, comme si M. Micawber avait fini. Mais il reprit du ton le plus grave! �Je vous demande pardon,� et continua avec un m�lange d'extr�me abattement et d'�clatante joie, la lecture de sa p�roraison: �J'ai fini. Il me reste seulement � �tablir la v�rit� de ces accusations; puis � dispara�tre, avec une famille pr�destin�e au malheur, d'un lieu o� nous semblons �tre � charge � tout le monde. Ce sera bient�t un fait accompli. On peut supposer avec quelque raison que notre plus jeune enfant expirera le premier d'inanition, lui qui est le plus fr�le de tous; les jumeaux le suivront. Qu'il en soit ainsi! Quant � moi, mon s�jour � Canterbury a d�j� bien avanc� les choses; la prison pour dettes et la mis�re feront le reste. J'ai la confiance que le r�sultat heureux d'une enqu�te longuement et p�niblement ex�cut�e, au milieu de travaux incessants et de craintes douloureuses, au lever du soleil comme � son coucher, et pendant l'ombre de la nuit, sous le regard vigilant d'un individu qu'il est superflu d'appeler un d�mon, et dans l'angoisse que me causait la situation de mes infortun�s h�ritiers, r�pandra sur mon b�cher fun�bre quelques gouttes de mis�ricorde. Je n'en demande pas davantage. Qu'on me rende seulement justice, et qu'on dise de moi comme de ce noble h�ros maritime, auquel je n'ai pas la pr�tention de me comparer, que ce que j'ai fait, je l'ai fait, en d�pit d'int�r�ts �go�stes ou mercenaires, _Par amour pour la v�rit�, Pour l'Angleterre et la beaut�._ �Je suis pour la vie, etc., etc. �Wilkins Micawber.� M. Micawber plia sa lettre avec une vive �motion, mais avec une satisfaction non moins vive, et la tendit � ma tante comme un document qu'elle aurait sans doute du plaisir � garder. Il y avait dans la chambre un coffre-fort en fer: je l'avais d�j� remarqu� lors de ma premi�re visite. La clef �tait sur la serrure. Un soup�on soudain sembla s'emparer d'Uriah; il jeta un regard sur M. Micawber, s'�lan�a vers le coffre-fort, et l'ouvrit avec fracas. Il �tait vide. �O� sont les livres? s'�cria-t-il, avec une effroyable expression de rage. Un voleur a d�rob� mes livres!� M. Micawber se donna un petit coup de r�gle sur les doigts: �C'est moi: vous m'avez remis la clef comme � l'ordinaire, un peu plus t�t m�me que de coutume, et j'ai ouvert le coffre. -- Soyez sans inqui�tude, dit Traddles. Ils sont en ma possession. J'en prendrai soin, d'apr�s les pouvoirs que j'ai re�us. -- Vous �tes donc un rec�leur? cria Uriah. -- Dans des circonstances comme celles-ci, certainement oui,� r�pondit Traddles. Quel fut mon �tonnement quand je vis ma tante, qui jusque-l� avait �cout� avec un calme parfait, ne faire qu'un bond vers Uriah Heep et le saisir au collet! �Vous savez ce qu'il me faut? dit ma tante. -- Une camisole de force, dit-il. -- Non. Ma fortune! r�pondit ma tante. Agn�s, ma ch�re, tant que j'ai cru que c'�tait votre p�re qui l'avait laiss� perdre, je n'ai pas souffl� mot: Trot lui-m�me n'a pas su que c'�tait entre les mains de M. Wickfield que je l'avais d�pos�e. Mais, maintenant que je sais que c'est � cet individu de m'en r�pondre, je veux l'avoir! Trot, venez la lui reprendre!� Je suppose que ma tante croyait sur le moment retrouver sa fortune dans la cravate d'Uriah Heep, car elle la secouait de toutes ses forces. Je m'empressai de les s�parer, en assurant ma tante qu'il rendrait jusqu'au dernier sou tout ce qu'il avait acquis ind�ment. Au bout d'un moment de r�flexion, elle se calma et alla se rasseoir, sans para�tre le moins du monde d�concert�e de ce qu'elle venait de faire (je ne saurais en dire autant de son chapeau). Pendant le quart d'heure qui venait de s'�couler, mistress Heep s'�tait �puis�e � crier � son fils d'�tre �humble;� elle s'�tait mise � genoux devant chacun de nous successivement, en faisant les promesses les plus extravagantes. Son fils la fit rasseoir, puis se tenant pr�s d'elle d'un air sombre, le bras appuy� sur la main de sa m�re, mais sans rudesse, il me dit avec un regard f�roce: �Que voulez-vous que je fasse? -- Je m'en vais vous dire ce qu'il faut faire, dit Traddles. -- Copperfield n'a donc pas de langue? murmura Uriah. Je vous donnerais quelque chose de bon coeur, si vous pouviez m'affirmer, sans mentir, qu'on la lui a coup�e. -- Mon Uriah va se faire humble, s'�cria sa m�re. Ne l'�coutez pas, mes bons messieurs! -- Voil� ce qu'il faut faire, dit Traddles. D'abord, vous allez me remettre, ici m�me, l'acte par lequel M. Wickfield vous faisait l'abandon de ses biens. -- Et si je ne l'ai pas? -- Vous l'avez, dit Traddles, ainsi nous n'avons pas � faire cette supposition.� Je ne puis m'emp�cher d'avouer que je rendis pour la premi�re fois justice, en cette occasion, � la sagacit� et au bon sens simple et pratique de mon ancien camarade. �Ainsi donc, dit Traddles, il faut vous pr�parer � rendre gorge, � restituer jusqu'au dernier sou tout ce que votre rapacit� a fait passer entre vos mains. Nous garderons en notre possession tous les livres et tous les papiers de l'association; tous vos livres et tous vos papiers; tous les comptes et re�us; en un mot, tout ce qui est ici. -- Vraiment? Je ne suis pas d�cid� � cela, dit Uriah. Il faut me donner le temps d'y penser. -- Certainement, r�pondit Traddles, mais en attendant, et jusqu'� ce que tout soit r�gl� � notre satisfaction, nous prendrons possession de toutes ces garanties, et nous vous prierons, ou s'il le faut, nous vous contraindrons de rester dans votre chambre, sans communiquer avec qui que ce soit. -- Je ne le ferai pas, dit Uriah en jurant comme un diable. -- La prison de Maidstone est un lieu de d�tention plus s�r, reprit Traddles, et bien que la loi puisse tarder � nous faire justice, et nous la fasse peut-�tre moins compl�te que vous ne le pourriez, cependant il n'y a pas de doute qu'elle ne vous punisse. Vous le savez aussi bien que moi. Copperfield, voulez-vous aller � Guildhall chercher deux policemen?� Ici mistress Heep tomba de nouveau � genoux, elle conjura Agn�s d'interc�der en leur faveur, elle s'�cria qu'il �tait tr�s-humble, qu'elle en �tait bien s�re, et que s'il ne faisait pas ce que nous voulions, elle le ferait � sa place. Et en effet, elle aurait fait tout ce qu'on aurait voulu, car elle avait presque perdu la t�te, tant elle tremblait pour son fils ch�ri; quant � lui, � quoi bon se demander ce qu'il aurait pu faire, s'il avait eu un peu plus de hardiesse; autant vaudrait demander ce que ferait un vil roquet anim� de l'audace d'un tigre. C'�tait un l�che, de la t�te aux pieds; et, en ce moment plus que jamais, il montrait bien la bassesse de sa nature par son air mortifi� et son d�sespoir sombre. �Attendez! cria-t-il d'une voix sourde, en essuyant ses joues couvertes de sueur. Ma m�re, pas tant de bruit! Qu'on leur donne ce papier! Allez le chercher. -- Voulez-vous avoir la bont� de lui pr�ter votre concours, monsieur Dick? dit Traddles. Tout fier de cette commission dont il comprenait la port�e, M. Dick accompagna mistress Heep, comme un chien de berger accompagne un mouton. Mais mistress Heep lui donna peu de peine; car elle rapporta, non-seulement le document demand�, mais m�me la bo�te qui le contenait, o� nous trouv�mes un livre de banque, et d'autres papiers qui furent utiles plus tard. �Bien, dit Traddles en les recevant. Maintenant, monsieur Heep, vous pouvez vous retirer pour r�fl�chir; mais dites-vous bien, je vous prie, que vous n'avez qu'une chose � faire, comme je vous l'ai d�j� expliqu�, et qu'il faut la faire sans d�lai.� Uriah traversa la chambre sans lever les yeux, en se passant la main sur le menton, puis s'arr�tant � la porte, il me dit: �Copperfield, je vous ai toujours d�test�. Vous n'avez jamais �t� qu'un parvenu, et vous avez toujours �t� contre moi. -- Je vous ai d�j� dit, r�pondis-je, que c'est vous qui avez toujours �t� contre le monde entier par votre fourberie et votre avidit�. Songez d�sormais que jamais la fourberie et l'avidit� ne savent s'arr�ter � temps, m�me dans leur propre int�r�t. C'est un fait aussi certain que nous mourrons un jour. -- C'est peut-�tre un fait aussi incertain que ce qu'on nous enseignait � l'�cole, dit-il avec un ricanement expressif, � cette m�me �cole o� j'ai appris � �tre si humble, de neuf heures � onze heures, on nous disait que le travail �tait une mal�diction; de onze heures � une heure, que c'�tait un bien, une b�n�diction, et que sais-je encore? Vous nous pr�chez l� des doctrines � peu pr�s aussi cons�quentes que ces gens-l�. L'humilit� vaut mieux que tout cela, c'est un excellent syst�me. Je n'aurais pas sans elle si bien enlac� mon noble associ�, je vous en r�ponds... Micawber, vieil animal, vous me payerez �a!� M. Micawber le regarda d'un air de souverain m�pris jusqu'� ce qu'il eut quitt� la chambre, puis il se tourna vers moi, et me proposa de me donner le plaisir de venir voir la confiance se r�tablir entre lui et mistress Micawber. Apr�s quoi, il invita toute la compagnie � contempler une si touchante c�r�monie. �Le voile qui nous a longtemps s�par�s, mistress Micawber et moi, s'est enfin d�chir�, dit M. Micawber; mes enfants et l'auteur de leur existence peuvent maintenant se rapprocher sans rougir les uns des autres.� Nous lui avions tous beaucoup de reconnaissance, et nous d�sirions lui en donner un t�moignage, autant du moins que nous le permettait le d�sordre de nos esprits: aussi, aurions-nous tous volontiers accept� son offre, si Agn�s n'avait �t� forc�e d'aller retrouver son p�re, auquel on n'avait encore os� que faire entrevoir une lueur d'esp�rance; il fallait d'ailleurs que quelqu'un mont�t la garde aupr�s d'Uriah. Traddles se consacra � cet emploi o� M. Dick devait bient�t venir le relayer; ma tante, M. Dick et moi, nous accompagn�mes M. Micawber. En me s�parant si pr�cipitamment de ma ch�re Agn�s, � qui je devais tant, et en songeant au danger dont nous l'avions sauv�e peut-�tre ce jour-l�, car qui aurait su si son courage n'aurait pas succomb� dans cette lutte? je me sentais le coeur plein de reconnaissance pour les malheurs de ma jeunesse qui m'avaient amen� � conna�tre M. Micawber. Sa maison n'�tait pas loin; la porte du salon donnait sur la rue, il s'y pr�cipita avec sa vivacit� habituelle, et nous nous trouv�mes au milieu de sa famille. Il s'�lan�a dans les bras de mistress Micawber en s'�criant: �Emma, mon bonheur et ma vie!� Mistress Micawber poussa un cri per�ant et serra M. Micawber sur son coeur. Miss Micawber, qui �tait occup�e � bercer l'innocent �tranger dont me parlait mistress Micawber dans sa lettre, fut extr�mement �mue. L'�tranger sauta de joie. Les jumeaux t�moign�rent leur satisfaction par diverses d�monstrations incommodes, mais na�ves. Ma�tre Micawber, dont l'humeur paraissait aigrie par les d�ceptions pr�coces de sa jeunesse, et dont la mine avait conserv� quelque chose de morose, c�da � de meilleurs sentiments et pleurnicha. �Emma! dit M. Micawber, le nuage qui voilait mon �me s'est dissip�. La confiance qui a si longtemps exist� entre nous revit � jamais! Salut, pauvret�! s'�cria-t-il en versant des larmes. Salut, mis�re b�nie! que la faim, les haillons, la temp�te, la mendicit� soient les bienvenus! Salut! La confiance r�ciproque nous soutiendra jusqu'� la fin!� En parlant ainsi, M. Micawber embrassait tous ses enfants les uns apr�s les autres, et faisait asseoir sa femme, poursuivant de ses saluts, avec enthousiasme, la perspective d'une s�rie d'infortunes qui ne me paraissaient pas trop d�sirables pour sa famille; et les invitant tous � venir chanter en choeur dans les rues de Canterbury, puisque c'�tait la seule ressource qui leur rest�t pour vivre. Mais mistress Micawber venait de s'�vanouir, vaincue par tant d'�motions; la premi�re chose � faire, m�me avant de songer � compl�ter le choeur en question, c'�tait de la faire revenir � elle. Ma tante et M. Micawber s'en charg�rent; puis on lui pr�senta ma tante, et mistress Micawber me reconnut. �Pardonnez-moi, cher monsieur Copperfield, dit la pauvre femme en me tendant la main, mais je ne suis pas forte, et je n'ai pu r�sister au bonheur de voir dispara�tre tant de d�saccord entre M. Micawber et moi. -- Sont-ce l� tous vos enfants, madame? dit ma tante. -- C'est tout ce que nous en avons pour le moment, r�pondit mistress Micawber... -- Grand Dieu! ce n'est pas l� ce que je veux dire, madame, reprit ma tante. Ce que je vous demande, c'est si tous ces enfants-l� sont � vous? -- Madame, r�partit M. Micawber, c'est bien le compte exact. -- Et ce grand jeune homme-l�, dit ma tante d'un air pensif, qu'est-ce que vous en faites? -- Lorsque je suis venu ici, dit M. Micawber, j'esp�rais placer Wilkins dans l'�glise, ou, pour parler plus correctement, dans le choeur. Mais il n'y a pas de place de t�nor vacante dans le v�n�rable �difice, qui fait � juste titre la gloire de cette cit�; et il a... en un mot, il a pris l'habitude de chanter dans des caf�s, au lieu de s'exercer dans une enceinte consacr�e. -- Mais c'est � bonne intention, dit mistress Micawber avec tendresse. -- Je suis s�r, mon amour, reprit M. Micawber, qu'il a les meilleures intentions du monde; seulement, jusqu'ici, je ne vois pas trop � quoi cela lui sert.� Ici ma�tre Micawber reprit son air morose et demanda avec quelque aigreur ce qu'on voulait qu'il f�t. Croyait-on qu'il p�t se faire charpentier de naissance, ou forgeron sans apprentissage? autant lui demander de voler dans les airs comme un oiseau! Voulait-on qu'il all�t s'�tablir comme pharmacien dans la rue voisine? Ou bien pouvait-il se pr�cipiter devant la Cour, aux prochaines assises, pour y prendre la parole comme avocat? Ou se faire entendre de force � l'Op�ra, et emporter les bravos de haute lutte? Ne voulait-on pas qu'il f�t pr�t � tout faire, sans qu'on lui e�t rien appris? Ma tante r�fl�chit un instant, puis: �Monsieur Micawber, dit-elle, je suis surprise que vous n'ayez jamais song� � �migrer. -- Madame, r�pondit M. Micawber, c'�tait le r�ve de ma jeunesse; c'est encore le trompeur espoir de mon �ge m�r;� et � propos de cela, je suis pleinement convaincu qu'il n'y avait jamais pens�. �Eh! dit ma tante, en jetant un regard sur moi, quelle excellente chose ce serait pour vous et pour votre famille, monsieur et mistress Micawber! -- Et des fonds? madame, des fonds? s'�cria M. Micawber, d'un air sombre. -- C'est l� la principale, pour ne pas dire la seule difficult�, mon cher monsieur Copperfield, ajouta sa femme. -- Des fonds! dit ma tante, mais vous nous rendez, vous nous avez rendu un grand service. Je puis bien le dire, car on sauvera certainement bien des choses de ce d�sastre; et que pourrions-nous faire de mieux pour vous, que de vous procurer des fonds pour cet usage? �-- Je ne saurais l'accepter en pur don, dit M. Micawber avec foi, mais si on pouvait m'avancer une somme suffisante, � un int�r�t de cinq pour cent, sous ma responsabilit� personnelle, je pourrais rembourser petit � petit, � douze, dix-huit, vingt-quatre mois de date, par exemple� pour me laisser le temps d'amasser... -- Si on pouvait? r�pondit ma tante. On le peut, et on le fera, pour peu que cela vous convienne. Pensez-y bien tous deux, David a des amis qui vont partir pour l'Australie: si vous vous d�cidez � partir aussi, pourquoi ne profiteriez-vous pas du m�me b�timent? Vous pourriez vous rendre service mutuellement. Pensez-y bien, monsieur et mistress Micawber. Prenez du temps et pesez m�rement la chose. -- Je n'ai qu'une question � vous adresser, dit mistress Micawber: le climat est sain, je crois? -- Le plus beau climat du monde, dit ma tante. -- Parfaitement, reprit mistress Micawber. Alors, voici ce que je vous demande: l'�tat du pays est-il tel qu'un homme distingu� comme M. Micawber, puisse esp�rer de s'�lever dans l'�chelle sociale? Je ne veux pas dire, pour l'instant, qu'il pourrait pr�tendre � �tre gouverneur ou � quelque fonction de cette nature, mais trouverait-il un champ assez vaste pour le d�veloppement expansif de ses grandes facult�s? -- Il ne saurait y avoir nulle part un plus bel avenir, pour un homme qui a de la conduite et de l'activit�, dit ma tante. -- Pour un homme qui a de la conduite et de l'activit�, r�p�ta lentement mistress Micawber. Pr�cis�ment il est �vident pour moi que l'Australie est le lieu o� M. Micawber trouvera la sph�re d'action l�gitime pour donner carri�re � ses grandes qualit�s. -- Je suis convaincu, ma ch�re madame, dit M. Micawber, que c'est dans les circonstances actuelles, le pays, le seul pays o� je puisse �tablir ma famille; quelque chose d'extraordinaire nous est r�serv� sur ce rivage inconnu. La distance n'est rien, � proprement parler; et bien qu'il soit convenable de r�fl�chir � votre g�n�reuse proposition, je vous assure que c'est purement une affaire de forme.� Jamais je n'oublierai comment, en un instant, il devint l'homme des esp�rances les plus folles, et se vit emport� d�j� sur la roue de la fortune, ni comment mistress Micawber se mit � discourir � l'instant sur les moeurs du kangourou? Jamais je ne pourrai penser � cette rue de Canterbury, un jour de march�, sans me rappeler en m�me temps de quel air d�lib�r� il marchait � nos c�t�s; il avait d�j� pris les mani�res rudes, insouciantes et voyageuses d'un colon lointain; il fallait la voir examiner en passant les b�tes a cornes, de l'oeil exerc� d'un fermier d'Australie. CHAPITRE XXIII. Encore un regard en arri�re. Il faut que je fasse encore ici une pause. �! ma femme-enfant, je revois devant moi, sereine et calme, au milieu de la foule mobile qui agite ma m�moire, une figure qui me dit, avec son innocente tendresse et sa na�ve beaut�: �Arr�tez-vous pour songer � moi; retournez-vous pour jeter un regard sur la petite fleur qui va tomber et se fl�trir!� Je m'arr�te. Tout le reste p�lit et s'efface � mes yeux. Je me retrouve avec Dora, dans notre petite maison. Je ne sais pas depuis combien de temps elle est malade, j'ai une si longue habitude de la plaindre, que je ne compte plus le temps. Il n'est pas bien long peut-�tre � le d�tailler par mois et par jours, mais pour moi qui en souffre comme elle � tous les moments de la journ�e, Dieu! qu'il parait long et p�nible! On ne me dit plus: �Il faut encore quelques jours.� Je commence � craindre en secret de ne plus voir le jour o� ma femme-enfant reprendra sa course au soleil avec Jip, son vieux camarade. Chose singuli�re! il a vieilli presque subitement; peut-�tre ne trouve-t-il plus, aupr�s de sa ma�tresse, cette gaiet� qui le rendait plus jeune et plus gaillard; il se tra�ne lentement, il voit � peine, il n'a plus de force, et ma tante regrette le temps o� il aboyait � son approche, au lieu de ramper comme il le fait � pr�sent, jusqu'� elle, sans quitter le lit de Dora et de l�cher doucement la main de son ancienne ennemie, qui est toujours au chevet du lit de ma femme. Dora est couch�e: elle nous sourit avec son charmant visage; jamais elle ne se plaint; jamais elle ne prononce un mot d'impatience. Elle dit que nous sommes tous tr�s-bons pour elle, que son cher mari se fatigue � la soigner, que ma tante ne dort plus, qu'elle est toujours, au contraire, pr�s d'elle, bonne, active et vigilante. Quelquefois les deux petites dames qui ressemblent � des oiseaux viennent la voir, et alors nous causons de notre jour de noces et de tout cet heureux temps. Quel �trange repos dans toute mon existence d'alors, au dedans comme au dehors! Assis dans cette paisible petite chambre, je vois ma femme-enfant tourner vers moi ses yeux bleus: ses petits doigts s'entrelacent dans les miens. Bien des heures s'�coulent ainsi; mais, dans toutes ces heures uniformes, il y a trois �pisodes qui me sont plus pr�sents encore � l'esprit que les autres. Nous sommes au matin; Dora est toute belle, gr�ce aux soins de ma tante: elle me montre comme ses cheveux frisent encore sur l'oreiller, comme ils sont longs et brillants, et comme elle aime � les laisser flotter � l'aise dans son filet. �Ce n'est pas que j'en sois fi�re,� dit-elle en me voyant sourire, vilain moqueur, mais c'est parce que vous les trouviez beaux; et parce que, quand j'ai commenc� � penser � vous, je me regardais souvent dans la glace, en me demandant si vous ne seriez pas bien aise d'en avoir une m�che. Oh! comme vous faisiez des folies, mon Dody, le jour o� je vous en ai donn� une! -- C'est le jour o� vous �tiez en train de copier des fleurs que je vous avais offertes, Dora, et o� je vous ai dit combien je vous aimais. -- Ah! mais, moi, je ne vous ai pas dit alors, reprit Dora, comme j'ai pleur� sur ces fleurs, en pensant que vous aviez vraiment l'air de m'aimer! Quand je pourrai courir comme autrefois, David, nous irons revoir les endroits o� nous avons fait tant d'enfantillages, n'est-ce pas? Nous reprendrons nos vieilles promenades? et nous n'oublierons pas mon pauvre papa. -- Oui certainement, et nous serons encore bien heureux; mais il faut vous d�p�cher de vous gu�rir, ma ch�rie! -- Oh! ce ne sera pas long! je vais d�j� beaucoup mieux, sans que �a paraisse.� Maintenant nous sommes au soir; je suis assis dans le m�me fauteuil, aupr�s du m�me lit, le m�me doux visage tourn� vers moi. Nous avons gard� un moment le silence; elle me sourit. J'ai cess� de transporter chaque jour dans le salon mon l�ger fardeau. Elle ne quitte plus son lit. �Dody! -- Ma ch�re Dora! -- Ne me trouvez pas trop d�raisonnable, apr�s ce que vous m'avez appris l'autre jour de l'�tat de M. Wickfield, si je vous dis que je voudrais voir Agn�s? J'ai bien envie de la voir! -- Je vais lui �crire, ma ch�rie. -- Vraiment? -- � l'instant m�me. -- Comme vous �tes bon, David! soutenez-moi sur votre bras. En v�rit�, mon ami, ce n'est pas une fantaisie, un vain caprice, j'ai vraiment besoin de la voir! -- Je con�ois cela, et je n'ai qu'� le lui dire; elle viendra tout de suite. -- Vous �tes bien seul quand vous descendez au salon maintenant, murmura-t-elle en jetant ses bras autour de mon cou. -- C'est bien naturel, mon enfant ch�rie, quand je vois votre place vide! -- Ma place vide! Elle me serre contre son coeur, sans rien dire. Vraiment, je vous manque donc, David? reprend-elle avec un joyeux sourire. Moi qui suis si sotte, si �tourdie, si enfant? -- Mon tr�sor, qui donc me manquerait sur la terre comme vous? -- Oh, mon mari! je suis si contente et si f�ch�e, pourtant! Elle se serre encore plus contre moi, et m'entoure de ses deux bras. Elle rit, puis elle pleure; enfin elle se calme, elle est heureuse. �Oui, bien heureuse! dit-elle. Vous enverrez � Agn�s toutes mes tendresses, et vous lui direz que j'ai grande envie de la voir, je n'ai plus d'autre envie. -- Except� de vous gu�rir, Dora. -- Oh! David! quelquefois, je me dis... vous savez que j'ai toujours �t� une petite sotte!... que ce jour l� n'arrivera jamais! -- Ne dites pas cela, Dora! Mon amour, ne vous mettez pas de ces id�es-l� dans la t�te. -- Je ne peux pas, David, et je ne le voudrais pas d'ailleurs. Mais cela ne m'emp�che pas d'�tre tr�s-heureuse, quoique j'�prouve de la peine � penser que mon cher mari se trouve bien seul, devant la place vide de sa femme-enfant.� Cette fois, il fait nuit; je suis toujours aupr�s d'elle. Agn�s est arriv�e; elle a pass� avec nous un jour entier. Nous sommes rest�s la matin�e avec Dora: ma tante, elle et moi. Nous n'avons pas beaucoup caus�, mais Dora a eu l'air parfaitement heureux et paisible. Maintenant nous sommes seuls. Est-il bien vrai que ma femme-enfant va bient�t me quitter! On me l'a dit; h�las! ce n'�tait pas nouveau pour mes craintes; mais je veux en douter encore. Mon coeur se r�volte contre cette pens�e. Bien des fois, aujourd'hui, je l'ai quitt�e pour aller pleurer � l'�cart. Je me suis rappel� que J�sus pleura sur cette derni�re s�paration des vivants et des morts. J'ai repass� dans mon coeur cette histoire pleine de gr�ce et de mis�ricorde. J'ai cherch� � me soumettre, � prendre courage; mais, je le crains, sans y r�ussir tout � fait. Non, je ne peux admettre qu'elle touche � sa fin. Je tiens sa main dans les miennes; son coeur repose sur le mien; je vois son amour pour moi tout vivant encore. Je ne puis m'emp�cher, me d�fendre d'une p�le et faible esp�rance qu'elle me sera conserv�e. �Je veux vous parler, David. Je veux vous dire une chose que j'ai souvent pens� � vous dire, depuis quelque temps. Vous voulez bien? ajouta-t-elle avec un doux regard. -- Oui, certainement, mon enfant. Pourquoi ne le voudrais-je pas? -- Ah! c'est que je ne sais pas ce que vous en penserez; peut-�tre vous l'�tes-vous d�j� dit vous-m�me? peut-�tre l'avez-vous d�j� pens�? David, mon ami, je crois que j'�tais trop jeune.� Je pose ma t�te pr�s de la sienne sur l'oreiller; elle plonge ses yeux dans les miens et me parle tout doucement. Petit � petit, � mesure qu'elle avance, je sens, le coeur bris�, qu'elle me parle d'elle-m�me comme au pass�. �Je crois, mon ami, que j'�tais trop jeune. Je ne parle pas seulement de mon �ge, j'�tais trop jeune d'exp�rience, de pens�es, trop jeune en tout. J'�tais une pauvre petite cr�ature. Peut-�tre e�t-il mieux valu que nous ne nous fussions aim�s que comme des enfants, pour l'oublier ensuite? Je commence � craindre que je ne fusse pas en �tat de faire une femme.� J'essaye d'arr�ter mes larmes, et de lui r�pondre: �Oh! Dora, mon amour, vous ne l'�tiez pas moins que moi de faire un mari! -- Je n'en sais rien. Et elle secouait comme jadis ses longues boucles. Peut-�tre. Mais si j'avais �t� plus en �tat de me marier, cela vous aurait peut-�tre fait du bien aussi. D'ailleurs, vous avez beaucoup d'esprit et moi je n'en ai pas. -- Est-ce que nous n'avons pas �t� tr�s-heureux, ma petite Dora?� -- Oh! moi, j'ai �t� bien heureuse, bien heureuse. Mais, avec le temps, mon cher mari se serait lass� de sa femme-enfant. Elle aurait �t� de moins en moins sa compagne. Il aurait senti tous les jours davantage ce qui manquait � son bonheur. Elle n'aurait pas fait de progr�s. Cela vaut mieux ainsi. -- � Dora, ma bien-aim�e, ne me dites pas cela. Chacune de vos paroles a l'air d'un reproche! -- Vous savez bien que non, r�pond-elle en m'embrassant. � mon ami, vous n'avez jamais m�rit� cela de moi, et je vous aimais bien trop pour vous faire, s�rieusement, le plus petit reproche; c'�tait mon seul m�rite, sauf celui d'�tre jolie, du moins vous le trouviez... �tes-vous bien seul en bas David? -- Oh! oui, bien seul! -- Ne pleurez pas... Mon fauteuil est-il toujours l�! -- � son ancienne place. -- Oh! comme mon pauvre ami pleure! Chut! Chut! Maintenant promettez-moi une chose. Je veux parler � Agn�s. Quand vous descendrez, priez Agn�s de monter chez moi, et pendant que je causerai avec elle, que personne ne vienne, pas m�me ma tante. Je veux lui parler � elle seule. Je veux parler � Agn�s toute seule!� Je lui promets de lui envoyer tout de suite Agn�s; mais je ne peux pas la quitter; j'ai trop de chagrin. �Je vous disais que cela valait mieux ainsi! murmure-t-elle en me serrant dans ses bras. Oh! David, plus tard vous n'auriez pas pu aimer votre femme-enfant plus que vous ne le faites; plus tard, elle vous aurait caus� tant d'ennuis et de d�sagr�ments, que peut- �tre vous l'auriez moins aim�e. J'�tais trop jeune et trop enfant, je le sais. Cela vaut bien mieux ainsi!� Je vais dans le salon et j'y trouve Agn�s; je la prie de monter. Elle dispara�t, et je reste seul avec Jip. Sa petite niche chinoise est pr�s du feu; il est couch� sur son lit de flanelle; il cherche � s'endormir en g�missant. La lune brille de sa plus douce clart�. Et mes larmes tombent � flots, et mon triste coeur est plein d'une angoisse rebelle, il lutte douloureusement contre le coup qui le ch�tie, oh! oui bien douloureusement. Je suis assis au coin du feu, je songe, avec un vague remords, � tous les sentiments que j'ai nourris en secret depuis mon mariage. Je pense � toutes les petites mis�res qui se sont pass�es entre Dora et moi, et je sens combien on a raison de dire que ce sont toutes ces petites mis�res qui composent la vie. Et je revois toujours devant moi la charmante enfant, telle que je l'ai d'abord connue, embellie par mon jeune amour, comme par le sien, de tous les charmes d'un tel amour. Aurait-il mieux valu, comme elle me le disait, que nous nous fussions aim�s comme des enfants, pour nous oublier ensuite? Coeur rebelle, r�pondez. Je ne sais comment le temps se passe; enfin je suis rappel� � moi par le vieux compagnon de ma petite femme, il est plus agit�, il se tra�ne hors de sa niche, il me regarde, il regarde la porte, il pleure parce qu'il veut monter. �Pas ce soir, Jip! pas ce soir!� Il se rapproche lentement de moi, il l�che ma main, et l�ve vers moi ses yeux qui ne voient plus qu'� peine. �Oh, Jip! peut-�tre plus jamais!� Il se couche � mes pieds, s'�tend comme pour dormir, pousse un g�missement plaintif: il est mort. �Oh! Agn�s! venez, venez voir!� Car Agn�s vient de descendre en effet. Son visage est plein de compassion et de douleur, un torrent de larmes s'�chappe de ses yeux, elle me regarde sans me dire un mot, sa main me montre le ciel! �Agn�s?� C'est fini. Je ne vois plus rien; mon esprit se trouble, et au m�me instant, tout s'efface de mon souvenir. CHAPITRE XXIV. Les op�rations de M. Micawber. Ce n'est pas le moment de d�peindre l'�tat de mon �me sous l'influence de cet horrible �v�nement. J'en vins � croire que l'avenir �tait ferm� pour moi, que j'avais perdu � jamais toute activit� et toute �nergie, qu'il n'y avait plus pour moi qu'un refuge: le tombeau, je n'arrivai que par degr�s � ce marasme languissant, qui m'aurait peut-�tre domin� d�s les premiers moments, si mon affliction n'avait �t� troubl�e d'abord, et augment�e plus tard par des �v�nements que je vais raconter dans la suite de cette histoire. Quoiqu'il en soit, ce qu'il y a de certain, c'est qu'il se passa un certain temps avant que je comprisse toute l'�tendue de mon malheur; je croyais presque que j'avais d�j� travers� mes plus douloureuses angoisses, et je trouvais une consolation � m�diter sur tout ce qu'il y avait de beau et de pur dans cette histoire touchante qui venait de finir pour toujours. � pr�sent m�me, je ne me rappelle pas distinctement l'�poque o� on me parla de faire un voyage, ni comment nous f�mes amen�s � penser que je ne trouverais que dans le changement de lieu et de distractions, la consolation et le repos dont j'avais besoin. Agn�s exer�ait tant d'influence sur tout ce que nous pensions, sur tout ce que nous disions, sur tout ce que nous faisions, pendant ces jours de deuil, que je crois pouvoir lui attribuer ce projet. Mais cette influence s'exer�ait si paisiblement, que je n'en sais pas davantage. Je commen�ais � croire que, lorsque j'associais jadis la pens�e d'Agn�s au vieux vitrail de l'�glise, c'�tait par un instinct proph�tique de ce qu'elle serait pour moi, � l'heure du grand chagrin qui devait fondre un jour sur ma vie. En effet, � partir du moment que je n'oublierai jamais, o� elle m'apparut debout, la main lev�e vers le ciel, elle fut, pendant ces heures si douloureuses, comme une sainte dans ma demeure solitaire; lorsque l'ange de la mort descendit pr�s de Dora, ce fut sur le sein d'Agn�s qu'elle s'endormit, le sourire sur les l�vres; je ne le sus qu'apr�s, lorsque je fus en �tat d'entendre ces tristes d�tails. Quand je revins � moi, je la vis � mes c�t�s, versant des larmes de compassion, et ses paroles pleines d'esp�rance et de paix, son doux visage qui semblait descendre d'une r�gion plus pure et plus voisine du ciel, pour se pencher sur moi, vinrent calmer mon coeur indocile, et adoucir mon d�sespoir. Il faut poursuivre mon r�cit. Je devais voyager. C'�tait, � ce qu'il parait, une r�solution arr�t�e entre nous d�s les premiers moments. La terre ayant re�u tout ce qui pouvait p�rir de celle qui m'avait quitt�, il ne me restait plus qu'� attendre ce que M. Micawber appelait le dernier acte de la pulv�risation de Heeps, et le d�part des �migrants. Sur la demande de Traddles, qui fut pour moi, pendant mon affliction, le plus tendre et le plus d�vou� des amis, nous retourn�mes � Canterbury, ma tante, Agn�s et moi. Nous nous rend�mes tout droit chez M. Micawber qui nous attendait. Depuis l'explosion de notre derni�re r�union, Traddles n'avait cess� de partager ses soins entre la demeure de M. Micawber et celle de M. Wickfield. Quand la pauvre mistress Micawber me vit entrer, dans mes v�tements de deuil, elle fut extr�mement �mue, il y avait encore dans ce coeur-l� beaucoup de bon, malgr� les tracas et les souffrances prolong�es qu'elle avait subis depuis tant d'ann�es. �Eh bien! monsieur et mistress Micawber, dit ma tante, d�s que nous f�mes assis, avez-vous song� � la proposition d'�migrer que je vous ai faite? -- Ma ch�re madame, reprit M. Micawber, je ne saurais mieux exprimer la conclusion � laquelle nous sommes arriv�s. Mistress Micawber, votre humble serviteur, et je puis ajouter nos enfants, qu'en empruntant le langage d'un po�te illustre, et en vous disant avec lui: _Notre barque aborda au rivage, Et de loin je vois sur les flots Le navire et ses matelots, Pr�parer tout pour le voyage._ -- � la bonne heure! dit ma tante. J'augure bien pour vous de cette d�cision qui fait honneur � votre bon sens. -- C'est vous, madame, qui nous faites beaucoup d'honneur, r�pondit-il; puis, consultant son carnet: Quant � l'assistance p�cuniaire qui doit nous mettre � m�me de lancer notre fr�le canot sur l'oc�an des entreprises, j'ai pes� de nouveau ce point capital, et je vous propose l'arrangement suivant, que j'ai libell�, je n'ai pas besoin de le dire, sur papier timbr�, d'apr�s les prescriptions des divers actes du Parlement relatifs � cette sorte de garanties: j'offre le remboursement aux �ch�ances ci- dessous indiqu�es, dix-huit mois, deux ans, et deux ans et demi. J'avais d'abord propos� un an, dix-huit mois, et deux ans; mais je craindrais que le temps ne f�t un peu court pour amasser quelque chose. Nous pourrions, � la premi�re �ch�ance, ne pas avoir �t� favoris�s dans nos r�coltes,� et M. Micawber regardait par toute la chambre comme s'il y voyait quelques centaines d'ares d'une terre bien cultiv�e, �ou bien il se pourrait que nous n'eussions pas encore serr� nos grains. On ne trouve pas toujours des bras comme on veut, je le crains, dans cette partie de nos colonies o� nous devrons d�sormais lutter contre la f�condit� luxuriante d'un sol vierge encore. -- Arrangez cela comme il vous plaira, monsieur, dit ma tante. -- Madame, r�pliqua-t-il, mistress Micawber et moi, nous sentons vivement l'extr�me bont� de nos amis et de nos parents. Ce que je d�sire, c'est d'�tre parfaitement en r�gle, et parfaitement exact. Nous allons tourner un nouveau feuillet du livre de la vie, nous allons essayer d'un ressort inconnu et prendre en main un levier puissant: je tiens, pour moi, comme pour mon fils, � ce que ces arrangements soient conclus, comme cela se doit, d'homme � homme.� Je ne sais si M. Micawber attachait � cette derni�re phrase un sens particulier. Je ne sais si jamais ceux qui l'emploient sont bien s�rs que cela veuille dire quelque chose, mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il aimait beaucoup cette locution, car il r�p�ta, avec une toux expressive: �Comme cela se doit, d'homme � homme.� �Je propose, dit M. Micawber, des lettres de change; elles sont en usage dans tout le monde commer�ant (c'est aux juifs, je crois, que nous devons en attribuer l'origine, et ils n'ont su que trop y conserver encore une bonne part, depuis ce jour); je les propose parce que ce sont des effets n�gociables. Mais si on pr�f�rait toute autre garantie, je serais heureux de me conformer aux voeux �nonc�s � ce sujet: Comme cela se doit d'homme � homme.� Ma tante d�clara que, quand on �tait d�cid� des deux c�t�s � consentir � tout, il lui semblait qu'il ne pouvait s'�lever aucune difficult�. M. Micawber fut de son avis. �Quant � nos pr�paratifs int�rieurs, madame, reprit M. Micawber avec un sentiment d'orgueil, permettez-moi de vous dire comment nous cherchons � nous rendre propres au sort qui nous sera d�sormais d�volu. Ma fille a�n�e se rend tous les matins � cinq heures, dans un �tablissement voisin, pour y acqu�rir le talent, si l'on peut ainsi parler, de traire les vaches. Mes plus jeunes enfants �tudient, d'aussi pr�s que les circonstances le leur permettent, les moeurs des porcs et des volailles qu'on �l�ve dans les quartiers moins �l�gants de cette cit�: deux fois d�j�, on les a rapport�s � la maison, pour ainsi dire, �cras�s par des charrettes. J'ai moi-m�me, la semaine pass�e, donn� toute mon attention � l'art de la boulangerie, et mon fils Wilkins s'est consacr� � conduire des bestiaux, lorsque les grossiers conducteurs pay�s pour cet emploi lui ont permis de leur rendre gratis quelques services en ce genre. Je regrette, pour l'honneur de notre esp�ce, d'�tre oblig� d'ajouter que de telles occasions ne se pr�sentent que rarement; en g�n�ral, on lui ordonne, avec des jurements effroyables, de s'�loigner au plus vite. -- Tout cela est � merveille, dit ma tante du ton le plus encourageant. Mistress Micawber n'est pas non plus rest�e oisive, J'en suis persuad�e? -- Ch�re madame, r�pondit mistress Micawber, de son air affair�, je dois avouer que je n'ai pas jusqu'ici pris une grande part � des occupations qui aient un rapport direct avec la culture ou l'�levage des bestiaux, bien que je me propose d'y donner toute mon attention lorsque nous serons l�-bas. Le temps que j'ai pu d�rober � mes devoirs domestiques, je l'ai consacr� � une correspondance �tendue avec ma famille. Car j'avoue, mon cher monsieur Copperfield, ajouta mistress Micawber, qui s'adressait souvent � moi, probablement parce que jadis elle avait l'habitude de prononcer mon nom au d�but de ses discours, j'avoue que, selon moi, le temps est venu d'ensevelir le pass� dans un �ternel oubli; ma famille doit aujourd'hui donner la main � M. Micawber, M. Micawber doit donner la main � ma famille: il est temps que le lion repose � c�t� de l'agneau, et que ma famille se r�concilie avec M. Micawber. Je d�clarai que c'�tait aussi mon avis. �C'est du moins sous cet aspect, mon cher monsieur Copperfield, que j'envisage les choses. Quand je demeurais chez nous avec papa et maman, papa avait l'habitude de me demander, toutes les fois qu'on discutait une question dans notre petit cercle: �Que pense mon Emma de cette affaire?� Peut-�tre papa me montrait-il plus de d�f�rence que je n'en m�ritais, mais cependant, il m'est permis naturellement d'avoir mon opinion sur la froideur glaciale qui a toujours r�gn� dans les relations de M. Micawber avec ma famille; je puis me tromper, mais enfin j'ai mon opinion. -- Certainement. C'est tout naturel, madame, dit ma tante. -- Pr�cis�ment, continua mistress Micawber. Certainement, je puis me tromper, c'est m�me tr�s-probable, mais mon impression individuelle, c'est que le gouffre qui s�pare M. Micawber et ma famille, est venu de ce que ma famille a craint que M. Micawber n'e�t besoin d'assistance p�cuniaire. Je ne puis m'emp�cher de croire qu'il y a des membres de ma famille, ajouta-t-elle avec un air de grande p�n�tration, qui ont craint de voir M. Micawber leur demander de s'engager personnellement pour lui, en lui pr�tant leur nom. Je ne parle pas ici de donner leurs noms pour le bapt�me de nos enfants; mais ce qu'ils redoutaient, c'�tait qu'on ne s'en serv�t pour des lettres de change, qui auraient ensuite couru le risque d'�tre n�goci�es � la Banque.� Le regard sagace avec lequel mistress Micawber nous annon�ait cette d�couverte, comme si personne n'y avait jamais song�, sembla �tonner ma tante qui r�pondit un peu brusquement: �Eh bien! madame, � tout prendre, je ne serais pas �tonn�e que vous eussiez raison. -- M. Micawber est maintenant sur le point de se d�barrasser des entraves p�cuniaires qui ont si longtemps entrav� sa marche; il va prendre un nouvel essor dans un pays o� il trouvera une ample carri�re pour d�ployer ses facult�s; point extr�mement important � mes yeux; les facult�s de M. Micawber ont besoin d'espace. Il me semble donc que ma famille devrait profiter de cette occasion pour se mettre en avant. Je voudrais que M. Micawber et ma famille se r�unissent dans une f�te donn�e... aux frais de ma famille; un membre important de ma famille y porterait un toast � la sant� et � la prosp�rit� de M. Micawber, et M. Micawber y trouverait l'occasion de leur d�velopper ses vues. -- Ma ch�re, dit M. Micawber, avec quelque vivacit�, je crois devoir d�clarer tout de suite que, si j'avais � d�velopper mes vues devant une telle assembl�e, elle en serait probablement choqu�e: mon avis �tant qu'en masse votre famille se compose de faquins impertinents, et, en d�tail, de coquins fieff�s. -- Micawber, dit mistress Micawber, en secouant la t�te, non! Vous ne les avez jamais compris, et ils ne vous ont jamais compris, voil� tout.� M. Micawber toussa l�g�rement. �Ils ne vous ont jamais compris, Micawber, dit sa femme. Peut-�tre en sont-ils incapables. Si cela est, il faut les plaindre, et j'ai compassion de leur infortune. -- Je suis extr�mement f�ch�, ma ch�re Emma, dit M. Micawber, d'un ton radouci, de m'�tre laiss� aller � des expressions qu'on peut trouver un peu vives. Tout ce que je veux dire, c'est que je peux quitter cette contr�e sans que votre famille se mette en avant pour me favoriser... d'un adieu, en me poussant de l'�paule pour pr�cipiter mon d�part; enfin, j'aime autant m'�loigner d'Angleterre, de mon propre mouvement, que de m'y faire encourager par ces gens-l�. Cependant, ma ch�re, s'ils daignaient r�pondre � votre communication, ce qui d'apr�s notre exp�rience � tous deux, me semble on ne peut plus improbable, je serais bien loin d'�tre un obstacle � vos d�sirs.� La chose �tant ainsi d�cid�e � l'amiable, M. Micawber offrit le bras � mistress Micawber, et jetant un coup d'oeil sur le tas de livres et de papiers plac�s sur la table, devant Traddles, il d�clara qu'ils allaient se retirer pour nous laisser libres; ce qu'ils firent de l'air le plus c�r�monieux. �Mon cher Copperfield, dit Traddles en s'enfon�ant dans son fauteuil, lorsqu'ils furent partis, et en me regardant avec un attendrissement qui rendait ses yeux plus rouges encore qu'� l'ordinaire, et donnait � ses cheveux les attitudes les plus bizarres, je ne vous demande pas pardon de venir vous parler d'affaires: je sais tout l'int�r�t que vous prenez � celles-ci, et cela pourra d'ailleurs apporter quelque diversion � votre douleur. Mon cher ami, j'esp�re que vous n'�tes pas trop fatigu�? -- Je suis tout pr�t, lui dis-je apr�s un moment de silence. C'est � ma tante qu'il faut penser d'abord. Vous savez tout le mal qu'elle s'est donn�? -- S�rement, s�rement, r�pondit Traddles: qui pourrait l'oublier! -- Mais ce n'est pas tout, repris-je. Depuis quinze jours, elle a de nouveaux chagrins; elle n'a fait que courir dans Londres tous les jours. Plusieurs fois elle est sortie le matin de bonne heure, pour ne revenir que le soir. Hier encore, Traddles, avec ce voyage en perspective, il �tait pr�s de minuit quand elle est rentr�e. Vous savez combien elle pense aux autres. Elle ne veut pas me dire le sujet de ses peines.� Ma tante, le front p�le et sillonn� de rides profondes, resta immobile � m'�couter. Quelques larmes coul�rent lentement sur ses joues, elle mit sa main dans la mienne. �Ce n'est rien, Trot, ce n'est rien. C'est fini. Vous le saurez un jour. Maintenant, Agn�s, ma ch�re, occupons-nous de nos affaires. -- Je dois rendre � M. Micawber la justice de dire, reprit Traddles, que bien qu'il n'ait pas su travailler utilement pour son propre compte, il est infatigable quand il s'agit des affaires d'autrui. Je n'ai jamais rien vu de pareil. S'il a toujours eu cette activit� d�vorante, il doit avoir � mon compte au moins deux cents ans, � l'heure qu'il est. C'est quelque chose d'extraordinaire que l'�tat dans lequel il se met, que la passion avec laquelle il se plonge, jour et nuit, dans l'examen des papiers et des livres de compte: je ne parle pas de l'immense quantit� de lettres qu'il m'a �crites, quoique nous soyons porte � porte: souvent m�me il m'en passe � travers la table, quand il serait infiniment plus court de nous expliquer de vive voix. -- Des lettres! s'�crie ma tante. Mais je suis s�re qu'il ne r�ve que par lettres! -- Et M. Dick, dit Traddles, lui aussi il a fait merveille! Aussit�t qu'il a �t� d�livr� du soin de veiller sur Uriah Heep, ce qu'il a fait avec un soin inou�, il s'est d�vou� aux int�r�ts de M. Wickfield, et il nous a v�ritablement rendu les plus grands services, en nous aidant dans nos recherches, en faisant mille petites commissions pour nous, en nous copiant tout ce dont nous avions besoin. -- Dick est un homme tr�s-remarquable, s'�cria ma tante, je l'ai toujours dit. Trot, vous le savez! -- Je suis heureux de dire, miss Wickfield, poursuivit Traddles, avec une d�licatesse et un s�rieux vraiment touchants, que pendant votre absence l'�tat de M. Wickfield s'est grandement am�lior�. D�livr� du poids qui l'accablait depuis si longtemps, et des craintes terribles qui l'�prouvaient, ce n'est plus le m�me homme. Il retrouve m�me souvent la facult� de concentrer sa m�moire et son attention sur des questions d'affaires, et il nous a aid�s � �claircir plusieurs points �pineux sur lesquels nous n'aurions peut-�tre jamais pu nous former un avis sans son aide. Mais je me h�te d'en venir aux r�sultats, qui ne seront pas longs � vous faire conna�tre; je n'en finirais jamais si je me mettais � vous conter en d�tail tout ce qui me donne bon espoir pour l'avenir.� Il �tait ais� de voir que cet excellent Traddles disait cela pour nous faire prendre courage, et pour permettre � Agn�s d'entendre prononcer le nom de son p�re sans inqui�tude; mais nous n'en f�mes pas moins charm�s tous. �Voyons! dit Traddles, en classant les papiers qui �taient sur la table. Nous avons examin� l'�tat de nos fonds, et, apr�s avoir mis en ordre des comptes dont les uns �taient fort embrouill�s sans mauvaise intention, et dont les autres �taient embrouill�s et falsifi�s � dessein, il nous parait �vident que M. Wickfield pourrait aujourd'hui se retirer des affaires, sans rester le moins du monde en d�ficit. -- Que Dieu soit b�ni! dit Agn�s, avec une fervente reconnaissance. -- Mais, dit Traddles, il lui resterait si peu de chose pour vivre (car m�me � supposer qu'il vendit la maison, il ne poss�derait plus que quelques centaines de livres sterling), que je crois devoir vous engager � r�fl�chir, miss Wickfield, s'il ne ferait pas mieux de continuer � g�rer les propri�t�s dont il a �t� si longtemps charg�. Ses amis pourraient, vous sentez, l'aider de leurs conseils, maintenant qu'il serait affranchi de tout embarras. Vous-m�me, miss Wickfield, Copperfield et moi... -- J'y ai pens�, Trotwood, dit Agn�s en me regardant, et je crois que cela ne peut pas, que cela ne doit pas �tre; m�me sur les instances d'un ami auquel nous devons tant, et auquel nous sommes si reconnaissants. -- J'aurais tort de faire des instances, reprit Traddles. J'ai cru seulement devoir vous en donner l'id�e. N'en parlons plus. -- Je suis heureuse de vous entendre, r�pondit Agn�s avec fermet�, car cela me donne l'espoir, et presque la certitude que nous pensons de m�me, cher monsieur Traddles, et vous aussi, cher Trotwood. Une fois mon p�re d�livr� d'un tel fardeau, que pourrais-je souhaiter? Rien autre chose que de le voir soulag� d'un travail si p�nible, et de pouvoir lui consacrer ma vie, pour lui rendre un peu de l'amour et des soins dont il m'a combl�e. Depuis des ann�es, c'est ce que je d�sire le plus au monde. Rien ne pourrait me rendre plus heureuse que la pens�e d'�tre charg�e de notre avenir, si ce n'est le sentiment que mon p�re ne sera plus accabl� par une trop pesante responsabilit�. -- Avez-vous song� � ce que vous pourriez faire, Agn�s? -- Souvent, cher Trotwood. Je ne suis pas inqui�te. Je suis certaine de r�ussir. Tout le monde me conna�t ici, et l'on me veut du bien, j'en suis s�re. Ne craignez pas pour moi. Nos besoins ne sont pas grands. Si je peux mettre en location notre ch�re vieille maison, et tenir une �cole, je serai heureuse de me sentir utile.� En entendant cette voix ardente, �mue, mais paisible, j'avais si pr�sent le souvenir de la vieille et ch�re maison, autrefois ma demeure solitaire, que je ne pus r�pondre un seul mot: j'avais le coeur trop plein. Traddles fit semblant de chercher une note parmi ses papiers. �� pr�sent, miss Trotwood, dit Traddles, nous avons � nous occuper de votre fortune. -- Eh bien! monsieur, r�pondit ma tante en soupirant; tout ce que je peux vous en dire, c'est que si elle n'existe plus, je saurai en prendre mon parti; et que si elle existe encore, je serai bien aise de la retrouver. -- C'�tait je crois, originairement, huit mille livres sterling, dans les consolid�s? dit Traddles. -- Pr�cis�ment! r�pondit ma tante. -- Je ne puis en retrouver que cinq, dit Traddles d'un air perplexe. -- Est-ce cinq mille livres ou cinq livres? dit ma tante avec le plus grand sang-froid. -- Cinq mille livres, repartit Traddles. -- C'�tait tout ce qu'il y avait, r�pondit ma tante. J'en avais vendu moi-m�me trois mille, dont mille pour votre installation, mon cher Trot; j'ai gard� le reste. Quand j'ai perdu ce que je poss�dais, j'ai cru plus sage de ne pas vous parler de cette derni�re somme, et de la tenir en r�serve pour parer aux �v�nements. Je voulais voir comment vous supporteriez cette �preuve, Trot; vous l'avez noblement support�e, avec pers�v�rance, avec dignit�, avec r�signation. Dick a fait de m�me. Ne me parlez pas, car je me sens les nerfs un peu �branl�s.� Personne n'aurait pu le deviner � la voir si droite sur sa chaise, les bras crois�s; elle �tait au contraire merveilleusement ma�tresse d'elle-m�me. �Alors je suis heureux de pouvoir vous dire, s'�crie Traddles d'un air radieux, que nous avons retrouv� tout votre argent. -- Surtout que personne ne m'en f�licite, je vous prie, dit ma tante... Et comment cela, monsieur? -- Vous croyiez que M. Wickfield avait mal � propos dispos� de cette somme? dit Traddles. -- Certainement, dit ma tante. Aussi je n'ai pas eu de peine � garder le silence. Agn�s, ne me dites pas un mot! -- Et le fait est, dit Traddles, que vos fonds avaient �t� vendus en vertu des pouvoirs que vous lui aviez confi�s; je n'ai pas besoin de vous dire par qui, ni sur quelle signature. Ce mis�rable osa plus tard affirmer et m�me prouver, par des chiffres, � M. Wickfield, qu'il avait employ� la somme (d'apr�s des instructions g�n�rales, disait-il) pour pallier d'autres d�ficits et d'autres embarras d'affaires. M. Wickfield n'a pris d'autre participation � cette fraude, que d'avoir la malheureuse faiblesse de vous payer plusieurs fois les int�r�ts d'un capital qu'il savait ne plus exister. -- Et � la fin, il s'en attribua tout le bl�me, ajouta ma tante; il m'�crivit alors une lettre insens�e o� il s'accusait de vol, et des crimes les plus odieux. Sur quoi je lui fis une visite un matin, je demandai une bougie, je br�lai sa lettre, et je lui dis de me payer un jour, si cela lui �tait possible, mais en attendant, s'il ne le pouvait pas, de veiller sur ses propres affaires pour l'amour de sa fille... Si on me parle, je sors de la chambre!� Nous rest�mes silencieux; Agn�s se cachait la t�te dans ses mains. �Eh bien, mon cher ami, dit ma tante apr�s un moment, vous lui avez donc arrach� cet argent? -- Ma foi! dit Traddles, M. Micawber l'avait si bien traqu� et s'�tait muni de tant de preuves irr�sistibles que l'autre n'a pas pu nous �chapper. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que je crois en v�rit� que c'est encore plus par haine pour Copperfield que pour satisfaire son extr�me avarice, qu'il avait d�rob� cet argent. Il me l'a dit tout franchement. Il n'avait qu'un regret, c'�tait de n'avoir pas dissip� cette somme, pour vexer Copperfield et pour lui faire tort. -- Voyez-vous! dit ma tante en fron�ant les sourcils d'un air pensif, et en jetant un regard sur Agn�s. Et qu'est-il devenu? -- Je n'en sais rien. Il est parti, dit Traddles, avec sa m�re, qui ne faisait que crier, supplier, confesser tout. Ils sont partis pour Londres, par la diligence de soir, et je ne sais rien de plus sur son compte, si ce n'est qu'il a montr� pour moi en partant la malveillance la plus audacieuse. Il ne m'en voulait pas moins qu'� M. Micawber; j'ai pris cette d�claration pour un compliment, et je me suis fait un plaisir de le lui dire. -- Croyez-vous qu'il ait quelque argent, Traddles? lui demandai- je. -- Oh! oui, j'en suis bien convaincu, r�pondit-il en secouant la t�te d'un air s�rieux. Je suis s�r que, d'une fa�on ou d'une autre, il doit avoir empoch� un joli petit magot. Mais je crois, Copperfield, que si vous aviez l'occasion de l'observer plus tard dans le cours de sa destin�e, vous verriez que l'argent ne l'emp�chera pas de mal tourner. C'est un hypocrite fini; quoi qu'il fasse, soyez s�r qu'il ne marchera jamais que par des voies tortueuses. C'est le seul plaisir qui le d�dommage de la contrainte ext�rieure qu'il s'impose. Comme il rampe sans cesse � plat ventre pour arriver � quelque petit but particulier, il se fera toujours un monstre de chaque obstacle qu'il rencontrera sur son chemin; par cons�quent il poursuivra de sa haine et de ses soup�ons chacun de ceux qui le g�neront dans ses vues, f�t-ce le plus innocemment du monde. Alors ses voies deviendront de plus en plus tortueuses, au moindre ombrage qu'il pourra prendre. Il n'y a qu'� voir sa conduite ici pour s'en convaincre. -- C'est un monstre de bassesse comme on n'en voit pas, dit ma tante. -- Je n'en sais trop rien, r�pliqua Traddles d'un air pensif. Il n'est pas difficile de devenir un monstre de bassesse, quand on veut s'en donner la peine. -- Et M. Micawber? dit ma tante. -- Ah! r�ellement, dit Traddles d'un air r�joui, je ne peux pas m'emp�cher de donner encore les plus grands �loges � M. Micawber. Sans sa patience et sa longue pers�v�rance, nous n'aurions fait rien qui vaille. Et il ne faut pas oublier que M. Micawber a bien agi, par pur d�vouement: quand on songe � tout ce qu'il aurait pu obtenir d'Uriah Heep, en se faisant payer son silence! -- Vous avez bien raison, lui dis-je. -- Et maintenant que faut-il lui donner? demanda ma tante. -- Oh! avant d'en venir l� dit Traddles d'un air un peu d�concert�, j'ai cru devoir, par discr�tion, omettre deux points dans l'arrangement fort peu l�gal (car il ne faut pas se dissimuler qu'il est fort peu l�gal d'un bout � l'autre) de cette difficile question. Les billets souscrits par M. Micawber au profit d'Uriah, pour les avances qu'il lui faisait... -- Eh bien! il faut les lui rembourser, dit ma tante. -- Oui, mais je ne sais pas quand on voudra s'en servir contre lui, ni o� ils sont, reprit Traddles en �carquillant les yeux; et je crains fort que d'ici � son d�part, M. Micawber ne soit constamment arr�t� ou saisi pour dettes. -- Alors il faudra le mettre constamment en libert�, et faire lever chaque saisie, dit ma tante. � quoi cela monte-t-il en tout? -- Mais, M. Micawber a port� avec beaucoup d'exactitude ces transactions (il appelle �a des transactions) sur son grand-livre, reprit Traddles en souriant, et cela monte � cent trois livres sterling et cinq shillings. -- Voyons, que lui donnerons-nous, cette somme-l� comprise? dit ma tante. Agn�s, ma ch�re, nous reparlerons plus tard ensemble de votre part proportionnelle dans ce petit sacrifice... Eh bien! combien dirons-nous? Cinq cents livres?� Nous pr�mes la parole en m�me temps, sur cette offre, Traddles et moi. Nous insist�mes tous deux pour qu'on ne rem�t � M. Micawber qu'une petite somme � la fois, et que, sans le lui promettre d'avance, on sold�t � mesure ce qu'il devait � Uriah Heep. Nous f�mes d'avis qu'on pay�t le passage et les frais d'installation de la famille, qu'on leur donn�t en outre cent livres sterling, et qu'on e�t l'air de prendre au s�rieux l'arrangement propos� par M. Micawber pour payer ces avances: il lui serait salutaire de se sentir sous le coup de cette responsabilit�. � cela j'ajoutai que je donnerais sur son caract�re quelques d�tails � M. Peggotty, sur qui je savais qu'on pouvait compter. On pourrait aussi confier � M. Peggotty le soin de lui avancer plus tard cent livres sterling en sus de ce qu'il aurait d�j� re�u au d�part. Je me proposais encore d'int�resser M. Micawber � M. Peggotty, en lui confiant, de l'histoire de ce dernier, ce qu'il me semblerait utile ou convenable de ne lui point cacher, afin de les amener � s'entr'aider mutuellement, dans leur int�r�t commun. Nous entr�mes tous chaudement dans ces plans; et je puis dire par avance qu'en effet la plus parfaite bonne volont� et la meilleure harmonie ne tard�rent pas � r�gner entre les deux parties int�ress�es. Voyant que Traddles regardait ma tante d'un air soucieux, je lui rappelai qu'il avait fait allusion � deux questions dont il devait nous parler. �Votre tante m'excusera et vous aussi, Copperfield, si j'aborde un sujet aussi p�nible, dit Traddles en h�sitant, mais je crois n�cessaire de le rappeler � votre souvenir. Le jour o� M. Micawber nous a fait cette m�morable d�nonciation, Uriah Heep a prof�r� des menaces contre le mari de votre tante.� Ma tante inclina la t�te, sans changer de position, avec le m�me calme apparent. �Peut-�tre, continua Traddles, n'�tait-ce qu'une impertinence en l'air. -- Non, r�pondit ma tante. -- Il y avait donc... je vous demande bien pardon... une personne portant ce titre...? dit Traddles, et elle �tait sous sa coupe? -- Oui, mon ami,� dit ma tante. Traddles expliqua, et d'une mine allong�e, qu'il n'avait pas pu aborder ce sujet, et que dans l'arrangement qu'il avait fait, il n'en �tait pas question, non plus que des lettres de cr�ance contre M. Micawber; que nous n'avions plus aucun pouvoir sur Uriah Heep, et que s'il �tait � m�me de nous faire du tort, ou de nous jouer un mauvais tour, aux uns ou aux autres, il n'y manquerait certainement pas. Ma tante gardait le silence; quelques larmes coulaient sur ses joues. �Vous avez raison, dit-elle. Vous avez bien fait d'en parler. -- Pouvons-nous faire quelque chose, Copperfield ou moi? demanda doucement Traddles. -- Rien, dit ma tante. Je vous remercie mille fois. Trot, mon cher, ce n'est qu'une vaine menace. Faites rentrer M. et mistress Micawber. Et surtout ne me dites rien ni les uns ni les autres.� En m�me temps, elle arrangea les plis de sa robe, et se rassit, toujours droite comme � l'ordinaire, les yeux fix�s sur la porte. �Eh bien, M. et mistress Micawber, dit ma tante en les voyant entrer, nous avons discut� la question de votre �migration, je vous demande bien pardon de vous avoir laiss�s si longtemps seuls; voici ce que nous vous proposons.� Puis elle expliqua ce qui avait �t� convenu, � l'extr�me satisfaction de la famille, petits et grands, l� pr�sents. M. Micawber en particulier fut tellement enchant� de trouver une si belle occasion de pratiquer ses habitudes de transactions commerciales, en souscrivant des billets, qu'on ne put l'emp�cher de courir imm�diatement chez le marchand de papier timbr�. Mais sa joie re�ut tout � coup un rude choc; cinq minutes apr�s, il revint escort� d'un agent du sh�riff, nous informer en sanglotant que tout �tait perdu. Comme nous �tions pr�par�s � cet �v�nement, et que nous avions pr�vu la vengeance d'Uriah Heep, nous pay�mes aussit�t la somme, et, cinq minutes apr�s, M. Micawber avait repris sa place devant la table, et remplissait les blancs de ses feuilles de papier timbr� avec une expression de ravissement, que nulle autre occupation ne pouvait lui donner, si ce n'est celle de faire du punch. Rien que de le voir retoucher ses billets avec un ravissement artistique, et les placer � distance pour mieux en voir l'effet, les regarder du coin de l'oeil, et inscrire sur son carnet les dates et les totaux, enfin contempler son oeuvre termin�e, avec la profonde conviction que c'�tait de l'or en barre, il ne pouvait y avoir de spectacle plus amusant. �Et maintenant, monsieur, si vous me permettez de vous le dire, ce que vous avez de mieux � faire, dit ma tante apr�s l'avoir observ� un moment en silence, c'est de renoncer pour toujours � cette occupation. -- Madame, r�pondit M. Micawber, j'ai l'intention d'inscrire ce voeu sur la page vierge de notre nouvel avenir. Mistress Micawber peut vous le dire. J'ai la confiance, ajouta-t-il, d'un ton solennel, que mon fils Wilkins n'oubliera jamais qu'il vaudrait mieux pour lui plonger son poing dans les flammes que de manier les serpents qui ont r�pandu leur venin dans les veines glac�es de son malheureux p�re!� Profond�ment �mu, et transform� en une image du d�sespoir, M. Micawber contemplait ces serpents invisibles avec un regard rempli d'une sombre haine (quoi qu'� vrai dire, on y retrouv�t encore quelques traces de son ancien go�t pour ces serpents figur�s), puis il plia les feuilles et les mit dans sa poche. La soir�e avait �t� bien remplie. Nous �tions �puis�s de chagrin et de fatigue; sans compter que ma tante et moi nous devions retourner � Londres le lendemain. Il fut convenu que les Micawber nous y suivraient, apr�s avoir vendu leur mobilier; que les affaires de M. Wickfield seraient r�gl�es le plus promptement possible, sous la direction de Traddles, et qu'Agn�s viendrait ensuite � Londres. Nous pass�mes la nuit dans la vieille maison qui, d�livr�e maintenant de la pr�sence des Heep, semblait purg�e d'une pestilence, et je couchai dans mon ancienne chambre, comme un pauvre naufrag� qui est revenu au g�te. Le lendemain nous retourn�mes chez ma tante, pour ne pas aller chez moi, et nous �tions assis tous deux � c�t� l'un de l'autre, comme par le pass�, avant d'aller nous coucher, quand elle me dit: �Trot, avez-vous vraiment envie de savoir ce qui me pr�occupait derni�rement? -- Oui certainement, ma tante, aujourd'hui, moins que jamais, je ne voudrais vous voir un chagrin ou une inqui�tude dont je n'eusse ma part. -- Vous avez d�j� eu assez de chagrins vous-m�me, mon enfant, dit ma tante avec affection, sans que j'y ajoute encore mes petites mis�res. Je n'ai pas eu d'autre motif, mon cher Trot, de vous cacher quelque chose. -- Je le sais bien. Mais dites-le-moi maintenant. -- Voulez-vous sortir en voiture avec moi demain matin? me demanda ma tante. -- Certainement. -- � neuf heures, reprit-elle, je vous dirai tout, mon ami.� Le lendemain matin, nous mont�mes en voiture pour nous rendre � Londres. Nous f�mes un long trajet � travers les rues, avant d'arriver devant un des grands h�pitaux de la capitale. Pr�s du b�timent, je vis un corbillard tr�s-simple. Le cocher reconnut ma tante, elle lui fit signe de la main de se mettre en marche, il ob�it, nous le suiv�mes. �Vous comprenez maintenant, Trot, dit ma tante. Il est mort. -- Est-il mort � l'h�pital? -- Oui.� Elle �tait assise, immobile, � c�t� de moi, mais je voyais de nouveau de grosses larmes couler sur ses joues. �Il y �tait d�j� venu une fois, reprit ma tante. Il �tait malade depuis longtemps, c'�tait une sant� d�truite. Quand il a su son �tat, pendant sa derni�re maladie, il m'a fait demander. Il �tait repentant; tr�s-repentant. -- Et je suis s�r que vous y �tes all�e! ma tante. -- Oui. Et j'ai pass� depuis bien des heures pr�s de lui. -- Il est mort la veille de notre voyage � Canterbury?� Ma tante me fit signe que oui. �Personne ne peut plus lui faire de tort � pr�sent, dit-elle. Vous voyez que c'�tait une vaine menace.� Nous arriv�mes au cimeti�re d'Hornsey. �J'aime mieux qu'il repose ici que dans la ville, dit ma tante. Il �tait n� ici.� Nous descend�mes de voiture, et nous suiv�mes � pied le cercueil jusqu'au coin de terre dont j'ai gard� le souvenir, et o� on lut le service des morts. _Tu es poussi�re et_... �Il y a trente-six ans, mon ami, que je l'avais �pous�, me dit ma tante, lorsque nous remont�mes en voiture. Que Dieu nous pardonne � tous.� Nous nous rass�mes en silence, et elle resta longtemps sans parler, tenant toujours ma main serr�e dans les siennes. Enfin elle fondit tout � coup en larmes, et me dit: �C'�tait un tr�s-bel homme quand je l'�pousai, Trot... Mais grand Dieu, comme il avait chang�!� Cela ne dura pas longtemps. Ses pleurs la soulag�rent, elle se calma bient�t, et reprit sa s�r�nit�, �C'est que j'ai les nerfs un peu �branl�s, me disait-elle, sans cela je ne me serais pas ainsi laiss�e aller � mon �motion. Que Dieu nous pardonne � tous!� Nous retourn�mes chez elle � Highgate, et l� nous trouv�mes un petit billet qui �tait arriv� par le courrier du matin, de la part de M. Micawber. �Canterbury, vendredi. �Ch�re madame, et vous aussi, mon cher Copperfield, le beau pays de promesse qui commen�ait � poindre � l'horizon est de nouveau envelopp� d'un brouillard imp�n�trable, et dispara�t pour toujours des yeux d'un malheureux naufrag�, dont l'arr�t est port�! �Un autre mandat d'arr�t vient en effet d'�tre lanc� par Heep contre Micawber (dans la haute cour du Banc du roi � Westminster), et le d�fendeur est la proie du sh�riff rev�tu de l'autorit� l�gale dans ce bailliage. _Voici le jour, voici l'heure cruelle. Le front de bataille chancelle; D'un air superbe �douard, victorieux, M'apporte l'esclavage et des fers odieux._ �Une fois retomb� dans les fers, mon existence sera de courte dur�e (les angoisses de l'�me ne sauraient se supporter quand une fois elles ont atteint un certain point; je sens que j'ai d�pass� ces limites). Que Dieu vous b�nisse! Qu'il vous b�nisse! Un jour peut-�tre, quelque voyageur, visitant par des motifs de curiosit�, et aussi, je l'esp�re, de sympathie, le lieu o� l'on renferme les d�biteurs dans cette ville, r�fl�chira longtemps, en lisant grav�es sur le mur, avec l'aide d'un clou rouill�, �Ces obscures initiales: �W.M. �P. S. Je rouvre cette lettre pour vous dire que notre commun ami, M. Thomas Traddles qui ne nous a pas encore quitt�s, et qui para�t jouir de la meilleure sant�, vient de payer mes dettes et d'acquitter tous les frais, au nom de cette noble et honorable miss Trotwood; ma famille et moi nous sommes au comble du bonheur.� CHAPITRE XXV. La temp�te. J'arrive maintenant � un �v�nement qui a laiss� dans mon �me des traces terribles et ineffa�ables, � un �v�nement tellement uni � tout ce qui pr�c�de cette partie de ma vie que, depuis les premi�res pages de mon r�cit, il a toujours grandi � mes yeux, comme une tour gigantesque isol�e dans la plaine, projetant son ombre sur les incidents qui ont marqu� m�me les jours de mon enfance. Pendant les ann�es qui suivirent cet �v�nement, j'en r�vais sans cesse. L'impression en avait �t� si profonde que, durant le calme des nuits, dans ma chambre paisible, j'entendais encore mugir le tonnerre de sa furie redoutable. Aujourd'hui m�me il m'arrive de revoir cette sc�ne dans mes r�ves, bien qu'� de plus rares intervalles. Elle s'associe dans mon esprit au bruit du vent pendant l'orage, au nom seul du rivage de l'Oc�an. Je vais essayer de la raconter, telle que je la vois de mes yeux, car ce n'est pas un souvenir, c'est une r�alit� pr�sente. Le moment approchait o� le navire des �migrants allait mettre � la voile: ma ch�re vieille bonne vint � Londres; son coeur se brisa de douleur � notre premi�re entrevue. J'�tais constamment avec elle, son fr�re et les Micawber, qui ne les quittaient gu�re; mais je ne revis plus �milie. Un soir, j'�tais seul avec Peggotty et son fr�re. Nous en v�nmes � parler de Ham. Elle nous raconta avec quelle tendresse il l'avait quitt�e, toujours calme et courageux. Il ne l'�tait jamais plus, disait-elle, que quand elle le croyait le plus abattu par le chagrin. L'excellente femme ne se lassait jamais de parler de lui, et nous mettions � entendre ses r�cits le m�me int�r�t qu'elle mettait � nous les faire. Nous avions renonc�, ma tante et moi, � nos deux petites maisons de Highgate: moi, pour voyager, et elle pour retourner habiter sa maison de Douvres. Nous avions pris, en attendant, un appartement dans Covent-Garden. Je rentrais chez moi ce soir-l�, r�fl�chissant � ce qui s'�tait pass� entre Ham et moi, lors de ma derni�re visite � Yarmouth, et je me demandais si je ne ferais pas mieux d'�crire tout de suite � �milie, au lieu de remettre une lettre pour elle � son oncle, au moment o� je dirais adieu � ce pauvre homme sur le tillac, comme j'en avais d'abord form� le projet. Peut-�tre voudrait-elle, apr�s avoir lu ma lettre, envoyer par moi quelque message d'adieu � celui qui l'aimait tant. Mieux valait lui en faciliter l'occasion. Avant de me coucher, je lui �crivis. Je lui dis que j'avais vu Ham, et qu'il m'avait pri� de lui dire ce que j'ai d�j� racont� plus haut. Je le r�p�tai fid�lement, sans rien ajouter. Lors m�me que j'en aurais eu le droit, je n'avais nul besoin de rien dire de plus. Ni moi, ni personne, nous n'aurions pu rendre plus touchantes ses paroles simples et vraies. Je donnai l'ordre de porter cette lettre le lendemain matin, en y ajoutant seulement pour M. Peggotty la pri�re de la remettre � �milie. Je ne me couchai qu'� la pointe du jour. J'�tais alors plus �puis� que je ne le croyais; je ne m'endormis que lorsque le ciel paraissait d�j� � l'horizon, et la fatigue me tint au lit assez tard le lendemain. Je fus r�veill� par la pr�sence de ma tante � mon chevet, quoiqu'elle e�t gard� le silence. Je sentis dans mon sommeil qu'elle �tait l�, comme cela nous arrive quelquefois. �Trot, mon ami, dit-elle en me voyant ouvrir les yeux, je ne pouvais pas me d�cider � vous r�veiller. M. Peggotty est ici; faut-il le faire monter?� Je r�pondis que oui; il parut bient�t. �Ma�tre Davy, dit-il quand il m'eut donn� une poign�e de main, j'ai remis � �milie votre lettre, et voici le billet qu'elle a �crit apr�s l'avoir lu. Elle vous prie d'en prendre connaissance et, si vous n'y voyez pas d'inconv�nient, d'�tre assez bon pour vous en charger. -- L'avez-vous lu?� lui dis-je. Il hocha tristement la t�te; je l'ouvris et je lus ce qui suit: �J'ai re�u votre message. Oh! que pourrais-je vous dire pour vous remercier de tant de bont� et d'int�r�t? �J'ai serr� votre lettre contre mon coeur. Elle y restera jusqu'au jour de ma mort. Ce sont des �pines bien aigu�s, mais elles me font du bien. J'ai pri� par l�-dessus. Oh! oui, j'ai bien pri�. Quand je songe � ce que vous �tes, et � ce qu'est mon oncle, je comprends ce que Dieu doit �tre, et je me sens le courage de crier vers lui. �Adieu pour toujours, mon ami; adieu pour toujours dans ce monde. Dans un autre monde, si j'obtiens mon pardon, peut-�tre me retrouverai-je enfant et pourrai-je venir alors vous retrouver? Merci, et que Dieu vous b�nisse! Adieu, adieu pour toujours!� Voil� tout ce qu'il y avait dans sa lettre, avec la trace de ses larmes. �Puis-je lui dire que vous n'y voyez pas d'inconv�nient, ma�tre Davy, et que vous serez assez bon pour vous en charger? me demanda M. Peggotty quand j'eus fini ma lecture. -- Certainement, lui dis-je, mais je r�fl�chissais... -- Oui, ma�tre Davy? -- J'ai envie de me rendre � Yarmouth. J'ai plus de temps qu'il ne m'en faut pour aller et venir avant le d�part du b�timent. _Il_ ne me sort pas de l'esprit, lui et sa solitude; si je puis lui remettre la lettre d'�milie et vous charger de dire � votre ni�ce, � l'heure du d�part, qu'il l'a re�ue, cela leur fera du bien � tous deux. J'ai accept� solennellement la commission dont il me chargeait, l'excellent homme, je ne saurais m'en acquitter trop compl�tement. Le voyage n'est rien pour moi. J'ai besoin de mouvement, cela me calmera. Je partirai ce soir.� Il essaya de me dissuader, mais je vis qu'il �tait au fond de mon avis, et cela m'aurait confirm� dans mon intention si j'en avais eu besoin. Il alla au bureau de la diligence, sur ma demande, et prit pour moi une place d'imp�riale. Je partis le soir par cette m�me route que j'avais travers�e jadis, au milieu de tant de vicissitudes diverses. �Le ciel ne vous para�t-il pas bien �trange ce soir? dis-je au cocher � notre premier relais. Je ne me souviens pas d'en avoir jamais vu un pareil. -- Ni moi non plus; je n'ai m�me jamais rien vu d'approchant, r�pondit-il. C'est du vent, monsieur. Il y aura des malheurs en mer, j'en ai peur, avant longtemps.� C'�tait une confusion de nuages sombres et rapides, travers�s �a et l� par des bandes d'une couleur comme celle de la fum�e qui s'�chappe du bois mouill�: ces nuages s'entassaient en masses �normes, � des profondeurs telles que les plus profonds ab�mes de la terre n'en auraient pu donner l'id�e, et la lune semblait s'y plonger t�te baiss�e, comme si, dans son �pouvante de voir un si grand d�sordre dans les lois de la nature, elle e�t perdu sa route � travers le ciel. Le vent, qui avait souffl� avec violence tout le jour, recommen�ait avec un bruit formidable. Le ciel se chargeait toujours de plus en plus. Mais � mesure que la nuit avan�ait et que les nuages pr�cipitaient leur course, noirs et serr�s, sur toute la surface du ciel, le vent redoublait de fureur. Il �tait tellement violent que les chevaux pouvaient � peine faire un pas. Plusieurs fois, au milieu de l'obscurit� de la nuit (nous �tions � la fin de septembre, et les nuits �taient d�j� longues), le conducteur s'arr�ta, s�rieusement inquiet pour la s�ret� de ses passagers. Des ond�es rapides se succ�daient, tombant comme des lames d'acier, et nous �tions bien aises de nous arr�ter chaque fois que nous trouvions quelque mur ou quelque arbre pour nous abriter, car il devenait impossible de continuer � lutter contre l'orage. Au point du jour, le vent redoubla encore de fureur. J'avais vu � Yarmouth des coups de vent que les marins appelaient des canonnades, mais jamais je n'avais rien vu de pareil, rien m�me qui y ressembl�t. Nous arriv�mes tr�s-tard � Norwich, disputant � la temp�te chaque pouce de terrain, � partir de quatre lieues de Londres, et nous trouv�mes sur la place du march� une quantit� de personnes qui s'�taient lev�es au milieu de la nuit, et au bruit de la chute des chemin�es. On nous dit, pendant que nous changions de chevaux, que de grandes feuilles de t�le avaient �t� enlev�es de la tour de l'�glise et lanc�es par le vent dans une rue voisine, qu'elles barraient absolument; d'autres racontaient que des paysans, venus des villages d'alentour, avaient vu de grands arbres d�racin�s dont les branches �parses jonchaient les routes et les champs. Et cependant, loin de s'apaiser, l'orage redoublait toujours de violence. Nous avan��mes p�niblement: nous approchions de la mer, qui nous envoyait ce vent redoutable. Nous n'�tions pas encore en vue de l'Oc�an, que d�j� des flots d'�cume venaient nous inonder d'une pluie sal�e. L'eau montait toujours, couvrant jusqu'� plusieurs milles de distance le pays plat qui avoisine Yarmouth. Tous les petits ruisseaux, devenus des torrents, se r�pandaient au loin. Lorsque nous aper��mes la mer, les vagues se dressaient � l'horizon de l'ab�me en furie, comme des tours et des �difices, sur un rivage �loign�. Quand enfin nous entr�mes dans la ville, tous les habitants, sur le seuil de la porte, venaient d'un air inquiet, les cheveux au vent, voir passer la malle-poste qui avait eu le courage de voyager pendant cette terrible nuit. Je descendis � la vieille auberge, puis je me dirigeai vers la mer, en tr�buchant le long de la rue, couverte de sable et d'herbes marines encore tout inond�es d'�cume blanch�tre; � chaque pas j'avais � �viter de recevoir une tuile sur la t�te ou � m'accrocher � quelque passant, au d�tour des rues, pour n'�tre pas entra�n� par le vent. En approchant du rivage, je vis, non- seulement les marins, mais la moiti� de la population de la ville, r�fugi�e derri�re des maisons; on bravait parfois la furie de l'orage pour contempler la mer, mais on se d�p�chait de revenir � l'abri, comme on pouvait, en faisant mille zigzags pour couper le vent. J'allai me joindre � ces groupes: on y voyait des femmes en pleurs; leurs maris �taient � la p�che du hareng ou des hu�tres; il n'y avait que trop de raisons de craindre que leurs barques n'eussent �t� coul�es � fond avant qu'ils pussent chercher quelque part un refuge. De vieux marins secouaient la t�te et se parlaient � l'oreille, en regardant la mer, d'abord, puis le ciel; des propri�taires de navires se montraient parmi eux, agit�s et inquiets; des enfants, p�le-m�le, dans les groupes, cherchaient � lire dans les traits des vieux loups de mer; de rigoureux matelots, troubl�s et soucieux, se r�fugiaient derri�re un mur pour diriger vers l'Oc�an leurs lunettes d'approche, comme s'ils �taient en vedette devant l'ennemi. Lorsque je pus contempler la mer, en d�pit du vent qui m'aveuglait, des pierres et du sable qui volaient de toute part, et des formidables mugissements des flots, je fus tout confondu de ce spectacle. On voyait des murailles d'eau qui s'avan�aient en roulant, puis s'�croulaient subitement de toute leur hauteur; on aurait dit qu'elles allaient engloutir la ville. Les vagues, en se retirant avec un bruit sourd, semblaient creuser sur la gr�ve des caves profondes, comme pour miner le sol. Lorsqu'une lame blanche se brisait avec fracas, avant d'atteindre le rivage, chaque fragment de ce tout redoutable, anim� de la m�me furie, courait, dans sa col�re, former un autre monstre pour un assaut nouveau. Les collines se transformaient en vall�es, les vall�es redevenaient des collines, sur lesquelles s'abattait tout � coup quelque oiseau solitaire; l'eau bouillonnante venait bondir sur la gr�ve, masse tumultueuse qui changeait sans cesse de forme et de place, pour c�der bient�t l'espace � des formes nouvelles; le rivage id�al qui semblait se dresser � l'horizon montrait et cachait tour � tour ses clochers et ses �difices; les nuages s'enfuyaient �pais et rapides; on e�t cru assister � un soul�vement, � un d�chirement supr�me de la nature enti�re. Je n'avais pas aper�u Ham parmi les marins que ce vent m�morable (car on se le rappelle encore aujourd'hui, comme le plus terrible sinistre qui ait jamais d�sol� la c�te) avait rassembl�s sur le rivage; je me rendis � sa chaumi�re; elle �tait ferm�e, je frappai en vain. Alors je gagnai par de petits chemins le chantier o� il travaillait. J'appris l� qu'il �tait parti pour Lowestoft o� on l'avait demand� pour un radoub press� que lui seul pouvait faire, mais qu'il reviendrait le lendemain matin de bonne heure. Je retournai � l'h�tel, et, apr�s avoir fait ma toilette de nuit, j'essayai de dormir, mais en vain; il �tait cinq heures de l'apr�s-midi. Je n'�tais pas depuis cinq minutes au coin du feu, dans la salle � manger, quand le gar�on entra sous pr�texte de mettre tout en ordre, ce qui lui servait d'excuse pour causer. Il me dit que deux bateaux de charbon venaient de sombrer, avec leur �quipage, � quelques milles de Yarmouth, et qu'on avait vu d'autres navires bien en peine � la d�rive, qui s'effor�aient de s'�loigner du rivage: le danger �tait imminent. �Que Dieu ait piti� d'eux, et de tous les pauvres matelots! dit- il; que vont-ils devenir, si nous avons encore une nuit comme la derni�re!� J'�tais bien abattu; mon isolement et l'absence de Ham me causaient un malaise insurmontable. J'�tais s�rieusement affect�, sans bien m'en rendre compte, par les derniers �v�nements, et le vent violent auquel je venais de rester longtemps expos� avait troubl� mes id�es. Tout me semblait si confus que j'avais perdu le souvenir du temps et de la distance. Je n'aurais pas �t� surpris, je crois, de rencontrer dans les rues de Yarmouth quelqu'un que je savais devoir �tre � Londres. Il y avait, sous ce rapport, un vide bizarre dans mon esprit. Et pourtant il ne restait pas oisif, mais il �tait absorb� dans les pens�es tumultueuses que me sugg�rait naturellement ce lieu, si plein pour moi de souvenirs distincts et vivants. Dans cet �tat, les tristes nouvelles que me donnait le gar�on sur les navires en d�tresse s'associ�rent, sans aucun effort de ma volont�, � mon anxi�t� au sujet de Ham. J'�tais convaincu qu'il aurait voulu revenir de Lowestoft par mer, et qu'il �tait perdu. Cette appr�hension devint si forte que je r�solus de retourner au chantier avant de me mettre � d�ner, et de demander au constructeur s'il croyait probable que Ham p�t songer � revenir par mer. S'il me donnait la moindre raison de le croire, je partirais pour Lowestoft, et je l'en emp�cherais en le ramenant avec moi. Je commandai mon d�ner, et je me rendis au chantier. Il �tait temps; le constructeur, une lanterne � la main, en fermait la porte. Il se mit � rire, quand je lui posai cette question, et me dit qu'il n'y avait rien � craindre: jamais un homme dans son bon sens, ni m�me un fou, ne songerait � s'embarquer par un pareil coup de vent; Ham Peggotty moins que tout autre, lui qui �tait n� dans le m�tier. Je m'en doutais d'avance, et pourtant je n'avais pu r�sister au besoin de faire cette question, quoique je fusse tout honteux en moi-m�me de la faire. J'avais repris le chemin de l'h�tel. Le vent semblait encore augmenter de violence, s'il est possible. Ses hurlements, et le fracas des vagues, le claquement des portes et des fen�tres, le g�missement �touff� des chemin�es, le balancement apparent de la maison qui m'abritait, et le tumulte de la mer en furie, tout cela �tait plus effrayant encore que le matin, la profonde obscurit� venait ajouter � l'ouragan ses terreurs r�elles et imaginaires. Je ne pouvais pas manger, je ne pouvais pas me tenir tranquille, je ne pouvais me fixer � rien: il y avait en moi quelque chose qui r�pondait � l'orage ext�rieur, et bouleversait vaguement mes pens�es orageuses. Mais au milieu de cette temp�te de mon �me, qui s'�levait comme les vagues rougissantes, je retrouvais constamment en premi�re ligne mon inqui�tude sur le sort de Ham. On emporta mon d�ner sans que j'y eusse pour ainsi dire touch�, et j'essayai de me remonter avec un ou deux verres de vin. Tout �tait inutile. Je m'assoupis devant le feu sans perdre le sentiment ni du bruit ext�rieur, ni de l'endroit o� j'�tais. C'�tait une horreur ind�finissable qui me poursuivait dans mon sommeil, et lorsque je me r�veillai, ou plut�t lorsque je sortis de la l�thargie qui me clouait sur ma chaise, je tremblais de tout mon corps, saisi d'une crainte inexplicable. Je marchai dans la chambre, j'essayai de lire un vieux journal, je pr�tai l'oreille au bruit du vent, je regardai les formes bizarres que figurait la flamme du foyer. � la fin, le tic-tac monotone de la pendule contre la muraille m'aga�a tellement les nerfs, que je r�solus d'aller me coucher. Je fus bien aise de savoir, par une nuit pareille, que quelques- uns des domestiques de l'h�tel �taient d�cid�s � rester sur pied jusqu'au lendemain matin. Je me couchai horriblement las et la t�te lourde; mais, � peine dans mon lit, ces sensations disparurent comme par enchantement, et je restai parfaitement r�veill�, avec la pl�nitude de mes sens. Pendant des heures j'�coutai le bruit du vent et de la mer; tant�t je croyais entendre des cris dans le lointain, tant�t c'�tait le canon d'alarme qu'on tirait, tant�t des maisons qui s'�croulaient dans la ville. Plusieurs fois je me levai, et je m'approchai de la fen�tre, mais je n'apercevais � travers les vitres que la faible lueur de ma bougie, et ma figure p�le et boulevers�e qui s'y r�fl�chissait au milieu des t�n�bres. � la fin, mon agitation devint telle que je me rhabillai en toute h�te, et je redescendis. Dans la vaste cuisine, o� pendaient aux solives de longues rang�es d'oignons et de tranches de lard, je vis les gens qui veillaient, group�s ensemble autour d'une table qu'on avait expr�s enlev�e de devant la grande chemin�e pour la placer pr�s de la porte. Une jolie servante qui se bouchait les oreilles avec son tablier, tout en tenant les yeux fix�s sur la porte, se mit � crier quand elle m'aper�ut, me prenant pour un esprit; mais les autres eurent plus de courage, et furent charm�s que je vinsse leur tenir compagnie. L'un d'eux me demanda si je croyais que les �mes des pauvres matelots qui venaient de p�rir avec les bateaux de charbon, n'auraient pas, en s'envolant, �t� �teintes par l'orage. Je restai l�, je crois, deux heures. Une fois, j'ouvris la porte de la cour et je regardai dans la rue solitaire. Le sable, les herbes marines et les flaques d'�cume encombr�rent le passage en un moment; je fus oblig� de me faire aider pour parvenir � refermer la porte et la barricader contre le vent. Il y avait une sombre obscurit� dans ma chambre solitaire, quand je finis par y rentrer; mais j'�tais fatigu�, et je me recouchai; bient�t je tombai dans un profond sommeil, comme on tombe, en songe, du haut d'une tour au fond d'un pr�cipice. J'ai le souvenir que pendant longtemps j'entendais le vent dans mon sommeil; bien que mes r�ves me transportassent en d'autres lieux et au milieu de sc�nes bien diff�rentes. � la fin, cependant, tout sentiment de la r�alit� disparut, et je me vis, avec deux de mes meilleurs amis dont je ne sais pas le nom, au si�ge d'une ville qu'on canonnait � outrance. Le bruit du canon �tait si fort et si continu, que je ne pouvais parvenir � entendre quelque chose que j'avais le plus grand d�sir de savoir; enfin, je fis un dernier effort et je me r�veillai. Il �tait grand jour, huit ou neuf heures environ: c'�tait l'orage que j'entendais et non plus les batteries; on frappait � ma porte et on m'appelait. �Qu'y a-t-il? m'�criai-je. -- Un navire qui s'�choue tout pr�s d'ici.� Je sautai � bas de mon lit et je demandai quel navire c'�tait? �Un schooner qui vient d'Espagne ou de Portugal avec un chargement de fruits et de vin. D�p�chez-vous, monsieur, si vous voulez le voir! On dit qu'il va se briser � la c�te, au premier moment.� Le gar�on redescendit l'escalier quatre � quatre; je m'habillai aussi vite que je pus, et je m'�lan�ai dans la rue. Le monde me pr�c�dait en foule; tous couraient dans la m�me direction, vers la plage. J'en d�passai bient�t un grand nombre, et j'arrivai en pr�sence de la mer en furie. Le vent s'�tait plut�t un peu calm�, mais quel calme! C'�tait comme si une demi-douzaine de canons se fussent tus, parmi les centaines de bouches � feu qui r�sonnaient � mon oreille pendant mon r�ve. Quant � la mer, toujours plus agit�e, elle avait une apparence bien plus formidable encore que la veille au soir. Elle semblait s'�tre gonfl�e de toutes parts; c'�tait quelque chose d'effrayant que de voir � quelle hauteur s'�levaient ses vagues immenses qui grimpaient les unes sur les autres pour rouler au rivage et s'y briser avec bruit. Au premier moment, le rugissement du vent et des flots, la foule et la confusion universelle, joints � la difficult� que j'�prouvais � r�sister � la temp�te, troubl�rent tellement mes sens que je ne vis nulle part le navire en danger: je n'apercevais que le sommet des grandes vagues. Un matelot � demi nu, debout � c�t� de moi, me montra, de son bras tatou�, o� l'on voyait l'image d'une fl�che, la pointe vers la main, le c�t� gauche de la plage. Mais alors, grand Dieu! je ne le vis que trop, ce malheureux navire, et tout pr�s de nous. Un des m�ts �tait bris� � six ou huit pieds du pont, et gisait, �tendu de c�t�, au milieu d'une masse de voiles et de cordages. � mesure que le bateau �tait ballott� par le roulis et le tangage qui ne lui laissaient pas un moment de repos, ces ruines embarrassantes battaient le flanc du b�timent comme pour en crever la carcasse; on faisait m�me quelques efforts pour les couper tout � fait et les jeter � la mer, car, lorsque le roulis nous ramenait en vue le tillac, je voyais clairement l'�quipage � l'oeuvre, la hache � la main. Il y en avait un surtout, avec de longs cheveux boucl�s, qui se distinguait des autres par son activit� infatigable. Mais en ce moment, un grand cri s'�leva du rivage, dominant le vent et la mer: les vagues avaient balay� le pont, emportant avec elles, dans l'ab�me bouillonnant, les hommes, les planches, les cordages, faibles jouets pour sa fureur! Le second m�t restait encore debout, envelopp� de quelques d�bris de voiles et de cordes � demi d�tach�es qui venaient le frapper en tous sens. Le vaisseau avait d�j� touch�, � ce que me dit � l'oreille la voix rauque du marin; il se releva, puis il toucha de nouveau. J'entendis bient�t la m�me voix m'annoncer que le b�timent craquait par le travers, et ce n'�tait pas difficile � comprendre, on voyait bien que l'assaut livr� au navire �tait trop violent pour que l'oeuvre de la main des hommes p�t y r�sister longtemps. Au moment o� il me parlait, un autre cri, un long cri de piti� partit du rivage, en voyant quatre hommes sortir de l'ab�me avec le vaisseau naufrag�, s'accrocher au tron�on du m�t encore debout, et, au milieu d'eux, ce personnage aux cheveux fris�s dont on avait admir� tout � l'heure l'�nergie. Il y avait une cloche � bord, et, tandis que le vaisseau se d�menait comme une cr�ature r�duite � la folie par le d�sespoir, nous montrant tant�t toute l'�tendue du pont d�vast� qui regardait la gr�ve, tant�t sa quille qui se retournait vers nous pour se replonger dans la mer, la cloche sonnait sans repos le glas fun�bre de ces infortun�s que le vent portait jusqu'� nous. Le navire s'ab�ma de nouveau dans les eaux, puis il reparut: deux des hommes avaient �t� engloutis. L'angoisse des t�moins de cette sc�ne d�chirante augmentait toujours. Les hommes g�missaient en joignant les mains; les femmes criaient et d�tournaient la t�te. On courait �� et l� sur la plage en appelant du secours, l� o� tout secours �tait impossible. Moi-m�me, je conjurais un groupe de matelots que je connaissais, de ne pas laisser ces deux victimes p�rir ainsi sous nos yeux. Ils me r�pondirent, dans leur agitation (je ne sais comment, dans un pareil moment, je pus seulement les comprendre), qu'une heure auparavant on avait essay�, mais sans succ�s, de mettre � la mer le canot de sauvetage, et que, comme personne n'aurait l'audace de se jeter � l'eau avec une corde dont l'extr�mit� resterait sur le rivage, il n'y avait absolument rien � tenter. Tout � coup je vis le peuple s'agiter sur la gr�ve, il s'entr'ouvrait pour laisser passer quelqu'un. C'�tait Ham qui arrivait en courant de toutes ses forces. J'allai � lui; je crois en v�rit� que c'�tait pour le conjurer d'aller au secours de ces infortun�s. Mais, quelque �mu que je fusse d'un spectacle si nouveau et si terrible, l'expression de son visage, et son regard dirig� vers la mer, ce regard que je ne lui avais vu qu'une fois, le jour de la fuite d'�milie, r�veill�rent en moi le sentiment de son danger. Je jetai mes bras autour de lui; je criai � ceux qui m'entouraient de ne pas l'�couter, que ce serait un meurtre, qu'il fallait l'emp�cher de quitter le rivage. Un nouveau cri retentit autour de nous; nous v�mes la voile cruelle envelopper � coups r�p�t�s celui des deux qu'elle put atteindre et s'�lancer triomphant vers l'homme au courage indomptable qui restait seul au m�t. En pr�sence d'un tel spectacle, et devant la r�solution calme et d�sesp�r�e du brave marin accoutum� � exercer tant d'empire sur la plupart des gens qui se pressaient autour de lui, je compris que je ne pouvais rien contre sa volont�; autant aurait valu implorer les vents et les vagues. �Ma�tre David, me dit-il en me serrant affectueusement les mains, si mon heure est venue, qu'elle vienne; si elle n'est pas venue, vous me reverrez. Que le Dieu du ciel vous b�nisse! qu'il vous b�nisse tous, camarades! Appr�tez tout: je pars!� On me repoussa doucement, on me pria de m'�carter; puisqu'il voulait y aller, � tort ou � raison; je ne ferais, par ma pr�sence, que compromettre les mesures de s�ret� qu'il y avait � prendre, en troublant ceux qui en �taient charg�s. Dans la confusion de mes sentiments et de mes id�es, je ne sais ce que je r�pondis ou ce qu'on me r�pondit, mais je vis qu'on courait sur la gr�ve; on d�tacha les cordes d'un cabestan, plusieurs groupes s'interpos�rent entre lui et moi. Bient�t seulement je le revis debout, seul, en costume de matelot, une corde � la main, enroul�e autour du poignet, une autre � la ceinture, pendant que les plus vigoureux se saisissaient de celle qu'il venait de leur jeter � ses pieds. Le navire allait se briser; il n'y avait pas besoin d'�tre du m�tier pour s'en apercevoir. Je vis qu'il allait se fendre par le milieu, et que la vie de cet homme, abandonn� au haut du m�t, ne tenait plus qu'� un fil; pourtant il y restait fermement attach�. Il avait un b�ret de forme singuli�re, d'un rouge plus �clatant que celui des marins; et, tandis que les faibles planches qui le s�paraient de la mort roulaient et craquaient sous ses pieds, tandis que la cloche sonnait d'avance son chant de mort, il nous saluait en agitant son bonnet. Je le vis, en ce moment, et je crus que j'allais devenir fou, en retrouvant dans ce geste le vieux souvenir d'un ami jadis bien cher. Ham regardait la mer, debout et immobile, avec le silence d'une foule sans haleine derri�re lui, et devant lui la temp�te, attendant qu'une vague �norme se retir�t pour l'emporter. Alors il fit un signe � ceux qui tenaient la corde attach�e � sa ceinture, puis s'�lan�a au milieu des flots, et en un moment, il commen�ait contre eux la lutte, s'�levant avec leurs collines, retombant au fond de leurs vall�es, perdu sous des monceaux d'�cume, puis rejet� sur la gr�ve. On se d�p�cha de le retirer. Il �tait bless�. Je vis d'o� j'�tais du sang sur son visage, mais lui, il ne sembla pas s'en apercevoir. Il eut l'air de leur donner � la h�te quelques instructions pour qu'on le laiss�t plus libre, autant que je pus en juger par un mouvement de son bras, puis il s'�lan�a de nouveau. Il s'avan�a vers le navire naufrag�, luttant contre les flots, s'�levant avec leurs collines, retombant au fond de leurs vall�es, perdu sous les monceaux d'�cume, repouss� vers le rivage, puis ramen� vers le vaisseau, hardiment et vaillamment. La distance n'�tait rien, mais la force du vent et de la mer rendait la lutte mortelle. Enfin, il approchait du navire, il en �tait si pr�s, qu'encore un effort et il allait s'y accrocher, lorsque, voyant une montagne immense, verte, impitoyable, rouler de derri�re le vaisseau vers le rivage, il s'y pr�cipita d'un bond puissant; le vaisseau avait disparu! Je vis sur la mer quelques fragments �pars; en courant � l'endroit o� on l'attirait sur le rivage, je n'aper�us plus que de faibles d�bris, comme si c'�taient seulement les fragments de quelque mis�rable futaille. La consternation �tait peinte sur tous les visages. On tira Ham � mes pieds... insensible... mort. On le porta dans la maison la plus voisine, et maintenant, personne ne m'emp�cha plus de rester pr�s de lui, occup� avec tous les autres � tenter tout au monde pour le ramener � la vie; mais la grande vague l'avait frapp� � mort; son noble coeur avait pour toujours cess� de battre. J'�tais assis pr�s du lit, longtemps apr�s que tout espoir avait cess�; un p�cheur qui m'avait connu jadis, lorsque �milie et moi nous �tions des enfants, et qui m'avait revu depuis, vint m'appeler � voix basse. �Monsieur, me dit-il avec de grosses larmes qui coulaient sur ses joues bronz�es, sur ses l�vres tremblantes, p�les comme la mort; monsieur, pouvez-vous sortir un moment?� Dans son regard, je retrouvai le souvenir qui m'avait frapp� tout � l'heure. Frapp� de terreur, je m'appuyai sur le bras qu'il m'offrait pour me soutenir. �Est-ce qu'il y a, lui dis-je, un autre corps sur le rivage? -- Oui, me r�pondit-il. -- Est-ce quelqu'un que je connais?� Il ne r�pondit rien. Mais il me conduisit sur la gr�ve, et l�, o� jadis, enfants tous deux, elle et moi nous cherchions des coquilles, l� o� quelques d�bris du vieux bateau d�truit par l'ouragan de la nuit pr�c�dente, �taient �pars au milieu des galets; parmi les ruines de la demeure qu'il avait d�sol�e, je le vis couch�, la t�te appuy�e sur son bras, comme tant de fois jadis je l'avais vu s'endormir dans le dortoir de Salem-House. CHAPITRE XXVI. La nouvelle et l'ancienne blessure. Vous n'aviez pas besoin, � Steerforth, de me dire le jour o� je vous vis pour la derni�re fois, ce jour que je ne croyais gu�re celui de nos derniers adieux; non, vous n'aviez plus besoin de me dire �quand vous penserez � moi, que ce soit avec indulgence!� Je l'avais toujours fait; et ce n'est pas � la vue d'un tel spectacle que je pouvais changer. On apporta une civi�re, on l'�tendit dessus, on le couvrit d'un pavillon, on le porta dans la ville. Tous les hommes qui lui rendaient ce triste devoir l'avaient connu, ils avaient navigu� avec lui, ils l'avaient vu joyeux et hardi. Ils le transport�rent, au bruit des vagues, au bruit des cris tumultueux qu'on entendait sur leur passage, jusqu'� la chaumi�re o� l'autre corps �tait d�j�. Mais, quand ils eurent d�pos� la civi�re sur le seuil, ils se regard�rent, puis se tourn�rent vers moi, en parlant � voix basse. Je compris pourquoi ils sentaient qu'on ne pouvait les placer c�te � c�te dans le m�me lieu de repos. Nous entr�mes dans la ville, pour le porter � l'h�tel. Aussit�t que je pus recueillir mes pens�es, j'envoyai chercher Joram, pour le prier de me procurer une voiture fun�bre, qui p�t l'emporter � Londres cette nuit m�me. Je savais que moi seul je pouvais m'acquitter de ce soin et remplir le douloureux devoir d'annoncer � sa m�re l'affreuse nouvelle, et je voulais remplir avec fid�lit� ce devoir p�nible. Je choisis la nuit pour mon voyage, afin d'�chapper � la curiosit� de toute la ville au moment du d�part. Mais, bien qu'il f�t pr�s de minuit quand je partis de l'h�tel, dans ma chaise de poste, suivi par derri�re de mon pr�cieux d�p�t, il y avait beaucoup de monde qui attendait. Tout le long des rues, et m�me � une certaine distance sur la route, je vis des groupes nombreux; mais enfin je n'aper�us plus que la nuit sombre, la campagne paisible, et les cendres d'une amiti� qui avait fait les d�lices de mon enfance. Par un beau jour d'automne, � peu pr�s vers midi, lorsque le sol �tait d�j� parfum� de feuilles tomb�es, tandis que les autres, nombreuses encore, avec leurs teintes nuanc�es de jaune, de rouge et de violet, toujours suspendues � leurs rameaux, laissaient briller le soleil au travers, j'arrivai � Highgate. J'achevai le dernier mille � pied, songeant en chemin � ce que je devais faire, et laissant derri�re moi la voiture qui m'avait suivi toute la nuit, en attendant que je lui fisse donner l'ordre d'avancer. Lorsque j'arrivai devant la maison, je la revis telle que je l'avais quitt�e. Tous les stores �taient baiss�s, pas un signe de vie dans la petite cour pav�e, avec sa galerie couverte qui conduisait � une porte depuis longtemps inutile. Le vent s'�tait apais�, tout �tait silencieux et immobile. Je n'eus pas d'abord le courage de sonner � la porte; et lorsque je m'y d�cidai, il me sembla que la sonnette m�me, par son bruit lamentable, devait annoncer le triste message dont j'�tais porteur. La petite servante vint m'ouvrir, et me regardant d'un air inquiet, tandis qu'elle me faisait passer devant elle, elle me dit: �Pardon, monsieur, seriez-vous malade? -- Non, c'est que j'ai �t� tr�s-agit�, et je suis fatigu�. -- Est-ce qu'il y a quelque chose, monsieur? Monsieur James? -- Chut! lui dis-je. Oui, il est arriv� quelque chose, que j'ai � annoncer � mistress Steerforth. Est-elle chez elle?� La jeune fille r�pondit d'un air inquiet que sa ma�tresse sortait tr�s-rarement � pr�sent, m�me en voiture; qu'elle gardait la chambre, et ne voyait personne, mais qu'elle me recevrait. Sa ma�tresse �tait dans sa chambre, ajouta-t-elle, et miss Dartle �tait pr�s d'elle. �Que voulez-vous que je monte leur dire de votre part?� Je lui recommandai de s'observer pour ne pas les effrayer, de remettre seulement ma carte et de dire que j'attendais en bas. Puis je m'arr�tai dans le salon, je pris un fauteuil. Le salon n'avait plus cet air anim� qu'il avait autrefois, et les volets �taient � demi ferm�s. La harpe n'avait pas servi depuis bien longtemps. Le portrait de Steerforth, enfant, �tait l�. � c�t�, le secr�taire o� sa m�re serrait les lettres de son fils. Les relisait-elle jamais? les relirait-elle encore? La maison �tait si calme, que j'entendis dans l'escalier le pas l�ger de la petite servante. Elle venait me dire que mistress Steerforth �tait trop malade pour descendre; mais, que si je voulais l'excuser et prendre la peine de monter, elle serait charm�e de me voir. En un instant, je fus pr�s d'elle. Elle �tait dans la chambre de Steerforth; et non pas dans la sienne: je sentais qu'elle l'occupait, un souvenir de lui, et que c'�tait aussi pour la m�me raison qu'elle avait laiss� l�, � leur place accoutum�e, une foule d'objets dont elle �tait entour�e, souvenirs vivants des go�ts et des talents de son fils. Elle murmura, en me disant bonjour, qu'elle avait quitt� sa chambre, parce que, dans son �tat de sant�, elle ne lui �tait pas commode, et prit un air imposant qui semblait repousser tout soup�on de la v�rit�. Rosa Dartle se tenait, comme toujours, aupr�s de son fauteuil. Du moment o� elle fixa sur moi ses yeux noirs, je vis qu'elle comprenait que j'apportais de mauvaises nouvelles. La cicatrice parut au m�me instant. Elle recula d'un pas, comme pour �chapper � l'observation de mistress Steerforth, et m'�pia d'un regard per�ant et obstin� qui ne me quitta plus. �Je regrette de voir que vous �tes en deuil, monsieur, me dit mistress Steerforth. -- J'ai eu le malheur de perdre ma femme, lui dis-je. -- Vous �tes bien jeune pour avoir �prouv� un si grand chagrin, r�pondit-elle. Je suis f�ch�e, tr�s-f�ch�e de cette nouvelle. J'esp�re que le temps vous apportera quelque soulagement. -- J'esp�re, dis-je en la regardant, que le temps nous apportera � tous quelque soulagement. Ch�re mistress Steerforth, c'est une esp�rance qu'il faut toujours nourrir, m�me au milieu de nos plus douloureuses �preuves.� La gravit� de mes paroles et les larmes qui remplissaient mes yeux l'alarm�rent. Ses id�es parurent tout � coup s'arr�ter, pour prendre un autre cours. J'essayai de ma�triser mon �motion, quand je pronon�ai doucement le nom de son fils, mais ma voix tremblait. Elle se le r�p�ta deux ou trois fois � elle-m�me � voix basse. Puis, se tournant vers moi, elle me dit, avec un calme affect�: �Mon fils est malade? -- Tr�s-malade. -- Vous l'avez vu? -- Je l'ai vu. -- Vous �tes r�concili�s?� Je ne pouvais pas dire oui, je ne pouvais pas dire non. Elle tourna l�g�rement la t�te vers l'endroit o� elle croyait retrouver � ses c�t�s Rosa Dartle, et je profitai de ce moment pour murmurer � Rosa, du bout des l�vres: �Il est mort.� Pour que mistress Steerforth n'e�t pas l'id�e de regarder derri�re elle et de lire sur le visage �mu de Rosa la v�rit� qu'elle n'�tait pas encore pr�par�e � savoir, je me h�tai de rencontrer son regard, car j'avais vu Rosa Dartle lever les mains au ciel avec une expression violente d'horreur et de d�sespoir, puis elle s'en �tait voil� la figure avec angoisse. La belle et noble figure que celle de la m�re... Ah! quelle ressemblance! quelle ressemblance!... �tait tourn�e vers moi avec un regard fixe. Sa main se porta � son front. Je la suppliai d'�tre calme et de se pr�parer � entendre ce que j'avais � lui dire; j'aurais mieux fait de la conjurer de pleurer, car elle �tait l� comme une statue. �La derni�re fois que je suis venu ici, repris-je d'une voix d�faillante, miss Dartle m'a dit qu'il naviguait de c�t� et d'autre. L'avant-derni�re nuit a �t� terrible sur mer. S'il �tait en mer cette nuit-l�, et pr�s d'une c�te dangereuse, comme on le dit, et si le vaisseau qu'on a vu �tait bien celui qui... -- Rosa! dit mistress Steerforth, venez ici.� Elle y vint, mais de mauvaise gr�ce, avec peu de sympathie. Ses yeux �tincelaient et lan�aient des flammes, elle fit �clater un rire effrayant. �Enfin, dit-elle, votre orgueil est-il apais�, femme insens�e? maintenant qu'il vous a donn� satisfaction... par sa mort! Vous m'entendez? par sa mort!� Mistress Steerforth �tait retomb�e roide sur son fauteuil: elle n'avait fait entendre qu'un long g�missement en fixant sur elle ses yeux tout grands ouverts. �Oui! cria Rosa en se frappant violemment la poitrine, regardez- moi, pleurez et g�missez, et regardez-moi! Regardez! dit-elle en touchant du doigt sa cicatrice, regardez le beau chef-d'oeuvre de votre fils mort!� Le g�missement que poussait de temps en temps la pauvre m�re m'allait au coeur. Toujours le m�me, toujours inarticul� et �touff�, toujours accompagn� d'un faible mouvement de t�te, mais sans aucune alt�ration dans les traits; toujours sortant d'une bouche pinc�e et de dents serr�es comme si les m�choires �taient ferm�es � clef et la figure gel�e par la douleur. �Vous rappelez-vous le jour o� il a fait cela? continua Rosa. Vous rappelez-vous le jour o�, trop fid�le au sang que vous lui avez mis dans les veines, dans un transport d'orgueil, trop caress� par sa m�re, il m'a fait cela, il m'a d�figur�e pour la vie? Regardez- moi, je mourrai avec l'empreinte de son cruel d�plaisir; et puis pleurez et g�missez sur votre oeuvre! -- Miss Dartle, dis-je d'un ton suppliant, au nom du ciel! -- Je veux parler! dit-elle en me regardant de ses yeux de flamme. Taisez-vous! Regardez-moi, vous dis-je; orgueilleuse m�re d'un fils perfide et orgueilleux! Pleurez, car vous l'avez nourri; pleurez, car vous l'avez corrompu! pleurez sur lui pour vous et pour moi.� Elle serrait convulsivement les mains; la passion semblait consumer � petit feu cette fr�le et ch�tive cr�ature. �Quoi! c'est vous qui n'avez pu lui pardonner son esprit volontaire! s'�cria-t-elle, c'est vous qui vous �tes offens�e de son caract�re hautain; c'est vous qui les avez combattus, en cheveux blancs, avec les m�mes armes que vous lui aviez donn�es le jour de sa naissance! C'est vous, qui, apr�s l'avoir dress� d�s le berceau pour en faire ce qu'il est devenu, avez voulu �touffer le germe que vous aviez fait cro�tre. Vous voil� bien pay�e maintenant de la peine que vous vous �tes donn�e pendant tant d'ann�es! -- Oh! miss Dartle, n'�tes-vous pas honteuse! quelle cruaut�! -- Je vous dis, r�pondit-elle, que je _veux_ lui parler. Rien au monde ne saurait m'en emp�cher, tant que je resterai ici. Ai-je gard� le silence pondant des ann�es, pour ne rien dire maintenant? Je l'aimais mieux que vous ne l'avez jamais aim�! dit-elle en la regardant d'un air f�roce. J'aurais pu l'aimer, moi, sans lui demander de retour. Si j'avais �t� sa femme, j'aurais pu me faire l'esclave de ses caprices, pour un seul mot d'amour, une fois par an. Oui, vraiment, qui le sait mieux que moi? Mais vous, vous �tiez exigeante, orgueilleuse, insensible, �go�ste. Mon amour � moi aurait �t� d�vou�... il aurait foul� aux pieds vos mis�rables rancunes.� Les yeux ardents de col�re, elle en simulait le geste en �crasant du pied le parquet. �Regardez! dit-elle, en frappant encore sur sa cicatrice. Quand il fut d'�ge � mieux comprendre ce qu'il avait fait, il l'a vu et il s'en est repenti. J'ai pu chanter pour lui faire plaisir, causer avec lui, lui montrer avec quelle ardeur je m'int�ressais � tout ce qu'il faisait; j'ai pu, par ma pers�v�rance, arriver � �tre assez instruite pour lui plaire, car j'ai cherch� � lui plaire et j'y ai r�ussi. Quand son coeur �tait encore jeune et fid�le, il m'a aim�e; oui, il m'a aim�e. Bien des fois, quand il venait de vous humilier par un mot de m�pris, il m'a serr�e, moi, contre son coeur!� Elle parlait avec une fiert� insultante qui tenait de la fr�n�sie, mais aussi avec un souvenir ardent et passionn�, d'un amour dont les cendres assoupies laissaient jaillir quelque �tincelle d'un feu plus doux. �J'ai eu l'humiliation apr�s... j'aurais d� m'y attendre, s'il ne m'avait pas fascin�e par ses ardeurs d'enfant... j'ai eu l'humiliation de devenir pour lui un jouet, une poup�e, bonne � servir de passe-temps � son oisivet�, � prendre et � quitter, pour s'en amuser, suivant l'inconstante humeur du moment. Quand il s'est lass� de moi, je me suis lass�e aussi. Quand il n'a plus song� � moi, je n'ai pas cherch� � regagner mon pouvoir sur lui; j'aurais autant pens� � l'�pouser, si on l'avait forc� � me prendre pour femme. Nous nous sommes s�par�s l'un de l'autre sans un mot. Vous l'avez peut-�tre vu, et vous n'en avez pas �t� f�ch�e. Depuis ce jour, je n'ai plus �t� pour vous deux qu'un meuble insensible, qui n'avait ni yeux, ni oreilles, ni sentiment, ni souvenirs. Ah! vous pleurez? Pleurez sur ce que vous avez fait de lui. Ne pleurez pas sur votre amour. Je vous dis qu'il y a eu un temps o� je l'aimais mieux que vous ne l'avez jamais aim�!� Elle jetait un regard de col�re sur cette figure immobile, dont les yeux ne bougeaient pas, et elle ne s'attendrissait pas plus sur les g�missements r�p�t�s de la m�re, que s'ils sortaient de la bouche d'une statue. �Miss Dartle, lui dis-je, s'il est possible que vous ayez le coeur assez dur pour ne pas plaindre cette malheureuse m�re... -- Et moi, qui me plaindra? reprit-elle avec amertume. C'est elle qui a sem�. Le vent r�colte la temp�te. -- Et si les d�fauts de son fils... continuai-je. -- Les d�fauts! s'�cria-t-elle en fondant en larmes passionn�es. Qui ose dire du mal de lui? Il valait dix mille fois mieux que les amis auxquels il avait fait l'honneur de les �lever jusqu'� lui! -- Personne ne peut l'avoir aim� plus que moi, personne ne lui conserve un plus cher souvenir, r�pondis-je. Ce que je voulais dire, c'est que, lors m�me que vous n'auriez pas compassion de sa m�re, lors m�me que les d�fauts du fils, car vous ne les avez pas m�nag�s vous-m�me... -- C'est faux, s'�cria-t-elle en arrachant ses cheveux noirs, je l'aimais! -- Lors m�me, repris-je, que ses d�fauts ne pourraient, dans un pareil moment, �tre bannis de votre souvenir, vous devriez du moins regarder cette pauvre femme comme si vous ne l'aviez jamais vue auparavant, et lui porter secours.� Mistress Steerforth n'avait pas boug�, pas fait un geste. Elle restait immobile, froide, le regard fixe; continuant � g�mir de temps en temps, avec un faible mouvement de la t�te, mais sans donner autrement signe de vie. Tout d'un coup, miss Dartle s'agenouilla devant elle, et commen�a � lui desserrer sa robe. �Soyez maudit! dit-elle, en me regardant avec une expression de rage et de douleur r�unies. Maudite soit l'heure o� vous �tes jamais venu ici! Mal�diction sur vous! sortez.� Je quittai la chambre, mais je rentrai pour sonner, afin de pr�venir les domestiques. Elle tenait dans ses bras, la forme impassible de mistress Steerforth, elle l'embrassait en pleurant, elle l'appelait, elle la pressait sur son sein comme si c'e�t �t� son enfant. Elle redoublait de tendresse pour rappeler la vie dans cet �tre inanim�. Je ne redoutais plus de les laisser seules; je redescendis sans bruit, et je donnai l'alarme dans la maison, en sortant. Je revins � une heure plus avanc�e de l'apr�s-midi; nous couch�mes le fils sur un lit, dans la chambre de sa m�re. On me dit qu'elle �tait toujours de m�me; miss Dartle ne la quittait pas; les m�decins �taient aupr�s d'elle; on avait essay� de bien des rem�des, mais elle restait dans le m�me �tat, toujours comme une statue, faisant entendre seulement, de temps en temps, un g�missement plaintif. Je parcourus cette maison funeste; je fermai tous les volets. Je finis par ceux de la chambre o� il reposait. Je soulevai sa main glac�e et je la pla�ai sur mon coeur; le monde entier n'�tait pour moi que mort et silence. Seulement, par intervalles, j'entendais �clater le douloureux g�missement de la m�re. CHAPITRE XXVII. Les �migrants. J'avais encore une chose � faire avant de c�der au choc de tant d'�motions. C'�tait de cacher � ceux qui allaient partir ce qui venait d'arriver, et de les laisser entreprendre leur voyage dans une heureuse ignorance. Pour cela, il n'y avait pas de temps � perdre. Je pris M. Micawber � part ce soir-l�, et je lui confiai le soin d'emp�cher cette terrible nouvelle d'arriver jusqu'� M. Peggotty. Il s'en chargea volontiers et me promit d'intercepter tous les journaux, qui, sans cette pr�caution, pourraient la lui r�v�ler. �Avant d'arriver jusqu'� lui, monsieur, dit M. Micawber en se frappant la poitrine, il faudra plut�t que cette triste histoire me passe � travers le corps!� M. Micawber avait pris, depuis qu'il �tait question pour lui de s'adapter � un nouvel �tat de soci�t�, des airs de boucanier aventureux, pas encore pr�cis�ment en r�volte avec la loi, mais sur le qui-vive, et le chapeau sur le coin de l'oreille. On aurait pu le prendre pour un enfant du d�sert, habitu� depuis longtemps � vivre loin des confins de la civilisation, et sur le point de retourner dans ses solitudes natales. Il s'�tait pourvu, entre autres choses, d'un habillement complet de toile cir�e et d'un chapeau de paille, tr�s-bas de forme, enduit � l'ext�rieur de poix ou de goudron. Dans ce costume grossier, un t�lescope commun de simple matelot sous le bras, tournant � chaque instant vers le ciel un oeil de connaisseur, comme s'il s'attendait � du mauvais temps, il avait un air bien plus nautique que M. Peggotty. Il avait, pour ainsi dire, donn� le branle-bas dans toute sa famille. Je trouvai mistress Micawber coiff�e du chapeau le plus herm�tiquement ferm� et le plus discret, solidement attach� sous le menton, et rev�tue d'un ch�le qui l'entortillait, comme on m'avait entortill� chez ma tante, le jour o� j'allai la voir pour la premi�re fois, c'est-�-dire comme un paquet, avant de se consolider � la taille par un noeud robuste. Miss Micawber, � ce que je pus voir, ne s'�tait pas non plus oubli�e pour parer au mauvais temps, quoiqu'elle n'e�t rien de superflu dans sa toilette. Ma�tre Micawber �tait � peine visible � l'oeil nu, dans sa vaste chemise bleue, et sous l'habillement de matelot le plus velu que j'aie jamais vu de ma vie. Quant aux enfants, on les avait emball�s, comme des conserves, dans des �tuis imperm�ables. M. Micawber et son fils a�n� avaient retrouss� leurs manches, pour montrer qu'ils �taient pr�ts � donner un coup de main n'importe o�, � monter sur le pont et � chanter en choeur avec les autres pour lever l'ancre: �yeo, - - d�marre, -- yeo,� au premier commandement. C'est dans cet appareil que nous les trouv�mes tous, le soir, r�unis sous l'escalier de bois qu'on appelait alors les _marches de Hungerford_; ils surveillaient le d�part d'une barque qui emmenait une partie de leurs bagages. J'avais annonc� � Traddles le cruel �v�nement qui l'avait douloureusement �mu; mais il sentait comme moi qu'il fallait le tenir secret, et il venait m'aider � leur rendre ce dernier service. Ce fut l� que j'emmenai M. Micawber � l'�cart, et que j'obtins de lui la promesse en question. La famille Micawber logeait dans un sale petit cabaret borgne, tout � fait au pied des Marches de Hungerford, et dont les chambres � pans de bois s'avan�aient en saillie sur la rivi�re. La famille des �migrants excitant assez de curiosit� dans le quartier, nous f�mes charm�s de pouvoir nous r�fugier dans leur chambre. C'�tait justement une de ces chambres en bois sous lesquelles montait la mar�e. Ma tante et Agn�s �taient l�, fort occup�es � confectionner quelques v�tements suppl�mentaires pour les enfants. Peggotty les aidait; sa vieille bo�te � ouvrage �tait devant elle, avec son m�tre, et ce petit morceau de cire qui avait travers�, sain et sauf, tant d'�v�nements. J'eus bien du mal � �luder ses questions; bien plus encore � insinuer tout bas, sans �tre remarqu�, � M. Peggotty, qui venait d'arriver, que j'avais remis la lettre et que tout allait bien. Mais enfin, j'en vins � bout, et les pauvres gens �taient bien heureux. Je ne devais pas avoir l'air tr�s-gai, mais j'avais assez souffert personnellement pour que personne ne p�t s'en �tonner. �Et quand le vaisseau met-il � la voile, monsieur Micawber?� demanda ma tante. M. Micawber jugea n�cessaire de pr�parer par degr�s ma tante, ou sa femme, � ce qu'il avait � leur apprendre, et dit que ce serait plus t�t qu'il ne s'y attendait la veille. �Le bateau vous a pr�venus, je suppose? dit ma tante. -- Oui, madame, r�pondit-il. -- Eh bien! dit ma tante, on met � la voile... -- Madame, r�pondit-il, je suis inform� qu'il faut que nous soyons � bord, demain matin, avant sept heures. -- Eh! dit ma tante, c'est bien prompt. Est-ce un fait certain, monsieur Peggotty? -- Oui, madame. Le navire descendra la rivi�re avec la prochaine mar�e. Si ma�tre Davy et ma soeur viennent � Gravesend avec nous, demain dans l'apr�s-midi, ils nous feront leurs adieux. -- Vous pouvez en �tre s�r, lui dis-je. -- Jusque l�, et jusqu'au moment o� nous serons en mer, reprit M. Micawber en me lan�ant un regard d'intelligence, M. Peggotty et moi, nous surveillerons ensemble nos malles et nos effets. Emma, mon amour, dit M. Micawber en toussant avec sa majest� ordinaire, pour s'�claircir la voix, mon ami M. Thomas Traddles a la bont� de me proposer tout bas de vouloir bien lui permettre de commander tous les ingr�dients n�cessaires � la composition d'une certaine boisson, qui s'associe naturellement dans nos coeurs, au rosbif de la vieille Angleterre; je veux dire... du punch. Dans d'autres circonstances, je n'oserais demander � miss Trotwood et � miss Wickfield... mais... -- Tout ce que je peux vous dire, r�pondit ma tante, c'est que, pour moi, je boirai � votre sant� et � votre succ�s avec le plus grand plaisir, monsieur Micawber. -- Et moi aussi! dit Agn�s, en souriant.� M. Micawber descendit imm�diatement au comptoir, et revint charg� d'une cruche fumante. Je ne pus m'emp�cher de remarquer qu'il pelait les citrons avec son couteau poignard, qui avait, comme il convenait au couteau d'un planteur consomm�, au moins un pied de long, et qu'il l'essuyait avec quelque ostentation sanguinaire, sur la manche de son habit. Mistress Micawber et les deux a�n�s de leurs enfants �taient munis aussi de ces formidables instruments; quant aux plus jeunes, on leur avait attach� � chacun, le long du corps, une cuiller de bois pendue � une bonne ficelle. De m�me aussi, pour prendre un avant-go�t de la vie � bord, ou de leur existence future au milieu des for�ts, M. Micawber se complut � offrir du punch � mistress Micawber et � sa fille, dans d'horribles petits pots d'�tain, au lieu d'employer les verres dont il y avait une pleine tablette sur le buffet; quant � lui, il n'avait jamais �t� si ravi que de boire dans sa propre pinte d'�tain, et de la remettre ensuite bien soigneusement dans sa poche, � la fin de la soir�e. �Nous abandonnons, dit M. Micawber, le luxe de notre ancienne patrie.� Et il semblait y renoncer avec la plus vive satisfaction. �Les citoyens des for�ts ne peuvent naturellement pas s'attendre � retrouver l� les raffinements de cette terre de libert�.� Ici, un petit gar�on vint dire qu'on demandait en bas M. Micawber. �J'ai un pressentiment, dit mistress Micawber, en posant sur la table son pot d'�tain, que c'est un membre de ma famille! -- S'il en est ainsi, ma ch�re, fit observer M. Micawber avec la vivacit� qui lui �tait habituelle lorsqu'il abordait ce sujet, comme le membre de votre famille, quel qu'il puisse �tre, m�le ou femelle, nous a fait attendre fort longtemps, peut-�tre ce membre voudra-t-il bien attendre aussi que je sois pr�t � le recevoir. -- Micawber, dit sa femme � voix basse, dans un moment comme celui-ci... -- Il n'y aurait pas de g�n�rosit�, dit M. Micawber en se levant, � vouloir se venger de tant d'offenses! Emma, je sens mes torts. -- Et d'ailleurs, ce n'est pas vous qui en avez souffert, Micawber, c'est ma famille. Si ma famille sent enfin de quel bien elle s'est volontairement priv�e, si elle veut nous tendre maintenant la main de l'amiti�, ne la repoussons pas. -- Ma ch�re, reprit-il, qu'il en soit ainsi! -- Si ce n'est pas pour eux, Micawber, que ce soit pour moi. -- Emma, r�pondit-il, je ne saurais r�sister � un pareil appel. Je ne peux pas, m�me en ce moment, vous promettre de sauter au cou de votre famille; mais le membre de votre famille, qui m'attend en bas, ne verra point son ardeur refroidie par un accueil glacial.� M. Micawber disparut et resta quelque temps absent; mistress Micawber n'�tait pas sans quelque appr�hension qu'il ne se f�t �lev� quelque discussion entre lui et le membre de sa famille. Enfin, le m�me petit gar�on reparut, et me pr�senta un billet �crit au crayon avec l'en-t�te officielle: �Heep contre Micawber.� J'appris par ce document que M. Micawber, se voyant encore arr�t�, �tait tomb� dans le plus violent paroxysme de d�sespoir; il me conjurait de lui envoyer par le gar�on son couteau poignard et sa pinte d'�tain, qui pourraient lui �tre utiles dans sa prison, pendant les courts moments qu'il avait encore � vivre. Il me demandait aussi, comme derni�re preuve d'amiti�, de conduire sa famille � l'hospice de charit� de la paroisse, et d'oublier qu'il e�t jamais exist� une cr�ature de son nom. Comme de raison, je lui r�pondis, en m'empressant de descendre pour payer sa dette; je le trouvai assis dans un coin, regardant d'un air sinistre l'agent de police qui s'�tait saisi de sa personne. Une fois rel�ch�, il m'embrassa avec la plus vive tendresse, et se d�p�cha d'inscrire cet item sur son carnet, avec quelques notes, o� il eut bien soin, je me le rappelle, de porter un demi-penny que j'avais omis, par inadvertance, dans le total. Cet important petit carnet lui rem�mora justement une autre transaction, comme il l'appelait. Quand nous f�mes remont�s, il me dit que son absence avait �t� caus�e par des circonstances ind�pendantes de sa volont�; puis il tira de sa poche une grande feuille de papier, soigneusement pli�e, et couverte d'une longue addition. Au premier coup-d'oeil que je jetai dessus, je me dis que je n'en avais jamais vu d'aussi monstrueuse sur un cahier d'arithm�tique. C'�tait, � ce qu'il para�t, un calcul d'int�r�t compos� sur ce qu'il appelait �le total principal de quarante et une livres dix shillings onze pence et demi,� � des �ch�ances diverses. Apr�s avoir soigneusement examin� ses ressources et compar� les chiffres, il en �tait venu � �tablir la somme qui repr�sentait le tout, int�r�t et principal, pour deux ann�es quinze mois et quatorze jours, � dater du moment pr�sent. Il en avait souscrit, de sa plus belle main, un billet � ordre qu'il remit � Traddles, avec mille remerc�ments, pour acquit de sa dette int�grale (comme cela se doit d'homme � homme). �C'est �gal, j'ai toujours le pressentiment, dit mistress Micawber en secouant la t�te d'un air pensif, que nous retrouverons ma famille � bord avant notre d�part d�finitif.� M. Micawber avait �videmment un autre pressentiment sur le m�me sujet, mais il le renfon�a dans son pot d'�tain, et avala le tout. �Si vous avez, durant votre passage, quelque occasion d'�crire en Angleterre, mistress Micawber, dit ma tante; ne manquez pas de nous donner de vos nouvelles. -- Ma ch�re miss Trotwood, r�pondit-elle; je serai trop heureuse de penser qu'il y a quelqu'un qui tienne � entendre parler de nous; je ne manquerai pas de vous �crire. M. Copperfield, qui est depuis si longtemps notre ami, n'aura pas, j'esp�re, d'objection � recevoir, de temps � autre, quelque souvenir d'une personne qui l'a connu avant que les jumeaux eussent conscience de leur propre existence.� Je r�pondis que je serais heureux d'avoir de ses nouvelles, toutes les fois qu'elle aurait l'occasion d'�crire. �Les facilit�s ne nous manqueront pas, gr�ce � Dieu, dit M. Micawber; l'Oc�an n'est � pr�sent qu'une grande flotte, et nous rencontrerons s�rement plus d'un vaisseau pendant la travers�e. C'est une plaisanterie que ce voyage, dit M. Micawber, en prenant son lorgnon; une vraie plaisanterie. La distance est imaginaire.� Quand j'y pense, je ne puis m'emp�cher de sourire. C'�tait bien l� M. Micawber... Autrefois, lorsqu'il allait de Londres � Canterbury, il en parlait comme d'un voyage au bout du monde; et maintenant qu'il quittait l'Angleterre pour l'Australie, il semblait qu'il part�t pour traverser la Manche. �Pendant le voyage, j'essayerai, dit M. Micawber, de leur faire prendre patience en leur d�filant mon chapelet, et j'ai la confiance que, durant nos longues soir�es, on ne sera pas f�ch� d'entendre les m�lodies de mon fils Wilkins, autour du feu. Quand mistress Micawber aura le pied marin, et qu'elle ne se sentira plus mal au coeur (pardon de l'expression), elle leur chantera aussi sa petite chansonnette. Nous verrons, � chaque instant, passer pr�s de nous, des marsouins et des dauphins; sur le b�bord comme sur le tribord, nous d�couvrirons � tout moment des objets pleins d'int�r�t. En un mot, dit M. Micawber, avec son antique �l�gance, il est probable que nous aurons autour de nous tant de sujets de distraction, que, lorsque nous entendrons crier: �Terre,� en haut du grand m�t, nous serons on ne peut pas plus �tonn�s!� L�-dessus, il brandit victorieusement son petit pot d'�tain, comme s'il avait d�j� accompli le voyage, et qu'il v�nt de passer un examen de premi�re classe devant les autorit�s maritimes les plus comp�tentes. �Pour moi, ce que j'esp�re surtout, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber; c'est qu'un jour nous revivrons dans notre ancienne patrie, en la personne de quelques membres de notre famille. Ne froncez pas le sourcil, Micawber! ce n'est pas � ma propre famille que je veux faire allusion, c'est aux enfants de nos enfants. Quelque vigoureux que puisse �tre le rejeton transplant�, dit mistress Micawber en secouant la t�te, je ne saurais oublier l'arbre d'o� il sera sorti; et lorsque notre race sera parvenue � la grandeur et � la fortune, j'avoue que je serai bien aise de penser que cette fortune viendra refluer dans les coffres de la Grande-Bretagne. �Ma ch�re, dit M. Micawber, que la Grande-Bretagne se tire de l� comme elle pourra; je suis forc� de dire qu'elle n'a jamais fait grand'chose pour moi, et que je ne m'inqui�te pas beaucoup de ce qu'elle deviendra. -- Micawber, continua mistress Micawber; vous avez tort. Quand vous partez, Micawber, pour un pays lointain, ce n'est pas pour affaiblir, c'est pour fortifier le lien qui nous unit � Albion. -- Le lien en question, ma ch�re amie, reprit M. Micawber, ne m'a pas, je le r�p�te, charg� d'assez d'obligations personnelles, pour que je redoute le moins du monde d'en former d'autres. -- Micawber, repartit mistress Micawber, je vous le r�p�te, vous avez tort; vous ne savez pas vous-m�me de quoi vous �tes capable, Micawber; c'est l�-dessus que je compte pour fortifier, m�me en vous �loignant de votre patrie, le lien qui vous unit � Albion.� M. Micawber s'assit dans son fauteuil, les sourcils l�g�rement fronc�s; il avait l'air de n'admettre qu'� demi les id�es de mistress Micawber, � mesure qu'elle les �non�ait, bien qu'il f�t profond�ment p�n�tr� de la perspective qu'elle ouvrait devant lui. �Mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, je d�sire que M. Micawber comprenne sa position. Il me para�t extr�mement important, qu'� dater du jour de son embarquement, M. Micawber comprenne sa position. Vous me connaissez assez, mon cher monsieur Copperfield, pour savoir que je n'ai pas la vivacit� d'humeur de M. Micawber. Moi, je suis, qu'il me soit permis de le dire, une femme �minemment pratique. Je sais que nous allons entreprendre un long voyage; je sais que nous aurons � supporter bien des difficult�s et bien des privations, c'est une v�rit� trop claire; mais je sais aussi ce qu'est M. Micawber, je sais mieux que lui ce dont il est capable. Voil� pourquoi je regarde comme extr�mement important que M. Micawber comprenne sa position. -- Mon amour, r�pondit-il; permettez-moi de vous faire observer qu'il m'est impossible de comprendre ma position dans le moment pr�sent. -- Je ne suis pas de cet avis, Micawber, reprit-elle; pas compl�tement du moins. Mon cher monsieur Copperfield, la situation de M. Micawber n'est pas comme celle de tout le monde; M. Micawber se rend dans un pays �loign�, pr�cis�ment pour se faire enfin conna�tre et appr�cier pour la premi�re fois de sa vie. Je d�sire que M. Micawber se place sur la proue de ce vaisseau, et qu'il dise d'une voix assur�e: �Je viens conqu�rir ce pays! Avez-vous des honneurs? avez-vous des richesses? avez-vous des fonctions largement r�tribu�es? qu'on me les apporte; elles sont � moi!� M. Micawber nous lan�a un regard qui voulait dire: Il y a ma foi! beaucoup de bon dans ce qu'elle dit l�. �En un mot, dit mistress Micawber, du ton le plus d�cisif, je veux que M. Micawber soit le C�sar de sa fortune. Voil� comment j'envisage la v�ritable position de M. Micawber, mon cher monsieur Copperfield. Je d�sire qu'� partir du premier jour de ce voyage, M. Micawber se place sur la proue du vaisseau, pour dire: �Assez de retard comme cela, assez de d�sappointement, assez de g�ne; c'�tait bon dans notre ancienne patrie, mais voici la patrie nouvelle; vous me devez une r�paration! apportez-la-moi.� M. Micawber se croisa les bras d'un air r�solu, comme s'il �tait d�j� debout, dominant la figure qui d�corait la proue du navire. �Et s'il comprend sa position, dit mistress Micawber, n'ai-je pas raison de dire que M. Micawber fortifiera le lien qui l'unit � la Grande-Bretagne, bien loin de l'affaiblir? Pr�tendra-t-on qu'on ne ressentira pas jusques dans la m�re patrie, l'influence de l'homme important, dont l'astre se l�vera sur un autre h�misph�re? Aurais- je la faiblesse de croire qu'une fois en possession du sceptre de la fortune et du g�nie en Australie, M. Micawber ne sera rien en Angleterre? Je ne suis qu'une femme, mais je serais indigne de moi-m�me et de papa, si j'avais � me reprocher cette absurde faiblesse!� Dans sa profonde conviction qu'il n'y avait rien � r�pondre � ces arguments, mistress Micawber avait donn� � son ton une �l�vation morale que je ne lui avais jamais connue auparavant. �C'est pourquoi, dit-elle; je souhaite d'autant plus que nous puissions revenir habiter un jour le sol natal; M. Micawber sera peut-�tre, je ne saurais me dissimuler que cela est tr�s-probable, M. Micawber sera un grand nom dans le Livre de l'histoire, et ce sera le moment, pour lui, de repara�tre glorieux dans le pays qui lui avait donn� naissance, et qui n'avait pas su employer ses grandes facult�s. -- Mon amour, repartit M. Micawber, il m'est impossible de ne pas �tre touch� de votre affection; je suis toujours pr�t � m'en rapporter � votre bon jugement. Ce qui sera, sera! Le ciel me pr�serve de jamais vouloir d�rober � ma terre natale la moindre part des richesses qui pourront, un jour, s'accumuler sur nos descendants! -- C'est bien, dit ma tante, en se tournant vers M. Peggotty; et je bois � votre sant� � tous; que toute sorte de b�n�dictions et de succ�s vous accompagnent!� M. Peggotty mit par terre les deux enfants qu'il tenait sur ses genoux, et se joignit � M. et � mistress Micawber pour boire, en retour, � notre sant�; puis les Micawber et lui se serr�rent cordialement la main, et en voyant un sourire venir illuminer son visage bronz�, je sentis qu'il saurait bien se tirer d'affaire, �tablir sa bonne renomm�e, et se faire aimer partout o� il irait. Les enfants eurent eux-m�mes la permission de tremper leur cuiller de bois dans le pot de M. Micawber, pour s'associer au voeu g�n�ral; apr�s quoi ma tante et Agn�s se lev�rent et prirent cong� des �migrants. Ce fut un douloureux moment. Tout le monde pleurait; les enfants s'accrochaient � la robe d'Agn�s, et nous laiss�mes le pauvre M. Micawber dans un violent d�sespoir, pleurant et sanglotant � la lueur d'une seule bougie, dont la simple clart�, vue de la Tamise, devait donner � sa chambre l'apparence d'un pauvre fanal. Le lendemain matin, j'allai m'assurer qu'ils �taient partis. Ils �taient mont�s dans la chaloupe � cinq heures du matin. Je compris quel vide laissent de tels adieux, en trouvant � la mis�rable petite auberge, o� je ne les avais vus qu'une seule fois, un air triste et d�sert, maintenant qu'ils en �taient partis. Le surlendemain, dans l'apr�s-midi, nous nous rend�mes � Gravesend, ma vieille bonne et moi; nous trouv�mes le vaisseau environn� d'une foule de barques, au milieu de la rivi�re. Le vent �tait bon, le signal du d�part flottait au haut du m�t. Je louai imm�diatement une barque, et nous p�n�tr�mes � bord, � travers la confusion �tourdissante � laquelle le navire �tait en proie. M. Peggotty nous attendait sur le pont. Il me dit que M. Micawber venait d'�tre arr�t� de nouveau (et pour la derni�re fois), � la requ�te de M. Heep, et que, d'apr�s mes instructions, il avait pay� le montant de la dette, que je lui rendis aussit�t. Puis il nous fit descendre dans l'entre-pont, et l�, se dissip�rent les craintes que j'avais pu concevoir, qu'il ne vint � savoir ce qui s'�tait pass� � Yarmouth. M. Micawber s'approcha de lui, lui prit le bras d'un air d'amiti� et de protection, et me dit � voix basse que, depuis l'avant-veille, il ne l'avait pas quitt�. C'�tait pour moi un spectacle si �trange, l'obscurit� me semblait si grande, et l'espace si resserr�, qu'au premier abord, je ne pus me rendre compte de rien; mais peu � peu mes yeux s'habitu�rent � ces t�n�bres, et je me crus au centre d'un tableau de Van Ostade. On apercevait au milieu des poutres, des agr�s, des ralingues du navire, les hamacs, les malles, les caisses, les barils composant le bagage des �migrants; quelques lanternes �clairaient la sc�ne; plus loin, la p�le lueur du jour p�n�trait par une �coutille ou une manche � vent. Des groupes divers se pressaient en foule; on faisait de nouveaux amis, on prenait cong� des anciens, on parlait, on riait, on pleurait, on mangeait et on buvait; les uns, d�j� install�s dans les quelques pieds de parquet qui leur �taient assign�s, s'occupaient � disposer leurs effets, et pla�aient de petits enfants sur des tabourets ou dans leurs petites chaises; d'autres, ne sachant o� se caser, erraient d'un air d�sol�. Il y avait des enfants qui ne connaissaient encore la vie que depuis huit jours, et des vieillards vo�t�s qui semblaient ne plus avoir que huit jours � la conna�tre; des laboureurs qui emportaient avec leurs bottes quelque motte du sol natal, et des forgerons, dont la peau allait donner au nouveau-monde un �chantillon de la suie et de la fum�e de l'Angleterre; dans l'espace �troit de l'entre-pont, on avait trouv� moyen d'entasser des sp�cimens de tous les �ges et de tous les �tats. En jetant autour de moi un coup d'oeil, je crus voir, assise � c�t� d'un des petits Micawber, une femme dont la tournure me rappelait �milie. Une autre femme se pencha vers elle pour l'embrasser, puis s'�loigna rapidement � travers la foule, me laissant un vague souvenir d'Agn�s. Mais au milieu de la confusion universelle, et du d�sordre de mes pens�es, je la perdis bient�t de vue; je ne vis plus qu'une chose, c'est qu'on donnait le signal de quitter le pont � tous ceux qui ne partaient pas; que ma vieille bonne pleurait � c�t� de moi, et que mistress Gummidge s'occupait activement d'arranger les effets de M. Peggotty, avec l'assistance d'une jeune femme, v�tue de noir, qui me tournait le dos. �Avez-vous encore quelque chose � me dire, ma�tre Davy? me demanda M. Peggotty; n'auriez-vous pas quelque question � me faire pendant que nous sommes encore l�? �Une seule, lui dis-je. Marthe...� Il toucha le bras de la jeune femme que j'avais vue pr�s de lui, elle se retourna, c'�tait Marthe. �Que Dieu vous b�nisse, excellent homme que vous �tes! m'�criai- je; vous l'emmenez avec vous?� Elle me r�pondit pour lui, en fondant en larmes. Il me fut impossible de dire un mot, mais je serrai la main de M. Peggotty; et si jamais j'ai estim� et aim� un homme au monde, c'est bien celui-l�. Les �trangers �vacuaient le navire. Mon plus p�nible devoir restait encore � accomplir. Je lui dis ce que j'avais �t� charg� de lui r�p�ter, au moment de son d�part, par le noble coeur qui avait cess� de battre. Il en fut profond�ment �mu. Mais, lorsqu'� son tour, il me chargea de ses compliments d'affection et de regret pour celui qui ne pouvait plus les entendre, je fus bien plus �mu encore que lui. Le moment �tait venu. Je l'embrassai. Je pris le bras de ma vieille bonne tante en pleurs, nous remont�mes sur le pont. Je pris cong� de la pauvre mistress Micawber. Elle attendait toujours sa famille d'un air inquiet; et ses derni�res paroles furent pour me dire qu'elle n'abandonnerait jamais M. Micawber. Nous redescend�mes dans notre barque; � une petite distance, nous nous arr�t�mes pour voir le vaisseau prendre son �lan. Le soleil se couchait. Le navire flottait entre nous et le ciel rouge�tre: on distinguait le plus mince de ses espars et de ses cordages sur ce fond �clatant. C'�tait si beau, si triste, et en m�me temps si encourageant, de voir ce glorieux vaisseau immobile encore sur l'onde doucement agit�e, avec tout son �quipage, tous ses passagers, rassembl�s en foule sur le pont, silencieux et t�te nue, que je n'avais jamais rien vu de pareil. Le silence ne dura qu'un moment. Le vent souleva les voiles, le vaisseau s'�branla; trois hourrahs retentissants, partis de toutes les barques, et r�p�t�s � bord vinrent d'�cho en �cho mourir sur le rivage. Le coeur me faillit � ce bruit, � la vue des mouchoirs et des chapeaux qu'on agitait en signe d'adieu, et c'est alors que je la vis. Oui, je la vis � c�t� de son oncle, toute tremblante contre son �paule. Il nous montrait � sa ni�ce, elle nous vit � son tour, et m'envoya de la main un dernier adieu. Allez, pauvre �milie! belle et fr�le plante battue par l'orage! Attachez-vous � lui comme le lierre, avec toute la confiance que vous laisse votre coeur bris�, car il s'est attach� � vous avec toute la force de son puissant amour. Au milieu des teintes roses du ciel, elle, appuy�e sur lui, et lui la soutenant dans ses bras, ils pass�rent majestueusement et disparurent. Quand nous tourn�mes nos rames vers le rivage, la nuit �tait tomb�e sur les collines du Kent... Elle �tait aussi tomb�e sur moi, bien t�n�breuse. CHAPITRE XXVIII. Absence. Oh! oui, une nuit bien longue et bien t�n�breuse, troubl�e par tant d'esp�rances d��ues, tant de chers souvenirs, tant d'erreurs pass�es, tant de chagrins st�riles, tant de regrets amers qui venaient la hanter comme des spectres nocturnes. Je quittai l'Angleterre, sans bien comprendre encore toute la force du coup que j'avais � supporter. Je quittai tous ceux qui m'�taient chers et je m'en allai; je croyais que j'en �tais quitte, et que tout �tait fini comme cela. De m�me que, sur un champ de bataille, un soldat vient de recevoir une balle mortelle sans savoir seulement qu'il est bless�; de m�me, laiss� seul avec mon coeur indisciplin�, je ne me doutais pas non plus de la profonde blessure contre laquelle il allait avoir � lutter. Je le compris enfin, mais non point tout d'un coup; ce ne fut que petit � petit et comme brin � brin. Le sentiment de d�solation que j'emportais en m'�loignant ne fit que devenir plus vif et plus profond d'heure en heure. Ce n'�tait d'abord qu'un sentiment vague et p�nible de chagrin et d'isolement. Mais il se transforma, par degr�s imperceptibles, en un regret sans espoir de tout ce que j'avais perdu, amour, amiti�, int�r�t: de tout ce que l'amour avait bris� dans mes mains; une premi�re foi, une premi�re affection, le r�ve entier de ma vie. Que me restait-il d�sormais? un vaste d�sert qui s'�tendait autour de moi sans interruption, presque sans horizon. Si ma douleur �tait �go�ste, je ne m'en rendais pas compte. Je pleurais sur ma femme-enfant, enlev�e si jeune, � la fleur de son avenir. Je pleurais sur celui qui aurait pu gagner l'amiti� et l'admiration de tous, comme jadis il avait su gagner la mienne. Je pleurais sur le coeur bris� qui avait trouv� le repos dans la mer orageuse; je pleurais sur les d�bris �pars de cette vieille demeure, o� j'avais entendu souffler le vent du soir, quand je n'�tais encore qu'un enfant. Je ne voyais aucune issue � cet ab�me de tristesse o� j'�tais tomb�. J'errais de lieu en lieu, portant partout mon fardeau avec moi. J'en sentais tout le poids, je pliais sous le faix, et je me disais dans mon coeur que jamais il ne pourrait �tre all�g�. Dans ces moments de crise et de d�couragement, je croyais que j'allais mourir. Parfois je me disais que je voulais mourir au moins pr�s des miens, et je revenais sur mes pas, pour �tre plut�t avec eux. D'autrefois, je continuais mon chemin, j'allais de ville en ville, poursuivant je ne sais quoi devant moi, et voulant laisser derri�re moi je ne sais quoi non plus. Il me serait impossible de retracer une � une toutes les phases douloureuses que j'eus � traverser dans ma d�tresse. Il y a de ces r�ves qu'on ne saurait d�crire que d'une mani�re vague et imparfaite; et quand je prends sur moi de me rappeler cette �poque de ma vie, il me semble que c'est un de ces r�ves-l� qui me reviennent � l'esprit. Je revois, en passant, des villes inconnues, des palais, des cath�drales, des temples, des tableaux, des ch�teaux et des tombes, des rues fantastiques, tous les vieux monuments de l'histoire et de l'imagination. Mais non, je ne les revois pas, je les r�ve, portant toujours partout mon fardeau p�nible, et ne reconnaissant qu'� peine les objets qui passent et disparaissent dans cette fantasmagorie de mon esprit. Ne rien voir, ne rien entendre, uniquement absorb� dans le sentiment de ma douleur, voil� la nuit qui tomba sur mon coeur indisciplin�, mais sortons-en... comme je finis par en sortir, Dieu merci!... Il est temps de secouer ce long et triste r�ve, et de quitter les t�n�bres pour une nouvelle aurore. Pendant plusieurs mois je voyageai ainsi, avec ce nuage obscur sur l'esprit. Des raisons myst�rieuses semblaient m'emp�cher de reprendre le chemin de mon pays natal, et m'engager � poursuivre mon p�lerinage. Tant�t je prenais ma course de pays en pays, sans me reposer, sans m'arr�ter nulle part. Tant�t je restais longtemps au m�me endroit, sans savoir pourquoi. Je n'avais ni but, ni mobile. J'�tais en Suisse. Je revenais d'Italie, par un des grands passages � travers les Alpes, o� j'errais, avec un guide, dans les sentiers �cart�s des montagnes. Si ces solitudes majestueuses parlaient � mon coeur, je n'en savais en v�rit� rien. J'avais trouv� quelque chose de merveilleux et de sublime dans ces hauteurs prodigieuses, dans ces pr�cipices horribles, dans ces torrents mugissants, dans ces chaos de neige et de glace, mais c'�tait tout ce que j'y avais vu. Un soir, je descendais, avant le coucher du soleil, au fond d'une vall�e o� je devais passer la nuit. � mesure que je suivais le sentier autour de la montagne d'o� je venais de voir l'astre du jour bien au-dessus de moi, je crus sentir le go�t du beau et l'instinct d'un bonheur tranquille s'�veiller chez moi, sous la douce influence de ce spectacle paisible, et ranimer dans mon coeur une faible lueur de ces �motions depuis longtemps inconnues. Je me souviens que je m'arr�tai dans ma marche avec une esp�ce de chagrin dans l'�me qui ne ressemblait plus � l'accablement et au d�sespoir. Je me souviens que je fus tent� d'esp�rer qu'il n'�tait pas impossible qu'il v�nt � s'op�rer en moi quelque bienheureux changement. Je descendis dans la vall�e au moment o� le soleil du soir dorait les cimes couvertes de neige qui allaient le masquer comme d'un nuage �ternel. La base de la montagne qui formait la gorge o� se trouvait situ� le petit village, �tait d'une riche verdure; au- dessus de cette joyeuse v�g�tation croissaient de sombres for�ts de sapins, qui fendaient ces masses de neige comme un coin, et soutenaient l'avalanche. Plus haut, on voyait des rochers gris�tres, des sentiers raboteux, des gla�ons et de petites oasis de p�turage qui allaient se perdre dans la neige dont la cime des monts �tait couronn�e. �a et l�, sur le revers de la montagne, quelques points sur la neige, et chaque point �tait une maison. Tous ces chalets solitaires, �cras�s par la grandeur sublime des cimes gigantesques qui les dominaient, paraissaient trop petits, en comparaison, pour des jouets d'enfant. Il en �tait de m�me du village, group� dans la vall�e, avec son pont de bois jet� sur le ruisseau qui tombait en cascade sur les rochers bris�s, et courait � grand bruit au milieu des arbres. On entendait au loin, dans le calme du soir, une esp�ce de chant; c'�taient les voix des bergers, et en voyant un nuage, �clatant des feux du soleil couchant, flotter � mi-c�te sur le flanc de la montagne, je croyais presque entendre sortir de son sein les accents de cette musique sereine qui n'appartenait pas � la terre. Tout d'un coup, au milieu de cette grandeur imposante, la voix, la grande voix de la nature me parla; docile � son influence secr�te, je posai sur le gazon ma t�te fatigu�e, je pleurai comme je n'avais pas pleur� encore depuis la mort de Dora. J'avais trouv� quelques instants auparavant un paquet de lettres qui m'attendait, et j'�tais sorti du village pour les lire pendant qu'on pr�parait mon souper. D'autres paquets s'�taient �gar�s, et je n'en avais pas re�u depuis longtemps. Sauf une ligne ou deux, pour dire que j'�tais bien et que j'�tais arriv� � cet endroit, je n'avais eu ni le courage ni la force d'�crire une seule lettre depuis mon d�part. Le paquet �tait entre mes mains. Je l'ouvris, et je reconnus l'�criture d'Agn�s. Elle �tait heureuse, comme elle nous l'avait dit, de se sentir utile. Elle r�ussissait dans ses efforts, comme elle l'avait esp�r�. C'�tait tout ce qu'elle me disait sur son propre compte. Le reste avait rapport � moi. Elle ne me donnait pas de conseils; elle ne me parlait pas de mes devoirs; elle me disait seulement, avec sa ferveur accoutum�e, qu'elle avait confiance en moi. Elle savait, disait-elle, qu'avec mon caract�re je ne manquerais pas de tirer une le�on salutaire du chagrin m�me qui m'avait frapp�. Elle savait que les �preuves et la douleur ne feraient qu'�lever et fortifier mon �me. Elle �tait s�re que je donnerais � tous mes travaux un but plus noble et plus ferme, apr�s le malheur que j'avais eu � souffrir. Elle qui se r�jouissait tant du nom que je m'�tais d�j� fait, et qui attendait avec tant d'impatience les succ�s qui devaient l'illustrer encore, elle savait bien que je continuerais � travailler. Elle savait que dans mon coeur, comme dans tous les coeurs vraiment bons et �lev�s, l'affliction donne de la force et non de la faiblesse... De m�me que les souffrances de mon enfance avaient contribu� � faire de moi ce que j'�tais devenu; de m�me des malheurs plus grands, en aiguisant mon courage, me rendraient meilleur encore, pour que je pusse transmettre aux autres, dans mes �crits, l'enseignement que j'en avais re�u moi-m�me. Elle me remettait entre les mains de Dieu, de celui qui avait recueilli dans son repos mon innocent tr�sor; elle me r�p�tait qu'elle m'aimait toujours comme une soeur, et que sa pens�e me suivait partout, fi�re de ce que j'avais fait, mais infiniment plus fi�re encore de ce que j'�tais destin� � faire un jour. Je serrai sa lettre sur mon coeur, je pensai � ce que j'�tais une heure auparavant, lorsque j'�coutais les voix qui expiraient dans le lointain: et en voyant les nuages vaporeux du soir prendre une teinte plus sombre, toutes les couleurs nuanc�es de la vall�e s'effacer; la neige dor�e sur la cime des montagnes se confondre avec le ciel p�le de la nuit, je sentis la nuit de mon �me passer et s'�vanouir avec ces ombres et ces t�n�bres. Il n'y avait pas de nom pour l'amour que j'�prouvais pour elle, plus ch�re d�sormais � mon coeur qu'elle ne l'avait jamais �t�. Je relus bien des fois sa lettre, je lui �crivis avant de me coucher. Je lui dis que j'avais eu grand besoin de son aide, que sans elle je ne serais pas, je n'aurais jamais �t� ce qu'elle croyait, mais qu'elle me donnait l'ambition de l'�tre, et le courage de l'essayer. Je l'essayai en effet. Encore trois mois, et il y aurait un an que j'avais �t� si douloureusement frapp�. Je r�solus de ne prendre aucune r�solution avant l'expiration de ce terme, mais d'essayer seulement de r�pondre � l'estime d'Agn�s. Je passai tout ce temps- l� dans la petite vall�e o� j'�tais et dans les environs. Les trois mois �coul�s, je r�solus de rester encore quelque temps loin de mon pays; de m'�tablir pour le moment dans la Suisse, qui m'�tait devenue ch�re par le souvenir de cette soir�e; de reprendre une plume, de me remettre au travail. Je me conformai humblement aux conseils d'Agn�s; j'interrogeai la nature, qu'on n'interroge jamais en vain; je ne repoussai plus loin de moi les affections humaines. Bient�t j'eus presque autant d'amis dans la vall�e, que j'en avais jadis � Yarmouth, et quand je les quittai � l'automne pour aller � Gen�ve, ou que je vins les retrouver au printemps, leurs regrets et leur accueil affectueux m'allaient au coeur, comme s'ils me les adressaient dans la langue de mon pays. Je travaillais ferme et dur; je commen�ais de bonne heure et je finissais tard. J'�crivais une nouvelle dont je choisis le sujet en rapport avec mes peines r�centes; je l'envoyai � Traddles, qui s'entremit pour la publication, d'une fa�on tr�s-avantageuse � mes int�r�ts; et le bruit de ma r�putation croissante fut port� jusqu'� moi par le flot de voyageurs que je rencontrais sur mon chemin. Apr�s avoir pris un peu de repos et de distraction, je me remis � l'oeuvre avec mon ardeur d'autrefois, sur un nouveau sujet d'imagination, qui me plaisait infiniment. � mesure que j'avan�ais dans l'accomplissement de cette t�che, je m'y attachais de plus en plus, et je mettais toute mon �nergie � y r�ussir. C'�tait mon troisi�me essai en ce genre. J'en avais �crit � peu pr�s la moiti�, quand je songeai, dans un intervalle de repos, � retourner en Angleterre. Depuis longtemps, sans nuire � mon travail patient et � mes �tudes incessantes, je m'�tais habitu� � des exercices robustes. Ma sant�, gravement alt�r�e lorsque j'avais quitt� l'Angleterre, s'�tait enti�rement r�tablie. J'avais beaucoup vu; j'avais beaucoup voyag�, et j'esp�re que j'avais appris quelque chose dans mes voyages. J'ai racont� maintenant tout ce qu'il me paraissait utile de dire sur cette longue absence... Cependant, j'ai fait une r�serve. Si je l'ai faite, ce n'est pas que j'eusse l'intention de taire une seule de mes pens�es, car, je l'ai d�j� dit, ce r�cit est ma m�moire �crite. J'ai voulu garder pour la fin ce secret enseveli au fond de mon �me. J'y arrive � pr�sent. Je ne puis sonder assez avant ce secret de mon propre coeur pour pouvoir dire � quel moment je commen�ai � penser que j'aurais pu jadis faire d'Agn�s l'objet de mes premi�res et de mes plus ch�res esp�rances. Je ne puis dire � quelle �poque de mon chagrin j'en vins � songer que, dans mon insouciante jeunesse, j'avais rejet� loin de moi le tr�sor de son amour. Peut-�tre avais-je recueilli quelque murmure de cette lointaine pens�e chaque fois que j'avais eu le malheur de sentir la perte ou le besoin de ce quelque chose qui ne devait jamais se r�aliser et qui manquait � mon bonheur. Mais c'est une pens�e que je n'avais voulu accueillir, quand elle s'�tait pr�sent�e, que comme un regret m�l� de reproche pour moi- m�me lorsque la mort de Dora me laissa triste et seul dans le monde. Si, � cette �poque, je m'�tais trouv� souvent pr�s d'Agn�s peut- �tre, dans ma faiblesse, euss�-je trahi ce sentiment intime. Ce fut l� la crainte vague qui me poussa d'abord � rester loin de mon pays. Je n'aurais pu me r�signer � perdre la plus petite part de son affection de soeur, et, mon secret une fois �chapp�, j'aurais mis entre nous deux une barri�re jusque-l� inconnue. Je ne pouvais pas oublier que le genre d'affection qu'elle avait maintenant pour moi �tait mon oeuvre; que, si jamais elle m'avait aim� d'un autre amour, et parfois je me disais que cela avait peut-�tre exist� dans son coeur, je l'avais repouss�. Quand nous n'�tions que des enfants, je m'�tais habitu� � le regarder comme une chim�re. J'avais donn� tout mon amour � une autre femme; je n'avais pas fait ce que j'aurais pu faire; et si Agn�s �tait aujourd'hui pour moi ce qu'elle �tait, une soeur, et non pas une amante, c'�tait moi qui l'avais voulu: son noble coeur avait fait le reste. Lorsque je commen�ai � me remettre, � me reconna�tre et � m'observer, je songeai qu'un jour peut-�tre, apr�s une longue attente, je pourrais r�parer les fautes du pass�; que je pourrais avoir le bonheur indicible de l'�pouser. Mais en s'�coulant, le temps emporta cette lointaine esp�rance. Si elle m'avait jamais aim�, elle ne devait m'en �tre que plus sacr�e; n'avait-elle pas toutes mes confidences? Ne l'avais-je pas mise au courant de toutes mes faiblesses? Ne s'�tait-elle pas immol�e jusqu'� devenir ma soeur et mon amie? Cruel triomphe sur elle-m�me! Si au contraire elle ne m'avait jamais aim�, pouvais-je croire qu'elle m'aimerait � pr�sent? Je m'�tais toujours senti si faible en comparaison de sa pers�v�rance et de son courage! maintenant je le sentais encore davantage. Quoique j'eusse pu �tre pour elle, ou elle pour moi, si j'avais �t� autrefois plus digne d'elle, ce temps �tait pass�. Je l'avais laiss� fuir loin de moi. J'avais m�rit� de la perdre. Je souffris beaucoup dans cette lutte; mon coeur �tait plein de tristesse et de remous, et pourtant je sentais que l'honneur et le devoir m'obligeaient � ne pas venir faire offrande � cette personne si ch�re, de mes esp�rances �vanouies, moi qui, par un caprice frivole, �tais all� en porter l'hommage ailleurs, quand elles �taient dans toute leur fra�cheur de jeunesse. Je ne cherchais pas � me cacher que je l'aimais, que je lui �tais d�vou� pour la vie, mais je me r�p�tais qu'il �tait trop tard, � pr�sent, pour rien changer � la nature de nos relations convenues. J'avais souvent r�fl�chi � ce que me disait ma Dora quand elle me parlait, � ses derniers moments, de ce qui nous serait arriv� dans notre m�nage, si nous avions eu de plus longs jours � passer ensemble; j'avais compris que bien souvent les choses qui ne nous arrivent pas ont sur nous autant d'effet en r�alit� que celles qui s'accomplissent. Cet avenir dont elle s'effrayait pour moi, c'�tait maintenant une r�alit� que le destin m'avait envoy�e pour me punir, comme elle l'aurait fait t�t ou tard, m�me aupr�s d'elle, si la mort ne nous avait pas s�par�s auparavant. J'essayai de songer � tous les heureux effets qu'aurait pu exercer sur moi l'influence d'Agn�s, pour devenir plus courageux, moins �go�ste, plus attentif � veiller sur mes d�fauts et � corriger mes erreurs. Et c'est ainsi qu'� force de penser � ce qui aurait pu �tre, j'arrivai � la conviction sinc�re que cela ne serait jamais. Voil� quel �tait le sable mouvant de mes pens�es; voil� dans quel acc�s de perplexit�s et de doutes je passai les trois ans qui s'�coul�rent depuis mon d�part, jusqu'au jour o� je repris le chemin de ma patrie. Oui, il y avait trois ans que le vaisseau, charg� d'�migrants, avait mis � la voile; et c'�tait trois ans apr�s qu'au m�me endroit, � la m�me heure, au toucher du soleil, j'�tais debout sur le pont du paquebot qui me ramenait en Angleterre, les yeux fix�s sur l'onde aux teintes roses, o� j'avais vu r�fl�chir l'image de ce vaisseau. Trois ans! c'est bien long dans son ensemble, quoique ce soit bien court en d�tail! Et mon pays m'�tait bien cher, et Agn�s aussi!... Mais elle n'�tait pas � moi... jamais elle ne serait � moi... Cela aurait pu �tre autrefois, mais c'�tait pass�!... CHAPITRE XXIX. Retour. Je d�barquai � Londres par une froide soir�e d'automne. Il faisait sombre et il pleuvait; en une minute, je vis plus de brouillard et de boue que je n'en avais vu pendant toute une ann�e. J'allai � pied de la douane � Charing-Cross sans trouver de voiture. Quoiqu'on aime toujours � revoir d'anciennes connaissances, en retrouvant sur mon chemin les toits en saillie et les goutti�res engorg�es comme autrefois, je ne pouvais pas m'emp�cher de regretter que mes vieilles connaissances ne fussent pas un peu plus propres. J'ai souvent remarqu�, et je suppose que tout le monde en a fait autant, qu'au moment o� l'on quitte un lieu qui vous est familier, il semble que votre d�part y donne le signal d'une foule de changements � vue. En regardant par la porti�re de la voiture, et en remarquant qu'une vieille maison de Fish-Street, qui depuis plus d'un si�cle n'avait certainement jamais vu ni ma�on, ni peintre, ni menuisier, avait �t� jet�e par terre en mon absence, qu'une rue voisine, c�l�bre pour son insalubrit� et ses incommodit�s de tout genre que leur antiquit� avait rendues respectables, se trouvait assainie et �largie, je m'attendais presque � trouver que la cath�drale de Saint-Paul allait me para�tre plus vieille encore qu'autrefois. Je savais qu'il s'�tait op�r� des changements dans la situation de plusieurs de mes amis. Ma tante �tait depuis longtemps retourn�e � Douvres, et Traddles avait commenc� � se faire une petite client�le peu de temps apr�s mon d�part. Il occupait � pr�sent un petit appartement dans Grays'inn, et dans une de ses derni�res lettres, il me disait qu'il n'�tait pas sans quelque espoir d'�tre prochainement uni � la meilleure fille de monde. On m'attendait chez moi pour No�l, mais on ne se doutait pas que je dusse venir sit�t. J'avais press� � dessein mon arriv�e, afin d'avoir le plaisir de leur faire une surprise. Et pourtant j'avais l'injustice de sentir un frisson glac�, comme si j'�tais d�sappoint� de ne voir personne venir au-devant de moi et de rouler tout seul en silence � travers les rues assombries par le brouillard. Cependant, les boutiques et leurs gais �talages me remirent un peu; et lorsque j'arrivai � la porte du caf� de Grays'inn, j'avais repris de l'entrain. Au premier moment, cela me rappela cette �poque de ma vie, bien diff�rente pourtant, o� j'�tais descendu � la Croix d'Or, et les changements survenus depuis ce temps-l�. C'�tait bien naturel. �Savez-vous o� demeure M. Traddles?� demandai-je au gar�on en me chauffant � la chemin�e du caf�. �Holborn-Court, monsieur, n� 2. -- M. Traddles commence � �tre connu parmi les avocats n'est-il pas vrai? -- C'est probable, monsieur, mais je n'en sais rien. Le gar�on, qui �tait entre deux �ges et assez maigre, se tourna vers un gar�on d'un ordre sup�rieur, presque une autorit�, un vieux serviteur robuste, puissant, avec un double menton, une culotte courte et des bas noirs; il se leva de la place qu'il occupait au bout de la salle dans une esp�ce de banc de sacristain, o� il �tait en compagnie d'une bo�te de menue monnaie, d'un almanach des adresses, d'une liste des gens de loi et de quelques autres livres ou papiers. �M. Traddles? dit le gar�on maigre, n� 2, dans la cour.� Le vieillard majestueux lui fit signe de la main qu'il pouvait s'en aller et se tourna gravement vers moi. �Je demandais, lui dis-je, si M. Traddles, qui demeure au n� 2, dans la cour, ne commence pas � se faire un nom parmi les avocats? -- Je n'ai jamais entendu prononcer ce nom-l�, dit le gar�on, d'une riche voix de basse-taille.� Je me sentis tout humili� pour Traddles. �C'est sans doute un tout jeune homme? dit l'imposant vieillard en fixant sur moi un regard s�v�re. Combien y a-t-il qu'il plaide � la cour? -- Pas plus de trois ans,� r�pondis-je. On ne devait pas s'attendre qu'un gar�on qui m'avait tout l'air de r�sider dans le m�me coin du m�me caf� depuis quarante ans, s'arr�t�t plus longtemps � un sujet aussi insignifiant. Il me demanda ce que je voulais pour mon d�ner. Je sentis que j'�tais revenu en Angleterre, et r�ellement Traddles me fit de la peine. Il n'avait pas de chance. Je demandai timidement un peu de poisson et un biftek, et je me tins debout devant le feu, � m�diter sur l'obscurit� de mon pauvre ami. Tout en suivant des yeux le gar�on en chef, qui allait et venait, je ne pouvais m'emp�cher de me dire que le jardin o� s'�tait �panouie une fleur si prosp�re �tait pourtant d'une nature bien ingrate pour la produire. Tout y avait un air si roide, si antique, si c�r�monieux, si solennel! Je regardai, autour de la chambre, le parquet couvert de sable, probablement comme au temps o� le gar�on en chef �tait encore un petit gar�on, si jamais il l'avait �t�, ce qui me paraissait tr�s-invraisemblable: les tables luisantes, o� je voyais mon image r�fl�chie jusqu'au fin fond de l'antique acajou; les lampes bien frott�es, qui n'avaient pas une seule tache; les bons rideaux verts, avec leurs b�tons de cuivre poli, fermant bien soigneusement chaque compartiment s�par�; les deux grands feux de charbon bien allum�s; les carafes rang�es dans le plus bel ordre, et remplies jusqu'au goulot, pour montrer qu'� la cave elles n'�taient pas embarrass�es de trouver des tonneaux entiers de vieux vin de _Porto_ premi�re qualit�. Et je me disais, en voyant tout cela, qu'en Angleterre la renomm�e, aussi bien qu'une place honorable au barreau, n'�taient pas faciles � prendre d'assaut. Je montai dans ma chambre pour changer, car mes v�tements �taient tremp�s; et cette vaste pi�ce toute bois�e (elle donnait sur l'arcade qui conduisait � Grays'inn), et ce lit paisible dans son immensit�, flanqu� de ses quatre piliers, � c�t� duquel se pavanait, dans sa gravit� indomptable, une commode massive, semblaient de concert proph�tiser un pauvre avenir � Traddles, comme � tous les jeunes audacieux qui voulaient aller trop vite. Je descendis me mettre � table, et tout, dans cet �tablissement, depuis l'ordre solennel du service jusqu'au silence qui y r�gnait... faute de convives, car la cour �tait encore en vacances, tout semblait condamner avec �loquence la folle pr�somption de Traddles, et lui pr�dire qu'il en avait encore pour une vingtaine d'ann�es avant de gagner sa vie dans son �tat. Je n'avais rien vu de semblable � l'�tranger, depuis mon d�part, et toutes mes esp�rances pour mon ami s'�vanouirent. Le gar�on en chef m'avait abandonn�, pour se vouer au service d'un vieux monsieur rev�tu de longues gu�tres, auquel on servit un flacon particulier, de Porto qui sembla sortir de lui-m�me du fond de la cave, car il n'en avait m�me pas demand�. Le second gar�on me dit � l'oreille que ce vieux gentleman �tait un homme d'affaires retir� qui demeurait dans le square; qu'il avait une grande fortune qui passerait probablement apr�s lui � la fille de sa blanchisseuse; on disait aussi qu'il avait dans son bureau un service complet d'argenterie tout terni faute d'usage, quoique de m�moire d'homme on n'e�t jamais vu chez lui qu'une cuiller et une fourchette d�pareill�es. Pour le coup, je regardai d�cid�ment Traddles comme perdu, et ne conservai plus pour lui la moindre esp�rance. Comme cela ne m'emp�chait pas de d�sirer avec impatience de voir ce brave gar�on, je d�p�chai mon d�ner, de mani�re � ne pas me faire honneur dans l'estime du chef de la valetaille, et je me d�p�chai de sortir par la porte de derri�re. J'arrivai bient�t au n� 2 dans la cour, et je lus une inscription destin�e � informer qui de droit, que M. Traddles occupait un appartement au dernier �tage. Je montai l'escalier, un vieil escalier d�labr�, faiblement �clair�, � chaque palier, par un quinquet fumeux dont la m�che, couronn�e de champignons, se mourait tout doucement dans sa petite cage de verre crasseux. Tout en tr�buchant contre les marches, je crus entendre des �clats de rire: ce n'�tait pas un rire de procureur ou d'avocat, ni m�me celui d'un clerc d'avocat ou de procureur, mais de deux ou trois jeunes filles en gaiet�. Mais en m'arr�tant pour pr�ter l'oreille, j'eus le malheur de mettre le pied dans un trou o� l'honorable soci�t� de Gray's-inn avait oubli� de faire remettre une planche; je fis du bruit en tombant, et quand je me relevai, les rires avaient cess�. Je grimpai lentement, et avec plus de pr�caution, le reste de l'escalier; mon coeur battait bien fort quand j'arrivai � la porte ext�rieure o� on lisait le nom de M. Traddles: elle �tait ouverte. Je frappai, on entendit un grand tumulte � l'int�rieur, mais ce fut tout. Je frappai encore. Un petit bonhomme � l'air �veill�, moiti� commis et moiti� domestique, se pr�senta, tout hors d'haleine, mais en me regardant effront�ment, comme pour me d�fier d'en apporter la preuve l�gale. �M. Traddles est-il chez lui? -- Oui, monsieur, mais il est occup�. -- Je d�sire le voir.� Apr�s m'avoir examin� encore un moment, le petit espi�gle se d�cida � me laisser entrer, et, ouvrant la porte toute grande, il me conduisit d'abord dans un vestibule en miniature, puis dans un petit salon o� je me trouvai en pr�sence de mon vieil ami (�galement hors d'haleine) assis devant une table, le nez sur des papiers. �Bon Dieu! s'�cria Traddles en levant les yeux vers moi: s'est Copperfield! Et il se jeta dans mes bras, o� je le tins longtemps enlac�. -- Tout va bien, mon cher Traddles? -- Tout va bien, mon cher, mon bon Copperfield, et je n'ai que de bonnes nouvelles � vous donner.� Nous pleurions de joie tous les deux. �Mon cher ami, dit Traddles qui, dans sa satisfaction, s'�bouriffait les cheveux, quoique ce f�t bien peu n�cessaire, mon cher Copperfield, mon excellent ami, que j'avais perdu depuis si longtemps et que je retrouve enfin, comme je suis content de vous voir! Comme vous �tes bruni! Comme je suis content! Ma parole d'honneur, mon bien-aim� Copperfield, je n'ai jamais �t� si joyeux! non, jamais.� De mon c�t�, je ne pouvais pas non plus exprimer mon �motion. J'�tais hors d'�tat de dire un mot. �Mon cher ami! dit Traddles. Et vous �tes devenu si fameux! Mon illustre Copperfield! Bon Dieu! mais d'o� venez-vous, quand �tes- vous arriv�? Qu'est-ce que vous �tiez devenu?� Sans attendre une r�ponse � toutes ses questions, Traddles qui m'avait install� dans un grand fauteuil, pr�s du feu, s'occupait d'une main � remuer vigoureusement les charbons, tandis que de l'autre il me tirait par ma cravate, la prenant sans doute pour ma redingote. Puis, sans prendre le temps de d�poser les pincettes, il me serrait � grands bras, et je le serrais � grands bras, et nous riions tous deux, et nous nous essuyions les yeux: puis nous rasseyant, nous nous donnions des masses de poign�es de main �ternelles par-devant la chemin�e. �Quand on pense, dit Traddles, que vous �tiez si pr�s de votre retour, et que vous n'avez pas assist� � la c�r�monie! -- Quelle c�r�monie? mon cher Traddles. -- Comment! s'�cria Traddles, en ouvrant les yeux comme autrefois. Vous n'avez donc pas re�u ma derni�re lettre? -- Certainement non, s'il y �tait question d'une c�r�monie. -- Mais, mon cher Copperfield, dit Traddles, en passant ses doigts dans ses cheveux, pour les redresser sur sa t�te avant de rabattre ses mains sur mes genoux, je suis mari�! -- Mari�! lui dis-je, en poussant un cri de joie. -- Eh! oui, Dieu merci! dit Traddles, par la r�v�rend Horace, avec Sophie, en Devonshire. Mais, mon cher ami, elle est l�, derri�re le rideau de la fen�tre. Regardez!� Et, � ma grande surprise, la meilleure fille du monde sortit, riant et rougissant � la fois, de sa cachette. Jamais vous n'avez vu mari�e plus gaie, plus aimable, plus honn�te, plus heureuse, plus charmante, et je ne pus m'emp�cher de le lui dire sur-le- champ. Je l'embrassai, en ma qualit� de vieille connaissance, et je leur souhaitai du fond du coeur toute sorte de prosp�rit�s. �Mais, quelle d�licieuse r�union! dit Traddles. Comme vous �tes bruni, mon cher Copperfield! mon Dieu! mon Dieu! que je suis donc heureux! -- Et moi! lui dis-je. -- Et moi donc! dit Sophie, riant et rougissant de plus belle. -- Nous sommes tous aussi heureux que possible, dit Traddles. Jusqu'� ces demoiselles qui sont heureuses! Mais, � propos, je les oubliais! -- Vous les oubliiez? dis-je. -- Oui, ces demoiselles, dit Traddles, les soeurs de Sophie. Elles demeurent avec nous. Elles sont venues voir Londres. Le fait est que... est-ce vous qui �tes tomb� dans l'escalier, Copperfield? -- Oui, vraiment, lui r�pondis-je en riant. -- Eh bien, quand vous �tes tomb� dans l'escalier, j'�tais � batifoler avec elles. Le fait est que nous jouions � cache-cache. Mais comme cela ne para�trait pas convenable � Westminster-Hall, et qu'il faut respecter le d�corum de sa profession, devant les clients, elles ont bien vite d�camp�. Et maintenant, je suis s�r qu'elles nous �coutent, dit Traddles, en jetant un coup d'oeil du c�t� de la porte de l'autre chambre. -- Je suis f�ch�, lui dis-je, en riant de nouveau, d'avoir �t� la cause d'une pareille d�bandade. -- Sur ma parole, reprit Traddles d'un ton ravi, vous ne diriez pas �a si vous les aviez vues se sauver, quand elles vous ont entendu frapper, et revenir au galop ramasser leurs peignes qu'elles avaient laiss� tomber, et dispara�tre de nouveau, comme de petites folles. Mon amour, voulez-vous les appeler?� Sophie sortit en courant, et nous entend�mes rire aux �clats dans la pi�ce voisine. �Quelle agr�able musique, n'est-ce pas, mon cher Copperfield? dit Traddles. C'est charmant � entendre; il faut �a pour �gayer ce vieil appartement. Pour un malheureux gar�on qui a v�cu seul toute sa vie, c'est d�licieux, c'est charmant. Pauvres filles! elles ont tant perdu en perdant Sophie!... car c'est bien, je vous assure, Copperfield, la meilleure fille! Aussi, je suis charm� de les voir s'amuser. La soci�t� des jeunes filles est quelque chose de d�licieux, Copperfield. Ce n'est pas pr�cis�ment conforme au d�corum de ma profession; mais c'est �gal, c'est d�licieux.� Je remarquai qu'il me disait tout cela avec un peu d'embarras: je compris que par bont� de coeur, il craignait de me faire de la peine, en me d�peignant trop vivement les joies du mariage, et je me h�tai de le rassurer en disant comme lui, avec une vivacit� d'expression qui parut le charmer. �Mais � dire vrai, reprit-il, nos arrangements domestiques, d'un bout � l'autre, ne sont pas trop d'accord avec ma profession, mon cher Copperfield. M�me, le s�jour de Sophie ici, ce n'est pas trop conforme au d�corum de la profession, mais nous n'avons pas d'autre logement. Nous nous sommes embarqu�s sur un radeau, et nous sommes d�cid�s � ne pas faire les difficiles. D'ailleurs Sophie est une si bonne m�nag�re! Vous serez surpris de voir comme elle a cas� ces demoiselles. C'est � peine si je le comprends moi- m�me. -- Combien donc en avez-vous ici? demandai-je. -- L'a�n�e, la Beaut�, est ici, me dit Traddles, � voix basse; Caroline et Sarah aussi, vous savez, celle que je vous disais qui a quelque chose � l'�pine dorsale: elle va infiniment mieux. Et puis apr�s cela, les deux plus jeunes, que Sophie a �lev�es, sont aussi avec nous. Et Louisa donc, elle est ici! -- En v�rit�! m'�criai-je. -- Oui, dit Traddles. Eh bien! l'appartement n'a que trois chambres, mais Sophie a arrang� tout cela d'une fa�on vraiment merveilleuse, et elles sont toutes cas�es aussi commod�ment que possible. Trois dans cette chambre, dit Traddles, en m'indiquant une porte, et deux dans celle-l�.� Je ne pus m'emp�cher de regarder autour de moi, pour chercher o� pouvaient se loger M. et mistress Traddles. Traddles me comprit. �Ma foi! dit-il, comme je vous disais tout � l'heure, nous ne sommes pas difficiles; la semaine derni�re, nous avons improvis� un lit ici, sur le plancher. Mais il y a une petite chambre au- dessous du toit... une jolie petite chambre... quand une fois on y est arriv�. Sophie y a coll� elle-m�me du papier pour me faire une surprise; et c'est notre chambre � pr�sent. C'est un charmant petit trou. On a de l� une si belle vue! �Et enfin, vous voil� mari�, mon cher Traddles. Que je suis content! -- Merci, mon cher Copperfield, dit Traddles, en me donnant encore une poign�e de main. Oui, je suis aussi heureux qu'on peut l'�tre. Voyez-vous votre vieille connaissance! me dit-il en me montrant d'un air de triomphe le vase � fleurs, et voil� le gu�ridon � dessus de marbre. Tout notre mobilier est simple et commode. Quant � l'argenterie, mon Dieu! nous n'avons pas m�me une petite cuiller! -- Eh bien! vous en gagnerez, dis-je gaiement. -- C'est cela, r�pondit Traddles, on les gagnera. Nous avons comme de raison des esp�ces de petites cuillers pour remuer notre th�: mais c'est du m�tal anglais. -- L'argenterie n'en sera que plus brillante le jour o� vous en aurez, lui dis-je. -- C'est justement ce que nous disons, s'�cria Traddles. Voyez- vous, mon cher Copperfield, et il reprit de nouveau son ton confidentiel, quand j'ai eu plaid� dans le proc�s de _Doe dem Gipes contre Wigzell_, o� j'ai bien r�ussi, je suis all� en Devonshire, pour avoir une conversation s�rieuse avec le r�v�rend Horace. J'ai appuy� sur ce fait que Sophie qui est, je vous assure, Copperfield, la meilleure fille du monde... -- J'en suis certain, dis-je. -- Ah! vous avez bien raison, reprit Traddles. Mais je m'�loigne, ce me semble, de mon sujet. Je crois que je vous parlais du r�v�rend Horace? -- Vous me disiez que vous aviez appuy� sur le fait... -- Ah! oui... sur le fait que nous �tions fianc�s depuis longtemps, Sophie et moi, et que Sophie, avec la permission de ses parents ne demandait pas mieux que de m'�pouser... continua Traddles avec son franc et honn�te sourire d'autrefois... sur le pied actuel, c'est-�-dire avec le m�tal anglais. J'ai donc propos� au r�v�rend Horace de consentir � notre union. C'est un excellent pasteur, Copperfield, on devrait en faire un �v�que, ou au moins lui donner de quoi vivre � son aise; je lui demandai de consentir � nous unir si je pouvais seulement me voir � la t�te de deux cent cinquante livres sterling dans l'ann�e, avec l'esp�rance, pour l'ann�e prochaine, de me faire encore quelque chose de plus, et de me meubler en sus un petit appartement. Comme vous voyez, je pris la libert� de lui repr�senter que nous avions attendu bien longtemps, et que d'aussi bons parents ne pouvaient pas s'opposer � l'�tablissement de leur fille, uniquement parce qu'elle leur �tait extr�mement utile, � la maison... Vous comprenez? -- Certainement, ce ne serait pas juste. -- Je suis bien aise que vous soyez de mon avis, Copperfield, reprit Traddles, parce que, sans faire le moindre reproche au r�v�rend Horace, je crois que les p�res, les fr�res, etc., sont souvent �go�stes en pareil cas. Je lui ai fait aussi remarquer que je ne d�sirais rien tant au monde que d'�tre utile aussi � la famille, et que si je faisais mon chemin, et que, par malheur, il lui arriv�t quelque chose... je parle du r�v�rend Horace... -- Je vous comprends. -- Ou � mistress Crewler, je serais trop heureux de servir de p�re � leurs filles. Il m'a r�pondu d'une fa�on admirable et tr�s- flatteuse pour moi, en me promettant d'obtenir le consentement de mistress Crewler. On a eu bien de la peine avec elle. �a lui montait des jambes � la poitrine, et puis � la t�te... -- Qu'est-ce qui lui montait comme �a? demandai-je. -- Son chagrin, reprit Traddles d'un air s�rieux. Tous ses sentiments font de m�me. Comme je vous l'ai d�j� dit une fois, c'est une femme sup�rieure, mais elle a perdu l'usage de ses membres. Quand quelque chose la tracasse, �a la prend tout de suite par les jambes; mais dans cette occasion, c'est mont� � la poitrine, et puis � la t�te, enfin cela lui est mont� partout, de mani�re � compromettre le syst�me entier de la mani�re la plus alarmante. Cependant, on est parvenu � la remettre � force de soins et d'attentions, et il y a eu hier six semaines que nous nous sommes mari�s. Vous ne sauriez vous faire une id�e, Copperfield, de tous les reproches que je me suis adress�s en voyant la famille enti�re pleurer et se trouver mal dans tous les coins de la maison! Mistress Crewler n'a pas pu se r�soudre � me voir avant notre d�part; elle ne pouvait pas me pardonner de lui enlever son enfant, mais au fond c'est une si bonne femme! elle s'y r�signe maintenant. J'ai re�u d'elle, ce matin m�me, une charmante lettre. -- En un mot, mon cher ami, lui dis-je, vous �tes aussi heureux que vous m�ritez de l'�tre. -- Oh! comme vous me flattez! dit Traddles en riant. Mais le fait est que mon sort est digne d'envie. Je travaille beaucoup, et je lis du droit toute la journ�e. Je suis sur pied tous les jours d�s cinq heures du matin, et je n'y pense seulement pas. Pendant la journ�e, je cache ces demoiselles � tous les yeux, et le soir, nous nous amusons tant et plus. Je vous assure que je suis d�sol� de les voir partir mardi, la veille de la Saint-Michel... Mais les voil�! dit Traddles, coupant court � ses confidences pour me dire d'un ton de voix plus �lev�: Monsieur Copperfield, miss Crewler, miss Sarah, miss Louisa, Margaret et Lucy!� C'�tait un vrai bouquet de roses: elles �taient si fra�ches et si bien portantes, et toutes jolies; miss Caroline �tait tr�s-belle, mais il y avait dans le brillant regard de Sophie une expression si tendre, si gaie, si sereine, que j'�tais s�r que mon ami ne s'�tait pas tromp� dans son choix. Nous nous �tabl�mes tous pr�s du feu, tandis que le petit espi�gle qui s'�tait probablement essouffl� � tirer des cartons les papiers pour les �taler sur la table, s'empressait maintenant de les enlever pour les remplacer par le th�; puis il se retira en fermant la porte de toutes ses forces. Mistress Traddles, toujours tranquille et gaie, se mit � faire le th� et � surveiller les r�ties qui grillaient dans un coin devant le feu. Tout en se livrant � cette occupation, elle me dit qu'elle avait vu Agn�s. �Tom l'avait men�e dans le Kent pour leur voyage de noce, elle avait vu ma tante, qui se portait tr�s-bien, ainsi qu'Agn�s, et on n'avait parl� que de moi. Tom n'avait pas cess� de penser � moi, disait-elle, tout le temps de mon absence.� Tom �tait son autorit� en toutes mati�res; Tom �tait �videmment l'idole de sa vie, et il n'y avait pas de danger qu'il y e�t une secousse capable d'�branler cette idole-l� sur son pi�destal; elle y avait trop de confiance; elle lui avait de tout son coeur, pr�t� foi et hommage quand m�me. La d�f�rence que Traddles et elle t�moignaient � la Beaut�, me plaisait beaucoup. Je ne sais pas si je trouvais cela bien raisonnable, mais c'�tait encore un trait d�licieux de leur caract�re, en harmonie avec le reste. Je suis s�r que si Traddles se prenait parfois � regretter de n'avoir pu encore se procurer les petites cuillers d'argent, c'�tait seulement quand il passait une tasse de th� � la Beaut�. Si sa douce petite femme �tait capable de se glorifier de quelque chose au monde, je suis convaincu que c'�tait uniquement d'�tre la soeur de la Beaut�. Je remarquai que les caprices de cette jeune personne �taient envisag�s par Traddles et sa femme comme un titre l�gitime qu'elle tenait naturellement de ses avantages physiques. Si elle �tait n�e la reine de la ruche, et qu'ils fussent n�s les abeilles ouvri�res, je suis s�r qu'ils n'auraient pas reconnu avec plus de plaisir la sup�riorit� de son rang. Mais c'�tait surtout leur abn�gation qui me charmait. Rien ne pouvait mieux faire leur �loge que l'orgueil avec lequel tous deux parlaient de leurs soeurs, et leur parfaite soumission � toutes les fantaisies de ces demoiselles. � chaque instant, on appelait Traddles pour le prier d'apporter ceci ou d'emporter cela: de monter une chose ou d'en descendre une autre, ou d'en aller chercher une troisi�me. Quant � Sophie, les autres ne pouvaient rien faire sans elle. Une des soeurs �tait d�coiff�e, et Sophie �tait la seule qui p�t remettre ses cheveux en ordre. Quelqu'une avait oubli� un air, et il n'y avait que Sophie qui p�t la remettre sur la voie. On cherchait le nom d'un village du Devonshire, et il n'y avait que Sophie qui p�t le savoir. S'il fallait �crire aux parents, on comptait sur Sophie pour trouver le temps d'�crire le matin avant le d�jeuner. Quand l'une d'elles l�chait une maille dans son tricot, Sophie �tait en r�quisition pour r�parer l'erreur. C'�taient elles qui �taient ma�tresses du logis; Sophie et Traddles n'�taient-l� que pour les servir. Je ne sais combien d'enfants Sophie avait pu soigner dans son temps, mais je crois qu'il n'y a jamais eu chanson d'enfant, en anglais, qu'elle ne s�t sur le bout du doigt, et elle en chantait � la douzaine, l'une apr�s l'autre, de la petite voix la plus claire du monde, au commandement de ses soeurs, qui voulaient avoir chacune la leur, sans oublier la Beaut�, qui ne restait pas en arri�re; j'�tais vraiment enchant�. Avec tout cela, au milieu de toutes leurs exigences, les soeurs avaient toutes le plus grand respect et la plus grande tendresse pour Sophie et son mari. Quand je me retirai, Traddles voulut m'accompagner jusqu'� l'h�tel, et je crois que jamais je n'avais vu une t�te, surtout une t�te surmont�e d'une chevelure si obstin�e, rouler entre tant de mains pour recevoir pareille averse de baisers. Bref, c'�tait une sc�ne � laquelle je ne pus m'emp�cher de penser avec plaisir longtemps apr�s avoir dit bonsoir � Traddles. Je ne crois pas que la vue d'un millier de roses �panouies dans une mansarde du vieux b�timent de Gray's-inn e�t jamais pu l'�gayer autant. L'id�e seule de toutes ces jeunes filles du Devonshire cach�es au milieu de tous ces vieux jurisconsultes et dans ces graves �tudes de procureurs, occup�es � faire griller des r�ties et � chanter tout le jour parmi les parchemins poudreux, la ficelle rouge, les vieux pains � cacheter, les bouteilles d'encre, le papier timbr�, les baux et proc�s-verbaux, les assignations et les comptes de frais et fournitures; c'�tait pour moi un r�ve aussi amusant et aussi fantastique que si j'avais vu la fabuleuse famille du Sultan inscrite sur le tableau des avocats, avec l'oiseau qui parle, l'arbre qui chante et le fleuve qui roule des paillettes d'or, install�s dans Gray's-inn-Hall. Ce qu'il y a de s�r, c'est que lorsque j'eus quitt� Traddles, et que je me retrouvai dans mon caf�, je ne songeais plus le moins du monde � plaindre mon vieux camarade. Je commen�ai � croire � ses succ�s futurs, en d�pit de tous les gar�ons en chef du Royaume-Uni. Assis au coin du feu, pour penser � lui � loisir, je tombai bient�t de ces r�flexions consolantes et de ces douces images dans la contemplation vague du charbon flamboyant, dont les transformations capricieuses me repr�sentaient fid�lement les vicissitudes qui avaient troubl� ma vie. Depuis que j'avais quitt� l'Angleterre, trois ans auparavant, je n'avais pas revu un feu de charbon, mais, que de fois, en observant les b�ches qui tombaient en cendre blanch�tre, pour se m�ler � la l�g�re poussi�re du foyer, j'avais cru voir avec leur braise consum�e s'�vanouir mes esp�rances �teintes � tout jamais! Maintenant, je me sentais capable de songer au pass� gravement, mais sans amertume; je pouvais contempler l'avenir avec courage. Je n'avais plus, � vrai dire, de foyer domestique. Je m'�tais fait une soeur de celle � laquelle, peut-�tre, j'aurais pu inspirer un sentiment plus tendre. Un jour elle se marierait, d'autres auraient des droits sur son coeur, sans qu'elle s�t jamais, en prenant de nouveaux liens, l'amour qui avait grandi dans mon �me. Il �tait juste que je payasse la peine de ma passion �tourdie. Je r�coltais ce que j'avais sem�. Je pensais � tout cela, et je me demandais si mon coeur �tait vraiment capable de supporter cette �preuve, si je pourrais me contenter aupr�s d'elle d'occuper la place qu'elle avait su se contenter d'occuper aupr�s de moi, quand tout � coup, j'aper�us sous mes yeux une figure qui semblait sortir tout expr�s du feu que je contemplais, pour raviver mes plus anciens souvenirs. Le petit docteur Chillip, dont les bons offices m'avaient rendu le service que l'on a vu dans le premier chapitre de ce r�cit, �tait assis � l'autre coin de la salle, lisant son journal. Il avait bien un peu souffert du progr�s des ans, mais c'�tait un petit homme si doux, si calme, si paisible, qu'il n'y paraissait gu�re; je me figurai qu'il n'avait pas d� changer depuis le jour o� il �tait �tabli dans notre petit salon � attendre ma naissance. M. Chillip avait quitt� Blunderstone depuis cinq ou six ans, et je ne l'avais jamais revu depuis. Il �tait l� � lire tout tranquillement son journal, la t�te pench�e d'un c�t� et un verre de vin chaud pr�s de lui. Il y avait dans toute sa personne quelque chose de si conciliant, qu'il avait l'air de faire ses excuses au journal de prendre la libert� de le lire. Je m'approchai de l'endroit o� il �tait assis en lui disant: �Comment cela va-t-il, monsieur Chillip?� Il parut fort troubl� de cette interpellation inattendue de la part d'un �tranger, et r�pondit lentement, selon son habitude: �Je vous remercie, monsieur; vous �tes bien bon. Merci, monsieur; et vous, j'esp�re que vous allez bien? -- Vous ne vous souvenez pas de moi? -- Mais, monsieur, reprit M. Chillip en souriant de l'air le plus doux et en secouant la t�te, j'ai quelque id�e que j'ai vu votre figure quelque part, monsieur, mais je ne peux pas mettre la main sur votre nom, en v�rit�. -- Et cependant, vous m'avez connu longtemps avant que je me connusse moi-m�me, r�pondis-je. -- Vraiment, monsieur? dit M. Chillip. Est-ce qu'il se pourrait que j'eusse eu l'honneur de pr�sider �... -- Justement. -- Vraiment? s'�cria M. Chillip. Vous avez probablement pas mal chang� depuis lors, monsieur? -- Probablement. -- Alors, monsieur, continua M. Chillip, j'esp�re que vous m'excuserez si je suis forc� de vous prier de me dire votre nom?� En entendant mon nom, il fut tr�s-�mu. Il me serra la main, ce qui �tait pour lui un proc�d� violent, vu qu'en g�n�ral il vous glissait timidement, � deux pouces environ de sa hanche, un doigt ou deux, et paraissait tout d�contenanc� lorsque quelqu'un lui faisait l'amiti� de les serrer un peu fort. M�me en ce moment, il fourra, bien vite, apr�s, sa main dans la poche de sa redingote et parut tout rassur� de l'avoir mise en lieu de s�ret�. �En v�rit�! monsieur, dit M. Chillip apr�s m'avoir examin�, la t�te toujours pench�e du m�me c�t�. Quoi! c'est monsieur Copperfield? Eh bien, monsieur, je crois que je vous aurais reconnu, si j'avais pris la libert� de vous regarder de plus pr�s. Vous ressemblez beaucoup � votre pauvre p�re, monsieur. -- Je n'ai jamais eu le bonheur de voir mon p�re, lui r�pondis-je. -- C'est vrai, monsieur, dit M. Chillip du ton le plus doux. Et c'est un grand malheur sous tous les rapports. Nous n'ignorons pas votre renomm�e dans ce petit coin du monde, monsieur, ajouta M. Chillip en secouant de nouveau tout doucement sa petite t�te. Vous devez avoir l�, monsieur (en se tapant sur le front), une grande excitation en jeu; je suis s�r que vous trouvez ce genre d'occupation bien fatigant, n'est-ce pas? -- O� demeurez-vous, maintenant? lui dis-je en m'asseyant pr�s de lui. -- Je me suis �tabli � quelques milles de Bury-Saint-Edmunds, dit M. Chillip. Mistress Chillip a h�rit� d'une petite terre dans les environs, d'apr�s le testament de son p�re; je m'y suis install�, et j'y fais assez bien mes affaires, comme vous serez bien aise de l'apprendre. Ma fille est une grande personne, monsieur, dit M. Chillip en secouant de nouveau sa petite t�te; sa m�re a �t� oblig�e de d�faire deux plis de sa robe la semaine derni�re. Ce que c'est! comme le temps passe!� Comme le petit homme portait � ses l�vres son verre vide, en faisant cette r�flexion, je lui proposai de le faire remplir et d'en demander un pour moi, afin de lui tenir compagnie. �C'est plus que je n'ai l'habitude d'en prendre, monsieur, reprit- il avec sa lenteur accoutum�e, mais je ne puis me refuser le plaisir de votre conversation. Il me semble que ce n'est qu'hier que j'ai eu l'honneur de vous soigner pendant votre rougeole. Vous vous en �tes parfaitement tir�, monsieur.� Je le remerciai de ce compliment, et je demandai deux verres de bichof, qu'on nous apporta bient�t. �Quel exc�s! dit M. Chillip; mais comment r�sister � une fortune si extraordinaire? Vous n'avez pas d'enfant, monsieur?� Je secouai la t�te. �Je savais que vous aviez fait une perte, il y a quelque temps, monsieur, dit M. Chillip. Je l'ai appris de la soeur de votre beau-p�re; un caract�re bien d�cid�, monsieur! -- Mais oui, fi�rement d�cid�, r�pondis-je. O� l'avez-vous vue, monsieur Chillip? -- Ne savez-vous pas, monsieur, reprit M. Chillip avec son plus affable sourire, que votre beau-p�re est redevenu mon proche voisin? -- Je n'en savais rien. -- Mais oui vraiment, monsieur. Il a �pous� une jeune personne de ce pays, qui avait une jolie petite fortune, la pauvre femme! Mais votre t�te? monsieur. Ne trouvez-vous pas que votre genre de travail doit vous fatiguer beaucoup le cerveau? reprit-il en me regardant d'un air d'admiration.� Je ne r�pondis pas � cette question, et j'en revins aux Murdstone. �Je savais qu'il s'�tait remari�. Est-ce que vous �tes le m�decin de la maison? -- Pas r�guli�rement. Mais ils m'ont fait appeler quelquefois, r�pondit-il. La bosse de la fermet� est terriblement d�velopp�e chez M. Murdstone et chez sa soeur, monsieur!� Je r�pondis par un regard si expressif que M. Chillip, gr�ce � cet encouragement et au bichof tout ensemble, imprima � sa t�te deux ou trois mouvements saccad�s et r�p�ta d'un air pensif: �Ah! mon Dieu! ce temps-l� est d�j� bien loin de nous, monsieur Copperfield! -- Le fr�re et la soeur continuent leur mani�re de vivre? lui dis- je. -- Ah! monsieur, r�pondit M. Chillip, un m�decin va beaucoup dans l'int�rieur des familles, il ne doit, par cons�quent, avoir des yeux ou des oreilles que pour ce qui concerne sa profession; mais pourtant, je dois le dire, monsieur, ils sont tr�s-s�v�res pour cette vie, comme pour l'autre. -- Oh! l'autre saura bien se passer de leur concours, j'aime � le croire, r�pondis-je; mais que font-ils de celle-ci?� M. Chillip secoua la t�te, remua son bichof, et en but une petite gorg�e. �C'�tait une charmante femme, monsieur! dit-il d'un ton de compassion. -- La nouvelle mistress Murdstone? -- Charmante, monsieur, dit M. Chillip, aussi aimable que possible! L'opinion de mistress Chillip, c'est qu'on lui a chang� le caract�re depuis son mariage, et qu'elle est � peu pr�s folle de chagrin. Les dames, continua-t-il d'un rire craintif, les dames ont l'esprit d'observation, monsieur. -- Je suppose qu'ils ont voulu la soumettre et la rompre � leur d�testable humeur. Que Dieu lui vienne en aide! Et elle s'est donc laiss� faire? -- Mais, monsieur, il y a eu d'abord de violentes querelles, je puis vous l'assurer, dit M. Chillip, mais maintenant ce n'est plus que l'ombre d'elle-m�me. Oserais-je, monsieur, vous dire en confidence que, depuis que la soeur s'en est m�l�e, ils ont r�duit � eux deux la pauvre femme � un �tat voisin de l'imb�cillit�?� Je lui dis que je n'avais pas de peine � le croire. �Je n'h�site pas � dire, continua M. Chillip, prenant une nouvelle gorg�e de bichof pour se donner du courage, de vous � moi, monsieur, que sa m�re en est morte. Leur tyrannie, leur humeur sombre, leurs pers�cutions ont rendu mistress Murdstone presque imb�cile. Avant son mariage, monsieur, c'�tait une jeune femme qui avait beaucoup d'entrain; ils l'ont abrutie avec leur aust�rit� sinistre. Ils la suivent partout, plut�t comme des gardiens d'ali�n�s, que comme mari et belle-soeur. C'est ce que me disait mistress Chillip, pas plus tard que la semaine derni�re. Et je vous assure, monsieur, que les dames ont l'esprit d'observation: mistress Chillip surtout. -- Et a-t-il toujours la pr�tention de donner � cette humeur lugubre, le nom... cela me co�te � dire... le nom de religion? -- Patience, monsieur; n'anticipons pas, dit M. Chillip, dont les paupi�res enlumin�es attestaient l'effet du stimulant inaccoutum� o� il puisait tant de hardiesse. Une des remarques les plus frappantes de mistress Chillip, une remarque qui m'a �lectris�, continua-t-il de son ton le plus lent, c'est que M. Murdstone met sa propre image sur un pi�destal, et qu'il appelle �a la nature divine. Quand mistress Chillip m'a fait cette remarque, monsieur, j'ai manqu� d'en tomber � la renverse: il ne s'en fallait pas de cela! Oh! oui! les dames ont l'esprit d'observation, monsieur. -- D'observation intuitive! lui dis-je, � sa grande satisfaction. -- Je sois bien heureux, monsieur, de vous voir corroborer mon opinion, reprit-il. Il ne m'arrive pas souvent, je vous assure, de me hasarder � en exprimer une en ce qui ne touche point � ma profession. M. Murdstone fait parfois des discours en public, et on dit... en un mot, monsieur, j'ai entendu dire � mistress Chillip, que plus il vient de tyranniser sa femme avec m�chancet�, plus il se montre f�roce dans sa doctrine religieuse. -- Je crois que mistress Chillip a parfaitement raison. -- Mistress Chillip va jusqu'� dire, continua le plus doux des hommes, encourag� par mon assentiment, que ce qu'ils appellent faussement leur religion n'est qu'un pr�texte pour se livrer hardiment � toute leur mauvaise humeur et � leur arrogance. Et savez-vous, monsieur, continua-t-il en penchant doucement sa t�te d'un c�t�, que je ne trouve dans le Nouveau Testament rien qui puisse autoriser M. et miss Murdstone � une pareille rigueur? -- Ni moi non plus. -- En attendant, monsieur, dit M. Chillip, ils se font d�tester, et comme ils ne se g�nent pas pour condamner au feu �ternel, de leur autorit� priv�e, quiconque les d�teste, nous avons horriblement de damn�s dans notre voisinage! Cependant, comme le dit mistress Chillip, monsieur, ils en sont bien punis eux-m�mes et � toute heure: ils subissent le supplice de Prom�th�e, monsieur; ils se d�vorent le coeur, et, comme il ne vaut rien, �a ne doit pas �tre r�galant. Mais maintenant, monsieur, parlons un peu de votre cerveau, si vous voulez bien me permettre d'y revenir. Ne l'exposez-vous pas souvent � un peu trop d'excitation, monsieur?� Dans l'�tat d'excitation o� M. Chillip avait mis son propre cerveau par ses libations r�p�t�es, je n'eus pas beaucoup de peine � ramener son attention de ce sujet � ses propres affaires, dont il me parla, pendant une demi-heure, avec loquacit�, me donnant � entendre, entre autres d�tails intimes, que, s'il �tait en ce moment m�me au caf� de Gray's-inn, c'�tait pour d�poser, devant une commission d'enqu�te, sur l'�tat d'un malade dont le cerveau s'�tait d�rang� par suite de l'abus des liquides. �Et je vous assure, monsieur, que dans ces occasions-l�, je suis extr�mement agit�. Je ne pourrais pas supporter d'�tre tracass�. Il n'en faudrait pas davantage pour me mettre hors des gonds. Savez-vous qu'il m'a fallu du temps pour me remettre des mani�res de cette dame si farouche, la nuit o� vous �tes n�, monsieur Copperfield?� Je lui dis que je partais justement le lendemain matin pour aller voir ma tante, ce terrible dragon dont il avait eu si grand'peur; que, s'il la connaissait mieux, il saurait que c'�tait la plus affectueuse et la meilleure des femmes. La seule supposition qu'il put jamais la revoir parut le terrifier. Il r�pondit, avec un p�le sourire:� Vraiment, monsieur? vraiment?� et demanda presque imm�diatement un bougeoir pour aller se coucher, comme s'il ne se sentait pas en s�ret� partout ailleurs, il ne chancelait pas pr�cis�ment en montant l'escalier, mais je crois que son pouls, g�n�ralement si calme, devait avoir ce soir-l� deux ou trois pulsations de plus encore � la minute que le jour o� ma tante, dans le paroxysme de son d�sappointement, lui avait jet� son chapeau � la t�te. � minuit, j'allai aussi me coucher, extr�mement fatigu�; le lendemain je pris la diligence de Douvres. J'arrivai sain et sauf dans le vieux salon de ma tante o� je tombai comme la foudre pendant qu'elle prenait le th� (� propos elle s'�tait mise � porter des lunettes), et je fus re�u � bras ouverts, avec des larmes de joie par elle, par M. Dick, et par ma ch�re vieille Peggotty, maintenant femme de charge dans la maison. Lorsque nous p�mes causer un peu tranquillement, je racontai � ma tante mon entrevue avec M. Chillip, et la terreur qu'elle lui inspirait encore aujourd'hui, ce qui la divertit extr�mement. Peggotty et elle se mirent � en dire long sur le second mari de ma m�re, et �cet assassin femelle qu'il appelle sa soeur,� car je crois qu'il n'y a au monde ni arr�t de parlement, ni p�nalit� judiciaire qui e�t pu d�cider ma tante � donner � cette femme un nom de bapt�me, ou de famille, ou de n'importe quoi. CHAPITRE XXX. Agn�s. Nous caus�mes en t�te-�-t�te, ma tante et moi, fort avant dans la nuit. Elle me raconta que les �migrants n'envoyaient pas en Angleterre une seule lettre qui ne respir�t l'esp�rance et le contentement, que M. Micawber avait d�j� fait passer plusieurs fois de petites sommes d'argent pour faire honneur � ses �ch�ances p�cuniaires, comme cela se devait d'homme � homme; que Jeannette, qui �tait rentr�e au service de ma tante lors de son retour � Douvres, avait fini par renoncer � son antipathie contre le sexe masculin en �pousant un riche tavernier, et que ma tante avait appos� son sceau � ce grand principe en aidant et assistant la mari�e; qu'elle avait m�me honor� la c�r�monie de sa pr�sence. Voil� quelques-uns des points sur lesquels roula notre conversation; au reste, elle m'en avait d�j� entretenu dans ses lettres avec plus ou moins de d�tails. M. Dick ne fut pas non plus oubli�. Ma tante me dit qu'il s'occupait � copier tout ce qui lui tombait sous la main, et que, par ce semblant de travail, il �tait parvenu � maintenir le roi Charles Ier � une distance respectueuse; qu'elle �tait bien heureuse de le voir libre et satisfait, au lieu de languir dans un �tat de contrainte monotone, et qu'enfin (conclusion qui n'�tait pas nouvelle!) il n'y avait qu'elle qui e�t jamais su tout ce qu'il valait. �Et maintenant, Trot, me dit-elle en me caressant la main, tandis que nous �tions assis pr�s du feu, suivant notre ancienne habitude, quand est-ce que vous allez � Canterbury? -- Je vais me procurer un cheval, et j'irai demain matin, ma tante, � moins que vous ne vouliez venir avec moi? -- Non! me dit ma tante de son ton bref, je compte rester o� je suis. -- En ce cas, lui r�pondis-je, j'irai � cheval. Je n'aurais pas travers� aujourd'hui Canterbury sans m'arr�ter, si c'e�t �t� pour aller voir toute autre personne que vous.� Elle en �tait charm�e au fond, mais elle me r�pondit: �Bah, Trot, mes vieux os auraient bien pu attendre encore jusqu'� demain.� Et elle passa encore sa main sur la mienne, tandis que je regardais le feu en r�vant. Oui, en r�vant! car je ne pouvais me sentir si pr�s d'Agn�s sans �prouver, dans toute leur vivacit�, les regrets qui m'avaient si longtemps pr�occup�. Peut-�tre �taient-ils adoucis par la pens�e que cette le�on m'�tait bien due pour ne pas l'avoir pr�venue dans le temps o� j'avais tout l'avenir devant moi; mais ce n'en �taient pas moins des regrets. J'entendais encore la voix de ma tante me r�p�ter ce qu'aujourd'hui je pouvais mieux comprendre: �Oh! Trot, aveugle, aveugle, aveugle!� Nous gard�mes le silence pendant quelques minutes. Quand je levai les yeux, je vis qu'elle m'observait attentivement. Peut-�tre avait-elle suivi le fil de mes pens�es, moins difficile � suivre � pr�sent que lorsque mon esprit s'obstinait dans son aveuglement. �Vous trouverez son p�re avec des cheveux blancs, dit ma tante, mais il est bien mieux sous tout autre rapport: c'est un homme renouvel�. Il n'applique plus aujourd'hui sa pauvre petite mesure, �troite et born�e, � toutes les joies, � tous les chagrins de la vie humaine. Croyez-moi, mon enfant, il faut que tous les sentiments se soient bien rapetiss�s chez un homme pour qu'on puisse les mesurer � cette aune. -- Oui vraiment, lui r�pondis-je. -- Quant � elle, vous la trouverez, continua ma tante, aussi belle, aussi bonne, aussi tendre, aussi d�sint�ress�e que par le pass�. Si je connaissais un plus bel �loge, Trot, je ne craindrais pas de le lui donner.� Il n'y avait point en effet de plus bel �loge pour elle, ni de plus amer reproche pour moi! Oh! par quelle fatalit� m'�tais-je ainsi �gar�! �Si elle instruit les jeunes filles qui l'entourent � lui ressembler, dit ma tante, et ses yeux se remplirent de larmes, Dieu sait que ce sera une vie bien employ�e! Heureuse d'�tre utile, comme elle le disait un jour! Comment pourrait-elle �tre autrement? -- Agn�s a-t-elle rencontr� un... Je pensais tout haut, plut�t que je ne parlais. -- Un... qui? quoi? dit vivement ma tante. -- Un homme qui l'aime? -- � la douzaine! s'�cria ma tante avec une sorte d'orgueil indign�. Elle aurait pu se marier vingt fois, mon cher ami, depuis que vous �tes parti. -- Certainement! dis-je, certainement. Mais a-t-elle trouv� un homme digne d'elle? car Agn�s ne saurait en aimer un autre.� Ma tante resta silencieuse un instant, le menton appuy� sur sa main. Puis levant lentement les yeux: �Je soup�onne, dit-elle, qu'elle a de l'attachement pour quelqu'un, Trot. -- Et elle est pay�e de retour? lui dis-je. -- Trot, reprit gravement ma tante, je ne puis vous le dire. Je n'ai m�me pas le droit de vous affirmer ce que je viens de vous dire-l�. Elle ne me l'a jamais confi�, je ne fais que le soup�onner.� Elle me regardait d'un air si inquiet (je la voyais m�me trembler) que je sentis alors, plus que jamais, qu'elle avait p�n�tr� au fond de ma pens�e. Je fis un appel � toutes les r�solutions que j'avais form�es, pendant tant de jours et tant de nuits de lutte contre mon propre coeur. �Si cela �tait, dis-je, et j'esp�re que cela est... -- Je ne dis pas que cela soit, dit brusquement ma tante. Il ne faut pas vous en fier � mes soup�ons. Il faut au contraire les tenir secrets. Ce n'est peut-�tre qu'une id�e. Je n'ai pas le droit d'en rien dire. -- Si cela �tait, r�p�tai-je, Agn�s me le dirait un jour. Une soeur � laquelle j'ai montr� tant de confiance, ma tante, ne me refusera pas la sienne.� Ma tante d�tourna les yeux aussi lentement qu'elle les avait port�s sur moi, et les cacha dans ses mains d'un air pensif. Peu � peu elle mit son autre main sur mon �paule, et nous rest�mes ainsi pr�s l'un de l'autre, songeant au pass�, sans �changer une seule parole, jusqu'au moment de nous retirer. Je partis le lendemain matin de bonne heure pour le lieu o� j'avais pass� le temps bien recul� de mes �tudes. Je ne puis dire que je fusse heureux de penser que c'�tait une victoire que je remportais sur moi-m�me, ni m�me de la perspective de revoir bient�t son visage bien-aim�. J'eus bient�t en effet parcouru cette route que je connaissais si bien, et travers� ces rues paisibles o� chaque pierre m'�tait aussi famili�re qu'un livre de classe � un �colier. Je me rendis � pied jusqu'� la vieille maison, puis je m'�loignai: j'avais le coeur trop plein pour me d�cider � entrer. Je revins, et je vis en passant la fen�tre basse de la petite tourelle o� Uriah Heep, puis M. Micawber, travaillaient nagu�re: c'�tait maintenant un petit salon; il n'y avait plus de bureau. Du reste, la vieille maison avait le m�me aspect propre et soign� que lorsque je l'avais vue pour la premi�re fois. Je priai la petite servante qui vint m'ouvrir de dire � miss Wickfield qu'un monsieur demandait � la voir, de la part d'un ami qui �tait en voyage sur le continent: elle me fit monter par le vieil escalier (m'avertissant de prendre garde aux marches que je connaissais mieux qu'elle): j'entrai dans le salon; rien n'y �tait chang�. Les livres que nous lisions ensemble, Agn�s et moi, �taient � la m�me place; je revis, sur le m�me coin de la table, le pupitre o� tant de fois j'avais travaill�. Tous les petits changements que les Heep avaient introduits de nouveau dans la maison, avaient �t� chang�s � leur tour. Chaque chose �tait dans le m�me �tat que dans ce temps de bonheur qui n'�tait plus. Je me mis contre une fen�tre, je regardai les maisons de l'autre c�t� de la rue, me rappelant combien de fois je les avais examin�es les jours de pluie, quand j'�tais venu m'�tablir � Canterbury; toutes les suppositions que je m'amusais � faire sur les gens qui se montraient aux fen�tres, la curiosit� que je mettais � les suivre montant et descendant les escaliers, tandis que les femmes faisaient retentir les clic-clac de leurs patins sur le trottoir, et que la pluie maussade fouettait le pav�, ou d�bordait l�-bas des �gouts voisins sur la chauss�e. Je me souvenais que je plaignais de tout mon coeur les pi�tons que je voyais arriver le soir � la brune tout tremp�s, et tra�nant la jambe avec leurs paquets sur le dos au bout d'un b�ton. Tous ces souvenirs �taient encore si frais dans ma m�moire, que je sentais une odeur de terre humide, de feuilles et de ronces mouill�es, jusqu'au souffle du vent qui m'avait d�pit� moi-m�me pendant mon p�nible voyage. Le bruit de la petite porte qui s'ouvrait dans la boiserie me fit tressaillir, je me retournai. Son beau et calme regard rencontra le mien. Elle s'arr�ta et mit sa main sur son coeur; je la saisis dans mes bras. �Agn�s! mon amie! j'ai eu tort d'arriver ainsi � l'improviste. -- Non, non! Je suis si contente de vous voir, Trotwood! -- Ch�re Agn�s, c'est moi qui suis heureux de vous retrouver encore!� Je la pressai sur mon coeur, et pendant un moment nous gard�mes tous deux le silence. Puis nous nous ass�mes � c�t� l'un de l'autre, et je vis sur ce visage ang�lique l'expression de joie et d'affection dont je r�vais, le jour et la nuit, depuis des ann�es. Elle �tait si na�ve, elle �tait si belle, elle �tait si bonne, je lui devais tant, je l'aimais tant, que je ne pouvais exprimer ce que je sentais. J'essayai de la b�nir, j'essayai de la remercier, j'essayai de lui dire (comme je l'avais souvent fait dans mes lettres) toute l'influence qu'elle avait sur moi, mais non: mes efforts �taient vains. Ma joie et mon amour restaient muets. Avec sa douce tranquillit�, elle calma mon agitation; elle me ramena au souvenir du moment de notre s�paration; elle me parla d'�milie, qu'elle avait �t� voir en secret plusieurs fois; elle me parla d'une mani�re touchante du tombeau de Dora. Avec l'instinct toujours juste que lui donnait son noble coeur, elle toucha si doucement et si d�licatement les cordes douloureuses de ma m�moire que pas une d'elles ne manqua de r�pondre � son appel harmonieux, et moi, je pr�tais l'oreille � cette triste et lointaine m�lodie, sans souffrir des souvenirs qu'elle �veillait dans mon �me. Et comment en aurais-je pu souffrir, lorsque le sien les dominait tous et planait comme les ailes de mon bon ange sur ma vie! �Et vous, Agn�s, dis-je enfin. Parlez-moi de vous. Vous ne m'avez encore presque rien dit de ce que vous faites. -- Et qu'aurais-je � vous dire? reprit-elle avec son radieux sourire. Mon p�re est bien. Vous nous retrouvez ici tranquilles dans notre vieille maison qui nous a �t� rendue; nos inqui�tudes sont dissip�es; vous savez cela, cher Trotwood, et alors vous savez tout. -- Tout, Agn�s?� Elle me regarda, non sans un peu d'�tonnement et d'�motion. �Il n'y a rien de plus, ma soeur? lui dis-je.� Elle p�lit, puis rougit, et p�lit de nouveau. Elle sourit avec une calme tristesse, � ce que je crus voir, et secoua la t�te. J'avais cherch� � la mettre sur le sujet dont m'avait parl� ma tante; car quelque douloureuse que d�t �tre pour moi cette confidence, je voulais y soumettre mon coeur et remplir mon devoir vis-�-vis d'Agn�s. Mais je vis qu'elle se troublait, et je n'insistai pas. �Vous avez beaucoup � faire, ch�re Agn�s? -- Avec mes �l�ves?� dit-elle en relevant la t�te; elle avait repris sa s�r�nit� habituelle. �Oui. C'est bien p�nible, n'est-ce pas? -- La peine en est si douce, reprit-elle, que je serais presque ingrate de lui donner ce nom. -- Rien de ce qui est bien ne vous semble difficile, r�pliquai- je.� Elle p�lit de nouveau, et, de nouveau, comme elle baissait la t�te, je revis ce triste sourire. �Vous allez attendre pour voir mon p�re, dit-elle gaiement, et vous passerez la journ�e avec nous. Peut-�tre m�me voudrez-vous bien coucher dans votre ancienne chambre? Elle porte toujours votre nom.� Cela m'�tait impossible, j'avais promis � ma tante de revenir le soir, mais je serais heureux, lui dis-je, de passer la journ�e avec eux. �J'ai quelque chose � faire pour le moment, dit Agn�s, mais voil� vos anciens livres, Trotwood, et notre ancienne musique. -- Je revois m�me les anciennes fleurs, dis-je en regardant autour de moi; ou du moins les esp�ces que vous aimiez autrefois. -- J'ai trouv� du plaisir, reprit Agn�s en souriant, � conserver tout ici pendant votre absence, dans le m�me �tat que lorsque nous �tions des enfants. Nous �tions si heureux alors! -- Oh! oui, Dieu m'en est t�moin! -- Et tout ce qui me rappelait mon fr�re, dit Agn�s en tournant vers moi ses yeux affectueux, m'a tenu douce compagnie. Jusqu'� cette miniature de panier, dit-elle en me montrant celui qui pendait � sa ceinture, tout plein de clefs, il me semble, quand je l'entends r�sonner, qu'il me chante un air de notre jeunesse.� Elle sourit et sortit par la porte qu'elle avait ouverte en entrant. C'�tait � moi � conserver avec un soin religieux cette affection de soeur. C'�tait tout ce qui me restait, et c'�tait un tr�sor. Si une fois j'�branlais cette sainte confiance en voulant la d�naturer, elle �tait perdue � tout jamais et ne saurait rena�tre. Je pris la ferme r�solution de n'en point courir le risque. Plus je l'aimais, plus j'�tais int�ress� � ne point m'oublier un moment. Je me promenai dans les rues, je revis mon ancien ennemi le boucher, aujourd'hui devenu constable, avec le b�ton, signe honorable de son autorit�, pendu dans sa boutique: j'allai voir l'endroit o� je l'avais combattu; et l� je m�ditai sur miss Shepherd, et sur l'a�n�e des miss Jorkins, et sur toutes mes frivoles passions, amours ou haines de cette �poque. Rien ne semblait avoir surv�cu qu'Agn�s, mon �toile toujours plus brillante et plus �lev�e dans le ciel. Quand je revins, M. Wickfield �tait rentr�; il avait lou� � deux milles environ de la ville un jardin o� il allait travailler presque tous les jours. Je le trouvai tel que ma tante me l'avait d�crit. Nous d�n�mes en compagnie de cinq ou six petites filles; il avait l'air de n'�tre plus que l'ombre du beau portrait qu'on voyait sur la muraille. La tranquillit� et la paix qui r�gnaient jadis dans cette paisible demeure, et dont j'avais gard� un si profond souvenir, y �taient revenues. Quand le d�ner fut termin�, M. Wickfield ne prenant plus le vin du dessert, et moi refusant d'en prendre comme lui, nous remont�mes tous. Agn�s et ses petites �l�ves se mirent � chanter, � jouer et � travailler ensemble. Apr�s le th� les enfants nous quitt�rent, et nous rest�mes tous trois ensemble, � causer du pass�. �J'y trouve bien des sources de regret, de profond regret et de remords, Trotwood, dit M. Wickfield, en secouant sa t�te blanchie; vous ne le savez que trop. Mais avec tout cela je serais bien f�ch� d'en effacer le souvenir, lors m�me que ce serait en mon pouvoir.� Je pouvais ais�ment le croire: Agn�s �tait � c�t� de lui! �J'an�antirais en m�me temps, continua-t-il, celui de la patience, du d�vouement, de la fid�lit�, de l'amour de mon enfant, et cela, je ne veux pas l'oublier, non, pas m�me pour parvenir � m'oublier moi-m�me. -- Je vous comprends, monsieur, lui dis-je doucement. Je la v�n�re. J'y ai toujours pens�... toujours, avec v�n�ration. -- Mais personne ne sait, pas m�me vous, reprit-il, tout ce qu'elle a fait, tout ce qu'elle a support�, tout ce qu'elle a souffert. Mon Agn�s!� Elle avait mis sa main sur le bras de son p�re comme pour l'arr�ter, et elle �tait p�le, bien p�le. �Allons! allons!� dit-il, avec un soupir, en repoussant �videmment le souvenir d'un chagrin que sa fille avait eu � supporter, qu'elle supportait peut-�tre m�me encore (je pensai � ce que m'avait dit ma tante), Trotwood, je ne vous ai jamais parl� de sa m�re. Quelqu'un vous en a-t-il parl�? -- Non, monsieur. -- Il n'y a pas beaucoup � en dire... bien qu'elle ait eu beaucoup � souffrir. Elle m'a �pous� contre la volont� de son p�re, qui l'a reni�e. Elle l'a suppli� de lui pardonner, avant la naissance de mon Agn�s. C'�tait un homme tr�s-dur, et la m�re �tait morte depuis longtemps. Il a rejet� sa pri�re. Il lui a bris� le coeur.� Agn�s s'appuya sur l'�paule de son p�re et lui passa doucement les bras autour du cou. �C'�tait un coeur doux et tendre, dit-il, il l'a bris�, je savais combien c'�tait une nature fr�le et d�licate. Nul ne le pouvait savoir aussi bien que moi. Elle m'aimait beaucoup, mais elle n'a jamais �t� heureuse. Elle a toujours souffert en secret de ce coup douloureux, et quand son p�re la repoussa pour la derni�re fois, elle �tait faible et malade... elle languit, puis elle mourut. Elle me laissa Agn�s qui n'avait que quinze jours encore, et les cheveux gris que vous vous rappelez m'avoir vus d�j� la premi�re fois que vous �tes venu ici.� Il embrassa sa fille. �Mon amour pour mon enfant �tait un amour plein de tristesse, car mon �me tout enti�re �tait malade. Mais � quoi bon vous parler de moi? C'est de sa m�re et d'elle que je voulais vous parler, Trotwood. Je n'ai pas besoin de vous dire ce que j'ai �t� ni ce que je suis encore, vous le devinerez bien; je le sais. Quant � Agn�s, je n'ai que faire aussi de vous dire ce qu'elle est; mais j'ai toujours retrouv� en elle quelque chose de l'histoire de sa pauvre m�re; et c'est pour cela que je vous en parle ce soir, � pr�sent que nous sommes de nouveau r�unis, apr�s de si grands changements. J'ai fini.� Il baissa la t�te, elle pencha vers lui son visage d'ange, qui prit, avec ses caresses filiales, un caract�re plus path�tique encore apr�s ce r�cit. Une sc�ne si touchante �tait bien faite pour fixer d'une fa�on toute particuli�re dans ma m�moire le souvenir de cette soir�e, la premi�re de notre r�union. Agn�s se leva, et, s'approchant doucement de son piano, elle se mit � jouer quelques-uns des anciens airs que nous avions si souvent �cout�s au m�me endroit. �Avez-vous le projet de voyager encore?� me demanda Agn�s, tandis que j'�tais debout � c�t� d'elle. -- Qu'en pense ma soeur? -- J'esp�re que non. -- Alors, je n'en ai plus le projet, Agn�s. -- Puisque vous me consultez, Trotwood, je vous dirai que mon avis est que vous n'en devez rien faire, reprit-elle doucement. �Votre r�putation croissante et vos succ�s vous encouragent � continuer; et lors m�me que je pourrais me passer de mon fr�re, continua-t- elle en fixant ses yeux sur moi, peut-�tre le temps, plus exigeant, r�clame-t-il de vous une vie plus active.� -- Ce que je suis? c'est votre oeuvre, Agn�s; c'est � vous d'en juger. -- Mon oeuvre, Trotwood? -- Oui, Agn�s, mon amie! lui dis-je en me penchant vers elle, j'ai voulu vous dire, aujourd'hui, en vous revoyant, quelque chose qui n'a pas cess� d'�tre dans mon coeur depuis la mort de Dora. Vous rappelez-vous que vous �tes venue me trouver dans notre petit salon, et que vous m'avez montr� le ciel, Agn�s? -- Oh, Trotwood! reprit-elle, les yeux pleins de larmes. Elle �tait si aimante, si na�ve, si jeune! Pourrais-je jamais l'oublier? -- Telle que vous m'�tes apparue alors, ma soeur, telle vous avez toujours �t� pour moi. Je me le suis dit bien des fois depuis ce jour. Vous m'avez toujours montr� le ciel, Agn�s; vous m'avez toujours conduit vers un but meilleur; vous m'avez toujours guid� vers un monde plus �lev�.� Elle secoua la t�te en silence; � travers ses larmes, je revis encore le doux et triste sourire. �Et je vous en suis si reconnaissant, Agn�s, si oblig� �ternellement, que je n'ai pas de nom pour l'affection que je vous porte. Je veux que vous sachiez, et pourtant je ne sais comment vous le dire, que toute ma vie je croirai en vous, et me laisserai guider par vous, comme je l'ai fait au milieu des t�n�bres qui ont fui loin de moi. Quoi qu'il arrive, quelques nouveaux liens que vous puissiez former, quelques changements qui puissent survenir entre nous, je vous suivrai toujours des yeux, je croirai en vous et je vous aimerai comme je le fais aujourd'hui, et comme je l'ai toujours fait. Vous serez, comme vous l'avez toujours �t�, ma consolation et mon appui. Jusqu'au jour de ma mort, ma soeur ch�rie, je vous verrai toujours devant moi, me montrant le ciel!� Elle mit sa main sur la mienne et me dit qu'elle �tait fi�re de moi, et de ce que je lui disais, mais que je la louais beaucoup plus qu'elle ne le m�ritait. Puis elle continua � jouer doucement, mais sans me quitter des yeux. �Savez-vous, Agn�s, que ce que j'ai appris ce soir de votre p�re r�pond merveilleusement au sentiment que vous m'avez inspir� quand je vous ai d'abord connue, quand je n'�tais encore qu'un petit �colier assis � vos c�t�s. -- Vous saviez que je n'avais pas de m�re, r�pondit-elle avec un sourire, et cela vous disposait � m'aimer un peu. -- Plus que cela, Agn�s. Je sentais, presque autant que si j'avais su cette histoire, qu'il y avait, dans l'atmosph�re qui nous environnait quelque chose de doux et de tendre, que je ne pouvais m'expliquer; quelque chose qui, chez une autre, aurait pu tenir de la tristesse (et maintenant je sais que j'avais raison), mais qui n'en avait pas chez vous le caract�re.� Elle jouait doucement quelques notes, et elle me regardait toujours. �Vous ne riez pas de l'id�e que je caressais alors; ces folles id�es, Agn�s? -- Non! -- Et si je vous disais que, m�me alors, je comprenais que vous pourriez aimer fid�lement, en d�pit de tout d�couragement, aimer jusqu'� votre derni�re heure, ne ririez-vous pas au moins de ce r�ve? -- Oh non! oh non!� Un instant son visage prit une expression de tristesse qui me fit tressaillir, mais, l'instant d'apr�s, elle se remettait � jouer doucement, en me regardant avec son beau et calme sourire. Tandis que je retournais le soir � Londres, poursuivi par le vent comme par un souvenir inflexible, je pensais � elle, je craignais qu'elle ne f�t pas heureuse. Moi, je n'�tais pas heureux, mais j'avais r�ussi jusqu'alors � mettre fid�lement un sceau sur le pass�; et, en songeant � elle, tandis qu'elle me montrait le ciel, je songeais � cette demeure �ternelle o� je pourrais un jour l'aimer, d'un amour inconnu � la terre, et lui dire la lutte que je m'�tais livr�e dans mon coeur, lorsque je l'aimais ici-bas. CHAPITRE XXXI. On me montre deux int�ressants p�nitents. Provisoirement... dans tous les cas, jusqu'� ce que mon livre f�t achev�, c'est � dire pendant quelques mois encore... j'�lus domicile � Douvres, chez ma tante; et l�, assis � la fen�tre d'o� j'avais contempl� la lune r�fl�chie dans les eaux de la mer, la premi�re fois que j'�tais venu chercher un abri sous ce toit, je poursuivis tranquillement ma t�che. Fid�le � mon projet de ne faire allusion � mes travaux que lorsqu'ils viennent par hasard se m�ler � l'histoire de ma vie, je ne dirai point les esp�rances, les joies, les anxi�t�s et les triomphes de ma vie d'�crivain. J'ai d�j� dit que je me vouais � mon travail avec toute l'ardeur de mon �me, que j'y mettais tout ce que j'avais d'�nergie. Si mes livres ont quelque valeur, qu'ai- je besoin de rien ajouter? Sinon, mon travail ne valant pas grand'chose, le reste n'a d'int�r�t pour personne. Parfois, j'allais � Londres, pour me perdre dans ce vivant tourbillon du monde, ou pour consulter Traddles sur quelque affaire. Pendant mon absence, il avait gouvern� ma fortune avec un jugement des plus solides; et, gr�ce � lui, elle �tait dans l'�tat le plus prosp�re, Comme ma renomm�e croissante commen�ait � m'attirer une foule de lettres de gens que je ne connaissais pas, lettres souvent fort insignifiantes, auxquelles je ne savais que r�pondre, je convins avec Traddles de faire peindre mon nom sur sa porte; l�, les facteurs infatigables venaient apporter des monceaux de lettres � mon adresse, et, de temps � autre, je m'y plongeais � corps perdu, comme un ministre de l'int�rieur, sauf les appointements. Dans ma correspondance, je trouvais parfois �gar�e une offre obligeante de quelqu'un des nombreux individus qui erraient dans la cour des _Doctors'-Commons_: on me proposait de pratiquer sous mon nom (si je voulais seulement me charger d'acheter la charge de procureur), et de me donner tant pour cent sur les b�n�fices. Mais je d�clinai toutes ces offres, sachant bien qu'il n'y avait que d�j� trop de ces courtiers marrons en exercice, et persuad� que la cour des Commons �tait d�j� bien assez mauvaise comme cela, sans que j'allasse contribuer � la rendre pire encore. Les soeurs de Sophie �taient retourn�es en Devonshire, lorsque mon nom vint �clore sur la porte de Traddles, et c'�tait le petit espi�gle qui r�pondait tout le jour, sans seulement avoir l'air de conna�tre Sophie, confin�e dans une chambre de derri�re, d'o� elle avait l'agr�ment de pouvoir, en levant les yeux de dessus son ouvrage, avoir une �chapp�e de vue sur un petit bout de jardin enfum�, y compris une pompe. Mais je la retrouvais toujours l�, charmante et douce m�nag�re, fredonnant ses chansons du Devonshire quand elle n'entendait pas monter quelques pas inconnus, et fixant par ses chants m�lodieux le petit page sur son si�ge, dans son antichambre officielle. Je ne comprenais pas, au premier abord, pourquoi je trouvais si souvent Sophie occup�e � �crire sur un grand livre, ni pourquoi, d�s qu'elle m'apercevait, elle s'empressait de le fourrer dans le tiroir de sa table. Mais le secret me fut bient�t d�voil�. Un jour, Traddles (qui venait de rentrer par une pluie battante) sortit un papier de son pupitre et me demanda ce que je pensais de cette �criture. -- Oh, non, Tom! s'�cria Sophie, qui faisait chauffer les pantoufles de son mari. -- Pourquoi pas, ma ch�re, reprit Tom d'un air ravi. Que dites- vous de cette �criture, Copperfield? -- Elle est magnifique; c'est tout � fait l'�criture l�gale des affaires. Je n'ai jamais vu, je crois, une main plus ferme. -- �a n'a pas l'air d'une �criture de femme, n'est-ce pas? dit Traddles. -- De femme! r�p�tai-je. Pourquoi pas d'un moulin � vent?� Traddles, ravi de ma m�prise, �clata de rire, et m'apprit que c'�tait l'�criture de Sophie; que Sophie avait d�clar� qu'il lui fallait bient�t un copiste, et qu'elle voulait remplir cet office; qu'elle avait attrap� ce genre d'�criture � force d'�tudier un mod�le; et qu'elle transcrivait maintenant je ne sais combien de pages in-folio � l'heure. Sophie �tait toute confuse de ce qu'on me disait l�. �Quand Tom sera juge, disait-elle, il n'ira pas le crier comme cela sur les toits. Mais Tom n'�tait pas de cet avis; il d�clarait au contraire qu'il en serait toujours �galement fier, quelles que fussent les circonstances. �Quelle excellente et charmante femme vous avez, mon cher Traddles! lui dis-je, lorsqu'elle fut sortie en riant. -- Mon cher Copperfield, reprit Traddles, c'est sans exception la meilleure fille du monde. Si vous saviez comme elle gouverne tout ici, avec quelle exactitude, quelle habilet�, quelle �conomie, quel ordre, quelle bonne humeur elle vous m�ne tout cela! -- En v�rit�, vous avez bien raison de faire son �loge, repris-je. Vous �tes un heureux mortel. Je vous crois faits tous deux pour vous communiquer l'un � l'autre le bonheur que chacun de vous porte en soi-m�me. -- Il est certain que nous sommes les plus heureux du monde, reprit Traddles; c'est une chose que je ne peux pas nier. Tenez! Copperfield, quand je la vois se lever � la lumi�re pour mettre tout en ordre, aller faire son march� sans jamais s'inqui�ter du temps, avant m�me que les clercs soient arriv�s dans le bureau; me composer je ne sais comment les meilleurs petits d�ners, avec les �l�ments les plus ordinaires; me faire des puddings et des p�t�s, remettre chaque chose � sa place, toujours propre et soign�e sur sa personne; m'attendre le soir si tard que je puisse rentrer, toujours de bonne humeur, toujours pr�te � m'encourager, et tout cela pour me faire plaisir: non vraiment, l�, il m'arrive quelquefois de ne pas y croire, Copperfield!� Il contemplait avec tendresse jusqu'aux pantoufles qu'elle lui avait fait chauffer, tout en mettant ses pieds dedans et les �tendant sur les chenets d'un air de satisfaction. �Je ne peux pas le croire, r�p�tait-il. Et si vous saviez que de plaisirs nous avons! Ils ne sont pas chers, mais ils sont admirables. Quand nous sommes chez nous le soir, et que nous fermons notre porte, apr�s avoir tir� ces rideaux..., qu'elle a faits... o� pourrions-nous �tre mieux? Quand il fait beau, et que nous allons nous promener le soir, les rues nous fournissent mille jouissances. Nous nous mettons � regarder les �talages des bijoutiers, et je montre � Sophie lequel de ces serpents aux yeux de diamants, couch�s sur du satin blanc, je lui donnerais si j'en avais le moyen; et Sophie me montre laquelle de ces belles montres d'or � cylindre, avec mouvement � �chappement horizontal, elle m'ach�terait si elle en avait le moyen: puis nous choisissons les cuillers et les fourchettes, les couteaux � beurre, les truelles � poisson ou les pinces � sucre qui nous plairaient le plus, si nous avions le moyen: et vraiment, nous nous en allons aussi contents que si nous les avions achet�s! Une autre fois, nous allons fl�ner dans les squares ou dans les belles rues; nous voyons une maison � louer, alors nous la consid�rons en nous demandant si cela nous conviendra quand je serai fait juge. Puis nous prenons tous nos arrangements: cette chambre-l� sera pour nous, telle autre pour l'une de nos soeurs, etc., etc., jusqu'� ce que nous ayons d�cid� si v�ritablement l'h�tel peut ou non nous convenir. Quelquefois aussi nous allons, en payant moiti� place, au parterre de quelque th��tre, dont le fumet seul, � mon avis, n'est pas cher pour le prix, et nous nous amusons comme des rois. Sophie d'abord croit tout ce qu'elle entend sur la sc�ne, et moi aussi. En rentrant, nous achetons de temps en temps un petit morceau de quelque chose chez le charcutier, ou un petit homard chez le marchand de poisson, et nous revenons chez nous faire un magnifique souper, tout en causant de ce que nous venons de voir. Eh bien! Copperfield, n'est-il pas vrai que si j'�tais lord chancelier, nous ne pourrions jamais faire �a? -- Quoi que vous deveniez, mon cher Traddles, pensai-je en moi- m�me, vous ne ferez jamais rien que de bon et d'aimable. � propos, lui dis-je tout haut, je suppose que vous ne dessinez plus jamais de squelettes? -- Mais r�ellement, r�pondit Traddles en riant et en rougissant, je n'oserais jamais l'affirmer, mon cher Copperfield. Car l'autre jour j'�tais au banc du roi, une plume � la main; il m'a pris fantaisie de voir si j'avais conserv� mon talent d'autrefois. Et j'ai bien peur qu'il n'y ait un squelette... en perruque... sur le rebord du pupitre.� Quand nous e�mes bien ri de tout notre coeur, Traddles se mit � dire, de son ton d'indulgence: �Ce vieux Creakle! -- J'ai re�u une lettre de ce vieux... sc�l�rat, lui dis-je.� car jamais je ne m'�tais senti moins dispos� � lui pardonner l'habitude qu'il avait prise de battre Traddles comme pl�tre, qu'en voyant Traddles si dispos� � lui pardonner pour lui-m�me. -- De Creakle le ma�tre de pension? s'�cria Traddles. Oh! non, ce n'est pas possible. -- Parmi les personnes qu'attire vers moi ma renomm�e naissante, lui dis-je en jetant un coup d'oeil sur mes lettres, et qui font la d�couverte qu'elles m'ont toujours �t� tr�s-attach�es, se trouve le susdit Creakle. Il n'est plus ma�tre de pension � pr�sent, Traddles. Il est retir�. C'est un magistrat du comt� de Middlesex.� Je jouissais d'avance de la surprise de Traddles, mais point du tout, il n'en montra aucune. �Et comment peut-il se faire, � votre avis, qu'il soit devenu magistrat du Middlesex? continuai-je. -- Oh! mon cher ami, r�pondit Traddles, c'est une question � laquelle il serait bien difficile de r�pondre. Peut-�tre a-t-il vot� pour quelqu'un ou pr�t� de l'argent � quelqu'un, ou achet� quelque chose � quelqu'un, ou rendu service � quelqu'un, qui connaissait quelqu'un, qui a obtenu du lieutenant du comt� qu'on le m�t dans la commission? -- En tout cas, il en est, de la commission, lui dis-je. Et il m'�crit qu'il sera heureux de me faire voir, en pleine vigueur, le seul vrai syst�me de discipline pour les prisons; le seul moyen infaillible d'obtenir des repentirs solides et durables, c'est-�- dire, comme vous savez, le syst�me cellulaire. Qu'en pensez-vous? -- Du syst�me? me demanda Traddles, d'un air grave. -- Non. Mais croyez-vous que je doive accepter son offre, et lui annoncer que vous y viendrez avec moi? -- Je n'y ai pas d'objection, dit Traddles. -- Alors, je vais lui �crire pour le pr�venir. Vous rappelez-vous (pour ne rien dire de la fa�on dont on nous traitait) que ce m�me Creakle avait mis son fils � la porte de chez lui, et vous souvenez-vous de la vie qu'il faisait mener � sa femme et � sa fille? -- Parfaitement, dit Traddles. -- Eh bien, si vous lisez sa lettre, vous verrez que c'est le plus tendre des hommes pour les condamn�s charg�s de tous les crimes. Seulement je ne suis pas bien s�r que cette tendresse de coeur s'�tende aussi � quelque autre classe de cr�atures humaines.� Traddles haussa les �paules, mais sans para�tre le moins du monde surpris. Je ne l'�tais pas moi-m�me, j'avais d�j� vu trop souvent de semblables parodies en action. Nous fix�mes le jour de notre visite, et j'�crivis le soir m�me � M. Creakle. Au jour marqu�, je crois que c'�tait le lendemain, mais peu importe, nous nous rend�mes, Traddles et moi, � la prison o� M. Creakle exer�ait son autorit�. C'�tait un immense b�timent qui avait d� co�ter fort cher � construire. Comme nous approchions de la porte, je ne pus m'emp�cher de songer au toll� g�n�ral qu'aurait excit� dans le pays le pauvre innocent qui aurait propos� de d�penser la moiti� de la somme pour construire une �cole industrielle en faveur des jeunes gens, ou un asile en faveur des vieillards dignes d'int�r�t. On nous fit entrer dans un bureau qui aurait pu servir de rez-de- chauss�e � la tour de Babel, tant il �tait solidement construit. L� nous f�mes pr�sent�s � notre ancien ma�tre de pension, au milieu d'un groupe qui se composait de deux ou trois de ces infatigables magistrats, ses coll�gues, et de quelques visiteurs venus � leur suite. Il me re�ut comme un homme qui m'avait form� l'esprit et le coeur, et qui m'avait toujours aim� tendrement. Quand je lui pr�sentai Traddles, M. Creakle d�clara, mais avec moins d'emphase, qu'il avait �galement �t� le guide, le ma�tre et l'ami de Traddles. Notre v�n�rable p�dagogue avait beaucoup vieilli; mais ce n'�tait pas � son avantage. Son visage �tait toujours aussi m�chant; ses yeux aussi petits et un peu plus enfonc�s encore. Ses rares cheveux gras et gris, avec lesquels je me le repr�sentais toujours, avaient presque absolument disparu, et les grosses veines qui se dessinaient sur son cr�ne chauve n'�taient pas faites pour le rendre plus agr�able � voir. Apr�s avoir caus� un moment avec ces messieurs, dont la conversation aurait pu faire croire qu'il n'y avait dans ce monde rien d'aussi important que le supr�me bien-�tre des prisonniers, ni rien � faire sur la terre en dehors des grilles d'une prison, nous commen��mes notre inspection. C'�tait justement l'heure du d�ner: nous all�mes d'abord dans la grande cuisine, o� l'on pr�parait le d�ner de chaque prisonnier (qu'on allait lui passer par sa cellule), avec la r�gularit� et la pr�cision d'une horloge. Je dis tout bas � Traddles que je trouvais un contraste bien frappant entre ces repas si abondants et si soign�s et les d�ners, je ne dis pas des pauvres, mais des soldats, des marins, des paysans, de la masse honn�te et laborieuse de la nation, dont il n'y avait pas un sur cinq cents qui d�n�t aussi bien de moiti�. J'appris que le _Syst�me_ exigeait une forte nourriture, et, en un mot, pour en finir avec le _Syst�me_, je d�couvris que, sur ce point comme sur tous les autres, le _Syst�me_ levait tous les doutes, et tranchait toutes les difficult�s. Personne ne paraissait avoir la moindre id�e qu'il y e�t un autre syst�me que le _Syst�me_, qui val�t la peine d'en parler. Tandis que nous traversions un magnifique corridor, je demandai � M. Creakle et � ses amis quels �taient les avantages principaux de ce tout-puissant, de cet incomparable syst�me. J'appris que c'�tait l'isolement complet des prisonniers, gr�ce auquel un homme ne pouvait savoir quoi que ce f�t de celui qui �tait enferm� � c�t� de lui, et se trouvait l� r�duit � un �tat d'�me salutaire qui l'amenait enfin � la repentance et � une contrition sinc�re. Lorsque nous e�mes visit� quelques individus dans leurs cellules et travers� les couloirs sur lesquels donnaient ces cellules; quand on nous eut expliqu� la mani�re de se rendre � la chapelle, et ainsi de suite, je fus frapp� de l'id�e qu'il �tait extr�mement probable que les prisonniers en savaient plus long qu'on ne croyait sur le compte les uns des autres, et qu'ils avaient �videmment trouv� quelque bon petit moyen de correspondre ensemble. Ceci a �t� prouv� depuis, je crois, mais, sachant bien qu'un tel soup�on serait repouss� comme un abominable blasph�me contre le Syst�me, j'attendis, pour examiner de plus pr�s les traces de cette p�nitence tant vant�e. Mais ici, je fus encore assailli par de grands doutes. Je trouvai que la p�nitence �tait � peu pr�s taill�e sur un patron uniforme, comme les habits et les gilets de confection qu'on voit aux �talages des tailleurs. Je trouvai qu'on faisait de grandes professions de foi, fort semblables quant au fond et m�me quant � la forme, ce qui me parut tr�s-louche. Je trouvai une quantit� de renards occup�s � dire beaucoup de mal des raisins suspendus � des treilles inaccessibles; mais, de tous ces renards, il n'y en avait pas un seul � qui j'eusse confi� une grappe � la port�e de ses griffes. Surtout je trouvai que ceux qui parlaient le plus �taient ceux qui excitaient le plus d'int�r�t, et que leur amour-propre, leur vanit�, le besoin qu'ils avaient de faire de l'effet et de tromper les gens, tous sentiments suffisamment d�montr�s par leurs ant�c�dents, les portaient � faire de longues professions de foi dans lesquelles ils se complaisaient fort. Cependant j'entendis si souvent parler, durant le cours de notre visite, d'un certain num�ro Vingt-sept qui �tait en odeur de saintet�, que je r�solus de suspendre mon jugement jusqu'� ce que j'eusse vu Vingt-sept. Vingt-huit faisait le pendant, c'�tait aussi, me dit-on, un astre fort �clatant, mais, par malheur pour lui, son m�rite �tait l�g�rement �clips� par le lustre extraordinaire de Vingt-sept. � force d'entendre parler de Vingt- sept, des pieuses exhortations qu'il adressait � tous ceux qui l'entouraient, des belles lettres qu'il �crivait constamment � sa m�re, qu'il s'inqui�tait de voir dans la mauvaise voie, je devins tr�s-impatient de me trouver en face de ce ph�nom�ne. J'eus � ma�triser quelque temps mon impatience, parce qu'on r�servait Vingt-sept pour le bouquet. � la fin, pourtant, nous arriv�mes � la porte de sa cellule, et, l�, M. Creakle, appliquant son oeil � un petit trou dans le mur, nous apprit avec la plus vive admiration, qu'il �tait en train de lire un livre de cantiques. Imm�diatement il se pr�cipita tant de t�tes � la fois pour voir num�ro Vingt-sept lire son livre de cantiques, que le petit trou se trouva bloqu� en moins de rien par une profondeur de six ou sept t�tes. Pour rem�dier � cet inconv�nient, et pour nous donner l'occasion de causer avec Vingt-sept dans toute sa puret�, M. Creakle donna l'ordre d'ouvrir la porte de la cellule et d'inviter Vingt-sept � venir dans le corridor. On ex�cuta ses instructions, et quel ne fut pas l'�tonnement de Traddles et le mien! Cet illustre converti, ce fameux num�ro Vingt-sept, c'�tait Uriah Heep! Il nous reconnut imm�diatement et nous dit, en sortant de sa cellule avec ses contorsions d'autrefois: �Comment vous portez-vous, monsieur Copperfield? Comment vous portez-vous, monsieur Traddles?� Cette reconnaissance causa parmi l'assistance une admiration g�n�rale que je ne pus m'expliquer qu'en supposant que chacun �tait �merveill� de voir qu'il ne f�t pas fier le moins du monde et qu'il nous fit l'honneur de vouloir bien nous reconna�tre. �Eh bien, Vingt-sept, dit M. Creakle en l'admirant d'un air sentimental, comment vous trouvez-vous aujourd'hui? -- Je suis bien humble, monsieur, r�pondit Uriah Heep. -- Vous l'�tes toujours, Vingt-sept,� dit M. Creakle. Ici un autre monsieur lui demanda, de l'air d'un profond int�r�t: �Vous sentez-vous vraiment tout � fait bien? -- Oui, monsieur, merci, dit Uriah Heep en regardant du c�t� de son interlocuteur, beaucoup mieux ici que je n'ai jamais �t� nulle part. Je reconnais maintenant mes folies, monsieur. C'est l� ce qui fait que je me sens si bien de mon nouvel �tat.� Plusieurs des assistants �taient profond�ment touch�s. L'un d'entre eux, s'avan�ant vers lui, lui demanda, avec une extr�me sensibilit�, comment il trouvait le boeuf? �Merci, monsieur, r�pondit Uriah Heep en regardant du c�t� d'o� venait cette nouvelle question; il �tait plus dur hier que je ne l'aurais souhait�, mais mon devoir est de m'y r�signer. J'ai fait des sottises, messieurs, dit Uriah en regardant autour de lui avec un sourire b�nin, et je dois en supporter les cons�quences sans me plaindre.� Il s'�leva un murmure combin� o� venaient se m�ler, d'une part la satisfaction de voir � Vingt-sept un �tat d'�me si c�leste, et de l'autre un sentiment d'indignation contre le fournisseur pour lui avoir donn� quelque sujet de plainte (M. Creakle en prit note imm�diatement). Cependant, Vingt-sept restait debout au milieu de nous, comme s'il sentait bien qu'il repr�sentait l� la pi�ce curieuse d'un mus�um des plus int�ressants. Pour nous porter, � nous autres n�ophytes, le coup de gr�ce et nous �blouir, s�ance tenante, en redoublant � nos yeux ces �clatantes merveilles, on donna l'ordre de nous amener aussi Vingt-huit. J'avais d�j� �t� tellement �tonn�, que je n'�prouvai qu'une sorte de surprise r�sign�e quand je vis s'avancer M. Littimer lisant un bon livre. �Vingt-huit, dit un monsieur � lunettes qui n'avait pas encore parl�, la semaine pass�e, vous vous �tes plaint du chocolat, mon ami. A-t-il �t� meilleur cette semaine? -- Merci, monsieur, dit M. Littimer, il �tait mieux fait. Si j'osais faire une observation, monsieur, je crois que le lait qu'on y m�le n'est pas parfaitement pur; mais je sais, monsieur, qu'on falsifie beaucoup le lait � Londres, et que c'est un article qu'il est difficile de se procurer naturel.� Je crus remarquer que le monsieur en lunettes faisait concurrence avec son Vingt-huit au Vingt-sept de M. Creakle, car chacun d'eux se chargeait de faire valoir son prot�g� tour � tour. �Dans quel �tat d'�me �tes-vous, Vingt-huit? dit l'interrogateur en lunettes. -- Je vous remercie, monsieur, r�pondit M. Littimer; je reconnais mes folies, monsieur; je suis bien pein� quand je songe aux p�ch�s de mes anciens compagnons, monsieur, mais j'esp�re qu'ils obtiendront leur pardon. -- Vous vous trouvez heureux? continua le m�me monsieur d'un ton d'encouragement. -- Je vous suis bien oblig�, monsieur, reprit M. Littimer; parfaitement. -- Y a-t-il quelque chose qui vous pr�occupe? Dites-le franchement, Vingt-huit. -- Monsieur, dit M. Littimer sans lever la t�te, si mes yeux ne m'ont pas tromp�, il y a ici un monsieur qui m'a connu autrefois. Il peut �tre utile � ce monsieur de savoir que j'attribue toutes mes folies pass�es � ce que j'ai men� une vie frivole au service des jeunes gens, et que je me suis laiss� entra�ner par eux � des faiblesses auxquelles je n'ai pas eu la force de r�sister. J'esp�re que ce monsieur, qui est jeune, voudra bien profiter de cet avertissement, monsieur, et ne pas s'offenser de la libert� que je prends; c'est pour son bien. Je reconnais toutes mes folies pass�es; j'esp�re qu'il se repentira de m�me de toutes les fautes et des p�ch�s dont il a pris sa part.� J'observai que plusieurs messieurs se couvraient les yeux de la main comme s'ils venaient d'entrer dans une �glise. �Cela vous fait honneur, Vingt-huit: je n'attendais pas moins de vous... Avez-vous encore quelques mots � dire? -- Monsieur, reprit M. Littimer en levant l�g�rement, non pas les yeux, mais les sourcils seulement, il y avait une jeune femme d'une mauvaise conduite que j'ai essay�, mais en vain, de sauver. Je prie ce monsieur, si cela lui est possible, d'informer cette jeune femme, de ma part, que je lui pardonne ses torts envers moi, et que je l'invite � la repentance. J'esp�re qu'il aura cette bont�. -- Je ne doute pas, Vingt-huit, continua son interlocuteur, que le monsieur auquel vous faites allusion ne sente tr�s-vivement, comme nous le faisons tous, ce que vous venez de dire d'une fa�on si touchante. Nous ne voulons pas vous retenir plus longtemps. -- Je vous remercie, monsieur, dit M. Littimer. Messieurs, je vous souhaite le bonjour; j'esp�re que vous en viendrez aussi, vous et vos familles, � reconna�tre vos p�ch�s et � vous amender.� L�-dessus Vingt-huit se retira apr�s avoir lanc� un regard d'intelligence � Uriah. On voyait bien qu'ils n'�taient pas inconnus l'un � l'autre et qu'ils avaient trouv� moyen de s'entendre. Quand on ferma sur lui la porte de sa cellule, on entendait chuchoter de tout c�t� dans le groupe que c'�tait l� un prisonnier bien respectable, un cas magnifique. �Maintenant, Vingt-sept, dit M. Creakle rentrant en sc�ne avec son champion, y a-t-il quelque chose qu'on puisse faire pour vous? Vous n'avez qu'� dire. -- Je vous demande humblement, monsieur, reprit Uriah en secouant sa t�te haineuse, l'autorisation d'�crire encore � ma m�re. -- Elle vous sera certainement accord�e, dit M. Creakle. -- Merci, monsieur! Je suis bien inquiet de ma m�re. Je crains qu'elle ne soit pas en s�ret�.� Quelqu'un eut l'imprudence de demander quel danger elle courait; mais un �Chut!� scandalis� fut la r�ponse g�n�rale. �Je crains qu'elle ne soit pas en s�ret� pour l'�ternit�, monsieur, r�pondit Uriah en se tordant vers la voix; je voudrais savoir ma m�re dans l'�tat o� je suis. Jamais je ne serais arriv� � cet �tat d'�me si je n'�tais pas venu ici. Je voudrais que ma m�re f�t ici. Quel bonheur ce serait pour chacun qu'on p�t amener ici tout le monde.� Ce sentiment fut re�u avec une satisfaction sans limites, une satisfaction telle que ces messieurs n'avaient, je crois, encore rien vu de pareil. �Avant de venir ici, dit Uriah en nous jetant un regard de c�t�, comme s'il e�t souhait� de pouvoir empoisonner d'un coup d'oeil le monde ext�rieur auquel nous appartenions; avant de venir ici, je commettais des fautes; mais, je puis maintenant le reconna�tre, il y a bien du p�ch� dans le monde; il y a bien du p�ch� chez ma m�re. D'ailleurs, il n'y a que p�ch� partout, except� ici. -- Vous �tes tout � fait chang�, dit M. Creakle. -- Oh ciel! certainement, monsieur, cria ce converti de la plus belle esp�rance. -- Vous ne retomberiez pas, si on vous mettait en libert�? demanda une autre personne. -- Oh ciel! non, monsieur. -- Bien! dit M. Creakle, tout ceci est tr�s-satisfaisant. Vous vous �tes adress� � M. Copperfield, Vingt-sept, avez-vous quelque chose de plus � lui dire? -- Vous m'avez connu longtemps avant mon entr�e ici, et mon grand changement, monsieur Copperfield, dit Uriah en me regardant de telle mani�re que jamais je n'avais vu, m�me sur son visage, un plus atroce regard... Vous m'avez connu dans le temps o�, malgr� toutes mes fautes, j'�tais humble avec les orgueilleux, et doux avec les violents; vous avez �t� violent envers moi une fois, monsieur Copperfield; vous m'avez donn� un soufflet, vous savez!� Tableau de commis�ration g�n�rale. On me lance des regards indign�s. �Mais je vous pardonne, monsieur Copperfield, dit Uriah faisant de sa cl�mence le sujet d'un parall�le odieux, impie, que je croirais blasph�mer de r�p�ter. Je pardonne � tout le monde. Ce n'est pas � moi de conserver la moindre rancune contre qui que ce soit. Je vous pardonne de bon coeur, et j'esp�re qu'� l'avenir vous dompterez mieux vos passions. J'esp�re que M. Wickfield et miss Wickfield se repentiront, ainsi que toute cette clique de p�cheurs. Vous avez �t� visit� par l'affliction, et j'esp�re que cela vous profitera, mais il vous aurait �t� encore plus profitable de venir ici. M. Wickfield aurait mieux fait de venir ici, et miss Wickfield aussi. Ce que je puis vous souhaiter de mieux, monsieur Copperfield, ainsi qu'� vous tous, messieurs, c'est d'�tre arr�t�s et conduits ici. Quand je songe � mes folies pass�es et � mon �tat pr�sent, je sens combien cela vous serait avantageux. Je plains tous ceux qui ne sont pas amen�s ici.� Il se glissa dans sa cellule au milieu d'un choeur d'approbation; Traddles et moi, nous nous sent�mes tout soulag�s quand il fut sous les verrous. Une cons�quence remarquable de tout ce beau repentir, c'est qu'il me donna l'envie de demander ce qu'avaient fait ces deux hommes pour �tre mis en prison. C'�tait �videmment le dernier aveu sur lequel ils fussent dispos�s � s'�tendre. Je m'adressai � un des deux gardiens qui, d'apr�s l'expression de leur visage, avaient bien l'air de savoir � quoi s'en tenir sur toute cette com�die. �Savez-vous, leur dis-je, tandis que nous suivions le corridor, quelle a �t� la derni�re erreur du num�ro vingt-sept.� On me r�pondit que c'�tait un cas de banque. �Une fraude sur la banque d'Angleterre? demandai-je. -- Oui, monsieur. Un cas de fraude, de faux et de complot, car il n'�tait pas seul; c'�tait lui qui menait la bande. Il s'agissait d'une grosse somme. On les a condamn�s � la d�portation perp�tuelle. Vingt-sept �tait le plus rus� de la troupe, il avait su se tenir presque compl�tement dans l'ombre. Pourtant il n'a pu y r�ussir tout � fait. La banque n'a pu que lui mettre un grain de sel sur la queue... et ce n'�tait pas facile. -- Savez-vous le crime de Vingt-huit? -- Vingt-huit, reprit le gardien, en parlant � voix basse, et par- dessus l'�paule, sans retourner la t�te, comme s'il craignait que Creakle et consorts ne l'entendissent parler avec cette coupable irr�v�rence sur le compte de ces cr�atures immacul�es, Vingt-huit (�galement condamn� � la d�portation) est entr� au service d'un jeune ma�tre � qui, la veille de son d�part pour l'�tranger, il a vol� deux cent cinquante livres sterling tant en argent qu'en valeurs. Ce qui me rappelle tout particuli�rement son affaire, c'est qu'il a �t� arr�t� par une naine. -- Par qui? -- Par une toute petite femme dont j'ai oubli� le nom. -- Ce n'est pas Mowcher? -- Pr�cis�ment. Il avait �chapp� � toutes les poursuites, il partait pour l'Am�rique avec une perruque et des favoris blonds, jamais vous n'avez vu pareil d�guisement, quand cette petite femme, qui se trouvait � Southampton, le rencontra dans la rue, le reconnut de son oeil per�ant, courut se jeter entre ses jambes pour le faire tomber et le tint ferme, comme la mort. -- Excellente miss Mowcher! m'�criai-je. -- C'�tait bien le cas de le dire, si vous l'aviez vue comme moi, debout sur une chaise, au banc des t�moins, le jour du jugement. Quand elle l'avait arr�t�, il lui avait fait une grande balafre � la figure, et l'avait maltrait�e de la fa�on la plus brutale, mais elle ne l'a l�ch� que quand elle l'a vu sous les verrous. Et m�me elle le tenait si obstin�ment, que les agents de police ont �t� oblig�s de les emmener ensemble. Il n'y avait rien de plus dr�le que sa d�position; elle a re�u des compliments de toute la Cour, et on l'a ramen�e chez elle en triomphe. Elle a dit devant le tribunal que, le connaissant comme elle le connaissait, elle l'aurait arr�t� tout de m�me, quand elle aurait �t� manchotte, et qu'il e�t �t� fort comme Samson. Et, en conscience, je crois qu'elle l'aurait fait comme elle le disait.� C'�tait aussi mon opinion, et j'en estimais davantage miss Mowcher. Nous avions vu tout ce qu'il y avait � voir. En vain nous aurions essay� de faire comprendre � un homme comme le v�n�rable M. Creakle, que Vingt-sept et Vingt-huit �taient des gens de caract�re qui n'avaient nullement chang�, qu'ils �taient ce qu'ils avaient toujours �t�: de vils hypocrites faits tout expr�s pour cette esp�ce de confession publique: qu'ils savaient aussi bien que nous, que tout cela �tait cot� � la bourse de la philanthropie et qu'on leur en tiendrait compte aussit�t qu'ils allaient �tre loin de leur patrie; en un mot, que ce n'�tait d'un bout � l'autre qu'un calcul inf�me, une imposture ex�crable. Nous laiss�mes l� le _Syst�me_ et ses adh�rents, et nous repr�mes le chemin de la maison, encore tout abasourdis de ce que nous venions de voir. �Traddles, dis-je � mon ami, quand on a enfourch� un mauvais dada, il vaut peut-�tre mieux en effet le surmener comme cela, pour le crever plus vite. -- Dieu vous entende!� me r�pondit-il. CHAPITRE XXXII. Une �toile brille sur mon chemin. Nous �tions arriv�s � No�l; il y avait plus de deux mois que j'�tais de retour. J'avais vu souvent Agn�s. Quelque plaisir que j'�prouvasse � m'entendre louer par la grande voix du public, voix puissante pour m'encourager � redoubler d'efforts, le plus petit mot d'�loge sorti de la bouche d'Agn�s valait pour moi mille fois plus que tout le reste. J'allais � Canterbury au moins une fois par semaine, souvent davantage, passer la soir�e avec elle. Je revenais la nuit, � cheval, car j'�tais alors retomb� dans mon humeur m�lancolique... surtout quand je la quittais... et j'�tais bien aise de prendre un exercice forc� pour �chapper aux souvenirs du pass� qui me poursuivaient dans de p�nibles veilles, ou dans des r�ves plus p�nibles encore. Je passais donc � cheval la plus grande partie de mes longues et tristes nuits, �voquant, le long du chemin, les douloureux regrets qui m'avaient occup� pendant ma longue absence. Ou plut�t j'�coutais l'�cho de ces regrets, que j'entendais dans le lointain. C'�tait moi qui les avais, de moi-m�me, exil�s si loin de moi; je n'avais plus qu'� accepter le r�le in�vitable que je m'�tais fait � moi-m�me. Quand je lisais � Agn�s les pages que je venais d'�crire, quand je la voyais m'�couter si attentivement, se mettre � rire ou fondre en larmes; quand sa voix affectueuse se m�lait avec tant d'int�r�t au monde id�al o� je vivais, je songeais � ce qu'aurait pu �tre ma vie; mais j'y songeais, comme jadis, apr�s avoir �pous� Dora, j'avais song� trop tard � ce que j'aurais voulu que f�t ma femme. Mes devoirs envers Agn�s, qui m'aimait d'une tendresse que je ne devais point songer � troubler; sans me rendre coupable envers elle d'un �go�sme mis�rable, impuissant d'ailleurs � r�parer le mal; l'assurance o� j'�tais, apr�s m�re r�flexion, qu'ayant volontairement g�t� moi-m�me ma destin�e, et obtenu le genre d'attachement que mon coeur imp�tueux lui avait demand�, je n'avais pas le droit de murmurer, et que je n'avais plus qu'� souffrir: voil� tout ce qui occupait mon �me et ma pens�e; mais je l'aimais, et je trouvais quelque consolation � me dire qu'un jour viendrait peut-�tre o� je pourrais l'avouer sans remords, un jour bien �loign� o� je pourrais lui dire: �Agn�s, voil� o� j'en �tais quand je suis revenu pr�s de vous; et maintenant je suis vieux, et je n'ai jamais aim� depuis!� Pour elle, elle ne montrait aucun changement dans ses sentiments ni dans ses mani�res: ce qu'elle avait toujours �t� pour moi, elle l'�tait encore; rien de moins, rien de plus. Entre ma tante et moi, ce sujet semblait �tre banni de nos conversations, non que nous eussions un parti pris de l'�viter; mais, par une esp�ce d'engagement tacite, nous y songions chacun de notre c�t�, sans formuler en commun nos pens�es. Quand, suivant notre ancienne habitude, nous �tions assis le soir au coin du feu, nous restions absorb�s dans ces r�veries, mais tout naturellement, comme si nous en eussions parl� sans r�serve. Et cependant nous gardions le silence. Je crois qu'elle avait lu dans mon coeur, et qu'elle comprenait � merveille pourquoi je me condamnais � me taire. No�l �tait proche, et Agn�s ne m'avait rien dit: je commen�ai � craindre qu'elle n'e�t compris l'�tat de mon �me, et qu'elle ne gard�t son secret, de peur de me faire de la peine. Si cela �tait, mon sacrifice �tait inutile, je n'avais pas rempli le plus simple de mes devoirs envers elle; je faisais chaque jour ce que j'avais r�solu d'�viter. Je me d�cidai � trancher la difficult�; s'il existait entre nous une telle barri�re, il fallait la briser d'une main �nergique. C'�tait par un jour d'hiver, froid et sombre! que de raisons j'ai de me le rappeler! Il �tait tomb�, quelques heures auparavant, une neige qui, sans �tre �paisse, s'�tait gel�e sur le sol qu'elle recouvrait. Sur la mer, je voyais � travers les vitres de ma fen�tre le vent du nord souffler avec violence. Je venais de penser aux rafales qui devaient balayer en ce moment les solitudes neigeuses de la Suisse, et ses montagnes inaccessibles aux humains dans cette saison, et je me demandais ce qu'il y avait de plus solitaire, de ces r�gions isol�es, ou de cet oc�an d�sert. �Vous sortez � cheval aujourd'hui, Trot? dit ma tante en entr'ouvrant ma porte. -- Oui, lui dis-je, je pars pour Canterbury. C'est un beau jour pour monter � cheval. -- Je souhaite que votre cheval soit de cet avis, dit ma tante, mais pour le moment il est l� devant la porte, l'oreille basse et la t�te pench�e comme s'il aimait mieux son �curie.� Ma tante, par parenth�se, permettait � mon cheval de traverser la pelouse r�serv�e, mais sans se rel�cher de sa s�v�rit� pour les �nes. �Il va bient�t se ragaillardir, n'ayez pas peur. -- En tout cas, la promenade fera du bien � son ma�tre, dit ma tante, en regardant les papiers entass�s sur ma table. Ah! mon enfant, vous passez � cela bien des heures. Jamais je ne me serais dout�e, quand je lisais un livre autrefois, qu'il e�t co�t� tant de peine, tant de peine � l'auteur. Il n'en co�te gu�re moins au lecteur, quelquefois, r�pondis-je. Quant � l'auteur, son travail n'est pas pour lui sans charme, ma tante. -- Ah! oui, dit ma tante, l'ambition, l'amour de la gloire, la sympathie, et bien d'autres choses encore, je suppose? Eh bien! bon voyage! -- Savez-vous quelque chose de plus, lui dis-je d'un air calme, tandis qu'elle s'asseyait dans mon fauteuil, apr�s m'avoir donn� une petite tape sur l'�paule, ... savez-vous quelque chose de plus sur cet attachement d'Agn�s dont vous m'aviez parl�?� Elle me regarda fixement, avant de me r�pondre: �Je crois que oui, Trot. -- Et votre premi�re impression se confirme-t-elle? -- Je crois que oui, Trot.� Elle me regardait en face, avec une sorte de doute, de compassion, et de d�fiance d'elle-m�me, en voyant que je m'�tudiais de mon mieux � lui montrer un visage d'une gaiet� parfaite. �Et ce qui est bien plus fort, Trot, ... dit ma tante. -- Eh bien! -- C'est que je crois qu'Agn�s va se marier. -- Que Dieu la b�nisse! lui dis-je gaiement. -- Oui, que Dieu la b�nisse! dit ma tante, et son mari aussi!� Je me joignis � ce voeu, en lui disant adieu, et, descendant rapidement l'escalier, je me mis en selle et je partis. �Raison de plus, me dis-je en moi-m�me, pour h�ter l'explication.� Comme je me rappelle ce voyage triste et froid! Les parcelles de glace, balay�es par le vent, � la surface des pr�s, venaient frapper mon visage, les sabots de mon cheval battaient la mesure sur le sol durci; la neige, emport�e par la brise, tourbillonnait sur les carri�res blanch�tres; les chevaux fumants s'arr�taient au haut des collines pour souffler, avec leurs chariots charg�s de foin, et secouaient leurs grelots harmonieux; les coteaux et les plaines qu'on voyait au bas de la montagne se dessinaient sur l'horizon noir�tre, comme des lignes immenses trac�es � la craie sur une ardoise gigantesque. Je trouvai Agn�s seule. Ses petites �l�ves �taient retourn�es dans leurs familles; elle lisait au coin du feu. Elle posa son livre en me voyant entrer, et m'accueillant avec sa cordialit� accoutum�e, elle prit son ouvrage, et s'�tablit dans une des fen�tres cintr�es de sa vieille maison. Je m'assis pr�s d'elle et nous nous m�mes � parler de ce que je faisais, du temps qu'il me fallait encore pour finir mon ouvrage, du travail que j'avais fait depuis ma derni�re visite. Agn�s �tait tr�s-gaie; et elle me pr�dit en riant que bient�t je deviendrais trop fameux pour qu'on os�t me parler sur de pareils sujets. �Aussi vous voyez que je me d�p�che d'user du pr�sent, me dit- elle, et que je ne vous �pargne pas les questions, tandis que cela m'est encore permis.� Je regardais ce beau visage, pench� sur son ouvrage; elle leva les yeux, et vit que je la regardais. �Vous avez l'air pr�occup� aujourd'hui, Trotwood! -- Agn�s, vous dirai-je pourquoi? Je suis venu pour vous le dire.� Elle posa son ouvrage, comme elle avait coutume de le faire quand nous discutions s�rieusement quelque point, et me donna toute son attention. �Ma ch�re Agn�s, doutez-vous de ma sinc�rit� avec vous? -- Non! r�pondit-elle avec un regard �tonn�. -- Doutez-vous que je sois dans l'avenir ce que j'ai toujours �t� pour vous? -- Non, r�pondit-elle comme la premi�re fois. -- Vous rappelez-vous ce que j'ai essay� de vous dire, lors de mon retour, ch�re Agn�s, de la dette de reconnaissance que j'ai contract�e envers vous, et de l'ardeur d'affection que je vous porte? -- Je me le rappelle tr�s-bien, dit-elle doucement. -- Vous avez un secret, dis-je. Agn�s, permettez-moi de le partager.� Elle baissa les yeux: elle tremblait. �Je ne pouvais toujours pas ignorer, Agn�s, quand je ne l'aurais pas appris d�j� par d'autres que par vous (n'est-ce pas �trange?) qu'il y a quelqu'un � qui vous avez donn� le tr�sor de votre amour. Ne me cachez pas ce qui touche de si pr�s � votre bonheur. Si vous avez confiance en moi (et vous me le dites, et je vous crois), traitez-moi en ami, en fr�re, dans cette occasion surtout!� Elle me jeta un regard suppliant et presque de reproche; puis, se levant, elle traversa rapidement la chambre comme si elle ne savait o� aller, et, cachant sa t�te dans ses mains, elle fondit en larmes. Ses larmes m'�murent jusqu'au fond de l'�me, et cependant elles �veill�rent en moi quelque chose qui ranimait mon courage. Sans que je susse pourquoi, elles s'alliaient dans mon esprit au doux et triste sourire qui �tait rest� grav� dans ma m�moire, et me causaient une �motion d'esp�rance plut�t que de tristesse. �Agn�s! ma soeur! mon amie! qu'ai-je fait? -- Laissez-moi sortir, Trotwood. Je ne suis pas bien. Je suis hors de moi; je vous parlerai... une autre fois. Je vous �crirai. Pas maintenant, je vous en prie, je vous en supplie!� Je cherchai � me rappeler ce qu'elle m'avait dit le soir o� nous avions caus�, sur la nature de son affection qui n'avait pas besoin de retour. Il me sembla que je venais de traverser tout un monde en un moment. �Agn�s, je ne puis supporter de vous voir ainsi, et surtout par ma faute. Ma ch�re enfant, vous que j'aime plus que tout au monde, si vous �tes malheureuse, laissez-moi partager votre chagrin. Si vous avez besoin d'aide ou de conseil, laissez-moi essayer de vous venir en aide. Si vous avez un poids sur le coeur, laissez-moi essayer de vous en adoucir la peine. Pour qui donc est-ce que je supporte la vie, Agn�s, si ce n'est pour vous! -- Oh! �pargnez-moi!... Je suis hors de moi!... Une autre fois!� Je ne pus distinguer que ces paroles entrecoup�es. �tait-ce une erreur? mon amour-propre m'entra�nait-il malgr� moi? Ou bien, �tait-il vrai que j'avais droit d'esp�rer, de r�ver que j'entrevoyais un bonheur auquel je n'avais pas seulement os� penser? �Il faut que je vous parle. Je ne puis vous laisser ainsi. Pour l'amour de Dieu, Agn�s, ne nous abusons pas l'un l'autre apr�s tant d'ann�es, apr�s tout ce qui s'est pass�! Je veux vous parler ouvertement. Si vous avez l'id�e que je doive �tre jaloux de ce bonheur que vous pouvez donner; que je ne saurai me r�signer � vous voir aux mains d'un plus cher protecteur, choisi par vous; que je ne pourrai pas, dans mon isolement, voir d'un oeil satisfait votre bonheur, bannissez cette pens�e: vous ne me rendez pas justice. Je n'ai pas tant souffert pour rien. Vous n'avez pas perdu vos le�ons. Il n'y a pas le moindre alliage d'�go�sme dans la puret� de mes sentiments pour vous.� Elle �tait redevenue calme. Au bout d'un moment, elle tourna vers moi son visage p�le encore, et me dit d'une voix basse, entrecoup�e par l'�motion, mais tr�s-distincte. �Je dois � votre amiti� pour moi, Trotwood, de vous d�clarer que vous vous trompez. Je ne puis vous en dire davantage. Si j'ai parfois eu besoin d'appui et de conseil, ils ne m'ont pas fait d�faut. Si quelquefois j'ai �t� malheureuse, mon chagrin s'est dissip�. Si j'ai eu � porter un fardeau, il a �t� rendu plus l�ger. Si j'ai un secret, il n'est pas nouveau... et ce n'est pas ce que vous supposez. Je ne puis ni le r�v�ler, ni le faire partager � personne. Voil� longtemps qu'il est � moi seule, et c'est moi seule qui dois le garder. -- Agn�s! attendez! Encore un moment!� Elle s'�loignait, mais je la retins. Je passai mon bras autour de sa taille. �Si quelquefois j'ai �t� malheureuse!... Mon secret n'est pas nouveau!� Des pens�es et des esp�rances inconnues venaient d'assaillir mon �me: un nouveau jour venait d'illuminer ma vie. �Mon Agn�s! vous que je respecte et que j'honore, vous que j'aime si tendrement! Quand je suis venu ici aujourd'hui, je croyais que rien ne pourrait m'arracher un pareil aveu. Je croyais qu'il demeurerait enseveli au fond de mon coeur, jusqu'aux jours de notre vieillesse. Mais, Agn�s, si j'entrevois en ce moment l'espoir qu'un jour peut-�tre il me sera permis de vous donner un autre nom, un nom mille fois plus doux que celui de soeur!...� Elle pleurait, mais ce n'�taient plus les m�mes larmes: j'y voyais briller mon espoir. �Agn�s! vous qui avez toujours �t� mon guide et mon plus cher appui! Si vous aviez pens� un peu plus � vous-m�me, et un peu moins � moi, lorsque nous grandissions ici ensemble, je crois que mon imagination vagabonde ne se serait jamais laiss� entra�ner loin de vous. Mais vous �tiez tellement au-dessus de moi, vous m'�tiez si n�cessaire dans mes chagrins ou dans mes joies d'enfant, que j'ai pris l'habitude de me confier en vous, de m'appuyer sur vous en toute chose, et cette habitude est devenue chez moi une seconde nature qui a usurp� la place de mes premiers sentiments, du bonheur de vous aimer comme je vous aime.� Elle pleurait toujours, mais ce n'�taient plus des larmes de tristesse; c'�taient des larmes de joie! Et je la tenais dans mes bras comme je ne l'avais jamais fait, comme je n'avais jamais r�v� de le faire! �Quand j'aimais Dora, Agn�s, vous savez si je l'ai tendrement aim�e. -- Oui! s'�cria-t-elle vivement. Et je suis heureuse de le savoir! -- Quand je l'aimais, m�me alors mon amour aurait �t� incomplet sans votre sympathie. Je l'avais, et alors il ne me manquait plus rien. Quand je l'ai perdue, Agn�s, qu'aurais-je �t� sans vous?� Et je la serrais encore dans mes bras, plus pr�s de mon coeur: sa t�te tremblante reposait sur mon �paule; ses yeux si doux cherchaient les miens, brillant de joie � travers ses larmes! �Quand je suis parti, mon Agn�s, je vous aimais. Absent, je n'ai cess� de vous aimer toujours... De retour ici, je vous aime!� Alors j'essayai de lui raconter la lutte que j'avais eu � soutenir en moi-m�me et la conclusion � laquelle j'�tais arriv�. J'essayai de lui r�v�ler toute mon �me. J'essayai de lui faire comprendre comment j'avais cherch� � la mieux conna�tre et � mieux me conna�tre moi-m�me; comment je m'�tais r�sign� � ce que j'avais cru d�couvrir, et comment ce jour-l� m�me j'�tais venu la trouver, fid�le � ma r�solution. Si elle m'aimait assez (lui disais-je) pour m'�pouser, je savais bien que ce n'�tait pas � cause de mes m�rites personnels: je n'en avais d'autre que de l'avoir fid�lement aim�e, et d'avoir beaucoup souffert; c'�tait l� ce qui m'avait d�cid� � lui tout avouer. �Et en ce moment, � mon Agn�s! je vis briller dans tes yeux l'�me de ma femme-enfant; elle me disait: �C'est bien!� et je retrouvai, en toi, le plus pr�cieux souvenir de la fleur qui s'�tait fl�trie dans tout son �clat! -- Je suis si heureuse, Trotwood! j'ai le coeur si plein! mais il faut que je vous dise une chose. -- Quoi donc, ma bien-aim�e?� Elle posa doucement ses mains sur mes �paules, et me regarda longtemps. �Savez-vous ce que c'est? -- Je n'ose pas y songer. Dites-le-moi, mon Agn�s. -- Je vous ai aim� toute ma vie!� Oh! que nous �tions heureux, mon Dieu! que nous �tions heureux! Nous ne pleurions pas sur nos �preuves pass�es! (les siennes d�passaient bien les miennes!) Non, ce n'�tait pas sur ces �preuves d'autrefois, la source de notre joie d'aujourd'hui, que nous versions des pleurs: nous pleurions du bonheur de nous voir ainsi l'un � l'autre... pour ne jamais nous s�parer. Nous all�mes nous promener ensemble dans les champs, par cette soir�e d'hiver: la nature semblait partager la joie paisible qui remplissait notre �me. Les �toiles brillaient au-dessus de nous, et, les yeux fix�s sur le ciel, nous b�nissions Dieu de nous avoir dirig�s vers le port tranquille. Debout ensemble � la fen�tre ouverte, nous contempl�mes la lune qui paraissait au milieu des �toiles: Agn�s levait vers elle ses yeux si calmes, et moi je suivais son regard. Un long espace semblait s'entr'ouvrir devant moi, et j'apercevais dans le lointain, sur cette route laborieuse, un pauvre petit gar�on d�guenill�, seul et abandonn�, qui ne se doutait gu�re qu'un jour il sentirait battre un autre coeur, surtout celui-l�, contre le sien, et pourrait dire: �Il est � moi.� L'heure du d�ner approchait quand nous par�mes chez ma tante le lendemain. Peggotty me dit qu'elle �tait dans mon cabinet: elle mettait son orgueil � le tenir en ordre, tout pr�t � me recevoir. Nous la trouv�mes lisant avec ses lunettes, au coin du feu. �Bon Dieu! me dit ma tante en nous voyant entrer, qu'est-ce que vous m'amenez l� � la maison? -- C'est Agn�s,� lui dis-je. Nous �tions convenus de commencer par �tre tr�s-discrets. Ma tante fut extr�mement d�sappoint�e. Quand j'avais dit: �C'est Agn�s,� elle m'avait lanc� un regard plein d'espoir; mais, voyant que j'�tais aussi calme que de coutume, elle �ta ses lunettes de d�sespoir, et s'en frotta vigoureusement le bout du nez. N�anmoins, elle accueillit Agn�s de grand coeur, et bient�t nous descend�mes pour d�ner. Deux ou trois fois, ma tante mit ses lunettes pour me regarder, mais elle les �tait aussit�t, d'un air d�sappoint�, et s'en frottait le nez. Le tout au grand d�plaisir de M. Dick, qui savait que c'�tait mauvais signe. �� propos, ma tante, lui dis-je apr�s d�ner, j'ai parl� � Agn�s de ce que vous m'aviez dit. -- Alors, Trot, dit ma tante en devenant tr�s-rouge, vous avez eu grand tort, et vous auriez d� tenir mieux votre promesse. -- Vous ne m'en voudrez pas, ma tante, j'esp�re, quand vous saurez qu'Agn�s n'a pas d'attachement qui la rende malheureuse. -- Quelle absurdit�!� dit ma tante. En la voyant tr�s-vex�e, je crus qu'il valait mieux en finir. Je pris la main d'Agn�s, et nous v�nmes tous deux nous agenouiller aupr�s de son fauteuil. Elle nous regarda, joignit les mains, et, pour la premi�re et la derni�re fois de sa vie, elle eut une attaque de nerfs. Peggotty accourut. D�s que ma tante fut remise, elle se jeta � son cou, l'appela une vieille folle et l'embrassa � grands bras. Apr�s quoi elle embrassa M. Dick (qui s'en trouva tr�s-honor�, mais encore plus surpris); puis elle leur expliqua tout. Et nous nous livr�mes tous � la joie. Je n'ai jamais pu d�couvrir si, dans sa derni�re conversation avec moi, ma tante s'�tait permis une fraude pieuse, ou si elle s'�tait tromp�e sur l'�tat de mon �me. Tout ce qu'elle avait dit, me r�p�ta-t-elle, c'est qu'Agn�s allait se marier, et maintenant je savais mieux que personne si ce n'�tait pas vrai. Notre mariage eut lieu quinze jours apr�s. Traddles et Sophie, le docteur et mistress Strong furent seuls invit�s � notre paisible union. Nous les quitt�mes le coeur plein de joie, pour monter tous deux en voiture. Je tenais dans mes bras celle qui avait �t� pour moi la source de toutes les nobles �motions que j'avais pu ressentir, le centre de mon �me, le cercle de ma vie, ma... ma femme! et mon amour pour elle �tait b�ti sur le roc! �Mon mari bien-aim�, dit Agn�s, maintenant que je puis vous donner ce nom, j'ai encore quelque chose � vous dire. -- Dites-le-moi, mon amour. -- C'est un souvenir de la nuit o� Dora est morte. Vous savez, elle vous avait pri� d'aller me chercher? -- Oui. -- Elle m'a dit qu'elle me laissait quelque chose. Savez-vous ce que c'�tait?� Je croyais le deviner. Je serrai plus pr�s de mon coeur la femme qui m'aimait depuis si longtemps. �Elle me dit qu'elle me faisait une derni�re pri�re et qu'elle me laissait un dernier devoir � remplir. -- Eh bien? -- Elle m'a demand� de venir un jour prendre la place qu'elle laissait vide.� Et Agn�s mit sa t�te sur mon sein: elle pleura et je pleurai avec elle, quoique nous fussions bien heureux. CHAPITRE XXXIII. Un visiteur. Je touche au terme du r�cit que j'ai voulu faire; mais il y a encore un incident sur lequel mon souvenir s'arr�te souvent avec plaisir, et sans lequel un des fils de ma toile resterait emm�l�. Ma renomm�e et ma fortune avaient grandi, mon bonheur domestique �tait parfait, j'�tais mari� depuis dix ans. Par une soir�e de printemps, nous �tions assis au coin du feu, dans notre maison de Londres, Agn�s et moi. Trois de nos enfants jouaient dans la chambre, quand on vint me dire qu'un �tranger voulait me parler. On lui avait demand� s'il venait pour affaire, et il avait r�pondu que non: il venait pour avoir le plaisir de me voir, et il arrivait d'un long voyage. Mon domestique disait que c'�tait un homme d'�ge qui avait l'air d'un fermier. Cette nouvelle produisit une certaine �motion; elle avait quelque chose de myst�rieux qui rappelait aux enfants le commencement d'une histoire favorite que leur m�re se plaisait � leur raconter, et o� l'on voyait arriver ainsi d�guis�e sous son manteau, une m�chante vieille f�e qui d�testait tout le monde. L'un de nos petits gar�ons cacha sa t�te dans les genoux de sa maman pour �tre � l'abri de tout danger, et la petite Agn�s (l'a�n�e de nos enfants), assit sa poup�e sur une chaise, pour figurer � sa place, et courut derri�re les rideaux de la fen�tre d'o� elle laissait passer la for�t de boucles dor�es de sa petite t�te blonde, curieuse de voir ce qui allait se passer. �Faites entrer!� dis-je. Nous v�mes bient�t appara�tre et s'arr�ter dans l'ombre, sur le seuil de la porte, un vieillard vert et robuste, avec des cheveux gris. La petite Agn�s, attir�e par son air avenant, avait couru � sa rencontre pour le faire entrer, et je n'avais pas encore bien reconnu ses traits, quand ma femme, se levant tout � coup, s'�cria d'une voix �mue que c'�tait M. Peggotty. C'�tait M. Peggotty! Il �tait vieux � pr�sent, mais de ces vieillesses vermeilles, vives et vigoureuses. Quand notre premi�re �motion fut calm�e et qu'il fut �tabli, avec les enfants sur ses genoux, devant le feu, dont la flamme illuminait sa face, il me parut aussi fort et aussi robuste, je dirai m�me aussi beau, pour son �ge, que jamais. �Ma�tre Davy!� dit-il. Et comme ce nom d'autrefois, prononc� du m�me temps qu'autrefois, r�jouissait mon oreille! �Ma�tre Davy, c'est un beau jour que celui o� je vous revois, avec votre excellente femme! -- Oui, mon vieil ami, c'est vraiment un beau jour! m'�criai-je. -- Et ces jolis enfants! dit M. Peggotty. Les belles petites fleurs que cela fait! Ma�tre Davy, vous n'�tiez pas plus grand que le plus petit de ces trois enfants-l�, quand je vous ai vu pour la premi�re fois. �milie �tait de la m�me taille, et notre pauvre gar�on n'�tait qu'un petit gar�on! -- J'ai chang� plus que vous depuis ce temps-l�, lui dis-je. Mais laissons tous ces bambins aller se coucher, et comme il ne peut pas y avoir en Angleterre d'autre g�te pour vous ce soir que celui-ci, dites-moi o� je puis envoyer chercher vos bagages? est- ce toujours le vieux sac noir qui a tant voyag�? Et puis, tout en buvant un verre de grog de Yarmouth, nous causerons de tout ce qui s'est pass� depuis dix ans. -- �tes-vous seul? dit Agn�s. -- Oui, madame, dit-il en lui baisant la main, je suis tout seul.� Il s'assit entre nous: nous ne savions comment lui t�moigner notre joie, et en �coutant cette voix qui m'�tait si famili�re, j'�tais tent� de croire qu'il en �tait encore au temps o� il poursuivait son long voyage � la recherche de sa ni�ce ch�rie. �Il y a une fameuse pi�ce d'eau � traverser, dit-il, pour rester seulement quelques semaines. Mais l'eau me conna�t (surtout quand elle est sal�e) et les amis sont les amis; aussi, nous voil� r�unis. Tiens! �a rime, dit M. Peggotty surpris de cette d�couverte; mais, ma parole! c'est sans le vouloir. -- Est-ce que vous comptez refaire bient�t tous ces milliers de lieues-l�? demanda Agn�s. -- Oui, madame, r�pondit-il, je l'ai promis � �milie avant de partir. Voyez-vous, je ne rajeunis pas � mesure que je prends des ann�es, et si je n'�tais pas venu ce coup-ci, il est probable que je ne l'aurais jamais fait. Mais j'avais trop grande envie de vous voir, ma�tre Davy et vous, dans votre heureux m�nage, avant de devenir trop vieux.� Il nous regardait comme s'il ne pouvait pas rassasier ses yeux. Agn�s �carta gaiement les longues m�ches de ses cheveux gris sur son front, pour qu'il p�t nous voir mieux � son aise. �Et maintenant, racontez-nous, lui dis-je, tout ce qui vous est arriv�. -- �a ne sera pas long, ma�tre Davy. Nous n'avons pas fait fortune, mais nous avons prosp�r� tout de m�me. Nous avons bien travaill� pour y arriver: nous avons men� d'abord une vie un peu dure, mais nous avons prosp�r� tout de m�me. Nous avons fait de l'�l�ve de moutons, nous avons fait de la culture, nous avons fait un peu de tout, et nous avons, ma foi! fini par �tre aussi bien que nous pouvions esp�rer de l'�tre. Dieu nous a toujours prot�g�s, dit-il en inclinant respectueusement la t�te, et nous n'avons fait que r�ussir: c'est-�-dire, � la longue, pas du premier coup: si ce n'�tait hier, c'�tait aujourd'hui; si ce n'�tait pas aujourd'hui, c'�tait demain. -- Et �milie? d�mes-nous � la fois, Agn�s et moi. -- �milie, madame, n'a jamais, depuis notre d�part, fait sa pri�re du soir en allant se coucher, l�-bas, dans les bois o� nous �tions �tablis, de l'autre c�t� du soleil, sans que je l'aie entendue murmurer votre nom. Quand vous l'avez eu quitt�e et que nous avons eu perdu de vue ma�tre Davy, ce fameux soir qui nous a vus partir, elle a �t� d'abord tr�s-abattue, et je suis s�r et certain que, si elle avait su alors ce que ma�tre Davy avait eu la prudence et la bont� de nous cacher, elle n'aurait pas pu r�sister � ce coup-l�. Mais il y avait � bord des pauvres gens qui �taient malades, et elle s'est occup�e � les soigner; il y avait des enfants, et elle les a soign�s aussi: �a l'a distraite; en faisant du bien autour d'elle, elle s'en est fait � elle-m�me. -- Quand est-ce qu'elle a appris le malheur? lui demandai-je. -- Je le lui ai cach�, apr�s que je l'ai su moi-m�me, dit M. Peggotty. Nous vivions dans un lieu solitaire, mais au milieu des plus beaux arbres et des roses qui montaient jusque sur notre toit. Un jour, tandis que je travaillais aux champs, il est venu un voyageur anglais de notre Norfolk ou de notre Suffolk (je ne sais plus trop lequel des deux); et comme de raison, nous l'avons fait entrer, pour lui donner � boire et � manger; nous l'avons re�u de notre mieux. C'est ce que nous faisons tous dans la colonie. Il avait sur lui un vieux journal, o� se trouvait le r�cit de la temp�te. C'est comme �a qu'elle l'a appris. Quand je suis rentr� le soir, j'ai vu qu'elle le savait.� Il baissa la voix � ces mots, et sa figure reprit cette expression de gravit� que je ne lui avais que trop connue. �Cela l'a-t-il beaucoup chang�e? -- Oui, pendant longtemps, dit-il, peut-�tre m�me jusqu'� ce jour. Mais je crois que la solitude lui a fait du bien. Elle a eu beaucoup � faire � la ferme; il lui a fallu soigner la volaille et le reste; elle a eu du mal, �a lui a fait du bien. Je ne sais, dit-il d'un air pensif, si vous reconna�triez � pr�sent notre �milie, ma�tre Davy! -- Elle est donc bien chang�e? -- Je n'en sais rien. Je la vois tous les jours, je ne peux pas savoir; mais il y a des moments o� je trouve qu'elle est bien mince, dit M. Peggotty en regardant le feu, un peu vieillie, un peu languissante, triste, avec ses yeux bleus; l'air d�licat, une jolie petite t�te un peu pench�e, une voix tranquille... presque timide. Voil� mon �milie!� Nous l'observions en silence, tandis qu'il regardait toujours le feu d'un air pensif. �Les uns croient, dit-il, qu'elle a mal plac� son affection, d'autres, que son mariage a �t� rompu par la mort. Personne ne sait ce qu'il en est. Elle aurait pu se marier, ce ne sont pas les occasions qui ont manqu�; mais elle m'a dit: �Non, mon oncle, c'est fini pour toujours.� Avec moi, elle est toujours gaie; mais elle est r�serv�e quand il y a des �trangers; elle aime � aller au loin pour donner une le�on � un enfant, ou pour soigner un malade, ou pour faire quelque cadeau � une jeune fille qui va se marier, car elle a fait bien des mariages, mais sans vouloir jamais assister � une noce. Elle aime tendrement son oncle, elle est patiente; tout le monde l'aime, jeunes et vieux. Tous ceux qui souffrent viennent la trouver. Voil� mon �milie!� Il passa sa main sur les yeux, et avec un soupir � demi r�prim�, il releva la t�te. �Marthe est-elle encore avec vous? demandai-je. -- Marthe s'est mari�e d�s la seconde ann�e, ma�tre Davy. Un jeune homme, un jeune laboureur, qui passait devant notre maison en se rendant au march� avec les denr�es de son ma�tre... le voyage est de cinq cents milles pour aller et revenir... lui a offert de l'�pouser (les femmes sont tr�s-rares de ce c�t�-l�), pour aller ensuite s'�tablir � leur compte dans les grands bois. Elle m'a demand� de raconter � cet homme son histoire, sans rien cacher. Je l'ai fait; ils se sont mari�s, et ils vivent � quatre cents milles de toute voix humaine. Ils n'en entendent pas d'autre que la leur, et celle des petits oiseaux. -- Et mistress Gummidge?� demandai-je. Il faut croire que nous avions touch� l� une corde sensible, car M. Peggotty �clata de rire, et se frotta les mains tout le long des jambes, de haut en bas, comme il faisait jadis quand il �tait de joyeuse humeur, sur le vieux bateau. �Vous me croirez si vous voulez, dit-il; mais figurez-vous qu'elle a trouv� un �pouseur. Si le cuisinier d'un navire, qui s'est fait colon l�-bas, M. Davy, n'a pas demand� mistress Gummidge en mariage, je veux �tre pendu! Je ne peux pas dire mieux!� Jamais je n'avais vu Agn�s rire de si bon coeur. L'enthousiasme subit de Peggotty l'amusait tellement, qu'elle ne pouvait se tenir; plus elle riait et plus elle me faisait rire, plus l'enthousiasme de M. Peggotty allait croissant et plus il se frottait les jambes. �Et qu'est-ce que mistress Gummidge a dit de �a? demandai-je, quand j'eus repris un peu de sang-froid. -- Eh bien! dit M. Peggotty, au lieu de lui r�pondre: �Merci bien, je vous suis tr�s-oblig�e; mais je ne veux pas changer de condition � l'�ge que j'ai,� mistress Gummidge a saisi un baquet plein d'eau qui �tait � c�t� d'elle, et elle le lui a vid� sur la t�te. Le malheureux cuisinier en �tait submerg�. Il s'est mis � crier au secours de toutes ses forces; si bien que j'ai �t� oblig� d'aller � la rescousse.� L�-dessus, M. Peggotty d'�clater de rire, et nous de lui faire compagnie. �Mais je dois vous dire une chose, pour rendre justice � cette excellente cr�ature, reprit-il en s'essuyant les yeux, qu'il avait pleins de larmes � force de rire. Elle nous a tenu tout ce qu'elle nous avait promis, et elle a fait mieux. C'est bien maintenant la plus obligeante, la plus fid�le, la plus honn�te femme qui ait jamais exist�, ma�tre Davy. Elle ne s'est pas plainte une seule minute d'�tre seule et abandonn�e, pas m�me lorsque nous nous sommes trouv�s bien en peine, en face de la colonie, comme de nouveaux d�barqu�s. Et quant � l'ancien, elle n'y a plus pens�, je vous assure, depuis son d�part d'Angleterre. -- � pr�sent, lui dis-je, parlons de M. Micawber. Vous savez qu'il a pay� tout ce qu'il devait ici, jusqu'au billet de Traddles? Vous vous le rappelez, ma ch�re Agn�s? par cons�quent nous devons supposer qu'il r�ussit dans ses entreprises. Mais donnez-nous de ses derni�res nouvelles.� M. Peggotty mit en souriant la main � la poche de son gilet, et en tira un paquet de papier bien pli� d'o� il sortit, avec le plus grand soin, un petit journal qui avait une dr�le de mine. �Il faut vous dire, ma�tre Davy, ajouta-t-il, que nous avons quitt� les grands bois, et que nous vivons maintenant pr�s du port de Middlebay, o� il y a ce que nous appelons une ville. -- Est-ce que M. Micawber �tait avec vous dans les grands bois? -- Je crois bien, dit M. Peggotty; et il s'y est mis de bon coeur. Jamais vous n'avez rien vu de pareil. Je le vois encore, avec sa t�te chauve, ma�tre Davy, tellement inond�e de sueur sous un soleil ardent, que j'ai cru qu'elle allait se fondre en eau. Et maintenant il est magistrat. -- Magistrat?� dis-je. M. Peggotty mit le doigt sur un paragraphe du journal, o� je lus l'extrait suivant du _Times_ de Middlebay: �Le d�ner solennel offert � notre �minent colon et concitoyen _Wilkins Micawber_, magistrat du district de Middlebay, a eu lieu hier dans la grande salle de l'h�tel, o� il y avait une foule � �touffer. On estima qu'il n'y avait pas moins de quarante-sept personnes � table, sans compter tous ceux qui encombraient le corridor et l'escalier. La soci�t� la plus charmante, la plus �l�gante et la plus exclusive de Middlebay s'y �tait donn� rendez- vous, pour venir rendre hommage � cet homme si remarquable, si estim� et si populaire. Le docteur Mell (de l'�cole normale de Salem-House, port Middlebay), pr�sidait le banquet; � sa droite �tait assis notre h�te illustre. Lorsqu'on a eu enlev� la nappe, et ex�cut� d'une mani�re admirable notre chant national de _Non Nobis_, dans lequel nous avons particuli�rement distingu� la voix m�tallique du c�l�bre amateur _Wilkins Micawber junior_, on a port�, selon l'usage, les toasts patriotiques de tout fid�le Am�ricain, aux acclamations de l'assembl�e. Dans un discours plein de sentiment, le docteur Mell a propos� la sant� de notre h�te illustre, l'ornement de notre ville. �Puisse-t-il ne jamais nous quitter, que pour grandir encore, et puisse son succ�s parmi nous �tre tel, qu'il lui soit impossible de s'�lever plus haut!� Rien ne saurait d�crire l'enthousiasme avec lequel ce toast a �t� accueilli. Les applaudissements montaient, montaient toujours, roulant avec imp�tuosit� comme les vagues de l'Oc�an. � la fin on fit silence, et _Wilkins Micawber_ se leva pour faire entendre ses remerc�ments. Nous n'essayerons pas, vu l'�tat encore relativement imparfait des ressources intellectuelles de notre �tablissement, de suivre notre �loquent concitoyen dans la volubilit� des p�riodes de sa r�ponse, orn�e des fleurs les plus �l�gantes. Qu'il nous suffise de dire que c'�tait un chef-d'oeuvre d'�loquence, et que les larmes ont rempli les yeux de tous les assistants, lorsque, remontant au d�but de son heureuse carri�re, il a conjur� les jeunes gens qui se trouvaient dans son auditoire de ne jamais se laisser entra�ner � contracter des engagements p�cuniaires qu'il leur serait impossible de remplir. On a encore port� des toasts au _docteur Mell_; � _mistress Micawber_, qui a remerci� par un gracieux salut de la grande porte, o� une voie lact�e de jeunes beaut�s �taient mont�es sur des chaises, pour admirer et pour embellir � la fois cet �mouvant spectacle; � _mistress Ridger Begs_ (ci-devant miss Micawber); � _mistress Mell_; � _Wilkins Micawber junior_ (qui a fait p�mer de rire toute l'assembl�e en demandant la permission d'exprimer sa reconnaissance par une chanson, plut�t que par un discours); � la _famille de M. Micawber_ (bien connue, il est inutile de le faire remarquer, dans la m�re patrie), etc., etc. � la fin de la s�ance, les tables ont disparu, comme par enchantement, pour faire place aux danseurs. Parmi les disciples de Terpsichore, qui n'ont cess� leurs �bats que lorsque le soleil est venu leur rappeler le moment du d�part, on remarquait en particulier Wilkins Micawber junior et la charmante miss H�l�na, quatri�me fille du docteur Mell.� Je retrouvai l� avec plaisir le nom du docteur Mell; j'�tais charm� de d�couvrir dans cette brillante situation M. Mell, mon ancien ma�tre d'�tudes, le pauvre souffre-douleur de notre magistrat du Middlesex, quand M. Peggotty m'indiqua une autre page du m�me journal, o� je lus: � DAVID COPPERFIELD, L'�MINENT AUTEUR. �Mon cher monsieur, �Des ann�es se sont �coul�es depuis qu'il m'a �t� donn� de contempler chaque jour, de visu, des traits maintenant familiers � l'imagination d'une portion consid�rable du monde civilis�. �Mais, mon cher monsieur, bien que je sois priv� (par un concours de circonstances qui ne d�pendent pas de moi) de la soci�t� de l'ami et du compagnon de ma jeunesse, je n'ai pas cess� de le suivre de la pens�e dans l'essor rapide qu'il a pris au haut des airs. Rien n'a pu m'emp�cher, non, pas m�me l'Oc�an _Qui nous s�pare en mugissant,_ (Burns.) de prendre ma part des r�gals intellectuels qu'il nous a prodigu�s. �Je ne puis donc laisser partir d'ici un homme que nous estimons et que nous respectons tous deux, mon cher monsieur, sans saisir cette occasion publique de vous remercier en mon nom et, je ne crains pas de le dire, au nom de tous les habitants de Port- Middlebay, au plaisir desquels vous contribuez si puissamment. �Courage, mon cher monsieur! vous n'�tes pas inconnu ici, votre talent y est appr�ci�. Quoique rel�gu�s dans une contr�e lointaine, il ne faut pas croire pour cela que nous soyons, comme le disent nos d�tracteurs, ni _indiff�rents_, ni _m�lancoliques_, ni (je puis le dire) des _lourdauds_. Courage, mon cher monsieur! continuez ce vol d'aigle! Les habitants du Port-Middlebay vous suivront � travers la nue avec d�lices, avec plaisir, avec instruction! �Et parmi les yeux qui s'�l�veront vers vous de cette r�gion du globe, vous trouverez toujours, tant qu'il jouira de la vie et de la lumi�re, �L'oeil qui appartient � �WILKINS MICAWBER, _magistrat_.� En parcourant les autres colonnes du journal, je d�couvris que M. Micawber �tait un de ses correspondants les plus actifs et les plus estim�s. Il y avait de lui une autre lettre relative � la construction d'un pont. Il y avait aussi l'annonce d'une nouvelle �dition de la collection de ses chefs-d'oeuvre �pistolaires en un joli volume, _consid�rablement augment�e_, et je crus reconna�tre que l'article en t�te des colonnes du journal, en premier Paris, �tait �galement de sa main. Nous parl�mes souvent de M. Micawber, le soir, avec M. Peggotty, tant qu'il resta � Londres. Il demeura chez nous tout le temps de son s�jour, qui ne dura pas plus d'un mois. Sa soeur et ma tante vinrent � Londres, pour le voir. Agn�s et moi, nous all�mes lui dire adieu � bord du navire, quand il s'embarqua; nous ne lui dirons plus adieu sur la terre. Mais, avant de quitter l'Angleterre, il alla avec moi � Yarmouth, pour voir une pierre que j'avais fait placer dans le cimeti�re, en souvenir de Ham. Tandis que, sur sa demande, je copiais pour lui la courte inscription qui y �tait grav�e, je le vis se baisser et prendre sur la tombe un peu de terre avec une touffe de gazon. �C'est pour �milie, me dit-il en le mettant contre son coeur. Je le lui ai promis, ma�tre Davy.� CHAPITRE XXXIV. Un dernier regard en arri�re. Et maintenant, voil� mon histoire finie. Pour la derni�re fois, je reporte mes regards en arri�re avant de clore ces pages. Je me vois, avec Agn�s � mes c�t�s, continuant notre voyage sur la route de la vie. Je vois autour de nous nos enfants et nos amis, et j'entends, parfois, le long du chemin, le bruit de bien des voix qui me sont ch�res. Quels sont les visages qui appellent plus particuli�rement mon int�r�t dans cette foule dont je recueille les voix? Tenez! les voici qui viennent au devant de moi pour r�pondre � ma question! Voici d'abord ma tante avec des lunettes d'un num�ro plus fort; elle a plus de quatre-vingts ans, la bonne vieille; mais elle est toujours droite comme un jonc, et, par un beau froid, elle fait encore ses deux lieues � pied tout d'une traite. Pr�s d'elle, toujours pr�s d'elle, voici Peggotty ma ch�re vieille bonne: elle aussi porte des lunettes; le soir elle se met tout pr�s de la lampe, l'aiguille en main, mais elle ne prend jamais son ouvrage sans poser sur la table son petit bout de cire, son m�tre domicili� dans la petite maisonnette, et sa bo�te � ouvrage, dont le couvercle repr�sente la cath�drale de Saint-Paul. Les joues et les bras de Peggotty, jadis si durs et si rouges que je ne comprenais pas, dans mon enfance, comment les oiseaux ne venaient pas le becqueter plut�t que des pommes sont maintenant tout ratatin�s; et ses yeux, qui obscurcissaient de leur �clat tous les traits de son visage dans leur voisinage, se sont un peu ternis (bien qu'ils brillent encore); mais son index raboteux, que je comparais jadis dans mon esprit � une r�pe � muscade, est toujours le m�me, et quand je vois mon dernier enfant s'y accrocher en chancelant pour arriver de ma tante jusqu'� elle, je me rappelle notre petit salon de Blunderstone et le temps o� je pouvais � peine marcher moi-m�me. Ma tante est enfin consol�e de son d�sappointement pass�: elle est marraine d'une v�ritable Betsy Trotwood en chair et en os, et Dora (celle qui vient apr�s) pr�tend que grand'tante la g�te. Il y a quelque chose de bien gros dans la poche de Peggotty, ce ne peut �tre que le livre des crocodiles; il est dans un assez triste �tat, plusieurs feuilles ont �t� d�chir�es et rattach�es avec une �pingle, mais Peggotty le montre encore aux enfants comme une pr�cieuse relique. Rien ne m'amuse comme de revoir, � la seconde g�n�ration, mon visage d'enfant, relevant vers moi ses yeux �merveill�s par les histoires de crocodiles. Cela me rappelle ma vieille connaissance Brooks de Sheffield. Au milieu de mes gar�ons, par ce beau jour d'�t�, je vois un vieillard qui fait des cerfs-volants, et qui les suit du regard dans les airs avec une joie qu'on ne saurait exprimer. Il m'accueille d'un air ravi, et commence, avec une foule de petits signes d'intelligence: �Trotwood, vous serez bien aise d'apprendre que, quand je n'aurai rien de mieux � faire, j'ach�verai le M�moire, et que votre tante est la femme la plus remarquable du monde, monsieur!� Quelle est cette femme qui marche, courb�e, en s'appuyant sur une canne? Je reconnais sur son visage les traces d'une beaut� fi�re qui n'est plus, quoiqu'elle cherche � lutter encore contre l'affaiblissement de son intelligence grondeuse, imb�cile, �gar�e? Elle est dans un jardin; pr�s d'elle se tient une femme rude, sombre, fl�trie, avec une cicatrice � la l�vre. �coutons ce qu'elles se disent. �Rose, j'ai oubli� le nom de ce monsieur.� Rose se penche vers elle et lui annonce M. Copperfield. �Je suis bien aise de vous voir, monsieur. Je suis f�ch�e de remarquer que vous �tes en deuil. J'esp�re que le temps vous apportera quelque soulagement!� La personne qui l'accompagne la gronde de ses distractions: �Il n'est pas du tout en deuil; regardez plut�t,� et elle essaye de la tirer de ses r�veries. �Vous avez vu mon fils, monsieur, dit la vieille dame. �tes-vous r�concili�s?� Puis, me regardant fixement, elle porte, en g�missant, la main � son front. Tout � coup elle s'�crie, d'une voix terrible: �Rosa, venez ici. Il est mort!� Et Rosa, � genoux devant elle, lui prodigue tour � tour ses caresses et ses reproches; ou bien elle s'�crie dans son amertume: �Je l'aimais plus que vous ne l'avez jamais aim�;� ou bien elle s'efforce de l'endormir sur son sein, comme un enfant malade. C'est ainsi que je les quitte; c'est ainsi que je les retrouve toujours; c'est ainsi que, d'ann�e en ann�e, leur vie s'�coule. Mais voici un vaisseau qui revient des Indes. Quelle est cette dame anglaise, mari�e � un vieux Cr�sus �cossais, � l'air rechign� et aux oreilles pendantes? Serait-ce par hasard Julia Mills? Oui, vraiment, c'est Julia Mills, toujours pimpante et pie- gri�che, et voil� son n�gre qui lui apporte des lettres et des cartes sur un plateau de vermeil; voil� une mul�tresse v�tue de blanc, avec un mouchoir rouge nou� autour de la t�te, pour lui servir son _tiffin_[1] dans son cabinet de toilette. Mais Julie n'�crit plus son journal, elle ne chante plus le Glas fun�bre de l'Affection; elle ne fait que se quereller sans cesse avec le vieux Cr�sus �cossais, une esp�ce d'ours jaune, au cuir tann�. Julia est plong�e dans l'or jusqu'au cou: jamais elle ne parle, jamais elle ne r�ve d'autre chose. Je l'aimais mieux dans le d�sert de Sahara. Ou plut�t le voici, le d�sert de Sahara! Car Julia a beau avoir une belle maison, une soci�t� choisie, et donner tous les jours de magnifiques d�ners, je ne vois pas pr�s d'elle de rejeton verdoyant, pas la plus petite pousse qui promette un jour des fleurs ou des fruits. Je ne vois que ce qu'elle appelle _sa soci�t�_: M. Jack Maldon, du haut de sa grandeur, tournant en ridicule la main qui l'y a �lev�, et me parlant du docteur comme d'une antiquaille bien amusante. Ah! Julia, si la soci�t� ne se compose pour vous que de messieurs et de dames aussi futiles, si le principe sur lequel elle repose est, avant tout, une indiff�rence avou�e pour tout ce qui peut avancer ou retarder le progr�s de l'humanit�, nous aurions aussi bien fait, je crois, de nous perdre dans le d�sert de Sahara; au moins nous aurions pu trouver moyen d'en sortir. Mais le voil�, ce bon docteur, notre excellent ami; il travaille � son Dictionnaire (il en est � la lettre D); qu'il est heureux entre sa femme et ses livres! Et voil� aussi le vieux troupier: mais il en a bien rabattu et il est loin d'avoir conserv� son influence d'autrefois. Voici aussi un homme bien affair�, qui travaille au Temple dans son cabinet, ses cheveux (du moins ce qui lui en reste) sont plus r�calcitrants que jamais, gr�ce � la friction constante qu'exerce sur sa t�te sa perruque d'avocat: c'est mon bon vieil ami Traddles. Il a sa table couverte de piles de papiers, et je lui dis en regardant autour de moi: �Si Sophie �tait encore votre copiste, Traddles, elle aurait terriblement de besogne! -- Oui, certainement, mon cher Copperfield! Mais quel bon temps que celui que nous avons pass� � Holborn-Court! N'est-il pas vrai? -- Quand elle vous disait qu'un jour vous deviendriez juge, quoique ce ne f�t pas tout � fait l� le bruit public en ville! -- En tout cas, dit Traddles, si jamais cela m'arrive... -- Vous savez bien que cela ne tardera pas. -- Eh bien, mon cher Copperfield, quand je serai juge, je trahirai le secret de Sophie, comme je le lui ai promis alors.� Nous sortons bras dessus bras dessous. Je vais d�ner chez Traddles en famille. C'est l'anniversaire de Sophie, et chemin faisant, Traddles ne me parle que de son bonheur pr�sent et pass�. �Je suis venu � bout, mon cher Copperfield, d'accomplir tout ce que j'avais le plus � coeur. D'abord le r�v�rend Horace est maintenant recteur d'une cure qui lui vaut par an quatre cent cinquante livres sterling. Apr�s cela, nos deux fils re�oivent une excellente �ducation et se distinguent dans leurs �tudes par leur travail et leurs succ�s. Et puis nous avons mari� avantageusement trois des soeurs de Sophie; il y en a encore trois qui vivent avec nous; quant aux trois autres, elles tiennent la maison du r�v�rend Horace, depuis la mort de miss Crewler; et elles sont toutes heureuses comme des reines. -- Except�... dis-je. -- Except� la Beaut�, dit Traddles, oui. C'est bien malheureux qu'elle ait �pous� un si mauvais sujet. Il avait un certain �clat qui l'a s�duite. Mais apr�s tout, maintenant qu'elle est chez nous, et que nous nous sommes d�barrass�s de lui, j'esp�re bien que nous allons lui faire reprendre courage.� Traddles habite une de ces maisons peut-�tre dont Sophie et lui examinaient jadis la place, et distribuaient en esp�rance le logement int�rieur, dans leurs promenades du soir. C'est une grande maison, mais Traddles serre ses papiers dans son cabinet de toilette, avec ses bottes; Sophie et lui logent dans les mansardes, pour laisser les plus jolies chambres � la Beaut� et aux autres soeurs. Il n'y a pas une chambre de r�serve dans la maison, car je ne sais comment cela se fait, mais il a toujours, pour une raison ou pour une autre, une infinit� de �petites soeurs� � loger. Nous ne mettons pas le pied dans une pi�ce qu'elles ne se pr�cipitent en foule vers la porte, et ne viennent �touffer, pour ainsi dire, Traddles dans leurs embrassements. La pauvre Beaut� est ici � perp�tuit�: elle reste veuve avec une petite fille. En l'honneur de l'anniversaire de Sophie, nous avons � d�ner les trois soeurs mari�es, avec leurs trois maris, plus le fr�re d'un des maris, le cousin d'un autre mari, et la soeur d'un troisi�me mari, qui me para�t sur le point d'�pouser le cousin. Au haut bout de la grande table est assis Traddles, le patriarche, toujours bon et simple comme autrefois. En face de lui, Sophie le regarde d'un air radieux, � travers la table, charg�e d'un service qui brille assez pour qu'on ne s'y trompe pas: ce n'est pas du m�tal anglais. Et maintenant! au moment de finir ma t�che, j'ai peine � m'arracher � mes souvenirs, mais il le faut; toutes ces figures s'effacent et disparaissent. Pourtant il y en a une, une seule, qui brille au-dessus de moi comme une lueur c�leste, qui illumine tous les autres objets � mes yeux, et les domine tous. Celle-l�, elle me reste. Je tourne la t�te et je la vois � c�t� de moi, dans sa beaut� sereine. Ma lampe va s'�teindre, j'ai travaill� si tard cette nuit; mais la ch�re image, sans laquelle je ne serais rien, me tient fid�lement compagnie. � Agn�s, � mon �me, puisse cette image, toujours pr�sente, �tre ainsi pr�s de moi quand je serai arriv�, � mon tour, au terme de ma vie! Puiss�-je, quand la r�alit� s'�vanouira � mes yeux, comme ses ombres vaporeuses dont mon imagination se s�pare volontairement en ce moment, te retrouver encore pr�s de moi, le doigt lev� pour me montrer le ciel! FIN. [1] Nom que l'on donne dans l'Inde aux seconds d�jeuners. End of Project Gutenberg's David Copperfield - Tome II, by Charles Dickens *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DAVID COPPERFIELD - TOME II *** ***** This file should be named 17869-8.txt or 17869-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/7/8/6/17869/ Produced by Ebooks Libres et Gratuits; this text is also available in multiple formats at www.ebooksgratuits.com Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. *** END: FULL LICENSE ***