The Project Gutenberg EBook of Les �les
by Narcisse-Henri-�douard Faucher de Saint-Maurice

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Title: Les �les
       Promenades dans le golfe Saint-Laurent: une partie de la C�te Nord,
       l'�le aux Oeufs, l'Anticosti, l'�le Saint-Paul, l'archipel de la
       Madeleine
       

Author: Narcisse-Henri-�douard Faucher de Saint-Maurice

Release Date: January 28, 2005 [EBook #14828]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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BIBLIOTH�QUE RELIGIEUSE ET NATIONALE.
APPROUV�E PAR Mgr L'�V�QUE DE MONTR�AL.
2i�me S�RIE IN-8. NEUVI�ME �DITION.
MONTR�AL, LIBRAIRIE SAINT-JOSEPH CADIEUX & DEROME.






[Illustration: F. Emmanu�l Crespel, R�colet]



                         FAUCHER DE SAINT-MAURICE.


                                LES ILES


                               PROMENADES
                                DANS LE
                           GOLFE SAINT-LAURENT

              UNE PARTIE DE LA C�TE NORD.--L'ILE AUX OEUFS.
               L'ANTICOSTI.--L'ILE SAINT-PAUL.--L'ARCHIPEL
                            DE LA MADELEINE.




I.

EN DESCENDANT LE FLEUVE.

Il me semble encore que les choses que je vais vous raconter se
passaient hier; et d'ici, je revois le quai de la Reine tout encombr�
de pesants colis, de cha�nes d'ancres, de rouleaux de c�bles, au milieu
desquels chuchotaient, riaient et discutaient, bruyants matelots, gens
d'affaires et amis venant serrer la main et souhaiter un heureux retour
� ceux qui s'embarquaient.

Le steamer sur lequel nous partions �tait de la taille d'un aviso de
premi�re classe, fortement membr�, un peu �troit, ce qui--pour les
novices--lui faisait trop pr�ter la bande au roulis, mais � premi�re
vue il promettait de se bien d�fendre � la mer, promesse qu'il nous a
noblement tenue. Dans sa cale, sur son pont, le long de ses passerelles,
sur son gaillard d'arri�re, s'�talait la plus �trange des cargaisons, et
dans ce pand�monium indescriptible s'�tait donn� rendez-vous tout ce qui
peut servir � un homme qui, sept mois sur douze, se donne le luxe de
vivre comme Robinson Cruso�, loin de toute distraction, de toute amiti�,
de tout secours humain.

Le _Napol�on III_ partait ce matin-l� pour ravitailler les phares de la
c�te et du golfe Saint-Laurent.

Dans les flancs de sa sainte-barbe sommeillaient dix mille livres de
poudre � canon qui--affaire nerfs probablement--m'ont toujours sembl�
�tre un voisinage peu rassurant pour une centaine de barils de p�trole
que nous avions � fond de cale. Des quarts de porc sal� et de farine,
des ballots de marchandises, des caisses d'�piceries balanc�es
lourdement au crochet d'un fort palan, descendaient et disparaissaient
par les �coutilles, pendant que sur le pont on rangeait des cages �
poules non loin de deux vaches qui ruminaient m�lancoliquement au pied
du grand m�t, en songeant � ces vertes prairies des plaines d'Abraham
qu'elles allaient �changer contre les brouillards de l'Anticosti. Un
cochon, insoucieux de son sort, se frottait le dos sur l'aff�t d'un
canon, regardant d'un air satisfait un groupe de matelots qui jetaient
de grosses toiles cir�es sur des balles de foin destin�es � �tre
expos�es � l'air, pendant que des camarades empilaient des planches et
des bardeaux le long des bastingages. Sur la dunette, une charrette
donnait l'accolade � une baleini�re. Partout ce n'�tait que chaos,
bourdonnement et travail. L'�quipage soigneux et attentif s'empressait
de mettre la derni�re main aux pr�paratifs du d�part, et l'ordre se
faisait vite au milieu de ce tohubohu.

Le carr� des passagers faisait bient�t oublier tous ces bruits et cet
inextricable fouillis. Le petit salon de l'arri�re �tait simple, coquet
avec ses tentures vertes, bien emm�nag�, et son demi-cercle de divan
promettait plus d'une bonne heure de sieste aux coureurs et aux
travailleurs de la mer. La salle � d�ner o� nous devions passer de si
douces soir�es, se montrait propre, bien �clair�e, assez large pour
mettre � l'aise quinze personnes. Elle nous permettait d'entrer de plain
pied dans des cabines parfaitement ventil�es; et c'�tait plaisir de
voir par leurs porti�res soulev�es un lit frais et bien blanc. Tout
promettait donc d'aller pour le mieux sur le meilleur des bateaux
possibles, et je ne me laissai distraire de toutes ces douces choses que
par le premier tour de l'h�lice qui nous entra�nait vers l'inconnu.

Le temps �tait superbe, le fleuve calme, mon cigare d�licieux, et tout
en jetant un regard � ceux qui restaient et qui agitaient leur mouchoir
en signe d'adieu, je me mis � examiner curieusement ceux qui devaient
�tre mes camarades de voyage.

Sur la dunette se promenait en paletot gris, le binocle gris d'acier �
cheval sur un nez passablement rubicond, un homme � favoris gris dont
la t�te s'�lan�ait triomphalement hors d'une cravate verte, pour aller
s'enfouir sous un chapeau melon. D'une voix b�gayante, mais accompagnant
chaque mot d'un coup d'oeil dont la vivacit� suppl�ait aux lenteurs
de la parole, il donnait des ordres � un colosse qui, debout sur le
gaillard d'avant, la moustache en brosse, le teint h�l�, le nez dans
le vent, r�p�tait d'une voix de tonnerre chaque monosyllabe tomb� des
l�vres de son sup�rieur.

Le monsieur b�gue �tait notre capitaine, un de nos pilotes les plus
exp�riment�s: l'homme au torse hercul�en, � la physionomie franche et
ouverte qui l'�coutait, n'�tait que premier lieutenant. Rude t�te que
celle de LeBlanc, je vous l'assure: il avait le flair des myst�res de
l'ab�me, et sentait une caye, un grain ou un danger � dix lieues � la
ronde.

LeBlanc ne savait ni lire, ni �crire, mais sa vie s'�tait pass�e sur
l'oc�an. La mer �tait le livre de cet homme d'airain, et comme la
pauvret� et le hasard en lui fermant le chemin de l'�cole l'avaient
jet� loin de toutes connaissances humaines, il avait appris seul, et
ne connaissait pour camarades de coll�ge que la temp�te et le danger.
LeBlanc savait donc par coeur la navigation que nous allions faire, et
si de notre �poque personne n'e�t song� � lui pour en faire un chevalier
de la Toison d'Or, du temps de Jason il serait pass� d'embl�e amiral, et
aurait �t� de force � mener l'exp�dition des Argonautes.

A tribord, pr�s du capot d'�chelle, la casquette galonn�e sur le coin de
la t�te, l'uniforme boutonn� jusqu'au col, le teint bronz�, le nez en
bec d'aigle, l'oeil doux et profond, J�r�me Savard, notre deuxi�me
lieutenant, s'occupait � transmettre automatiquement les ordres qui
pleuvaient du banc de quart � l'adresse de l'homme � la roue.

De la cambuse au capotin qui menait � la salle � manger, notre ma�tre
d'h�tel, Rapha�l C�t�, faisait trottiner son gros ventre tout en
transportant fines poulardes, langues sal�es et grosses pi�ces de
r�sistance. Cela ne l'emp�chait pas, suivant la course qu'il tenait, de
lancer un bon mot � William D�ch�ne, le cordon bleu du bord qui suait
et soufflait devant ses fourneaux chauff�s � rouge, de saluer
obs�quieusement un passager qu'il ne connaissait pas, ou de lorgner d'un
oeil de fin connaisseur les meilleurs plats du jour. Gai comme pinson,
il commen�ait ce jour l� un service agr�able pour tous et qui ne se
ralentit pas une seconde pendant la dur�e de nos trois croisi�res.

Ce va et vient de l'illustre Rapha�l faisait pressentir les tintements
de la cloche du d�ner. Nous �tions alors par la travers du phare de
Saint-Laurent d'Orl�ans, et au moment o� j'allais me lever, j'aper�us
dans la direction du sud scintiller au soleil le clocher de la petite
�glise de Beaumont. Je n'ai jamais pu regarder ce temple agreste et sans
pr�tentions, sans que ma pens�e ne repli�t ses ailes sur elle-m�me. Sous
cette vo�te de bois, �toil�e dans le genre du si�cle dernier, dans ces
vieux murs de 1732, non loin de ces fonts baptismaux � la balustrade en
fer forg� et fleurdelys�, dorment la chair de ma chair, les os de mes
os. C'est l� que mes deux fr�res Charles et Pierre et que ma ch�re soeur
Jos�phine attendent, calmes et impassibles dans la tombe, le jour o� il
sera du bon plaisir de Dieu de m�ler ma poussi�re � leur poussi�re.

Personne au milieu de ceux qui prenaient l'air sur le pont et
regardaient d'un oeil distrait ce paysage--pour moi le plus aim�, sinon
le plus ravissant du monde--ne se serait dout� que j'�tais en frais
de broyer du noir, et d�j� autour de moi les manies d'un chacun
s'accentuaient.

A deux pas de l�, un �tudiant en m�decine, propri�taire d'un �norme
colis de drogues o� s'�taient gliss�s une foule d'instruments aussi
utiles que d�sagr�ables, t�tait la client�le du bord, parlant du mal de
mer � celui-ci, pronostiquant un rhumatisme � celui-l�, faisant � un
troisi�me qui l'�coutait d'un air hagard, le r�sum� des premiers soins
qu'il fallait donner � un noy�, et pr�venant chauffeurs et matelots
qu'il distribuerait _pro bono publico_, tout ce qu'exigent br�lures,
contusions ou cassures, enfin toute cette s�rie de surprises qui
existent entre le perroquet de hune et l'arbre de couche de l'h�lice.

Dans les jambes de ce Samaritain anglais, courait et jasait le plus
endiabl� des gamins, _master Birdie_, homme de dix ans aux r�ponses
ph�nom�nales, aux th�ories renversantes, qui un jour, � table, se prit
� causer d'histoire naturelle avec un joyeux sh�rif de ma connaissance,
bel esprit, grand parleur, et certes de fil en aiguille ce ne fut pas ce
dernier qui eut le beau r�le dans la discussion.

Assis sur un rouleau de chanvre, M. Gagnier, gardien du phare de la
pointe aux Bruy�res sur l'�le d'Anticosti, vrai type du canadien des
anciens jours, causait � voix basse avec M. Malouin, jeune homme qui
�tait parti de San Francisco pour aller embrasser son vieux p�re--autre
gardien de phare--et oublier au milieu des joies de la famille sept
longues ann�es de travail et d'absence.

Un passager d�sol� confiait d�j� tristement � l'un des ing�nieurs
qu'il avait eu tort d'oublier son paletot et de partir pour le golfe
Saint-Laurent comme on part de chez soi, par une matin�e ensoleill�e,
pour faire le tour du Belv�d�re. Un autre, debout pr�s du m�t d'artimon,
chauss� dans ses bottes de sept lieues, coiff� d'une casquette aux
formes cosmopolites, le lorgnon ferme sous l'arcade sourcilli�re,
discutait gravement avec son autre compagnon de route, Ag�nor Gravel,
l'importante question de savoir quel �tait le meilleur temps pour
prendre en mer le coup d'app�tit, lorsque Rapha�l vint mettre tout le
monde d'accord eu sonnant vigoureusement la cloche, et clerc m�decin,
hommes de lettres, gardiens de phare, fils de famille et gamin
disparurent en un clin d'oeil du pont, pour aller se mettre en rang
d'ognons autour de la table hospitali�re du _Napol�on III_.

Je n'ai pas besoin de dire que ce premier d�ner fut assez silencieux.
Chacun �tudiait la physionomie de son voisin; mais Ag�nor, qui n'y
allait jamais par quatre chemins, et avait d�j� la vell�it� de tutoyer
le capitaine, eut bien vite fait circuler parmi les convives cette ga�t�
chaude et p�tillante qui ne cessa de r�gner entre nous, aux jours de
pluie comme aux jours de soleil.

C'�tait une singuli�re t�te que cet Ag�nor Gravel, et puisque son nom
reviendra souvent sur mes l�vres pendant le r�cit de ce voyage, j'aime
autant vous faire son portrait tout de suite.

Assez grand, large d'�paules, borgne sans le laisser voir le moins du
monde, causeur jovial et bon enfant lorsqu'on lui demandait un service
ou une anecdote, saupoudrant le moindre r�cit d'une l�g�re pointe
d'exag�ration gasconne, ce qui n'�tait pas d�sagr�able, triste comme un
saule pleureur d�s qu'il approchait une plume de l'encrier, Ag�nor avait
�t� une foule de choses pendant le cours de sa vie aventureuse. Tour
� tour avocat, zouave pontifical, homme de lettres, journaliste,
naturaliste, collectionneur, bibliophile, ce nouveau Vichnou avait tout
juste conserv� de ses diff�rentes incarnations ce qu'il fallait pour
v�ritablement constituer ce qu'on appelle un bon gar�on, trois mots
dont on fait de nos jours un usage immod�r�, et que l'on applique trop
souvent � tort et � travers au premier venu.

Railleur sans fiel, hardi par temp�rament, serviable et discret par
go�t, jouissant d'une bonne sant� et de l'_aurea mediocritas_ d'Horace,
joyeux, bon, prodigue de tout ce qu'il avait, il prenait la vie comme
elle se pr�sentait � lui, sans permettre � l'ambition, � l'exc�s de
travail ou � l'envie de lui faire des cheveux blancs, des rides et de la
bile avant le temps. Ses ennemis le fuyaient pour ne pas �tre forc�s de
devenir ses amis, et sans son incomparable paresse, ma�tre Ag�nor aurait
�t� de force � courir apr�s eux, pour se les concilier, en ouvrant la
conversation par leur dire tout le mal qu'il pensait de lui, et leur
faire part de tout le bien qu'il voulait aux autres.

On sait d�j� qu'Ag�nor avait une mani�re particuli�re de s'y prendre
pour faire causer les gens; aussi ne faut-il pas s'�tonner si le
lendemain de notre d�part, nonchalamment couch�s sur une peau de buffle,
la t�te appuy�e sur une bosse de chaloupe, nous �tions d�j� en frais de
prendre des notes sur l'int�ressante conversation que nous tenait le
gardien d'un des phares de l'Anticosti.

Ceux qui sont habitu�s aux petites grandeurs, aux grandes mis�res et aux
minces bonheurs des villes, ne sauraient se faire une id�e de la vie
que m�nent l�-bas ces braves gens. Oblig�s de faire cuire leur pain, de
tailler leurs habits, de travailler � la menuiserie, de chasser, p�cher,
�tre � la fois m�decin, calfat, brasseur, que sais-je? l'�t� ils n'ont
pour distraction que la culture d'un petit carr� de terre, si toutefois
l'avare r�cif le permet, l'hiver que d'interminables pipes fum�es en
t�te � t�te avec les �paves arrach�es � la temp�te, et qui flambent
tristement dans l'immense �tre en pierre de la cuisine de la tour.

Notre interlocuteur, M. Gagnier, �tait, un des privil�gi�s de la bande.
Il desservait un phare confortable, spacieux, et lui du moins, pouvait
chausser ses raquettes, ou s'acheminer le long des sentiers battus par
les ours et les fauves, pour visiter ses voisins et �chapper ainsi, cinq
ou six fois l'an, au terrible supplice de l'isolement.

--Ah! monsieur, disait-il � Ag�nor, si vous saviez comme la solitude et
le silence am�nent l'homme � �tre serviable et � aimer son semblable.
Mon plus proche voisin fit un jour trente-cinq milles � pied pour venir
m'apporter une lettre. D'ailleurs, ajouta-t-il en clignant de l'oeil,
c'�tait un rude jarret que celui de mon comp�re James. Dans un temps de
disette il fut onze jours sans pouvoir fumer. Enfin n'y tenant plus, il
part, enjambe dix-huit milles par une pluie battante, et me tombe dessus
au moment o� j'allais souper. Je veux le forcer � passer des habits
secs, et � boire un bon verre de rhum. Le rhum, il l'avala sans se faire
prier; mais pour ce qui est des hardes et du souper, il fit la sourde
oreille, et se mit � battre le briquet et � fumer avec tant d'app�tit,
qu'une demi-heure apr�s, il �tait malade, comme un �colier qui a voulu
faire l'homme et s'est imbib� de nicotine. Pauvre James! il devait
mourir plus tard d'une maladie bien pire que celle-l�, et en attendant
ce fut lui qui entra l'un des premiers dans la maison de Gamache et le
trouva mort, �tendu de tout son long sur le plancher, et la main crisp�e
sur l'anse d'une cruche de whiskey.

--Comment Gamache, l'homme aux relations diaboliques, Gamache le
myst�rieux, Gamache le terrible, le grand Gamache buvait autant que
cela? fit d'un ton de profonde commis�ration ma�tre Ag�nor, tout en
laissant passer un soupir encore tout parfum� par un vieux rhum de
Sainte-Croix.

--Oui monsieur, puisque c'est ce vice qui l'a tu�, reprit gravement
Gagnier. D'ailleurs Gamache n'�tait pas aussi m�chant que nous le fait
la l�gende. Basque, mais bon coeur sous sa rude �corce, il s'�tait
entour� de myst�re, et se faisait une r�putation de sorcier pour ne pas
se voir d�ranger dans cette vie de libert� et d'isolement qu'il aimait
autant que sa gourde et son fusil.

Puis secouant les cendres de sa pipe par dessus la lisse de plat-bord,
notre interlocuteur ajouta:

--Nous allons bien, messieurs; voil� que nous sommes d�j� par le travers
de la Pointe-�-l'Outarde.

Et nous indiquant la terre de la main, Gagnier reprit gravement:

--Voyez-vous l�-bas cette maisonnette blanch�tre qui se d�tache sur les
tons gris de la c�te? C'est la demeure d'Hawkins, un homme qui a fait
une fin bien tragique! Par un de ces temps clairs et froids de d�cembre,
il aper�ut un navire abandonn� dans les glaces qui montaient lentement
avec le reflux. La batture �tait solide et prise au loin, le temps
beau, l'air sec mais sans vent, et, suivi d'un chien, Hawkins partit
r�solument et se dirigea vers l'�pave. Malheureusement le long de la
route le vent se fit, la neige fouett�e par la brise se mit � poudrer,
la mer se prit � travailler sourdement la glace, et bient�t l'infortun�
se trouva � la merci d'un �lot flottant. Qu'advint-il? comment et quand
le pauvre Hawkins mourut-il? nul ne le sait. Seulement, � quelques jours
de l�, sa femme voyait revenir au logis le fid�le terreneuve, portant
nou� au cou, en signe d'adieu et de souvenir, le mouchoir de son ma�tre.
Le printemps suivant, Hawkins �tait retrouv� au large de la Pointe de
Mons, gel�, dans l'attitude de la pri�re, le front, les mains et les
genoux scell�s encore � sa banquise solitaire!

Pendant que nous �coutions attentivement ces r�cits de la mer, le
_Napol�on_ filait joyeusement dans une forte brise de nord-est. La
veille, nous avions ravitaill� le Bicquet; aujourd'hui nous courions
dans le nord laissant par tribord les c�tes verdoyantes du sud qui, vues
de cette distance, paraissent sombres, �lev�es, ne laissant voir �a et
l� sur les flancs escarp�s des Schick-Shoacks qu'une �blouissante tache
de neige, jet�e l� par l'hiver en signe d'�ternel d�fi au soleil d'�t�.

D�j� nous avions entrevu Bersimis avec son joli village et son �glise;
vers cinq heures nous doublions la Pointe de Mons[1], et l'approche du
phare nous �tait annonc�e, en amont, par deux croix de bois qui abritent
des tombes de naufrag�s, et font le plus triste effet sur cette c�te
montagneuse et bois�e, tranch�e de fois � autres par des falaises
grises, coup�es � pic.

[Note 1: La pointe de Mons est ainsi nomm�e en l'honneur de Pierre
du Gua, sieur de Mons, l'infatigable explorateur des c�tes de l'Acadie
et le fid�le ami de Champlain. L'amiral Bayfield est le seul qui ait
maintenu la v�ritable orthographe de ce nom. Presque toutes les autres
cartes indiquent ce lieu sous le nom de Pointe des Monts, ce qui est un
non-sens topographique.]

D�s sept heures du soir la premi�re chaloupe du steamer �tait mise �
l'eau, et bient�t nous descendions � terre. Debout sur les galets, le
ma�tre de c�ans nous attendait pour nous souhaiter la bienvenue dans son
aride domaine, et mettre � notre disposition son fils, dans le cas o�
nous aimerions � escalader les huit �tages du phare, solide construction
en pierre qui tr�ne majestueusement au milieu de ses d�pendances, de
sa poudri�re, et de son abri � canon, et qui, de la hauteur de ses 75
pieds, semble narguer les temp�tes de la rose des vents. Nous profit�mes
de la bienveillance de notre nouvel ami, montant, grimpant, soufflant,
touchant � tout, demandant des explications sur tout, jusqu'� la minute
o� il nous ramena sains et saufs, mais hors d'haleine sur les galets de
la gr�ve.

Le soleil �tait alors � son couchant, et je n'oublierai jamais le
spectacle qui nous ravit ce soir-l�. La tour d�tachait sa fa�ade blanche
sur les teintes pourpres de l'occident. Au loin, la mer dormait, et
son immense respiration venait mourir au pied des roches moussues que
frangeaient de l�gers flocons d'�cume. Debout, dans la porte cintr�e du
phare, entour� de sa famille qui l'�coutait anxieuse, Ferdinand Fafard,
t�te nue, la main tremblante, lisait d'une voix qui voulait para�tre
ferme une lettre que nous lui apportions de l'un de ses fils. Le lecteur
pesait gravement chaque mot, savourait � longs traits chaque ligne,
s'interrompant pour jeter de temps � autre, par dessus ses lunettes, un
regard sur son auditoire attentif.

Cette sc�ne touchante aurait m�rit� les honneurs de la peinture.

Fermez les yeux et groupez autour de Fafard brunes t�tes de fillettes,
jeune homme au teint h�l�, profil de vieille et bonne m�nag�re
canadienne; mettez au fond les �pres teintes d'un paysage du Labrador;
semez sur l'horizon une poign�e de nuages cuivr�s qui courent vers le
couchant; relisez, avant de crayonner, ce que je viens de vous dire plus
haut, et vous aurez un tableau vrai, sinon ravissant.

--Ah! le manque de nouvelles, nous disait le brave Fafard, c'est ce qui
nous rend la vie si triste. J'ai bien l�, ajoutait-il en montrant sa
lettre, de quoi me consoler pour quelques jours; mais mon fils Pierre,
qu'est-il devenu? Et mon plus jeune fr�re, laiss� malade d�s l'automne
dernier, est-il mort? Et ma petite propri�t� du Saguenay, est-elle
br�l�e lors des derniers incendies? L'incertitude fait pousser bien des
cheveux blancs. Heureux encore si nous n'avons que cela--mais les jours
d'hiver se font quelquefois bien longs ici; � preuve ceux de l'an
dernier. Figurez-vous que vers la fin de l'automne, d�s les premi�res
bord�es de neige, ma famille fut attaqu�e par les fi�vres typho�des.
Les d�buts de la terrible maladie eu mirent sept au lit, et bient�t les
autres suivirent. J'�tais seul valide. Mon plus proche voisin demeurait
� vingt milles, et comme les mauvaises nouvelles n'ont pas besoin d'un
fort vent pour �tre port�es au loin, le phare �tait d�j� signal� comme
un foyer d'infection aux Indiens qui faisaient un d�tour pour ne pas le
trouver sur leur passage. Un seul homme fut touch� de mon malheur.
Un matin Laurent Thibeau se pr�senta � ma porte et me fit part de sa
d�termination de rester avec moi et de m'aider. Tout alla mieux pour
quelque temps; mais comme nous �tions alors aux derniers jours de la
navigation, les brouillards et la neige se mirent de la partie, et nous
forc�rent de tirer du canon toutes les demies, quelquefois tous les
quarts d'heure. Alors la vibration se faisait terrible dans cette tour
haute de 75 pieds. Nos malades ne pouvaient la supporter, et avant
chaque d�tonation, il fallait monter les cinq �tages du phare
transform�s en infirmerie, avertir ces pauvres malheureux, et mettre de
la ouate dans les oreilles des plus nerveux. Les jours succ�d�rent ainsi
aux nuits sans apporter autre chose que le chagrin, l'inqui�tude et les
insomnies. Laurent et moi, nous �tions en train de perdre la t�te; le
service du phare et des malades ne se faisait plus que machinalement,
lorsque Dieu prit piti� de nous, et dans sa mis�ricorde nous envoya le
repos et la joie, en d�terminant une convalescence g�n�rale.

Un mois de tranquillit� nous remit frais et gaillards, et comme les
grands froids �taient venus, j'eus le plaisir de mener une partie de mon
h�pital faire visite � mon confr�re de l'Ile-aux-Oeufs. C'est cette �le
qu'il y a l�-bas, � dix lieues sous le vent; le golfe �tait pris en vive
glace, et de ma vie je n'ai fait plus belle course en tra�neau. Vous
voyez, messieurs, que le bon Dieu nous aime encore, et qu'il ne nous
abandonne pas tout � fait, ajouta-t-il sous forme de p�roraison, en
versant un verre de champagne � ma�tre Ag�nor, et en lui disant:

--Go�tez ferme, M. Gravel, c'est du meilleur. Je l'ai achet� il y a
quinze jours d'un de nos p�cheurs de la Trinit�, qui en a sauv� bien
d'autres du malheureux naufrage du navire marseillais du capitaine
Figueron, venu � la c�te en septembre pass�.

Puis, comme nous faisions mine de nous retirer:

--Allons, messieurs, une nouvelle tourn�e � votre prompt retour et �
votre bonheur. Quant � vous autres, mes gars, mettez le petit canot �
la mer, et faites un brin de conduite � la chaloupe de ces messieurs.
Peut-�tre, avant que l'ancre du _Napol�on_ ne soit lev�e, auront-ils le
temps de trouver dans leurs cabines quelques vieux journaux de par chez
nous. Ici, les morceaux en sont bons � lire.

Et ce fut ainsi que par un beau clair de lune, sur une mer splendide,
nous quitt�mes Ferdinand Fafard de la Pointe de Mons, enchant�s de notre
nouvelle connaissance, et joyeux d'avoir caus� avec lui et de lui avoir
donn� une bonne minute de distraction. Nos rameurs glissaient gaiement
sur le flot, qui s'ouvrait pour nous laisser passer. Au loin, on
entendait les ronflements d'une baleine qui venait respirer � la
surface: sur nos t�tes une aurore bor�ale s'amusait � couler des tuyaux
d'orgue pour les refondre ensuite, et de la terre le grand cyclope de
pierre nous regardait aller et dispara�tre.

Ag�nor en ce moment eut une inspiration. Sa m�moire �tait implacable, et
il se mit � d�clamer aux matelots �bahis le commencement du beau travail
de Paul Parfait sur le phare.

--"A l'heure o� le soir tombe, invariablement il s'allume; peu � peu
l'ombre enveloppe sa tour blanche et l'on ne voit plus surgir au loin
qu'un point brillant, �toile factice pos�e par la main de l'homme au
bord des flots. Que la nuit soit claire ou sombre, calme ou tumultueuse,
l'�toile luit toujours de son �clat doux, paisible, immuable, pour ne
s'�teindre qu'avec le retour de l'aube. Qui pourrait consid�rer sans
�motion cette lueur perdue dans l'espace, en songeant que c'est elle
qui, � travers les brumes, sous la pluie qui fouette et le vent qui fait
rage, trace au navigateur sa route, lui marque les �cueils � �viter ou
la passe � gagner?

"Par les nuits �toil�es, le phare trace sur la mer un sillon lumineux,
et par les nuits noires il montre encore � travers l'ombre son grand
oeil vigilant. Qui ne croirait alors volontiers que le phare est vivant?
Qui ne s'adresserait � lui comme � un �tre capable de comprendre?"

D'une oreille distraite j'�coutais. Ma pens�e �tait ailleurs; et la
d�clamation d'Ag�nor avait r�veill� en moi d'autres id�es.

Je songeais � la vie humble, pleine d'abn�gation et de d�vouement, que
menaient les modestes gardiens de ces phares.

--A chacun sa fonction dans le grand rouage humanitaire. Ceux-ci, me
disais-je, doivent �tre premiers ministres, g�n�raux ou millionnaires:
ceux-l� seront pauvres, m�connus, mais d�vou�s. S'il en faut des
premiers pour guider les �tats, perfectionner les engins de mort et
acheter tout ce qui s'ach�te sur terre, il en faut aussi des seconds
pour accomplir une mission de paix, aider et r�conforter ceux qui
souffrent et qui sont en p�ril.

Mais comme m�me ici-bas, tout se compense, ce n'est pas sur les l�vres
de ces d�sh�rit�s que vient errer le soupir que laissait �chapper le
cardinal d'Amboise mourant, lorsque se retournant vers son infirmier, il
lui disait:

--Ah! fr�re Jean!... que ne suis-je toujours rest� fr�re Jean!



II.

L'EXP�DITION DE L'AMIRAL WALKER.

Il faisait petit jour lorsque ma�tre Rapha�l que je ne me rappelle pas
avoir vu dormir pendant le voyage, s'en vint sur la pointe des pieds,
chuchoter � la porte de nos cabines:

--L'Ile-aux-Oeufs, messieurs! Dois-je vous pr�parer quelques provisions
pour descendre � terre? On arme le canot en ce moment.

--Je le crois bien, nom d'une pipe! s'�cria Ag�nor Gravel, en faisant
son apparition dans le carr� avec deux bouquins sous le bras. En route
mes amis! Nous allons faire aujourd'hui un chapitre in�dit de l'histoire
du Canada. C'est ici, que l'amiral Sir Hovenden Walker est venu aplatir
une partie de sa flotte, sous le sp�cieux pr�texte de mettre le si�ge
devant Qu�bec. Je vous raconterai tout cela sur l'�le; et en attendant,
qui m'aime s'embarque.

Ce fut ainsi que nous nous install�mes dans la baleini�re, et que nous
pouss�mes au large.

En face gisait une �le sauvage et d�nud�e, longue de trois quarts de
mille. Elle �tait form�e par des rochers granitiques divis�s en quatre
sections tr�s-sensibles, et n'avait pour habitation qu'un petit phare en
bois, lav� � la chaux. Bien que le _Napol�on III_ f�t mouill� par quinze
brasses--en approchant de la falaise on trouve soixante-quinze pieds
d'eau--la distance � franchir n'�tait pas consid�rable; et bient�t,
sous la conduite d'Ag�nor qui n'aimait pas ce que la brise de mer a de
piquant le matin, nous nous installions dans un de ces nombreux trous,
fouill�s tout le long de l'�lot par les chercheurs de tr�sors, pendant
que l'�quipage roulait sur les crans les quarts de p�trole, les
provisions et les ballots destin�s au Robinson de c�ans.

Ce ne fut qu'alors que nous f�mes connaissance avec les bouquins
d'Ag�nor Gravel. Il venait de les sortir triomphalement hors d'un sac
qui a contenu bien d'autres choses agr�ables, utiles et myst�rieuses,
pendant les deux mois qu'il nous tint compagnie, et ils �talaient
modestement sur la mousse sombre du rocher leurs titres jaunis par le
temps.

Le premier de ces pr�cieux volumes �tait le journal du malheureux
Walker: le second, s'intitulait l'histoire de l'H�tel-Dieu de Qu�bec par
la m�re Fran�oise Juchereau de Saint-Ignace.

Quelle relation y avait-il entre ce livre de loch d'un amiral anglais
et le pieux r�cit d'�v�nements dont les �chos affaiblis �taient venus
s'�teindre sur le seuil d'un monast�re? C'est ce qu'Ag�nor ne devait
pas tarder � expliquer � des profanes comme nous; car, il avait d�j�
commenc� par nous dire d'un ton grave:

--Ce fut le 11 avril 1711, � sept heures du soir, que le contre-amiral
de l'escadre blanche, Sir Hovenden Walker, accompagn� par le
brigadier-g�n�ral l'honorable John Hill, commandant les troupes de
d�barquement destin�es au Canada, vint recevoir au palais de Saint-James
les instructions de la reine Anne. Il y a cent soixante-et-deux ans de
cela, et comme les historiens se sont content�s d'effleurer le r�cit
d'un des moments d'angoisse les plus terribles de notre pass�, je me
suis mis en t�te de venir ici, pi�ces en main, vous donner les pr�mices
d'un travail qui m�ritait d'�tre fait, et que ma douce paresse aurait
d�sir� ardemment voir mener � bonne fin par un autre. Allons, passez-moi
le briquet; et puisqu'un cigare est le meilleur de tous les pr�ambules,
j'allume et je commence.

--Les instructions de la reine Anne �taient pr�cises. Apr�s avoir pris
rendez-vous � Spithead, l'amiral et le g�n�ral devaient, au premier vent
favorable, faire voile directement pour Boston. Une fois rendu l�, Sir
Hovenden Walker d�tachait de l'escadre une nombre suffisant de vaisseaux
pour �quiper et envoyer les troupes de New-York, du Jersey et de
Pennsylvanie qui devaient prendre part � l'exp�dition du Canada, puis
une fois cette mission accomplie, renforcer sa flotte de tous les
vaisseaux disponibles et remonter imm�diatement le Saint-Laurent, pour
se mettre en mesure d'attaquer Qu�bec au plus t�t.

Emboss� devant la malheureuse ville, l'amiral anglais avait ordre
d'employer toutes les forces suffisantes, tous les moyens connus pour
la r�duire, pendant que le lieutenant g�n�ral Nicholson, maintenant en
route pour organiser les milices de la colonie anglaise, combinerait un
mouvement qui s'ex�cuterait par terre.

Tout ce qu'il est donn� � l'esprit humain de pr�voir avait �t� employ�
pour assurer le succ�s de cette campagne, pr�par�e longuement d'avance,
et destin�e d�s l'abord, � �tre command�e par Sir Thomas Hardy. Les
m�decins de la flotte avaient �t� pourvus de douze mois de m�dicaments.
On poussa la pr�caution jusqu'� embarquer d'�normes grues pour hisser
les canons anglais sur les remparts de Qu�bec, et les vaisseaux de Sir
Hovenden renfermaient une flottille de flibots � fond plat, destin�s �
�tre jet�s sur le lac Saint-Pierre pour emp�cher l'ennemi de communiquer
avec les assi�g�s, et prot�ger en m�me temps--ils devaient �tre arm�s
en fr�gate--les canots et les fl�tes qui emmenaient les troupes de
Nicholson. Les embarras d'argent avaient m�me �t� pr�vus: et l'on avait
donn� droit � Walker--droit qui lui fut contest� plus tard--de tirer �
vue sur les commissaires de la marine, s'il arrivait � ses �quipages de
manquer de vivres ou de munitions.

En cas de succ�s,--ce dont, avec le secours du Dieu tout puissant, la
reine Anne n'avait aucune raison de douter, puisque tous les pr�paratifs
avaient �t� faits, les ordres donn�s, les moyens pris pour mener � bonne
fin cette campagne--une force navale anglaise devait rester dans
le Saint-Laurent, pendant que les prises faites sur les Fran�ais
transporteraient en Europe le gouverneur ennemi, les troupes
prisonni�res, les religieux et toutes autres personnes comprises dans
les articles de la capitulation. Puis, quand ces choses glorieuses
seraient pass�es dans le domaine de l'histoire britannique; lorsque la
Nouvelle France aurait pris rang au nombre des vassaux de celle qui
s'intitulait alors reine d'Angleterre, de France et d'Irlande,[2] un
ordre d'embarquement devait �tre donn� aux troupes qui n'�taient
plus n�cessaires au maintien de la paix, et Sir Hovenden Walker
s'empresserait de revenir, non toutefois sans avoir attaqu� Plaisance,
dans le cas o� la saison lui permettrait d'approcher de Terreneuve.
Enfin, comme de tout temps il y a eu une pointe de commerce dans les
guerres anglaises, sa gracieuse Majest� terminait en disant, qu'une fois
ces hauts faits accomplis, l'amiral licencierait les transports dont le
service pouvait se passer, et leur donnerait pour mission d'aller dans
les �les et les ports du continent am�ricain y prendre cargaison, et
all�ger d'autant la taxe publique, tout en faisant le b�n�fice du
Commerce et de la richesse nationale.

[Note 2: Le titre de roi de France, pris pour la premi�re fois par
Edouard III d'Angleterre, fut port� par ses successeurs jusqu'en 1801.]

Muni de ces instructions royales, l'amiral Sir Hovenden Walker
s'empressa de se rendre � Portsmouth, puis � Spithead, o� l'attendaient
des vents contraires, des calmes plats, des accidents de m�ture, enfin
toute cette s�rie de contretemps qui s'abattent sur une escadre � voile,
et retardent l'appareillage du jour au lendemain.

Une journ�e, c'�taient les officiers de la flotte qui n'avaient pas
encore re�u l'ordre d'ob�ir � l'amiral, et ne voulaient �couter que
Sir Edward Whitaker, plus ancien que lui. Le lendemain, c'�tait
l'impossibilit� d'obtenir un transport pour aller chercher l'infanterie
de marine � Plymouth. Puis, les vaisseaux n'avaient pas les garnitures
d'ancre n�cessaires: le gros temps s'en m�lait, et la mer devenait trop
forte pour embarquer les mortiers de si�ge. S'il ventait bonne brise,
les navires n'�taient pas encore suffisamment approvisionn�s. S'ils
regorgeaient de vivres, au moment d'appareiller un grain fondait sur la
fr�gate le _Devonshire_, et lui rasait tous ses m�ts de hunes, pendant
qu'une seconde fr�gate, le _Swiftsure_, perdait ses m�ts de perroquet.
Le grain pass�, le calme prenait; et pendant que toutes ces contrari�t�s
fondaient � tire d'aile sur la flotte, le secr�taire Saint-John--plus
tard lord Bolingbroke--ne cessait de d�p�cher courrier sur courrier �
l'amiral pour lui dire que c'�tait le bon plaisir de Sa Majest� de le
voir prendre la mer au plus t�t.

Enfin, � force d'�crire, de donner des ordres, et d'�reinter des
courriers, tout devint pr�t. Ce fut le 29 avril 1711 � quatre heures
du matin que l'amiral Walker quitta son mouillage, par un vent frais
est-sud-est, pour continuer cette s�rie de contrari�t�s, d'h�sitations
et de malheurs qui devait se terminer le long des falaises de
l'Ile-aux-Oeufs[3].

[Note 3: Les fr�gates avaient pour six mois d'approvisionnements:
les transports pour trois mois.--Livre de loch de l'amiral.]

Conform�ment � ses ordres, l'amiral mettait le cap sur Boston, o� il
�tait all� 25 ans auparavant, en 1686.

A bord, sur 12,000 hommes d'embarquement, tous--l'amiral et le g�n�ral
except�s--ignoraient l'objet de l'exp�dition. A 153 lieues des �les
Scilly, Walker avait fait mettre en panne et distribuer � chacun de ses
capitaines un pli cachet�, contenant le nom du lieu o� l'escadre devait
se rallier. Pourtant ces pr�cautions devenaient inutiles: le pr�cieux
secret avait �t� mal gard�.

Le 2 mai, Walker fut forc� par une saute de vent d'ancrer � Plymouth,
pendant que ses transports se r�fugiaient � Catwater. Un matelot
fran�ais embarqu� sur le _Medway_, un ren�gat qui pr�tendait avoir fait
quatre voyages dans la rivi�re du Canada, entendit dire dans un des
caboulots de la ville, qu'une flotte destin�e � la conqu�te de la
Nouvelle-France �tait de passage en ce moment, et se fit offrir �
l'amiral anglais pour la piloter jusqu'� Qu�bec. Walker �pouvant�, se
prit � dissimuler devant lui, assurant qu'il allait croiser dans la
baie de Biscaye, et fit tout de m�me embarquer cet homme � bord de
l'_Humber_, avec ordre de le bien traiter. Ce qui devait �tre du go�t de
ce nouveau Palinure car le colonel Vetch, donnant plus tard des notes
sur le compte de ce transfuge, �crivait du d�troit de Canso � l'amiral,
que le pilote fran�ais lui faisait non-seulement l'effet d'un ignorant,
d'un pr�tentieux, d'un cancre et d'un ivrogne, mais encore qu'il �tait
sous l'impression qu'il tramait en sa t�te rien qui vaille. Walker
comptait beaucoup sur l'exp�rience de cet homme pour �viter les
dangers de la navigation du Saint-Laurent, dangers que son imagination
exag�rait, au point de croire qu'une fois l'hiver venu, le fleuve ne
formait, jusqu'au fond, qu'un bloc de glace. La lettre du colonel venait
de d�truire une de ses plus ch�res illusions.

D'ailleurs, les contrari�t�s continuaient � s'acharner sur le malheureux
officier.

A peine en mer, Sir Hovenden s'aper�ut d'une impardonnable distraction:
le transport _Mary_ avait �t� oubli� � Catwater avec une partie du
r�giment du colonel Disney. Par une nuit d'orage, le m�t de misaine
du _Monmouth_ fut emport� comme une paille. La marche de l'escadre se
voyait continuellement retard�e par les transports qui marchaient comme
des sabots; par tous les temps, il fallait leur faire passer p�niblement
des c�bles de remorque. Dans un cas press�, �tait-il urgent de
communiquer avec le g�n�ral Hill embarqu� sur le _Devonshire_? celui-ci
souffrait trop du mal de mer pour s'occuper de choses s�rieuses.

L'indiscipline se mit de la partie. Malgr� la d�fense formelle de se
s�parer de la flotte et de courir sus aux voiles ennemies, un soir, pr�s
du banc de Terreneuve, le capitaine Buttler du _Dunkirk_ et le
capitaine Soanes de l'_Edgar_, deux officiers qui avaient pour consigne
l'importante fonction de r�p�ter les signaux de l'amiral aux vaisseaux
de l'escadre, se couvrirent de toiles, et appuy�rent vivement la chasse
� un petit navire marchand qui louvoyait sur l'horizon. Alors il
fallait s�vir. Un conseil de guerre se r�unissait. Et de ces deux vieux
officiers qui auraient pu �tre si utiles en montrant l'exemple, l'un, le
capitaine de l'_Edgar_--parce qu'il fut constat� que le secr�taire
de l'amiral avait oubli� de lui communiquer la consigne--se voyait
r�primander s�v�rement et retrancher trois mois de solde; L'autre--celui
du _Dunkirk_--�tait renvoy� du service.

Malgr� ces d�boires, le 25 juin, apr�s cinquante-huit jours de mer,
l'amiral Walker vint jeter l'ancre devant Boston, o� l'attendaient des
f�tes brillantes et de lamentables d�ceptions. En mettant pied �
terre, Sir Hovenden sembla devenir le lion de la Nouvelle-Angleterre.
L'ouverture des cours de l'universit� de Cambridge se faisait le 4
juillet, sous sa pr�sidence. Le 5 et le 10 du m�me mois il assistait au
d�fil� des troupes d'infanterie de marine, pass�es en revue sur Noodles
Island, par le g�n�ral Hill. Le 24 il se rendait � Roxbury faire
l'inspection d'un r�giment de miliciens destin�s � l'exp�dition du
Canada. Le 19 et le 23 c'�tait une s�rie de bals et de d�ners donn�s �
bord de l'_Humber_--en l'honneur des chefs indiens du Connecticut, ainsi
que des _Mohocks_, re�us � bord du vaisseau-amiral au bruit du canon,
des fanfares et des hourrahs de l'�quipage. Ces derniers qui formaient
partie des cinq nations furent l'objet d'une distinction sp�ciale. Sir
Hovenden Walker voulut bien trinquer avec leurs sachems; et les chefs
pour ne pas rester en arri�re de courtoisie, port�rent un toast � Sa
Majest�, en disant � l'amiral:

--Depuis longtemps nous nous attendions � contempler les merveilles que
nous voyons maintenant. Nous sommes dans la joie en songeant que la
Reine a pris un tel soin de nous; car, nous commencions � d�sesp�rer.
Maintenant nous ferons tout en notre possible, et nous esp�rons que
dor�navant les fran�ais seront vaincus en Am�rique.

Ces rao�ts et ces collations fines se succ�d�rent ainsi � la file, qui
� bord de l'escadre, qui chez le gouverneur, qui chez les officiers
sup�rieurs de la colonie, jusqu'au moment o� il fallut parler d'affaires
s�rieuses.

Il s'agissait maintenant de trouver et d'embarquer en toute h�te
quatre mois de provisions, pour 9385 soldats et matelots destin�s �
l'exp�dition navale contre la Nouvelle-France.

Un seul homme dans Boston pouvait fournir une aussi importante commande.
C'�tait le capitaine Belcher, n�gociant riche et rus�, qui en peu de
temps avait su se rendre ma�tre du march� de la Nouvelle-Angleterre, et
le contr�lait � sa guise. Tout en pr�tant l'oreille aux propositions de
l'amiral, et en gagnant du temps par des promesses, Belcher r�ussit �
accaparer le sel disponible, et prit � sa solde tous les boulangers de
la ville: si bien que, le jour venu pour ex�cuter son contrat, il
se trouva eu mesure de faire ses conditions lui-m�me et d'exiger de
l'argent comptant. Les bouchers se mirent de la partie; ils ne voulaient
livrer leur viande que contre-esp�ces sonnantes.

Pendant ces pourparlers, un temps pr�cieux se perdait. La fr�gate le
_Chester_ venait de briser son �tambot: il fallut le r�parer. Plus de
seize pieds de la fausse quille du _Humber_ ayant �t� emport�s, on ne
put songer � l'abattre en car�ne, et deux plongeurs furent charg�s de
l'examiner et de faire rapport. La fr�gate _Sapphire_ �tait exp�di�e
� Annapolis avec deux compagnies de miliciens. Sur la demande du
gouverneur de la Nouvelle-Angleterre, ces troupes �taient destin�es �
relever l'infanterie de marine; mais sir Charles Hobby, gouverneur de
cette derni�re ville, gardait le tout, en homme prudent, et malgr�
des ordres formels, ne laissait pas �chapper cette belle occasion de
renforcer sa garnison. Soldats et matelots d�sertaient par escouade; et
cet amour de la vie au grand air devenait tellement �pid�mique, qu'un
soir, � bord du transport la _Reine Anne,_ six soldats, parmi lesquels
le ma�tre canonnier et le ma�tre d'�quipage, command�s par le deuxi�me
lieutenant, mettaient une chaloupe � la mer et s'enfuyaient � force de
rames. L'assembl�e du Massachusetts effray�e des proportions que prenait
ce sauve-qui-peut g�n�ral, avait--il est vrai--promulgu� une loi s�v�re
contre les d�serteurs, mais le gouverneur Dudley semblait � tout instant
vouloir entraver les projets de Walker.

L'amiral essaya alors de la diplomatie. Un jour, le 9 juillet, il
transmet � la flotte le signal de d�ployer les voiles du petit hunier,
pour faire croire aux autorit�s qu'il commen�ait l'appareillage, et
aiguillonner ainsi le patriotisme des Bostonnais. Cette manoeuvre les
laissa aussi froids que le reste, et � bout de patience, Walker finit
par �crire vertement au gouverneur Dudley, et par lui dire que le peuple
de la Nouvelle-Angleterre vivait comme au temps o� il n'y avait pas
de roi en Isra�l: chacun se conduisant � sa guise, et faisant du
patriotisme et de la grandeur nationale une question secondaire � ses
int�r�ts.

A partir de ce moment les rapports entre ces deux personnages devinrent
de plus en plus aigres.

--"Je suis d'avis, et tous les officiers de la marine et du corps de
d�barquement partagent mon opinion, �crivait de nouveau l'amiral au
gouverneur, que votre gouvernement au lieu d'aider et de h�ter le d�part
de la flotte, l'a entrav� autant que possible. Comment pourrez-vous vous
d�fendre contre un aussi grand nombre de t�moins et contre des faits
aussi �vidents? Lorsque le parlement anglais fera une enqu�te sur votre
conduite, et qu'il lui sera d�montr� le peu d'aide que vous ayez donn�
� la partie navale de cette exp�dition, il y aura alors un tel cri
d'indignation, que la Nouvelle-Angleterre sera forc�e de se repentir
de son inaction. Quand avec la protection de Dieu je suis arriv� ici,
j'esp�rais que les instructions royales seraient suivies � la lettre;
que les transports et les pataches de cette colonie auraient �t� arm�s
et approvisionn�s de suite; que mes cadres auraient �t� compl�t�s, et
que chacun ferait preuve de patriotisme en me permettant de reprendre la
mer au plus t�t. Le contraire est arriv�. Rien n'est pr�t; mes hommes
m'abandonnent, et avec mes seuls d�serteurs j'aurais pu �quiper
vos transports. Jamais toute l'astuce du gouvernement de la
Nouvelle-Angleterre fera croire � la Reine et � son conseil, que la
colonie n'a pu me donner 400 matelots. Mon s�jour sera court ici; avec
la b�n�diction de Dieu, j'esp�re mettre � la voile demain ou lundi au
plus tard, et tout ce qui peut m'arriver de malheur, je le mets sur
le compte du gouvernement de la Nouvelle-Angleterre--_liberavi animam
meam_."

Enfin, la prise du _Neptune_, convoy�, � cent lieues et plus du cap au
Finist�re, par une flotte sous le commandement de Duguay-Trouin,
vint ajouter aux transes de l'amiral; et en date du 27 juillet il
transmettait au gouverneur une liste des vaisseaux ennemis, tout en lui
�crivant[4]:

�--Je vous donne avis que, dans le cas o� je quitterais cette rade en
d'aussi mauvaises conditions, et que j'irais me heurter, � monsieur
Duguay, comme cela est probable, s'il se propose de venir ici, je mets
sur le compte de la colonie tous les accidents qui pourront m'arriver
par le manque de matelots.�

[Note 4: Ces vaisseaux �taient le _Lys_ de 78 canons, le _Magnanime_
de 76, de l'_Apollon_ de 72, le _Brillant_ de 74, le _Glorieux_ de 68,
le _Fid�le_ de 70, l'_Aigle_ de 74, le _Prot�e_ de 68, et le _Jason_ de
48 canons.]

N�anmoins, � force de correspondre, de rager et de se faire du mauvais
sang, l'amiral Walker �tait � la veille de voir sa flotte en mesure de
se mettre en campagne, lorsqu'une derni�re humiliation fondit sur lui.
Les pilotes recrut�s � grands frais dans toutes les criques et baies de
la Nouvelle-Angleterre se faisaient tirer l'oreille, et pr�tendaient
ne plus conna�tre le golfe et le fleuve Saint-Laurent. Bref, ils se
cachaient ou refusaient d'embarquer, et il fallut un warrant royal pour
les consigner � bord.

Ce fut dans ces tristes circonstances, et apr�s avoir �puis� toutes ses
ressources � se chicaner comme un clerc d'huissier, que l'amiral sir
Hovenden Walker appareilla le 30 juillet 1711. Une flotte splendide
le suivait: et derri�re lui soixante et dix-sept navires de haut-bord
sortirent des passes de Nantasket, et prirent orgueilleusement la haute
mer[5].

[Note 5: Voici une liste exacte de cette flotte. Vaisseau amiral,
l'_Edgar_ 70 canons: le _Windsor_ 60 canons, le _Montague_ 69 canons,
le _Swiftsure_ 70 canons, le _Sunderland_ 60 canons, le _Monmouth_ 70
canons, le _Dunkirk_ 60 canons, le _Humber_ 80 canons, le _Devonshire_
80 canons. Transports: _Recovery Delight, Eagle, Fortune, Reward,
Success Pink, Willing Mind, Rose, Life, Happy Union, Queen Anne,
Resolution, Marlborough, Samuel, Pheasant, Three Martins, Smyrna
Marchant, Globe, Samuel, Colchester, Nathanael et Elizabeth, Samuel et
Anne, George, Isabella Anne Catherine, Blenheim, Chatham, Blessing,
Rebecca, Two Sheriffs, Sarah, Rebecca Anne Blessing, Prince Eug�ne,
Dolphin, Mary, Herbin Galley, Friend's increase, Marlborough, Anna,
J�r�mie et Thomas, les Barbades, Anchor and Hope, Adventure, Content,
Jean et Marie, Speedwell, Dolphin, Elisabeth, Marie, Samuel, le Basib�,
la Grenade, Goodwill, Anna, Jean et Sarah, Marguerite, Dispatch, Four
friends, Francis, Jean et Hannah, Henriette, Blessing, l'Antilope,
Hannah et Elizabeth, Friend's adventure, Rebecca, Marthe et Annah,
Jeanne,_ l'Unit�, et le Newcastle_, _L'Entreprise_ de 40 canons,
le _Saphire_ de 40, le _Kingston_ de 60, le _L�opard_ de 54, et le
_Chester_ de 54 canons, ainsi qu'une prise, le _Triton_, rejoignirent
l'amiral dans le golfe. Quant au _Leostoff_ et au _Feversham,_ fr�gates
de 36 canons qui faisaient partie de l'escadre, personne n'en entendit
plus parler.]

A bord tout �tait dans la joie. Le temps �tait clair; il ventait frais
et bon comme disent les marins, et Dieu daignait enfin sourire � cet
amiral anglais qui, malgr� la paix existante alors entre la reine Anne
et le roi tr�s-chr�tien, s'en allait, pour satisfaire un royal caprice,
porter la torche et l'�p�e dans le pays de nos p�res. Dans ces temps
h�las! le paradoxe �tait une arme subtile entre les mains du pouvoir.
Anne n'�tait pas femme � rester en arri�re, et dans un jour de spleen,
elle s'�tait mise en t�te que les Fran�ais �tablis au Canada et
ob�issant aux pr�tendus titres de Sa Majest� le roi de France, �taient
tout autant ses sujets que s'ils fussent n�s dans la Grande-Bretagne ou
en Irlande. Ces beaux sentiments trouv�rent un �cho fid�le chez l'amiral
Walker; et il s'�tait occup� � les consigner dans une ronflante
proclamation, bien longtemps avant que sa flotte, �pre � son oeuvre de
destruction, se f�t mise � courir toutes voiles dehors, la poulaine
tourn�e vers Qu�bec.

A la hauteur du Cap-Breton, l'_Edgar_ sur lequel �tait hiss� le pavillon
amiral, fut rejoint par le _Chester_ qui mit � son bord le capitaine
Paradis. Ce dernier commandait le _Neptune_ de la Rochelle, petit navire
de 120 tonneaux, arm� de 10 canons, portant 70 hommes, dont 80 destin�s
� la garnison de Qu�bec. Il avait �t� amarin� quelques jours auparavant
par le capitaine Matthews. Vieux loup de mer qui avait fait deux
naufrages dans le golfe, et en �tait rendu � son quaranti�me voyage au
Canada, le capitaine Paradis connaissait son Saint-Laurent par coeur; et
d�cid�ment, le ciel semblait se ranger du c�t� de l'amiral, en jetant
sur sa route pareil pilote. Une r�compense de cinq cents pistoles--soit
deux cent cinquante louis--dont cent pistoles d'arrhes, fut promise au
capitaine Paradis s'il voulait se faire le lamaneur de la flotte: une
fois rendu � Qu�bec, le prix du _Neptune_ lui serait pay� en entier, et
sa vieillesse mise � l'abri du besoin.

Pour �tre juste envers le prisonnier de Walker, les m�moires et les
documents du temps ne mentionnent pas s'il accepta ou refusa. La seule
chose qui soit parvenue jusqu'� nous, c'est que Paradis, au dire m�me
de l'amiral, ne se g�na nullement pour lui faire un sombre tableau des
mis�res et des intemp�ries qui attendaient la flotte anglaise dans les
eaux de la Nouvelle-France. Ces avis concordaient avec ce que le
premier lieutenant du _Neptune_, exp�di� � Boston � bord de la prise du
_Chester_, avait d�j� assur� � l'amiral:

--Si vous vous aventurez dans le Saint-Laurent avec pareille flotte, lui
disait-il, vous y perdrez tous vos vaisseaux.

Sur le moment, Walker crut que ces paroles n'�taient qu'une ruse de la
part d'un Fran�ais qui voulait sauver son pays de l'invasion. Bient�t,
l'id�e d'�tre oblig� d'endurer peut-�tre les rigueurs d'un hiver
canadien se prit � hanter continuellement le cerveau de l'amiral, et
plus tard, ce cauchemar lui faisait �crire une de ses meilleures pages.
Mais en ce moment, tout entier � ce que lui disait Paradis, et se
rappelant en m�me temps la conversation du lieutenant du _Neptune_,
Walker devint soucieux; et la brise venant � tourner grand frais, il
prit la r�solution de se mettre � l'abri dans le havre de Gasp�. Un
navire fran�ais de la Biscaye �tait l�, en train de charger du poisson
pour l'Europe. On s'en empara, et comme le lendemain il fallait faire
d'inutiles efforts pour le touer au large, l'ordre fut donn� de le
saborder, de mettre le feu aux habitations du bassin, de d�truire les
provisions qu'on y trouverait, et de faire prisonniers tous ceux qu'on
rencontrerait, pendant que le _Sapphire_ et le _L�opard_ iraient br�ler
Bonaventure, qui ne fut sauv� que par un calme plat.

Am�re d�rision des choses humaines! Qui aurait dit en ce moment au
chevalier Sir Hovenden Walker, contre-amiral de l'escadre blanche, que
ce m�chant lougre coul� � fond, et cette dizaine de baraques r�duites en
cendres seraient les seuls souvenirs que sa formidable armada laisserait
aux flots oublieux du Saint-Laurent, l'aurait-il cr�?

Un vent frais poussa bient�t l'escadre hors du bassin de Gasp�. En le
d�bouquant la brise fl�chit, le calme se fit; et, une pluie fine se
prit � tomber pendant qu'au large le brouillard se faisait. Bient�t il
enveloppa la flotte, ne laissant voir que de fois � autres les voiles
d'une fr�gate ou d'un transport, qui t�chaient de garder autant que
possible leur ligne de bataille pour �viter le boulet que chaque
commandant de division avait ordre de leur envoyer, dans le cas o� ils
s'en s�pareraient. Ceci dura toute la journ�e du 22 ao�t, mais le soir
le vent se prit � souffler en foudre, le brouillard devint de plus en
plus intense, la sonde ne mordit pas, et comme depuis le mardi les
vigies n'avaient pas signal� la terre, ou calcula par estime qu'on
serrait de pr�s le Nord.

L'officier de loch venait de faire une erreur de quinze lieues!

Paradis consult�, fut alors d'avis de mettre en panne avec les amures
� b�bord, tout en ayant soin de se tenir la t�te au sud au moyen du
perroquet d'artimon et du grand hunier.

Deux heures et demie se pass�rent � faire cette manoeuvre, et l'amiral
venait de se mettre au lit, quand tout � coup, le capitaine de l'_Edgar_
crut entrevoir l� terre. D'apr�s de nouveaux calculs, il en �tait
arriv� � la conclusion que c'�tait la c�te sud, et courant avertir
son sup�rieur, il re�ut l'ordre de faire des signaux � la flotte pour
qu'elle vir�t imm�diatement vent arri�re, et recommen��t la m�me
manoeuvre avec les amures � tribord.

Un jeune officier du r�giment du g�n�ral Seymour, le capitaine Goddard,
se trouvait alors sur le gaillard d'arri�re. Il aper�ut la mer d�ferler
et se briser sous le vent, au moment o� l'_Edgar_ faisait son abat�e; et
tout effray�, il se pr�cipita dans les appartements de l'amiral, en lui
criant:

--Sir Hovenden! nous sommes entour�s de r�cifs!

L'amiral se prit � plaisanter M. Goddard sur sa frayeur; lui assura que
le capitaine de sa fr�gate, M. Paddon, �tait encore plus comp�tent pour
les choses de la mer qu'un officier d'infanterie, et lui souhaita le
bonsoir.

Le fantassin ne se tint pas pour battu. Pendant cette conversation
avec son sup�rieur les brisants avaient grandi: un tumulte terrible se
faisait sur le pont, et oublieux de l'�tiquette pour ne plus songer
qu'au salut de tous, le capitaine Goddard rentrant de nouveau dans le
carr� de Sir Hovenden, le supplia au nom de Dieu, de monter sur son banc
de quart.

L'amiral s'y rendit gaiement--_in gown and slippers--_en robe de chambre
et en pantoufles.

L'_Edgar_ �tait � la veille de talonner. Tout le monde avait perdu la
t�te; personne ne savait o� �tait all� Paradis. La fr�gate faisant
chapelle s'�tait laiss�e coiffer, et avait rejet� les brisants sous sa
hanche, pendant que pour comble de malheur, le capitaine Paddon hors
de lui, faisait d�gager une ancre qui d�rapa de suite, et qu'il fallut
couper imm�diatement.

La lune sortit alors du brouillard, et montrant distinctement la
c�te Nord, permit � l'amiral de rassurer un peu ses hommes. Sur ces
entrefaites, Paradis que l'on avait �veill� fit transmettre l'ordre de
hisser toutes les voiles. Il fallait sortir de l� couvert de toiles, ou
chavirer.

L'_Edgar,_ sous la main ferme du capitaine canadien-fran�ais se pencha
sur les brisants, fit une seconde abat�e, plongea fermement ses �cubiers
sous la lame, et sortit.

Pendant cette nuit l�, s�par� de son escadre, l'amiral courut dans le
sud; puis, au matin, en reprenant sa bord�e, il fit la rencontre du
_Swiftsure,_ qui lui apprit une partie de l'immense d�sastre que nous ne
connaissons plus que sous le nom du "naufrage de l'Anglais."

A ce rapport vint bient�t se joindre celui du capitaine Alexander, du
_Chatam._ Il �tait navrant.

Huit gros transports de 2,316 tonneaux et trois quarts,--ancienne
jauge,--l'_Isabella Anne-Catherine,_ le _Samuel et Anne,_ le _Nathaniel
et Elisabeth,_ le _Marlborough,_ le _Chatam,_ le _Colchester,_ le
_Content_ et le _Marchand de Smyrne_ �taient venus s'�ventrer sur
l'Ile-aux-Oeufs, pendant cette nuit terrible. Les capitaines Richard
Bayley, Thomas Walkhup et Henry Vernon s'�taient noy�s. Jusqu'� pr�sent
884 cadavres jonchaient les criques de l'Ile-aux-Oeufs et les sables
de la c�te du Labrador. Trois fr�gates le _Windsor_, l'_Aigle_ et le
_Montagne_ n'avaient �vit� une perte totale, qu'en se r�fugiant, sans le
savoir, dans la passe o� le _Napol�on III_ est ancr� en ce moment. Par
ce d�sastre, les r�giments des colonels Windress, Kaine et Clayton,
ainsi que celui du g�n�ral Seymour, enti�rement compos�s de v�t�rans de
l'arm�e de Marlborough, se trouvaient presqu'an�antis: et l'on reconnut
sur la gr�ve deux compagnies enti�res des gardes de la reine, qu'on
distingua � leurs casaques rouges[6].

[Note 6: _Vide_ Charlevoix, Histoire de la Nouvelle-France, Livre
XV, page 357.

D'apr�s les num�ros des lundis 10 et 23 juillet 1711 du _Boston
News-Letter, published by authority,_ les r�giments embarqu�s sur les
transports de l'amiral Walker, �taient ceux des colonels Kirke, Seymour,
Disney, Windresse, Clayton, Kaine, ainsi que celui du g�n�ral Hill.
Outre ces troupes, il y avait 600 hommes d'infanterie de marine
command�s par le colonel Churchill, et un train d'artillerie de
quarante chevaux sous les ordres du colonel King. Les troupes de milice
consistaient en deux r�giments lev�s dans la baie du Massahusetts, dans
le New-Hampshire et dans la plantation du Rhode-Island, le premier
command� par le colonel Walton, le second par le colonel l'honorable M.
Vetch.]

Quel �tait le chiffre exact des pertes de l'amiral Walker? Nul ne le
saura positivement, mais ce que l'historien peut rappeler, sans faire
erreur, c'est que d�s son arriv�e � Boston, Sir Hovenden demandait au
gouverneur Dudley quatre mois de rations pour les 9,885 hommes qu'il
amenait d'Angleterre; puis que lors du conseil de guerre tenu
sur l'opportunit� d'attaquer Plaisance, apr�s le naufrage de
l'Ile-aux-Oeufs, il d�clara ne plus avoir que 3,802 hommes � bord de ses
fr�gates et 3,841 sur ses transports, soit un total de 7,643 matelots et
soldats.

Or, d'apr�s le rapport officiel de l'amiral Walker, 220 hommes
embarqu�rent � bord de l'_Isabella Anne Catherine;_ 102 �taient sur le
_Chatam;_ 150 sur le _Marlborough;_ 246 sur le _Marchand de Smyrne;_ 354
sur le _Colchester;_ 188 sur le _Nathaniel et Elizabeth;_ et 150 sur le
_Samuel et Anne:_ soit un total de 1,410. Tous ses vaisseaux, plus
le _Content_ qui n'est pas mentionn� dans cette pi�ce justificative,
p�rirent sur l'Ile-aux-Oeufs. Et en faisant la part de la maladie et des
d�sertions, nous pouvons donc sans exag�rer mettre � 1,100 le nombre des
noy�s et des manquants � l'appel, le lendemain de la triste nuit du 22
ao�t.[7]

[Note 7: Il ne faut pas oublier, que dans l'introduction de son
journal, page 25, Walker avoue avoir perdu, en s'en revenant, la fr�gate
le _Feversham_ de 36 canons, command�e par le capitaine Paston, ayant �
son bord 196 hommes d'�quipage, et trois nouveaux transports dont les
morts n'entrent pas dans le d�nombrement.

Au moment de livrer cette page � l'impression un curieux bouquin me
tombe sous la main. Il est intitul�: _The chronological historian,
containing a regular account of all transactions relating to British
affairs, by Mr. Johnson, London, MDCCXLIII_.

On lit ce qui suit aux pages 313, 314:

22 August 1711.--Eight of the transports of Sir Hovenden Walker's fleet
with eight hundred officers and soldiers were cast away in the river
Canada, where upon the rest of the fleet returned to New-England.

9 October 1711.--Sir Hovenden Walker and Brigadier Hill with the
fleet of men of war and transports returned to Portsmouth from their
Expedition of Canada, and on the 15 instant the admiral's ship the
_Edgar_ was accidentally blown up with 400 seamen and several other
people on board, _all the officers being ashore_.]

Ce soir-l�, la temp�te s'�tait rappel� qu'elle avait jadis dompt�
l'orgueil d'un autre amiral anglais, Sir William Phipps, en lui
arrachant plus de mille hommes, et en lui brisant 38 vaisseaux.
Vingt minutes lui avaient suffi pour faire cette nouvelle oeuvre de
destruction, et sauver la Nouvelle-France de l'�treinte de l'Anglais.

Atterr� par son incroyable d�sastre, l'amiral Walker enjoignit au
capitaine Cook du _L�opard_ de croiser autour de l'�le et de sauver ceux
qu'il pourrait, pendant que lui-m�me courrait des bord�es toute la
nuit. Le lendemain, il d�p�cha le _Monmouth_, avec ordre de chercher un
mouillage s�r dans les environs, pour la flotte; mais l'officier de ce
navire ayant fait un rapport n�gatif, et les pilotes se reconnaissant
incapables de conduire l'escadre dans la baie des Sept-Iles, l'amiral
donna l'ordre de r�partir les survivants sur le reste de ses vaisseaux,
et r�unit son conseil de guerre.

On �tait alors � six lieues ouest-sud-ouest de la pointe des Monts
Pel�es.

Tous les capitaines et pilotes furent somm�s de se rendre aupr�s du
pavillon amiral, hiss� temporairement � bord du _Windsor_. Les minutes
de cette s�ance disent que Sir Hovenden Walker pr�sida, et que les
officiers pr�sents furent, le capitaine Joseph Soans du _Swiftsure_,
le capitaine John Mitchel du _Monmouth_, le capitaine Robert Arris du
_Windsor_, le capitaine George Walton du _Montague_, le capitaine Henry
Gore du _Dunkirk_, le capitaine George Paddon de l'_Edgar_, le capitaine
John Cockburn du _Sunderland_, et le capitaine Augustin Rouse du
_Sapphire_. La discussion d�buta sur un ton d'aigreur. Quelques
officiers all�rent jusqu'� reprocher � Sir Hovenden Walker de ne pas les
avoir consult�s, avant le d�part de Boston. L'amiral fut hautain.
Le capitaine Bonner pilote de l'_Edgar_, et M. Miller pilote du
_Swiftsure_, insist�rent sur le danger qu'offrait le passage de l'�le
aux Coudres, pr�s de Qu�bec. Leurs camarades vinrent � la suite les uns
des autres avouer leur incomp�tence, et il fut r�solu � l'unanimit�
d'abandonner toute tentative sur Qu�bec, et de s'en aller � la rivi�re
Espagnole, au cap Breton, pendant que le _L�opard_, en compagnie d'un
brick le _Four Friends_ et d'un sloop le _Blessing_, continueraient �
croiser le long du lieu du sinistre.

Au Cap Breton, les t�tonnements et les pertes de temps recommenc�rent.
Walker n'osait plus retourner en Angleterre sans tenter un coup de main
sur Plaisance. D'ailleurs ses instructions �taient positives l�-dessus.
Beaucoup d'officiers furent de l'avis de l'amiral; mais le g�n�ral Hill
fit � ce projet une forte opposition. On eut recours encore une fois
� un conseil de guerre, et il fut r�solu � l'unanimit�, vu que l'on
n'avait plus que pour onze semaines de vivres--les hommes �tant mis �
la demi-ration--de faire voile vers les c�tes anglaises. Mais avant de
partir, l'amiral crut prudent de prendre possession de cette terre
au nom de la reine Anne, en rempla�ant les armes de France par une
inscription latine taill�e en forme de croix.

Tout �tait maintenant au complet, puisque cette croix qui se dressait
sur le Cap Breton, faisait face � l'entr�e de ce golfe et de ce fleuve
Saint-Laurent, devenus le tombeau des Anglais, et rempla�ait celle que
Sir Hovenden Walker avait oubli� de laisser sur la c�te d�serte du
Labrador.

Ainsi se termina cette terrible exp�dition arm�e � grands frais, et sur
laquelle la reine Anne et ses ministres repos�rent tant d'esp�rances. La
d�sertion des �quipages, l'indiscipline des officiers, l'incomp�tence
des pilotes, l'incroyable _jettatura_ de l'amiral, et surtout le manque
de patriotisme des Bostonnais, toujours pr�ts � importuner le roi pour
lui faire tenter un coup de main sur Qu�bec, mais incapables de faire le
moindre sacrifice p�cuniaire pour aider Sa Majest� � mener � bonne fin
pareille entreprise--furent les causes premi�res des d�sastres de cette
campagne qui, loin de perdre la Nouvelle-France, comme on l'esp�rait, ne
fut qu'une source de profits pour elle.

"--On crut envoyer � l'Ile-aux-Oeufs ramener leurs d�pouilles, dit la
soeur Jeanne-Fran�oise Juchereau de Saint-Ignace, dans son Histoire
de l'H�tel-Dieu de Qu�bec. Monsieur Duplessis, receveur des droits
de monsieur l'amiral, et monsieur de Montseignat, agent de la ferme,
fr�t�rent une barque et gag�rent quarante hommes, � qui ils donn�rent un
aum�nier et des provisions de vivres pour aller passer l'hiver dans cet
endroit, afin qu'au printemps ils tirassent tout ce qu'ils pourraient.
Ils partirent en 1711 et revinrent en 1712, au mois de juin, avec cinq
b�timents charg�s. Ils trouv�rent un spectacle dont le r�cit fait
horreur: plus de 2,000 cadavres nus sur la gr�ve qui avaient presque
tous des postures de d�sesp�r�s: les uns grin�aient des dents, les
autres s'arrachaient les cheveux, quelques-uns �taient � demi-enterr�s
dans le sable, d'autres s'embrassaient. Il y avait jusqu'� sept femmes
qui se tenaient par la main et qui apparemment avaient p�ri ensemble.
Un sera �tonn� qu'il se soit trouv� des femmes dans ce naufrage. Les
Anglais se tenaient si assur�s de prendre ce pays qu'ils en avaient
d�j� distribu� les gouvernements et les emplois: ceux qui devaient les
remplir emmenaient leurs femmes et leurs enfants afin de s'�tablir en
arrivant. Les Fran�ais prisonniers qui �taient dans la flotte, y en
virent quantit� qui suivaient leurs p�res ou leurs maris, et grand
nombre de familles enti�res qui venaient pour prendre habitation."

"La vue de tant de morts �tait affreuse, et l'odeur qui en sortait �tait
insupportable; quoique la mar�e en emport�t tous les jours quelques-uns,
il en restait assez pour infecter l'air. On en vit qui s'�taient mis
dans le creux des arbres; d'autres s'�taient fourr�s dans les herbes. On
vit les pistes d'hommes pendant deux ou trois lieues, ce qui fit croire
que quelques-uns avaient �t� rejoindre plus bas leurs navires. Il devait
y avoir de vieux officiers; car on trouva des commissions sign�es du Roy
d'Angleterre, Jacques II, r�fugi� en France d�s 1689. Il y avait aussi
des catholiques, car parmi les hardes il se trouva des images de la
Sainte-Vierge."

"On rapporta des ancres d'une grosseur surprenante, des canons, des
boulets, des cha�nes de fer, des habits fort �toff�s, des couvertures,
des selles de chevaux magnifiques, des �p�es d'argent, des tentes bien
doubl�es, des fusils en abondance, de la vaisselle, des ferrures de
toutes sortes, des cloches, des agr�s de vaisseaux et une infinit�
d'autres choses."

On en vendit pour 5000 livres.

Tout le monde courait � cet encan: chacun voulait avoir quelque chose
des Anglais.

On y laissa beaucoup plus qu'on en put enlever; cela �tait si avant dans
l'eau qu'il fut impossible de tirer tout ce qu'on vit.

On en rapporta deux ans apr�s pour 12,000 livres, sans compter tout ce
qu'on avait �t� d'ailleurs; "c'en fut assez, ajoute na�vement la
soeur Saint-Ignace, pour nous faire esp�rer que nos ennemis ne nous
attaqueraient plus et pour affermir notre confiance en Dieu."

A Qu�bec, l'effet de ce d�sastre fut immense. La nouvelle y �tait
parvenue d�s le 19 octobre 1711. C'�tait M. de la Valtrie qui, de retour
du Labrador, l'avait annonc�e le premier; et nos p�res voyant que la
colonie venait d'�tre sauv�e d'une perte certaine, ne purent contenir
leur joie. Le vocable de la petite �glise de la basse-ville de Qu�bec,
Notre-Dame de la Victoire, fut chang� par la ville reconnaissante, en
celui de Notre-Dame des Victoires.

"On ne parlait plus que de la merveille op�r�e en notre faveur, dit
une chronique du temps; les po�tes �puis�rent leur verve pour rimer
de toutes les fa�ons sur ce naufrage. Les uns �taient historiques et
faisaient agr�ablement le d�tail de la campagne des Anglais; les antres
satiriques et raillaient sur la mani�re dont ils s'�taient perdus. Le
Parnasse devint accessible � tout le monde: les dames m�mes prirent la
libert� d'y monter, quelques-unes d'entre elles commenc�rent et mirent
les messieurs en train, et non seulement les s�culiers, mais les pr�tres
et les religieux faisaient tous les jours des pi�ces nouvelles."

En Angleterre, le retour de l'exp�dition de l'amiral Walker sema la
honte � la cour et le deuil dans les familles. La main de Dieu ne cessa
pas de s'appesantir sur le malheureux Sir Hovenden. A peine arriv� �
Londres pour se rapporter � l'Amiraut�, une estafette l'y rejoignit et
lui annon�a la plus terrible des nouvelles. L'_Edgar,_ belle fr�gate de
70 canons, mont�e par 470 marins d'�quipe, et qui avait navigu� sous
pavillon-amiral pendant une partie de la campagne, venait de faire
explosion en rade de Portsmouth! Pas un homme, pas un officier, pas un
document, n'avait �t� sauv�; et il ne restait pas m�me une �pave pour
�tre d�pos�e plus tard au Mus�e Britannique, et y indiquer qu'une
fr�gate du nom de l'_Edgar_ avait exist� jadis dans la marine royale.[8]

Qu'ajouter � cette s�rie de malheurs?

[Note 8: Parmi ces documents se trouvait l'original du journal tenu
par Sir William Phipps lors de son exp�dition de Qu�bec.

--The French minister came to me this evening, brought with him Sir
William Phipp's original journal of his Qu�bec expedition, and gave it
me. This was blown up amongst several other material papers and draughts
in the _Edgar_--Walker's Journal p. 87.]

Pendant quelques ann�es, Sir Hovenden Walker honni et ridiculis� par
tous, lorsque son coll�gue,--le g�n�ral Hill,--se voyait honor� d'un
commandement, re�ut dans sa retraite � Somersham, pr�s de Saint Ives
Huntington. Ses vieux camarades de l'Amiraut�, qui avaient servi avec
lui ou sous lui, oublieux de sa captivit� en France et de ses vingt-huit
ann�es de commandement, pour ne plus se souvenir que du naufrage de
l'Ile-aux-Oeufs, refus�rent pendant deux ans de r�gler ses comptes, sous
pr�texte que les pi�ces justificatives s'�taient perdues sur l'_Edgar_:
puis, l'ann�e suivante, sans aucun avis pr�alable, ils le retranch�rent
de la liste des amiraux, et lui �t�rent sa demi-solde. Enfin, un jour
que l'amiral �tait de passage � Londres, un journal, le _Saint James
Post_, ayant annonc� qu'il avait �t� arr�t� � sa r�sidence de Newington
Stoak par ordre de la Reine, Walker, qui aurait pu voir ses services
accept�s par la r�publique de Venise ou par le czar de Moscou, mais qui
�tait trop loyal pour se mettre dans la position de pouvoir porter un
jour les armes contre l'Angleterre, se d�cida le coeur navr�, � quitter
son implacable patrie pour se rendre dans la Caroline du Sud, y cultiver
une plantation.

L� encore, les sarcasmes et la haine de ses compatriotes poursuivirent
le proscrit anglais.

A sa grande surprise, apr�s son d�sastre, l'amiral Walker avait �t�
assailli � Boston, par une avalanche de brochures plus violentes les
unes que les autres. J'ai dit � sa grande surprise, car Sir Hovenden qui
r�vait d'�clipser la gloire de Drake et de Cavendish en s'emparant de
Qu�bec, pensait s�rieusement �tre r�compens� pour avoir ramen� les
restes de l'exp�dition. Dans ces brochures, le gouverneur Dudley, le
colonel Nicholson, tous les _New-Englanders_ s'en donn�rent � coeur
joie sur le compte du malheureux amiral, et bient�t ces d�nonciations
parvinrent jusqu'en Caroline, o� elles attis�rent tellement les passions
populaires contre lui, que Sir Hovenden Walker fut oblig� d'aller
chercher un refuge aux Barbades.

N�anmoins, petit � petit ces haines et ces rancunes de l'orgueil anglais
bless�, se turent. Le calme se refit dans cette existence bris�e. D�s
1720, Sir Hovenden Walker put faire imprimer une justification et un
rapport complet sur sa triste exp�dition, et ce journal fut accueilli
avec assez de faveur, si l'on en juge par la raret� de ce bouquin,
devenu presqu'introuvable aujourd'hui. Bient�t, l'oubli se fit autour
du vieil amiral; et, revenu dans la Caroline, il finit par s'�teindre
tranquillement dans sa plantation, en l'ann�e 1725, au milieu des muses
qu'il cultivait avec un certain succ�s, et entour� des �ditions de son
po�te favori, Horace, qui lui avait fourni l'�pigraphe de sa d�fense:

  Sois fort dans la d�tresse et si ta bonne �toile
  Fait na�tre enfin pour toi des vents moins d�sastreux;
  A ces protecteurs dangereux
  Ne livre qu'� demi ta voile.

--Il y a du vrai dans tout cela, et depuis que je suis ici, je me suis
toujours dout� de quelque chose de semblable, dit une voix �trang�re, en
s'adressant � Ag�nor Gravel. Des go�lettes prises par le calme, dans la
passe du Nord, y ont d�j� rep�ch� des canons. Dame! ils n'�taient pas
neufs la rouille les rongeait; les hu�tres et les coquilles s'�taient
attach�es au fer et au cuivre, et ils n'�taient plus de grande utilit�,
si ce n'est pour servir de lest. A l'autre bout de l'�le, � la pointe
des Anglais, la cabane du p�re Ruel est pleine de bayonnettes, de
haches, de boulets et autres vieilles ferrailles, qu'il s'amuse �
ramasser lorsqu'il ne p�che pas. Et, puisque vous �tes si curieux de
ces choses, venez, avec moi jusqu'au phare: je vous donnerai un bout
de baguette de fusil qui vient de l'Anglais, et que l'autre jour en
seinant, nous avons ramen� au plein.

Cette voix sympathique �tait celle de M. Paul C�t�, l'excellent gardien
du phare de l'Ile-aux-Oeufs.

Ag�nor ne se fit pas prier pour accepter ce morceau de cuivre tout rong�
par le temps et par la mer. Il l'examina longuement: puis, apr�s l'avoir
retourn� en tous sens, il le glissa flegmatiquement dans la fameuse
sacoche, en nous disant sous forme de p�roraison:

--Les bibelots du p�re Ruel, et ce bout de baguette de fusil, voil�
peut-�tre tout ce qui reste maintenant pour raconter au passant la fin
terrible de l'exp�dition de Sir Hovenden Walker. Si d'un c�t� l'histoire
fut indulgente pour le marin anglais, et si quelques-uns de ses
compatriotes, Smith entre autres, all�rent jusqu'� passer sous silence
cette catastrophe, la l�gende s'empara de la navrante ballade, et c'est
ainsi que la soeur Juchereau de Saint-Ignace �crivit plus tard que Sir
Hovenden "craignant d'�tre mal re�u de la Reine fit sauter en l'air son
navire quand il fut sur la Tamise". Il est vrai que Charlevoix assurait
� son tour "qu'il se brisa sur l'Ile-aux-Oeufs avec sept de ses plus
gros transports."

Puis apr�s une pause:

--La premi�re de ces assertions �tait sans doute suffisante pour donner
libre cours � l'imagination de mon voisin de gauche, reprit Gravel en me
regardant malicieusement, car, si je ne me trompe pas, tu as jadis
�crit dans tes _"Contes � la Veill�e"_ l'histoire de cet _amiral du
brouillard_ qui demandait � ses pers�cuteurs:

--Pouviez-vous vous attendre � ce que j'ordonnasse au vent et � la
temp�te de s'arr�ter? Serait-il devenu possible que, par les subtilit�s
de la magie, j'eusse eu le pouvoir de cr�er l'ouragan et de tisser des
brouillards dans le seul but de noyer tant de malheureux et de chercher
le danger, sans aucun autre profit ou avantage pour moi, que le plaisir
toujours st�rile de faire le mal pour le mal?



III.

AU MILIEU DU GOLFE.

Situ� � soixante-et-dix pieds an-dessus du niveau de la haute mar�e et �
six cents pieds au bout sud du rocher, le phare de l'Ile-aux-Oeufs est
une construction octogone de trente-cinq pieds de haut. Cette tourelle
surplombe la maison du gardien Paul C�t�, et d�j� sur le pas de la porte
on voyait les figures souriantes de ses deux filles, qui s'empressaient
pour mieux nous recevoir pendant que, par la fen�tre entr'ouverte un bel
enfant, � l'oeil intelligent, mais aux joues p�lies par la fi�vre et
par la douleur, nous regardait venir d'un air tout �tonn�. Quinze jours
auparavant, en voulant tirer sur une outarde, il s'�tait d�charg� un
fusil dans le bras gauche, et sa blessure soign�e tant bien que mal par
des gens qui n'avaient pas la moindre notion de chirurgie, pr�sentait
d�j� les sympt�mes de la gangr�ne.

Pourtant, notre pr�sence sur l'�le avait ramen� un peu de gaiet� et
partout dans cette maison r�gnait le plaisir de l'hospitalit�. A
l'int�rieur du phare, tout n'�tait que joie, bruit et questions. La
vaisselle, les nappes, les friandises des jours de f�te sortaient des
coffres et des armoires. Pendant que madame C�t� trottinait et donnait
des ordres pour nous faire servir une collation froide, Agenor et sa
bruyante compagnie s'�taient empar�s de l'harmonium plac� dans le petit
salon qui fait face � la mer, et entonnaient l'_In exitu Isra�l_ de leur
plus belle voix de m�lomanes. Quant au ma�tre de c�ans il ne fl�nait
gu�re, non plus; et sous son oeil vigilant, pots, verres bols et
carafons s'alignaient ainsi, sans vergogne sur table et commodes,
d�fiant � qui mieux mieux la proverbiale sobri�t� de notre capitaine.

Ce fut alors qu'un de nos officiers mis en belle humeur par toutes ces
bonnes choses, se prit � nous raconter sur la famille C�t� un trait
d'h�ro�sme qui m�rite d'�tre connu.

Chaque ann�e, du premier avril au vingt d�cembre, le phare de
l'Ile-aux-Oeufs doit �tre allum�. Du c�t� de la mer il offre une lumi�re
blanche, tournante, visible � quinze milles, et qui donne un �clat
chaque minute et demie. Tous les marins savent si la rotation d'un
phare � feu changeant doit se faire avec une pr�cision math�matique.
Autrement, il peut y avoir erreur. Une lumi�re est prise pour une autre,
et un sinistre devient alors la fatale cons�quence du moindre retard
apport� dans le fonctionnement de la machine. Or, une nuit vers la fin
de l'automne de 1872, le pivot de la roue de communication de mouvement
qui s'abaisse, de mani�re � ce que les roues d'angle engr�nent
convenablement, se cassa. La saison �tait trop avanc�e pour faire
parvenir la nouvelle � Qu�bec et demander du secours au minist�re de la
marine. Force fut donc de remplacer la m�canique par l'�nergie humaine,
et le gardien, aid� par sa famille, se d�voua. Pendant cinq semaines,
cet automne-l�, et cinq semaines au printemps suivant, homme, femme,
filles et enfants tourn�rent � bras cet appareil. Le givre, le froid,
la lassitude engourdissaient les mains; le sommeil alourdissait les
paupi�res. N'importe, il fallait tourner toujours, tourner sans cesse,
sans se h�ter, sans se reposer, tant que durerait ce terrible quart, o�
la consigne consistait � devenir automate et � faire marcher la
lumi�re qui indiquait la route aux travailleurs de la mer. Pendant ces
interminables nuits, o� les engelures, les insomnies et l'�nervement
s'�taient donn� rendez-vous dans cette tour, pas une plainte ne se fit
entendre. Personne, depuis l'enfant de dix ans jusqu'� la femme de
quarante, ne fut trouv� en d�faut; et le phare de l'�le-aux-Oeufs
continua, chaque minute et demie, � jeter sa lumi�re protectrice sur les
profondeurs orageuses du golfe.

Que de navires, sans le savoir, furent sauv�s, ces ann�es-l�, par
l'h�ro�sme obscur de Paul C�t�, de sa femme et de ses filles, les
demoiselles Pelletier.

D�j�, quelques heures avaient �t� consacr�es � la douce hospitalit� de
ces braves gens, lorsqu'un matelot vint nous pr�venir que la baleini�re
attendait; et bient�t nous quittions l'�le au milieu d'un feu de
mousqueterie bien conditionn�. Ag�nor s'�tait �lu � l'unanimit� chef de
la p�tarade du bord, pendant que Paul C�t�, debout sur un rocher et arm�
d'un vieux mousquet fran�ais, s'effor�ait de remettre consciencieusement
� Gravel l'horrible tintamarre que ce dernier s'�tait ing�ni� � tirer
hors des flancs de son harmonium.

Mais h�las! cent fois h�las! le psalmiste avait peut-�tre en t�te le
bourdonnement de ces bruyantes salves, lorsqu'il �crivait: "_periit
gloria, eorum tum sonitu._" Bient�t, nous ne v�mes plus que de petits
flocons de fum�e blanch�tre s'�lever de la falaise, o� toussait le
mousquet obstin� du gardien du phare, pendant que, toutes voiles dehors
et vapeur � trois quarts de vitesse, nous laissions dans notre sillage
le flot o� dormaient les matelots de Sir Hovenden Walker, et que nous
cinglions rapidement vers la baie des Sept-Iles.

Il ventait grand frais, et comme le barom�tre s'�tait pris � baisser
et qu'il pr�sageait du gros temps, le capitaine d�cida que nous
chercherions, pour la nuit, un refuge dans ce havre spacieux. Vers cinq
heures de l'apr�s-midi, nous nous engagions donc dans la passe qui
s'ouvre entre les �les aux Basques et celles du Carousel et de la
Manowin.

Rien de f�erique comme le spectacle qui nous attendait au moment o� nous
allions d�bouquer le chenal du milieu, qui a une largeur d'un mille et
quart. Inclin� sous ses huniers et faisant demi-vapeur, le _Napol�on
III_ passait comme une fl�che, rasant � une encablure � peine des
rochers qui avaient de quatre � cinq cents pieds de hauteur, et dont les
t�tes semblaient avoir �t� atteintes par la lame d'acier de Roland qui,
apprenant la trahison d'Ang�lique, s'amusait pour tromper sa douleur
� fendre des montagnes d'un seul coup d'�p�e. Large de deux milles et
trois quarts � son entr�e, la baie des Sept-Iles s'�tend � peu pr�s �
six milles du nord � l'ouest. Apr�s avoir fait notre derni�re abat�e,
l'ancre mordit sur un fond d'argile; et doucement � l'abri, au milieu
de cet immense cercle qui pourrait contenir � l'aise les plus belles
flottes du monde, on se serait cru alors sur un lac tranquille, si le
sifflement du vent dans nos hunes et dans nos m�ts de perroquet ne f�t
venu nous avertir que la temp�te s�re de nous rejoindre une autre
fois, passait fi�rement au-dessus de nos t�tes, d�daignant pour le
quart-d'heure de secouer le _Napol�on III_ dans ses bras nerveux.

Si un climat rigoureux, une terre aride et le d�faut de bois de
construction n'�taient l� pour entraver ses d�buts, il y aurait moyen de
fonder sur cette gr�ve sablonneuse un des plus beaux entrep�ts de p�che,
et l'une des plus fortes villes maritimes du continent am�ricain. Six
forts construits avec toutes les innovations cr��es par le g�nie moderne
et jet�s � l'entr�e des chenaux de l'est, de l'ouest et du milieu--trois
goulets qui m�nent au fond de la baie--seraient suffisants pour d�fendre
les passes et saborder n'importe quel vaisseau qui voudrait les forcer.
Mais la solitude et la d�solation semblent faites pour le Labrador; et
il vaut mieux respecter le secret de Dieu qui, si l'on en croit une
l�gende racont�e par les gens de mer, a voulu que le silence, les longs
hivers et l'abandon pesassent � tout jamais sur cette terre, qui fut
maudite avant d'�tre donn�e en partage � Ca�n.

A la place de cette splendide cit� que nous nous sommes amus�s � fonder
ce soir-l�, on apercevait du pont du navire un maigre entrep�t de la
compagnie de la Baie d'Hudson, et une petite chapelle destin�e au culte
catholique. Six hommes d'�quipe nous conduisirent � terre, o� nous f�mes
accueillis par un Irlandais, facteur de la puissante raison sociale qui
jadis avait le monopole des fauves arctiques, et r�gnait en souveraine
jusque dans les solitudes du p�le nord. Ce brave homme nous fit les
honneurs de son magasin, o� nous ne v�mes qu'une assez mince provision
de fourrures.

C'�tait l'�poque de la traite avec les Montagnais. Sur la gr�ve gisaient
dix on onze ouigouams, autour desquels pullulaient des chiens � la queue
en trompette. La cloche venait de tinter le signal de la pri�re du soir,
et chacun dans la tribu se h�tait, pour arriver un des premiers, � la
petite chapelle construite en bois et peinte en bleu � l'int�rieur. Les
hommes entraient de ce pas furtif et l�ger qui caract�rise les races qui
s'en vont, et allaient s'agenouiller du c�t� qui leur �tait r�serv�;
pendant que dans leur compartiment, la t�te envelopp�e dans un large
foulard rouge, les femmes s'accroupissaient sur leurs talons, et
ressemblaient ainsi � ces moresques qu'aimait tant � peindre ce pauvre
Henri Regnault, tu� par les Prussiens � Buzenval. Bient�t, une voix
vieillotte et nasillarde attaqua bravement le chapelet. La langue
montagnaise doit se pr�ter admirablement � la d�clamation, si l'on en
juge par notre exp�rience de ce soir-l�; car, tout en ne manquant pas un
seul _gloria_, ni un seul _ave_, la vieille charg�e de r�citer la pri�re
battait intr�pidement la mesure sur les antipodes sauvages d'un rejeton
des anciens n�ophytes du P. Maximin Lecl�re[9]. Le moutard, comme il en
avait le droit, hurlait � coeur fendre, pendant que l'implacable main
montait et descendait sur la partie l�s�e, avec la pr�cision d'une
pendule. Le chapelet ne subissait pas une minute de retard pour tout
cela et une madone tricot�e en laine jaune et bleue regardait cette
ex�cution d'un air abasourdi, pendant qu'un saint, sculpt� dans le
ch�ne d'un m�t trouv� au plain, donnait gravement dans sa niche, en se
rappelant sans doute les p�rils qu'il avait courus jadis, sur la terre
et sur l'onde. Au milieu de ces choses, certains parfums h�t�roclites
s'�taient hypocritement gliss�s dans l'atmosph�re; et toute la tribu
toussait comme si elle se disposait � entrer � l'h�pital. Un mouvement
tr�s prononc� de tangage et de roulis entre le pouce et l'index,
sans cesse plong�s dans le scalp d'�b�ne de ces enfants de la for�t,
indiquait clairement que chaque personne, portait sur elle des myriades
d'autres cr�atures du bon Dieu. Il n'en fallut pas plus pour d�courager
notre talent d'observateur. Ag�nor, malgr� nos protestations, commen�ait
� trouver �ternels ces hommages rendus � la patience supr�me, et de
guerre lasse nous retourn�mes respirer sur la gr�ve, admirant sans
r�serve le courage des saints missionnaires d'autrefois qui, pour
arracher ces �mes � l'ignorance et � l'idol�trie, n'avaient pas craint
d'affronter la mis�re, le froid, les rigueurs de l'hiver, les tortures,
la maladie, _and last but not least_, l'incomparable vermine qui suit
partout le peau-rouge.

[Note 9: Le P. Maximin Lecl�re, fr�re du P. Chr�tien Lecl�re, �tait
de Lille en Flandre, et avait d�j� servi cinq ans aux Sept-Iles et �
l'�le d'Anticosti. _Harrisse, Bibliographie de la N-France_, p. 160.]

Il �tait �crit que nous ririons ce jour-l�; car Ag�nor � qui son
caract�re nerveux ne permettait pas de rester en place, venait de
d�couvrir le chef de ces ex-anthropophages. Il �tait assis gravement
sur un banc, appuyant sans fa�on son royal dos sur le rev�tement de
la petite chapelle. Une casquette d'ing�nieur de la marine anglaise,
rehauss�e par l'�clat d'un large galon d'or, ornait la t�te huileuse
du roi de ces parages qui, pour nous faire honneur, s'�tait aussi
pompeusement par� que la m�re J�zabel. Apr�s s'�tre respectueusement
inclin� devant ce coll�gue du roi de Prusse, qui a nom Barth�l�my I,
nous cherchions et nous allions trouver quelques-unes de ces paroles
polies et flatteuses qui concilient de suite, aux humbles et aux petits,
la faveur des grands de la terre, lorsque Gravel, sans plus de fa�on se
mit � marchander les mocassins en peau de caribou qui prot�geaient les
pieds de Sa Majest�. Barth�l�my, avec toute la dignit� possible, leva en
l'air trois de ses doigts de potentat, pendant que ses l�vres royales
daignaient laisser passer le mot "shilling". Ag�nor se mit alors �
compter six douze sous, et ce fut ainsi que ma�tre Gravel trouva le
moyen d'entrer dans les bottes de S. M. Barth�l�my I. Le roi devait
pourtant avoir une joie plus compl�te encore que celle que lui procurait
la possession de cette menue monnaie. Un de nos camarades de voyage, M.
Smith, ayant tir� de sa poche un galon d'argent de la longueur de huit
pouces, plus ou moins, remarqua un �clair de convoitise dans la
prunelle du chef indien. Il le lui offrit gracieusement, et, dans son
enthousiasme, Sa Majest� oublieuse de tout d�corum, se mit � danser une
gavotte autour de nous. Je crois qu'en ce moment nous aurions pu obtenir
n'importe quoi de sa haute protection; d'autant plus que, si la chose
existait en ce royaume, une baronnie vaudrait un m�tre de galon rouge,
et un duch� s'�changerait contre une casquette anglaise. O Jean
Verrazzano, � Roberval, � Cook, � Marion, � Lapeyrouse, dire que vous
�tes disparus dans les oesophages de gens semblables � ceux-ci, et qui
n'auraient pas demand� mieux que de troquer le d�jeuner de ce matin-l�,
contre un bout de cuivre ou un vieux couteau de pacotille!

Pendant que nous prenions nos �bats � la cour de Barth�l�my I, le temps
�tait devenu aussi maussade que la figure d'un ministre en train de
remettre son portefeuille. Un rideau de brume courait sur la mer.
Nous nous embarqu�mes avant qu'il e�t eu le temps de nous masquer le
_Napol�on III_, et bient�t nous dormions tranquillement sur nos ancres,
berc�s au bruit des rafales qui s'engouffraient le long des �lots mornes
et d�serts qui bouchent l'entr�e de la baie.

A quelques encablures �tait mouill�e une go�lette am�ricaine, arriv�e
de la veille. La temp�te l'avait forc�e � venir chercher un refuge
aux Sept-Iles, et dans le courant de l'apr�s-midi, une embarcation se
d�tacha de son arri�re et se dirigea vers notre steamer. Elle �tait
mont�e par le capitaine Johnson et cinq matelots am�ricains, au nez en
poin�on, � la t�te osseuse et �nergique, aux �paules athl�tiques et � la
chique monstrueuse. Partis de Gloucester depuis deux mois, ils faisaient
la p�che au fl�tan, et trente mille livres de cet excellent poisson
�taient d�j� entass�es dans la cale de leur b�timent. L'�quipage de ces
go�letons de p�che est pay� � la part: en moyenne, chaque homme gagne
ainsi de cinquante � soixante piastres par mois, et cela pendant toute
l'ann�e, car pour eux la morte-saison n'existe pas, puisque l'hiver ils
s'en vont prendre la morne sur les bancs de Terreneuve. En quatre jours,
l'ann�e pr�c�dente, notre h�te avait eu la chance d'emmagasiner � son
bord 32,000 livres de ce dernier poisson.

Ces p�ches miraculeuses se renouvellent souvent, et cet am�ricain
nous raconta qu'un de ses amis, le capitaine O'Brien de la go�lette
l'_Ossipee_ avait pris, en un mois, 90,628 livres de fl�tan qui, vu
l'encombrement du march�, ne lui avaient rapport� pour cette courte
croisi�re, que deux mille cinq cent trente-trois piastres. Il y a deux
esp�ces de fl�tan, ajoutait le capitaine Johnson: l'une est blanche et
se vend habituellement seize cents la livre, l'autre est grise et se
donne pour onze cents.

Malheureusement, comme cela arrive presque toujours en Am�rique,
lorsqu'un mineur cupide frappe un filon qui rapporte, il finit par le
g�ter avant de lui faire donner son rendement. Il en a �t� de m�me pour
la p�che au fl�tan dans les eaux canadiennes. Les Am�ricains l'�puisent
chaque ann�e, et la cons�quence in�vitable de cette destruction, sans
rel�che, a �t� la baisse toujours croissante du prix de ce poisson
recherch� qui, s'il n'est prot�g� par une sage l�gislation, finira par
dispara�tre. Ce qui se vendait en 1873 pour seize et onze cents, ne
valait plus en 1876 que neuf cents et demi et cinq cents et demi, et
derni�rement encore la go�lette l'_Arequipa_ appartenant � la maison
Rowe et Jordan, command�e par le capitaine Dowdell, rentrait
� Gloucester, apr�s une station de treize jours dans le golfe
Saint-Laurent, avec un chargement de 32,000 livres valant $2,100. La
part seule du cuisinier, pour ces treize jours d'ouvrage se montait �
$155, et celle de chaque homme d'�quipage � $119.

Depuis la signature du trait� de Gen�ve, les armateurs et les p�cheurs
am�ricains ont le droit de venir vivre et faire fortune, o� nos p�cheurs
canadiens ne trouvent que le moyen de v�g�ter et de se tra�ner dans la
mis�re et la routine. Deux go�lettes am�ricaines, assure le commandant
Lavoie, dans son rapport de 1875, entr�rent un matin � la pointe aux
Esquimaux, et � l'�tonnement de ceux qui �taient pr�sents, prirent � une
distance de 20 � 50 verges du rivage 75,000 livres de fl�tan. Il est
vrai que nos rivaux, au lieu de se diviser sur de niaises questions
locales, et de s'asservir insoucieusement au monopole jersiais, ne
n�gligent rien pour obtenir le succ�s et surtout de gros profits. Ils
ont � leur disposition les plus fins voiliers, les engins de p�che les
plus perfectionn�s, les app�ts les plus dispendieux, et par-dessus
tout,--chose, para�t-il, impossible � rencontrer chez nous,--ils allient
l'esprit de concorde � celui d'entreprise.

Si la visite du capitaine Johnson �tait int�ressante pour nous, elle
�tait pour lui on ne peut plus int�ress�e. Il venait s'informer si nous
allions saisir sa go�lette, car elle p�chait en contrebande; et il
ignorait compl�tement ce qui s'�tait conclu lors de la convention de
Gen�ve. Or, le trait� devenait en force quelques jours apr�s. Notre
capitaine jugea prudent de ne pas trop faire de z�le. Nous avions assez
alors des r�clamations de l'_Alabama_; et sur sa r�ponse n�gative, la
joie reparut sur toutes ces figures de loups de mer.

On organisa un concert � bord. Un de nos lieutenants avait d�couvert
un violon � trois cordes. Encourag�e par les sons d'une petite
fl�te sournoise, une lutte d'harmonie s'engagea entre ces terribles
instruments, le vent et les cordages, pendant que le capitaine qui n'y
pouvait rien, nous racontait, en guise de distraction, la fin de son
premier ing�nieur, M. Crockett. Lors de la croisi�re pr�c�dente, ce
musicien distingu�, � force de faire des fugues et des arp�ges, avait
fini un beau soir par fermer � tout jamais son cahier de musique. Dans
un moment de folie incontr�lable, il se figura que les modestes chants
de la terre ne lui allaient plus. D'une main f�brile il avait d�pos� sa
casquette d'uniforme sur le capot d'�chelle, et du haut des bastingages
de tribord il s'�tait perdu dans le tr�molo de l'oc�an.

Ce r�cit me rappela la mort de mon ami, le commandant T�tu, qui �tait
venu s'�teindre dans ces parages, et comme ce brave gar�on subit la loi
commune, et qu'il semble oubli� maintenant, je crus bon, pendant que
fl�te et violon allaient toujours _crescendo_, de me r�fugier sur le
banc de quart, et l�, d'essayer � me rappeler les moindres d�tails de
cette triste occurrence.

On aurait dit que ces choses s'�taient pass�es la veille, tant elles se
pr�sentaient fra�ches � ma m�moire.

C'�tait cependant vers les premiers jours de mai 1868: la go�lette arm�e
_la Canadienne_ se balan�ait sur ses ancres, pr�te � quitter la rade de
Qu�bec, pour s'acheminer vers la haute mer. Une v�ritable coquetterie
de marin avait pr�sid� � son armement. Les matelots avaient endoss� la
tenue de service; le pont bien cir� donnait des reflets de glace de
Venise; les canons brillaient comme un anneau de fian�ailles; les
flammes et les banderolles couraient du beaupr� � la corne d'artimon, et
de temps � autre un joyeux vivat s'�chappait du carr� des officiers. On
partait pour la campagne de l'ann�e pour courir sus � la contrebande
et � la fraude, prot�ger le gagne-pain des p�cheurs du golfe; et le
commandant qui tenait toujours � bien faire les choses, donnait � ses
amis, ce jour-l� un repas d'adieu.

La _Canadienne_ partit joyeuse, s'inclinant coquettement sous le baiser
de la vague, et entra�nant avec elle son bruyant �quipage.

Six mois se pass�rent, et avec eux une croisi�re comme chaque parole
d'adieu l'avait souhait�e. Puis au mois d'octobre--mensonge, ou plut�t
v�rit� de la poussi�re humaine,--l'�l�gant officier que tous avaient
connu si jovial, si spirituel, si d�vou� � ce que la religion nous dit
d'aimer sur la terre, nous revenait seul, clou� dans une caisse que l'on
d�posa vers minuit, sur un quai, au milieu des colis de la cargaison.

L'agonie s'�tait pass�e ainsi.

Partie le 11 octobre au matin de la Longue-Pointe, pr�s de Mingan,
_la Canadienne_, apr�s s'�tre mise en panne vis-�-vis la rivi�re au
Tonnerre, armait un canot sur l'ordre du commandant qui avait manifest�
le d�sir de se rendre � terre.

En route, M. T�tu se plaignit d'une violente douleur dans la r�gion du
coeur; mais de retour � son bord, le mal avait disparu assez pour lui
permettre de r�citer � son �quipage la pri�re du soir.

Le mieux continua � se manifester. Apr�s le souper il causa avec un
garde-p�che de la c�te nord, Beaulieu, et comme la mer devenait forte,
il donna l'ordre � son capitaine de mettre sur les Sept-Iles.

Vers onze heures de la nuit le malaise regagna du terrain. Croyant � une
indigestion, le commandant, avec cette nature �nergique que tous lui
connaissaient, sauta hors de son cadre pour prendre ce qu'il croyait
�tre un vomitif. C'�tait de la poudre antimoniale, substance
comparativement inoffensive, �crivait son pr�d�cesseur, le commandant
Fortin. Plus tard, ajoutait-il encore, comme la douleur augmentait, il
prit de la magn�sie, puis de la menthe, puis deux l�g�res doses d'opium.

Le mieux se montra de nouveau, et croyant que tout �tait fini, M. T�tu
donna l'ordre au ma�tre d'h�tel d'aller se reposer.

--Je sonnerai, s'il y a lieu.

Quelque temps apr�s, le garde-p�che qui �tait couch� dans le carr�, vit
le commandant passer dans son cabinet de toilette: il revint d'un pas
ferme vers son lit, s'y appuya; puis joignant les mains, murmura:

--Mon Dieu! que je suis faible! Mon Dieu! ayez piti� de moi!

Ce furent l� ses derni�res paroles.

Quelques secondes apr�s, le r�le l'empoignait: et quand son compagnon
de carr� courut � lui, suivi du capitaine qui essaya de soulever le
commandant dans ses bras, ces deux hommes atterr�s ne purent saisir au
passage que trois longs soupirs entrecoup�s.

Le commandant T�tu venait de descendre son dernier quart.

Jeune--trente-quatre ans--dou� d'une intelligence sup�rieure, d'une �me
profond�ment catholique, d'un coeur loyal--dans une acception que bien
des gens de notre si�cle auraient peine � comprendre, Th�ophile T�tu
remplissait � la satisfaction de tous le poste d'honneur qu'on lui avait
confi�. Ses �tudes, militaires et scientifiques, ses connaissances en
droit maritime, ses travaux particuliers, contribu�rent � en faire un
sp�cialiste qui, h�las! n'eut que le temps de se faire regretter.

Le matin de ce triste jour, la _Canadienne_, flamme en berne, cinglait
vers le bassin de Gasp�, emportant la d�pouille de son ancien
commandant. Le lendemain elle s'arr�tait au milieu de la baie. Une
foule �norme �tait all�e au-devant du cercueil qui, couvert du drapeau
anglais, �tait port� sur les �paules de six marins de choix. Les cordons
du po�le �taient tenus par les consuls et les notables: le canon
grondait de minute en minute, et le deuil qui assombrissait toutes ces
figures de p�cheurs, au teint h�l� par le vent de la mer, donnait bien
la mesure de la perte qu'ils venaient de faire.

Puis, tout en arpentant le banc de quart, mon esprit me ramenait �
Qu�bec, o� la modestie qui avait pr�sid� � la vie de M. T�tu avait jet�
un dernier reflet sur ses fun�railles.

Ici, plus de garde d'honneur, plus de clairons, plus de fanfares de
deuil: mais-un long cort�ge d'amis se d�roulant en file, sous un ciel
gris et sombre d'automne, derri�re un modeste cercueil, sur lequel
reposaient les insignes de lieutenant de vaisseau.

Au cimeti�re, un temps d'arr�t au bord d'une fosse que les croque-morts
avaient oubli� de faire assez large; et ce bruit mat et myst�rieux de la
terre qui s'�gr�ne et croule de la pelle du fossoyeur sur une tombe, o�
g�t une parcelle du coeur de ceux qui se groupent silencieux autour du
trou b�ant.

La mer rapproche de Dieu. Ce soir-l�--et je n'ai pas besoin de l'�crire
ici--une fervente pri�re fut dite pour l'�me de celui qui dort
maintenant, � quelques pas de la fosse des pauvres, au pied d'une humble
croix du cimeti�re de Belmont; de cette croix qui sera toujours pour
le croyant ce qu'�tait l'_ancre de salut_ pour le commandant de la
_Canadienne_, un gage de foi et d'esp�rance en la mis�ricorde de son
Dieu.

Au milieu de ces retours vers le pass�, nous avions quitt�
l'hospitali�re baie des Sept-Iles.

Elle commen�ait � s'effacer derri�re nous, et le cap tourn� vers
l'Anticosti, nous tanguions et nous nous laissions emporter sur le dos
flexible de la houle du large. Chacun avait regagn� son cadre,
except� les officiers de service et le gardien du phare de la
Pointe-aux-Bruy�res, mon fid�le conteur Gagnier, qui ne tarissait plus,
une fois qu'il �tait mis � m�me de nous dire quelques uns des terribles
drames de son �le.

--Avez-vous entendu parler de la catastrophe de la baie du Renard? me
dit-il, en allumant un cigare.

--Non, mon ami. O� se trouve cette baie?

--A quelque vingt milles de mon phare, endroit o� j'ai bien h�te
d'arriver.

--Et que s'est-il donc pass� � la baie du Renard?

--Quelque chose qui se pr�sente assez souvent sur notre �le. Il y a de
cela assez longtemps, au printemps de 1820, un trappeur, en visitant ses
pi�ges, fit la trouvaille d'une corde qui pendait le long d'un rocher.
Il la tira � lui. Une cloche de navire se mit aussit�t � tinter. Le
premier mouvement du chasseur fut celui de la frayeur; mais apr�s avoir
r�fl�chi, il fit le tour du plateau, et se trouva en face de trente
cadavres. C'�tait tout ce qui restait de l'�quipage et des passagers du
vapeur le _Granicus_. Jet�s � la c�te vers la fin du mois de Novembre
1818, non-seulement ces malheureux avaient eu � combattre contre le
froid; mais la faim s'�tait mise � les harceler sans piti�. La lutte
avait �t� longue, � en juger par les tristes reliefs qui entouraient ces
morts. Dans un four, construit tant bien que mal, � quelques pas de l�,
gisait la moiti� d'un cadavre qui avait servi � repa�tre ces pauvres
affam�s. A la branche d'une pruche �tait suspendu le corps d�chiquet�
d'une petite fille qui, elle aussi, avait d� faire partie du lugubre
garde-manger. Mangeurs et mang�s furent enterr�s p�le-m�le dans une
vaste fosse que les p�cheurs ont eu la pr�caution d'entourer d'une
palissade. Je vous m�nerai voir ce triste endroit, si vous passez
quelques jours au phare.

--Merci de votre complaisance, et je ne dis pas non, si le capitaine
veut nous accorder cette rel�che; mais en attendant, savez-vous que
votre naufrage du _Granicus_ m'en rappelle un autre qui s'est pass� en
1736? A cette �poque un gouvernement pr�voyant n'avait pas encore song�
� venir en aide aux marins d�voy�s, en jetant sur leurs routes des
phares, des amers, et, en cas de malheur, des d�p�ts de provisions et
des maisons de secours. Ce naufrage est celui du P. Crespel. Embarqu�
sur la _Renomm�e_, vaisseau de 300 tonneaux, arm� de 14 canons et
command� par M. de Freneuse, il vint se jeter "� un quart de lieue de
terre, sur la pointe d'une batture de roches plates, �loign�e d'environ
huit lieues de la pointe m�ridionale de l'Anticosti". C'est peut-�tre
une des plus navrantes l�gendes de l'�le. A coup s�r, c'est la moins
connue; et comme causer aide � tuer le temps � bord, je veux vous conter
de fil en aiguille ce terrible �pisode de la mer[10].

[Note 10: Ce naufrage est racont� � son fr�re par le p�re Emmanuel
Crespel qui le lui d�crit d'une mani�re tr�s-vive. Bibaud nous dit
dans son "Magasin du Bas-Canada" que, "ce r�collet arriva dans la
Nouvelle-France au commencement d'octobre 1724". Apr�s �tre rest�
quelque temps � Qu�bec, le P. Crespel fut nomm� par Mgr de la Croix
de Saint-Vallier missionnaire de Sorel, o� il demeura deux ans. M.
de Lignerie l'emmena alors comme aum�nier de l'exp�dition contre les
Outagamis, et � son retour le P. Crespel desservit le fort de Niagara
pendant les trois ann�es d'usage, puis successivement le D�troit, le
fort de Frontenac, et celui de la pointe � la Chevelure, sur le lac
Champlain: mission p�nible s'il en fut une, assure-t-il, en mentionnant
cette derni�re dans son livre. Sauv� du naufrage de la _Renomm�e_, le
P. Crespel fut nomm� � la cure de Soulanges, o� il demeura deux ans.
L'ordre de ses sup�rieurs le fit alors repasser en France, sur le
vaisseau du roi le _Rubis_, commandant de Jonqui�res, pour prendre le
vicariat du couvent d'Avesnes en Hainault. Il y demeura jusqu'� ce qu'il
fut nomm� aum�nier des troupes fran�aises command�es par le mar�chal
de Maillebois, et finit son long et dur apostolat par venir mourir �
Qu�bec, le 28 avril 1775, apr�s avoir �t� pendant quinze ans sup�rieur
commissaire de son ordre, au Canada.]

--C'�tait le 3 novembre 1736 que M. de Freneuse partait de Qu�bec avec
54 hommes � son bord[11]. Tout s'�tait pass� sans aucune avarie jusqu'au
14 au matin. Il y avait bien eu, de fois � autre, quelque saute de vent
qui, jet� au nord-nord-est, avait pass� au nord-est, puis � l'est, pour
se fixer pendant deux jours au sud-sud-est. Jusque l�, solide et neuve,
la _Renomm�e_ se comportait admirablement. Les ris pris dans les
huniers, elle louvoyait au large de l'Anticosti, se gouvernant sur son
compas au sud-est-quart-est, puis au sud-est. Tout-�-coup, le vent
fra�chit et se met � souffler en temp�te. La lame se creuse, devient
fatigante; et en voulant virer � terre, le navire touche, talonne et
embarque aussit�t d'�normes paquets de mer. Il n'en fallait pas plus
pour faire perdre la t�te � une partie de l'�quipage. Seul, le ma�tre
canonnier eut en ce moment le sang-froid de sauter dans la soute aux
provisions, d'y prendre ce qu'il put de biscuit, de monter quelques
fusils, un baril de poudre et une trentaine de gargousses, et d'entasser
le tout dans le petit canot. Une vague vint sur ces entrefaites ajouter
encore aux plaintes et � la confusion, en emportant le gouvernail de la
_Renomm�e_, et le m�t d'artimon rompu � coups de hache, �tant tomb� sur
la hanche de b�bord, fit pr�ter la bande au malheureux navire.

[Note 11: La _Renomm�e_ devait se rendre � la Rochelle: elle �tait
consign�e � M. Pacaud, tr�sorier de France.]

Impassible au milieu de ce chaos, M. de Freneuse donne l'ordre de hisser
la chaloupe sur ses porte-manteaux. Vingt personnes embarquent; mais au
moment o� la derni�re prend place, un des palans manque: et la moiti� de
cette grappe humaine est pr�cipit�e dans l'ab�me pendant que ceux qui
restent, se cramponnent aux plats-bord de l'embarcation, suspendue en
l'air. Pas un muscle n'a bronch� sur la figure de M. de Freneuse, � la
vue de cette nouvelle catastrophe. D'une voix forte il donne l'ordre
de filer le palan d'arri�re. Mais au moment o� la chaloupe reprend
son �quilibre et touche au flot, une vague brise le gouvernail de
l'embarcation, et celle-ci mal assise, est ras�e coup sur coup par deux
lames. On parvient pourtant � pousser au large. Un des sous-officiers
gouverne le mieux possible avec un mauvais aviron, et matelots et
passagers tremp�s par la pluie qui tombait par torrents et masquait
l'atterrage, la figure fouett�e par les embruns de la mer, rament au
plus pr�s, en r�citant � haute voix le _confiteor_, et en s'unissant au
P. Crespel qui psalmodiait les versets du _miserere_. Pendant ce temps,
un ressac terrible bat � la c�te. On l'entend clairement � bord. Le
bruit va grandissant. Tout-�-coup la chaloupe entre dans le tourbillon
mugissant. Une lame �norme l'empoigne, la soul�ve, la chavire, et roule
chacun p�le-m�le et meurtris sur le sable et sur les galets de la gr�ve.

Un nouvel acte de sang-froid venait de prolonger les jours de ces
malheureux. Voyant la chaloupe grimper sur le dos de la derni�re vague,
et pr�voyant qu'elle la reporterait au large, un matelot avait pass�
un grelin dans un organeau, l'avait enroul� autour de son poignet, et
s'�tait laiss� porter � terre avec lui.

La mer venait de l�cher sa proie; mais la position des naufrag�s n'en
�tait gu�re devenue meilleure. Le hasard les avait jet�s sur un �lot que
la mar�e haute recouvrait, et en gagnant la terre ferme, ils faillirent
p�rir une troisi�me fois. Il fallait traverser � gu� la rivi�re du
Pavillon.

Quelques heures apr�s, le petit canot mont� par six personnes vint les
rejoindre. Elles rapportaient que dix-sept matelots n'avaient pas voulu
abandonner M. de Freneuse. Ce dernier ne pouvait se d�cider � quitter
son navire; et on peut se faire une triste id�e de cette premi�re nuit
pass�e, par les uns sans abri et sans feu sur cette terre d�serte de
l'Anticosti, par les autres sur un navire battu en br�che par la mer, et
certains d'�tre engouffr�s par elle d'une minute � l'autre.

A minuit, la temp�te �tait dans toute sa violence. Chacun avait perdu
l'espoir de se sauver, lorsqu'au petit jour, on s'aper�ut que le navire
tenait bon. La violence du flot �tait tomb�e. Il n'y avait plus une
minute � perdre pour le sauvetage, et chacun se mit � l'oeuvre. On
embarqua des provisions avari�es, les outils du charpentier, du goudron,
une hache, quelques voiles. Puis, il fallut regagner terre; et le
capitaine de Freneuse les larmes aux yeux et emportant son pavillon,
quitta le dernier l'�pave de la _Renomm�e_.

Cette seconde nuit pass�e sur l'�le, fut encore plus triste que la
premi�re. Il tomba deux pieds de neige. Sans les voiles, tout le monde
serait mort de froid. Ces rudes d�buts ne d�courag�rent personne; de
suite on se mit au travail. Le m�t d'artimon de la _Renomm�e_ �tait venu
du plain; on tailla dedans une quille nouvelle pour la chaloupe. Elle
fut calfat�e avec soin, et son �tambot et ses bordages furent refaits �
neuf. Pendant que les uns coupaient du bois, les autres faisaient fondre
la neige. Bref, on se cr�a le plus d'occupations possibles pour t�cher
d'oublier: mais h�las! � ces heures de travail, succ�d�rent bient�t les
heures d'�puisement. Les malheureux naufrag�s avaient, au moins, une
perspective de six mois sur l'�le d'Anticosti, puisqu'il leur fallait y
attendre l'ouverture de la navigation. Or, en ces temps-l�, les navires
qui passaient de Qu�bec en France n'emportaient que pour deux mois de
vivres. Au moment o� elle avait touch�, la _Renomm�e_ avait onze jours
de mer; une partie des provisions �taient avari�es par le naufrage,
et en s'astreignant � la plus stricte �conomie, c'est-�-dire en ne
distribuant � chacun qu'une maigre ration par vingt-quatre heures,
chaque homme pouvait--tous calculs faits--prolonger sa vie de quarante
jours! A cette incontestable certitude, �tait venu se joindre l'hiver,
arriv� dans toute sa rigueur. La glace rendait le navire inaccessible;
six pieds de neige couvraient le sol, et pour comble de d�sespoir, les
fi�vres venaient de faire leur apparition et exer�aient de faciles
ravages sur ces natures �maci�es.

Il fallut prendre une d�cision supr�me.

Un poste fran�ais passait alors l'hiver � Mingan, o� il s'occupait �
faire la chasse au loup-marin. Pour se rendre l�, il fallait d'abord
faire quarante lieues de gr�ve avant d'atteindre la pointe nord-ouest de
l'�le, puis comme le dit le P. Crespel, "descendre un peu et traverser
douze lieues de haute mer". On agita l'id�e de se diviser en deux
groupes. L'un devait rester � la rivi�re au Pavillon: l'autre irait �
Mingan chercher du secours. Lorsque cette proposition fut soumise au
conseil, chacun la trouva inattaquable. La grande difficult� consistait
� d�signer ceux qui feraient du premier groupe, et ceux qui feraient
partie du second. C'�tait � qui ne resterait pas en arri�re.

Dans cette p�nible alternative, le P. Crespel eut recours � Dieu. Le 26
novembre, il dit la messe du Saint-Esprit; et d�s que le saint sacrifice
eut �t� termin�, vingt-quatre hommes se lev�rent, et prirent la
r�solution de se r�signer � la volont� divine, assurant qu'ils
hiverneraient co�te que co�te � la rivi�re au Pavillon.

Cet acte d'abn�gation tranchait le noeud gordien. Toute cette nuit-l�
fut employ�e � entendre des confessions; et le lendemain, apr�s avoir
laiss� des provisions � ces braves gens, et leur avoir jur� sur les
saints �vangiles qu'ils reviendraient les reprendre aussit�t que
possible, le capitaine de Freneuse, le P. Crespel, M. de Senneville,
suivis de trente-huit personnes, prirent le chemin de l'inconnu. La
mis�re et le danger avaient nivel� la position de ces hommes. Avant de
se quitter officiers et matelots s'embrass�rent en pleurant. H�las! bien
peu devaient se revoir.

En partant, M. de Freneuse subdivisa ses gens en deux sections. Treize
d'entre eux manoeuvraient le petit canot; vingt-sept s'embarqu�rent
dans la chaloupe. Jusqu'au 2 d�cembre, cette navigation de conserve fut
affreuse. A peine gagnait-on chaque jour deux ou trois lieues qu'il
fallait faire � la rame, et par un froid intense. Le soir, on dormait
sur la neige: et pour toute nourriture ces pauvres abandonn�s n'avaient
qu'un peu de morue s�che, et quelques gouttes de colle de farine
d�tremp�e dans de l'eau de neige.

Le 2 d�cembre, le temps se mit au beau. Une petite brise soufflait sans
�pret�, et la joie renaissait sur ces figures h�ves et d�charn�es,
lorsqu'en voulant doubler la pointe sud-ouest, la chaloupe qui allait �
la voile, fit la rencontre d'une houle affreuse. En manoeuvrant pour
lui �chapper, elle perdit le canot de vue. Plus tard on sut ce qu'�tait
devenu ce dernier: il s'�tait laiss� affaler. Mais comme pour le quart
d'heure, il fallait faire terre au plus vite, on finit par y parvenir
� deux lieues de l�, au milieu de mille pr�cautions. Un grand feu fut
allum� sur la c�te, pour indiquer aux retardataires o� se trouvaient les
gens de M. de Freneuse; puis, apr�s avoir mang� un peu de colle,
ils s'endormirent dans l'eau et dans la neige fondante, pour n'�tre
r�veill�s que par une temp�te terrible. D�s ses premi�res bourrasques,
elle jeta la chaloupe � la c�te. Il fallut alors s'occuper � la r�parer
de suite; mais ce contre-temps eut son bon c�t�. Deux renards qui
�taient venus r�der dans les environs furent pris au pi�ge, et cette
viande fra�che devint par la suite d'un grand secours.

D�s le 7 d�cembre, M. de Freneuse put reprendre la mer, mais le coeur
navr�. Malgr� de nombreuses reconnaissances, il n'avait pu d�couvrir
aucune trace de son canot.

A peine la chaloupe eut-elle fait trois heures de marche qu'une nouvelle
temp�te l'assaillissait au large. Pas un havre, pas une crique ne
s'offrait pour donner refuge � ces malheureux; et cette nuit-l� fut
peut-�tre une des plus terribles qu'ils eurent � endurer. Ils la
pass�rent � errer au milieu des vagues et des glaces, dans une baie o�
le grappin ne mordait pas. On ne r�ussit � d�barquer qu'au petit jour,
au milieu d'un froid br�lant, qui ne tarda gu�re � faire prendre la
baie, et avec elle la chaloupe. D�s lors celle-ci devenait inutile.

Il fallut donc se d�cider � ne pas pousser plus loin. Les provisions
furent d�barqu�es; et de suite on se mit � l'oeuvre pour construire des
cabanes en branches de sapin[12], ainsi qu'un petit d�p�t, o� les vivres
furent dispos�s de mani�re, � ce que personne ne p�t y toucher sans
�tre aussit�t vu par les autres. Puis, on adopta un r�glement pour la
distribution. Chacun avait droit � quatre onces de colle par jour; et
on fit en sorte que deux livres de farine et deux livres de viande de
renard pussent servir au repas quotidien de dix-sept hommes! Une fois la
semaine, une cuiller�e � bouche de pois venait rompre la monotonie de
cette cuisine; et en v�rit�, dit le P. Crespel, c'�tait le meilleur de
nos d�ners.

[Foonote 12: Le P. Crespel qui, dans ses missions chez les Outagamis
s'�tait mis au fait de cette �tude d'architecture primitive, avoue
ing�nument que sa cabane �tait la plus commode.]

Les exercices du corps devinrent obligatoires. L�ger, Basile et le
P. Crespel allaient couper des fagots et faire du bois; d'autres
transportaient l'approvisionnement aux cabanes; les troisi�mes tra�aient
ou entretenaient la route qui menait � la for�t. Au milieu de ces
occupations, les �preuves ne faisaient gu�re d�faut. La vermine rongeait
ces malheureux qui n'avaient qu'un change pour tous v�tements. La fum�e
des huttes et les �blouissantes blancheurs de la neige donnaient � la
plupart de douloureuses ophtalmies; et la mauvaise nourriture, jointe
� l'eau de neige, avaient engendr� la constipation et le diab�te, sans
faire, pour cela, ployer d'un cran l'�nergie de ces hommes de fer.

Le 24 d�cembre, le P. Crespel fit d�geler quelques gouttes de vin. La
No�l approchait; et il se pr�parait � dire la messe de minuit. Elle fut
c�l�br�e sans pompe, ni ornements, dans la plus grande des cabanes.
Ce dut �tre un spectacle sublime que de voir tous ces abandonn�s,
se recueillir au milieu des solitudes de l'Anticosti, et dans leur
d�nuement sans exemple, se rapprocher d'un enfant nu et couch� dans une
�table, pour m�ler leurs larmes aux siennes, et pour l'y adorer.

L'ann�e 1737 d�buta pour ces pauvres gens d'une mani�re, terrible. D�s
l'aube du jour de l'an, Foucault envoy� � la d�couverte, revint avec la
poignante nouvelle que la chaloupe avait �t� enlev�e par les glaces.
Pendant cinq jours, ce ne furent que g�missements et lamentations. Tout
le monde se sentait perdu. Chacun voulait mourir. L'esprit de suicide
passait et repassait dans ces cerveaux troubl�s par tant de malheurs, et
le P. Crespel ne cessa, pendant ce temps, de leur d�montrer la grandeur
de l'apostolat de la souffrance: cette seule voie que Dieu avait prise
pour racheter le genre humain. Il les supplia de se confier en la
mis�ricorde divine; c�l�bra le jour des Rois une seconde messe du
Saint-Esprit, pour le prier de donner sa force et ses lumi�res � ces
�mes si �prouv�es, et parla dans son sermon, de la grandeur de la
mission qui incombe � ceux qui se d�vouent pour sauver les autres.
Touch�s par ces bonnes paroles, Foucault et Vaillant s'offrirent pour
aller � la recherche de la chaloupe.

--Tant il est vrai, ajoute finement le P. Crespel, que dans quelque
situation que l'on soit, on aime toujours � s'entendre �lever.
L'amour-propre ne nous quitte qu'avec la vie.

Bien leur prit de cet exc�s de z�le. Deux heures apr�s, ils accouraient
tout joyeux, et annon�aient � leurs camarades qu'en fouillant la gr�ve
et le bois, ils �taient tomb�s sur un ouigouam indien, et sur deux
canots d'�corce abrit�s sous des branches. Comme troph�e de leur
exp�dition, ils emportaient une hache et de la graisse de loup-marin.

L'�le �tait habit�e!

Il n'y avait plus � en douter, et les �clats de la joie la plus vive
succ�d�rent au plus sombre des chagrins. Chacun sentait le courage lui
revenir. Le lendemain fut tout aussi joyeux. En poussant plus loin leurs
excursions, deux matelots d�couvrirent la chaloupe arr�t�e au large,
dans un champ de glace, et en revenant au camp avec cette heureuse
nouvelle, ils firent l'inappr�ciable trouvaille d'un coffre plein
d'habits, que le flot avait arrach� � la _Renomm�e,_ et que les hasards
de la mer �taient venus apporter l�.

Mais tous ces rires ne dur�rent qu'un �clair. L'�preuve allait revenir
plus am�re que jamais.

Le 23 janvier, le ma�tre-charpentier mourut presque subitement. Des
sympt�mes alarmants s'accentu�rent de plus en plus. Fresque tous les
hommes eurent les jambes enfl�es: et le 16 f�vrier, un coup terrible
vint foudroyer le camp. Le capitaine de Freneuse s'en �tait retourn�
vers Dieu, au milieu des pri�res de l'Extr�me-Onction. Puis, ce
fut autour de J�r�me Bosseman; puis, � celui de Girard; puis, au
ma�tre-canonnier qui, avant de mourir, abjura le calvinisme. Chacun,
avant l'heure supr�me, se confessait au P. Crespel, et s'�teignait
saintement dans la r�signation. Quand tout �tait fini, les moins faibles
se levaient, tra�naient au dehors les cadavres de leurs camarades, et
les amoncelaient dans la neige, � la porte de la cabane. Nul n'avait la
force d'aller plus loin.

Les �l�ments conjur�s lutt�rent avec ces angoisses terribles. Le 6 mars,
une temp�te de neige se d�cha�na sur l'�le et �crasa sous une avalanche
la cabane du P. Crespel, le for�ant � venir se r�fugier dans celle des
matelots, qui �tait plus spacieuse. L�, pendant trois jours, ils furent
retenus prisonniers par l'ouragan, sans pouvoir allumer du feu, n'ayant
rien � manger, ne se d�salt�rant qu'avec de la neige fondue, et voyant
p�rir de froid cinq de leurs camarades. A tout prix, il fallait sortir
de ce tombeau. En unissant leurs efforts, ils r�ussissent � d�blayer
la neige et vont alors aux provisions. H�las! le froid est piquant. Un
quart d'heure suffit pour geler les pieds et les mains de Basile et de
Foucault, qu'il faut rentrer � bras dans la cabane. Gr�ce cependant au
d�vouement de ces deux hommes, une ration de trois onces de colle
vint rompre ce je�ne de trois jours; mais elle fut mang�e avec tant
d'avidit�, que tous faillirent en mourir. Encourag�s par l'exemple de
Basile et de Foucault, L�ger, Furst et le P. Crespel courent au bois
pour en remporter quelques fagots. D�s huit heures du soir cette maigre
provision est d�j� consum�e, et le froid devint si intense cette
nuit-l�, que le sieur Vaillant p�re fut trouv� mort sur son lit de
branches de sapin. Il fallut songer � changer de cabane et � d�blayer
celle du P. Crespel. Elle �tait la plus petite, et pouvait �tre plus
facilement chauff�e. On ne peut imaginer rien de plus navrant que le
sombre d�fil� qui se fit alors: les moins �clopp�s portant sur leurs
�paules MM. de Senneville et Vaillant fils qui tombaient par morceaux,
pendant que Le Vasseur, Basile et Foucault, ayant les extr�mit�s gel�es,
se tra�naient sur leurs coudes et sur leurs genoux.

Le 17 mars, la mort vint mettre un terme aux souffrances de Basile;
et le 19, Foucault, qui �tait jeune et d'une grande force musculaire,
s'�teignit apr�s une agonie terrible. Les plaies de ces malheureux ne
pouvaient �tre pans�es qu'avec de l'urine, et des lambeaux de v�tements
arrach�s aux pauvres morts servaient de charpie aux vivants. Douze jours
apr�s ces deux d�parts, les pieds de MM. de Senneville et Vaillant se
d�tach�rent en putr�faction; mais, au milieu de ces douleurs et de cette
infection, ils ne cessaient de mettre leur confiance en Dieu et d'unir
leurs souffrances � celles du Christ. Le P. Crespel �tait �mu de cette
foi in�branlable et de cette r�signation sublime qui semblaient se
refl�ter sur les autres; car, au milieu de toutes ces horreurs, pas un
mot de d�couragement ne se fit entendre. Chacun essayait d'apporter �
son voisin quelques distractions ou quelques douceurs; et ce fut ainsi
que le 1er avril, en allant � la d�couverte du c�t� o� les canots
d'�corce �taient cach�s, L�ger ramena au camp un indien et sa femme.

C'�taient les premi�res figures humaines qu'on e�t vues depuis le d�part
de la rivi�re au Pavillon. Le P. Crespel parlait � merveille plusieurs
idiomes sauvages; il expliqua � ces nouveaux h�tes leur triste
situation, et les supplia les larmes aux yeux d'aller � la chasse et de
leur apporter des vivres.

L'indien promit solennellement.

Le lendemain arrive. Deux jours, trois jours se passent; le peau-rouge
ne revient pas. Alors n'y pouvant plus tenir, L�ger et le P. Crespel se
tra�nent jusqu'au ouigouam, mais pour constater avec terreur qu'un des
canots est disparu! Rendues prudentes par le malheur, ces deux ombres
d�charn�es s'attellent sur celui qui restait, le transportent jusqu'�
leur cabane et l'attachent � la porte, bien persuad�es que l'un des
indiens ne quittera pas l'�le, sans venir r�clamer sa propri�t�.

H�las! nul ne vint, sinon la terrible visiteuse accoutum�e, la mort.
Elle enleva successivement MM. Le Vasseur, Vaillant fils, �g� de seize
ans, et de Senneville qui en avait vingt, et �tait fils du lieutenant
du Roy, � Montr�al[13]. D�gag� du soin des malades et n'ayant plus de
vivres, le P. Crespel r�unit alors en conseil les survivants. Il fut
d�cid� de quitter cet endroit funeste et de partir en canot. Pour rendre
serviable l'embarcation de l'indien, on l'enduisit de graisse: des
avirons furent d�grossis, et le 21 avril fut d�sign� comme le jour de
l'embarquement.

[Note 13: Le p�re du jeune de Senneville, avant d'exercer la charge
de Lieutenant du Roy de Montr�al, avait �t� page de madame la Dauphine,
et avait servi dans les mousquetaires. Son fils �tait n� au Canada.

--On dirait qu'une �trange fatalit� s'attache � ce nom de Senneville.
Lors du naufrage de l'_Auguste,_ M. de Senneville, cadet �
l'aiguillette, et mademoiselle de Senneville furent au nombre des noy�s.

Ce terrible sinistre eut lieu sur les c�tes du Cap-Breton en octobre
1761. L'_Auguste,_ �tait un navire affr�t� par le g�n�ral Murray _pour_
rapatrier en France les officiers, les soldats et les Fran�ais qui en
avaient manifest� le d�sir. Il portait � son bord les soldats du B�arn
ainsi que ceux du Royal Roussillon. Parmi les victimes de ce d�sastre
furent les capitaines, MM. le chevalier de la Corne de B�cancour de
Portneuf: les lieutenants, MM. de Varennes, Godefroy, de la V�renderie,
de Saint-Paul, de Saint-Blin, de Marolles et P�caudy de Contrecoeur;
les enseignes en pied, MM Villebond de Sourdis, Groschaine-Rainbaut,
de Laperi�re, de la Durantaye et d'Espervanche; et les cadets �
l'aiguillette, MM. de la Corne de Saint-Luc, le chevalier de la Corne,
de la Corne-Dobreuil, de Senneville, de Saint-Paul fils, et de Villebond
fils.

A cette nombreuse liste, M. Saint-Luc de La Corne, qui fut un des cinq
survivants de ce naufrage, ajoute les noms de Paul H�ry, Fran�ois H�ry,
L�chelle, Louis Hervieux, bourgeois, et de mesdames de Saint-Paul, de
M�zi�re, Busquet, de Villebond, ainsi que ceux de mesdemoiselles de
Sourdis, de Senneville et de M�zi�re.

M. de Lacorne retrouva aussi sur la gr�ve, et enterra le corps d'un
n�gociant anglais nomm� Delivier, le second, trois officiers de
l'_Auguste,_ le ma�tre d'h�tel, huit matelots, deux mousses, le
cuisinier, douze femmes tant de bourgeois que de soldats, seize enfants,
huit habitants et trente-deux soldats.]

Une moiti� de jambon de renard composait alors tout le garde-manger
de cette troupe d'affam�s. Il avait �t� entendu qu'on en boirait le
bouillon, r�servant la viande pour le lendemain: mais d�s que les
parfums de cet �trange pot-au-feu se firent sentir, chacun se jeta comme
un loup sur le gigot, qui fut mang� en un tour de main. "Bien loin de
nous rendre nos forces, cet exc�s nous en �ta", dit la relation laiss�e
par le P. Crespel: de sorte que le lendemain ils se r�veill�rent
affaiblis, plus malades qu'auparavant, et qui plus est, sans ressources.
Deux jours se pass�rent alors dans la faim et le d�sespoir. Personne
ne voulait lutter plus longtemps contre la mort; et d�j�, la plupart
s'�taient jet�s � genoux sur la gr�ve en disant les litanies des
agonisants, lorsqu'un coup de fusil retentit sur le rivage.

C'�tait l'indien. Propri�taire pr�voyant il venait savoir ce qu'�tait
devenu son canot.

En l'apercevant, les malheureux se tra�nent vers lui, poussant les plus
navrantes supplications; mais le sauvage n'entend pas de cette oreille,
et prend la fuite. Le P. Crespel et L�ger sont en bottes: qu'importe? Ce
nouvel abandon rend l'haleine � ces moribonds. Ils se mettent � donner
la chasse au fugitif; traversent tant bien que mal la rivi�re Becsie, et
finissent par rejoindre le fuyard, qu'un enfant de sept ans embarrasse
dans sa course. Pris comme un li�vre au collet, le peau-rouge, redevenu
diplomate, leur indique un endroit du bois o� il a cach� un quartier
d'ours � demi-cuit, et tous ensemble, Indien et Fran�ais passent la nuit
blanche � s'observer mutuellement du coin de l'oeil.

Le lendemain, le P. Crespel intime au sauvage l'ordre de le conduire
au camp de sa tribu. Le canot contenant l'enfant, devenu un otage, est
plac� s�r un tra�neau: L�ger, et le p�re R�collet s'attellent dessus,
pendant que l'indien marche devant et sert de guide. Au bout d'une lieue
de marche la petite caravane d�bouche sur la mer, et comme c'�tait la
voie la plus courte, on se d�cide � la prendre. Mais ici s'�l�ve une
nouvelle difficult�. Le canot ne peut contenir que trois personnes.
L'indien a d�sign� pour l'accompagner son enfant et le P. Crespel
qui, s'embarque au milieu des lamentations de ses camarades, � qui,
cependant, il r�ussit � arracher le serment de suivre le rivage dans la
direction, prise par l'embarcation.

Le soir de ce jour-l�, l'indien proposa au p�re de descendre � terre
pour y faire du feu. Ce dernier y consentit, avec d'autant plus de
plaisir que la bise �tait mordante. Mais �tant mont� sur un monticule de
glace pour examiner les alentours, le sauvage profita de ce que le p�re
avait le dos tourn�, pour gagner le bois avec son enfant.

La mort seule pouvait maintenant mettre fin � cette s�rie de
catastrophes. Abandonn� de tous, le P. Crespel s'appuya sur le canon
de son fusil, remit ses peines entre les mains de Dieu, et r�cita les
versets du livre de Job. Pendant qu'il priait ainsi, il fut rejoint par
L�ger. Avec des larmes dans la voix, ce dernier lui annon�a que son
camarade Furst �tait tomb� d'�puisement � une distance consid�rable de
l�, et qu'il avait �t� oblig� de le laisser sur la neige.

En ce moment, un coup de fusil retentit. La for�t s'ouvrait � quelques
pas de l�. L�ger, que le courage n'avait pas encore laiss�, d�cide
le p�re R�collet � l'y accompagner, et au moment de s'y engager, un
deuxi�me coup de feu se fait entendre. Rendus de plus en plus prudents
par l'exp�rience, les deux abandonn�s se gardent bien d'y r�pondre. Ils
marchent, se guidant sur l'endroit d'o� viennent ces d�tonations; et
bient�t, ils d�bouchent dans une clairi�re o� fumait la cabane d'un chef
indien.

Ce brave homme leur fit le plus touchant accueil, tout en leur
expliquant l'�trange conduite du guide du P. Crespel, qui ne les avait
ainsi abandonn�s, que par crainte du scorbut, de la variole, et du
"mauvais air."

Enfin, ceux-ci �taient sauv�s! mais tout n'�tait pas fini, Furst restait
en arri�re. Le P�re Crespel, offrit en cadeau son fusil au chef pour
le d�cider � l'aller chercher. Ce fut peine inutile. "M. Furst, dit la
relation, passa la nuit sur la neige, o� Dieu seul put le garantir de la
mort, car dans la cabane m�me, nous endur�mes un froid inexprimable, et
ce ne fut que le lendemain, comme nous nous disposions � aller au-devant
de lui, que nous le v�mes arriver".

Deux jours furent alors consacr�s au repos. Pendant ce court espace de
temps, ces malheureux qui n'oubliaient pas le serment fait � ceux qui
�taient rest�s � la rivi�re au Pavillon, recouvrirent assez de leurs
forces pour s'embarquer le premier mai et mettre le cap sur Mingan. Le
P. Crespel fut le premier � y arriver. Le vent �tant tomb� en route, ce
vaillant homme, dans sa h�te de faire exp�dier aussit�t que possible des
secours � ses camarades, s'�tait fait mettre sur un canot d'�corce et
l'avait pagay� seul, pendant l'espace de six lieues de mer.

M. Volant commandait le poste de Mingan. Il re�ut ses compatriotes
� merveille. Pas un instant ne fut perdu pour aller au secours de
l'�quipage de la _Renomm�e:_ et une grosse chaloupe arm�e, et bien
approvisionn�e fut d�p�ch�e sous son commandement.

M. Volant emmenait avec lui le P. Crespel, Furst et L�ger.

D�s qu'ils furent par le travers de la rivi�re au Pavillon, une salve de
mousqueterie fut tir�e. Alors on vit quatre hommes, qui ressemblaient
� des fauves, sortir du bois, se jeter � genoux, et tendre des bras
suppliants vers la chaloupe. Les soins les plus empress�s furent donn�s
� ces gens qui n'�taient plus que de v�ritables squelettes. Pendant
les p�r�grinations du P. Crespel et de sa troupe, ces pauvres matelots
avaient endur� d'incroyables souffrances. Tour � tour ils avaient vu
leurs camarades tomber, d�cim�s, les uns par le froid, les antres par
les maladies gangreneuses; tous par l'inanition. Les vivres finirent par
manquer compl�tement. Alors on eut recours aux exp�dients. Tout passa
pour la nourriture jusqu'aux souliers des morts que l'on faisait
bouillir dans de la neige, puis griller sur la braise, et quand cette
derni�re ressource manqua, on se rejeta sur les culottes de peau. Il
n'en restait plus qu'une, lorsque M. Volant �tait arriv� en sauveur,
et devant ces in�narrables mis�res, ce dernier comprit toutes les
pr�cautions dont il fallait user. Des ordres s�v�res furent donn�s pour
qu'on ne distribu�t que peu de nourriture � la fois � ces estomacs qui
en avaient perdu l'habitude; mais malgr� cela, l'un des survivants, un
breton nomm� Tenguy, mourut subitement en avalant un verre d'eau-de-vie,
et la joie fit perdre la raison � Tourillet, un autre de ses camarades
d'infortune.[14] Quant aux autres, Baudet et Boneau--tous deux
originaires de l'�le de Rh�--ils se mirent � enfler par tout le corps,
et la chaloupe de M. Volant fut chang�e en infirmerie, pendant qu'�
terre, on s'occupait � donner la s�pulture aux vingt et un cadavres
qui marquaient l'endroit, o� la premi�re escouade des matelots de la
_Renomm�e_ avait pass� son dernier hiver.

[Note 14: Tourillet �tait contre-ma�tre, du d�partement de Brest.]

Une modeste croix indiqua le lieu o� ils avaient souffert, o� ils
s'�taient r�sign�s, et o� le sacrifice avait �t� consomm�; puis, on
reprit la mer, en c�toyant le rivage � distance, rapproch�e et en
remontant � petites journ�es, afin de d�couvrir les traces des gens du
canot.

A quelques lieues de l'endroit o� s'�l�ve aujourd'hui le phare gard� par
M. Pope, les gens de M. Volant d�couvrirent les corps de deux hommes qui
gisaient sur la gr�ve, non loin des fragments d'une petite embarcation.
C'�tait tout ce qui restait, pour indiquer le sort des treize hommes qui
avaient vogu� de conserve avec la chaloupe de M. de Freneuse, jusqu'au
moment o� ce dernier les avait perdus de vue, en doublant par une grosse
mer la pointe sud-ouest, le soir du deux d�cembre 1736.

Pendant le cours de ce r�cit, la lune s'�tait lev�e: elle �clairait de
sa lumi�re m�lancolique les flots qui doucement bruissaient sous la
proue du _Napol�on III._ D�j� le matelot de vigie avait piqu� le quart
de minuit. Nous regagn�mes alors nos cadres, afin d'�tre plus frais
et dispos, lorsque le ma�tre d'�quipage viendrait nous �veiller le
lendemain, pour descendre � cette pointe ouest de l'�le d'Anticosti, qui
avait vu s'embarquer le P. Crespel allant chercher � Mingan la bonne
nouvelle, pour la rapporter aux trois survivants de la _Renomm�e._



IV.

L'ILE D'ANTICOSTI.

D�s sept heures du matin, le _Napol�on III_ mouillait par le travers de
la pointe ouest de l'Anticosti[15] et le vent de terre nous apportait
le bruit de la canonnade qui saluait notre arriv�e. Les habitations
du poste se pavoisaient de drapeaux et de banderolles en signe de
r�jouissance; et bient�t nous �tions re�us � bras ouverts par le gardien
du phare, M. Malouin, qui certes, ne s'attendait pas � la surprise que
nous lui m�nagions.

[Note 15: Le mot Anticosti est indien et non espagnol (_ante_ en face
_costa_ de la c�te) comme l'ont pr�tendu certains �tymologistes. Th�vei
appelle cette Ile _Naticousti_ dans son Grand-Insulaire; Lescarbot
_Anticosti_, et Hakl�yt _Natiscotee_. "Ce dernier mot, remarque l'abb�
Laverdi�re, se rapproche davantage de celui de _Natas couel_ (o� l'on
prend l'ours) que lui donnent les Montagnais".]

Un fort cheval normand attel� � une lourde charrette de roulage, aux
roues peintes en rouge, �tait venu au devant de la chaloupe, et nous
attendait avec de l'eau jusqu'au poitrail. La baleini�re ne pouvait
atterrir, et cet, ing�nieux genre de locomotion exempta les pieds de
nos seigneuries de venir en contact avec l'onde-am�re qui, ce matin-l�,
�tait de ces plus, froides et de ces plus basses. Entass�s p�le-m�le sur
le v�hicule amphibie, nous f�mes pr�sent�s en bloc � M. Malouin qui,
tout en nous aidant � sauter sur la gr�ve, nous dit du ton le plus
cordial du monde:

--Soyez les bienvenus, messieurs!

Tout-�-coup, un passager s'avan�a vers lui, t�te nue, et s'adressant au
vieux gardien du phare lui dit d'un ton tremblant:

--Ne me reconnaissez-vous donc pas?

--Mais, oui, attendez. Cette voix.....? Oh! mon Dieu! c'est toi, mon
fils!

Et enlac�s dans les bras l'un de l'autre, ils se tinrent longtemps
embrass�s.

Depuis neuf ans le jeune Malouin �tait parti pour l'�tranger, dans le
but d'y tenter fortune. La Californie, qui a �t� le tombeau de tant
d'autres, lui avait souri. Il revenait aujourd'hui partager ses �pargnes
avec son p�re, et dorer ses vieux jours de l'_aurea mediocritas_ du
po�te. Dans le cours de ma vie aventureuse, bien des choses m'ont fait
plaisir, jamais je n'ai �prouv� plus grand contentement du coeur, qu'au
moment o� ce vieillard et cet homme fait, oublieux des longues heures de
la s�paration, se jet�rent dans les bras l'un de l'autre pour pleurer de
bonheur.

Il fallait se garder de venir rompre ce t�te-�-t�te, et bient�t nous
nous �parpill�mes sur la gr�ve, chacun se livrant � son plaisir favori:
celui-ci faisant collection de coquillages, celui-l� discutant g�ologie,
cet autre se plaignant de ce que la sensation du roulis le suivait
jusque sur le rivage. Quant � nous, guid�s par un domestique, nous
all�mes visiter le phare, belle lumi�re de second ordre, dont l'appareil
a �t� construit en 1856 par la maison L. Sautter, de Paris.

Cent neuf pieds s�parent le sol de la girouette. Le foyer de la
lanterne, qui donne une lumi�re fixe et blanche, est � 112 pieds
au-dessus du niveau des hautes eaux. De la galerie de la tour, l'oeil
embrasse, par un temps calme, une des plus ravissantes marines du golfe
Saint-Laurent. En temps de brume et pendant les temp�tes de neige,
un coup de canon, tir� d'heure en heure indique aux gens du large
l'approche de la pointe ouest. En cas d'accident, un d�p�t de provisions
o� se trouvent six barils de farine, quatre barils de lard, huit barils
de pois et six paires de raquettes, est mis � la disposition des
naufrag�s qui ne sont pas les seuls � en profiter, si l'on en juge par
ce qui est arriv� en 1874. Une bande de Terreneuviens avait hivern� dans
l'�le, et s'�tant laiss�e surprendre par la famine, vint d�foncer �
coups de hache la petite maison qui contenait le pr�cieux d�p�t. Pendant
quelques jours ces �cumeurs firent bombance aux d�pens du gouvernement
de la Puissance, se contentant de se bourrer l'estomac autant que
possible et de rire aux larmes des l�gitimes remontrances du gardien.

Comme tout n'est qu'antith�se ici-bas, � quelques arpents du d�p�t qui
contient tout ce qui peut rendre � la vie, le voyageur �gar� trouve
aussi le champ du dernier repos. Dans ce petit cimeti�re, dort, entour�e
de ses trois enfants, une pauvre m�re dont l'�pitaphe porte pour toute
l�gende les mots:

  ALICE WRIGHT.
  _September 22 years; 1865_.

Rien de triste comme cette jeune femme abandonn�e avec ses enfants dans
cette solitude, et n'ayant pour tout regret que les g�missements du flot
qui d�ferle � quelques pas.

Deux ann�es plus tard, lors de ma troisi�me croisi�re dans le golfe
Saint-Laurent, en faisant une nouvelle visite � cette tombe, en
compagnie de plusieurs amis, nous v�mes que la mort, cette grande
pourvoyeuse, avait envoy� une nouvelle compagne � la pauvre Alice
Wright. C'�tait une petite fille de dix ans, du nom de B�liveau, qui, un
matin de juin, s'en �tait all�e jouer dans les bois d'alentour, pendant
que ses parents d�frichaient une terre nouvelle. Apr�s les courses
sur l'herbe, la cueillette des rares fleurs sauvages de l'�le, et les
chasses donn�es aux petits oiseaux, la pauvrette se sentit fatigu�e. Un
nid de verdure s'offrait au milieu d'un taillis � quelques pas de l�:
elle s'y blottit pour ne plus se r�veiller que parmi les anges; car son
p�re, �tant venu mettre le feu � ces broussailles, br�la vive sans le
savoir son unique enfant!

Cette navrante histoire avait coup� la verve � mes compagnons de route,
et maintenant que je songe � ces choses, je me rappelle que pour nous en
distraire, nous accept�mes la proposition du docteur de la Terri�re, que
nous avions trouv� sur l'�le, en mission officielle. Le gouvernement l'y
avait envoy�, avec l'ordre de vacciner tous ceux qui se pr�senteraient
� lui; et comme il y avait ch�mage ce jour-l�, arm�s chacun d'un long
b�ton ramass� sur la gr�ve, nous �tions all�s pousser une reconnaissance
� deux milles du phare, � la pointe des Anglais. C'est l� qu'�tait, il
n'y a pas longtemps, le si�ge principal de la compagnie Forsyth. Nous
en avions d�j� entendu dire monts et merveilles. Ces utopistes de la
finance voulaient, ni plus ni moins, relier la baie d'Ellis � celle
du Renard, par une route macadamis�e longue de 120 milles. Des
embranchements de chemin de fer sillonneraient l'�le en tous sens. Le
remuement de capitaux qu'entra�nerait l'ouverture de cette voie, ferait
de la pointe ouest � la pointe aux Bruy�res un vaste champ en culture,
et l'Anticosti r�alisait la premi�re, ce r�ve de l'ami Dupont, qu'un
po�te a rendu avec tant de verve:

  L�, de sa roue en feu le coche humanitaire
  Usera jusqu'aux os les muscles de la terre;
  Du haut de ce vaisseau les hommes stup�faits
  Ne verront qu'une mer de choux et de navets.
  Le monde sera propre et net comme une �cuelle;
  L'humanitairerie en fera sa gamelle
  Et le globe ras�, sans barbe ni cheveux,
  Comme un grand potiron roulera dans les cieux.

Nous arriv�mes � cet Eldorado par un sentier couvert de pierre � chaux,
une des seules richesses de l'�le. De fois � autres, nous �tions
bien oblig�s de passer � gu� quelques ruisseaux; o�, appuy�s sur nos
gourdins, de renouveler le saut p�rilleux du vaillant compagnon de
Cort�s, de don Pedro de Alvarado qui, serr� de pr�s par les Mexicains,
le soir de la nuit triste, et se trouvant en face d'un canal qu'il
fallait traverser � la nage, ficha le fer de sa lance en terre, s'appuya
fermement sur le manche, et franchit ainsi une distance qui ne fut
�gal�e que plus tard, dans les contes de Perrault, par les fabuleuses,
enjamb�es du petit Poucet.

En route, la causerie roula sur les extravagances de la compagnie
Forsyth. En bon voyageur, j'ai contract� l'habitude de prendre un peu
et de laisser beaucoup de ce qui se dit autour de moi. J'avoue qu'il me
fallut ici abandonner cette habitude. Nous �tions arriv�s; et dans les
vastes hangars qui s'�levaient devant nous, on avait entass�......

--Des pelles, des pioches, des charrues, des vivres, des habillements,
enfin tout ce qui convient � de nouveaux colons, dira le lecteur
pr�voyant.

Nenni! homme prudent. A la place de ces, premi�res n�cessit�s de la vie,
on voyait pour des milliers de piastres de chevilles en fer pour les
bottes, des masses, des enclumes, des perches de lignes superbes des
marche-pieds de carrosses, des poign�es de cercueils, une imprimerie;
bric-�-brac impossible envoy� d'Angleterre par des gens qui avaient
tromp� la compagnie, et qu'il fallut revendre plus tard � des prix
infimes. Notre lieutenant, LeBlanc, nous assura qu'en �change de cinq
piastres il avait re�u des effets pour une valeur de quarante-cinq
dollars parmi lesquels se trouvait un magnifique _Ulster coat_, qu'un
loustic baptisa du nom de "sortie-d'h�pital". Au milieu de cette
pacotille impossible, pendant que dans les vitrines s'�talaient des
selles anglaises, des livrets d'hame�ons et de mouches, des boucles
de harnois, on avait oubli� le n�cessaire; et le lard se vendait une
piastre la livre!

Autour de ces magasins, vides aujourd'hui, est venu se grouper un
village assez propret, habit� par des Acadiens et par quelques familles
irlandaises. Nous y trouv�mes tout le monde en liesse. Chacun �tait
endimanch�. Ce petit Landerneau �tait en l'air, car ce jour-l� un
photographe avait fait son apparition dans ces endroits recul�s. Ce
noble repr�sentant de l'art �tait une femme de l'Islet qui avait fr�t�
un go�leton, et se faisait accompagner par sa fille et par trois hommes
d'�quipage. Elle courait, pendant la belle saison, le Labrador et les
�les du golfe, prenant le portrait de celui-ci pour trois gallons
d'huile de loup-marin, �changeant la binette de celui-l� contre de
l'�dredon, des oeufs d'oiseaux, confectionnant la caricature d'un
troisi�me pour la valeur d'une peau de renard; bref, se tirant toujours
d'affaire, et r�ussissant � faire louvoyer tant bien que mal sa go�lette
sur les flots du Pactole. L'occasion, l'herbe tendre, et je pense,
quelque diable aussi nous poussant, nous f�mes comme les autres. Nous
e�mes la satisfaction de voir nos t�tes, h�l�es par le vent de mer,
ressortir � c�t� du minois frais et �veill� d'une gentille Acadienne,
mademoiselle Leli�vre qui, partie il y a quelques mois de la Grande
Rivi�re, accomplissait ici une mission de d�vouement et d'utilit�
publique. Enferm�e pendant cinq heures, chaque jour, dans un cabanon
en bois rond dont la porte �tait d�cor�e d'une planche noire, d'o�
ressortait en lettres d'or le nom d'un navire naufrag�, le _Tanaro_,
elle faisait avec grand succ�s l'�cole � quarante-trois �l�ves; et
rarement il est donn� � des voyageurs de rencontrer des enfants plus
propres, mieux �lev�s, r�pondant plus poliment, et saluant les passants
avec plus de courtoisie.

C'est ici, � la pointe des Anglais, c'est-�-dire � une lieue de la
pointe ouest, que M. Ferland place le principal �tablissement de
Jolliet.

Jolliet! voil� un nom qui, avec celui du P. Marquette, �veille dans tous
les coeurs fran�ais le souvenir des gloires du pass�; de longues marches
dans les solitudes de l'ouest; de nuits d'insomnie employ�es � se
d�fendre contre les emb�ches de l'indien, les intemp�ries des saisons,
les morsures des moustiques; d'interminables courses en canot d'�corce,
entreprises dans le but de r�aliser le grand r�ve de la d�couverte du
Mississipi.

  Le voyez-vous, l�-bas, debout comme un proph�te,
  Le regard rayonnant d'audace satisfaite,
  La main tendue au loin vers l'Occident bronz�
  Prendre possession de ce domaine immense,
  Au nom du Dieu vivant, au nom du roi de France
  Et du monde civilis�!

  Jolliet! Jolliet! deux si�cles de conqu�tes,
  Deux si�cles sans rivaux ont pass� sur nos t�tes,
  Depuis l'heure sublime o�, de ta propre main,
  Tu jetas, d'un seul trait s�r la carte du monde
  Ces vastes r�gions, zone immense et f�conde,
  Futur grenier du genre humain.

  Oui, deux si�cles ont fui! La solitude vierge
  N'est plus l�. Du progr�s le flot montant submerge
  Les vestiges derniers d'un pass� qui finit.
  O� le d�sert dormait, grandit la m�tropole;
  Et le fleuve asservi courbe sa large �paule
  Sous l'arche aux piliers de granit. [16]

[Note 16: Ces beaux vers font partie d'une pi�ce, lue � l'Universit�
Laval lors du deuxi�me centenaire de la d�couverte du Mississipi, par
l'auteur, M. L. H. Fr�chette, ancien d�put� de L�vis aux Communes du
Canada.]

Cinq ans apr�s son voyage au Mississipi, Jolliet �tait cr�� seigneur de
l'�le d'Anticosti. Cette �le lui �tait donn�e "en consid�ration de la
d�couverte que le dit sieur Jolliet avait faite du pays des Illinois,
dont il avait envoy� la carte, depuis transmise � monseigneur Colbert,
ainsi que d'un voyage qu'il venait de faire � la baie d'Hudson dans
l'int�r�t et l'avantage de la ferme du Roy".

D�s lors, le nouveau suzerain s'occupa du soin d'am�liorer les
ressources de son fief en faisant, la traite avec le nord, et en
chassant le loup-marin.

Ses actes ne sont plus sign�s que Jolliet d'Anticosti; et plus tard, un
de ses fils se faisait appeler Jean Jolliet de Mingan. Six ans apr�s
avoir pris possession de son �le, en 1681, un recensement cit� par
M. Ferland donne de curieux d�tails sur la famille du d�couvreur du
Mississipi.

D'abord appara�t Louis Jolliet �g� de 42 ans; puis vient sa femme Glaire
Bissot, fille de Normands de Pont-Audemer, �g�e de 23 ans; puis leurs
enfants, Louis �g� de cinq ans, Jean �g� de trois ans, Anne de deux
ans et Claire d'un an. La maison du sire de c�ans se composait de six
domestiques arm�s de six fusils, et Jolliet �tait propri�taire de deux
b�tes � cornes et de deux arpents de terre d�frich�e.

Si l'on en croit Charlevoix, en donnant cette seigneurie � Jolliet, le
roi de France ne lui fit pas un grand pr�sent. Elle n'est absolument
bonne � rien, remarque cet historien. Elle est mal bois�e, son
territoire est st�rile, et elle n'a pas un seul havre o� un b�timent
puisse �tre en s�ret�. Les c�tes de cette �le sont assez poissonneuses;
toutefois je suis persuad�, conclut Charlevoix, que les h�ritiers du
sieur Jolliet troqueraient volontiers leur vaste seigneurie pour le plus
petit fief de France.

Jolliet mourut tr�s pauvre, en 1700, dans son Anticosti pr�tendent les
uns, sur une des �les Mingan,--celle situ�e devant le gros M�catina, au
Labrador-assure M. Henry Harrisse. Celui qui avait donn� la moiti� d'un
h�misph�re � la France; cet hydrographe du roy qui avait eu la patience
de faire quarante-neuf voyages pour prendre connaissance de la rivi�re
et du golfe, avant de dresser sa carte du Saint-Laurent; celui que la
Gr�ce aurait mis au rang des dieux et que Rome aurait port� au Capitole;
cet homme fut enfoui modestement par une main inconnue, sous une gr�ve
quelconque, n'ayant pour �pitaphe que la page �mue que lui � consacr�e
l'histoire reconnaissante.

O mon pays! que fais-tu donc de tes gloires? Crois-tu qu'un peuple se
d�shonore en �rigeant des statues � des gens comme Jacques-Cartier,
Champlain, de Maisonneuve, Joliette, Dollard et Montcalm?

Mais ces r�miniscences du pass� semblent m'entra�ner loin de cet humble
r�cit de voyage, et me faire oublier le phare de la pointe de l'Ouest
o�, au milieu de la canonnade qui nous avait accueillis le matin,
j'avais remarqu� la voix vibrante d'une pi�ce assise sur un aff�t de
gazon. Ce canon ne ressemblait nullement � celui que le ministre de
la marine fait livrer aux gardiens de lumi�re. C'�tait un sp�cimen de
l'artillerie anglaise du XVIIe si�cle, pi�ce longue, en fer battu,
pesant 2,800 livres. Elle avait �t� ramass�e, il y a une vingtaine
d'ann�es, sur les brisants qui font face au phare. A cette �poque, elle
�tait entour�e de plusieurs autres canons qui, � mar�e basse, servaient
aux chasseurs d'outardes et de canards pour les aider � d�filer le
gibier. Mais petit � petit, ces t�moins muets d'une autre �poque
disparurent. L'an dernier, il ne restait plus que deux de ces puissants
engins de guerre: encore, n'ass�chaient-ils que lors des grandes mar�es,
et ils finirent � leur tour par �tre entra�n�s en eau profonde, lors de
la d�b�cle du printemps. M. Malouin m'assura, qu'au jusant de la grande
mer le voyageur qui se prom�nerait en chaloupe dans les environs,
apercevrait encore une foule de ces pi�ces qui d�tachent sur le vert
sombre des algues marines leurs longs cous rouilles et couverts de
coquillages.

Quel terrible drame s'est donc pass� sur cette pointe de brisants? et
qui jamais viendra raconter les p�rip�ties de ce d�sastre?

Je l'ai dit, ces pi�ces d'artillerie sont anglaises, et elles
ressemblent � s'y m�prendre aux canons du XVIIe si�cle que l'on montre
encore dans la Tour de Londres. Ne serait-ce pas sur les r�cifs de la
pointe ouest que le capitaine Rainsford, commandant une des fr�gates de
l'amiral Phipps, serait venu se heurter et se briser en fuyant � pleines
voiles cette ville de Qu�bec, dans la cath�drale de laquelle, le comte
de Frontenac avait pieusement suspendu le pavillon du contre-amiral
anglais humili� et vaincu?

L'histoire du temps rapporte qu'il fit naufrage sur l'�le Anticosti, o�
il r�ussit � d�barquer avec quelques-uns de ses compagnons. Plusieurs
se noy�rent en voulant prendre terre trop pr�cipitamment; et comme les
survivants n'avaient que peu de provisions, il fut entendu que la ration
de chaque homme serait de deux biscuits, une demi-livre de lard,
une demi-livre de farine, une pinte et quart de pois et deux petits
poissons. Quelques �paves du navire leur servirent � �lever une hutte,
o� ils s'install�rent tant bien que mal, jusqu'� ce que le froid et le
scorbut fussent venus �claircir leurs rangs. Le premier qui mourut fut
le chirurgien. On l'enterra le 20 d�cembre 1690; et quarante hommes le
suivirent en quelques semaines. La faim de ces malheureux �tait extr�me.
Nuit et jour, les plus faibles �taient obliges de se cacher ou de
veiller, crainte de se voir voler leur maigre ration ou d'�tre assomm�s
et mang�s par les plus forts. Un jour, un matelot irlandais enfon�a,
malgr� les protestations de tous, le d�p�t � provisions, et mangea � lui
seul dix-huit biscuits, ce qui le fit tellement enfler que, deux heures
apr�s, il faillit crever comme une peau de bouc. Enfin, � bout
de ressources et d'exp�dients, cinq des matelots de Rainsford se
d�cid�rent, le 22 mars 1691, � mettre en mer une petite chaloupe
�chapp�e au naufrage et qu'ils avaient calfat�e le mieux possible. Ils
mirent le cap sur Boston, o� ils arrivaient � demi-morts d'�puisement,
apr�s trente-cinq jours de navigation. Un navire de guerre fut exp�di�
de suite au secours de Rainsford; et ces naufrag�s d�cim�s par
la mis�re, ne furent tir�s de leur triste position que par un
miracle,--c'est le capitaine qui l'assure lui-m�me,--plus heureux en
cela que bien d'autres de leurs camarades qui p�rirent au nombre de
plus de mille, soit dans le golfe Saint-Laurent, soit dans la mer des
Antilles, o� leurs vaisseaux avaient �t� pourchass�s par l'ouragan.

Le secret du capitaine Rainsford n'est pas le seul que la temp�te ait
confi� � la discr�tion, des brisants de la pointe ouest de l'Anticosti.
Mon interlocuteur, � qui je rappelais les d�boires de l'amiral William
Phipps, m'apprit � son tour, qu'un matin, en sortant du phare, il avait
trouv� sur la gr�ve un brigantin, la quille en l'air, et tout son monde
noy� � bord.

  Oh! combien de marins, combien de capitaines
  Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
  Dans ce morne horizon se sont ensevelis!
  Combien ont disparu, dure et triste fortune!
  Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
  Sous l'aveugle Oc�an � jamais enfouis.

  Combien de patrons morts avec leurs �quipages!
  L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages
  Et d'un souffle il a tout dispers� sur les flots!
  Nul ne saura leur fin dans l'ab�me plong�e,
  Chaque vague en passant, d'un butin s'est charg�e;
  L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots[17].

[Note 17: Victor Hugo, _Les rayons et les ombres_.]

Une journ�e charmante s'�tait �coul�e en �tudes, en r�cits et en
p�r�grinations. M. Malouin voulut nous offrir � souper. On avait tu�
le veau gras en l'honneur du retour inesp�r� de son fils, et cette
excellente r�ception devait terminer notre rel�che comme elle avait
commenc�. Pour cette fois, c'�tait � mon tour d'�tre agr�ablement
surpris.

Nous �tions au salon. D'une main distraite je feuilletais un album de
photographie, pieux legs laiss� � la famille du gardien par une de
ses filles devenue religieuse. Tout-�-coup mes yeux tomb�rent sur le
portrait de ma soeur a�n�e Augusta qui avait �t� l'amie de mademoiselle
Malouin. Aussit�t cette joyeuse trouvaille me ramena aux joies de la
famille absente. Mon oeil se mouilla au souvenir de ceux qui m'aiment,
et tout r�veur je restais l�, en contemplation devant cette douce vision
qui h�las! ne devait faire que passer sur terre. Quel est donc le po�te
qui a dit:

Les chemins d'ici-bas vont tous au cimeti�re?

A quelque temps de l�, ma sainte soeur, ma douce Augusta nous quittait,
le sourire de l'esp�rance et de la r�signation sur les l�vres.

  Ainsi doit s'engloutir notre fr�le existence.

  ......... ........ ....... ....... ........ ......

  Et de nos souvenirs rien ne sera rest�
  D'autres enfants ch�ris...........................
  Fouleront sous leurs pieds nos tertres fun�raires
  Et ne penseront pas que nous avons �t�.

  Car tout dispara�tra, les parures, les gr�ces,
  Les danses et les jeux, les innocents plaisirs;
  Et le temps de son aile emportera nos traces
  Comme l'aile des vents emporte nos soupirs. [18]

[Note 18: Jules Prier. _Les veilles d'un artisan._]

La rude voix de LeBlanc vint faire diversion � mes pens�es, en nous
criant que la chaloupe �tait pr�te. Il fallait partir: le _Napol�on III
_ �tait d�j� sous vapeur. Notre pavillon salua. Une salve lui r�pondit
du rivage; et deux heures apr�s nous passions devant Ellis Bay, mieux
connue de nos navigateurs canadiens-fran�ais sous le nom de baie de
Gamache.

Les souvenirs que Louis Olivier Gamache a laiss�s dans le golfe
Saint-Laurent sont des plus vivaces. Les combats de Le Moyne d'Iberville
et de ses rudes matelots; les aventures du baron de Saint-Castin; les
d�sastres de Phipps et de Walker seront depuis longtemps oubli�s de
la foule, quand les caboteurs et les mariniers canadiens-fran�ais se
raconteront encore le soir, au pied du grand m�t, les merveilleux
exploits de Gamache. Dans cent ans et plus, ils se diront la mani�re
dont il s'y prenait pour faire la contrebande des fourrures, en �vitant
les croiseurs de la Baie d'Hudson; ses tours incroyables; et ses
relations avec le malin esprit qui lui ob�issait comme un mousse, et
poussait la condescendance jusqu'� souffler dans ses bonnettes et ses
perroquets, pendant que la proue du myst�rieux navire du capitaine
canadien glissait sur une mer polie comme l'acier.

Le h�ros de ces r�cits du gaillard d'avant, Louis Olivier Gamache est n�
� l'Islet en 1784, d'une famille originaire des environs de Chartres. Il
d�buta sa longue vie par l'�cole de la garcette. Matelot dans la marine
anglaise, son enfance se passa � courir le monde; mais ces excursions
lointaines finirent par le blaser. Apr�s avoir essay� un petit commerce
le long de la c�te de Rimouski, Gamache vint se fixer dans l'�le
d'Anticosti, et le farouche aventurier ne tarda pas � se faire
reconna�tre comme le souverain absolu de cette solitude. Du fond de
sa baie, o� il cultivait quelques arpents de terre, �levait quelques
animaux, et faisait la p�che en grand, l'ancien matelot dirigeait des
excursions sur la c�te nord, trafiquait avec les Montagnais, et se
moquait surtout du monopole de la Compagnie de la baie d'Hudson. Si
l'hospitalit� de Gamache �tait proverbiale, ses excentricit�s ne
l'�taient pas moins; et jointes � sa vie solitaire et � sa mort
myst�rieuse, elles donn�rent naissance aux l�gendes qui se racontent
encore sur son compte. Pas n'est besoin d'ajouter qu'� bord
longues-vues, jumelles avaient �t� mises en r�quisition pour regarder un
coin de cette terre illustr�e par ma�tre Gamache. Mais h�las! la maison
qu'avait habit�e le c�l�bre marin �tait br�l�e. Nous ne v�mes qu'un p�t�
de maisonnettes group�es pr�s de ses ruines, et des enfants jouer
et fol�trer � deux pas de la tombe de celui qui fut si longtemps le
croque-mitaine du golfe Saint-Laurent.

Pouss�s par la mar�e et par la vapeur, nous arriv�mes bient�t en face
de la pointe sud-ouest de l'�le. C'est l� que se trouve situ� le plus
ancien phare de l'Anticosti. B�tie en 1831, cette tour circulaire,
recouverte de bois blanchi, mesure une hauteur de cent pieds, et une
minute d'intervalle s'�coule entre chaque �clat de la lumi�re, qui est
visible entre les points nord-nord-ouest-quart sud au sud-est et est.

Le temps �tait superbe. Tout pr�s de nous la mer venait mourir au pied
d'un quai naturel, taill� par la vague dans un immense banc de calcaire
gris, o� les fossiles pullulent; et pendant que chacun s'�parpillait sur
la gr�ve, j'eus � loisir le temps de collectionner des coraux et des
coquillages.

Au point de vue g�ologique l'�le d'Anticosti est un tr�sor inappr�ciable
pour l'amateur. Un pal�ontologiste, mort depuis, M. Billings �crivait au
regrett� sir William Logan, que le groupe de cette �le �tait compos� de
lits du passage silurien inf�rieur et superpos� simultan�ment avec le
conglom�rat d'On�ida, le gr�s de M�dina, le groupe Clinton des g�ologues
de New-York et la formation Caradoc d'Angleterre.

A l'appui de cette th�orie, un des employ�s du bureau des g�ologues
canadiens, M. Richardson,[19] assurait qu'apr�s avoir fait une �tude
minutieuse de cette �le, il �tait arriv� � la conclusion qu'elle
se composait "de calcaires argileux ayant 2,300 pieds d'�paisseur,
r�guli�rement stratifi�s par couches conformes et presque horizontales.
Tous ces faits tendent � prouver, ajoute-t-il, que ces strates ont �t�
pr�cipit�es au fond d'une mer tranquille, en succession non-interrompue,
pendant la p�riode o� les parties sup�rieures du groupe de la rivi�re
Hudson, le conglom�rat d'On�ida, le gr�s de M�dina et le groupe Clinton
�taient en train de se d�poser dans cette partie de l'oc�an pal�ozo�que
qui constitue maintenant l'�tat de New-York, et quelques-unes des
contr�es adjacentes. Si cette mani�re de voir est exacte, les roches
d'Anticosti deviennent alors tr�s-int�ressantes, parce qu'elles nous
procurent, avec une grande perfection, une faune jusqu'ici inconnue �
la pal�ontologie de l'Am�rique septentrionale. En songeant � la grande
�paisseur des s�diments entre les groupes de la rivi�re Hudson et de
Clinton, on se convainc que leur d�position a occup� un laps de temps
consid�rable; et comme le conglom�rat d'On�ida n'est pas fossilif�re, et
que le gr�s de M�dina ne fournit que quelques esp�ces peu marqu�es, nous
avons �t� jusqu'� pr�sent presque sans moyens de conna�tre l'histoire
des mers am�ricaines de cette �poque. Les fossiles de la partie moyenne
des roches de l'Anticosti remplissent exactement cette lacune, et nous
procurent les mat�riaux n�cessaires pour relier le groupe de la rivi�re
Hudson � celui de Clinton, par les lits de passage, contenant les
fossiles caract�ristiques des deux formations, associ�s � plusieurs
esp�ces nouvelles qui ne se pr�sentent ni dans l'un ni dans l'autre de
ces groupes."

[Note 19: Rapport de l'ann�e 1856 par E. Billings, pal�ontologiste,
adress� � Sir William E. Logan, g�ologue provincial-p.263.]

Au nombre des d�couvertes faites par M. Richardson, se trouvent certains
fossiles, d�sign�s par M. Billings sous le nom de genre _beatricea_. Ils
ont, dit-il, la forme d'arbre, et furent recueillis, par le premier,
dans les terrains siluriens inf�rieurs et moyens de l'�le. Ces plantes,
d'apr�s la description de ce savant voyageur, se composent de tiges
presque droites, d'un pouce � quatorze pouces de diam�tre, perfor�es sur
toute l'�tendue par un tube cylindrique et presque central; en dehors de
ce tube se rencontrent de nombreuses couches concentriques, semblables �
celles d'un arbre exog�ne.

A l'est de la rivi�re au Saumon, sir William Logan assure qu'il se
pr�sente un escarpement de soixante pieds de hauteur, dans lequel des
troncs abattus de ce fossile avancent en dehors de la falaise. Leurs
extr�mit�s circulaires et l'orifice qu'ils ont au milieu, donnent �
cette c�te l'aspect d'une citadelle h�riss�e de gueules de canons, et
les voyageurs frapp�s de cette ressemblance n'ont pas cru mieux faire,
qu'en donnant � cet endroit le nom de Pointe-�-la-Batterie.

Que de raret�s scientifiques doivent se trouver cach�es ainsi sous ces
bancs de calcaire, et attendent l�, depuis des milliers d'ann�es, les
�tudes et les recherches de la curiosit� et de la patience humaines!
Petit � petit, sans se h�ter, elles r�v�lent leurs myst�res chaque
jour; et derni�rement encore un p�cheur, en voulant entrer dans une
des criques qui bordent ce paradis de g�ologie, trouvait, � son grand
�tonnement, une �norme baleine enti�rement p�trifi�e et dans un parfait
�tat de conservation.

Tout en collectionnant ainsi un peu partout et un peu de tout, notre
promenade nous, conduisit jusqu'� la tour, et l� nous f�mes connaissance
avec son gardien, M. E. Pope, qui nous fit l'accueil des gens de sa
race, et nous offrit cette hospitalit� �cossaise que les sceptiques
pr�tendent rel�gu�e � tout jamais, au fond du libretto de la Dame
Blanche. Sa famille se trouvait r�unie dans la vaste cuisine du phare,
dont le parquet �tait en pierre. Une �pave de bois flott� flambait dans
l'�tre; et �� et l� des troph�es de chasse, des ailes d'aiglons, des
t�tes d'ours, des carabines et des engins de p�che relevaient la couleur
sombre de la boiserie. Une fen�tre entr'ouverte laissait voir un coin de
paysage qui ne manquait pas de charmes: tout autour de nous respirait la
sant� et le bien-�tre. Il nous paraissait �vident que M. Pope poss�dait
un secret qui manque � bien des gardiens de phare. O� plusieurs de nos
compatriotes auraient senti les �treintes de la solitude et de la g�ne,
cet homme essentiellement pratique r�ussissait � se cr�er une aisance
relative. Ses champs �taient d�frich�s et bien fum�s; ses �tables
pleines; ses vignots couverts de morues, et ce qui surprenait surtout
les gens de l'�le, au bout d'un an ses vaches ne mouraient pas de
ce myst�rieux catarrhe qui emportait toutes les b�tes � cornes de
l'Anticosti. Elles seules, avaient le privil�ge de vivre et d'attendre �
point le pot-au-feu. Un joli yacht se balan�ait dans la baie au milieu
d'une escadrille de berges destin�es � faire la p�che sur les fonds:
bref, M. Pope avait fait fi du dicton favori de grand nombre de ses
coll�gues, qui se laissent aller � l'apathie et r�pondent � ceux qui
essayent de les en tirer:

--Bah! � quoi sert de d�fricher la terre, d'exploiter la mer ou de se
cr�er de nouvelles occupations? Nettoyons, allumons, �teignons notre
phare aux heures r�glementaires, et pendant que vogue ainsi la gal�re,
croisons-nous les bras. Notre salaire n'est-il pas gagn�? Gardons-nous
bien surtout de faire valoir ce qui nous entoure et qui n'est �
personne. Ce serait travailler pour son successeur; et la vie est trop
courte pour s'amuser ainsi.

M. Pope a cru devoir prendre un autre genre d'�go�sme. Sa lumi�re est
en ordre, ainsi que ses champs, ses �tables, ses exploitations. Tout en
faisant son devoir, il ne rougit pas d'employer le temps de mani�re �
laisser � ses enfants une fortune assez rondelette, qu'il leur l�guera
un jour avec l'amour de l'�conomie et du travail.

A quelques arpents du phare de la pointe sud-ouest se trouve la cabane
d'un pauvre colon du nom de Fortin. Il vint nous demander si nous avions
un pr�tre � bord.

--Depuis trois ans, nous disait-il, ma femme et moi nous n'avons pas
entendu la messe. C'est une bien grande privation pour un catholique!

Il devait se passer encore trois longues ann�es avant que le pieux d�sir
de Fortin p�t se r�aliser.

Ce fut un des aum�niers de notre troisi�me croisi�re, M. l'abb� Marcoux,
qui eut le bonheur de s'acquitter de cette mission, et d'offrir le
saint sacrifice dans cet humble cabanon, pendant qu'un de ses confr�res
changeait la hutte voisine en confessionnal.

En me reportant ainsi vers le pass�, je me rappelle la surprise
qu'�prouva Ag�nor Gravel, en retrouvant parmi les plus fervents
p�nitents de l'�le, une de ses vieilles connaissances, le p�re Luc
Marolles.

Depuis trente six ans le p�re Luc habitait l'Anticosti. Il avait �t�
l'ami de Gamache; avait trapp� et couru en tous sens les bois et les
rivi�res de l'�le. Ce n'�tait pas � ce m�tier-l�, para�t-il, que saint
Augustin recueillit les notes qui servirent plus tard � r�diger sa _Cit�
de Dieu_. Ce qui venait � l'appui de cette hypoth�se, c'est que des
mauvaises langues pr�tendaient avoir vu le p�re Luc tituber, comme No�
dans ses plus belles vignes. D'autres avaient ou�-dire, qu'il ne se
g�nait pas de jurer comme un payen. Mais ces comm�rages n'avaient plus
leur raison d'�tre. Celui que nous avions quitt� �pervier, plus tard
nous devions le retrouver colombe: et le p�re Luc d�pouill� du vieil
homme, et fier d'avoir mis en liesse tous les justes du paradis, a
continu� depuis � �tre l'exemple de l'�le.

La premi�re fois que nous le rencontr�mes chez M. Pope, il vint nous
donner sans fa�on une vigoureuse poign�e de main, et causer des
derni�res nouvelles.

Comme d'habitude, elles ne roulaient que sur des histoires de naufrage:

--Tenez, messieurs, nous disait-il, en nous indiquant du doigt une
pointe sombre qui se perdait sous l'horizon: voyez-vous, l�-bas, cette
langue de terre qui touche � la rivi�re Observation? Un brick est venu
y faire c�te, en d�cembre dernier. Il neigeait � ne pas voir le bout de
son nez: l'�quipage �tait � demi gel�; et ce ne fut qu'apr�s des efforts
inou�s qu'il parvint � descendre � la mer une de ses chaloupes. A peine
cette embarcation e�t-elle franchi trois encablures qu'elle se prit
� talonner. Fous de peur, se croyant sur les brisants, ses matelots
remirent le cap sur leur brick naufrag�, et vinrent se faire �craser
par la mer, le long des flancs du navire. Sept matelots et le capitaine
p�rirent ainsi; pendant que le second, accompagn� d'un de ses hommes,
furent rejet�s � la mer par le contre-coup. Ils nag�rent ferme: mais la
vague les porta malgr� leurs efforts, vers le r�cif o� la baleini�re
avait touch�. De rechef ils se croient perdus, lorsqu'une lame en se
retirant ne leur laisse de l'eau qu'� la ceinture: puis venant les
reprendre, elles les lance sans connaissance sur ces cayes qui les
avaient tant effray�s un quart d'heure auparavant, et qui n'�taient
autre chose que le rivage! D�s le petit jour, en se rendant � la
rivi�re, le second tr�bucha sur le corps mutil� de son capitaine: il
�tait venu atterrir pendant la nuit.

Quant aux autres, je les retrouvai tous le lendemain; et parmi eux un
n�gre qui s'�tait noy� la t�te en bas, le pied droit pris entre un
cha�non de l'ancre et l'�cubier.

Tout en causant ainsi, le p�re Luc nous avait entra�n�s du c�t� du petit
cimeti�re, situ� pr�s de la tour. Un enclos en bois peint y renferme
le tombeau destin� aux Pope, et qu'occupent d�j� deux membres de cette
honorable famille.

Un peu plus loin, sont entass�s p�le-m�le, sous des monticules de tourbe
couverts de ronces, les corps des vingt et un naufrag�s, faisant partie
de l'�quipage du "_George Channing_," navire anglais qui vint � la c�te
en 1830. Neuf de ces malheureux sont couch�s dans une m�me fosse. Une
�pitaphe se dresse sur ce morne charnier. Elle consiste en une planche,
sur laquelle une main amie a grav� avec la pointe d'un couteau ces
lignes, que je reproduis textuellement:

                To
            the memory
                of

  DAVID CORMACK     GEORGE MILLER

   who departed this life on the

   22 December       23 December
     aged 25           aged 51

having been shipwrecked in the OTTAWA, London
          2nd December 1835.

Erected by the remaining survivors of the crew.

Jamais de ma vie je n'ai vu quelque chose de plus triste et de plus
navrant que ces tombes d'inconnus qui demeurent l� sans pri�res; et
pour oublier ces tristesses, nous pr�mes le parti de nous rendre � la
gracieuse invitation de madame Pope. Chez elle une charmante surprise
nous attendait. Sur une table, au milieu du salon de la tour, �taient
�parpill�s une foule de croquis, d'�tudes et de dessins sign�s par
mademoiselle Gr�ce Pope. Ces �bauches indiquaient non-seulement les plus
heureuses dispositions pour la peinture, mais elles prouvaient que cette
enfant de treize ans avait un talent remarquable pour l'art statuaire.
On nous fit voir un mod�le en argile d'une matrone romaine agenouill�e,
qui certes, par l'�l�gance de la draperie, la puret� des lignes et la
finesse du travail, n'aurait pas fait honte aux d�buts de certains
artistes � la mode. Les uns admiraient j'�tais du nombre. D'autres
hasardaient de timides conseils. Pendant ce temps-l�, madame Pope
faisait � ses h�tes une distribution de zoophytes, de coquilles, et
ce ne fut que lorsque nous e�mes repris la haute mer, que nous p�mes
compter nos tr�sors, et bien nous rappeler les attentions d�licates de
cette hospitalit�.

Notre d�part avait �t� pr�cipit�. Du haut du phare, le capitaine avait
vu un banc de brume se former � l'horizon, et � peine avions-nous couru
une bord�e au large, qu'il fallut cap�er. D�j� le brouillard nous
enveloppait, pour ne plus nous quitter qu'apr�s quatre-vingt-sept
heures.

Rien de triste comme cette nuit en plein jour qui parfois, ne permet pas
� un matelot de distinguer son voisin sur le pont. Autour de lui, tout
est nuageux, opaque. La mer est l�, qui confond ses teintes gris�tres
avec le ciel fumeux: et sans le monotone clapotis de la vague qui
se brise sur le flanc du navire, l'homme � la roue croirait que son
capitaine le fait voguer vers le n�ant.

Au milieu de ce chaos, nous devions nous orienter et veiller au plus
pr�s: on se trouvait sur la route la plus fr�quent�e par les navires.
La brise fra�chissant vers la tomb�e de la nuit, les vigies furent
doubl�es. Une houle grosse et longue nous balan�ait au milieu du rideau
de cr�pe qui ne cessait de nous couvrir; et toujours fac�tieux, Ag�nor
Gravel, qui se souciait fort peu des collisions, profita de l'occasion
pour donner du courage � un passager, en lui assurant qu'avec un vapeur
en fer, de la force du _Napol�on III_ on �tait certain de couler
n'importe quel voilier qui viendrait se mettre par notre travers.

Pendant quatre-vingts heures nous e�mes sur les yeux l'imp�n�trable
tissu du brouillard. Quelquefois le soleil per�ait en curieux ce d�me
de brume, dont nous �tions le centre. L'azur du ciel nous apparaissait
alors dans toute sa splendeur sereine, mais ce n'�tait que pour nous
renouveler le supplice de Tantale. Tout aussit�t, la vo�te sombre se
refermait sur notre grand m�t. D'abord, ce n'�taient que de l�gers
flocons de fum�e qui tachetaient rapidement le fond de saphir. Puis des
teintes laiteuses, se group�rent petit � petit autour du disque solaire.
D'�blouissante, la lumi�re devint p�le peu � peu: elle passa au jaune
blafard, au roux; puis elle alla s'amoindrissant, jusqu'� ce que le
brouillard plus dense et plus ent�t� que jamais, e�t ramen� la tristesse
sur nos fronts, en �touffant le soleil dans sa chape de plomb.

Je ne le cache pas, ce fut avec un sentiment d'ind�finissable plaisir
que nous d�barqu�mes � la pointe sud. Plong�s dans cette demi-obscurit�,
ne respirant que moiteur et humidit�, la vie du bord �tait devenue pour
nous d'une monotonie d�sesp�rante. Invariablement, la conversation
roulait sur le vent qu'il faisait, et sur celui qui soufflerait le
lendemain. L'oeil se fatiguait � interroger l'horizon qui restait
muet. Les uns avaient un faible pour le barom�tre, et le consultaient
constamment. D'autres n'avaient foi que dans les sondages, et se
dressaient � chaque instant, comme des points d'interrogation, devant
l'officier charg� de cette d�licate op�ration. Le soir, chacun
s'endormait du sommeil du juste, en faisant des r�ves, dont les moins
farouches leur montrait le _Napol�on III_ passant � toute vapeur sur le
corps des navires, assez imprudents pour se trouver sur son passage.

D�s le petit jour, une seule interrogation partait de tous les coins du
carr�:

--Rapha�l, quel temps ce matin?

--De la brume, messieurs, encore de la brume, toujours de la brume!
r�pondait le ma�tre d'h�tel, tout en veillant � ce que la table f�t
pr�par�e pour le d�je�ner.

Et les heures, succ�daient ainsi aux heures, sans que le jour p�t voir
le jour.

Nouveau Lazare, le soleil enfin quitta son linceul! Il �tait l�, se
mirant dans la mer; et nos yeux purent se reposer sur autre chose que
sur l'insaisissable. Ils avaient devant eux le phare de la pointe sud,
tour blanche, hexagone, qui atteint soixante-quinze pieds de hauteur, et
dont la lumi�re blanche plac�e � cinquante-quatre pieds du sol donne
un �clat toutes les vingt secondes. Pr�s de l�, se trouvaient group�es
quelques maisonnettes, dont l'une, trop petite et mal construite, est
destin�e au gardien, et l'autre renferme un engin � vapeur qui, pendant
les temp�tes de neige ou par les temps obscurs et brumeux, fait r�sonner
un sifflet dix secondes par minutes.

La garde du phare de la pointe sud est confi�e par le minist�re de la
marine � un homme aussi instruit qu'�nergique, M. David T�tu. Grand, les
�paules l�g�rement vo�t�es, l'oeil doux et serein, poss�dant un poignet
de fer et une sant� � toute �preuve, notre ami nous repr�sentait
� merveille le type du canadien-fran�ais de jadis; et cet esprit
chevaleresque et aventureux qui, n'ob�issant qu'� son impulsion, et
ne se laissant guider que par son flair et par ses connaissances,
parcourait en tous sens le continent am�ricain, y faisant des
d�couvertes merveilleuses, et ne revenait au pays, que pour l�guer �
d'antres son amour du voyage, de la libert� et de l'inconnu. Ce fut dans
une de ses longues promenades sur la c�te du Labrador que David T�tu
d�couvrit ces fameux gisements de sable qui, bien exploit�s, donneraient
les plus beaux minerais magn�tiques du monde. Ce fut aussi gr�ce � son
courage, que les maraudeurs de Saint-Alban purent �chapper aux limiers
qui les traquaient comme des fauves. Rendez-vous avait �t� pris au
milieu de la nuit sur le pont de glace, en face de Qu�bec. L�, un homme
se faisait reconna�tre de T�tu, au moyen d'un signe accept�, et ils
devaient alors se remettre aveugl�ment � sa discr�tion. Malheureusement,
les conf�d�r�s s'�gar�rent sur le fleuve. Ce ne fut qu'au point du jour,
qu'ils purent rejoindre leur guide pr�s de la pointe de l'�le d'Orl�ans,
Sons sa conduite, ils descendirent en voiture le long de la c�te nord
jusqu'au Saguenay; puis � pied jusqu'� Mois�e, ou, au printemps, ils
s'embarqu�rent sur une go�lette que T�tu commanda pour l'occasion.
Cet excellent marin, profitant alors d'une temp�te qui rendait la mer
intenable, put courir d�poser ses passagers � bord d'un croiseur qui les
attendait dans le golfe.

L'esprit d'aventure, le go�t de la solitude faisaient de notre ami,
un homme on ne peut plus apte � remplir les fonctions de gardien
de lumi�re. Les longs quarts de nuit qu'il lui fallait faire, lui
permettaient de se livrer � ses �tudes favorites sur l'histoire
naturelle. Il aimait son phare comme un chasseur d'Afrique aime son
cheval arabe. Une partie de la journ�e se passait �, l'astiquer et � le
mettre en ordre; puis, quand la besogne �tait termin�e, quand l'hiver
�tait venu et que sa lumi�re avait �t� �teinte--le vingt d�cembre--alors
commen�ait la saison des chasses et des explorations. Vite, on,
chaussait les raquettes. Les fusils �taient d�mont�s et nettoy�s, les
pi�ges �prouv�s, et bient�t, le jarret solide et alerte, envelopp� dans
une chaude vareuse, on voyait T�tu, la carabine sur l'�paule, portant
avec lui des provisions pour plusieurs jours, prendre la lisi�re du bois
ou le long de la gr�ve, et aller d�clarer une guerre sans merci aux
loutres, aux ours et aux renards gris, rouges, noirs, et argent�s.
Rarement ce nouvel Oeil-de-Faucon revenait bredouille; et plus sa chasse
ou sa p�che avait �t� abondante, plus ses voisins et ses amis, les
pauvres, s'en ressentaient. Alors fourrures pr�cieuses, morceaux de
venaison, grosses pi�ces, truites monstrueuses, tout passait entre les
mains de cet homme, qui se souciait fort peu, en ce temps-l�, de savoir
ce que sa gauche ou sa droite faisaient.

Le soir au coin du feu, maints trappeurs racontent encore les histoires
merveilleuses de ce p�cheur habile et de ce chasseur adroit; mais nulle
� mon avis ne vaut celle de l'ours tu� au vol.

T�tu avait ou�-dire qu'une baleine morte �tait venue atterrir �
quelques lieues de son habitation. En homme qui sait profiter du vieux
dicton--aide-toi, le ciel t'aidera--il part, accompagn� de Crispin, son
domestique, bien d�cid�s tous deux � tirer du c�tac� toute l'huile
qu'il pourrait rendre. La nuit tombait lorsqu'ils arriv�rent au lieu de
l'�chouage; et comme avant de camper, T�tu tenait � �tre renseign� sur
la valeur de l'�pave, les chasseurs se dirig�rent du c�t� de la baleine.
Ils avaient �t� devanc�s par des r�deurs de gr�ve encore plus alertes
qu'eux: et deux ours noirs s'en donnaient � coeur joie, le museau plong�
dans les flancs du monstre, mangeant comme deux clercs �chapp�s
de car�me, et ne s'interrompant de fois � autre que pour respirer
longuement, et pour l�cher leurs babines toutes ruisselantes de lard.

Le domestique de T�tu �tait devenu pratique au contact de ce ma�tre.

--M. David, lui dit-il doucement, en glissant une balle dans son fusil,
permettez-moi de tirer le plus gros? J'ai besoin d'une robe de carriole,
lorsque je retournerai chez moi, � l'automne. Et ma foi! plus d'un
faraud m'enviera cette peau d'ours, lorsque le dimanche, mon cheval
m'attendra � la porte de l'�glise de Berthier.

Sa vie de trappeur, autant qu'une certaine fable de Lafontaine, avaient
mis T�tu au courant des habitudes rus�es de ma�tre _Ursus_. Aussi,
fit-il signe � son compagnon de ne pas trop se presser de tirer. L'ours,
dont la fourrure soyeuse devait orner l'arri�re d'une des carrioles de
Berthier, se pr�sentait mal; et puisque Crispin tenait absolument �
celui-l�, il fallait attendre le moment favorable, pour le prendre �
l'oeil ou au coeur.

Mais la chanson de Nadaud aura toujours raison:

  L'ambition perd les hommes.

Crispin, rendu nerveux par l'app�t du butin, venait d'�pauler. V'lan! le
coup part. La balle ricoche sur le museau de l'ours, et va, comme Jonas
se perdre dans le ventre de la baleine. Le second ours, plus gourmet et
sans doute de meilleure famille que son camarade, avait r�ussi, pendant
le colloque des chasseurs, � se hisser sur le dos du c�tac�. C'�tait
sa mani�re � lui de mettre la main au plat. La d�tonation du fusil le
surprit l�; et tout effray�, perdant la t�te comme Balthazar au milieu
de son festin, mais ayant moins de d�corum que ce roi, il s'�lan�a dans
l'espace, o� la balle de T�tu vint le rejoindre. Celle-ci l'envoya
rouler roide mort sur le dos de son compagnon qui, hurlant de douleur,
le museau hach� par la balle de Crispin, et surpris par cette avalanche
d'un nouveau genre, prit le bois au galop, laissant le propri�taire de
la petite carriole de Berthier r�fl�chir � la philosophie de ces deux
vers, que T�tu prenait le malin plaisir de lui r�p�ter, en rechargeant
sa carabine:

  .....................il ne faut jamais
  Vendre la peau de l'ours qu'on ne l'ait mis par terre.

David T�tu avait re�u de la nature certains talents de soci�t� qui, sur
l'�le d'Anticosti, ne sont pas � d�daigner. Tour � tour cordonnier,
m�canicien, inventeur, zoologiste, g�ologue, lettr�, homme du monde,
cordon bleu et trappeur, il avait su donner � la maison qu'il habitait
le cachet de ses occupations multiples. Aux murs �taient accroch�s des
canardi�res, des pistolets, une carabine, un fusil de rempart et des
perches de ligne. Dans un coin, on voyait un coffre de pharmacie sauv�
du naufrage du _Shandon_. Tout se coudoyait dans sa petite biblioth�que,
depuis le _Cornhill Magazine_, l'_almanach de Raspail_, jusqu'�
l'_Imitation de J�sus-Christ_ et un trait� d'entomologie. Une
courte-pointe en fourrure couvrait un lit de sangle, aupr�s duquel
se dressait une table de nuit surcharg�e de bo�tes de fossiles et de
paperasses, o� le ma�tre, au moment o� nous entrions, venait d'ins�rer
ses derni�res observations m�t�orologiques, et sur lesquelles il avait
n�gligemment jet�, en guise de presse-papier, une �norme d�fense de
morse.

Inutile de peindre la joie de T�tu en nous apercevant. Quoique beaucoup
plus �g� que moi, il avait �t� mon compagnon d'enfance, et bien qu'un
mois de causeries n'e�t pas suffi pour nous dire tout ce que nous avions
vu et appris depuis une s�paration de douze ans, il fallait subir
les exigences de la consigne, et le laisser libre de son temps. Nous
n'avions que cinq heures devant nous pour ravitailler ce phare. Mais
avant d'aller sur la gr�ve prendre livraison de ce que lui exp�diait le
minist�re de la marine, T�tu donna des ordres pour faire pr�parer en
notre honneur, une chasse aux homards.

Cette chasse se fait au moyen de chiens de Terreneuve qui plongent et
vont � mar�e basse, chercher ces d�licieux crustac�s dans ces herbes
marines que Denys appelait des plantins, et que les p�cheurs du golfe
ont baptis�es du nom de prairies � homards. Enfonc�s dans d'�normes
bottes sauvages, que l'on avait eu la complaisance de nous pr�ter, et
arm�s chacun d'un panier et d'un b�ton, au bout duquel �tait fix� un
crochet de fer, nous cheminions dans l'eau et suivions de point en point
les instructions de notre guide. Il fallait marcher � pas compt�s et
avoir l'oeil vif, pour distinguer dans cette herbe verte qui suivait les
ondulations de la mer, la carapace noire ou les longues serres de ceux
que nous cherchions. En voyions-nous un: vite nous plongions notre engin
de p�che pour t�cher de l'attraper. Mais prompt comme l'�clair, le
crustac� nous avait d�pass�s d'un coup de queue, et la chasse �tait �
recommencer, aux grands �clats de rire de notre guide. Celui-ci, plus
expert, n'avait qu'� glisser hypocritement son croc sous le ventre de
la pauvre b�te, � la chatouiller quelques secondes, puis � l'envoyer
rejoindre brusquement la douzaine et demie de camarades qui, tout
abasourdis par leur changement de garnison, se livraient � la plus
excentrique des manoeuvres pour sortir de leur prison d'osier. Quant aux
terre neuves, ils n'y mettaient pas tant de fa�ons. D�s qu'ils avaient
flair� un de ces malheureux homards, ils le happaient hardiment et
allaient le d�poser sur la gr�ve.

En mer, cinq heures peuvent apporter bien des changements. Le temps, qui
s'�tait mis au beau, fut de nouveau g�t� par l'impitoyable brume. A tire
d'aile, elle accourait du large. La houle s'�tait refaite; elle devenait
creuse, et bien qu'elle n'offr�t aucun danger, comme la baleini�re
remorquait une longue �chelle, et que le vent soufflait dans une
direction oppos�e � la mar�e, nous arriv�mes couverts d'embruns au
_Napol�on III_.

En accostant, les hommes se d�fendirent mal. Nous faill�mes emplir; et
la vague poussa l'impudence jusqu'� s'approprier la casquette d'Ag�nor
Gravel, qui s'en vengea, en parodiant le fameux vers de Racine:

  Le flot qui l'emporta recule �pouvant�.

L'alexandrin de Th�ram�ne fut la seule oraison fun�bre que re�ut cette
vieille amie de vingt ans.

En voyant venir le brouillard, T�tu craignit que nous eussions quelques
difficult�s � retrouver la route du steamer; et, prenant sa boussole, il
avait tenu � nous faire la conduite. Fermement assis sur le banc d'un
esquif long de dix pieds, qu'il gouvernait comme une plume au moyen de
deux l�gers avirons, il vint ainsi jusqu'au _Napol�on III_. Nous sachant
alors en s�ret�, il revira de bord, salua de la main; et ramant vers
terre, la derni�re fois que nous le v�mes, comme l'oiseau pr�curseur des
temp�tes, il se laissait bercer ainsi qu'un p�trel sur le dos des vagues
�normes.

Trente milles s�parent � peine la pointe sud de la Pointe-aux-Bruy�res.
Avec une bonne brise pour un voilier, et du temps calme pour un
vapeur, cette distance n'est qu'une promenade d'agr�ment; mais avec le
brouillard tout doit compter en mer. Il fallut donc remettre � la cape,
et nous m�mes trente-six heures � franchir douze lieues. De temps �
antre, le son d'une conque ou d'un porte-voix nous arrivait � travers la
brume, qui s'�tendait plus grise et plus �paisse que jamais. C'�tait un
gros navire qui arrivait sur nous. Comme un fant�me, il passait sous
notre �trave, ou coupait notre sillage, puis une seconde apr�s, sombrait
dans le brouillard, o� nous disparaissions � notre tour. Appuy�s sur les
bastingages, les matelots oisifs fumaient leurs pipes et se laissaient
bercer par la mer, d'un air ahuri; pendant que Jim, vieille gaffe
rouill�e par de nombreuses campagnes faites � bord des marines anglaise
et chilienne, leur disait d'un ton goguenard, en d�signant Ag�nor
Gravel, qui, se croyant prot�g� par la densit� de la brume, se livrait �
de douloureuses �tudes sur le mal de mer:

--_Well tars! I think that a man who travels at sea for his pleasure,
might as well go to purgatory for his past time._

Ce ne fut qu'en sondant, et qu'en prenant mille pr�cautions, que nous
arriv�mes ainsi par le travers de la Pointe-aux-Bruy�res. Bient�t, �
la faveur d'une �claircie nous p�mes apercevoir le phare. Il a �t�
construit en 1855, et a la forme d'une tour blanche, circulaire, haute
de cent-dix pieds. D'apr�s le livre bleu de la marine, ce phare est
toujours ouvert au sud de la pointe au Cormoran, et est visible entre
les points sud-ouest-quart-nord et est. Il est b�ti sur une pointe tr�s
basse qui vue d'une certaine distance en mer, s'efface compl�tement
pour ne laisser apercevoir que la tour. Celle-ci, par un curieux effet
d'optique, ressemble alors � une voile sur l'horizon.

Notre aimable camarade de route, M. Gagnier, devait nous quitter ici.
Avant de nous dire adieu, il voulut nous faire les honneurs de son
domaine, qui ressemble plut�t � une ferme mod�le qu'� l'emplacement d'un
phare. Nous saut�mes donc ensemble dans la baleini�re; et bient�t nos
vigoureux rameurs nous d�barqu�rent sur l'�troite lisi�re de gr�ve qui
s�pare la mer d'un petit lac d'eau douce. Le voyageur, en parcourant
cette partie de l'Anticosti, rencontre assez fr�quemment ces lagunes,
peupl�es d'anguilles. Elles sont creus�es dans une vaste tourbi�re qui,
d'apr�s M. James Richardson, s'�tend le long des terres basses de la
c�te sud de l'�le, depuis la Pointe-aux-Bruy�res jusqu'� huit ou neuf
milles de la pointe sud-ouest. Cette plaine continue de tourbe a plus de
quatre-vingts milles d'�tendue. Sa largeur moyenne est de deux milles;
elle pr�sente une superficie de plus de cent-soixante milles carr�s, et
les sondages lui ont donn�, une �paisseur de trois � dix pieds. En y
pratiquant des canaux, on pourrait ais�ment l'ass�cher et la rendre
propre � l'exploitation. C'est, autant que je sache, ajoute M.
Richardson, la plus vaste tourbi�re du Canada. On y a trac� une route
qui conduit au phare. Elle n'est pas tr�s longue, un mille tout au plus,
mais ce jour-l�, elle nous parut interminable. Nous �tions accompagn�s
par un �norme terreneuve qui nous montrait des dents � rendre jaloux
n'importe qui, par leur blancheur, et � faire trembler n'importe quel
mollet, par leur longueur. Ce terrible �chantillon de la race canine
�tait appuy� par un petit taureau noir, � l'encolure puissante. L'oeil
en feu, les naseaux fr�missants de col�re, ce dernier faisait de droite
et de gauche des charges � fond de train sur les envahisseurs de son
�le. Heureusement que Gagnier �tait tr�s bien avec le terre-neuve.
Pendant qu'il le cajolait et l'amadouait de son mieux, nous nous
d�barrassions de notre second assaillant, en faisant pleuvoir un d�luge
de pierres et de bois flott� sur cet animal farouche et d�g�n�r�, dont
les paisibles anc�tres s'�taient jadis illustr�s au service des rois
fain�ants.

Une r�ception cordiale nous attendait � la tour, et un excellent d�ner
y avait �t� servi par les soins de madame Gagnier. Pendant que nous lui
faisions honneur, les questions et les r�ponses pleuvaient des quatre
coins de la table. L'un, apprenait avec surprise la mort du fondateur de
la conf�d�ration canadienne, de Sir George Cartier; l'autre, interpell�
sur les affaires de France, annon�ait la pr�sidence du mar�chal de
MacMahon. Chacun vidait le dessus de son panier en �change des nouvelles
locales, et ce fut ainsi que nous appr�mes la fin terrible d'un des
enfants de la famille Bradley. En jouant, il s'�tait perdu dans les
bois. De longues et de fr�quentes battues furent organis�es. Tout fut
inutile: et les parents s'�taient d�j� r�sign�s, lorsqu'ils virent leur
pauvre coeur soumis � une nouvelle �preuve. Quelques mois plus tard, un
second enfant partit dans une embarcation, conduite par un domestique.
Ils se rendaient � trois milles de l�; mais un coup de vent du nord les
surprit en vue de la c�te, et ils furent entra�n�s vers la haute mer.
Ont-ils �t� recueillis par un navire qui passait? Le golfe leur a-t-il
donn� une de ses vagues pour linceul? Nul n'a pu p�n�trer encore un
secret que l'ab�me semble vouloir si bien garder.

Notre amphitryon �tait l'ami intime de David T�tu, et que de fois, ils
avaient franchi � pied ou en berge les trente milles qui les s�paraient
l'un de l'autre, et ce, pour avoir le plaisir de causer et de fumer une
pipe ensemble! Comme tous les ins�parables, leurs caract�res faisaient
antith�se. Ils ne s'accordaient que sur deux choses, la p�che et la
chasse. Autant T�tu adorait sa libert� et ses franches coud�es, autant
Gagnier aimait le confort, la vie domestique. Sur cette �le d�serte,
livr� aux seules ressources de son bon sens et de sa modeste
biblioth�que, il avait r�ussi � former et � �lever la plus charmante
famille du monde. Il est vrai qu'une femme pieuse et d�vou�e l'avait
aid� � mener � bonne fin cette t�che sublime, et que le Dieu qui aime
tant les petits enfants avait b�ni leurs efforts chr�tiens.

L'int�rieur du phare de la Pointe-aux Bruy�res ressemble plut�t � celui
d'une de nos riches chaumi�res canadiennes-fran�aises, qu'� un poste
jet� au milieu de la solitude pour guider ou secourir les naufrag�s. En
homme prudent, Gagnier a su tirer parti de tout: pas un coin o� l'oeil
ne rencontr�t une armoire. Un po�le toujours ronflant, des couvre-plats
bien �tam�s, une longue file d'assiettes, de bols et de soucoupes rang�s
dans des buffets � jour, donnent � la cuisine un perp�tuel air de f�te.
Le salon est joli, bien dispos� et trouverait gr�ce devant le plus
difficile. Des chambres � coucher sort ce parfum de linge net et blanc,
qui fait l'orgueil des m�nag�res de notre pays, et depuis la lanterne
jusqu'au rez-de-chauss�e du phare, tout respire le calme, l'ordre et la
propret�.

H�las! cette tranquillit� ne pouvait toujours durer. Bient�t
l'impitoyable mort vint faire jaillir les larmes au milieu de cette
douce joie.

En 1874 un brigantin, l'Alexina, faisait naufrage pr�s de la
Pointe-aux-Bruy�res. Tout le monde put quitter l'�pave et gagner terre
sain et sauf: mais � la suite du froid et de la mis�re, un matelot de
l'Islet, du nom de Deroy, fut atteint d'une fi�vre c�r�brale.
Depuis quelque temps d�j� le jeune Thomas Gagnier--il avait treize
ans--souffrait de la consomption. On le voyait d�p�rir promptement sous
ce rude climat; mais en apprenant la terrible position de Deroy, le p�re
du poitrinaire oublia les fatigues que pourrait occasionner � sa
famille un nouveau malade, et donna des ordres pour que le matelot f�t
transport� � la tour. Tous les soins furent prodigu�s � ce jeune homme
de vingt-trois ans: mais sans r�sultat. Deroy mourut, emport� au milieu
d'une attaque de d�lire, et celui qui ne l'avait pas abandonn� un seul
instant, son fid�le camarade Ad�lard Couillard-Despr�s--troisi�me
lieutenant � bord du _Napol�on III_--fut oblig� de prendre le
cadavre dans ses bras, de le descendre sans bruit, � onze heures du
soir--crainte d'attirer l'attention du jeune Gagnier qui se mourait--et
d'aller le d�poser dans un hangar, o� il passa le reste de la nuit �
l'ensevelir, � lui faire un cercueil, et � ouvrir � grand'peine une
fosse dans la terre gel�e. Ceci se passait au commencement d'avril. Le
sept du m�me mois, l'enfant du gardien de la Pointe-aux-Bruy�res rendait
� son tour le dernier soupir. Despr�s et les autres naufrag�s venaient
de trouver l'occasion de regagner la c�te sud: et le malheureux p�re,
laiss� � sa propre initiative, fut forc� de faire l'ensevelissement, la
tombe et la fosse: de porter lui-m�me son enfant jusqu'au petit enclos
qui sert de cimeti�re, et de l'y enterrer au milieu de sa famille au
d�sespoir qui sanglotait un _de profundis_.

--Je me sentis alors tellement fou de douleur, me disait le brave
Gagnier, avec des larmes dans les yeux, que j'oubliai les vivants pour
ce cher petit mort. A force de penser � cette catastrophe, je faillis un
jour prendre mes jambes � mon cou et me sauver dans les bois.

Ce ne fut qu'en 1875, que j'eus l'occasion de visiter le d�p�t de
naufrag�s, o� les gens de _l'Alexina_ avaient pass� l'hiver. Le
lieutenant Couillard-Despr�s nous conduisit � cet abri, qu'un
gouvernement pr�voyant a �rig� l�, pour les malheureux jet�s � la c�te.
Cet officier en faisait les honneurs avec d'autant plus de plaisir, que
lui-m�me y avait �t� sauv� d'une mort certaine. L'habitation se compose
d'un seul appartement et d'un grenier. Une double rang�e de couchettes
en bois, superpos�es les unes sur les autres, fait le tour de cette
unique chambre, et les h�tes que le hasard loge � pareille enseigne,
n'ont pour matelas que de la paille qui parfois n'est point
tr�s-fra�che. Un grand po�le en fonte occupe le milieu de ce r�duit: et
seule sa lueur l'�claire � la veill�e, car le minist�re de la marine ne
fournit pas le luminaire.

La provision r�glementaire d'un d�p�t de naufrag�s consiste en quinze
quarts de farine, sept quarts de pois, du sucre, du th�, et sept barils
de lard[20].

[Note 20: En 1874, on a ajout� � ces provisions, deux bo�tes de
viandes en conserve, et douze couvertes.]

Tant pis pour ceux qui arrivent les derniers � cette h�tellerie de la
mer. D'autres y �taient pass�s auparavant: et la ration quotidienne
donn�e � l'�quipage de _l'Alexina_ ne se composa que d'une petite mesure
de pois, d'une livre et demie de farine, et de trois-quarts de livre de
lard. Despr�s fut acclam� cuisinier en chef de cette bande d'affam�s; et
comme la batterie mise � sa disposition ne se composait que d'un po�lon,
ainsi que d'un plat de fer-blanc, et que les couteaux �taient surtout
remarquables par leur absence, il eut un trait de g�nie, en se promenant
un jour sur la gr�ve. Remarquant une large coquille, il la ramassa et
y adapta une pince en bois. Ses camarades en firent autant; et on peut
s'imaginer tous les services que cette cuill�re improvis�e rendit
alternativement, � la pur�e aux pois et aux vareuses des naufrag�s
de l'_Alexina_. Le frugal menu d�taill� plus haut ne rappelle pas
pr�cis�ment celui des _Fr�res Proven�aux_: et que de fois les gardiens
du phare, se laissant attendrir par la vue des maladies et des
privations qui fondent sur ces d�laiss�s, ne leur fournissent-ils pas
des provisions prises sur leur propre r�serve.

Le minist�re de la marine s'est montr� d'une grande sollicitude pour
tout ce qui touche � l'habillement des naufrag�s. Le ma�tre du phare
distribue � chaque homme, d�s son arriv�e, un excellent gilet de laine
bleue, un pantalon en serge, une paire de cale�ons, deux vestons de
flanelle, des bas, des bottes, des mocassins, des raquettes, un bonnet
de fourrure, des mitaines et une chaude vareuse. Pour peu qu'un homme
ait de l'�nergie, et ne se laisse pas abattre par l'oisivet� et par
l'isolement, il peut ainsi passer un hiver assez confortable: et la
chasse, la p�che et la coupe du bois de corde le tiennent toujours en
haleine emp�chant ses muscles de s'engourdir.

La vue de cette chambre d�sol�e, o� un interminable hiver s'�tait pass�,
avait rappel� au lieutenant Despr�s ce qu'il y avait souffert. Devant
ses yeux repassait le naufrage de l'_Alexina_, l'atterrage miraculeux
de son unique embarcation, la maladie de Deroy, sa triste agonie, et la
nuit terrible de l'ensevelissement. Tout en songeant � ces choses, ses
pas distraits l'avaient men� jusqu'� l'endroit o� dormait son camarade
de danger: et j'aidai Despr�s � planter une croix sur ce tertre
solitaire, pour indiquer au passant qu'un chr�tien s'�tait endormi l�,
sur les bords de la mer, en attendant paisiblement l'heure solennelle de
la r�surrection.

Mais ces r�miniscences d'une troisi�me croisi�re, que je dois, pour ne
pas me r�p�ter, m�ler sans cesse � ceux de mon premier voyage, me font
oublier qu'il nous faut retourner � bord. Gagnier et son excellente
famille ont re�u nos adieux. Les avirons frappent le flot en cadence;
et pendant que nous tournons le dos � cette terre inhospitali�re de
l'Anticosti qui, pour nous a menti si gracieusement � sa r�putation, je
songe � ce que l'avenir peut r�server � cette �le qui a une longueur de
cent vingt-deux milles, une largeur de trente, et une circonf�rence de
deux cent soixante-dix. Priv�e de ports et entour�e d'une redoutable
ceinture de r�cifs, j'ai bien peur que tous les efforts faits pour la
coloniser ou la d�fricher restent infructueux.

Depuis l'instant o� elle fut d�couverte et baptis�e par Jacques-Cartier
du nom de l'Assomption, l'Anticosti n'a gu�re chang� d'aspect. C'est
toujours cette terre que Champlain trouvait "blanch�tre comme les
falaises de la c�te de Dieppe," et que le routier de Jean Alphonse de
Saintonge nous pr�sente dans son langage po�tique, comme �tant "assise
sur des rochers blancs et d'alb�tre, couverte d'arbres jusques au bord
de la mer." Seulement, ces repr�sentants du r�gne v�g�tal sont en
certains endroits tellement rabougris et tellement enchev�tr�s les
uns dans les autres, qu'on peut marcher des arpents sur leurs c�mes
m�tamorphos�es en ressorts �lastiques.

Quelques-uns ont pr�tendu que l'�le renfermait des richesses min�rales.
Je ne crois pas qu'il se soit fait quelques travaux en ce sens, depuis
le jour o� Charlevoix livra � la post�rit� la d�sopilante histoire de la
premi�re tentative.

--"Il courut un bruit il y a quelques ann�es, assure cet �crivain, qu'on
avait d�couvert � Anticosti une mine d'argent, et faute de mineurs
on fit partir de Qu�bec, o� j'�tais alors, un orf�vre pour en faire
l'�preuve; mais il n'alla pas bien loin. Il s'aper�ut bient�t au
discours de celui qui avait donn� l'avis, que la mine n'existait que
dans le cerveau bless� de cet homme, lequel lui recommandait sans cesse
d'avoir confiance en Dieu. Il jugea que si la confiance en Dieu pouvait
par miracle faire trouver une mine, il n'�tait pas n�cessaire d'aller
jusqu'� l'Anticosti, et il revint sur ses pas."

Pendant l'�t�, l'�le d'Anticosti est parcourue par des bandes nomades de
p�cheurs qui exploitent le saumon, la morue, le maquereau, le homard et
le hareng. Au printemps, les chasseurs de loups-marins arrivent � leur
tour; et avec ces poissons et cet amphibie, la chaux, la tourbe, la
pierre de taille et les collections de fossiles, demeurent, � tout
prendre, les seules et v�ritables richesses de l'�le.

L'hiver, la population s�dentaire ne d�passe gu�re soixante-quinze
personnes. Pareil nombre compte peu aux yeux de la statistique; mais
n'oublions pas que l'�le d'Anticosti r�serve pour le jour du jugement
dernier la terrible quote-part qu'elle doit au recensement des humains.
Alors, de ses rives d�sertes se l�veront officiers, soldats et matelots,
portion consid�rable de l'immense foule des fils de ces pauvres gens,
qui

  Sont morts en attendant tous les jours sur la gr�ve
  Ceux qui ne sont pas revenus.



V.

L'ARCHIPEL DE LA MADELEINE

Pour ravitailler le Rocher-aux-Oiseaux, il faut que la mer soit
parfaitement calme. Au moindre souffle qui court sur la surface du
golfe, la vague agit comme un b�lier contre la falaise escarp�e de
l'�lot, et r�duit en atome tout ce qui commet l'imprudence de passer �
port�e de son �treinte. Il ne faut donc pas s'�tonner si, dix heures
apr�s son d�part de l'Anticosti, le _Napol�on III_ luttant contre une
petite brise, frisait l'�le Brion, et allait jeter l'ancre dans une des
criques de ce groupe. Il �tait alors cinq heures de l'apr�s-midi. Devant
nous se d�tachaient les flancs rouge�tres de l'�le: ils tranchaient
sur le bleu de la mer; et vu du tillac, le paysage qui nous entourait,
semblait devenir l'avant-plan d'une marine superbe, dont le fond se
serait compos� des �les de la Madeleine et du Rocher-aux-Oiseaux.

Ce fut le 25 juin 1534, que Jacques-Cartier d�couvrit cette partie de
l'archipel de la Madeleine. Il lui donna le nom de Brion, en l'honneur
de l'amiral de France le vicomte de Chabot, seigneur de Brion; mais
comme ici-bas tout se perd, cette �le n'est plus connue par la plupart
de nos marins canadiens-fran�ais que sous le nom de Brillante, pendant
que les cartes anglaises la d�signent sous le nom de Bryon Island, et
que la g�ographie �l�mentaire � l'usage des �l�ves des fr�res de la
doctrine chr�tienne, au Canada, l'appelle po�tiquement l'�le de Byron.
En y d�barquant, Cartier et ses compagnons furent si �merveill�s par sa
prodigieuse fertilit�, que le capitaine malouin crut devoir rappeler
dans le "_Discours de son voyage_" le souvenir de ce qu'il y vit ce
jour-l�.

--"Ces �les sont de meilleure terre que nous eussions oncques vues, en
sorte qu'un champ d'icelle vaut plus que toute la terre Neuve. Nous la
trouv�mes pleine de grands arbres, de prairies, de campagnes pleines
de froment sauvage et de pois qui �taient fleuris aussi �pais et beaux
comme l'on e�t pu voir en Bretagne, et qui semblaient avoir �t� sem�s
par des Laboureurs. L'on y voyait aussi grande quantit� de raisins ayant
la fleur blanche dessus, des fraises, roses incarnates, persil et autres
herbes de bonne et forte odeur".

H�las! depuis le jour o� Cartier mit le pied dans ce lieu enchanteur,
Brion a perdu ses airs de paradis terrestre. Ses grands arbres sont
disparus les uns apr�s les autres. Ses vignes se sont dess�ch�es; et ses
roses incarnates sont mortes, �touff�es sous les �pres baisers de la
bise du Nord. Seule, la terre de l'�le a su conserver sa f�condit�; ses
prairies sont rest�es fameuses dans tout le golfe Saint-Laurent. Elles
fournissent � l'�levage une nourriture saine, qui peut soutenir la
comparaison avec les meilleurs gazons anglais. Aussi le b�tail qu'on y
fait pa�tre est-il superbe, et les moutons de Brion ne d�pareraient pas
l'�tal du plus difficile de nos bouchers canadiens, un jour de foire de
P�ques.

Jadis, Brion jouissait d'une autre c�l�brit�: c'�tait l� que se
r�unissaient ces troupeaux de vaches marines qui faisaient na�vement
consigner la remarque suivante, dans le livre de loch de Cartier:

--"A l'entour de cette �le il y a plusieurs grandes b�tes comme grands
boeufs, qui ont deux dents en la bouche comme l'�l�phant, et vivent m�me
en la mer. Nous en v�mes une qui dormait sur le rivage".

Champlain fait la m�me remarque quelque part; et longtemps apr�s ces
voyageurs, on venait � l'abri des falaises de cette �le, se livrer � la
chasse productive de l'ivoire. Depuis plus d'un si�cle les morses
sont disparus du golfe. Ils ont cherch� un refuge dans les solitudes
arctiques, et � peine d'ann�es en ann�es trouve-t-on sur les rivages du
Labrador ou sur les c�tes de l'Anticosti une d�fense ou un cr�ne de ces
mammif�res marins, entra�n�s l� par les courants ou par les glaces, pour
indiquer au voyageur que le golfe Saint-Laurent a perdu l'une de ses
plus pr�cieuses ressources. Pourchass�s sans tr�ve ni merci, comme
l'�tait autrefois la baleine, comme l'est aujourd'hui la morue, le
fl�tan et le loup marin, les vaches marines ont fini par suivre la
loi commune des animaux qui doivent s'�teindre, dans un avenir assez
rapproch�.

--"C'est ainsi, nous assure M. l'abb� Provancher, que le lion qu'on ne
voit plus qu'en Afrique, se trouvait autrefois en Gr�ce. L'auroch qui
pa�t encore dans les for�ts de la Lithuanie, se rencontrait jadis
en France. Le loup a disparu de la Grande-Bretagne; le cerf � bois
gigantesque a d�sert� l'Europe; le castor n'y est plus qu'extr�mement
rare, de m�me que la tortue, la loutre et le lynx. Le bouquetin ne
se voit plus que dans les Pyr�n�es et les Alpes, et l'ours dans les
montagnes de la Suisse. Enfin, il y a plus d'un si�cle que l'oiseau
appel� le _doute_ a disparu de l'Ile-de-France. La m�me chose se voit en
Am�rique. Le cachalot, la _vache marine_ n'ont pas �t� vus dans le golfe
depuis plus de soixante ans. La morue qui se p�chait autrefois jusqu'�
Kamouraska, se rend � peine � pr�sent � Rimouski[21]. Le cerf du Canada
qu'on chassait jadis sur les bords du Saint-Laurent ne se trouve plus
que dans l'ouest: le castor et l'orignal y sont devenus rares. Le lynx
roux a quitt� l'est du Saint-Laurent, et le dindon sauvage qui �tait si
commun sur les bords du lac Huron, ne s'y rencontre plus que rarement".

[Note 21: Elle ne d�passe gu�re Matane, maintenant.]

Aux judicieuses observations de ce naturaliste, j'ajouterai l'exp�rience
des enseignements de l'histoire. Pendant plus d'un si�cle et demi,
l'anguille fut une des principales ressources de nos habitants: ils en
prenaient des quantit�s prodigieuses entre Trois-Rivi�res et Qu�bec. En
1646 le Journal des J�suites rapporte que la seule p�cherie de Sillery
en donna quarante milliers! Que devient aujourd'hui cette branche
importante d'un commerce jadis si lucratif? Faute d'avoir �t� prot�g�e,
l'anguille va diminuant de jour en jour. Du temps de Charlevoix, les
marsouins et les pourcils venaient prendre leurs �bats jusque dans la
rade de Qu�bec; aucun de ces souffleurs ne se hasarderait maintenant
au-del� de Sainte-Anne-de-la-Pocati�re. En 1720, Tadoussac �tait encore
remarquable par la p�che de la baleine. Qui, de nos jours, peut se
vanter d'avoir harponn� l'un de ces c�tac�s, dans les eaux de l'ancien
moulin Baude? Enfin, l'�le Bouge qui, au XVIIe si�cle, �tait c�l�bre par
ses p�cheries au loup-marin, ne l'est plus gu�re que par sa solitude et
ses naufrages[22].

[Note 22:--Au mois de juin, M. Abraham avec deux de ses gendres, s'en
alla pour la premi�re fois � la p�che des loups marins; il en prit
la veille de la Saint-Jean quarante � l'�le Rouge, et il en fit six
barriques d'huile. _Journal des J�suites._]

Quand donc nos lacs, nos rivi�res, nos mers et nos for�ts seront-ils
contr�l�s par de sages r�glements? et quand donc nos parlements et nos
conseils d'�tats se mettront-ils dans la t�te cet incontestable axiome:

--L�gif�rer pour les b�tes, c'est prot�ger l'homme.

En attendant la solution de ce probl�me �l�mentaire d'�conomie
politique, les habitants de Brion ont fait leur deuil de la vache
marine, et ont essay� de se rattraper sur l'agriculture.

Quelques-uns d'entre eux �taient d�j� � bord, et nous offraient leurs
services. L'un surtout, M. William Didgewell, insistait pour nous mener
� sa m�tairie qui se trouve � un mille et demi dans l'int�rieur, nous
invitant � venir y go�ter du lait, des g�teaux de sarrasin, et � nous
laisser aller aux douceurs de la vie pastorale. Cette proposition fut
accept�e de grand coeur.

Parmi les notes et les informations que nous recueill�mes sur Brion,
nous appr�mes que sa population se composait d'une cinquantaine de
personnes, r�parties dans les cinq maisons de l'�le. Elle est �cossaise,
� l'exception d'un Fran�ais qui habite seul, � l'autre extr�mit� de
Brion. La p�che, l'amour du travail et une grande connaissance de
l'agriculture mettent ces insulaires � l'abri du besoin. Chacun jouit
ici, d'une modeste aisance et de la plus compl�te libert�. Ces braves
gens ont r�solu le probl�me difficile de vivre sans l'entremise du code
municipal; et ce n'est pas vers leur �le que doivent se diriger les
avocats, en qu�te d'un cours d'eau en litige ou d'un proc�s de bornage.
N�anmoins, l'isolement les a rendus d�fiants envers les �trangers: et
l'un d'eux me demandait, si un pi�ge ne se cachait pas sous la s�rie de
questions imprim�es, que lui avait officiellement adress�es le comit�
charg� par l'Assembl�e L�gislative de la province de Qu�bec, de
s'enqu�rir de la tenure des terres dans l'archipel de la Madeleine.
J'eus beau lui donner les meilleures raisons du monde pour l'engager �
y r�pondre, je ne pus le convaincre: et je ne crois pas qu'un seul
habitant de Brion ait pris la peine de se d�ranger, pour venir en aide �
la commission d'enqu�te.

Leur �le a un peu plus de quatre milles de longueur, sur une largeur de
un mille et quart: ses plus hautes falaises ne d�passent pas deux cent
dix pieds de hauteur. Les flancs de Brion sont parsem�s de cavernes et
de trous ils indiquent l'action incessante de la mer sur cette terre
poreuse, o� l'eau fra�che est rare.

Les savants sont d'opinion que le groupe de la Madeleine a d� former
jadis une masse compacte. Je n'ai pas de peine � les croire; car
l'amiral Bayfield a constat� que Brion est reli� � mi-chemin, d'un c�t�,
aux �les de la Madeleine--distance de 10 1/2 milles--par une lisi�re
de roche o� la sonde donne quatre brasses; et que, de l'autre c�t�, un
second banc, qui donne sept brasses la rattache au Rocher-aux-Oiseaux,
sis � l0 3/4 milles. Par un temps bien calme, l'oeil distingue sous le
flot ces dangereux r�cifs; et on peut d�duire de l�, qu'une temp�te doit
�tre terrible dans ces parages, surtout avec une mer qui cr�ve ainsi
du fond. Cela n'emp�che pas les habitants d'�tre aussi hardis marins,
qu'ils sont habiles agriculteurs. Leur principal d�bouch� est Amherst,
une des �les de la Madeleine, et il faut que la brise soit bien
carabin�e pour les emp�cher d'aller �changer sur ce march�, leur
poisson, leur foin, leurs bestiaux et leurs denr�es.

De frais qu'il �tait, le vent tomba compl�tement vers deux heures du
matin. Notre longue promenade sur le Brion nous avait donn� un sommeil
de plomb; et ce ne fut qu'apr�s bien des efforts r�it�r�s que notre
ma�tre d'h�tel parvint � nous faire hisser nos pantalons et carguer nos
bonnets de nuit. Avec une mer calme, par un soleil radieux, nous venions
d'arriver par le travers du Rocher-aux-Oiseaux. Cinq minutes apr�s, nous
grimpions sur le pont; et un cri d'admiration saluait ce r�cif �trange,
jet� au milieu de la mer pour faire l'effroi des matelots et le bonheur
de la gente ail�e.

Nous �tions rendus au 25 juin. Ce matin-l�, il y avait 340 ans, que ces
rochers avaient �t� d�couverts par Jacques-Cartier. Pouss� par un vent
du nord-Ouest, il avait �t� oblig� de courir quinze lieues dans le
sud-est, et s'�tait ainsi approch� "de trois �les, desquelles y en avait
deux petites droites comme un mur, en sorte qu'il �tait impossible d'y
monter dessus, et entre icelles, y a un petit �cueil. Ces �les, ajoute
ce marin, �taient plus remplies d'oiseaux que ne serait un pr� d'herbe,
lesquels faisaient l� leurs nids, et en la plus grande de ces �les y en
avait un monde de ceux que nous appelions _Margaux_, qui sont blancs et
plus grands qu'oysons, et �taient s�par�s en un canton, et en l'autre
part y avaient des _Godets_.... Nous descend�mes au plus bas de la plus
petite et tu�mes plus de mille _Godets_ et _Apponats_[23], et en m�mes
tant que voul�mes en nos barques, et en eussions pu, en moins d'une
heure, remplir trente semblables barques. Ces �les furent appel�es du
nom de _Margaux_[24]".

[Note 23: On les nomme perroquets, aujourd'hui ce palmip�de est le
_grand macareux du nord_.]

[Note 24: Discours du voyage fait par le capitaine Jacques-Cartier,
en la terre du Canada, dite Nouvelle France, en l'an 1534, p. 4. A
Rouen--de l'imprimerie de Rapha�l du Petit Val--MDXCVIII]

Ceci se passait en 1534. Quatre-vingt-douze ans plus tard, en 1626,
Champlain croisait dans ces parages, et ne constatait plus que la
pr�sence de deux �lots, au lieu des trois relev�s par Jacques-Cartier.
L'un s'�tait effondr� dans la mer, et ses habitants surpris par ce
cataclysme, avaient tourbillonn� un instant sur le gouffre qui venait
d'engloutir leur domaine; puis, oublieux comme tout �tre cr��, ils
�taient partis � tire-d'aile pour aller demander l'hospitalit� aux
camarades, rest�s en possession des rochers qui sont encore debout
aujourd'hui. De m�me que Cartier, Champlain trouve en passant par l�,
"telle quantit� d'oyseaux appel�s _tangueux_ qui ne se peut dire de
plus: les vaisseaux, quand il fait calme, avec leurs batteaux vont �
ces �les, et tuent de ces oyseaux � coups de b�ton en quantit� qu'ils
veulent".[25]

[Note 25: Oeuvres de Champlain, p. 1084. Edition Laverdi�re.]

Esp�ce de citadelle, accessible que par escalade, et continuellement
rong�e par la mer, le Rocher-aux-Oiseaux d�passe, comme aspect, comme
�tranget�, toutes les descriptions que ces voyageurs c�l�bres en ont
fait. Longue de 770 verges, large de 270, couvrant une superficie de
sept acres et trois quarts, et pr�sentant du c�t� du sud un pr�cipice
perpendiculaire de 80 pieds, qui atteint 114 pieds du c�t� du nord,
l'�le principale est couverte de pingouins, d'alques � bec en rasoir,
de guillemots, de fous de Bazan et de grands macareux du nord. Ils y
planent, y p�chent, y couvent et y vivent par millions. Partout, leurs
nids couvrent la croupe du brisant, qu'� une lieue en mer, surtout par
un clair de lune, on prendrait pour un rocher couvert de neige,--tant il
est tapiss� de blanc duvet. A trois arpents de cette r�publique ail�e,
ces oiseaux abasourdissaient d�j� notre �quipage de leurs cris. Nous les
voyions � tout instant, tournoyer autour de l'�le, prendre terre apr�s
quelques minutes de valse fantastique, et s'accroupir sur leurs nids
qu'ils retrouvent sans h�siter, au milieu de cet inextricable fouillis.
A l'�poque de la couvaison, ces derniers sont en si grand nombre, qu'ils
font ressembler la cime � un champ de pomme de terre que la b�che du
jardinier viendrait de rechausser.

Le Rocher-aux-Oiseaux est un des nombreux endroits du golfe
Saint-Laurent, o� il ne faut pas trop fl�ner. Il n'est permis aux
navigateurs de s'en approcher, que lorsque les vents dorment; et sous
pareille circonstance, pas n'est besoin de dire que nos chaloupes
n'avaient pas mis grand temps � quitter leurs porte-manteaux. Bient�t,
nous mettions le pied sur une �troite lisi�re de gr�ve, compos�e d'une
s�rie de blocs erratiques, que la mer dans ses jours de fureur, a roul�s
aux pieds des falaises rouss�tres de l'�le. Malgr� le calme plat qui
nous entourait, un assez fort ressac se faisait sentir au rocher.
L'�paule hercul�enne du lieutenant LeBlanc nous pr�ta son appui; et nous
saut�mes au bas des �chelles que nous devions escalader.

--Bon voyage, messieurs, nous cria-t-il, en nous voyant nous engager sur
le premier �chelon. Ayez le pied ferme; et surtout prenez garde � ces
maudits margaux. Un suffit, pour _encharogner_ toute une marine!

Ce volatile �tait le seul ennemi que nous connaissions � LeBlanc. Un
jour, en passant pr�s d'un nid et craignant de faire mal � la m�re, il
l'avait doucement recul�e de la main. En r�compense de cette attention
d�licate, le lieutenant s'�tait fait saisir � la joue par une paire de
tenailles aussi maternelle que terrible; et au m�pris du d�corum,
cet officier, vigoureusement �peronn� dans sa course insens�e par
l'implacable oiseau, qui restait suspendu � dix lignes de son oeil
gauche, avait �t� forc� de galoper dans cet �quipage, devant ses
matelots �bahis, et de faire ainsi deux fois le tour de l'�le.

Ce fut en riant aux �clats du r�cit de cet engagement corps � corps, que
nous mont�mes � l'escalade.

Ag�nor Gravel battait la marche. Nous grimpions � sa suite: j'�tais le
serre-file. D�j� une partie de l'ascension se terminait; nous avions
derri�re nous cinquante pieds d'ab�me, et la premi�re �chelle �tait
d�pass�e. Il fallait maintenant se rendre � la seconde, s�par�e de
nous par une corniche longue de cinq pas, large de dix-huit pouces, et
courant sur une pente inclin�e[26].

[Note 26: Une petite plate-forme, entour�e d'une balustrade en
fer, s�pare maintenant le point d'intersection des �chelles, et rend
l'ascension plus commode.]

  Ag�nor l'a bien pass�,
  Tire lire,

fredonnai-je gaiement, sur l'air des _Canards_; et fermement, je posai
le pied sur l'�troite lisi�re. En ce moment, un caillou roule sous mon
talon, ferr�. La terre et le tuf s'�gr�nent sous moi. Je les sens qui
c�dent, et les entends qui tombent � pic dans l'ab�me. Mais avec un
sabot de mule on passe partout, me disais-je; et m'aidant _unguibus et
rostro_, les reins souples comme une lame d'acier, j'appuie l�g�rement
sur le sol qui cherche � se d�rober, et saute sur le dernier barreau de
la seconde �chelle. Celle-ci avait une longueur de quarante pieds. Tout
en nage les yeux fix�s sur le sommet qui surplombe, les mains fermement
pos�es sur les barres, je gravissais lentement l'espace, pendant que je
tra�nais sur mon dos cet �trange frisson que donne le vide. Dix �chelons
restaient encore; puis tout �tait fini. Mais, horreur! mes jambes se
roidissent! Je viens de sentir distinctement l'�chelle osciller dans ses
crampons de fer, et se d�tacher du rocher! Une sueur froide couvre mon
front: mes yeux se ferment involontairement. Le vertige bourdonne dans
mes oreilles: il veut s'emparer de mon cerveau; et d�j� je suis envahi
par cette attraction myst�rieuse qu'exerce toujours l'ab�me, sur les
proies qu'il veut se donner. Le vide m'attirait; j'allais l�cher prise
pour tomber dans l'horrible spirale, lorsqu'un reste de volont� se prend
� refluer vers mon coeur. Ma droite, et ma gauche se font tenailles,
arrachent le corps � sa dangereuse immobilit�; soul�vent mes jambes,
qui sont devenues lourdes comme des masses de plomb, et par un dernier
effort me d�posent sur la cr�te dentel�e du gouffre.

A quatre-vingts pieds en l'air, je venais d'�prouver ce mouvement de
tangage, que ressentent quelquefois sur terre les personnes qui arrivent
de la mer; je ne sais s'il me fallait passer en cette minute, par toutes
les agonies du vertige pour eu �tre gu�ri, mais depuis, j'ai refait cinq
ou six fois cette route a�rienne, et j'ai grimp� dans les m�tures les
plus hautes, sans jamais �prouver la moindre faiblesse, ni la moindre
crainte.

Le spectacle qui nous attendait sur l'�le, �tait encore plus
extraordinaire que celui que nous avions contempl� du pont du vapeur.
Pendant que nous nous reposions sur le maigre gazon du rocher, des
myriades de godets, de margaux, de perroquets de mer et de marmettes
�taient l�, couvant et jacassant, � une longueur de b�ton.[27] Divis�s
en cantons, comme du temps de Cartier et de Champlain, leurs nids
abondaient et surgissaient de partout. Ici, c'�tait celui du margaux,
petit creux entour� de branchage et de terre, o� reposait un oeuf
blanc, de la grosseur de celui d'une oie. L�-bas, les macareux du
nord dormaient dans les anfractuosit�s du rocher, ou entraient, puis
ressortaient flegmatiquement des terriers qu'ils s'�taient creus�s �
m�me la falaise. Serr�s en rang le long des corniches de l'�le, ceux-ci,
graves et hautains, faisaient l'effet d'une chambre de pairs qui se
serait compos�e de pingouins, de guillemets et de macareux; pendant
qu'� leurs pieds, se battaient ou discutaient � grands cris les fous de
Bazan, qui personnifiaient � s'y m�prendre les communes d�mocratiques.
Je n'ai pas besoin d'ajouter, qu'une odeur fortement inconstitutionnelle
s'�levait de ce champ de libert�. Mais, h�las! pendant que ces
assembl�es d�lib�rantes s'occupaient de la gestion des affaires de leur
r�publique, la mort et l'�meute grondaient � leur porte. D�j�, les
journ�es de juin s'�taient lev�es pour elles. Bient�t, des pierres
pleuvent de toutes parts sur les malheureux habitants du rocher. Des
coups de fusil se font entendre; et les bandes insurg�es s'avancent,
guid�es par Ag�nor Gravel, qui sifflote entre ses dents:

  Margot! Margot!
  L�ve ton sabot,
  La danse commence.

[Note 27: Les marins canadiens ont conserv� � deux de ces esp�ces
d'oiseaux les noms que leur donna Cartier: celui du _margaux_ et du
_godet._ Seulement, par abr�viation, ils disent _God_ en parlant de ce
dernier. Champlain avait nomm� le _margaux_ le _tangueux,_ et en fait
une excellente description. N�anmoins il montre un peu trop de bonne
volont� envers ce volatile, lorsqu'il �crit que "les petits marges sont
aussi _bon_ que pigeonneaux".

--"Ils sont gros comme des oies, dit-il, ont le bec fort dangereux, sont
tout blancs, hormis le bout des ailes qui est noir, et sont de bons
p�cheurs pour le poisson qu'ils prennent et portent sur leurs �les, pour
manger".

Le margaux est le fou de Bazan; la marmette le guillemet; le perroquet
de mer, le grand macareux du nord, et le pingouin du golfe l'alque � bec
en rasoir.]

Nos matelots, excit�s par ce chant bachique, que Mass� ne se serait
gu�re attendu � voir m�tamorphos� un jour en hymne r�volutionnaire,
roulaient dans l'espace des quartiers de roche � rendre Sysiphe
poitrinaire, tout en chantant � tue-t�te sur l'air que vous connaissez.

A chaque reprise de ce choeur des _Noces de Jeannette,_ les pierres et
les coups de fusil partaient drus comme gr�le. Il fallait voir alors
les malheureux volatiles d�gringoler par grappes dans l'onde qui, ce
jour-l�, n'�tait pas aussi am�re que leur existence. Franchement,
pareille tuerie devenait d�go�tante. C'�tait avoir des dispositions au
meurtre que de taper ainsi sur ces animaux stupides et comme nos gens y
prenaient go�t, ce ne fut qu'� force d'instances que nous parv�nmes �
faire cesser cet inutile massacre.

Les plumes du fou de Bazan sont soyeuses, tr�s fourr�es, tr�s
blanches, mais donnent une forte odeur de musc. Bien pr�par�es, elles
acqu�reraient une certaine valeur dans le commerce; et je suis �tonn�
que quelques-uns de nos industriels n'aient pas encore song� � exploiter
cette source de facile revenu. En revanche, les Am�ricains, qui sont
� l'aff�t de tout, commencent � les conna�tre. Ils se sont aper�us de
plus, que les oeufs du margaux �taient d'excellent d�bit. A l'�poque de
la couvaison, leurs �quipages descendent dans les �les o� se r�fugient
ces oiseaux, cassent les oeufs qu'ils trouvent dans les nids, pour en
obtenir de plus frais; puis, quand ce truc a r�ussi, ils chargent leurs
go�lettes, mettent le cap sur Boston, et vendent leur cargaison 25 � 30
cents la douzaine.

C'est surtout au milieu des �les qui bordent la c�te du Labrador,
que cette d�sastreuse industrie s'exerce. L'abb� Perron, longtemps
missionnaire � Nastashquouan, �crivait � ce sujet:

"De peur que leur larcin soit d�couvert, les Am�ricains enfouissent dans
le sable les quarts d'oeufs qu'ils ont ramass�s, ou les descendent
au fond de l'eau, jusqu'� ce qu'ils en aient assez pour former une
cargaison. Lorsque ceux qui ont �chapp� � leurs perquisitions ont �t�
couv�s et sont �clos, ils viennent de nouveau parcourir nos �les, tuent
le gibier, enl�vent sa plume, et abandonnent par monceaux sa chair � la
corruption".

Trois jours apr�s notre d�part, le Rocher-aux-Oiseaux fut saccag� par
ces �cumeurs de nids! Ne serait-il pas temps de d�fendre s�v�rement ces
excursions p�riodiques qui tendent � exterminer notre gibier? Ces gens
l�, ne sont pas difficiles sur les oeufs: il empilent � fond de cale
tous ceux qui leur tombent sous la main.

Ces palmip�des ne sont pas les seuls �tres ail�s qui aient �lu domicile
sur le Rocher-aux-Oiseaux. Deux grives y ont pass� un �t�. Une autre
ann�e, un couple d'�m�rillons est venu semer la terreur et le deuil au
milieu des plus paisibles m�nages de l'�le; et en 1875, je retrouvai
la maison du gardien pleine de fauvettes et de moucherolles. Elles
entraient par les fen�tres entr'ouvertes, et sautillaient en becquetant
sur le buffet et les modestes meubles du seul abri que pr�sente cette
solitude[28].

[Note 28: M. F. X. B�langer le savant conservateur du mus�e
zoologique, de l'Universit� Laval, a eu la complaisance de d�terminer la
classification de quelques-uns des oiseaux que nous v�mes sur le rocher.
Ils appartiennent au genre _Miotilta varia_ de Veillot, ainsi qu'au
genre _Dendroica aestiva_ et _Dendroica castenea,_ de Baird, et font
partie de la nombreuse famille des _Sylvicolidae,_ oiseaux qui vivent
exclusivement d'insectes, et habitent ordinairement les for�ts.]

Le phare du Rocher-aux-Oiseaux est une tour blanche hexagone, qui fut
allum�e pour la premi�re fois en 1870. Elle est � 140 pieds au-dessus
de la hante mar�e, et donne un feu blanc, fixe, dioptrique, de second
ordre, qui s'aper�oit � vingt et un milles en mer.

Chaque dimanche soir, pendant l'hiver, le phare du Rocher-aux-Oiseaux
rallume ses feux depuis sept heures jusqu'� neuf heures. Si la lumi�re
reste visible pendant ce temps, c'est, un signe que tout va bien sur
le Rocher; mais si elle se masque trois fois en l'espace de ces deux
heures, alerte sur la c�te de Brion ou de la Madeleine! Un accident est
arriv� aux habitants de l'�le. Comme le phare est construit sur un point
tr�s-expos�, M. Mitchell quand il �tait ministre de la marine, donna
l'ordre en 1873 d'ajouter des �tais � la tour afin de mieux l'assujettir
au roc.

L'habitation du gardien se trouve situ�e � deux cents pieds de la
lumi�re. C'est une maisonnette petite, puante et mal tenue: mais
l'impression qu'elle m'avait laiss�e lors de mon premier voyage s'est
effac�e depuis. En 1875, elle avait chang� de main: et sous la direction
de M. Whelan, elle �tait devenue beaucoup plus confortable. En y
entrant, on nous montre un puits creus� dans le roc: il contient 3,000
gallons d'eau de pluie, la seule qu'on puisse se procurer sur l'�le.
Cette fontaine improvis�e, ne demande pas mieux que d'�tre remplac�e
par une bonne machine � distiller l'eau de mer. Une passerelle court de
l'habitation � la lumi�re; elle sert de lien de communication avec la
tour, et les jours de vent, ses solides garde-fous en fer emp�chent le
gardien et ses aides, d'�tre emport�s par les terribles rafales qui
balayent alors tout ce qui ne se trouve pas clou� � ce rocher, o� pousse
� peine une herbe languissante et �tiol�e. A quelques pas du corps de
logis s'�l�ve une croix, plant�e entre de gros morceaux de tuf: elle est
prot�g�e par une balustrade en bois, d�j� branlante et toute disjointe.
En attendant que cet endroit devienne un cimeti�re, c'est le lieu o�,
quand le temps est propice, on vient s'agenouiller pour faire la pri�re
du soir, et admirer les plus beaux couchers du soleil au monde. Un peu
plus loin, se dresse l� poudri�re, et l'abri o� se cache le canon charg�
d'annoncer d'heure en heure l'approche du r�cif, aux navires surpris par
la neige ou par la brume.

Un petit tramway en bois, court du d�p�t de provisions � la maison de la
tour; et du c�t� nord-ouest de l'�le, trois ouvriers intelligents MM.
Jobin, Blanchet et Roza, ont accompli un v�ritable tour de force, en
taillant dans le roc une tranch�e perpendiculaire, haute de 127 pieds
et large de 28. Elle permet � une grue de faire mouvoir une bo�te,
suspendue � un c�ble en fil de fer: dans cet �l�vateur on d�pose les
effets destin�s au phare, lorsque la mer ne brise pas trop de ce c�t�.

Lors de notre passage au Rocher, en 1873, la population de l'�le se
composait de quatre hommes et d'une petite fille.

Tout ce qui m�ritait d'�tre vu ou �tudi� sur le Rocher-aux-Oiseaux,
l'avait �t� par nous. Il ne nous restait plus qu'� refaire le pr�cipice,
o� nous nous engage�mes all�grement, escort�s en route par quelques
morceaux de coke anglais, provenant d'un quart, arr�t� dans son
ascension par une anfractuosit� du rocher, et que ma�tre LeBlanc,
attach� au bout d'une forte corde, s'en �tait all� d�foncer � grands
coups de hache. Au milieu de ce bombardement d'un nouveau genre, nous
descendions le plus vite possible, qui ayant des chapelets d'oeufs
enroul�s autour du cou, qui des peaux d'oiseaux suspendues derri�re
lui par des bouts de ficelles; chacun �vitent les projectiles qui lui
passaient le long des oreilles, et tous arrivant tant bien que mal au
pied du rocher, o� notre �quipage nous attendait, en d�fendant les
flancs de la baleini�re contre la morsure de la falaise.

L'op�ration du ravitaillement �tait finie: mais pour y arriver, que de
courage et de m�pris de la fatigue n'avait-il pas fallu � nos braves
matelots? Dans l'eau jusqu'au cou, les uns emp�chent les chaloupes de
frapper avec le ressac; les autres, aident � d�barquer et � rouler sur
deux madriers mal assujettis, les quarts de poudre, de p�trole et de
provisions destin�s � l'�le; les troisi�mes travaillent � la grue, ou
d�gagent les objets qui se m�lent, s'enchev�trent et ne peuvent arriver
� destination. C'est ainsi que chaque escouade se h�te de faire sa
besogne, sous le commandement d'officiers qui montrent l'exemple et ne
s'�pargnent gu�re. Les lieutenants LeBlanc, Savard et Couillard-Despr�s
sont l�, payant de leur personne; et je ne crois pas qu'on puisse
rencontrer ailleurs des gens plus d�vou�s et de meilleure humeur. Puis,
quand la rude besogne est termin�e; quand apr�s douze heures de travail,
les baleini�res reviennent � bord, ces hommes tremp�s, rompus et qui
devraient �tre sur les dents, regagnent leur carr� en chantant, et
trouvent encore le moyen d'exploiter la vieille ga�t� gauloise, en riant
aux �clats, et en faisant des lazzis sur les aventures de la journ�e.

Par sa position exceptionnelle au milieu du golfe Saint-Laurent, le
Rocher-aux-Oiseaux est plac� sur la route du neuf-dixi�me des steamers,
et de la moiti� des navires � voile qui vont � Qu�bec ou � Montr�al.
Aussi est-il appel� � rendre, comme observatoire t�l�graphique, les
services les plus signal�s. Bient�t, gr�ce aux efforts du commandant
Fortin, d�put� de Gasp� aux Communes du Canada, ce r�cif qui, jusqu'�
pr�sent, n'a �t� qu'un objet de terreur pour les marins, perdra son
antique r�putation. Il accomplira, lui aussi, sa mission dans le rouage
universel. Reli� par un c�ble sous-marin au Cap Breton, au groupe de
la Madeleine, au Nouveau-Brunswick, � l'�le du Prince-Edouard, �
la Gasp�sie, � l'Anticosti--et plus tard � la c�te nord, et �
Belle-Isle--il annoncera au monde le passage des navires, donnera les
nouvelles qui serviront de bases � d'importantes �tudes m�t�orologiques,
et indiquera aux p�cheurs et aux habitants de la c�te, les
p�r�grinations du hareng, du maquereau, de la morue et du loup-marin,
ainsi que l'endroit o� il viendra se porter pour leur faire une p�che ou
une chasse fructueuses.

Il �tait cinq heures du soir, lorsque le premier tour de l'h�lice nous
arracha � la contemplation du Rocher-aux-Oiseaux. Le soleil �tait chaud:
et pendant que nous courions sur Brion pour y passer la nuit, le second
rocher se montrait � nous sous les apparences les plus fantastiques.
Il �tait � un demi-mille sous le vent; et tandis que celui que nous
quittions prenait dans l'�loignement la forme d'une tour Martello,
celui-ci ressemblait � un bastion, � travers lequel on aurait perc� une
porte de guerre, arche profonde de trente pieds, large de cinquante, et
haute de vingt. Puis, � mesure que le steamer avan�ait, il perdit cette
forme, pour affecter celle d'une pyramide, n'ayant gu�re plus de vingt
pieds de superficie. Fi�re et inaccessible, comme le bonnet phrygien de
la libert�, elle allait se perdre dans les profondeurs du ciel bleu.

Apr�s les rudes labeurs de la journ�e, nos hommes avaient m�rit� de
prendre une nuit de repos, et le lendemain, quittant plus frais et plus
dispos le petit havre de Brion, nous faisions route vers les �les de
la Madeleine. Depuis assez longtemps, le _Napol�on III_ filait � toute
vapeur, sur le dos d'une mer calme qui l'entra�nait dans ses vagues
longues et presqu'insensibles. Tout � coup l'ordre fut donn� de virer
de bord. Notre capitaine venait d'avoir la premi�re attaque de cette
terrible maladie--un ramollissement c�r�bral--qui devait l'emporter deux
ans apr�s. Sous les premi�res �treintes de ce mal �trange, cette t�te
intelligente avait senti sa m�moire vaciller. Cet excellent marin,
s'�tait tromp� dans ses calculs, et au lieu du groupe de la Madeleine,
nous avions devant nous les c�tes montagneuses de Terreneuve pivel�es de
larges taches de neige. Mis en pr�sence de cette barri�re inattendue, le
_Napol�on III_ fit volte-face. Bient�t nous e�mes sous notre beaupr� les
falaises escarp�es de l'�le Saint-Paul, et nous aper��mes l'un de ces
phares fi�rement camp� sur un mamelon gris. Cette �le, qui a trois
milles, est jet�e � l'entr�e du golfe Saint-Laurent, entre les
extr�mit�s sud-ouest de Terreneuve et nord du Cap Breton. Elle se
compose de deux �lots, s�par�s l'un de l'autre par un bras de mer si
�troit, que vus du pont d'un navire, ces deux fragments semblent ne
faire qu'un tout compact La plus grande hauteur de Saint-Paul, est de
quatre cent cinquante pieds au-dessus du niveau de l� mer. Le sol est
compos� de roches appartenant aux formations primaires; et comme l'�le
est coup�e � pic, � peine pr�sente-t-elle aux bateaux-p�cheurs deux
abris passables, les anses de la-Trinit� et de l'Atlantique. Encore,
pour y tenir, faut-il que le vent se l�ve de terre. Bien, des naufrages
terribles ont eu lieu sur cette �le "escarp�e et sans bord", o� vivotent
� peine quelques �pinettes rabougries, sous lesquelles, se cachent une
demi-douzaine de renards, arriv�s sur l'�le, "on n'a jamais su comment".

N�anmoins, depuis quelques ann�es Saint-Paul a perdu de sa sauvage
r�putation. Le gouvernement y a fait construire deux tours blanches,
octogones, dont l'une, b�tie sur le rocher vis-�-vis la pointe nord-est
de Saint-Paul, donne une lumi�re blanche, fixe, masqu�e entre nord
quart-est-quart-est et est-nord-est, tandis que l'autre, �rig�e sur la
pointe sud-ouest de l'�le, donne un �clat blanc toutes les minutes.
Le minist�re de la marine a compl�t� cette oeuvre philanthropique, en
faisant construire un sifflet d'alarme sur le cot� sud-ouest de l'anse
de l'Atlantique, � un demi-mille � peu pr�s de l'�tablissement de
secours. Pendant les temps couverts et les temp�tes, ce sifflet se fait
entendre toutes les minutes.

Les trombes ne sont pas fr�quentes dans le golfe Saint-Laurent; mais
elles y sont d'une violence inou�e. Le 16 ao�t 1816, Saint-Paul fut
d�vast� par un de ces cataclysmes atmosph�riques, et je ne saurais mieux
faire que de reproduire ici le r�cit officiel de cette catastrophe,
tel que transmis par le gardien du phare au minist�re de la marine, �
Ottawa.

"Du 1er au 16 ao�t, nous n'avions eu ni pluie ni nuages pour temp�rer
les brillants rayons du soleil. Finalement, l'atmosph�re se remplit
d'une fum�e si �paisse, qu'on e�t dit que la terre enti�re �tait en feu.
Le 16, le temps changea; le vent passa au N. N. E. avec grain-de pluie.
La fum�e, qui depuis quelques jours �tait devenue insupportable, se
dissipa, et nous esp�r�mes du beau temps. Dans la matin�e du 17, le vent
souffla de l'est; le soleil fut tr�s chaud. Dans l'apr�s-midi, le vent
passa au S. S. O. avec grain de pluie. Le matin du 18, il �tait sud,
avec ris�es et nuages mena�ants. Dans l'apr�s-midi, le firmament offrait
un aspect terrible: les nuages paraissaient se heurter les uns contre
les autres, et tourner dans toutes les directions. Vers quatre heures
p. m., nous commen��mes � entendre des coups de tonnerre dans le lointain.
Un quart d'heure apr�s, la foudre et la pluie �taient dans leur plein
d�cha�nement. Le vent se mit au N. O. Je sortis, et fis le tour des
b�timents, afin de voir si tout �tait en bon ordre. Tout � coup, il
�tait alors 9 1/2 heures, j'entendis un bruit terrible. En tournant mes
regards dans la direction d'o� il partait, j'aper�us un spectacle qui
me fit frissonner de la t�te aux pieds: � moins d'un quart de mille de
l'endroit o� je me trouvais, je vis, vers l'ouest, des roches, de la
terre, de l'eau et des arbres s'�lever en tourbillonnant dans l'air,
jusqu'� une hauteur de plus de 100 pieds. J'examinai attentivement la
trombe, pour voir quelle direction elle prendrait, et constatai avec
terreur qu'elle traversait l'anse en se dirigeant sur moi, et qu'elle
allait probablement emporter le logement dans sa course furibonde. Ma
m�re, une soeur sourde-muette, les domestiques �taient dans la maison,
et j'avais deux hommes occup�s aux champs. Je courus les avertir. En
route, une rafale se d�cha�na autour de moi, emportant dans l'espace une
pierre meuli�re, des roches et des arbrisseaux. Le corps principal de la
trombe �tait pr�s de moi; je courus avec toute la vitesse de mes jambes
vers le logement, et criai aux deux hommes qui �taient dans le champ de
me suivre. Ils me parurent terriblement effray�s; l'un d'eux n'eut que
le temps d'entrer dans la maison. Comme nous franchissions le seuil de
la porte, il se fit une obscurit� aussi profonde que celle de la nuit,
et la temp�te qui �clata, fit trembler l'�difice de la base au sommet.
Au milieu du pl�tre qui tombait, des chemin�es, des vitres r�duites
en atomes, des chaises, des tables renvers�es, nous cr�mes que notre
derni�re heure �tait arriv�e. Toutefois, la tourmente s'en alla aussi
rapidement qu'elle �tait venue. Le calme se r�tablit, et le soleil
reparut dans tout son �clat: mais quel d�sastre! La fum�e du pl�tre qui
tombait nous avait fait croire que la maison �tait en feu; voyant qu'il
n'en �tait rien, je sortis le mieux que je pus. Au moment o� la trombe
avait fait son apparition, deux de mes hommes se trouvaient � un quart
de mille de la maison. En voyant le tourbillon s'avancer, et comprenant
qu'ils ne pourraient pas arriver � temps, ils se jet�rent � terre, se
cramponn�rent aux buissons, et �chapp�rent � la destruction. Il n'en
fut pas ainsi du pauvre homme qui n'avait pas sembl� entendre mes cris
d'avertissement: apr�s une demi-heure de recherches, nous le trouv�mes
mort sur le pas de la porte. Il a d� �tre tu� dans le champ, et emport�
par la trombe � l'endroit o� nous le retrouv�mes, distance d'environ 300
pieds. Je constatai que cinq b�timents avaient �t� d�truits avec leur
contenu; il n'en restait pas une parcelle. La cabane de la chaloupe,
le d�p�t aux provisions et le logement sont encore debout, mais
terriblement endommag�s. Le logement est une v�ritable ruine: le toit
est d�fonc� en plusieurs endroits, les chemin�es, renvers�es, les
fondations �croul�es, les fen�tres bris�es, et � l'int�rieur tout le
pl�tre est tomb�. Ce qui a �t� d�truit, consiste en une maison de
refuge, la grange, l'�table, et deux antres b�timents situ�s sur le
sommet de la colline, � 600 pieds l'un de l'autre. Quatre de ces
�difices couvraient on espace de 70 x 20 pieds. Les deux ponts sur
lesquels je venais de passer un instant auparavant, furent emport�s, �
une distance d'environ 400 pieds, et mis en pi�ces. Une roche de 3 x
4 pieds de diam�tre et 18 pouces d'�paisseur, fut bris�e en trois ou
quatre morceaux. Une charrue et une pierre qui se trouvaient dans la
maison de refuge, ainsi que des ustensiles de ferme et de cuisine, des
outils de charpentier, furent enlev�s par dessus la maison, et trouv�s �
plus de 200 pieds de l�. L'homme pr�pos� � la garde du phare sud-ouest
me dit que, vers 4 heures p. m., il vit six tourbillons d'eau s'�lever
dans la direction de l'ouest, � trois milles; deux pass�rent au sud-est
de l'�le. De l'�tablissement de secours nous en aper��mes un, apr�s le
d�sastre: deux gagn�rent au nord, et deux autres, dont l'eau s'abattit
sur la station, pass�rent pardessus l'�le. Les deux qui atteignirent
l'�le vinrent pr�s de la station sud-ouest, mais ne firent heureusement
aucun, dommage."

Nous n'e�mes pas � passer par de pareilles p�rip�ties. La journ�e �tait
ravissante; une petite brise venait agiter mollement la tente que nous
avions fait tendre sur le gaillard d'arri�re, et envelopp� dans son
panache de fum�e, le _Napol�on III_ insoucieux, rasait impun�ment la
c�te de fer de Saint-Paul. Petit � petit ces �lots d�serts s'enfuirent
derri�re nous, pour se plonger dans un bain de lumi�re, et bient�t nous
v�mes surgir en proue les flancs verts-sombres du Cap Nord,--une des
extr�mit�s de l'�le du Cap-Breton [29]--qui se d�tachaient vigoureusement
sur les tons glauques de la mer. J'�tais alors appuy� sur le bastingage
de b�bord, et tout en m'occupant � fumer un cigare, mon oeil distrait se
rivait � cette ligne de rocs sauvages, derri�re lesquels l'imagination
me montrait ce vieux Louisbourg qui avait une ceinture de cinquante
acres de fortification, et "dont les tours, au dire de Garneau,
s'�levaient au-dessus des mers du Nord comme des g�ants mena�ants". Ce
n'�tait plus cet endroit triste et oubli� que heurte aujourd'hui, sans
le savoir, le pied du marchand de poisson ou du sp�culateur de charbon
de terre. Non! Ce que le temps et la rage des hommes avaient d�mantel�
et fini par niveler, reprenait une forme sous le coup de baguette de la
pens�e. La ville royale surgissait de nouveau hors des mornes qui la
recouvrent, pour m'appara�tre avec sa cath�drale, son th��tre, sa
brasserie, ses chapelles, ses h�pitaux, ses-couvents, ses riches
demeures. La brise du golfe m'apportait alors des bruits de clairons
et des roulements de tambours. De fortes patrouilles parcouraient en
cadence ces remparts disparus, qui miraient de nouveau leurs massives
assises dans l'eau dormante de leurs foss�s. Le lourd pont-levis charg�
de prot�ger la ville du cot� de la campagne, se levait au commandement
d'un officier sup�rieur, et allait se boucler � de gigantesques
supports. La batterie tournante qui en d�fendait l'entr�e se mettait �
tonner, comme aux jours de parade de jadis, et du c�t� de la mer, des
corsaires taill�s pour la course sortaient du port qui leur servait de
nid, et se couvrant de toile, allaient courir sus � l'Anglais. Puis les
mauvais jours arrivaient � tire-d'aile. Bigot qui devait d�buter par la
catastrophe de la flotte du duc d'Anville, pour finir par �tre si
fatal � la Nouvelle-France tout enti�re, �tait l�. Il enveloppait
le malheureux Louisbourg dans les effluves de son mauvais-oeil.
Commissaire-ordonnateur de la colonie du Cap-Breton, il apportait d�j�
un r�glement de la solde des hommes, ce manque de r�gularit� qui, plus
tard, devait le faire embastiller. La garnison se r�voltait. Les
suisses qui ne meurent bien que lorsqu'ils sont pay�s, d�posaient leurs
officiers, s'emparaient des casernes, ainsi que des magasins du roi;
pendant que l'ennemi profitant des divisions intestines, pr�chait la
guerre sainte, et faisant inscrire sur ses drapeaux les mots "_Nil
desperandum Christo duce"_ venait mettre le si�ge devant la redoutable
forteresse. Une lutte terrible s'engageait alors; lutte �trange, o� ces
r�volt�s de la veille s'obstinaient � se battre et � mourir au nom de
la France, tandis qu'� leur tour les officiers, ces chevaliers de
Saint-Louis, dont pas un n'e�t rougi d'orgueil � la pens�e de tomber au
champ d'honneur,--s'obstinaient par une fatale erreur, � se m�fier de
leurs soldats. Et, cons�quence fatale! Louisbourg la vierge, Louisbourg
l'imprenable, tombait entre les mains d'une arm�e de paysans, command�e
par William Pepperell, petit marchand dont l'enseigne se trouvait �
Kittery Point, un des Bourgs ignor�s de la Nouvelle Angleterre. Puis,
pendant que de braves diplomates s'occupaient � rendre le Cap-Breton �
la France, en retour de Madras prise par de la Bourdonnaye, l'orgueil du
vieux sang gaulois me montait � la figure, en songeant que nous n'avions
pas toujours �t� les vaincus de ces parages, et que longtemps avant la
chute de Louisbourg, longtemps avant le trait� d'Aix-la-Chapelle, un
capitaine du port de Dieppe avait, avec une poign�e de matelots, forc�
lord James Stuart de se rendre prisonnier, et de remettre entre
les mains du capitaine Claude le fort du Port-aux-Baleines, o� cet
aventureux seigneur �cossais �tait venu planter l'�tendard du roi
d'Angleterre[30].

[Note 29: Jacques-Cartier avait baptis� ce promontoire du nom de cap
de Lorraine, et donna � l'Ile, que Verrazzani avait nomm�e �le du Cape,
celui d'�le Saint-Laurent. Plus tard, elle prit le nom d'Ile Royale pour
garder d�finitivement celui de cap Breton. Drake dans ses _"Nooks and
corners of New England coast"_ pr�tend, � la page 21, que le Cap Breton
avait sa place sur la carte, longtemps avant la d�couverte de Cartier.
Un vieux portulan du temps de Henri II, mentionne ce nom, assure-t-il.

Le cap Breton a 110 milles de long sur 90 de large, et comprend � peu
pr�s 200,000 acres de terre. Il est s�par� de la Nouvelle-�cosse par le
d�troit de Canseau qui, dans-certains endroits n'a pas plus de 3/4 de
mille de largeur, tandis que dans d'autres, il y en a le double.]

[Note 30: Stuart fut amen� en France au mois de d�cembre 1629, et
remis entre les mains de Richelieu.]

A mesure que ces r�ves de jadis passaient devant moi, pour aller se
perdre au milieu des spirales bleu�tres de la fum�e de mon cigare, ces
fanfares de guerre, ces bruits devenaient de moins en moins distincts.
Bient�t ils s'�vanouirent. Seule, je n'entendis plus que la grande voix
de la mer qui, � son tour, venait me raconter les myst�rieux �pisodes
qui se sont d�roul�s au pied des falaises du Cap-Breton. Devant mes yeux
�pouvant�s passa alors comme l'�clair, un navire d�m�t�, pourchass� par
un ouragan du sud-est. Sur son tillac, je distinguais les m�les
figures des j�suites Lallemand, Noyrot et de Vieuxpont, et j'entendais
l'�quipage constern� chanter d'une voix tremblante le _Salve Regina_,
pendant que le vaisseau affol� courait toujours sur l'aile de la
tourmente. Tout-�-coup un craquement terrible se fait entendre; ces
malheureux--� l'exception de dix--viennent de s'ab�mer sur les �les
Canso, et bient�t mon oreille navr�e n'est plus frapp�e que par la voix
forte du P. Noyrot qui, entra�n� par un �norme paquet de mer, psalmodie
fermement:

_--In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum._

Puis la vague suivante me montre � la hauteur de Louisbourg, le
_Chameau_, "grande et belle fl�te du roi, command�e par M. de Voutron."
Nagu�re partie joyeuse des c�tes de France, elle se trouvait maintenant
en pleine perdition. Des eccl�siastiques, de brillants officiers, des
dames, un gouverneur des Trois-Rivi�res, M. de Louvigny, un intendant
habile, M. de Chazel, venu pour remplacer M. B�gon, des soldats, des
marins, des paysans se trouvent � bord. Mais que sont le rang, la
puissance, la jeunesse, la beaut�, l'habilet�, la science, la force
et le courage, devant le moindre des sauvages caprices de l'oc�an? Un
simple soul�vement de sa vaste poitrine, a suffi pour pr�cipiter corps
et biens la fr�gate du roi au fond de l'ab�me.

Chaque flot qui passait ainsi devant moi, avait sa lugubre histoire.
L'un, engloutissait, la fr�gate anglaise, le _Nassau_; d�m�tait et
dispersait la flotte de l'amiral Holburn. L'autre, roulait des cadavres
inconnus, des �paves oubli�es, des navires sans noms. Un troisi�me
plus aristocratique, ne voulait servir de suaire qu'aux naufrag�s de
l'_Auguste_. Il courait porter sur la gr�ve d�sol�e les d�pouilles de
messeigneurs de Varennes, de Portneuf, de la Verendrye, d'Espervenche,
de la Corne de Saint-Luc, de Marolles, de P�caudy de Contrecoeur, de
Saint-Blin, de Villebond de Sourdis, de la Durantaye; et celles des
nobles et puissantes dames de Saint Paul de Mezi�res, de Sourdis et de
Senneville. A c�t� de ces noy�s de haute lign�e, flottaient �pars les
corps des grenadiers des r�giments du B�arn et du Royal Roussillon,
glorieux d�bris �chapp�s aux batailles des plaines d'Abraham et de
Sainte-Foye, pour servir de p�ture aux requins du golfe Saint-Laurent,
et blanchir de leurs os les rives d�sertes du Cap Breton.

Franchement, le cigare que je fumais ne me tournait pas les id�es � une
folle gaiet�. J'en secouai les cendres sur le plat-bord et, le lan�ant
� la mer, j'allais essayer de jeter avec lui l'�trange vision qui
m'obs�dait, lorsque j'aper�us le ravissant groupe des �les de la
Madeleine. Le soleil �tait � son couchant, et les collines rouges qui
bordent la gr�ve, se d�tachaient admirablement sur le vert des prairies
qui prenaient une teinte mordor�e, sous les rayons solaires. Le steamer
entrait dans l'Anse-�-la-cabane. En face de nous �tait le phare: et un
peu � gauche, le village acadien �parpill� le long du demi-cercle form�
par la crique. Tout autour du _Napol�on III_, des berges aux voiles
peintes en rouge couraient charg�es de poissons, et laissaient arriver
sur la gr�ve. On ferlait la toile: puis on d�m�tait; et tout aussit�t de
robustes p�cheurs au teint h�l�, aux bras nus, faisaient la cha�ne et
jetaient la morue, le hareng, le homard aux femmes qui les ramassaient
et les empilaient sur le rivage. Dessinez � l'extr�mit� de ce paysage
une petite grotte, sombre, myst�rieuse, qui montre aux poissons sa
gueule b�ante: jetez un peu plus loin un rocher perc� � jour, en ayant
soin de laisser entrevoir � travers son arche les franges bleues de la
mer, et vous aurez une marine de ces plus originales.

Bien d'autres voyageurs que nous ont �t� frapp�s par l'aspect po�tique
des �les de la Madeleine. L'un d'eux, le savant amiral Bayfield charg�
d'en faire le relev� hydrographique, ne pouvait s'emp�cher de consigner
en ces termes, dans son "_Pilote du Saint-Laurent_," les impressions que
lui avait caus�es l'approche de ce groupe:

--Par une journ�e chaude et ensoleill�e, l'oeil ne peut se rassasier
de contempler ces falaises multicolores, o� le rouge est la couleur
dominante, et o� le jaune blafard des lagunes de sable fait antith�se au
vert tendre des p�turages, au vert sombre des bois, au bleu saphir
du ciel et de la mer. Ces contrastes produisent alors un effet
extraordinaire, et contribuent � donner � cet archipel un cachet
artistique, qu'on ne saurait retrouver aux autres �les du golfe
Saint-Laurent. Par les jours de gros temps, lorsque le vent d'est
fouette et fait rage, le paysage change, il est vrai; mais il n'en reste
pas moins aussi caract�ristique. Alors les pics isol�s des �les, leurs
falaises �chiff�es, se glissent, apparaissent confus�ment � travers la
pluie, le brouillard, et semblent reli�s entre eux par une ceinture
de brisants qui masquent presqu'enti�rement les bancs de sable et les
lagunes. Garde � vous, matelots! n'approchez pas alors impun�ment de la
Madeleine. En voulant la serrer de trop pr�s, vous talonneriez, et vous
seriez naufrag�s avant d'avoir pu m�me �venter le danger.

C'est ce qui arriva au _Napol�on III_, lors de sa croisi�re de 1875.
En voulant lui faire prendre la passe du chenal de _Sandy Hook_, le
capitaine Despr�s--un brave et excellent marin, dont le nom reviendra
plus d'une fois sous ma plume, dans le cours de ces r�cits--rasa de trop
pr�s un banc de sable qui change avec les ann�es. Pris au talon dans sa
course, le _Napol�on III_ se mit � battre l'obstacle en br�che; mais
une secousse de la vague d�gageant son arri�re, porta son milieu sur
un bourrelet de sable. Cette nouvelle situation pouvait avoir pour le
navire les plus f�cheuses cons�quences. Ses deux extr�mit�s cessant
d'�tre soutenues, le steamer devait in�vitablement fl�chir et se casser.
Sur l'ordre du capitaine la machine est renvers�e. Deux canots command�s
par le lieutenant Leblanc sont mis � la mer, et font le tour du
_Napol�on III_. � un quart d'encablure de nous, on annonce partout trois
brasses de fond. Il devenait �vident que nous �tions saisis par le
bout du banc de _Sandy Hook_, et d�j� le brouillard se dissipant, nous
laissait apercevoir la lumi�re rouge du phare de l'�le d'Entr�e. Une
petite ancre de tou�e est alors port�e � l'arri�re. La vapeur est
renvers�e de nouveau, et la manoeuvre conduite de mani�re � ce que nous
puissions �grener l'extr�mit� du banc, en pivotant sur notre axe. Peine
inutile; le cable de tou�e, mal soutenu, se prend dans l'h�lice, se
rompt, et bien que tout le monde fasse son devoir, le d�couragement
s'empare de quelques-uns. Un conseil rassembl� � la h�te d�cide
d'attendre la mar�e du lendemain: ce qui �tait plus facile � dire qu'�
faire. La houle travaillait lourdement une de nos hanches, et c'�tait
vraiment piti�, que d'entendre et de sentir sous ses pieds craquer cette
puissante membrure. Mais ici-bas, il ne faut douter de rien: si l'Oc�an
a souvent de folles col�res, souvent il pr�sente aussi des ressources
inattendues. Une pi�ce de mer vient frapper le steamer par le travers,
lui fait violemment pr�ter la bande et le force � se relever.

Tout tremblant sous ce terrible coup de b�lier, le _Napol�on III_ fr�mit
depuis la quille jusqu'au m�t de hune. Bient�t on sent le pont glisser
sous nous.

--Le _Napol�on III_ remue! s'�crie notre camarade Brault d'une voix
formidable. Et cette exclamation partie du gaillard d'arri�re arrive
jusqu'aux vigies de beaupr�.

--Vapeur en arri�re! commande aussit�t le capitaine. Qu'une escouade
d'hommes descende � fond de cale reporter sur b�bord, les colis et les
objets pesants.

Brault et Ag�nor Gravel prennent aussit�t le commandement de ces caliers
improvis�s; dix minutes leur suffisent pour op�rer ce branle-bas.

Les m�caniciens d�ploient encore plus de z�le, et � force de chauffer la
machine, ils faillirent mettre le feu aux hunes et aux perroquets qui
avaient �t� orient�s de mani�re � profiter du vent de proue. Mais
pendant que ces divers commandements s'ex�cutent, le malheureux steamer
talonne et frappe plus que jamais. Sa membrure et ses courbes g�missent
sous l'action fr�missante de la lutte. La bande s'accentue de plus
en plus � tribord, et d�j� on recommence � d�sesp�rer du r�sultat,
lorsqu'une vague �norme soul�ve le _Napol�on III_ du lit de sable o� il
s'est tordu pendant cinq heures et dix minutes, et, sans secousse, le
remet en eau profonde.

--C'est un singulier assemblage de force et de faiblesse qu'un navire,
s'�criait, dans un moment semblable, l'amiral Julien de la Gravi�re; il
dompte un ouragan et tr�buche sur un grain de sable.

Notre vaillant steamer �tait de ceux qui se fient � la mine avenante et
toute pastorale du groupe de la Madeleine. Il avait failli en payer la
fa�on; et notre capitaine qui en �tait � son premier �chouage, dut ce
jour-l� faire comme l'amiral Bruat, qui avait la r�putation d'�tre le
plus rude �choueur du monde. Il apprit par coeur, pour s'en servir au
besoin, l'antique proverbe breton:

--Qui veut vivre vieux marin doit saluer les grains et arrondir les
pointes.[31]

[Note 31: Cet incident de voyage donna rumeur � une d�p�che, que
publiait le 11 septembre 1875, le _Star_ de Montr�al.

--A dispatch from Quebec, states that there has been a rumor for some
days past, which was revived again yesterday, that the government
steamer "_Napol�on III_," which left five weeks ago, on a cruise to the
lighthouses of the gulf Saint-Lawrence, has foundered and all hands
perished.]

C'�tait un peu l'opinion de Leblanc qui, lui aussi pendant cette nuit
terrible, avait n�glig� d'arrondir sa pointe, et s'�tait fait broyer un
doigt par le bout de la patte de l'ancre. L'application d'un caustique
�nergique fut jug�e n�cessaire. Pendant qu'elle se faisait, de grosses
sueurs froides perlaient du front du lieutenant; mais ses l�vres
semblaient, par le plus narquois des sourires, d�fier les crispations de
la chair.

--Ce n'est rien, disait-il, en d�signant son doigt pantelant, aupr�s de
l'effort qu'a d� faire cette nuit la bonne Sainte-Anne-du-Nord, pour
soulever sur une de ses mains le _Napol�on III_ en danger.

Rira qui voudra de cette pieuse na�vet�. Pour moi, un marin
canadien-fran�ais n'est gu�re complet sans cette foi robuste, et le mot
de mon vieux Le Blanc nous fit venir des larmes aux yeux.

Par leur position, les �les de la Madeleine sont expos�es aux coups
de vent, et deux temp�tes sont rest�es c�l�bres dans les annales de
l'archipel.

La premi�re est celle du 23 ao�t 1873. Elle dura trois jours sans
d�semparer, et surprit quatre-vingt-quatre navires ancr�s dans la baie
de Plaisance. D�s les premi�res rafales, quarante-huit d'entre eux se
mirent de suite � chasser sur leurs ancres: dix all�rent s'ensabler sur
la rive de la baie, et trente-huit firent c�te dans le havre d'Amherst,
o� ils trouv�rent vingt-six de leurs camarades revenus au mouillage,
pendant que dix seulement r�sistaient encore sur leurs fonds. Au milieu
des p�rip�ties de cet �pouvantable ouragan, qui le croirait? on n'eut �
d�plorer que la mort de trois personnes. "Quelques-uns de ces malheureux
navires, rapporte le commandant Lavoie, apr�s avoir �t� ballott�s de
tous c�t�s et avoir perdu leurs ancres, all�rent se jeter sur le rocher
� fleur d'eau qui est au pied de la c�te des Demoiselles. La lame
brisait � cet endroit � une hauteur de cent pieds! Sans Aim� Nadeau et
James Cassidy qui virent venir � terre, la _Diploma_, l'_Ellen Woodward_
et _l'Emma Rich_, les �quipages de ces navires auraient certainement
p�ri. Ces deux hommes courageux descendirent le cap, � l'aide d'une
corde, et aid�s du chien de terreneuve de Cassidy qui saisissait un �
un les naufrag�s dans le ressac, ils purent op�rer leur sauvetage, et
arracher � une mort certaine trente et une personnes." L'ann�e suivante,
le 18 juin, une seconde temp�te vint fondre sur l'archipel. Ces ravages
ne furent pas aussi consid�rables que la premi�re, et pendant les quatre
jours qu'elle dura, elle ne put mettre � la c�te que deux go�lettes, et
balayer la plupart des filets et des engins de p�che qui �taient � la
mer.

Ce fut le 28 juin 1534 que Jacques-Cartier reconnut les �les de la
Madeleine, que deux jours auparavant il avait prises pour la terre
ferme. "Nous all�mes, dit-il, le long des dites terres environ dix
lieues, jusqu'� un Cap de terre rouge qui est roide et coup� comme un
roc, dans lequel on voit un entre-deux qui est vers le Nord, et est un
pays fort bas, et y a aussi comme une petite plaine entre la mer et
un �tang, et de ce Cap de terre et �tang jusques � un autre Cap qui
paraissait, y a environ quatorze lieues, et la terre se fait en fa�on
d'un demi-cercle tout environn� de sablon comme une fosse, sur laquelle
l'on voit des marais et �tangs aussi loin que se peut �tendre l'oeil. Et
avant que d'arriver au premier Cap, l'on trouve deux petites �les assez
pr�s de terre. A cinq lieues du second Cap il y a une �le vers Surouest
qui est tr�s haute et pointue, laquelle fut nomm�e Alezay, et le premier
Cap fut appel� de Saint-Pierre, parce que nous y arriv�mes au jour et
f�te du dit saint".

Plus tard, en mentionnant ce groupe, Champlain frapp� sans doute par
l'aspect singulier qu'offraient ces �les reli�es entre elles par
d'immenses lisi�res de sable, les d�signe sous le nom de "Ram�es-Brion."
Au temps de Denys--en 1672--elles ne s'appelaient plus que les �les de
la Madeleine; et alors comme � pr�sent, le seul souvenir gard� par les
marins oublieux au temps o� Champlain croisait dans ces parages, �tait
le nom de l'�le Aubert, que de nos jours les Anglais appellent Amherst
Island, nom que les habitants fran�ais du groupe se refusent �
reconna�tre.

Denys assure, dans sa description de _l'Am�rique septentrionale_, qu'il
chassa plusieurs fois les Anglais de la Madeleine, "les Fran�ais �tant
en possession de ces lieux-l� de temps imm�morial." N�anmoins, la plus
ancienne concession de cet archipel remonte � la date du 16 janvier
1663; et eu feuilletant le deuxi�me volume de m�moires des commissaires
du Roy, je vois que ce jour-l�, un acte a �t� pass� au bureau de la
compagnie de la Nouvelle-France, donnant en pleine propri�t� au sieur
Doublet, capitaine de navire, l'�le Saint-Jean,--aujourd'hui l'�le du
Prince Edouard--les �les des Oiseaux et celles de Brion, toutes sises
dans le golfe Saint-Laurent. Cette concession �tait faite au capitaine
normand "� condition de n'exercer aucune traite ou n�goce avec les
sauvages". Doublet embarqua sur deux navires tout ce qui pouvait servir
� la nouvelle colonie; mais en jetant l'ancre � l'�le Perc�e, on lui
apprit que la compagnie de la Nouvelle-France avait outre-pass� ses
droits, et que le sieur Denys, "gouverneur-lieutenant g�n�ral pour le
Roy et propri�taire de toutes les terres et isles qui sont depuis le
cap de Campseaux jusqu'au cap des Roziers", �tait depuis dix ans en
possession du groupe de la Madeleine. Le capitaine Doublet ne se
d�couragea pas pour si peu. Faisant voile vers ces �les, il y d�barqua
ses p�cheurs basques et normands, et pendant deux ans y dirigea, en
compagnie de son intendant M. Brevedent, l'exploitation de la p�che;
mais le succ�s ne r�pondant pas � ses efforts, la colonie se dispersa.

Que devinrent ces immenses possessions entre les mains de ses h�ritiers?
L'histoire ne le dit pas. Ce que l'on sait, c'est que le 18 ao�t 17l7,
le sieur Duchesnay, tout en demandant au Roy le titre de grand-ma�tre
des eaux et for�ts, priait Sa Majest� de lui accorder la concession de
ces �les, et qu'en 1719, le comte de Saint-Pierre, premier �cuyer de la
duchesse d'Orl�ans, formait une compagnie pour exploiter les �les de
Saint-Jean, de Miscou et de la Madeleine. "C'�tait, dit Garneau, �
l'�poque du fameux syst�me de Law, et il �tait plus facile de trouver
les fonds que de leur conserver la valeur factice que l'engouement des
sp�culateurs y avait momentan�ment attach�e. Malheureusement, l'int�r�t
qui avait r�uni les associ�s de la compagnie Saint-Pierre, les divisa;
tous les int�ress�s voulurent avoir part � la r�gie, et peu d'entre eux
avaient l'exp�rience de ces entreprises. On ne doit pas en cons�quence
�tre surpris si tout �choua. L'�le tomba dans l'oubli, d'o� on l'avait
momentan�ment tir�e, jusque vers 1749, �poque o� les Acadiens fuyant le
joug anglais, commenc�rent � s'y �tablir."

Pendant quelques ann�es, ces malheureux proscrits y v�curent sans �tre
molest�s; mais un jour, le hasard voulut qu'une fr�gate anglaise v�nt
reconna�tre l'archipel de la Madeleine. Elle portait � son bord le
nouveau gouverneur du Canada, lord Dorchester, et �tait command�e par le
capitaine Sir Isaac Coffin, qu'on n'avait pas encore jug� � propos de
mettre � la porte de la marine royale[32], pour le r�habiliter plus tard,
en lui donnant le titre de baronnet et le grade d'amiral. Ce jour-l�,
le temps �tait clair, le ciel serein; un soleil chaud et bienfaisant
enveloppait de ses effluves les c�tes et les pics empourpr�s de ces
�les. Toutes les lunettes de la fr�gate �taient braqu�es sur ce paradis
terrestre; celle de Sir Isaac plus encore que les autres. Quand elle eut
scrut� l'horizon, et fouill� � l'aise l'archipel qu'on longeait en ce
moment, l'officier anglais la d�posa gravement sur son banc de quart, et
se tournant vers lord Dorchester, le supplia de lui conc�der les �les
qui gisaient devant lui. Comment refuser quelque chose � un capitaine de
fr�gate, qui n'a cess� de combler pendant toute une longue travers�e,
ses h�tes distingu�s de soins, de grogs et de confort? Le nouveau
potentat promit de faire droit � la requ�te de Sir Isaac; et le 31
juillet 1787, il la lui adressait officiellement. Mais comme l'oubli est
commensal de haut lieu, et hante fr�quemment le cabinet des gouverneurs
et des ministres, ce fut son successeur Robert Prescott qui fit droit �
la demande du capitaine Coffin. Onze ans apr�s, le 24 ao�t 1798 "l'�le �
la Madeleine, l'�le de l'Entr�e, l'�le du Corps Mort, Shag Island, l'�le
de Brion et l'�le aux Oiseaux furent conc�d�es � perp�tuit�, en franc
et commun soccage, � titre de f�aut� � Sir Isaac Coffin et � ses hoirs
et ayant causes". Ce royal cadeau leur �tait fait � la condition, que la
partie de l'�le de la Madeleine, comprenant la pointe nord-est et Old
Harry's Point serait r�serv�e pour le soutien et l'entretien d'un clerg�
protestant dans la province de Qu�bec; et si d'un c�t�, le gouvernement
britannique gardait le droit d'exploiter les mines, d'ouvrir des chemins
et de construire des fortifications, d'un autre c�t� Sir Isaac Coffin
s'obligeait, "sous peine de nullit�, de permettre la libre entr�e et
sortie de ses �les aux sujets anglais qui d�siraient venir y p�cher, et
s'engageait � leur laisser abattre et emporter le bois n�cessaire � leur
chauffage et � l'exploitation avantageuse de leurs p�cheries."

[Note 32: In 1773, Isaac Coffin was taken to sea by lieutenant Hunter
of the _Gasp�_, at the recommendation of Admiral John Montague. His
commander officer said he never knew any young men to acquire so much
nautical knowledge in so short a time. After reaching the grade of
post-captain, Coffin for a breach of the regulation of the service, was
deprived of his vessel, and Earl Howe struck his name from the list of
post-captains. This act being illegal, he was reinstated in 1790. In
1804, he was made a baronet, and in 1814 became a full admiral in the
British navy.

Drake--_Nooks and corners of New England coast_ p. 342.]

Peu soucieux des droits des premiers colons, le gouvernement anglais
venait de commettre un acte d'irr�parable injustice. Il frappait � mort
le d�veloppement et l'avenir de ce ravissant archipel, que le matelot
appelle dans son langage pittoresque, le Royaume du Poisson. Aussi,
depuis cette fatale date du 24 ao�t 1798, les habitante de la Madeleine,
sachant qu'ils ne peuvent poss�der leurs terres, ne se livrent qu'au
travail n�cessaire pour les faire vivre, et ne connaissent que par
oui-dire les jouissances de la propri�t� et l'amour du sol.

Un aussi triste �tat de choses devait finir par �mouvoir le gouvernement
de la province de Qu�bec. Soixante-seize ans apr�s la concession de ces
�les, un bureau fut charg� par le parlement, de s'enqu�rir de la tenure
des terres de l'archipel. Cinquante-deux habitants de la Madeleine
s'empress�rent de r�pondre � la s�rie de questions imprim�es que
l'on avait fait distribuer � la population. Les uns demeuraient dans
l'archipel depuis vingt-cinq, trente-cinq et quarante-cinq ans; d'autres
depuis cinquante, cinquante-trois et soixante ans. Un seul, M. Jean
Nelson Arseneau, y �tait n�; et le doyen des r�sidents se trouvait �tre
M. Bruno Terriau, qui habitait ce groupe depuis soixante-seize ans. Tous
d�claraient qu'ils occupaient des lots comme locataires, en vertu de
baux emphyt�otiques, et leurs r�ponses portaient � la connaissance du
gouvernement de curieuses r�v�lations.

Ainsi, quelques colons avaient des billets de simple location qui leur
donnaient droit d'obtenir un bail du propri�taire, tandis que d'autres
avaient un bail de quatre-vingt-dix neuf ans. Ceux qui �taient porteurs
d'un bail de cinquante-deux ans, pouvaient le faire durer; et les
d�tenteurs d'un bail de dix ans �taient en droit d'exiger un bail
perp�tuel du propri�taire. Ce dernier mode semble ne plaire que
m�diocrement aux agents de l'amiral Coffin. Chacun s'accorde � dire
qu'il tend � dispara�tre peu � peu: car chaque fois que l'occasion s'en
pr�sente, ces employ�s �changent contre d'autres les baux de dix ans.

G�n�ralement, ces contrats de louage renferment des clauses qui
permettent au seigneur de l'archipel de reprendre ses terres, de jouir
de leur am�lioration, et de s'emparer sans remboursement, des b�timents
et de la maison du locataire, si par malheur ce dernier n'a pu ex�cuter
les clauses de son bail. C'est ainsi que deux des descendants des plus
anciens pionniers des �les de la Madeleine, Louis Boudraut et Fran�ois
Lapierre, furent oblig�s--apr�s bien des ann�es de travaux et de
privations--d'abandonner � l'amiral Coffin la terre o� avaient v�cu
leurs anc�tres, et que leurs enfants avaient am�lior�e de leur mieux.
C'est ainsi que Fabien Lapierre faillit �tre d�pouill� de tout son
avoir. Cet homme s'�tant d�cid� � partir, en 1863, pour explorer la
c�te nord du Labrador, avait laiss� une terre qu'il occupait depuis
vingt-cinq ans, aux soins de deux de ses compatriotes, Basile Cormier et
Emile Morin. Ils devaient en jouir � la condition de l'entretenir, de
payer la rente et de la lui remettre lors de son retour. Pendant la
premi�re ann�e tout alla pour le mieux. L'agent avait consenti �
recevoir la redevance des deux mandataires de Lapierre: mais d�s
le commencement de la deuxi�me ann�e, il refusa leur argent, prit
possession de la terre, en faucha le foin, ouvrit de force la maison de
l'absent, y mit sa r�colte, qu'il n'emporta qu'en hiver, puis vendit le
tout, terre et d�pendances � D�sir� Giasson. L'ann�e suivante, Lapierre
revint et r�clama. En r�ponse, l'agent de l'amiral Coffin le mena�a de
l'emp�cher de couper du bois, et lui fit dire que s'il continuait � se
plaindre, il le ferait chasser du pays. A force de supplications, ce
pauvre homme aid� par les conseils de son cur�, l'abb� Boudreault,
finit par recouvrer la moiti� de sa terre, � la condition toutefois de
consentir � un nouveau bail qui l'obligeait � payer annuellement un
schelling par arpent.

Quant � l'autre moiti� de son bien, elle �tait rest�e, et est encore en
la possession de l'acheteur Giasson qui s'en �tait l�galement empar�
moyennant la somme de cinq louis [33]. On comprend le malaise que pareil
r�gime doit faire peser sur l'archipel; et quelques-uns des habitants
secouant leur torpeur, all�rent jusqu'� contester devant la cour de
circuit de la Madeleine la validit� des titres de l'amiral Coffin. Les
uns plaidaient prescription. D'autres all�guaient l'ill�galit� des baux
et leur tenure on�reuse, contraire � la colonisation et au progr�s des
�les. Les plus philosophes racontaient, que pendant pr�s d'un si�cle
leurs a�eux avaient cultiv� en pleine propri�t� ces m�mes terres, que
leurs descendants et leurs h�ritiers l�gitimes n'occupaient plus que
comme simples locataires; tandis que les plus normands assuraient, qu'on
avait d� consulter les anc�tres, et que ces derniers n'avaient jamais
consenti de titre � l'amiral Coffin. Toutes ces r�clamations ne
servirent � rien. La cour d�cida en faveur du propri�taire; et comme il
arrive presque toujours, les plaideurs qui avaient peut-�tre une chance
en appelant de ce jugement, ne purent faute de moyens p�cuniaires,
s'adresser � un tribunal plus �lev�. Les choses reprirent donc leur
Cours.

[Note 33: L'imagination n'entre pour rien dans ces r�cits. Je ne fais
qu'analyser, les r�ponses aux questions pos�es par le comit� charg�
de s'enqu�rir de la tenure des terres dans les �les de la
Madeleine--1874--_Vide_ p. 26 et 27.]

L'apathie et le d�couragement r�gn�rent alors en suzerains sur ces �les,
qui n'attendent que l'av�nement d'un nouveau r�gime, pour devenir
un grenier d'abondance, un entrep�t de richesse. Les locataires
continu�rent � payer les contributions locales et scolaires, pendant que
leur seigneur et ma�tre percevait rigoureusement les rentes annuelles
de ses terres; rentes exorbitantes, lorsqu'on les compare � celles des
terres en ce pays. N�anmoins, au milieu de ce sourd m�contentement,
quelques anciens colons trouvent le moyen d'�tre satisfaits de leur
position. Plusieurs d'entre eux ont cent acres en �tat de culture, pour
lesquels ils ne payent annuellement que quinze shillings, ou un quintal
de morue. Ce sont les rois de l'archipel ceux-l�, et ils font bien des
envieux autour d'eux; car, un jeune colon qui d�sirerait louer la m�me
�tendue de terre inculte et d�bois�e, serait oblig� de donner vingt
piastres chaque ann�e. En remplissant cette condition, ce dernier
devient alors locataire. Pendant quelque temps la jeunesse, l'ambition,
l'amour du travail d�cupleront ses forces. Sous le soc de sa charrue,
ces landes d�sertes deviendront des champs fertiles. La p�che viendra
combler son d�ficit. Il pourra vivre convenablement et sera heureux
autant que peut l'�tre un locataire. Mais viennent les mauvais jours;
que la rente soit en retard; alors arrivent les menaces de l'agent. Le
d�mon de l'expropriation plane sur la petite propri�t�; et il ne reste
plus au malheureux travailleur, que l'exil ou la servitude.

Il ne faut pas s'�tonner, si presque toute cette population qui,
ailleurs, serait entreprenante et riche, demeure ici dans le
demi-sommeil et dans la pauvret�. Les �trangers fuient ce nid de
f�odalit�, et un n�gociant am�ricain venu il y a quelques ann�es visiter
l'archipel, dans le but d'y fonder un �tablissement de p�che, de
la valeur de $80,000, s'en retourna d�go�t�, disant � qui voulait
l'�couter:

--Mon p�re a fui l'Irlande pour ne plus entendre parler du vieux r�gime
emphyt�otique. Ce ne sera pas son fils qui remettra un pareil gouffre
sur le chemin de ses petits enfants.

Ces vexations ont eu pour r�sultat d'�tablir un fort courant migrateur
entre le Labrador et l'archipel. Plus de trois cents chefs de famille
ont quitt� les �les et sont all�s fonder � K�kaska, � Natashquouan, �
la Pointe-aux-Esquimaux, d'importants groupes de la race fran�aise. Ces
d�parts ont affaibli d'autant la population des �les de la Madeleine.
Tous les ans, grand nombre de compatriotes viennent � leur tour
rejoindre ceux qui sont partis; et d�j� l'on pr�voit dans un avenir
assez rapproch� la d�sertion compl�te de l'archipel. Pour rem�dier � ce
triste �tat de choses, il n'y a qu'un moyen � prendre. Tous ceux qui
ont �t� consult�s par la commission parlementaire sont unanimes �
le sugg�rer. Le gouvernement de Qu�bec doit acheter les droits du
propri�taire, et l'un des colons les plus respect�s de l'archipel,
M. Painchaud, n'h�site pas � affirmer que sous ce nouveau r�gime, un
huiti�me des habitants paierait de suite, et affranchirait aussit�t les
terres de toutes redevances seigneuriales.

Mais cette longue digression, n�cessaire pour bien faire comprendre la
position anormale de ces insulaires, me fait oublier les quelques
heures charmantes que nous devions passer au petit village acadien de
l'Anse-�-la-Cabane. Le premier compatriote qui nous y accueillit � bras
ouverts, fut un brave charpentier du nom de Migneault. Dans sa joie, il
voulut nous faire conna�tre de suite le patriarche de l'endroit, et
nous conduisit � la maison de M. Vigneault. Ce dernier �tait un beau
vieillard, �g� de quatre-vingt-dix ans. Il virait au milieu de sa
famille. Ses deux fils �taient venus se b�tir de chaque c�t� du toit
paternel; et pendant de longues ann�es, tous ensemble, ils avaient
savour� la douce v�rit� du commandement du Seigneur:

--P�re et m�re tu honoreras afin de vivre longuement.

Un voile de tristesse devait pourtant tomber, un jour, sur ce bonheur
terrestre. Le soir o� nous le v�mes pour la premi�re fois, le p�re
Vigneault avait perdu sa franche gaiet�. Il �tait pensif. Ses yeux
rougis par les larmes plut�t que par l'�ge, erraient douloureusement
sur le havre; et � travers la fen�tre, ils suivaient anxieusement les
manoeuvres d'une petite go�lette qui venait d'appareiller, et qui finit
par dispara�tre dans les demi-teintes du cr�puscule. H�las! son fils
D�sir� �tait � bord. En compagnie de douze familles acadiennes, il
s'en allait demander au sol des Sept-Iles ces plaisirs inconnus de
la propri�t�, qu'il troquait contre les douces joies de la maison
paternelle.

M. Vigneault �tait n� � Saint-Pierre de Miquelon, o� son p�re �tait
arriv�, Dieu sait comment, apr�s avoir fait partie de cette malheureuse
colonie acadienne qui, lors de sa cruelle dispersion par les Anglais,
vit ses rejetons �parpill�s aux quatre vents des cieux. Plus tard,
il �tait venu aux �les de la Madeleine, o� � force de travail et
d'intelligence il s'�tait cr�� une aisance relative. Son �ge, sa longue
exp�rience, son esprit ferme et lucide, ses bonnes mani�res, lui
conciliaient le respect et la confiance de tout le monde. Ici, les
d�cisions du p�re Vigneault �taient respect�es � l'�gal de celles que
donnent ailleurs le juge ou le cur�.

Ce fut dans son hospitali�re maison que mon oreille fut frapp�e pour
la premi�re fois par l'intonation que les Acadiens donnent � la langue
fran�aise. Un �tranger qui se m�lerait � leur conversation, se croirait
transport� en Gascogne, et se figurerait entendre causer des Bordelais.
Ainsi, ces braves gens diront une _fo�_ pour une fois. Le mot ann�e se
prononcera chez eux _�n�e_, tout comme sur les bords de la Garonne. Un
cheval devient un _gueval_ au pluriel, et un _chevau_ au singulier;
puis, ils font un assez grand abus des "_j'�tions_," des "_je
pourrions_," et des "_je pensions_".[34] Leurs moeurs sont simples
et douces. Ils vivent surtout de p�che, et s'occupent quelque peu
d'agriculture. Comme caboteurs, ils n'ont pas leurs ma�tres au monde,
et ils peuvent donner des points aux plus habiles chasseurs et aux plus
patients p�cheurs. L'un des habitants de l'�le, M. Fox, interrog� sur
les particularit�s distinctives du caract�re acadien, r�pondait � la
commission parlementaire:

--Le caract�re particulier du peuple acadien est de vivre sur mer.

[Note 34: Dans une notice sur le patois saintongais que vient de
publier la "_Revue des langues Romanes_" de Montpellier, je trouve ce
curieux passage:

"Les noms qui, en fran�ais, se terminent en _al,_ font _au_ en
saintongais, pour ces deux nombres: le _chevau_, _l'animau_, _in
j�rnau._ (Ancien fran�ais; _li chevaus_ (sujet du verbe); le cheval
(r�gime) pluriel _li cheval_ (sujet), les chevaux (r�gime).)

"Quelques paysans de la Saintonge pour faire les muscadins disent aussi,
_d�s cheval, d�s journal_.

"On conna�t la le�on de beau langage donn�e par un paysan � son fils qui
revient de la ville--"_Qu'as-tu vut de jolit, drole?--P'pa j'ai vui d�s
chevau superbes.--Dis donc cheval, animau._

Grand nombre de Canadiens et d'Acadiens tirent leur origine du pays
d'Annis et de la Saintonge, cette terre aim�e, qui a vu na�tre Samuel de
Champlain.]

Ces mots, sont � eux seuls une d�finition.

D�s le petit jour, quand la saison de p�che est venue, vous voyez
l'Acadien faire sa pri�re, mettre gaiement sa berge en mer, gagner les
fonds � morue qui se trouvent � trois, quatre et quelque fois � six
milles au large. L�, il ne cesse d'agiter sa ligne � l'eau, de la
retirer, de la bouetter, et de la reconfier aux profondeurs de la mer,
jusqu'� ce que son embarcation soit pleine de poissons. Alors les voiles
se hissent. On regagne la gr�ve. Quelques quarts-d'heure suffisent pour
trancher la morue que l'on vient de capturer; puis on rem�te la berge,
elle glisse de nouveau vers son poste de p�che, et on r�ussit ainsi �
faire quelquefois trois ou quatre voyages par jour. Pendant tout ce
temps, un morceau de galette, un biscuit ou une miche de pain--quand il
y en a--suffit pour entretenir la vie de ce robuste p�cheur. L'Acadien
est l'homme le plus frugal que je connaisse; il se contente, au milieu
de tous ces p�nibles travaux, d'une nourriture que d�daigneraient la
plupart des mendiants de nos villes.

La p�che de la morue, avec celle du hareng et du maquereau, constituent
les apports de la campagne d'�t�. Quant � celle d'hiver, elle se fait
pendant les mois de mars, avril et mai. Alors commence la chasse au
loup-marin. Divis�s par groupes de six ou dix hommes, vous voyez les
Acadiens arm�s de cordes et de b�tons, prendre le pas gymnastique, et
franchir en courant des distances de dix � douze milles, avant d'arriver
sur le terrain de chasse. Pour y parvenir, il a fallu sauter par-dessus
les crevasses et les profondes fissures des champs de glace, ou prendre
la banquise par escalade. Mais qu'est-ce que tous ces dangers, au prix
des plaisirs que va leur donner la chasse qui les attend? Les loups
marins ne sont-ils pas l�, derri�re cette muraille glac�e, qui se
pr�lassent en famille? Et comme une trombe, les Acadiens arrivent sur
les malheureux phoques qui ne se doutent de rien. Le massacre commence,
au milieu des cris et des g�missements. Quand chacun a sa part de butin,
les chasseurs reprennent la route du village, tra�nant leur proie
derri�re eux; et ils sont pr�ts � recommencer leurs courses, tant que
durent le jour et la bonne chance.

N� sur les bords de la mer, habitu� � ses caprices, � ses caresses et �
ses col�res, le peuple acadien voit en elle son v�ritable domaine. Et�
comme hiver, il ne cesse de se confier, � elle. La mer, fid�le � cette
longue amiti�, ne cesse � son tour, de les combler de ses in�puisables
g�n�rosit�s.

Nous venions de ravitailler l'Anse-�-la-Cabane, et comme la nuit �tait
survenue, il nous y fallut attendre le jour, pour d�barquer plus
commod�ment les provisions destin�es au phare de l'Entr�e. Au soleil
levant, nous �tions d�j� emboss�s par le travers de cette �le, dont les
pics escarp�s ont cette couleur rouge�tre particuli�re au groupe de
la Madeleine; et bient�t, les uns �taient � m�me de fouler ces gazons
plantureux, o� ruminait une magnifique race de moutons, pendant que ceux
qui �taient rest�s � bord, s'amusaient � contempler le paysage. Sur
notre avant se dessinait le petit village d'Amherst, group� autour de
son �glise. A tribord, on apercevait le Havre-aux-Maisons; et tout
autour de nous croisait une flotte de quatre cents go�lettes, qui
couraient le maquereau, toutes voiles dehors. Certes, Gudin n'aurait
pu demander une marine plus pittoresque, pour la fixer sur une de ses
toiles immortelles.

De l'�le d'Entr�e nous devions nous rendre � l'�le de la Pierre
Meuli�re[35]. Nous profit�mes de ce point d'arr�t pour nous faire
d�barquer au petit quai de la maison Leslie, qui tient l� un magasin
d'approvisionnement assez consid�rable. La foule encombrait ce comptoir,
et rien d'amusant comme d'entendre ses colloques avec les commis de M.
Leslie. C'�tait � qui se montrerait le plus normand en affaires. Les
femmes braillaient surtout dans cette lutte pacifique. Tout en suivant
de pr�s leurs petites transactions, elles ne perdaient pas une maille
du tricot qu'elles tra�nent ici, partout o� elles vont. Modestes,
intelligentes, pieuses, d�vou�es, les Acadiennes sont vraiment dignes du
nom de femmes. Elles n'appartiennent gu�re � cette cat�gorie du sexe qui
faisait dire � Buchamore--un type r�ussi de vieux grognard, invent� par
Alfred Assollant:

--"Je n'aime pas ces demoiselles qui ne savent rien faire que se peigner
tout le jour, se regarder dans une glace, essayer des robes, faire des
grimaces, mettre des gants et parler du bout des l�vres comme si l'on
n'�tait pas digne de les entendre, ou d'une voix tant�t plus flut�e que
celle des serins et tant�t plus aigre que celle des pie-gri�ches.
�a, c'est des b�casses, comme disait mon vieux cur�. �a ne sait pas
travailler, �a ne sait pas s'occuper, �a ne sait pas penser, �a ne sait
que faire de ses dix doigts. Quand c'est riche, �a ennuie son mari et
ses enfants. Quand �a n'a pas d'argent, �a ne trouve pas de mari, o� si
�a en trouve, �a grogne, �a se f�che, �a ennuie tout le monde, et tout
le monde s'en va."

[Note 35: Les Anglais la nomment Grindstone Island.]

Au milieu de la cohue qui encombrait la maison Leslie se trouvait, un
vieillard, n� � Saint Roch de Qu�bec, et qui habitait l'�le de la Pierre
Meuli�re depuis soixante-sept ans. Il s'appelait M. Thorn, et avait
laiss� au pays un fr�re, dont il �tait sans nouvelles depuis fort
longtemps. Pendant que nous causions ainsi des absents, notre ing�nieur,
M. Barbour, vint nous pr�venir qu'il allait visiter le phare du Grand
Etang du Nord. Je devais l'accompagner, mais nous ne p�mes trouver
de voitures, et je regrette encore aujourd'hui la perte de la seule
occasion qu'il m'ait �t� donn� de pouvoir �tudier, et observer les
moeurs de ces campagnes, o� vit, travaille, et meurt une des populations
les plus honn�tes de la terre.

On m'apprit ici que l'archipel de la Madeleine se compose d'�cueils, et
qu'� part de Brion et du Rocher-aux-Oiseaux, il compte six �les qui se
nomment le Corps-Mort, Amherst ou l'�le Aubert, la Pierre-Meuli�re,
l'�le d'Entr�e, Allright et la Grosse Ile. Ces groupes pr�sentent
ensemble une superficie d'� peu pr�s 55,400 acres qui, suivant le
recensement de 1871, est habit�e par une population de 3,172, dont
2,883 Acadiens. Les r�cifs les plus � craindre sont--au dire des
p�cheurs--ceux de la Pierre du gros Cap, de la Perle, d'Allright, du
Cheval Blanc, les bancs de Colombine et l'�cueil de Doyle. Ce dernier
n'a que trois encablures de long sur une demie de largeur, et c'est l�,
m'assure-t-on, que des navires courant sous la brise ont soudainement
disparu aux yeux de plusieurs de mes interlocuteurs. Quant aux courants,
ils sont tellement irr�guliers, qu'on me fit la m�me r�ponse donn�e
jadis � l'amiral Bayfield, et que personne ne put me dire pr�cis�ment
leur vitesse et leur direction.

A ces renseignements g�ographiques et hydrographiques venaient se m�ler
les plaintes et les confidences d'un chacun. Tous regrettaient le
d�boisement des �les. Priv�es de bois de construction, elles sont
maintenant en train de voir dispara�tre leur maigre bois de chauffage.
Chacun avouait que son voisin se tirait d'affaire comme il le pouvait,
faisant feu de tout, et d�truisant la for�t sans discernement. Quelques
uns m�me finissaient leurs dol�ances, en proph�tisant que dans vingt ans
il n'y aurait plus une seule broussaille sur l'archipel, et qu'alors on
serait oblig� de faire venir � grands frais du charbon de terre de la
Nouvelle-�cosse et du Cap-Breton. Puis, la grande question du chauffage
�puis�e, arrivaient les observations g�n�rales. Celui-ci d�sirerait voir
inaugurer une meilleure tenure de terre dans les �les; celui-l� aurait
aim� que le propri�taire prot�ge�t plus efficacement son locataire; un
troisi�me se plaignait am�rement d'�tre sans nouvelles depuis le mois de
novembre jusqu'au quinze de mai, et plus longtemps encore.

--Si au moins, disait-il en secouant tristement sa pipe, nous avions des
communications t�l�graphiques avec la terre ferme?

--Bah! des moulins � farine et des moulins � �toffes sont encore plus
n�cessaires que ton t�l�graphe, r�pliquait dans un coin, un p�cheur,
plus positif que ce r�veur. A ta place je m'en contenterais.

--La belle affaire que tes moulins! pour les construire il faudrait
peut-�tre se faire taxer, et je m'en tiens � ce que me font payer les
commissaires d'�coles; un par cent, et quelquefois un et demi.

--Encore si le propri�taire nous montrait l'exemple, et payait comme
nous, r�pliquait le p�cheur positif.

--Pas si-b�te, Ev�. Il se tient au courant des nouvelles, et lit ses
journaux dans son h�tel de Londres, pendant que pour rencontrer notre
taxe municipale, nous donnons nos deux jours de travail sur les chemins
publics, ou que nous payons quatre-vingts cents par jour pour chaque
chef de famille.

Une fois sur la taxe, les conversations mena�aient d'aller loin, lorsque
l'ing�nieur, M. Barbour, fit son apparition au milieu du groupe. Il
�tait temps de se rembarquer. Nous sort�mes du magasin Leslie, pendant
que tout le monde se d�couvrait sur notre passage; et une chaude poign�e
de main nous s�para pour la vie de ces braves gens.

Le _Napol�on III_ �tait d�j� sous vapeur. Comme le temps �tait splendide
et que la besogne avait �t� promptement exp�di�e, le capitaine, mis
en belle humeur par ces bonnes choses, voulut nous permettre d'aller
reconna�tre le fameux rocher du Corps-Mort, qu'au mois de septembre
1804, Moore a chant� dans ses plus beaux vers. Nous pr�mes donc par la
passe de Sandy Hook, et en contournant l'�le d'Amherst, nous ne p�mes
nous emp�cher d'admirer la beaut� du paysage qui d�filait sous nos yeux;
et de nous demander pourquoi ces ravissants endroits n'�taient pas plus
fr�quent�s par les touristes. Comme place d'eau, si les �les de la
Madeleine n'avaient pas � lutter contre l'�le du Prince-Edouard, elles
seraient sans rivales dans le golfe Saint-Laurent. Les points de vues y
sont superbes; le gibier y abonde, et elles r�servent � l'amateur, en
qu�te de poissons, d'in�puisables �ditions de la p�che miraculeuse,
qu'il peut renouveler � loisir dans les baies et des havres
admirablement dispos�s pour les courses de yacht et le sport maritime.

Pendant que nous causions de toutes ces merveilles ignor�es, le
Corps-Mort se dessina par le travers de notre hanche de tribord.
Vraiment, le langage populaire lui avait bien donn� le seul nom qu'il
p�t porter; car, vu de cette distance, il ressemblait � s'y m�prendre au
cadavre d'un matelot flottant au gr� des vagues. Involontairement je me
rappelai alors _l'Ile des Morts_, ces belles strophes qu'un de nos bons
po�tes canadiens, James Donelley, avait imit�es de Thomas Moore: [36].

  See you, beneath you cloud so dark,
  Fast gliding along, a gloomy bark?
  Her sails are full, though the wind is still,
  And there blows not a breath her sails to fill!

  Oh! what doth that vessel of darkness bear?
  The silent calm of the grave is there,
  Save now and again a death-knell rung,
  And the flap of the sails with night-fog hung?

  There lieth a wreck on the dismal shore
  Of cold and pitiless Labrador;
  Where, under the moon, upon mounts of frost,
  Full many a mariner's bones are tost!

  You shadowy bark hath been to that wreck,
  And the dim blue fire, that lights her deck,
  Doth play on as pale and livid a crew
  As ever yet drank the church-yard dew!

  To Dead-man's Isle, in the eye of the blast,
  To Dead-man's Isle she speeds her fast,
  By skeleton shapes her sails are furl'd,
  And the hand that steers is not of this world!

  Oh! hurry thee on--oh! hurry thee on,
  Thou terrible bark! ere the night be gone;
  Nor let morning look on so foul a sight
  As would blanch for ever her rosy light!

[Note 36: Voil� les vers de Moore. Ils sont intitul�s: _"Written on
passing Dead-man's island, in the Gulf of Saint Lawrence, late in the
evening, September, 1804"_.]

  Ami, vois-tu l�-bas, sous ce nuage sombre,
  Cet �trange vaisseau qui s'avance dans l'ombre,
  Et qu'un souffle inconnu fait bondir sur tes eaux?
  D'un vent myst�rieux ses voiles semblent pleines!
  Et pourtant les z�phirs retiennent leurs baleines:
  Dans un calme profond au loin dorment les flots.

  Qu'a-t-il donc � son bord ce vaisseau des t�n�bres?
  Il porte du tombeau tous les signes fun�bres;
  Un silence de mort sur les ondes le suit.
  Seul un glas triste et lent parfois s'y fait entendre,
  Avec un battement des voiles que fait pendre
  L'humide pesanteur des brumes de la nuit.

  Au milieu des rochers de la st�rile plage
  Gisent des os blanchis, jet�s par le naufrage,
  Sous les brouillards �pais du sombre Labrador.

  La lune, en �clairant ces lieux impitoyables,
  D�couvre avec horreur ces restes lamentables,
  Que les flots irrit�s se disputent encore.

  C'est l� que cette barque en sa course nocturne
  Va cueillir en passant la troupe taciturne
  Qui semble maintenant � son bord se mouvoir.
  Une flamme bleu�tre � demi les �claire,
  Et jamais la ros�e, au morne cimeti�re,
  Ne tomba sur des fronts plus livides � voir.

  C'est � l'Ile-des-Morts qu'un vent fatal les guide!
  C'est-�-l'Ile-des-Morts que s'avance rapide
  Cette ombre de vaisseau par des ombres conduit
  Des squelettes sont l�, d�roulant � la brise
  La sinistre voilure; une forme ind�cise
  Debout veille � la poupe, et la barque ob�it!

  Fuis, � barque terrible! � barque de myst�re!
  Fuyez pendant que l'ombre enveloppe la terre.
  Fant�mes de la nuit, rentrez vite au cercueil,
  De peur qu'� votre aspect la jeune et tendre aurore
  Ne d�pouille son front de l'�clat qui le dore,
  Et se cache � jamais sous un voile de deuil.

Quel contraste entre le _Napol�on III_ et ce vaisseau fant�me que venait
de faire surgir, � la vue du Corps Mort, la puissante imagination du
po�te. Son taille-mer fermement pos� sur la vague, ses tuyaux, ses
vergues et son pont inond�s par les feux du soleil couchant, notre
steamer venait de jeter en poupe l'�le des Morts, et la proue tourn�e
vers la Nouvelle-�cosse, il courait rapide vers Pictou, o� nous allions
oublier pour quelques jours ces �cres parfums de la mer que nous venions
de humer, les paysages et les bonnes gens que nous venions de voir, pour
respirer la poussi�re des villes et go�ter aux fades douceurs de la
civilisation.

FIN



  TABLE DES MATI�RES

  I.--En descendant le fleuve.

  II.--L'Exp�dition de l'amiral Walker.

  III.--Au milieu du golfe.

  IV.--L'Ile d'Anticosti.

  V.--L'Archipel de la Madeleine.






End of the Project Gutenberg EBook of Les �les
by Narcisse-Henri-�douard Faucher de Saint-Maurice

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