The Project Gutenberg EBook of Les �les by Narcisse-Henri-�douard Faucher de Saint-Maurice This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les �les Promenades dans le golfe Saint-Laurent: une partie de la C�te Nord, l'�le aux Oeufs, l'Anticosti, l'�le Saint-Paul, l'archipel de la Madeleine Author: Narcisse-Henri-�douard Faucher de Saint-Maurice Release Date: January 28, 2005 [EBook #14828] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES �LES *** Produced by Wallace McLean, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Canadian Institute for Historical Microreproductions. BIBLIOTH�QUE RELIGIEUSE ET NATIONALE. APPROUV�E PAR Mgr L'�V�QUE DE MONTR�AL. 2i�me S�RIE IN-8. NEUVI�ME �DITION. MONTR�AL, LIBRAIRIE SAINT-JOSEPH CADIEUX & DEROME. [Illustration: F. Emmanu�l Crespel, R�colet] FAUCHER DE SAINT-MAURICE. LES ILES PROMENADES DANS LE GOLFE SAINT-LAURENT UNE PARTIE DE LA C�TE NORD.--L'ILE AUX OEUFS. L'ANTICOSTI.--L'ILE SAINT-PAUL.--L'ARCHIPEL DE LA MADELEINE. I. EN DESCENDANT LE FLEUVE. Il me semble encore que les choses que je vais vous raconter se passaient hier; et d'ici, je revois le quai de la Reine tout encombr� de pesants colis, de cha�nes d'ancres, de rouleaux de c�bles, au milieu desquels chuchotaient, riaient et discutaient, bruyants matelots, gens d'affaires et amis venant serrer la main et souhaiter un heureux retour � ceux qui s'embarquaient. Le steamer sur lequel nous partions �tait de la taille d'un aviso de premi�re classe, fortement membr�, un peu �troit, ce qui--pour les novices--lui faisait trop pr�ter la bande au roulis, mais � premi�re vue il promettait de se bien d�fendre � la mer, promesse qu'il nous a noblement tenue. Dans sa cale, sur son pont, le long de ses passerelles, sur son gaillard d'arri�re, s'�talait la plus �trange des cargaisons, et dans ce pand�monium indescriptible s'�tait donn� rendez-vous tout ce qui peut servir � un homme qui, sept mois sur douze, se donne le luxe de vivre comme Robinson Cruso�, loin de toute distraction, de toute amiti�, de tout secours humain. Le _Napol�on III_ partait ce matin-l� pour ravitailler les phares de la c�te et du golfe Saint-Laurent. Dans les flancs de sa sainte-barbe sommeillaient dix mille livres de poudre � canon qui--affaire nerfs probablement--m'ont toujours sembl� �tre un voisinage peu rassurant pour une centaine de barils de p�trole que nous avions � fond de cale. Des quarts de porc sal� et de farine, des ballots de marchandises, des caisses d'�piceries balanc�es lourdement au crochet d'un fort palan, descendaient et disparaissaient par les �coutilles, pendant que sur le pont on rangeait des cages � poules non loin de deux vaches qui ruminaient m�lancoliquement au pied du grand m�t, en songeant � ces vertes prairies des plaines d'Abraham qu'elles allaient �changer contre les brouillards de l'Anticosti. Un cochon, insoucieux de son sort, se frottait le dos sur l'aff�t d'un canon, regardant d'un air satisfait un groupe de matelots qui jetaient de grosses toiles cir�es sur des balles de foin destin�es � �tre expos�es � l'air, pendant que des camarades empilaient des planches et des bardeaux le long des bastingages. Sur la dunette, une charrette donnait l'accolade � une baleini�re. Partout ce n'�tait que chaos, bourdonnement et travail. L'�quipage soigneux et attentif s'empressait de mettre la derni�re main aux pr�paratifs du d�part, et l'ordre se faisait vite au milieu de ce tohubohu. Le carr� des passagers faisait bient�t oublier tous ces bruits et cet inextricable fouillis. Le petit salon de l'arri�re �tait simple, coquet avec ses tentures vertes, bien emm�nag�, et son demi-cercle de divan promettait plus d'une bonne heure de sieste aux coureurs et aux travailleurs de la mer. La salle � d�ner o� nous devions passer de si douces soir�es, se montrait propre, bien �clair�e, assez large pour mettre � l'aise quinze personnes. Elle nous permettait d'entrer de plain pied dans des cabines parfaitement ventil�es; et c'�tait plaisir de voir par leurs porti�res soulev�es un lit frais et bien blanc. Tout promettait donc d'aller pour le mieux sur le meilleur des bateaux possibles, et je ne me laissai distraire de toutes ces douces choses que par le premier tour de l'h�lice qui nous entra�nait vers l'inconnu. Le temps �tait superbe, le fleuve calme, mon cigare d�licieux, et tout en jetant un regard � ceux qui restaient et qui agitaient leur mouchoir en signe d'adieu, je me mis � examiner curieusement ceux qui devaient �tre mes camarades de voyage. Sur la dunette se promenait en paletot gris, le binocle gris d'acier � cheval sur un nez passablement rubicond, un homme � favoris gris dont la t�te s'�lan�ait triomphalement hors d'une cravate verte, pour aller s'enfouir sous un chapeau melon. D'une voix b�gayante, mais accompagnant chaque mot d'un coup d'oeil dont la vivacit� suppl�ait aux lenteurs de la parole, il donnait des ordres � un colosse qui, debout sur le gaillard d'avant, la moustache en brosse, le teint h�l�, le nez dans le vent, r�p�tait d'une voix de tonnerre chaque monosyllabe tomb� des l�vres de son sup�rieur. Le monsieur b�gue �tait notre capitaine, un de nos pilotes les plus exp�riment�s: l'homme au torse hercul�en, � la physionomie franche et ouverte qui l'�coutait, n'�tait que premier lieutenant. Rude t�te que celle de LeBlanc, je vous l'assure: il avait le flair des myst�res de l'ab�me, et sentait une caye, un grain ou un danger � dix lieues � la ronde. LeBlanc ne savait ni lire, ni �crire, mais sa vie s'�tait pass�e sur l'oc�an. La mer �tait le livre de cet homme d'airain, et comme la pauvret� et le hasard en lui fermant le chemin de l'�cole l'avaient jet� loin de toutes connaissances humaines, il avait appris seul, et ne connaissait pour camarades de coll�ge que la temp�te et le danger. LeBlanc savait donc par coeur la navigation que nous allions faire, et si de notre �poque personne n'e�t song� � lui pour en faire un chevalier de la Toison d'Or, du temps de Jason il serait pass� d'embl�e amiral, et aurait �t� de force � mener l'exp�dition des Argonautes. A tribord, pr�s du capot d'�chelle, la casquette galonn�e sur le coin de la t�te, l'uniforme boutonn� jusqu'au col, le teint bronz�, le nez en bec d'aigle, l'oeil doux et profond, J�r�me Savard, notre deuxi�me lieutenant, s'occupait � transmettre automatiquement les ordres qui pleuvaient du banc de quart � l'adresse de l'homme � la roue. De la cambuse au capotin qui menait � la salle � manger, notre ma�tre d'h�tel, Rapha�l C�t�, faisait trottiner son gros ventre tout en transportant fines poulardes, langues sal�es et grosses pi�ces de r�sistance. Cela ne l'emp�chait pas, suivant la course qu'il tenait, de lancer un bon mot � William D�ch�ne, le cordon bleu du bord qui suait et soufflait devant ses fourneaux chauff�s � rouge, de saluer obs�quieusement un passager qu'il ne connaissait pas, ou de lorgner d'un oeil de fin connaisseur les meilleurs plats du jour. Gai comme pinson, il commen�ait ce jour l� un service agr�able pour tous et qui ne se ralentit pas une seconde pendant la dur�e de nos trois croisi�res. Ce va et vient de l'illustre Rapha�l faisait pressentir les tintements de la cloche du d�ner. Nous �tions alors par la travers du phare de Saint-Laurent d'Orl�ans, et au moment o� j'allais me lever, j'aper�us dans la direction du sud scintiller au soleil le clocher de la petite �glise de Beaumont. Je n'ai jamais pu regarder ce temple agreste et sans pr�tentions, sans que ma pens�e ne repli�t ses ailes sur elle-m�me. Sous cette vo�te de bois, �toil�e dans le genre du si�cle dernier, dans ces vieux murs de 1732, non loin de ces fonts baptismaux � la balustrade en fer forg� et fleurdelys�, dorment la chair de ma chair, les os de mes os. C'est l� que mes deux fr�res Charles et Pierre et que ma ch�re soeur Jos�phine attendent, calmes et impassibles dans la tombe, le jour o� il sera du bon plaisir de Dieu de m�ler ma poussi�re � leur poussi�re. Personne au milieu de ceux qui prenaient l'air sur le pont et regardaient d'un oeil distrait ce paysage--pour moi le plus aim�, sinon le plus ravissant du monde--ne se serait dout� que j'�tais en frais de broyer du noir, et d�j� autour de moi les manies d'un chacun s'accentuaient. A deux pas de l�, un �tudiant en m�decine, propri�taire d'un �norme colis de drogues o� s'�taient gliss�s une foule d'instruments aussi utiles que d�sagr�ables, t�tait la client�le du bord, parlant du mal de mer � celui-ci, pronostiquant un rhumatisme � celui-l�, faisant � un troisi�me qui l'�coutait d'un air hagard, le r�sum� des premiers soins qu'il fallait donner � un noy�, et pr�venant chauffeurs et matelots qu'il distribuerait _pro bono publico_, tout ce qu'exigent br�lures, contusions ou cassures, enfin toute cette s�rie de surprises qui existent entre le perroquet de hune et l'arbre de couche de l'h�lice. Dans les jambes de ce Samaritain anglais, courait et jasait le plus endiabl� des gamins, _master Birdie_, homme de dix ans aux r�ponses ph�nom�nales, aux th�ories renversantes, qui un jour, � table, se prit � causer d'histoire naturelle avec un joyeux sh�rif de ma connaissance, bel esprit, grand parleur, et certes de fil en aiguille ce ne fut pas ce dernier qui eut le beau r�le dans la discussion. Assis sur un rouleau de chanvre, M. Gagnier, gardien du phare de la pointe aux Bruy�res sur l'�le d'Anticosti, vrai type du canadien des anciens jours, causait � voix basse avec M. Malouin, jeune homme qui �tait parti de San Francisco pour aller embrasser son vieux p�re--autre gardien de phare--et oublier au milieu des joies de la famille sept longues ann�es de travail et d'absence. Un passager d�sol� confiait d�j� tristement � l'un des ing�nieurs qu'il avait eu tort d'oublier son paletot et de partir pour le golfe Saint-Laurent comme on part de chez soi, par une matin�e ensoleill�e, pour faire le tour du Belv�d�re. Un autre, debout pr�s du m�t d'artimon, chauss� dans ses bottes de sept lieues, coiff� d'une casquette aux formes cosmopolites, le lorgnon ferme sous l'arcade sourcilli�re, discutait gravement avec son autre compagnon de route, Ag�nor Gravel, l'importante question de savoir quel �tait le meilleur temps pour prendre en mer le coup d'app�tit, lorsque Rapha�l vint mettre tout le monde d'accord eu sonnant vigoureusement la cloche, et clerc m�decin, hommes de lettres, gardiens de phare, fils de famille et gamin disparurent en un clin d'oeil du pont, pour aller se mettre en rang d'ognons autour de la table hospitali�re du _Napol�on III_. Je n'ai pas besoin de dire que ce premier d�ner fut assez silencieux. Chacun �tudiait la physionomie de son voisin; mais Ag�nor, qui n'y allait jamais par quatre chemins, et avait d�j� la vell�it� de tutoyer le capitaine, eut bien vite fait circuler parmi les convives cette ga�t� chaude et p�tillante qui ne cessa de r�gner entre nous, aux jours de pluie comme aux jours de soleil. C'�tait une singuli�re t�te que cet Ag�nor Gravel, et puisque son nom reviendra souvent sur mes l�vres pendant le r�cit de ce voyage, j'aime autant vous faire son portrait tout de suite. Assez grand, large d'�paules, borgne sans le laisser voir le moins du monde, causeur jovial et bon enfant lorsqu'on lui demandait un service ou une anecdote, saupoudrant le moindre r�cit d'une l�g�re pointe d'exag�ration gasconne, ce qui n'�tait pas d�sagr�able, triste comme un saule pleureur d�s qu'il approchait une plume de l'encrier, Ag�nor avait �t� une foule de choses pendant le cours de sa vie aventureuse. Tour � tour avocat, zouave pontifical, homme de lettres, journaliste, naturaliste, collectionneur, bibliophile, ce nouveau Vichnou avait tout juste conserv� de ses diff�rentes incarnations ce qu'il fallait pour v�ritablement constituer ce qu'on appelle un bon gar�on, trois mots dont on fait de nos jours un usage immod�r�, et que l'on applique trop souvent � tort et � travers au premier venu. Railleur sans fiel, hardi par temp�rament, serviable et discret par go�t, jouissant d'une bonne sant� et de l'_aurea mediocritas_ d'Horace, joyeux, bon, prodigue de tout ce qu'il avait, il prenait la vie comme elle se pr�sentait � lui, sans permettre � l'ambition, � l'exc�s de travail ou � l'envie de lui faire des cheveux blancs, des rides et de la bile avant le temps. Ses ennemis le fuyaient pour ne pas �tre forc�s de devenir ses amis, et sans son incomparable paresse, ma�tre Ag�nor aurait �t� de force � courir apr�s eux, pour se les concilier, en ouvrant la conversation par leur dire tout le mal qu'il pensait de lui, et leur faire part de tout le bien qu'il voulait aux autres. On sait d�j� qu'Ag�nor avait une mani�re particuli�re de s'y prendre pour faire causer les gens; aussi ne faut-il pas s'�tonner si le lendemain de notre d�part, nonchalamment couch�s sur une peau de buffle, la t�te appuy�e sur une bosse de chaloupe, nous �tions d�j� en frais de prendre des notes sur l'int�ressante conversation que nous tenait le gardien d'un des phares de l'Anticosti. Ceux qui sont habitu�s aux petites grandeurs, aux grandes mis�res et aux minces bonheurs des villes, ne sauraient se faire une id�e de la vie que m�nent l�-bas ces braves gens. Oblig�s de faire cuire leur pain, de tailler leurs habits, de travailler � la menuiserie, de chasser, p�cher, �tre � la fois m�decin, calfat, brasseur, que sais-je? l'�t� ils n'ont pour distraction que la culture d'un petit carr� de terre, si toutefois l'avare r�cif le permet, l'hiver que d'interminables pipes fum�es en t�te � t�te avec les �paves arrach�es � la temp�te, et qui flambent tristement dans l'immense �tre en pierre de la cuisine de la tour. Notre interlocuteur, M. Gagnier, �tait, un des privil�gi�s de la bande. Il desservait un phare confortable, spacieux, et lui du moins, pouvait chausser ses raquettes, ou s'acheminer le long des sentiers battus par les ours et les fauves, pour visiter ses voisins et �chapper ainsi, cinq ou six fois l'an, au terrible supplice de l'isolement. --Ah! monsieur, disait-il � Ag�nor, si vous saviez comme la solitude et le silence am�nent l'homme � �tre serviable et � aimer son semblable. Mon plus proche voisin fit un jour trente-cinq milles � pied pour venir m'apporter une lettre. D'ailleurs, ajouta-t-il en clignant de l'oeil, c'�tait un rude jarret que celui de mon comp�re James. Dans un temps de disette il fut onze jours sans pouvoir fumer. Enfin n'y tenant plus, il part, enjambe dix-huit milles par une pluie battante, et me tombe dessus au moment o� j'allais souper. Je veux le forcer � passer des habits secs, et � boire un bon verre de rhum. Le rhum, il l'avala sans se faire prier; mais pour ce qui est des hardes et du souper, il fit la sourde oreille, et se mit � battre le briquet et � fumer avec tant d'app�tit, qu'une demi-heure apr�s, il �tait malade, comme un �colier qui a voulu faire l'homme et s'est imbib� de nicotine. Pauvre James! il devait mourir plus tard d'une maladie bien pire que celle-l�, et en attendant ce fut lui qui entra l'un des premiers dans la maison de Gamache et le trouva mort, �tendu de tout son long sur le plancher, et la main crisp�e sur l'anse d'une cruche de whiskey. --Comment Gamache, l'homme aux relations diaboliques, Gamache le myst�rieux, Gamache le terrible, le grand Gamache buvait autant que cela? fit d'un ton de profonde commis�ration ma�tre Ag�nor, tout en laissant passer un soupir encore tout parfum� par un vieux rhum de Sainte-Croix. --Oui monsieur, puisque c'est ce vice qui l'a tu�, reprit gravement Gagnier. D'ailleurs Gamache n'�tait pas aussi m�chant que nous le fait la l�gende. Basque, mais bon coeur sous sa rude �corce, il s'�tait entour� de myst�re, et se faisait une r�putation de sorcier pour ne pas se voir d�ranger dans cette vie de libert� et d'isolement qu'il aimait autant que sa gourde et son fusil. Puis secouant les cendres de sa pipe par dessus la lisse de plat-bord, notre interlocuteur ajouta: --Nous allons bien, messieurs; voil� que nous sommes d�j� par le travers de la Pointe-�-l'Outarde. Et nous indiquant la terre de la main, Gagnier reprit gravement: --Voyez-vous l�-bas cette maisonnette blanch�tre qui se d�tache sur les tons gris de la c�te? C'est la demeure d'Hawkins, un homme qui a fait une fin bien tragique! Par un de ces temps clairs et froids de d�cembre, il aper�ut un navire abandonn� dans les glaces qui montaient lentement avec le reflux. La batture �tait solide et prise au loin, le temps beau, l'air sec mais sans vent, et, suivi d'un chien, Hawkins partit r�solument et se dirigea vers l'�pave. Malheureusement le long de la route le vent se fit, la neige fouett�e par la brise se mit � poudrer, la mer se prit � travailler sourdement la glace, et bient�t l'infortun� se trouva � la merci d'un �lot flottant. Qu'advint-il? comment et quand le pauvre Hawkins mourut-il? nul ne le sait. Seulement, � quelques jours de l�, sa femme voyait revenir au logis le fid�le terreneuve, portant nou� au cou, en signe d'adieu et de souvenir, le mouchoir de son ma�tre. Le printemps suivant, Hawkins �tait retrouv� au large de la Pointe de Mons, gel�, dans l'attitude de la pri�re, le front, les mains et les genoux scell�s encore � sa banquise solitaire! Pendant que nous �coutions attentivement ces r�cits de la mer, le _Napol�on_ filait joyeusement dans une forte brise de nord-est. La veille, nous avions ravitaill� le Bicquet; aujourd'hui nous courions dans le nord laissant par tribord les c�tes verdoyantes du sud qui, vues de cette distance, paraissent sombres, �lev�es, ne laissant voir �a et l� sur les flancs escarp�s des Schick-Shoacks qu'une �blouissante tache de neige, jet�e l� par l'hiver en signe d'�ternel d�fi au soleil d'�t�. D�j� nous avions entrevu Bersimis avec son joli village et son �glise; vers cinq heures nous doublions la Pointe de Mons[1], et l'approche du phare nous �tait annonc�e, en amont, par deux croix de bois qui abritent des tombes de naufrag�s, et font le plus triste effet sur cette c�te montagneuse et bois�e, tranch�e de fois � autres par des falaises grises, coup�es � pic. [Note 1: La pointe de Mons est ainsi nomm�e en l'honneur de Pierre du Gua, sieur de Mons, l'infatigable explorateur des c�tes de l'Acadie et le fid�le ami de Champlain. L'amiral Bayfield est le seul qui ait maintenu la v�ritable orthographe de ce nom. Presque toutes les autres cartes indiquent ce lieu sous le nom de Pointe des Monts, ce qui est un non-sens topographique.] D�s sept heures du soir la premi�re chaloupe du steamer �tait mise � l'eau, et bient�t nous descendions � terre. Debout sur les galets, le ma�tre de c�ans nous attendait pour nous souhaiter la bienvenue dans son aride domaine, et mettre � notre disposition son fils, dans le cas o� nous aimerions � escalader les huit �tages du phare, solide construction en pierre qui tr�ne majestueusement au milieu de ses d�pendances, de sa poudri�re, et de son abri � canon, et qui, de la hauteur de ses 75 pieds, semble narguer les temp�tes de la rose des vents. Nous profit�mes de la bienveillance de notre nouvel ami, montant, grimpant, soufflant, touchant � tout, demandant des explications sur tout, jusqu'� la minute o� il nous ramena sains et saufs, mais hors d'haleine sur les galets de la gr�ve. Le soleil �tait alors � son couchant, et je n'oublierai jamais le spectacle qui nous ravit ce soir-l�. La tour d�tachait sa fa�ade blanche sur les teintes pourpres de l'occident. Au loin, la mer dormait, et son immense respiration venait mourir au pied des roches moussues que frangeaient de l�gers flocons d'�cume. Debout, dans la porte cintr�e du phare, entour� de sa famille qui l'�coutait anxieuse, Ferdinand Fafard, t�te nue, la main tremblante, lisait d'une voix qui voulait para�tre ferme une lettre que nous lui apportions de l'un de ses fils. Le lecteur pesait gravement chaque mot, savourait � longs traits chaque ligne, s'interrompant pour jeter de temps � autre, par dessus ses lunettes, un regard sur son auditoire attentif. Cette sc�ne touchante aurait m�rit� les honneurs de la peinture. Fermez les yeux et groupez autour de Fafard brunes t�tes de fillettes, jeune homme au teint h�l�, profil de vieille et bonne m�nag�re canadienne; mettez au fond les �pres teintes d'un paysage du Labrador; semez sur l'horizon une poign�e de nuages cuivr�s qui courent vers le couchant; relisez, avant de crayonner, ce que je viens de vous dire plus haut, et vous aurez un tableau vrai, sinon ravissant. --Ah! le manque de nouvelles, nous disait le brave Fafard, c'est ce qui nous rend la vie si triste. J'ai bien l�, ajoutait-il en montrant sa lettre, de quoi me consoler pour quelques jours; mais mon fils Pierre, qu'est-il devenu? Et mon plus jeune fr�re, laiss� malade d�s l'automne dernier, est-il mort? Et ma petite propri�t� du Saguenay, est-elle br�l�e lors des derniers incendies? L'incertitude fait pousser bien des cheveux blancs. Heureux encore si nous n'avons que cela--mais les jours d'hiver se font quelquefois bien longs ici; � preuve ceux de l'an dernier. Figurez-vous que vers la fin de l'automne, d�s les premi�res bord�es de neige, ma famille fut attaqu�e par les fi�vres typho�des. Les d�buts de la terrible maladie eu mirent sept au lit, et bient�t les autres suivirent. J'�tais seul valide. Mon plus proche voisin demeurait � vingt milles, et comme les mauvaises nouvelles n'ont pas besoin d'un fort vent pour �tre port�es au loin, le phare �tait d�j� signal� comme un foyer d'infection aux Indiens qui faisaient un d�tour pour ne pas le trouver sur leur passage. Un seul homme fut touch� de mon malheur. Un matin Laurent Thibeau se pr�senta � ma porte et me fit part de sa d�termination de rester avec moi et de m'aider. Tout alla mieux pour quelque temps; mais comme nous �tions alors aux derniers jours de la navigation, les brouillards et la neige se mirent de la partie, et nous forc�rent de tirer du canon toutes les demies, quelquefois tous les quarts d'heure. Alors la vibration se faisait terrible dans cette tour haute de 75 pieds. Nos malades ne pouvaient la supporter, et avant chaque d�tonation, il fallait monter les cinq �tages du phare transform�s en infirmerie, avertir ces pauvres malheureux, et mettre de la ouate dans les oreilles des plus nerveux. Les jours succ�d�rent ainsi aux nuits sans apporter autre chose que le chagrin, l'inqui�tude et les insomnies. Laurent et moi, nous �tions en train de perdre la t�te; le service du phare et des malades ne se faisait plus que machinalement, lorsque Dieu prit piti� de nous, et dans sa mis�ricorde nous envoya le repos et la joie, en d�terminant une convalescence g�n�rale. Un mois de tranquillit� nous remit frais et gaillards, et comme les grands froids �taient venus, j'eus le plaisir de mener une partie de mon h�pital faire visite � mon confr�re de l'Ile-aux-Oeufs. C'est cette �le qu'il y a l�-bas, � dix lieues sous le vent; le golfe �tait pris en vive glace, et de ma vie je n'ai fait plus belle course en tra�neau. Vous voyez, messieurs, que le bon Dieu nous aime encore, et qu'il ne nous abandonne pas tout � fait, ajouta-t-il sous forme de p�roraison, en versant un verre de champagne � ma�tre Ag�nor, et en lui disant: --Go�tez ferme, M. Gravel, c'est du meilleur. Je l'ai achet� il y a quinze jours d'un de nos p�cheurs de la Trinit�, qui en a sauv� bien d'autres du malheureux naufrage du navire marseillais du capitaine Figueron, venu � la c�te en septembre pass�. Puis, comme nous faisions mine de nous retirer: --Allons, messieurs, une nouvelle tourn�e � votre prompt retour et � votre bonheur. Quant � vous autres, mes gars, mettez le petit canot � la mer, et faites un brin de conduite � la chaloupe de ces messieurs. Peut-�tre, avant que l'ancre du _Napol�on_ ne soit lev�e, auront-ils le temps de trouver dans leurs cabines quelques vieux journaux de par chez nous. Ici, les morceaux en sont bons � lire. Et ce fut ainsi que par un beau clair de lune, sur une mer splendide, nous quitt�mes Ferdinand Fafard de la Pointe de Mons, enchant�s de notre nouvelle connaissance, et joyeux d'avoir caus� avec lui et de lui avoir donn� une bonne minute de distraction. Nos rameurs glissaient gaiement sur le flot, qui s'ouvrait pour nous laisser passer. Au loin, on entendait les ronflements d'une baleine qui venait respirer � la surface: sur nos t�tes une aurore bor�ale s'amusait � couler des tuyaux d'orgue pour les refondre ensuite, et de la terre le grand cyclope de pierre nous regardait aller et dispara�tre. Ag�nor en ce moment eut une inspiration. Sa m�moire �tait implacable, et il se mit � d�clamer aux matelots �bahis le commencement du beau travail de Paul Parfait sur le phare. --"A l'heure o� le soir tombe, invariablement il s'allume; peu � peu l'ombre enveloppe sa tour blanche et l'on ne voit plus surgir au loin qu'un point brillant, �toile factice pos�e par la main de l'homme au bord des flots. Que la nuit soit claire ou sombre, calme ou tumultueuse, l'�toile luit toujours de son �clat doux, paisible, immuable, pour ne s'�teindre qu'avec le retour de l'aube. Qui pourrait consid�rer sans �motion cette lueur perdue dans l'espace, en songeant que c'est elle qui, � travers les brumes, sous la pluie qui fouette et le vent qui fait rage, trace au navigateur sa route, lui marque les �cueils � �viter ou la passe � gagner? "Par les nuits �toil�es, le phare trace sur la mer un sillon lumineux, et par les nuits noires il montre encore � travers l'ombre son grand oeil vigilant. Qui ne croirait alors volontiers que le phare est vivant? Qui ne s'adresserait � lui comme � un �tre capable de comprendre?" D'une oreille distraite j'�coutais. Ma pens�e �tait ailleurs; et la d�clamation d'Ag�nor avait r�veill� en moi d'autres id�es. Je songeais � la vie humble, pleine d'abn�gation et de d�vouement, que menaient les modestes gardiens de ces phares. --A chacun sa fonction dans le grand rouage humanitaire. Ceux-ci, me disais-je, doivent �tre premiers ministres, g�n�raux ou millionnaires: ceux-l� seront pauvres, m�connus, mais d�vou�s. S'il en faut des premiers pour guider les �tats, perfectionner les engins de mort et acheter tout ce qui s'ach�te sur terre, il en faut aussi des seconds pour accomplir une mission de paix, aider et r�conforter ceux qui souffrent et qui sont en p�ril. Mais comme m�me ici-bas, tout se compense, ce n'est pas sur les l�vres de ces d�sh�rit�s que vient errer le soupir que laissait �chapper le cardinal d'Amboise mourant, lorsque se retournant vers son infirmier, il lui disait: --Ah! fr�re Jean!... que ne suis-je toujours rest� fr�re Jean! II. L'EXP�DITION DE L'AMIRAL WALKER. Il faisait petit jour lorsque ma�tre Rapha�l que je ne me rappelle pas avoir vu dormir pendant le voyage, s'en vint sur la pointe des pieds, chuchoter � la porte de nos cabines: --L'Ile-aux-Oeufs, messieurs! Dois-je vous pr�parer quelques provisions pour descendre � terre? On arme le canot en ce moment. --Je le crois bien, nom d'une pipe! s'�cria Ag�nor Gravel, en faisant son apparition dans le carr� avec deux bouquins sous le bras. En route mes amis! Nous allons faire aujourd'hui un chapitre in�dit de l'histoire du Canada. C'est ici, que l'amiral Sir Hovenden Walker est venu aplatir une partie de sa flotte, sous le sp�cieux pr�texte de mettre le si�ge devant Qu�bec. Je vous raconterai tout cela sur l'�le; et en attendant, qui m'aime s'embarque. Ce fut ainsi que nous nous install�mes dans la baleini�re, et que nous pouss�mes au large. En face gisait une �le sauvage et d�nud�e, longue de trois quarts de mille. Elle �tait form�e par des rochers granitiques divis�s en quatre sections tr�s-sensibles, et n'avait pour habitation qu'un petit phare en bois, lav� � la chaux. Bien que le _Napol�on III_ f�t mouill� par quinze brasses--en approchant de la falaise on trouve soixante-quinze pieds d'eau--la distance � franchir n'�tait pas consid�rable; et bient�t, sous la conduite d'Ag�nor qui n'aimait pas ce que la brise de mer a de piquant le matin, nous nous installions dans un de ces nombreux trous, fouill�s tout le long de l'�lot par les chercheurs de tr�sors, pendant que l'�quipage roulait sur les crans les quarts de p�trole, les provisions et les ballots destin�s au Robinson de c�ans. Ce ne fut qu'alors que nous f�mes connaissance avec les bouquins d'Ag�nor Gravel. Il venait de les sortir triomphalement hors d'un sac qui a contenu bien d'autres choses agr�ables, utiles et myst�rieuses, pendant les deux mois qu'il nous tint compagnie, et ils �talaient modestement sur la mousse sombre du rocher leurs titres jaunis par le temps. Le premier de ces pr�cieux volumes �tait le journal du malheureux Walker: le second, s'intitulait l'histoire de l'H�tel-Dieu de Qu�bec par la m�re Fran�oise Juchereau de Saint-Ignace. Quelle relation y avait-il entre ce livre de loch d'un amiral anglais et le pieux r�cit d'�v�nements dont les �chos affaiblis �taient venus s'�teindre sur le seuil d'un monast�re? C'est ce qu'Ag�nor ne devait pas tarder � expliquer � des profanes comme nous; car, il avait d�j� commenc� par nous dire d'un ton grave: --Ce fut le 11 avril 1711, � sept heures du soir, que le contre-amiral de l'escadre blanche, Sir Hovenden Walker, accompagn� par le brigadier-g�n�ral l'honorable John Hill, commandant les troupes de d�barquement destin�es au Canada, vint recevoir au palais de Saint-James les instructions de la reine Anne. Il y a cent soixante-et-deux ans de cela, et comme les historiens se sont content�s d'effleurer le r�cit d'un des moments d'angoisse les plus terribles de notre pass�, je me suis mis en t�te de venir ici, pi�ces en main, vous donner les pr�mices d'un travail qui m�ritait d'�tre fait, et que ma douce paresse aurait d�sir� ardemment voir mener � bonne fin par un autre. Allons, passez-moi le briquet; et puisqu'un cigare est le meilleur de tous les pr�ambules, j'allume et je commence. --Les instructions de la reine Anne �taient pr�cises. Apr�s avoir pris rendez-vous � Spithead, l'amiral et le g�n�ral devaient, au premier vent favorable, faire voile directement pour Boston. Une fois rendu l�, Sir Hovenden Walker d�tachait de l'escadre une nombre suffisant de vaisseaux pour �quiper et envoyer les troupes de New-York, du Jersey et de Pennsylvanie qui devaient prendre part � l'exp�dition du Canada, puis une fois cette mission accomplie, renforcer sa flotte de tous les vaisseaux disponibles et remonter imm�diatement le Saint-Laurent, pour se mettre en mesure d'attaquer Qu�bec au plus t�t. Emboss� devant la malheureuse ville, l'amiral anglais avait ordre d'employer toutes les forces suffisantes, tous les moyens connus pour la r�duire, pendant que le lieutenant g�n�ral Nicholson, maintenant en route pour organiser les milices de la colonie anglaise, combinerait un mouvement qui s'ex�cuterait par terre. Tout ce qu'il est donn� � l'esprit humain de pr�voir avait �t� employ� pour assurer le succ�s de cette campagne, pr�par�e longuement d'avance, et destin�e d�s l'abord, � �tre command�e par Sir Thomas Hardy. Les m�decins de la flotte avaient �t� pourvus de douze mois de m�dicaments. On poussa la pr�caution jusqu'� embarquer d'�normes grues pour hisser les canons anglais sur les remparts de Qu�bec, et les vaisseaux de Sir Hovenden renfermaient une flottille de flibots � fond plat, destin�s � �tre jet�s sur le lac Saint-Pierre pour emp�cher l'ennemi de communiquer avec les assi�g�s, et prot�ger en m�me temps--ils devaient �tre arm�s en fr�gate--les canots et les fl�tes qui emmenaient les troupes de Nicholson. Les embarras d'argent avaient m�me �t� pr�vus: et l'on avait donn� droit � Walker--droit qui lui fut contest� plus tard--de tirer � vue sur les commissaires de la marine, s'il arrivait � ses �quipages de manquer de vivres ou de munitions. En cas de succ�s,--ce dont, avec le secours du Dieu tout puissant, la reine Anne n'avait aucune raison de douter, puisque tous les pr�paratifs avaient �t� faits, les ordres donn�s, les moyens pris pour mener � bonne fin cette campagne--une force navale anglaise devait rester dans le Saint-Laurent, pendant que les prises faites sur les Fran�ais transporteraient en Europe le gouverneur ennemi, les troupes prisonni�res, les religieux et toutes autres personnes comprises dans les articles de la capitulation. Puis, quand ces choses glorieuses seraient pass�es dans le domaine de l'histoire britannique; lorsque la Nouvelle France aurait pris rang au nombre des vassaux de celle qui s'intitulait alors reine d'Angleterre, de France et d'Irlande,[2] un ordre d'embarquement devait �tre donn� aux troupes qui n'�taient plus n�cessaires au maintien de la paix, et Sir Hovenden Walker s'empresserait de revenir, non toutefois sans avoir attaqu� Plaisance, dans le cas o� la saison lui permettrait d'approcher de Terreneuve. Enfin, comme de tout temps il y a eu une pointe de commerce dans les guerres anglaises, sa gracieuse Majest� terminait en disant, qu'une fois ces hauts faits accomplis, l'amiral licencierait les transports dont le service pouvait se passer, et leur donnerait pour mission d'aller dans les �les et les ports du continent am�ricain y prendre cargaison, et all�ger d'autant la taxe publique, tout en faisant le b�n�fice du Commerce et de la richesse nationale. [Note 2: Le titre de roi de France, pris pour la premi�re fois par Edouard III d'Angleterre, fut port� par ses successeurs jusqu'en 1801.] Muni de ces instructions royales, l'amiral Sir Hovenden Walker s'empressa de se rendre � Portsmouth, puis � Spithead, o� l'attendaient des vents contraires, des calmes plats, des accidents de m�ture, enfin toute cette s�rie de contretemps qui s'abattent sur une escadre � voile, et retardent l'appareillage du jour au lendemain. Une journ�e, c'�taient les officiers de la flotte qui n'avaient pas encore re�u l'ordre d'ob�ir � l'amiral, et ne voulaient �couter que Sir Edward Whitaker, plus ancien que lui. Le lendemain, c'�tait l'impossibilit� d'obtenir un transport pour aller chercher l'infanterie de marine � Plymouth. Puis, les vaisseaux n'avaient pas les garnitures d'ancre n�cessaires: le gros temps s'en m�lait, et la mer devenait trop forte pour embarquer les mortiers de si�ge. S'il ventait bonne brise, les navires n'�taient pas encore suffisamment approvisionn�s. S'ils regorgeaient de vivres, au moment d'appareiller un grain fondait sur la fr�gate le _Devonshire_, et lui rasait tous ses m�ts de hunes, pendant qu'une seconde fr�gate, le _Swiftsure_, perdait ses m�ts de perroquet. Le grain pass�, le calme prenait; et pendant que toutes ces contrari�t�s fondaient � tire d'aile sur la flotte, le secr�taire Saint-John--plus tard lord Bolingbroke--ne cessait de d�p�cher courrier sur courrier � l'amiral pour lui dire que c'�tait le bon plaisir de Sa Majest� de le voir prendre la mer au plus t�t. Enfin, � force d'�crire, de donner des ordres, et d'�reinter des courriers, tout devint pr�t. Ce fut le 29 avril 1711 � quatre heures du matin que l'amiral Walker quitta son mouillage, par un vent frais est-sud-est, pour continuer cette s�rie de contrari�t�s, d'h�sitations et de malheurs qui devait se terminer le long des falaises de l'Ile-aux-Oeufs[3]. [Note 3: Les fr�gates avaient pour six mois d'approvisionnements: les transports pour trois mois.--Livre de loch de l'amiral.] Conform�ment � ses ordres, l'amiral mettait le cap sur Boston, o� il �tait all� 25 ans auparavant, en 1686. A bord, sur 12,000 hommes d'embarquement, tous--l'amiral et le g�n�ral except�s--ignoraient l'objet de l'exp�dition. A 153 lieues des �les Scilly, Walker avait fait mettre en panne et distribuer � chacun de ses capitaines un pli cachet�, contenant le nom du lieu o� l'escadre devait se rallier. Pourtant ces pr�cautions devenaient inutiles: le pr�cieux secret avait �t� mal gard�. Le 2 mai, Walker fut forc� par une saute de vent d'ancrer � Plymouth, pendant que ses transports se r�fugiaient � Catwater. Un matelot fran�ais embarqu� sur le _Medway_, un ren�gat qui pr�tendait avoir fait quatre voyages dans la rivi�re du Canada, entendit dire dans un des caboulots de la ville, qu'une flotte destin�e � la conqu�te de la Nouvelle-France �tait de passage en ce moment, et se fit offrir � l'amiral anglais pour la piloter jusqu'� Qu�bec. Walker �pouvant�, se prit � dissimuler devant lui, assurant qu'il allait croiser dans la baie de Biscaye, et fit tout de m�me embarquer cet homme � bord de l'_Humber_, avec ordre de le bien traiter. Ce qui devait �tre du go�t de ce nouveau Palinure car le colonel Vetch, donnant plus tard des notes sur le compte de ce transfuge, �crivait du d�troit de Canso � l'amiral, que le pilote fran�ais lui faisait non-seulement l'effet d'un ignorant, d'un pr�tentieux, d'un cancre et d'un ivrogne, mais encore qu'il �tait sous l'impression qu'il tramait en sa t�te rien qui vaille. Walker comptait beaucoup sur l'exp�rience de cet homme pour �viter les dangers de la navigation du Saint-Laurent, dangers que son imagination exag�rait, au point de croire qu'une fois l'hiver venu, le fleuve ne formait, jusqu'au fond, qu'un bloc de glace. La lettre du colonel venait de d�truire une de ses plus ch�res illusions. D'ailleurs, les contrari�t�s continuaient � s'acharner sur le malheureux officier. A peine en mer, Sir Hovenden s'aper�ut d'une impardonnable distraction: le transport _Mary_ avait �t� oubli� � Catwater avec une partie du r�giment du colonel Disney. Par une nuit d'orage, le m�t de misaine du _Monmouth_ fut emport� comme une paille. La marche de l'escadre se voyait continuellement retard�e par les transports qui marchaient comme des sabots; par tous les temps, il fallait leur faire passer p�niblement des c�bles de remorque. Dans un cas press�, �tait-il urgent de communiquer avec le g�n�ral Hill embarqu� sur le _Devonshire_? celui-ci souffrait trop du mal de mer pour s'occuper de choses s�rieuses. L'indiscipline se mit de la partie. Malgr� la d�fense formelle de se s�parer de la flotte et de courir sus aux voiles ennemies, un soir, pr�s du banc de Terreneuve, le capitaine Buttler du _Dunkirk_ et le capitaine Soanes de l'_Edgar_, deux officiers qui avaient pour consigne l'importante fonction de r�p�ter les signaux de l'amiral aux vaisseaux de l'escadre, se couvrirent de toiles, et appuy�rent vivement la chasse � un petit navire marchand qui louvoyait sur l'horizon. Alors il fallait s�vir. Un conseil de guerre se r�unissait. Et de ces deux vieux officiers qui auraient pu �tre si utiles en montrant l'exemple, l'un, le capitaine de l'_Edgar_--parce qu'il fut constat� que le secr�taire de l'amiral avait oubli� de lui communiquer la consigne--se voyait r�primander s�v�rement et retrancher trois mois de solde; L'autre--celui du _Dunkirk_--�tait renvoy� du service. Malgr� ces d�boires, le 25 juin, apr�s cinquante-huit jours de mer, l'amiral Walker vint jeter l'ancre devant Boston, o� l'attendaient des f�tes brillantes et de lamentables d�ceptions. En mettant pied � terre, Sir Hovenden sembla devenir le lion de la Nouvelle-Angleterre. L'ouverture des cours de l'universit� de Cambridge se faisait le 4 juillet, sous sa pr�sidence. Le 5 et le 10 du m�me mois il assistait au d�fil� des troupes d'infanterie de marine, pass�es en revue sur Noodles Island, par le g�n�ral Hill. Le 24 il se rendait � Roxbury faire l'inspection d'un r�giment de miliciens destin�s � l'exp�dition du Canada. Le 19 et le 23 c'�tait une s�rie de bals et de d�ners donn�s � bord de l'_Humber_--en l'honneur des chefs indiens du Connecticut, ainsi que des _Mohocks_, re�us � bord du vaisseau-amiral au bruit du canon, des fanfares et des hourrahs de l'�quipage. Ces derniers qui formaient partie des cinq nations furent l'objet d'une distinction sp�ciale. Sir Hovenden Walker voulut bien trinquer avec leurs sachems; et les chefs pour ne pas rester en arri�re de courtoisie, port�rent un toast � Sa Majest�, en disant � l'amiral: --Depuis longtemps nous nous attendions � contempler les merveilles que nous voyons maintenant. Nous sommes dans la joie en songeant que la Reine a pris un tel soin de nous; car, nous commencions � d�sesp�rer. Maintenant nous ferons tout en notre possible, et nous esp�rons que dor�navant les fran�ais seront vaincus en Am�rique. Ces rao�ts et ces collations fines se succ�d�rent ainsi � la file, qui � bord de l'escadre, qui chez le gouverneur, qui chez les officiers sup�rieurs de la colonie, jusqu'au moment o� il fallut parler d'affaires s�rieuses. Il s'agissait maintenant de trouver et d'embarquer en toute h�te quatre mois de provisions, pour 9385 soldats et matelots destin�s � l'exp�dition navale contre la Nouvelle-France. Un seul homme dans Boston pouvait fournir une aussi importante commande. C'�tait le capitaine Belcher, n�gociant riche et rus�, qui en peu de temps avait su se rendre ma�tre du march� de la Nouvelle-Angleterre, et le contr�lait � sa guise. Tout en pr�tant l'oreille aux propositions de l'amiral, et en gagnant du temps par des promesses, Belcher r�ussit � accaparer le sel disponible, et prit � sa solde tous les boulangers de la ville: si bien que, le jour venu pour ex�cuter son contrat, il se trouva eu mesure de faire ses conditions lui-m�me et d'exiger de l'argent comptant. Les bouchers se mirent de la partie; ils ne voulaient livrer leur viande que contre-esp�ces sonnantes. Pendant ces pourparlers, un temps pr�cieux se perdait. La fr�gate le _Chester_ venait de briser son �tambot: il fallut le r�parer. Plus de seize pieds de la fausse quille du _Humber_ ayant �t� emport�s, on ne put songer � l'abattre en car�ne, et deux plongeurs furent charg�s de l'examiner et de faire rapport. La fr�gate _Sapphire_ �tait exp�di�e � Annapolis avec deux compagnies de miliciens. Sur la demande du gouverneur de la Nouvelle-Angleterre, ces troupes �taient destin�es � relever l'infanterie de marine; mais sir Charles Hobby, gouverneur de cette derni�re ville, gardait le tout, en homme prudent, et malgr� des ordres formels, ne laissait pas �chapper cette belle occasion de renforcer sa garnison. Soldats et matelots d�sertaient par escouade; et cet amour de la vie au grand air devenait tellement �pid�mique, qu'un soir, � bord du transport la _Reine Anne,_ six soldats, parmi lesquels le ma�tre canonnier et le ma�tre d'�quipage, command�s par le deuxi�me lieutenant, mettaient une chaloupe � la mer et s'enfuyaient � force de rames. L'assembl�e du Massachusetts effray�e des proportions que prenait ce sauve-qui-peut g�n�ral, avait--il est vrai--promulgu� une loi s�v�re contre les d�serteurs, mais le gouverneur Dudley semblait � tout instant vouloir entraver les projets de Walker. L'amiral essaya alors de la diplomatie. Un jour, le 9 juillet, il transmet � la flotte le signal de d�ployer les voiles du petit hunier, pour faire croire aux autorit�s qu'il commen�ait l'appareillage, et aiguillonner ainsi le patriotisme des Bostonnais. Cette manoeuvre les laissa aussi froids que le reste, et � bout de patience, Walker finit par �crire vertement au gouverneur Dudley, et par lui dire que le peuple de la Nouvelle-Angleterre vivait comme au temps o� il n'y avait pas de roi en Isra�l: chacun se conduisant � sa guise, et faisant du patriotisme et de la grandeur nationale une question secondaire � ses int�r�ts. A partir de ce moment les rapports entre ces deux personnages devinrent de plus en plus aigres. --"Je suis d'avis, et tous les officiers de la marine et du corps de d�barquement partagent mon opinion, �crivait de nouveau l'amiral au gouverneur, que votre gouvernement au lieu d'aider et de h�ter le d�part de la flotte, l'a entrav� autant que possible. Comment pourrez-vous vous d�fendre contre un aussi grand nombre de t�moins et contre des faits aussi �vidents? Lorsque le parlement anglais fera une enqu�te sur votre conduite, et qu'il lui sera d�montr� le peu d'aide que vous ayez donn� � la partie navale de cette exp�dition, il y aura alors un tel cri d'indignation, que la Nouvelle-Angleterre sera forc�e de se repentir de son inaction. Quand avec la protection de Dieu je suis arriv� ici, j'esp�rais que les instructions royales seraient suivies � la lettre; que les transports et les pataches de cette colonie auraient �t� arm�s et approvisionn�s de suite; que mes cadres auraient �t� compl�t�s, et que chacun ferait preuve de patriotisme en me permettant de reprendre la mer au plus t�t. Le contraire est arriv�. Rien n'est pr�t; mes hommes m'abandonnent, et avec mes seuls d�serteurs j'aurais pu �quiper vos transports. Jamais toute l'astuce du gouvernement de la Nouvelle-Angleterre fera croire � la Reine et � son conseil, que la colonie n'a pu me donner 400 matelots. Mon s�jour sera court ici; avec la b�n�diction de Dieu, j'esp�re mettre � la voile demain ou lundi au plus tard, et tout ce qui peut m'arriver de malheur, je le mets sur le compte du gouvernement de la Nouvelle-Angleterre--_liberavi animam meam_." Enfin, la prise du _Neptune_, convoy�, � cent lieues et plus du cap au Finist�re, par une flotte sous le commandement de Duguay-Trouin, vint ajouter aux transes de l'amiral; et en date du 27 juillet il transmettait au gouverneur une liste des vaisseaux ennemis, tout en lui �crivant[4]: �--Je vous donne avis que, dans le cas o� je quitterais cette rade en d'aussi mauvaises conditions, et que j'irais me heurter, � monsieur Duguay, comme cela est probable, s'il se propose de venir ici, je mets sur le compte de la colonie tous les accidents qui pourront m'arriver par le manque de matelots.� [Note 4: Ces vaisseaux �taient le _Lys_ de 78 canons, le _Magnanime_ de 76, de l'_Apollon_ de 72, le _Brillant_ de 74, le _Glorieux_ de 68, le _Fid�le_ de 70, l'_Aigle_ de 74, le _Prot�e_ de 68, et le _Jason_ de 48 canons.] N�anmoins, � force de correspondre, de rager et de se faire du mauvais sang, l'amiral Walker �tait � la veille de voir sa flotte en mesure de se mettre en campagne, lorsqu'une derni�re humiliation fondit sur lui. Les pilotes recrut�s � grands frais dans toutes les criques et baies de la Nouvelle-Angleterre se faisaient tirer l'oreille, et pr�tendaient ne plus conna�tre le golfe et le fleuve Saint-Laurent. Bref, ils se cachaient ou refusaient d'embarquer, et il fallut un warrant royal pour les consigner � bord. Ce fut dans ces tristes circonstances, et apr�s avoir �puis� toutes ses ressources � se chicaner comme un clerc d'huissier, que l'amiral sir Hovenden Walker appareilla le 30 juillet 1711. Une flotte splendide le suivait: et derri�re lui soixante et dix-sept navires de haut-bord sortirent des passes de Nantasket, et prirent orgueilleusement la haute mer[5]. [Note 5: Voici une liste exacte de cette flotte. Vaisseau amiral, l'_Edgar_ 70 canons: le _Windsor_ 60 canons, le _Montague_ 69 canons, le _Swiftsure_ 70 canons, le _Sunderland_ 60 canons, le _Monmouth_ 70 canons, le _Dunkirk_ 60 canons, le _Humber_ 80 canons, le _Devonshire_ 80 canons. Transports: _Recovery Delight, Eagle, Fortune, Reward, Success Pink, Willing Mind, Rose, Life, Happy Union, Queen Anne, Resolution, Marlborough, Samuel, Pheasant, Three Martins, Smyrna Marchant, Globe, Samuel, Colchester, Nathanael et Elizabeth, Samuel et Anne, George, Isabella Anne Catherine, Blenheim, Chatham, Blessing, Rebecca, Two Sheriffs, Sarah, Rebecca Anne Blessing, Prince Eug�ne, Dolphin, Mary, Herbin Galley, Friend's increase, Marlborough, Anna, J�r�mie et Thomas, les Barbades, Anchor and Hope, Adventure, Content, Jean et Marie, Speedwell, Dolphin, Elisabeth, Marie, Samuel, le Basib�, la Grenade, Goodwill, Anna, Jean et Sarah, Marguerite, Dispatch, Four friends, Francis, Jean et Hannah, Henriette, Blessing, l'Antilope, Hannah et Elizabeth, Friend's adventure, Rebecca, Marthe et Annah, Jeanne,_ l'Unit�, et le Newcastle_, _L'Entreprise_ de 40 canons, le _Saphire_ de 40, le _Kingston_ de 60, le _L�opard_ de 54, et le _Chester_ de 54 canons, ainsi qu'une prise, le _Triton_, rejoignirent l'amiral dans le golfe. Quant au _Leostoff_ et au _Feversham,_ fr�gates de 36 canons qui faisaient partie de l'escadre, personne n'en entendit plus parler.] A bord tout �tait dans la joie. Le temps �tait clair; il ventait frais et bon comme disent les marins, et Dieu daignait enfin sourire � cet amiral anglais qui, malgr� la paix existante alors entre la reine Anne et le roi tr�s-chr�tien, s'en allait, pour satisfaire un royal caprice, porter la torche et l'�p�e dans le pays de nos p�res. Dans ces temps h�las! le paradoxe �tait une arme subtile entre les mains du pouvoir. Anne n'�tait pas femme � rester en arri�re, et dans un jour de spleen, elle s'�tait mise en t�te que les Fran�ais �tablis au Canada et ob�issant aux pr�tendus titres de Sa Majest� le roi de France, �taient tout autant ses sujets que s'ils fussent n�s dans la Grande-Bretagne ou en Irlande. Ces beaux sentiments trouv�rent un �cho fid�le chez l'amiral Walker; et il s'�tait occup� � les consigner dans une ronflante proclamation, bien longtemps avant que sa flotte, �pre � son oeuvre de destruction, se f�t mise � courir toutes voiles dehors, la poulaine tourn�e vers Qu�bec. A la hauteur du Cap-Breton, l'_Edgar_ sur lequel �tait hiss� le pavillon amiral, fut rejoint par le _Chester_ qui mit � son bord le capitaine Paradis. Ce dernier commandait le _Neptune_ de la Rochelle, petit navire de 120 tonneaux, arm� de 10 canons, portant 70 hommes, dont 80 destin�s � la garnison de Qu�bec. Il avait �t� amarin� quelques jours auparavant par le capitaine Matthews. Vieux loup de mer qui avait fait deux naufrages dans le golfe, et en �tait rendu � son quaranti�me voyage au Canada, le capitaine Paradis connaissait son Saint-Laurent par coeur; et d�cid�ment, le ciel semblait se ranger du c�t� de l'amiral, en jetant sur sa route pareil pilote. Une r�compense de cinq cents pistoles--soit deux cent cinquante louis--dont cent pistoles d'arrhes, fut promise au capitaine Paradis s'il voulait se faire le lamaneur de la flotte: une fois rendu � Qu�bec, le prix du _Neptune_ lui serait pay� en entier, et sa vieillesse mise � l'abri du besoin. Pour �tre juste envers le prisonnier de Walker, les m�moires et les documents du temps ne mentionnent pas s'il accepta ou refusa. La seule chose qui soit parvenue jusqu'� nous, c'est que Paradis, au dire m�me de l'amiral, ne se g�na nullement pour lui faire un sombre tableau des mis�res et des intemp�ries qui attendaient la flotte anglaise dans les eaux de la Nouvelle-France. Ces avis concordaient avec ce que le premier lieutenant du _Neptune_, exp�di� � Boston � bord de la prise du _Chester_, avait d�j� assur� � l'amiral: --Si vous vous aventurez dans le Saint-Laurent avec pareille flotte, lui disait-il, vous y perdrez tous vos vaisseaux. Sur le moment, Walker crut que ces paroles n'�taient qu'une ruse de la part d'un Fran�ais qui voulait sauver son pays de l'invasion. Bient�t, l'id�e d'�tre oblig� d'endurer peut-�tre les rigueurs d'un hiver canadien se prit � hanter continuellement le cerveau de l'amiral, et plus tard, ce cauchemar lui faisait �crire une de ses meilleures pages. Mais en ce moment, tout entier � ce que lui disait Paradis, et se rappelant en m�me temps la conversation du lieutenant du _Neptune_, Walker devint soucieux; et la brise venant � tourner grand frais, il prit la r�solution de se mettre � l'abri dans le havre de Gasp�. Un navire fran�ais de la Biscaye �tait l�, en train de charger du poisson pour l'Europe. On s'en empara, et comme le lendemain il fallait faire d'inutiles efforts pour le touer au large, l'ordre fut donn� de le saborder, de mettre le feu aux habitations du bassin, de d�truire les provisions qu'on y trouverait, et de faire prisonniers tous ceux qu'on rencontrerait, pendant que le _Sapphire_ et le _L�opard_ iraient br�ler Bonaventure, qui ne fut sauv� que par un calme plat. Am�re d�rision des choses humaines! Qui aurait dit en ce moment au chevalier Sir Hovenden Walker, contre-amiral de l'escadre blanche, que ce m�chant lougre coul� � fond, et cette dizaine de baraques r�duites en cendres seraient les seuls souvenirs que sa formidable armada laisserait aux flots oublieux du Saint-Laurent, l'aurait-il cr�? Un vent frais poussa bient�t l'escadre hors du bassin de Gasp�. En le d�bouquant la brise fl�chit, le calme se fit; et, une pluie fine se prit � tomber pendant qu'au large le brouillard se faisait. Bient�t il enveloppa la flotte, ne laissant voir que de fois � autres les voiles d'une fr�gate ou d'un transport, qui t�chaient de garder autant que possible leur ligne de bataille pour �viter le boulet que chaque commandant de division avait ordre de leur envoyer, dans le cas o� ils s'en s�pareraient. Ceci dura toute la journ�e du 22 ao�t, mais le soir le vent se prit � souffler en foudre, le brouillard devint de plus en plus intense, la sonde ne mordit pas, et comme depuis le mardi les vigies n'avaient pas signal� la terre, ou calcula par estime qu'on serrait de pr�s le Nord. L'officier de loch venait de faire une erreur de quinze lieues! Paradis consult�, fut alors d'avis de mettre en panne avec les amures � b�bord, tout en ayant soin de se tenir la t�te au sud au moyen du perroquet d'artimon et du grand hunier. Deux heures et demie se pass�rent � faire cette manoeuvre, et l'amiral venait de se mettre au lit, quand tout � coup, le capitaine de l'_Edgar_ crut entrevoir l� terre. D'apr�s de nouveaux calculs, il en �tait arriv� � la conclusion que c'�tait la c�te sud, et courant avertir son sup�rieur, il re�ut l'ordre de faire des signaux � la flotte pour qu'elle vir�t imm�diatement vent arri�re, et recommen��t la m�me manoeuvre avec les amures � tribord. Un jeune officier du r�giment du g�n�ral Seymour, le capitaine Goddard, se trouvait alors sur le gaillard d'arri�re. Il aper�ut la mer d�ferler et se briser sous le vent, au moment o� l'_Edgar_ faisait son abat�e; et tout effray�, il se pr�cipita dans les appartements de l'amiral, en lui criant: --Sir Hovenden! nous sommes entour�s de r�cifs! L'amiral se prit � plaisanter M. Goddard sur sa frayeur; lui assura que le capitaine de sa fr�gate, M. Paddon, �tait encore plus comp�tent pour les choses de la mer qu'un officier d'infanterie, et lui souhaita le bonsoir. Le fantassin ne se tint pas pour battu. Pendant cette conversation avec son sup�rieur les brisants avaient grandi: un tumulte terrible se faisait sur le pont, et oublieux de l'�tiquette pour ne plus songer qu'au salut de tous, le capitaine Goddard rentrant de nouveau dans le carr� de Sir Hovenden, le supplia au nom de Dieu, de monter sur son banc de quart. L'amiral s'y rendit gaiement--_in gown and slippers--_en robe de chambre et en pantoufles. L'_Edgar_ �tait � la veille de talonner. Tout le monde avait perdu la t�te; personne ne savait o� �tait all� Paradis. La fr�gate faisant chapelle s'�tait laiss�e coiffer, et avait rejet� les brisants sous sa hanche, pendant que pour comble de malheur, le capitaine Paddon hors de lui, faisait d�gager une ancre qui d�rapa de suite, et qu'il fallut couper imm�diatement. La lune sortit alors du brouillard, et montrant distinctement la c�te Nord, permit � l'amiral de rassurer un peu ses hommes. Sur ces entrefaites, Paradis que l'on avait �veill� fit transmettre l'ordre de hisser toutes les voiles. Il fallait sortir de l� couvert de toiles, ou chavirer. L'_Edgar,_ sous la main ferme du capitaine canadien-fran�ais se pencha sur les brisants, fit une seconde abat�e, plongea fermement ses �cubiers sous la lame, et sortit. Pendant cette nuit l�, s�par� de son escadre, l'amiral courut dans le sud; puis, au matin, en reprenant sa bord�e, il fit la rencontre du _Swiftsure,_ qui lui apprit une partie de l'immense d�sastre que nous ne connaissons plus que sous le nom du "naufrage de l'Anglais." A ce rapport vint bient�t se joindre celui du capitaine Alexander, du _Chatam._ Il �tait navrant. Huit gros transports de 2,316 tonneaux et trois quarts,--ancienne jauge,--l'_Isabella Anne-Catherine,_ le _Samuel et Anne,_ le _Nathaniel et Elisabeth,_ le _Marlborough,_ le _Chatam,_ le _Colchester,_ le _Content_ et le _Marchand de Smyrne_ �taient venus s'�ventrer sur l'Ile-aux-Oeufs, pendant cette nuit terrible. Les capitaines Richard Bayley, Thomas Walkhup et Henry Vernon s'�taient noy�s. Jusqu'� pr�sent 884 cadavres jonchaient les criques de l'Ile-aux-Oeufs et les sables de la c�te du Labrador. Trois fr�gates le _Windsor_, l'_Aigle_ et le _Montagne_ n'avaient �vit� une perte totale, qu'en se r�fugiant, sans le savoir, dans la passe o� le _Napol�on III_ est ancr� en ce moment. Par ce d�sastre, les r�giments des colonels Windress, Kaine et Clayton, ainsi que celui du g�n�ral Seymour, enti�rement compos�s de v�t�rans de l'arm�e de Marlborough, se trouvaient presqu'an�antis: et l'on reconnut sur la gr�ve deux compagnies enti�res des gardes de la reine, qu'on distingua � leurs casaques rouges[6]. [Note 6: _Vide_ Charlevoix, Histoire de la Nouvelle-France, Livre XV, page 357. D'apr�s les num�ros des lundis 10 et 23 juillet 1711 du _Boston News-Letter, published by authority,_ les r�giments embarqu�s sur les transports de l'amiral Walker, �taient ceux des colonels Kirke, Seymour, Disney, Windresse, Clayton, Kaine, ainsi que celui du g�n�ral Hill. Outre ces troupes, il y avait 600 hommes d'infanterie de marine command�s par le colonel Churchill, et un train d'artillerie de quarante chevaux sous les ordres du colonel King. Les troupes de milice consistaient en deux r�giments lev�s dans la baie du Massahusetts, dans le New-Hampshire et dans la plantation du Rhode-Island, le premier command� par le colonel Walton, le second par le colonel l'honorable M. Vetch.] Quel �tait le chiffre exact des pertes de l'amiral Walker? Nul ne le saura positivement, mais ce que l'historien peut rappeler, sans faire erreur, c'est que d�s son arriv�e � Boston, Sir Hovenden demandait au gouverneur Dudley quatre mois de rations pour les 9,885 hommes qu'il amenait d'Angleterre; puis que lors du conseil de guerre tenu sur l'opportunit� d'attaquer Plaisance, apr�s le naufrage de l'Ile-aux-Oeufs, il d�clara ne plus avoir que 3,802 hommes � bord de ses fr�gates et 3,841 sur ses transports, soit un total de 7,643 matelots et soldats. Or, d'apr�s le rapport officiel de l'amiral Walker, 220 hommes embarqu�rent � bord de l'_Isabella Anne Catherine;_ 102 �taient sur le _Chatam;_ 150 sur le _Marlborough;_ 246 sur le _Marchand de Smyrne;_ 354 sur le _Colchester;_ 188 sur le _Nathaniel et Elizabeth;_ et 150 sur le _Samuel et Anne:_ soit un total de 1,410. Tous ses vaisseaux, plus le _Content_ qui n'est pas mentionn� dans cette pi�ce justificative, p�rirent sur l'Ile-aux-Oeufs. Et en faisant la part de la maladie et des d�sertions, nous pouvons donc sans exag�rer mettre � 1,100 le nombre des noy�s et des manquants � l'appel, le lendemain de la triste nuit du 22 ao�t.[7] [Note 7: Il ne faut pas oublier, que dans l'introduction de son journal, page 25, Walker avoue avoir perdu, en s'en revenant, la fr�gate le _Feversham_ de 36 canons, command�e par le capitaine Paston, ayant � son bord 196 hommes d'�quipage, et trois nouveaux transports dont les morts n'entrent pas dans le d�nombrement. Au moment de livrer cette page � l'impression un curieux bouquin me tombe sous la main. Il est intitul�: _The chronological historian, containing a regular account of all transactions relating to British affairs, by Mr. Johnson, London, MDCCXLIII_. On lit ce qui suit aux pages 313, 314: 22 August 1711.--Eight of the transports of Sir Hovenden Walker's fleet with eight hundred officers and soldiers were cast away in the river Canada, where upon the rest of the fleet returned to New-England. 9 October 1711.--Sir Hovenden Walker and Brigadier Hill with the fleet of men of war and transports returned to Portsmouth from their Expedition of Canada, and on the 15 instant the admiral's ship the _Edgar_ was accidentally blown up with 400 seamen and several other people on board, _all the officers being ashore_.] Ce soir-l�, la temp�te s'�tait rappel� qu'elle avait jadis dompt� l'orgueil d'un autre amiral anglais, Sir William Phipps, en lui arrachant plus de mille hommes, et en lui brisant 38 vaisseaux. Vingt minutes lui avaient suffi pour faire cette nouvelle oeuvre de destruction, et sauver la Nouvelle-France de l'�treinte de l'Anglais. Atterr� par son incroyable d�sastre, l'amiral Walker enjoignit au capitaine Cook du _L�opard_ de croiser autour de l'�le et de sauver ceux qu'il pourrait, pendant que lui-m�me courrait des bord�es toute la nuit. Le lendemain, il d�p�cha le _Monmouth_, avec ordre de chercher un mouillage s�r dans les environs, pour la flotte; mais l'officier de ce navire ayant fait un rapport n�gatif, et les pilotes se reconnaissant incapables de conduire l'escadre dans la baie des Sept-Iles, l'amiral donna l'ordre de r�partir les survivants sur le reste de ses vaisseaux, et r�unit son conseil de guerre. On �tait alors � six lieues ouest-sud-ouest de la pointe des Monts Pel�es. Tous les capitaines et pilotes furent somm�s de se rendre aupr�s du pavillon amiral, hiss� temporairement � bord du _Windsor_. Les minutes de cette s�ance disent que Sir Hovenden Walker pr�sida, et que les officiers pr�sents furent, le capitaine Joseph Soans du _Swiftsure_, le capitaine John Mitchel du _Monmouth_, le capitaine Robert Arris du _Windsor_, le capitaine George Walton du _Montague_, le capitaine Henry Gore du _Dunkirk_, le capitaine George Paddon de l'_Edgar_, le capitaine John Cockburn du _Sunderland_, et le capitaine Augustin Rouse du _Sapphire_. La discussion d�buta sur un ton d'aigreur. Quelques officiers all�rent jusqu'� reprocher � Sir Hovenden Walker de ne pas les avoir consult�s, avant le d�part de Boston. L'amiral fut hautain. Le capitaine Bonner pilote de l'_Edgar_, et M. Miller pilote du _Swiftsure_, insist�rent sur le danger qu'offrait le passage de l'�le aux Coudres, pr�s de Qu�bec. Leurs camarades vinrent � la suite les uns des autres avouer leur incomp�tence, et il fut r�solu � l'unanimit� d'abandonner toute tentative sur Qu�bec, et de s'en aller � la rivi�re Espagnole, au cap Breton, pendant que le _L�opard_, en compagnie d'un brick le _Four Friends_ et d'un sloop le _Blessing_, continueraient � croiser le long du lieu du sinistre. Au Cap Breton, les t�tonnements et les pertes de temps recommenc�rent. Walker n'osait plus retourner en Angleterre sans tenter un coup de main sur Plaisance. D'ailleurs ses instructions �taient positives l�-dessus. Beaucoup d'officiers furent de l'avis de l'amiral; mais le g�n�ral Hill fit � ce projet une forte opposition. On eut recours encore une fois � un conseil de guerre, et il fut r�solu � l'unanimit�, vu que l'on n'avait plus que pour onze semaines de vivres--les hommes �tant mis � la demi-ration--de faire voile vers les c�tes anglaises. Mais avant de partir, l'amiral crut prudent de prendre possession de cette terre au nom de la reine Anne, en rempla�ant les armes de France par une inscription latine taill�e en forme de croix. Tout �tait maintenant au complet, puisque cette croix qui se dressait sur le Cap Breton, faisait face � l'entr�e de ce golfe et de ce fleuve Saint-Laurent, devenus le tombeau des Anglais, et rempla�ait celle que Sir Hovenden Walker avait oubli� de laisser sur la c�te d�serte du Labrador. Ainsi se termina cette terrible exp�dition arm�e � grands frais, et sur laquelle la reine Anne et ses ministres repos�rent tant d'esp�rances. La d�sertion des �quipages, l'indiscipline des officiers, l'incomp�tence des pilotes, l'incroyable _jettatura_ de l'amiral, et surtout le manque de patriotisme des Bostonnais, toujours pr�ts � importuner le roi pour lui faire tenter un coup de main sur Qu�bec, mais incapables de faire le moindre sacrifice p�cuniaire pour aider Sa Majest� � mener � bonne fin pareille entreprise--furent les causes premi�res des d�sastres de cette campagne qui, loin de perdre la Nouvelle-France, comme on l'esp�rait, ne fut qu'une source de profits pour elle. "--On crut envoyer � l'Ile-aux-Oeufs ramener leurs d�pouilles, dit la soeur Jeanne-Fran�oise Juchereau de Saint-Ignace, dans son Histoire de l'H�tel-Dieu de Qu�bec. Monsieur Duplessis, receveur des droits de monsieur l'amiral, et monsieur de Montseignat, agent de la ferme, fr�t�rent une barque et gag�rent quarante hommes, � qui ils donn�rent un aum�nier et des provisions de vivres pour aller passer l'hiver dans cet endroit, afin qu'au printemps ils tirassent tout ce qu'ils pourraient. Ils partirent en 1711 et revinrent en 1712, au mois de juin, avec cinq b�timents charg�s. Ils trouv�rent un spectacle dont le r�cit fait horreur: plus de 2,000 cadavres nus sur la gr�ve qui avaient presque tous des postures de d�sesp�r�s: les uns grin�aient des dents, les autres s'arrachaient les cheveux, quelques-uns �taient � demi-enterr�s dans le sable, d'autres s'embrassaient. Il y avait jusqu'� sept femmes qui se tenaient par la main et qui apparemment avaient p�ri ensemble. Un sera �tonn� qu'il se soit trouv� des femmes dans ce naufrage. Les Anglais se tenaient si assur�s de prendre ce pays qu'ils en avaient d�j� distribu� les gouvernements et les emplois: ceux qui devaient les remplir emmenaient leurs femmes et leurs enfants afin de s'�tablir en arrivant. Les Fran�ais prisonniers qui �taient dans la flotte, y en virent quantit� qui suivaient leurs p�res ou leurs maris, et grand nombre de familles enti�res qui venaient pour prendre habitation." "La vue de tant de morts �tait affreuse, et l'odeur qui en sortait �tait insupportable; quoique la mar�e en emport�t tous les jours quelques-uns, il en restait assez pour infecter l'air. On en vit qui s'�taient mis dans le creux des arbres; d'autres s'�taient fourr�s dans les herbes. On vit les pistes d'hommes pendant deux ou trois lieues, ce qui fit croire que quelques-uns avaient �t� rejoindre plus bas leurs navires. Il devait y avoir de vieux officiers; car on trouva des commissions sign�es du Roy d'Angleterre, Jacques II, r�fugi� en France d�s 1689. Il y avait aussi des catholiques, car parmi les hardes il se trouva des images de la Sainte-Vierge." "On rapporta des ancres d'une grosseur surprenante, des canons, des boulets, des cha�nes de fer, des habits fort �toff�s, des couvertures, des selles de chevaux magnifiques, des �p�es d'argent, des tentes bien doubl�es, des fusils en abondance, de la vaisselle, des ferrures de toutes sortes, des cloches, des agr�s de vaisseaux et une infinit� d'autres choses." On en vendit pour 5000 livres. Tout le monde courait � cet encan: chacun voulait avoir quelque chose des Anglais. On y laissa beaucoup plus qu'on en put enlever; cela �tait si avant dans l'eau qu'il fut impossible de tirer tout ce qu'on vit. On en rapporta deux ans apr�s pour 12,000 livres, sans compter tout ce qu'on avait �t� d'ailleurs; "c'en fut assez, ajoute na�vement la soeur Saint-Ignace, pour nous faire esp�rer que nos ennemis ne nous attaqueraient plus et pour affermir notre confiance en Dieu." A Qu�bec, l'effet de ce d�sastre fut immense. La nouvelle y �tait parvenue d�s le 19 octobre 1711. C'�tait M. de la Valtrie qui, de retour du Labrador, l'avait annonc�e le premier; et nos p�res voyant que la colonie venait d'�tre sauv�e d'une perte certaine, ne purent contenir leur joie. Le vocable de la petite �glise de la basse-ville de Qu�bec, Notre-Dame de la Victoire, fut chang� par la ville reconnaissante, en celui de Notre-Dame des Victoires. "On ne parlait plus que de la merveille op�r�e en notre faveur, dit une chronique du temps; les po�tes �puis�rent leur verve pour rimer de toutes les fa�ons sur ce naufrage. Les uns �taient historiques et faisaient agr�ablement le d�tail de la campagne des Anglais; les antres satiriques et raillaient sur la mani�re dont ils s'�taient perdus. Le Parnasse devint accessible � tout le monde: les dames m�mes prirent la libert� d'y monter, quelques-unes d'entre elles commenc�rent et mirent les messieurs en train, et non seulement les s�culiers, mais les pr�tres et les religieux faisaient tous les jours des pi�ces nouvelles." En Angleterre, le retour de l'exp�dition de l'amiral Walker sema la honte � la cour et le deuil dans les familles. La main de Dieu ne cessa pas de s'appesantir sur le malheureux Sir Hovenden. A peine arriv� � Londres pour se rapporter � l'Amiraut�, une estafette l'y rejoignit et lui annon�a la plus terrible des nouvelles. L'_Edgar,_ belle fr�gate de 70 canons, mont�e par 470 marins d'�quipe, et qui avait navigu� sous pavillon-amiral pendant une partie de la campagne, venait de faire explosion en rade de Portsmouth! Pas un homme, pas un officier, pas un document, n'avait �t� sauv�; et il ne restait pas m�me une �pave pour �tre d�pos�e plus tard au Mus�e Britannique, et y indiquer qu'une fr�gate du nom de l'_Edgar_ avait exist� jadis dans la marine royale.[8] Qu'ajouter � cette s�rie de malheurs? [Note 8: Parmi ces documents se trouvait l'original du journal tenu par Sir William Phipps lors de son exp�dition de Qu�bec. --The French minister came to me this evening, brought with him Sir William Phipp's original journal of his Qu�bec expedition, and gave it me. This was blown up amongst several other material papers and draughts in the _Edgar_--Walker's Journal p. 87.] Pendant quelques ann�es, Sir Hovenden Walker honni et ridiculis� par tous, lorsque son coll�gue,--le g�n�ral Hill,--se voyait honor� d'un commandement, re�ut dans sa retraite � Somersham, pr�s de Saint Ives Huntington. Ses vieux camarades de l'Amiraut�, qui avaient servi avec lui ou sous lui, oublieux de sa captivit� en France et de ses vingt-huit ann�es de commandement, pour ne plus se souvenir que du naufrage de l'Ile-aux-Oeufs, refus�rent pendant deux ans de r�gler ses comptes, sous pr�texte que les pi�ces justificatives s'�taient perdues sur l'_Edgar_: puis, l'ann�e suivante, sans aucun avis pr�alable, ils le retranch�rent de la liste des amiraux, et lui �t�rent sa demi-solde. Enfin, un jour que l'amiral �tait de passage � Londres, un journal, le _Saint James Post_, ayant annonc� qu'il avait �t� arr�t� � sa r�sidence de Newington Stoak par ordre de la Reine, Walker, qui aurait pu voir ses services accept�s par la r�publique de Venise ou par le czar de Moscou, mais qui �tait trop loyal pour se mettre dans la position de pouvoir porter un jour les armes contre l'Angleterre, se d�cida le coeur navr�, � quitter son implacable patrie pour se rendre dans la Caroline du Sud, y cultiver une plantation. L� encore, les sarcasmes et la haine de ses compatriotes poursuivirent le proscrit anglais. A sa grande surprise, apr�s son d�sastre, l'amiral Walker avait �t� assailli � Boston, par une avalanche de brochures plus violentes les unes que les autres. J'ai dit � sa grande surprise, car Sir Hovenden qui r�vait d'�clipser la gloire de Drake et de Cavendish en s'emparant de Qu�bec, pensait s�rieusement �tre r�compens� pour avoir ramen� les restes de l'exp�dition. Dans ces brochures, le gouverneur Dudley, le colonel Nicholson, tous les _New-Englanders_ s'en donn�rent � coeur joie sur le compte du malheureux amiral, et bient�t ces d�nonciations parvinrent jusqu'en Caroline, o� elles attis�rent tellement les passions populaires contre lui, que Sir Hovenden Walker fut oblig� d'aller chercher un refuge aux Barbades. N�anmoins, petit � petit ces haines et ces rancunes de l'orgueil anglais bless�, se turent. Le calme se refit dans cette existence bris�e. D�s 1720, Sir Hovenden Walker put faire imprimer une justification et un rapport complet sur sa triste exp�dition, et ce journal fut accueilli avec assez de faveur, si l'on en juge par la raret� de ce bouquin, devenu presqu'introuvable aujourd'hui. Bient�t, l'oubli se fit autour du vieil amiral; et, revenu dans la Caroline, il finit par s'�teindre tranquillement dans sa plantation, en l'ann�e 1725, au milieu des muses qu'il cultivait avec un certain succ�s, et entour� des �ditions de son po�te favori, Horace, qui lui avait fourni l'�pigraphe de sa d�fense: Sois fort dans la d�tresse et si ta bonne �toile Fait na�tre enfin pour toi des vents moins d�sastreux; A ces protecteurs dangereux Ne livre qu'� demi ta voile. --Il y a du vrai dans tout cela, et depuis que je suis ici, je me suis toujours dout� de quelque chose de semblable, dit une voix �trang�re, en s'adressant � Ag�nor Gravel. Des go�lettes prises par le calme, dans la passe du Nord, y ont d�j� rep�ch� des canons. Dame! ils n'�taient pas neufs la rouille les rongeait; les hu�tres et les coquilles s'�taient attach�es au fer et au cuivre, et ils n'�taient plus de grande utilit�, si ce n'est pour servir de lest. A l'autre bout de l'�le, � la pointe des Anglais, la cabane du p�re Ruel est pleine de bayonnettes, de haches, de boulets et autres vieilles ferrailles, qu'il s'amuse � ramasser lorsqu'il ne p�che pas. Et, puisque vous �tes si curieux de ces choses, venez, avec moi jusqu'au phare: je vous donnerai un bout de baguette de fusil qui vient de l'Anglais, et que l'autre jour en seinant, nous avons ramen� au plein. Cette voix sympathique �tait celle de M. Paul C�t�, l'excellent gardien du phare de l'Ile-aux-Oeufs. Ag�nor ne se fit pas prier pour accepter ce morceau de cuivre tout rong� par le temps et par la mer. Il l'examina longuement: puis, apr�s l'avoir retourn� en tous sens, il le glissa flegmatiquement dans la fameuse sacoche, en nous disant sous forme de p�roraison: --Les bibelots du p�re Ruel, et ce bout de baguette de fusil, voil� peut-�tre tout ce qui reste maintenant pour raconter au passant la fin terrible de l'exp�dition de Sir Hovenden Walker. Si d'un c�t� l'histoire fut indulgente pour le marin anglais, et si quelques-uns de ses compatriotes, Smith entre autres, all�rent jusqu'� passer sous silence cette catastrophe, la l�gende s'empara de la navrante ballade, et c'est ainsi que la soeur Juchereau de Saint-Ignace �crivit plus tard que Sir Hovenden "craignant d'�tre mal re�u de la Reine fit sauter en l'air son navire quand il fut sur la Tamise". Il est vrai que Charlevoix assurait � son tour "qu'il se brisa sur l'Ile-aux-Oeufs avec sept de ses plus gros transports." Puis apr�s une pause: --La premi�re de ces assertions �tait sans doute suffisante pour donner libre cours � l'imagination de mon voisin de gauche, reprit Gravel en me regardant malicieusement, car, si je ne me trompe pas, tu as jadis �crit dans tes _"Contes � la Veill�e"_ l'histoire de cet _amiral du brouillard_ qui demandait � ses pers�cuteurs: --Pouviez-vous vous attendre � ce que j'ordonnasse au vent et � la temp�te de s'arr�ter? Serait-il devenu possible que, par les subtilit�s de la magie, j'eusse eu le pouvoir de cr�er l'ouragan et de tisser des brouillards dans le seul but de noyer tant de malheureux et de chercher le danger, sans aucun autre profit ou avantage pour moi, que le plaisir toujours st�rile de faire le mal pour le mal? III. AU MILIEU DU GOLFE. Situ� � soixante-et-dix pieds an-dessus du niveau de la haute mar�e et � six cents pieds au bout sud du rocher, le phare de l'Ile-aux-Oeufs est une construction octogone de trente-cinq pieds de haut. Cette tourelle surplombe la maison du gardien Paul C�t�, et d�j� sur le pas de la porte on voyait les figures souriantes de ses deux filles, qui s'empressaient pour mieux nous recevoir pendant que, par la fen�tre entr'ouverte un bel enfant, � l'oeil intelligent, mais aux joues p�lies par la fi�vre et par la douleur, nous regardait venir d'un air tout �tonn�. Quinze jours auparavant, en voulant tirer sur une outarde, il s'�tait d�charg� un fusil dans le bras gauche, et sa blessure soign�e tant bien que mal par des gens qui n'avaient pas la moindre notion de chirurgie, pr�sentait d�j� les sympt�mes de la gangr�ne. Pourtant, notre pr�sence sur l'�le avait ramen� un peu de gaiet� et partout dans cette maison r�gnait le plaisir de l'hospitalit�. A l'int�rieur du phare, tout n'�tait que joie, bruit et questions. La vaisselle, les nappes, les friandises des jours de f�te sortaient des coffres et des armoires. Pendant que madame C�t� trottinait et donnait des ordres pour nous faire servir une collation froide, Agenor et sa bruyante compagnie s'�taient empar�s de l'harmonium plac� dans le petit salon qui fait face � la mer, et entonnaient l'_In exitu Isra�l_ de leur plus belle voix de m�lomanes. Quant au ma�tre de c�ans il ne fl�nait gu�re, non plus; et sous son oeil vigilant, pots, verres bols et carafons s'alignaient ainsi, sans vergogne sur table et commodes, d�fiant � qui mieux mieux la proverbiale sobri�t� de notre capitaine. Ce fut alors qu'un de nos officiers mis en belle humeur par toutes ces bonnes choses, se prit � nous raconter sur la famille C�t� un trait d'h�ro�sme qui m�rite d'�tre connu. Chaque ann�e, du premier avril au vingt d�cembre, le phare de l'Ile-aux-Oeufs doit �tre allum�. Du c�t� de la mer il offre une lumi�re blanche, tournante, visible � quinze milles, et qui donne un �clat chaque minute et demie. Tous les marins savent si la rotation d'un phare � feu changeant doit se faire avec une pr�cision math�matique. Autrement, il peut y avoir erreur. Une lumi�re est prise pour une autre, et un sinistre devient alors la fatale cons�quence du moindre retard apport� dans le fonctionnement de la machine. Or, une nuit vers la fin de l'automne de 1872, le pivot de la roue de communication de mouvement qui s'abaisse, de mani�re � ce que les roues d'angle engr�nent convenablement, se cassa. La saison �tait trop avanc�e pour faire parvenir la nouvelle � Qu�bec et demander du secours au minist�re de la marine. Force fut donc de remplacer la m�canique par l'�nergie humaine, et le gardien, aid� par sa famille, se d�voua. Pendant cinq semaines, cet automne-l�, et cinq semaines au printemps suivant, homme, femme, filles et enfants tourn�rent � bras cet appareil. Le givre, le froid, la lassitude engourdissaient les mains; le sommeil alourdissait les paupi�res. N'importe, il fallait tourner toujours, tourner sans cesse, sans se h�ter, sans se reposer, tant que durerait ce terrible quart, o� la consigne consistait � devenir automate et � faire marcher la lumi�re qui indiquait la route aux travailleurs de la mer. Pendant ces interminables nuits, o� les engelures, les insomnies et l'�nervement s'�taient donn� rendez-vous dans cette tour, pas une plainte ne se fit entendre. Personne, depuis l'enfant de dix ans jusqu'� la femme de quarante, ne fut trouv� en d�faut; et le phare de l'�le-aux-Oeufs continua, chaque minute et demie, � jeter sa lumi�re protectrice sur les profondeurs orageuses du golfe. Que de navires, sans le savoir, furent sauv�s, ces ann�es-l�, par l'h�ro�sme obscur de Paul C�t�, de sa femme et de ses filles, les demoiselles Pelletier. D�j�, quelques heures avaient �t� consacr�es � la douce hospitalit� de ces braves gens, lorsqu'un matelot vint nous pr�venir que la baleini�re attendait; et bient�t nous quittions l'�le au milieu d'un feu de mousqueterie bien conditionn�. Ag�nor s'�tait �lu � l'unanimit� chef de la p�tarade du bord, pendant que Paul C�t�, debout sur un rocher et arm� d'un vieux mousquet fran�ais, s'effor�ait de remettre consciencieusement � Gravel l'horrible tintamarre que ce dernier s'�tait ing�ni� � tirer hors des flancs de son harmonium. Mais h�las! cent fois h�las! le psalmiste avait peut-�tre en t�te le bourdonnement de ces bruyantes salves, lorsqu'il �crivait: "_periit gloria, eorum tum sonitu._" Bient�t, nous ne v�mes plus que de petits flocons de fum�e blanch�tre s'�lever de la falaise, o� toussait le mousquet obstin� du gardien du phare, pendant que, toutes voiles dehors et vapeur � trois quarts de vitesse, nous laissions dans notre sillage le flot o� dormaient les matelots de Sir Hovenden Walker, et que nous cinglions rapidement vers la baie des Sept-Iles. Il ventait grand frais, et comme le barom�tre s'�tait pris � baisser et qu'il pr�sageait du gros temps, le capitaine d�cida que nous chercherions, pour la nuit, un refuge dans ce havre spacieux. Vers cinq heures de l'apr�s-midi, nous nous engagions donc dans la passe qui s'ouvre entre les �les aux Basques et celles du Carousel et de la Manowin. Rien de f�erique comme le spectacle qui nous attendait au moment o� nous allions d�bouquer le chenal du milieu, qui a une largeur d'un mille et quart. Inclin� sous ses huniers et faisant demi-vapeur, le _Napol�on III_ passait comme une fl�che, rasant � une encablure � peine des rochers qui avaient de quatre � cinq cents pieds de hauteur, et dont les t�tes semblaient avoir �t� atteintes par la lame d'acier de Roland qui, apprenant la trahison d'Ang�lique, s'amusait pour tromper sa douleur � fendre des montagnes d'un seul coup d'�p�e. Large de deux milles et trois quarts � son entr�e, la baie des Sept-Iles s'�tend � peu pr�s � six milles du nord � l'ouest. Apr�s avoir fait notre derni�re abat�e, l'ancre mordit sur un fond d'argile; et doucement � l'abri, au milieu de cet immense cercle qui pourrait contenir � l'aise les plus belles flottes du monde, on se serait cru alors sur un lac tranquille, si le sifflement du vent dans nos hunes et dans nos m�ts de perroquet ne f�t venu nous avertir que la temp�te s�re de nous rejoindre une autre fois, passait fi�rement au-dessus de nos t�tes, d�daignant pour le quart-d'heure de secouer le _Napol�on III_ dans ses bras nerveux. Si un climat rigoureux, une terre aride et le d�faut de bois de construction n'�taient l� pour entraver ses d�buts, il y aurait moyen de fonder sur cette gr�ve sablonneuse un des plus beaux entrep�ts de p�che, et l'une des plus fortes villes maritimes du continent am�ricain. Six forts construits avec toutes les innovations cr��es par le g�nie moderne et jet�s � l'entr�e des chenaux de l'est, de l'ouest et du milieu--trois goulets qui m�nent au fond de la baie--seraient suffisants pour d�fendre les passes et saborder n'importe quel vaisseau qui voudrait les forcer. Mais la solitude et la d�solation semblent faites pour le Labrador; et il vaut mieux respecter le secret de Dieu qui, si l'on en croit une l�gende racont�e par les gens de mer, a voulu que le silence, les longs hivers et l'abandon pesassent � tout jamais sur cette terre, qui fut maudite avant d'�tre donn�e en partage � Ca�n. A la place de cette splendide cit� que nous nous sommes amus�s � fonder ce soir-l�, on apercevait du pont du navire un maigre entrep�t de la compagnie de la Baie d'Hudson, et une petite chapelle destin�e au culte catholique. Six hommes d'�quipe nous conduisirent � terre, o� nous f�mes accueillis par un Irlandais, facteur de la puissante raison sociale qui jadis avait le monopole des fauves arctiques, et r�gnait en souveraine jusque dans les solitudes du p�le nord. Ce brave homme nous fit les honneurs de son magasin, o� nous ne v�mes qu'une assez mince provision de fourrures. C'�tait l'�poque de la traite avec les Montagnais. Sur la gr�ve gisaient dix on onze ouigouams, autour desquels pullulaient des chiens � la queue en trompette. La cloche venait de tinter le signal de la pri�re du soir, et chacun dans la tribu se h�tait, pour arriver un des premiers, � la petite chapelle construite en bois et peinte en bleu � l'int�rieur. Les hommes entraient de ce pas furtif et l�ger qui caract�rise les races qui s'en vont, et allaient s'agenouiller du c�t� qui leur �tait r�serv�; pendant que dans leur compartiment, la t�te envelopp�e dans un large foulard rouge, les femmes s'accroupissaient sur leurs talons, et ressemblaient ainsi � ces moresques qu'aimait tant � peindre ce pauvre Henri Regnault, tu� par les Prussiens � Buzenval. Bient�t, une voix vieillotte et nasillarde attaqua bravement le chapelet. La langue montagnaise doit se pr�ter admirablement � la d�clamation, si l'on en juge par notre exp�rience de ce soir-l�; car, tout en ne manquant pas un seul _gloria_, ni un seul _ave_, la vieille charg�e de r�citer la pri�re battait intr�pidement la mesure sur les antipodes sauvages d'un rejeton des anciens n�ophytes du P. Maximin Lecl�re[9]. Le moutard, comme il en avait le droit, hurlait � coeur fendre, pendant que l'implacable main montait et descendait sur la partie l�s�e, avec la pr�cision d'une pendule. Le chapelet ne subissait pas une minute de retard pour tout cela et une madone tricot�e en laine jaune et bleue regardait cette ex�cution d'un air abasourdi, pendant qu'un saint, sculpt� dans le ch�ne d'un m�t trouv� au plain, donnait gravement dans sa niche, en se rappelant sans doute les p�rils qu'il avait courus jadis, sur la terre et sur l'onde. Au milieu de ces choses, certains parfums h�t�roclites s'�taient hypocritement gliss�s dans l'atmosph�re; et toute la tribu toussait comme si elle se disposait � entrer � l'h�pital. Un mouvement tr�s prononc� de tangage et de roulis entre le pouce et l'index, sans cesse plong�s dans le scalp d'�b�ne de ces enfants de la for�t, indiquait clairement que chaque personne, portait sur elle des myriades d'autres cr�atures du bon Dieu. Il n'en fallut pas plus pour d�courager notre talent d'observateur. Ag�nor, malgr� nos protestations, commen�ait � trouver �ternels ces hommages rendus � la patience supr�me, et de guerre lasse nous retourn�mes respirer sur la gr�ve, admirant sans r�serve le courage des saints missionnaires d'autrefois qui, pour arracher ces �mes � l'ignorance et � l'idol�trie, n'avaient pas craint d'affronter la mis�re, le froid, les rigueurs de l'hiver, les tortures, la maladie, _and last but not least_, l'incomparable vermine qui suit partout le peau-rouge. [Note 9: Le P. Maximin Lecl�re, fr�re du P. Chr�tien Lecl�re, �tait de Lille en Flandre, et avait d�j� servi cinq ans aux Sept-Iles et � l'�le d'Anticosti. _Harrisse, Bibliographie de la N-France_, p. 160.] Il �tait �crit que nous ririons ce jour-l�; car Ag�nor � qui son caract�re nerveux ne permettait pas de rester en place, venait de d�couvrir le chef de ces ex-anthropophages. Il �tait assis gravement sur un banc, appuyant sans fa�on son royal dos sur le rev�tement de la petite chapelle. Une casquette d'ing�nieur de la marine anglaise, rehauss�e par l'�clat d'un large galon d'or, ornait la t�te huileuse du roi de ces parages qui, pour nous faire honneur, s'�tait aussi pompeusement par� que la m�re J�zabel. Apr�s s'�tre respectueusement inclin� devant ce coll�gue du roi de Prusse, qui a nom Barth�l�my I, nous cherchions et nous allions trouver quelques-unes de ces paroles polies et flatteuses qui concilient de suite, aux humbles et aux petits, la faveur des grands de la terre, lorsque Gravel, sans plus de fa�on se mit � marchander les mocassins en peau de caribou qui prot�geaient les pieds de Sa Majest�. Barth�l�my, avec toute la dignit� possible, leva en l'air trois de ses doigts de potentat, pendant que ses l�vres royales daignaient laisser passer le mot "shilling". Ag�nor se mit alors � compter six douze sous, et ce fut ainsi que ma�tre Gravel trouva le moyen d'entrer dans les bottes de S. M. Barth�l�my I. Le roi devait pourtant avoir une joie plus compl�te encore que celle que lui procurait la possession de cette menue monnaie. Un de nos camarades de voyage, M. Smith, ayant tir� de sa poche un galon d'argent de la longueur de huit pouces, plus ou moins, remarqua un �clair de convoitise dans la prunelle du chef indien. Il le lui offrit gracieusement, et, dans son enthousiasme, Sa Majest� oublieuse de tout d�corum, se mit � danser une gavotte autour de nous. Je crois qu'en ce moment nous aurions pu obtenir n'importe quoi de sa haute protection; d'autant plus que, si la chose existait en ce royaume, une baronnie vaudrait un m�tre de galon rouge, et un duch� s'�changerait contre une casquette anglaise. O Jean Verrazzano, � Roberval, � Cook, � Marion, � Lapeyrouse, dire que vous �tes disparus dans les oesophages de gens semblables � ceux-ci, et qui n'auraient pas demand� mieux que de troquer le d�jeuner de ce matin-l�, contre un bout de cuivre ou un vieux couteau de pacotille! Pendant que nous prenions nos �bats � la cour de Barth�l�my I, le temps �tait devenu aussi maussade que la figure d'un ministre en train de remettre son portefeuille. Un rideau de brume courait sur la mer. Nous nous embarqu�mes avant qu'il e�t eu le temps de nous masquer le _Napol�on III_, et bient�t nous dormions tranquillement sur nos ancres, berc�s au bruit des rafales qui s'engouffraient le long des �lots mornes et d�serts qui bouchent l'entr�e de la baie. A quelques encablures �tait mouill�e une go�lette am�ricaine, arriv�e de la veille. La temp�te l'avait forc�e � venir chercher un refuge aux Sept-Iles, et dans le courant de l'apr�s-midi, une embarcation se d�tacha de son arri�re et se dirigea vers notre steamer. Elle �tait mont�e par le capitaine Johnson et cinq matelots am�ricains, au nez en poin�on, � la t�te osseuse et �nergique, aux �paules athl�tiques et � la chique monstrueuse. Partis de Gloucester depuis deux mois, ils faisaient la p�che au fl�tan, et trente mille livres de cet excellent poisson �taient d�j� entass�es dans la cale de leur b�timent. L'�quipage de ces go�letons de p�che est pay� � la part: en moyenne, chaque homme gagne ainsi de cinquante � soixante piastres par mois, et cela pendant toute l'ann�e, car pour eux la morte-saison n'existe pas, puisque l'hiver ils s'en vont prendre la morne sur les bancs de Terreneuve. En quatre jours, l'ann�e pr�c�dente, notre h�te avait eu la chance d'emmagasiner � son bord 32,000 livres de ce dernier poisson. Ces p�ches miraculeuses se renouvellent souvent, et cet am�ricain nous raconta qu'un de ses amis, le capitaine O'Brien de la go�lette l'_Ossipee_ avait pris, en un mois, 90,628 livres de fl�tan qui, vu l'encombrement du march�, ne lui avaient rapport� pour cette courte croisi�re, que deux mille cinq cent trente-trois piastres. Il y a deux esp�ces de fl�tan, ajoutait le capitaine Johnson: l'une est blanche et se vend habituellement seize cents la livre, l'autre est grise et se donne pour onze cents. Malheureusement, comme cela arrive presque toujours en Am�rique, lorsqu'un mineur cupide frappe un filon qui rapporte, il finit par le g�ter avant de lui faire donner son rendement. Il en a �t� de m�me pour la p�che au fl�tan dans les eaux canadiennes. Les Am�ricains l'�puisent chaque ann�e, et la cons�quence in�vitable de cette destruction, sans rel�che, a �t� la baisse toujours croissante du prix de ce poisson recherch� qui, s'il n'est prot�g� par une sage l�gislation, finira par dispara�tre. Ce qui se vendait en 1873 pour seize et onze cents, ne valait plus en 1876 que neuf cents et demi et cinq cents et demi, et derni�rement encore la go�lette l'_Arequipa_ appartenant � la maison Rowe et Jordan, command�e par le capitaine Dowdell, rentrait � Gloucester, apr�s une station de treize jours dans le golfe Saint-Laurent, avec un chargement de 32,000 livres valant $2,100. La part seule du cuisinier, pour ces treize jours d'ouvrage se montait � $155, et celle de chaque homme d'�quipage � $119. Depuis la signature du trait� de Gen�ve, les armateurs et les p�cheurs am�ricains ont le droit de venir vivre et faire fortune, o� nos p�cheurs canadiens ne trouvent que le moyen de v�g�ter et de se tra�ner dans la mis�re et la routine. Deux go�lettes am�ricaines, assure le commandant Lavoie, dans son rapport de 1875, entr�rent un matin � la pointe aux Esquimaux, et � l'�tonnement de ceux qui �taient pr�sents, prirent � une distance de 20 � 50 verges du rivage 75,000 livres de fl�tan. Il est vrai que nos rivaux, au lieu de se diviser sur de niaises questions locales, et de s'asservir insoucieusement au monopole jersiais, ne n�gligent rien pour obtenir le succ�s et surtout de gros profits. Ils ont � leur disposition les plus fins voiliers, les engins de p�che les plus perfectionn�s, les app�ts les plus dispendieux, et par-dessus tout,--chose, para�t-il, impossible � rencontrer chez nous,--ils allient l'esprit de concorde � celui d'entreprise. Si la visite du capitaine Johnson �tait int�ressante pour nous, elle �tait pour lui on ne peut plus int�ress�e. Il venait s'informer si nous allions saisir sa go�lette, car elle p�chait en contrebande; et il ignorait compl�tement ce qui s'�tait conclu lors de la convention de Gen�ve. Or, le trait� devenait en force quelques jours apr�s. Notre capitaine jugea prudent de ne pas trop faire de z�le. Nous avions assez alors des r�clamations de l'_Alabama_; et sur sa r�ponse n�gative, la joie reparut sur toutes ces figures de loups de mer. On organisa un concert � bord. Un de nos lieutenants avait d�couvert un violon � trois cordes. Encourag�e par les sons d'une petite fl�te sournoise, une lutte d'harmonie s'engagea entre ces terribles instruments, le vent et les cordages, pendant que le capitaine qui n'y pouvait rien, nous racontait, en guise de distraction, la fin de son premier ing�nieur, M. Crockett. Lors de la croisi�re pr�c�dente, ce musicien distingu�, � force de faire des fugues et des arp�ges, avait fini un beau soir par fermer � tout jamais son cahier de musique. Dans un moment de folie incontr�lable, il se figura que les modestes chants de la terre ne lui allaient plus. D'une main f�brile il avait d�pos� sa casquette d'uniforme sur le capot d'�chelle, et du haut des bastingages de tribord il s'�tait perdu dans le tr�molo de l'oc�an. Ce r�cit me rappela la mort de mon ami, le commandant T�tu, qui �tait venu s'�teindre dans ces parages, et comme ce brave gar�on subit la loi commune, et qu'il semble oubli� maintenant, je crus bon, pendant que fl�te et violon allaient toujours _crescendo_, de me r�fugier sur le banc de quart, et l�, d'essayer � me rappeler les moindres d�tails de cette triste occurrence. On aurait dit que ces choses s'�taient pass�es la veille, tant elles se pr�sentaient fra�ches � ma m�moire. C'�tait cependant vers les premiers jours de mai 1868: la go�lette arm�e _la Canadienne_ se balan�ait sur ses ancres, pr�te � quitter la rade de Qu�bec, pour s'acheminer vers la haute mer. Une v�ritable coquetterie de marin avait pr�sid� � son armement. Les matelots avaient endoss� la tenue de service; le pont bien cir� donnait des reflets de glace de Venise; les canons brillaient comme un anneau de fian�ailles; les flammes et les banderolles couraient du beaupr� � la corne d'artimon, et de temps � autre un joyeux vivat s'�chappait du carr� des officiers. On partait pour la campagne de l'ann�e pour courir sus � la contrebande et � la fraude, prot�ger le gagne-pain des p�cheurs du golfe; et le commandant qui tenait toujours � bien faire les choses, donnait � ses amis, ce jour-l� un repas d'adieu. La _Canadienne_ partit joyeuse, s'inclinant coquettement sous le baiser de la vague, et entra�nant avec elle son bruyant �quipage. Six mois se pass�rent, et avec eux une croisi�re comme chaque parole d'adieu l'avait souhait�e. Puis au mois d'octobre--mensonge, ou plut�t v�rit� de la poussi�re humaine,--l'�l�gant officier que tous avaient connu si jovial, si spirituel, si d�vou� � ce que la religion nous dit d'aimer sur la terre, nous revenait seul, clou� dans une caisse que l'on d�posa vers minuit, sur un quai, au milieu des colis de la cargaison. L'agonie s'�tait pass�e ainsi. Partie le 11 octobre au matin de la Longue-Pointe, pr�s de Mingan, _la Canadienne_, apr�s s'�tre mise en panne vis-�-vis la rivi�re au Tonnerre, armait un canot sur l'ordre du commandant qui avait manifest� le d�sir de se rendre � terre. En route, M. T�tu se plaignit d'une violente douleur dans la r�gion du coeur; mais de retour � son bord, le mal avait disparu assez pour lui permettre de r�citer � son �quipage la pri�re du soir. Le mieux continua � se manifester. Apr�s le souper il causa avec un garde-p�che de la c�te nord, Beaulieu, et comme la mer devenait forte, il donna l'ordre � son capitaine de mettre sur les Sept-Iles. Vers onze heures de la nuit le malaise regagna du terrain. Croyant � une indigestion, le commandant, avec cette nature �nergique que tous lui connaissaient, sauta hors de son cadre pour prendre ce qu'il croyait �tre un vomitif. C'�tait de la poudre antimoniale, substance comparativement inoffensive, �crivait son pr�d�cesseur, le commandant Fortin. Plus tard, ajoutait-il encore, comme la douleur augmentait, il prit de la magn�sie, puis de la menthe, puis deux l�g�res doses d'opium. Le mieux se montra de nouveau, et croyant que tout �tait fini, M. T�tu donna l'ordre au ma�tre d'h�tel d'aller se reposer. --Je sonnerai, s'il y a lieu. Quelque temps apr�s, le garde-p�che qui �tait couch� dans le carr�, vit le commandant passer dans son cabinet de toilette: il revint d'un pas ferme vers son lit, s'y appuya; puis joignant les mains, murmura: --Mon Dieu! que je suis faible! Mon Dieu! ayez piti� de moi! Ce furent l� ses derni�res paroles. Quelques secondes apr�s, le r�le l'empoignait: et quand son compagnon de carr� courut � lui, suivi du capitaine qui essaya de soulever le commandant dans ses bras, ces deux hommes atterr�s ne purent saisir au passage que trois longs soupirs entrecoup�s. Le commandant T�tu venait de descendre son dernier quart. Jeune--trente-quatre ans--dou� d'une intelligence sup�rieure, d'une �me profond�ment catholique, d'un coeur loyal--dans une acception que bien des gens de notre si�cle auraient peine � comprendre, Th�ophile T�tu remplissait � la satisfaction de tous le poste d'honneur qu'on lui avait confi�. Ses �tudes, militaires et scientifiques, ses connaissances en droit maritime, ses travaux particuliers, contribu�rent � en faire un sp�cialiste qui, h�las! n'eut que le temps de se faire regretter. Le matin de ce triste jour, la _Canadienne_, flamme en berne, cinglait vers le bassin de Gasp�, emportant la d�pouille de son ancien commandant. Le lendemain elle s'arr�tait au milieu de la baie. Une foule �norme �tait all�e au-devant du cercueil qui, couvert du drapeau anglais, �tait port� sur les �paules de six marins de choix. Les cordons du po�le �taient tenus par les consuls et les notables: le canon grondait de minute en minute, et le deuil qui assombrissait toutes ces figures de p�cheurs, au teint h�l� par le vent de la mer, donnait bien la mesure de la perte qu'ils venaient de faire. Puis, tout en arpentant le banc de quart, mon esprit me ramenait � Qu�bec, o� la modestie qui avait pr�sid� � la vie de M. T�tu avait jet� un dernier reflet sur ses fun�railles. Ici, plus de garde d'honneur, plus de clairons, plus de fanfares de deuil: mais-un long cort�ge d'amis se d�roulant en file, sous un ciel gris et sombre d'automne, derri�re un modeste cercueil, sur lequel reposaient les insignes de lieutenant de vaisseau. Au cimeti�re, un temps d'arr�t au bord d'une fosse que les croque-morts avaient oubli� de faire assez large; et ce bruit mat et myst�rieux de la terre qui s'�gr�ne et croule de la pelle du fossoyeur sur une tombe, o� g�t une parcelle du coeur de ceux qui se groupent silencieux autour du trou b�ant. La mer rapproche de Dieu. Ce soir-l�--et je n'ai pas besoin de l'�crire ici--une fervente pri�re fut dite pour l'�me de celui qui dort maintenant, � quelques pas de la fosse des pauvres, au pied d'une humble croix du cimeti�re de Belmont; de cette croix qui sera toujours pour le croyant ce qu'�tait l'_ancre de salut_ pour le commandant de la _Canadienne_, un gage de foi et d'esp�rance en la mis�ricorde de son Dieu. Au milieu de ces retours vers le pass�, nous avions quitt� l'hospitali�re baie des Sept-Iles. Elle commen�ait � s'effacer derri�re nous, et le cap tourn� vers l'Anticosti, nous tanguions et nous nous laissions emporter sur le dos flexible de la houle du large. Chacun avait regagn� son cadre, except� les officiers de service et le gardien du phare de la Pointe-aux-Bruy�res, mon fid�le conteur Gagnier, qui ne tarissait plus, une fois qu'il �tait mis � m�me de nous dire quelques uns des terribles drames de son �le. --Avez-vous entendu parler de la catastrophe de la baie du Renard? me dit-il, en allumant un cigare. --Non, mon ami. O� se trouve cette baie? --A quelque vingt milles de mon phare, endroit o� j'ai bien h�te d'arriver. --Et que s'est-il donc pass� � la baie du Renard? --Quelque chose qui se pr�sente assez souvent sur notre �le. Il y a de cela assez longtemps, au printemps de 1820, un trappeur, en visitant ses pi�ges, fit la trouvaille d'une corde qui pendait le long d'un rocher. Il la tira � lui. Une cloche de navire se mit aussit�t � tinter. Le premier mouvement du chasseur fut celui de la frayeur; mais apr�s avoir r�fl�chi, il fit le tour du plateau, et se trouva en face de trente cadavres. C'�tait tout ce qui restait de l'�quipage et des passagers du vapeur le _Granicus_. Jet�s � la c�te vers la fin du mois de Novembre 1818, non-seulement ces malheureux avaient eu � combattre contre le froid; mais la faim s'�tait mise � les harceler sans piti�. La lutte avait �t� longue, � en juger par les tristes reliefs qui entouraient ces morts. Dans un four, construit tant bien que mal, � quelques pas de l�, gisait la moiti� d'un cadavre qui avait servi � repa�tre ces pauvres affam�s. A la branche d'une pruche �tait suspendu le corps d�chiquet� d'une petite fille qui, elle aussi, avait d� faire partie du lugubre garde-manger. Mangeurs et mang�s furent enterr�s p�le-m�le dans une vaste fosse que les p�cheurs ont eu la pr�caution d'entourer d'une palissade. Je vous m�nerai voir ce triste endroit, si vous passez quelques jours au phare. --Merci de votre complaisance, et je ne dis pas non, si le capitaine veut nous accorder cette rel�che; mais en attendant, savez-vous que votre naufrage du _Granicus_ m'en rappelle un autre qui s'est pass� en 1736? A cette �poque un gouvernement pr�voyant n'avait pas encore song� � venir en aide aux marins d�voy�s, en jetant sur leurs routes des phares, des amers, et, en cas de malheur, des d�p�ts de provisions et des maisons de secours. Ce naufrage est celui du P. Crespel. Embarqu� sur la _Renomm�e_, vaisseau de 300 tonneaux, arm� de 14 canons et command� par M. de Freneuse, il vint se jeter "� un quart de lieue de terre, sur la pointe d'une batture de roches plates, �loign�e d'environ huit lieues de la pointe m�ridionale de l'Anticosti". C'est peut-�tre une des plus navrantes l�gendes de l'�le. A coup s�r, c'est la moins connue; et comme causer aide � tuer le temps � bord, je veux vous conter de fil en aiguille ce terrible �pisode de la mer[10]. [Note 10: Ce naufrage est racont� � son fr�re par le p�re Emmanuel Crespel qui le lui d�crit d'une mani�re tr�s-vive. Bibaud nous dit dans son "Magasin du Bas-Canada" que, "ce r�collet arriva dans la Nouvelle-France au commencement d'octobre 1724". Apr�s �tre rest� quelque temps � Qu�bec, le P. Crespel fut nomm� par Mgr de la Croix de Saint-Vallier missionnaire de Sorel, o� il demeura deux ans. M. de Lignerie l'emmena alors comme aum�nier de l'exp�dition contre les Outagamis, et � son retour le P. Crespel desservit le fort de Niagara pendant les trois ann�es d'usage, puis successivement le D�troit, le fort de Frontenac, et celui de la pointe � la Chevelure, sur le lac Champlain: mission p�nible s'il en fut une, assure-t-il, en mentionnant cette derni�re dans son livre. Sauv� du naufrage de la _Renomm�e_, le P. Crespel fut nomm� � la cure de Soulanges, o� il demeura deux ans. L'ordre de ses sup�rieurs le fit alors repasser en France, sur le vaisseau du roi le _Rubis_, commandant de Jonqui�res, pour prendre le vicariat du couvent d'Avesnes en Hainault. Il y demeura jusqu'� ce qu'il fut nomm� aum�nier des troupes fran�aises command�es par le mar�chal de Maillebois, et finit son long et dur apostolat par venir mourir � Qu�bec, le 28 avril 1775, apr�s avoir �t� pendant quinze ans sup�rieur commissaire de son ordre, au Canada.] --C'�tait le 3 novembre 1736 que M. de Freneuse partait de Qu�bec avec 54 hommes � son bord[11]. Tout s'�tait pass� sans aucune avarie jusqu'au 14 au matin. Il y avait bien eu, de fois � autre, quelque saute de vent qui, jet� au nord-nord-est, avait pass� au nord-est, puis � l'est, pour se fixer pendant deux jours au sud-sud-est. Jusque l�, solide et neuve, la _Renomm�e_ se comportait admirablement. Les ris pris dans les huniers, elle louvoyait au large de l'Anticosti, se gouvernant sur son compas au sud-est-quart-est, puis au sud-est. Tout-�-coup, le vent fra�chit et se met � souffler en temp�te. La lame se creuse, devient fatigante; et en voulant virer � terre, le navire touche, talonne et embarque aussit�t d'�normes paquets de mer. Il n'en fallait pas plus pour faire perdre la t�te � une partie de l'�quipage. Seul, le ma�tre canonnier eut en ce moment le sang-froid de sauter dans la soute aux provisions, d'y prendre ce qu'il put de biscuit, de monter quelques fusils, un baril de poudre et une trentaine de gargousses, et d'entasser le tout dans le petit canot. Une vague vint sur ces entrefaites ajouter encore aux plaintes et � la confusion, en emportant le gouvernail de la _Renomm�e_, et le m�t d'artimon rompu � coups de hache, �tant tomb� sur la hanche de b�bord, fit pr�ter la bande au malheureux navire. [Note 11: La _Renomm�e_ devait se rendre � la Rochelle: elle �tait consign�e � M. Pacaud, tr�sorier de France.] Impassible au milieu de ce chaos, M. de Freneuse donne l'ordre de hisser la chaloupe sur ses porte-manteaux. Vingt personnes embarquent; mais au moment o� la derni�re prend place, un des palans manque: et la moiti� de cette grappe humaine est pr�cipit�e dans l'ab�me pendant que ceux qui restent, se cramponnent aux plats-bord de l'embarcation, suspendue en l'air. Pas un muscle n'a bronch� sur la figure de M. de Freneuse, � la vue de cette nouvelle catastrophe. D'une voix forte il donne l'ordre de filer le palan d'arri�re. Mais au moment o� la chaloupe reprend son �quilibre et touche au flot, une vague brise le gouvernail de l'embarcation, et celle-ci mal assise, est ras�e coup sur coup par deux lames. On parvient pourtant � pousser au large. Un des sous-officiers gouverne le mieux possible avec un mauvais aviron, et matelots et passagers tremp�s par la pluie qui tombait par torrents et masquait l'atterrage, la figure fouett�e par les embruns de la mer, rament au plus pr�s, en r�citant � haute voix le _confiteor_, et en s'unissant au P. Crespel qui psalmodiait les versets du _miserere_. Pendant ce temps, un ressac terrible bat � la c�te. On l'entend clairement � bord. Le bruit va grandissant. Tout-�-coup la chaloupe entre dans le tourbillon mugissant. Une lame �norme l'empoigne, la soul�ve, la chavire, et roule chacun p�le-m�le et meurtris sur le sable et sur les galets de la gr�ve. Un nouvel acte de sang-froid venait de prolonger les jours de ces malheureux. Voyant la chaloupe grimper sur le dos de la derni�re vague, et pr�voyant qu'elle la reporterait au large, un matelot avait pass� un grelin dans un organeau, l'avait enroul� autour de son poignet, et s'�tait laiss� porter � terre avec lui. La mer venait de l�cher sa proie; mais la position des naufrag�s n'en �tait gu�re devenue meilleure. Le hasard les avait jet�s sur un �lot que la mar�e haute recouvrait, et en gagnant la terre ferme, ils faillirent p�rir une troisi�me fois. Il fallait traverser � gu� la rivi�re du Pavillon. Quelques heures apr�s, le petit canot mont� par six personnes vint les rejoindre. Elles rapportaient que dix-sept matelots n'avaient pas voulu abandonner M. de Freneuse. Ce dernier ne pouvait se d�cider � quitter son navire; et on peut se faire une triste id�e de cette premi�re nuit pass�e, par les uns sans abri et sans feu sur cette terre d�serte de l'Anticosti, par les autres sur un navire battu en br�che par la mer, et certains d'�tre engouffr�s par elle d'une minute � l'autre. A minuit, la temp�te �tait dans toute sa violence. Chacun avait perdu l'espoir de se sauver, lorsqu'au petit jour, on s'aper�ut que le navire tenait bon. La violence du flot �tait tomb�e. Il n'y avait plus une minute � perdre pour le sauvetage, et chacun se mit � l'oeuvre. On embarqua des provisions avari�es, les outils du charpentier, du goudron, une hache, quelques voiles. Puis, il fallut regagner terre; et le capitaine de Freneuse les larmes aux yeux et emportant son pavillon, quitta le dernier l'�pave de la _Renomm�e_. Cette seconde nuit pass�e sur l'�le, fut encore plus triste que la premi�re. Il tomba deux pieds de neige. Sans les voiles, tout le monde serait mort de froid. Ces rudes d�buts ne d�courag�rent personne; de suite on se mit au travail. Le m�t d'artimon de la _Renomm�e_ �tait venu du plain; on tailla dedans une quille nouvelle pour la chaloupe. Elle fut calfat�e avec soin, et son �tambot et ses bordages furent refaits � neuf. Pendant que les uns coupaient du bois, les autres faisaient fondre la neige. Bref, on se cr�a le plus d'occupations possibles pour t�cher d'oublier: mais h�las! � ces heures de travail, succ�d�rent bient�t les heures d'�puisement. Les malheureux naufrag�s avaient, au moins, une perspective de six mois sur l'�le d'Anticosti, puisqu'il leur fallait y attendre l'ouverture de la navigation. Or, en ces temps-l�, les navires qui passaient de Qu�bec en France n'emportaient que pour deux mois de vivres. Au moment o� elle avait touch�, la _Renomm�e_ avait onze jours de mer; une partie des provisions �taient avari�es par le naufrage, et en s'astreignant � la plus stricte �conomie, c'est-�-dire en ne distribuant � chacun qu'une maigre ration par vingt-quatre heures, chaque homme pouvait--tous calculs faits--prolonger sa vie de quarante jours! A cette incontestable certitude, �tait venu se joindre l'hiver, arriv� dans toute sa rigueur. La glace rendait le navire inaccessible; six pieds de neige couvraient le sol, et pour comble de d�sespoir, les fi�vres venaient de faire leur apparition et exer�aient de faciles ravages sur ces natures �maci�es. Il fallut prendre une d�cision supr�me. Un poste fran�ais passait alors l'hiver � Mingan, o� il s'occupait � faire la chasse au loup-marin. Pour se rendre l�, il fallait d'abord faire quarante lieues de gr�ve avant d'atteindre la pointe nord-ouest de l'�le, puis comme le dit le P. Crespel, "descendre un peu et traverser douze lieues de haute mer". On agita l'id�e de se diviser en deux groupes. L'un devait rester � la rivi�re au Pavillon: l'autre irait � Mingan chercher du secours. Lorsque cette proposition fut soumise au conseil, chacun la trouva inattaquable. La grande difficult� consistait � d�signer ceux qui feraient du premier groupe, et ceux qui feraient partie du second. C'�tait � qui ne resterait pas en arri�re. Dans cette p�nible alternative, le P. Crespel eut recours � Dieu. Le 26 novembre, il dit la messe du Saint-Esprit; et d�s que le saint sacrifice eut �t� termin�, vingt-quatre hommes se lev�rent, et prirent la r�solution de se r�signer � la volont� divine, assurant qu'ils hiverneraient co�te que co�te � la rivi�re au Pavillon. Cet acte d'abn�gation tranchait le noeud gordien. Toute cette nuit-l� fut employ�e � entendre des confessions; et le lendemain, apr�s avoir laiss� des provisions � ces braves gens, et leur avoir jur� sur les saints �vangiles qu'ils reviendraient les reprendre aussit�t que possible, le capitaine de Freneuse, le P. Crespel, M. de Senneville, suivis de trente-huit personnes, prirent le chemin de l'inconnu. La mis�re et le danger avaient nivel� la position de ces hommes. Avant de se quitter officiers et matelots s'embrass�rent en pleurant. H�las! bien peu devaient se revoir. En partant, M. de Freneuse subdivisa ses gens en deux sections. Treize d'entre eux manoeuvraient le petit canot; vingt-sept s'embarqu�rent dans la chaloupe. Jusqu'au 2 d�cembre, cette navigation de conserve fut affreuse. A peine gagnait-on chaque jour deux ou trois lieues qu'il fallait faire � la rame, et par un froid intense. Le soir, on dormait sur la neige: et pour toute nourriture ces pauvres abandonn�s n'avaient qu'un peu de morue s�che, et quelques gouttes de colle de farine d�tremp�e dans de l'eau de neige. Le 2 d�cembre, le temps se mit au beau. Une petite brise soufflait sans �pret�, et la joie renaissait sur ces figures h�ves et d�charn�es, lorsqu'en voulant doubler la pointe sud-ouest, la chaloupe qui allait � la voile, fit la rencontre d'une houle affreuse. En manoeuvrant pour lui �chapper, elle perdit le canot de vue. Plus tard on sut ce qu'�tait devenu ce dernier: il s'�tait laiss� affaler. Mais comme pour le quart d'heure, il fallait faire terre au plus vite, on finit par y parvenir � deux lieues de l�, au milieu de mille pr�cautions. Un grand feu fut allum� sur la c�te, pour indiquer aux retardataires o� se trouvaient les gens de M. de Freneuse; puis, apr�s avoir mang� un peu de colle, ils s'endormirent dans l'eau et dans la neige fondante, pour n'�tre r�veill�s que par une temp�te terrible. D�s ses premi�res bourrasques, elle jeta la chaloupe � la c�te. Il fallut alors s'occuper � la r�parer de suite; mais ce contre-temps eut son bon c�t�. Deux renards qui �taient venus r�der dans les environs furent pris au pi�ge, et cette viande fra�che devint par la suite d'un grand secours. D�s le 7 d�cembre, M. de Freneuse put reprendre la mer, mais le coeur navr�. Malgr� de nombreuses reconnaissances, il n'avait pu d�couvrir aucune trace de son canot. A peine la chaloupe eut-elle fait trois heures de marche qu'une nouvelle temp�te l'assaillissait au large. Pas un havre, pas une crique ne s'offrait pour donner refuge � ces malheureux; et cette nuit-l� fut peut-�tre une des plus terribles qu'ils eurent � endurer. Ils la pass�rent � errer au milieu des vagues et des glaces, dans une baie o� le grappin ne mordait pas. On ne r�ussit � d�barquer qu'au petit jour, au milieu d'un froid br�lant, qui ne tarda gu�re � faire prendre la baie, et avec elle la chaloupe. D�s lors celle-ci devenait inutile. Il fallut donc se d�cider � ne pas pousser plus loin. Les provisions furent d�barqu�es; et de suite on se mit � l'oeuvre pour construire des cabanes en branches de sapin[12], ainsi qu'un petit d�p�t, o� les vivres furent dispos�s de mani�re, � ce que personne ne p�t y toucher sans �tre aussit�t vu par les autres. Puis, on adopta un r�glement pour la distribution. Chacun avait droit � quatre onces de colle par jour; et on fit en sorte que deux livres de farine et deux livres de viande de renard pussent servir au repas quotidien de dix-sept hommes! Une fois la semaine, une cuiller�e � bouche de pois venait rompre la monotonie de cette cuisine; et en v�rit�, dit le P. Crespel, c'�tait le meilleur de nos d�ners. [Foonote 12: Le P. Crespel qui, dans ses missions chez les Outagamis s'�tait mis au fait de cette �tude d'architecture primitive, avoue ing�nument que sa cabane �tait la plus commode.] Les exercices du corps devinrent obligatoires. L�ger, Basile et le P. Crespel allaient couper des fagots et faire du bois; d'autres transportaient l'approvisionnement aux cabanes; les troisi�mes tra�aient ou entretenaient la route qui menait � la for�t. Au milieu de ces occupations, les �preuves ne faisaient gu�re d�faut. La vermine rongeait ces malheureux qui n'avaient qu'un change pour tous v�tements. La fum�e des huttes et les �blouissantes blancheurs de la neige donnaient � la plupart de douloureuses ophtalmies; et la mauvaise nourriture, jointe � l'eau de neige, avaient engendr� la constipation et le diab�te, sans faire, pour cela, ployer d'un cran l'�nergie de ces hommes de fer. Le 24 d�cembre, le P. Crespel fit d�geler quelques gouttes de vin. La No�l approchait; et il se pr�parait � dire la messe de minuit. Elle fut c�l�br�e sans pompe, ni ornements, dans la plus grande des cabanes. Ce dut �tre un spectacle sublime que de voir tous ces abandonn�s, se recueillir au milieu des solitudes de l'Anticosti, et dans leur d�nuement sans exemple, se rapprocher d'un enfant nu et couch� dans une �table, pour m�ler leurs larmes aux siennes, et pour l'y adorer. L'ann�e 1737 d�buta pour ces pauvres gens d'une mani�re, terrible. D�s l'aube du jour de l'an, Foucault envoy� � la d�couverte, revint avec la poignante nouvelle que la chaloupe avait �t� enlev�e par les glaces. Pendant cinq jours, ce ne furent que g�missements et lamentations. Tout le monde se sentait perdu. Chacun voulait mourir. L'esprit de suicide passait et repassait dans ces cerveaux troubl�s par tant de malheurs, et le P. Crespel ne cessa, pendant ce temps, de leur d�montrer la grandeur de l'apostolat de la souffrance: cette seule voie que Dieu avait prise pour racheter le genre humain. Il les supplia de se confier en la mis�ricorde divine; c�l�bra le jour des Rois une seconde messe du Saint-Esprit, pour le prier de donner sa force et ses lumi�res � ces �mes si �prouv�es, et parla dans son sermon, de la grandeur de la mission qui incombe � ceux qui se d�vouent pour sauver les autres. Touch�s par ces bonnes paroles, Foucault et Vaillant s'offrirent pour aller � la recherche de la chaloupe. --Tant il est vrai, ajoute finement le P. Crespel, que dans quelque situation que l'on soit, on aime toujours � s'entendre �lever. L'amour-propre ne nous quitte qu'avec la vie. Bien leur prit de cet exc�s de z�le. Deux heures apr�s, ils accouraient tout joyeux, et annon�aient � leurs camarades qu'en fouillant la gr�ve et le bois, ils �taient tomb�s sur un ouigouam indien, et sur deux canots d'�corce abrit�s sous des branches. Comme troph�e de leur exp�dition, ils emportaient une hache et de la graisse de loup-marin. L'�le �tait habit�e! Il n'y avait plus � en douter, et les �clats de la joie la plus vive succ�d�rent au plus sombre des chagrins. Chacun sentait le courage lui revenir. Le lendemain fut tout aussi joyeux. En poussant plus loin leurs excursions, deux matelots d�couvrirent la chaloupe arr�t�e au large, dans un champ de glace, et en revenant au camp avec cette heureuse nouvelle, ils firent l'inappr�ciable trouvaille d'un coffre plein d'habits, que le flot avait arrach� � la _Renomm�e,_ et que les hasards de la mer �taient venus apporter l�. Mais tous ces rires ne dur�rent qu'un �clair. L'�preuve allait revenir plus am�re que jamais. Le 23 janvier, le ma�tre-charpentier mourut presque subitement. Des sympt�mes alarmants s'accentu�rent de plus en plus. Fresque tous les hommes eurent les jambes enfl�es: et le 16 f�vrier, un coup terrible vint foudroyer le camp. Le capitaine de Freneuse s'en �tait retourn� vers Dieu, au milieu des pri�res de l'Extr�me-Onction. Puis, ce fut autour de J�r�me Bosseman; puis, � celui de Girard; puis, au ma�tre-canonnier qui, avant de mourir, abjura le calvinisme. Chacun, avant l'heure supr�me, se confessait au P. Crespel, et s'�teignait saintement dans la r�signation. Quand tout �tait fini, les moins faibles se levaient, tra�naient au dehors les cadavres de leurs camarades, et les amoncelaient dans la neige, � la porte de la cabane. Nul n'avait la force d'aller plus loin. Les �l�ments conjur�s lutt�rent avec ces angoisses terribles. Le 6 mars, une temp�te de neige se d�cha�na sur l'�le et �crasa sous une avalanche la cabane du P. Crespel, le for�ant � venir se r�fugier dans celle des matelots, qui �tait plus spacieuse. L�, pendant trois jours, ils furent retenus prisonniers par l'ouragan, sans pouvoir allumer du feu, n'ayant rien � manger, ne se d�salt�rant qu'avec de la neige fondue, et voyant p�rir de froid cinq de leurs camarades. A tout prix, il fallait sortir de ce tombeau. En unissant leurs efforts, ils r�ussissent � d�blayer la neige et vont alors aux provisions. H�las! le froid est piquant. Un quart d'heure suffit pour geler les pieds et les mains de Basile et de Foucault, qu'il faut rentrer � bras dans la cabane. Gr�ce cependant au d�vouement de ces deux hommes, une ration de trois onces de colle vint rompre ce je�ne de trois jours; mais elle fut mang�e avec tant d'avidit�, que tous faillirent en mourir. Encourag�s par l'exemple de Basile et de Foucault, L�ger, Furst et le P. Crespel courent au bois pour en remporter quelques fagots. D�s huit heures du soir cette maigre provision est d�j� consum�e, et le froid devint si intense cette nuit-l�, que le sieur Vaillant p�re fut trouv� mort sur son lit de branches de sapin. Il fallut songer � changer de cabane et � d�blayer celle du P. Crespel. Elle �tait la plus petite, et pouvait �tre plus facilement chauff�e. On ne peut imaginer rien de plus navrant que le sombre d�fil� qui se fit alors: les moins �clopp�s portant sur leurs �paules MM. de Senneville et Vaillant fils qui tombaient par morceaux, pendant que Le Vasseur, Basile et Foucault, ayant les extr�mit�s gel�es, se tra�naient sur leurs coudes et sur leurs genoux. Le 17 mars, la mort vint mettre un terme aux souffrances de Basile; et le 19, Foucault, qui �tait jeune et d'une grande force musculaire, s'�teignit apr�s une agonie terrible. Les plaies de ces malheureux ne pouvaient �tre pans�es qu'avec de l'urine, et des lambeaux de v�tements arrach�s aux pauvres morts servaient de charpie aux vivants. Douze jours apr�s ces deux d�parts, les pieds de MM. de Senneville et Vaillant se d�tach�rent en putr�faction; mais, au milieu de ces douleurs et de cette infection, ils ne cessaient de mettre leur confiance en Dieu et d'unir leurs souffrances � celles du Christ. Le P. Crespel �tait �mu de cette foi in�branlable et de cette r�signation sublime qui semblaient se refl�ter sur les autres; car, au milieu de toutes ces horreurs, pas un mot de d�couragement ne se fit entendre. Chacun essayait d'apporter � son voisin quelques distractions ou quelques douceurs; et ce fut ainsi que le 1er avril, en allant � la d�couverte du c�t� o� les canots d'�corce �taient cach�s, L�ger ramena au camp un indien et sa femme. C'�taient les premi�res figures humaines qu'on e�t vues depuis le d�part de la rivi�re au Pavillon. Le P. Crespel parlait � merveille plusieurs idiomes sauvages; il expliqua � ces nouveaux h�tes leur triste situation, et les supplia les larmes aux yeux d'aller � la chasse et de leur apporter des vivres. L'indien promit solennellement. Le lendemain arrive. Deux jours, trois jours se passent; le peau-rouge ne revient pas. Alors n'y pouvant plus tenir, L�ger et le P. Crespel se tra�nent jusqu'au ouigouam, mais pour constater avec terreur qu'un des canots est disparu! Rendues prudentes par le malheur, ces deux ombres d�charn�es s'attellent sur celui qui restait, le transportent jusqu'� leur cabane et l'attachent � la porte, bien persuad�es que l'un des indiens ne quittera pas l'�le, sans venir r�clamer sa propri�t�. H�las! nul ne vint, sinon la terrible visiteuse accoutum�e, la mort. Elle enleva successivement MM. Le Vasseur, Vaillant fils, �g� de seize ans, et de Senneville qui en avait vingt, et �tait fils du lieutenant du Roy, � Montr�al[13]. D�gag� du soin des malades et n'ayant plus de vivres, le P. Crespel r�unit alors en conseil les survivants. Il fut d�cid� de quitter cet endroit funeste et de partir en canot. Pour rendre serviable l'embarcation de l'indien, on l'enduisit de graisse: des avirons furent d�grossis, et le 21 avril fut d�sign� comme le jour de l'embarquement. [Note 13: Le p�re du jeune de Senneville, avant d'exercer la charge de Lieutenant du Roy de Montr�al, avait �t� page de madame la Dauphine, et avait servi dans les mousquetaires. Son fils �tait n� au Canada. --On dirait qu'une �trange fatalit� s'attache � ce nom de Senneville. Lors du naufrage de l'_Auguste,_ M. de Senneville, cadet � l'aiguillette, et mademoiselle de Senneville furent au nombre des noy�s. Ce terrible sinistre eut lieu sur les c�tes du Cap-Breton en octobre 1761. L'_Auguste,_ �tait un navire affr�t� par le g�n�ral Murray _pour_ rapatrier en France les officiers, les soldats et les Fran�ais qui en avaient manifest� le d�sir. Il portait � son bord les soldats du B�arn ainsi que ceux du Royal Roussillon. Parmi les victimes de ce d�sastre furent les capitaines, MM. le chevalier de la Corne de B�cancour de Portneuf: les lieutenants, MM. de Varennes, Godefroy, de la V�renderie, de Saint-Paul, de Saint-Blin, de Marolles et P�caudy de Contrecoeur; les enseignes en pied, MM Villebond de Sourdis, Groschaine-Rainbaut, de Laperi�re, de la Durantaye et d'Espervanche; et les cadets � l'aiguillette, MM. de la Corne de Saint-Luc, le chevalier de la Corne, de la Corne-Dobreuil, de Senneville, de Saint-Paul fils, et de Villebond fils. A cette nombreuse liste, M. Saint-Luc de La Corne, qui fut un des cinq survivants de ce naufrage, ajoute les noms de Paul H�ry, Fran�ois H�ry, L�chelle, Louis Hervieux, bourgeois, et de mesdames de Saint-Paul, de M�zi�re, Busquet, de Villebond, ainsi que ceux de mesdemoiselles de Sourdis, de Senneville et de M�zi�re. M. de Lacorne retrouva aussi sur la gr�ve, et enterra le corps d'un n�gociant anglais nomm� Delivier, le second, trois officiers de l'_Auguste,_ le ma�tre d'h�tel, huit matelots, deux mousses, le cuisinier, douze femmes tant de bourgeois que de soldats, seize enfants, huit habitants et trente-deux soldats.] Une moiti� de jambon de renard composait alors tout le garde-manger de cette troupe d'affam�s. Il avait �t� entendu qu'on en boirait le bouillon, r�servant la viande pour le lendemain: mais d�s que les parfums de cet �trange pot-au-feu se firent sentir, chacun se jeta comme un loup sur le gigot, qui fut mang� en un tour de main. "Bien loin de nous rendre nos forces, cet exc�s nous en �ta", dit la relation laiss�e par le P. Crespel: de sorte que le lendemain ils se r�veill�rent affaiblis, plus malades qu'auparavant, et qui plus est, sans ressources. Deux jours se pass�rent alors dans la faim et le d�sespoir. Personne ne voulait lutter plus longtemps contre la mort; et d�j�, la plupart s'�taient jet�s � genoux sur la gr�ve en disant les litanies des agonisants, lorsqu'un coup de fusil retentit sur le rivage. C'�tait l'indien. Propri�taire pr�voyant il venait savoir ce qu'�tait devenu son canot. En l'apercevant, les malheureux se tra�nent vers lui, poussant les plus navrantes supplications; mais le sauvage n'entend pas de cette oreille, et prend la fuite. Le P. Crespel et L�ger sont en bottes: qu'importe? Ce nouvel abandon rend l'haleine � ces moribonds. Ils se mettent � donner la chasse au fugitif; traversent tant bien que mal la rivi�re Becsie, et finissent par rejoindre le fuyard, qu'un enfant de sept ans embarrasse dans sa course. Pris comme un li�vre au collet, le peau-rouge, redevenu diplomate, leur indique un endroit du bois o� il a cach� un quartier d'ours � demi-cuit, et tous ensemble, Indien et Fran�ais passent la nuit blanche � s'observer mutuellement du coin de l'oeil. Le lendemain, le P. Crespel intime au sauvage l'ordre de le conduire au camp de sa tribu. Le canot contenant l'enfant, devenu un otage, est plac� s�r un tra�neau: L�ger, et le p�re R�collet s'attellent dessus, pendant que l'indien marche devant et sert de guide. Au bout d'une lieue de marche la petite caravane d�bouche sur la mer, et comme c'�tait la voie la plus courte, on se d�cide � la prendre. Mais ici s'�l�ve une nouvelle difficult�. Le canot ne peut contenir que trois personnes. L'indien a d�sign� pour l'accompagner son enfant et le P. Crespel qui, s'embarque au milieu des lamentations de ses camarades, � qui, cependant, il r�ussit � arracher le serment de suivre le rivage dans la direction, prise par l'embarcation. Le soir de ce jour-l�, l'indien proposa au p�re de descendre � terre pour y faire du feu. Ce dernier y consentit, avec d'autant plus de plaisir que la bise �tait mordante. Mais �tant mont� sur un monticule de glace pour examiner les alentours, le sauvage profita de ce que le p�re avait le dos tourn�, pour gagner le bois avec son enfant. La mort seule pouvait maintenant mettre fin � cette s�rie de catastrophes. Abandonn� de tous, le P. Crespel s'appuya sur le canon de son fusil, remit ses peines entre les mains de Dieu, et r�cita les versets du livre de Job. Pendant qu'il priait ainsi, il fut rejoint par L�ger. Avec des larmes dans la voix, ce dernier lui annon�a que son camarade Furst �tait tomb� d'�puisement � une distance consid�rable de l�, et qu'il avait �t� oblig� de le laisser sur la neige. En ce moment, un coup de fusil retentit. La for�t s'ouvrait � quelques pas de l�. L�ger, que le courage n'avait pas encore laiss�, d�cide le p�re R�collet � l'y accompagner, et au moment de s'y engager, un deuxi�me coup de feu se fait entendre. Rendus de plus en plus prudents par l'exp�rience, les deux abandonn�s se gardent bien d'y r�pondre. Ils marchent, se guidant sur l'endroit d'o� viennent ces d�tonations; et bient�t, ils d�bouchent dans une clairi�re o� fumait la cabane d'un chef indien. Ce brave homme leur fit le plus touchant accueil, tout en leur expliquant l'�trange conduite du guide du P. Crespel, qui ne les avait ainsi abandonn�s, que par crainte du scorbut, de la variole, et du "mauvais air." Enfin, ceux-ci �taient sauv�s! mais tout n'�tait pas fini, Furst restait en arri�re. Le P�re Crespel, offrit en cadeau son fusil au chef pour le d�cider � l'aller chercher. Ce fut peine inutile. "M. Furst, dit la relation, passa la nuit sur la neige, o� Dieu seul put le garantir de la mort, car dans la cabane m�me, nous endur�mes un froid inexprimable, et ce ne fut que le lendemain, comme nous nous disposions � aller au-devant de lui, que nous le v�mes arriver". Deux jours furent alors consacr�s au repos. Pendant ce court espace de temps, ces malheureux qui n'oubliaient pas le serment fait � ceux qui �taient rest�s � la rivi�re au Pavillon, recouvrirent assez de leurs forces pour s'embarquer le premier mai et mettre le cap sur Mingan. Le P. Crespel fut le premier � y arriver. Le vent �tant tomb� en route, ce vaillant homme, dans sa h�te de faire exp�dier aussit�t que possible des secours � ses camarades, s'�tait fait mettre sur un canot d'�corce et l'avait pagay� seul, pendant l'espace de six lieues de mer. M. Volant commandait le poste de Mingan. Il re�ut ses compatriotes � merveille. Pas un instant ne fut perdu pour aller au secours de l'�quipage de la _Renomm�e:_ et une grosse chaloupe arm�e, et bien approvisionn�e fut d�p�ch�e sous son commandement. M. Volant emmenait avec lui le P. Crespel, Furst et L�ger. D�s qu'ils furent par le travers de la rivi�re au Pavillon, une salve de mousqueterie fut tir�e. Alors on vit quatre hommes, qui ressemblaient � des fauves, sortir du bois, se jeter � genoux, et tendre des bras suppliants vers la chaloupe. Les soins les plus empress�s furent donn�s � ces gens qui n'�taient plus que de v�ritables squelettes. Pendant les p�r�grinations du P. Crespel et de sa troupe, ces pauvres matelots avaient endur� d'incroyables souffrances. Tour � tour ils avaient vu leurs camarades tomber, d�cim�s, les uns par le froid, les antres par les maladies gangreneuses; tous par l'inanition. Les vivres finirent par manquer compl�tement. Alors on eut recours aux exp�dients. Tout passa pour la nourriture jusqu'aux souliers des morts que l'on faisait bouillir dans de la neige, puis griller sur la braise, et quand cette derni�re ressource manqua, on se rejeta sur les culottes de peau. Il n'en restait plus qu'une, lorsque M. Volant �tait arriv� en sauveur, et devant ces in�narrables mis�res, ce dernier comprit toutes les pr�cautions dont il fallait user. Des ordres s�v�res furent donn�s pour qu'on ne distribu�t que peu de nourriture � la fois � ces estomacs qui en avaient perdu l'habitude; mais malgr� cela, l'un des survivants, un breton nomm� Tenguy, mourut subitement en avalant un verre d'eau-de-vie, et la joie fit perdre la raison � Tourillet, un autre de ses camarades d'infortune.[14] Quant aux autres, Baudet et Boneau--tous deux originaires de l'�le de Rh�--ils se mirent � enfler par tout le corps, et la chaloupe de M. Volant fut chang�e en infirmerie, pendant qu'� terre, on s'occupait � donner la s�pulture aux vingt et un cadavres qui marquaient l'endroit, o� la premi�re escouade des matelots de la _Renomm�e_ avait pass� son dernier hiver. [Note 14: Tourillet �tait contre-ma�tre, du d�partement de Brest.] Une modeste croix indiqua le lieu o� ils avaient souffert, o� ils s'�taient r�sign�s, et o� le sacrifice avait �t� consomm�; puis, on reprit la mer, en c�toyant le rivage � distance, rapproch�e et en remontant � petites journ�es, afin de d�couvrir les traces des gens du canot. A quelques lieues de l'endroit o� s'�l�ve aujourd'hui le phare gard� par M. Pope, les gens de M. Volant d�couvrirent les corps de deux hommes qui gisaient sur la gr�ve, non loin des fragments d'une petite embarcation. C'�tait tout ce qui restait, pour indiquer le sort des treize hommes qui avaient vogu� de conserve avec la chaloupe de M. de Freneuse, jusqu'au moment o� ce dernier les avait perdus de vue, en doublant par une grosse mer la pointe sud-ouest, le soir du deux d�cembre 1736. Pendant le cours de ce r�cit, la lune s'�tait lev�e: elle �clairait de sa lumi�re m�lancolique les flots qui doucement bruissaient sous la proue du _Napol�on III._ D�j� le matelot de vigie avait piqu� le quart de minuit. Nous regagn�mes alors nos cadres, afin d'�tre plus frais et dispos, lorsque le ma�tre d'�quipage viendrait nous �veiller le lendemain, pour descendre � cette pointe ouest de l'�le d'Anticosti, qui avait vu s'embarquer le P. Crespel allant chercher � Mingan la bonne nouvelle, pour la rapporter aux trois survivants de la _Renomm�e._ IV. L'ILE D'ANTICOSTI. D�s sept heures du matin, le _Napol�on III_ mouillait par le travers de la pointe ouest de l'Anticosti[15] et le vent de terre nous apportait le bruit de la canonnade qui saluait notre arriv�e. Les habitations du poste se pavoisaient de drapeaux et de banderolles en signe de r�jouissance; et bient�t nous �tions re�us � bras ouverts par le gardien du phare, M. Malouin, qui certes, ne s'attendait pas � la surprise que nous lui m�nagions. [Note 15: Le mot Anticosti est indien et non espagnol (_ante_ en face _costa_ de la c�te) comme l'ont pr�tendu certains �tymologistes. Th�vei appelle cette Ile _Naticousti_ dans son Grand-Insulaire; Lescarbot _Anticosti_, et Hakl�yt _Natiscotee_. "Ce dernier mot, remarque l'abb� Laverdi�re, se rapproche davantage de celui de _Natas couel_ (o� l'on prend l'ours) que lui donnent les Montagnais".] Un fort cheval normand attel� � une lourde charrette de roulage, aux roues peintes en rouge, �tait venu au devant de la chaloupe, et nous attendait avec de l'eau jusqu'au poitrail. La baleini�re ne pouvait atterrir, et cet, ing�nieux genre de locomotion exempta les pieds de nos seigneuries de venir en contact avec l'onde-am�re qui, ce matin-l�, �tait de ces plus, froides et de ces plus basses. Entass�s p�le-m�le sur le v�hicule amphibie, nous f�mes pr�sent�s en bloc � M. Malouin qui, tout en nous aidant � sauter sur la gr�ve, nous dit du ton le plus cordial du monde: --Soyez les bienvenus, messieurs! Tout-�-coup, un passager s'avan�a vers lui, t�te nue, et s'adressant au vieux gardien du phare lui dit d'un ton tremblant: --Ne me reconnaissez-vous donc pas? --Mais, oui, attendez. Cette voix.....? Oh! mon Dieu! c'est toi, mon fils! Et enlac�s dans les bras l'un de l'autre, ils se tinrent longtemps embrass�s. Depuis neuf ans le jeune Malouin �tait parti pour l'�tranger, dans le but d'y tenter fortune. La Californie, qui a �t� le tombeau de tant d'autres, lui avait souri. Il revenait aujourd'hui partager ses �pargnes avec son p�re, et dorer ses vieux jours de l'_aurea mediocritas_ du po�te. Dans le cours de ma vie aventureuse, bien des choses m'ont fait plaisir, jamais je n'ai �prouv� plus grand contentement du coeur, qu'au moment o� ce vieillard et cet homme fait, oublieux des longues heures de la s�paration, se jet�rent dans les bras l'un de l'autre pour pleurer de bonheur. Il fallait se garder de venir rompre ce t�te-�-t�te, et bient�t nous nous �parpill�mes sur la gr�ve, chacun se livrant � son plaisir favori: celui-ci faisant collection de coquillages, celui-l� discutant g�ologie, cet autre se plaignant de ce que la sensation du roulis le suivait jusque sur le rivage. Quant � nous, guid�s par un domestique, nous all�mes visiter le phare, belle lumi�re de second ordre, dont l'appareil a �t� construit en 1856 par la maison L. Sautter, de Paris. Cent neuf pieds s�parent le sol de la girouette. Le foyer de la lanterne, qui donne une lumi�re fixe et blanche, est � 112 pieds au-dessus du niveau des hautes eaux. De la galerie de la tour, l'oeil embrasse, par un temps calme, une des plus ravissantes marines du golfe Saint-Laurent. En temps de brume et pendant les temp�tes de neige, un coup de canon, tir� d'heure en heure indique aux gens du large l'approche de la pointe ouest. En cas d'accident, un d�p�t de provisions o� se trouvent six barils de farine, quatre barils de lard, huit barils de pois et six paires de raquettes, est mis � la disposition des naufrag�s qui ne sont pas les seuls � en profiter, si l'on en juge par ce qui est arriv� en 1874. Une bande de Terreneuviens avait hivern� dans l'�le, et s'�tant laiss�e surprendre par la famine, vint d�foncer � coups de hache la petite maison qui contenait le pr�cieux d�p�t. Pendant quelques jours ces �cumeurs firent bombance aux d�pens du gouvernement de la Puissance, se contentant de se bourrer l'estomac autant que possible et de rire aux larmes des l�gitimes remontrances du gardien. Comme tout n'est qu'antith�se ici-bas, � quelques arpents du d�p�t qui contient tout ce qui peut rendre � la vie, le voyageur �gar� trouve aussi le champ du dernier repos. Dans ce petit cimeti�re, dort, entour�e de ses trois enfants, une pauvre m�re dont l'�pitaphe porte pour toute l�gende les mots: ALICE WRIGHT. _September 22 years; 1865_. Rien de triste comme cette jeune femme abandonn�e avec ses enfants dans cette solitude, et n'ayant pour tout regret que les g�missements du flot qui d�ferle � quelques pas. Deux ann�es plus tard, lors de ma troisi�me croisi�re dans le golfe Saint-Laurent, en faisant une nouvelle visite � cette tombe, en compagnie de plusieurs amis, nous v�mes que la mort, cette grande pourvoyeuse, avait envoy� une nouvelle compagne � la pauvre Alice Wright. C'�tait une petite fille de dix ans, du nom de B�liveau, qui, un matin de juin, s'en �tait all�e jouer dans les bois d'alentour, pendant que ses parents d�frichaient une terre nouvelle. Apr�s les courses sur l'herbe, la cueillette des rares fleurs sauvages de l'�le, et les chasses donn�es aux petits oiseaux, la pauvrette se sentit fatigu�e. Un nid de verdure s'offrait au milieu d'un taillis � quelques pas de l�: elle s'y blottit pour ne plus se r�veiller que parmi les anges; car son p�re, �tant venu mettre le feu � ces broussailles, br�la vive sans le savoir son unique enfant! Cette navrante histoire avait coup� la verve � mes compagnons de route, et maintenant que je songe � ces choses, je me rappelle que pour nous en distraire, nous accept�mes la proposition du docteur de la Terri�re, que nous avions trouv� sur l'�le, en mission officielle. Le gouvernement l'y avait envoy�, avec l'ordre de vacciner tous ceux qui se pr�senteraient � lui; et comme il y avait ch�mage ce jour-l�, arm�s chacun d'un long b�ton ramass� sur la gr�ve, nous �tions all�s pousser une reconnaissance � deux milles du phare, � la pointe des Anglais. C'est l� qu'�tait, il n'y a pas longtemps, le si�ge principal de la compagnie Forsyth. Nous en avions d�j� entendu dire monts et merveilles. Ces utopistes de la finance voulaient, ni plus ni moins, relier la baie d'Ellis � celle du Renard, par une route macadamis�e longue de 120 milles. Des embranchements de chemin de fer sillonneraient l'�le en tous sens. Le remuement de capitaux qu'entra�nerait l'ouverture de cette voie, ferait de la pointe ouest � la pointe aux Bruy�res un vaste champ en culture, et l'Anticosti r�alisait la premi�re, ce r�ve de l'ami Dupont, qu'un po�te a rendu avec tant de verve: L�, de sa roue en feu le coche humanitaire Usera jusqu'aux os les muscles de la terre; Du haut de ce vaisseau les hommes stup�faits Ne verront qu'une mer de choux et de navets. Le monde sera propre et net comme une �cuelle; L'humanitairerie en fera sa gamelle Et le globe ras�, sans barbe ni cheveux, Comme un grand potiron roulera dans les cieux. Nous arriv�mes � cet Eldorado par un sentier couvert de pierre � chaux, une des seules richesses de l'�le. De fois � autres, nous �tions bien oblig�s de passer � gu� quelques ruisseaux; o�, appuy�s sur nos gourdins, de renouveler le saut p�rilleux du vaillant compagnon de Cort�s, de don Pedro de Alvarado qui, serr� de pr�s par les Mexicains, le soir de la nuit triste, et se trouvant en face d'un canal qu'il fallait traverser � la nage, ficha le fer de sa lance en terre, s'appuya fermement sur le manche, et franchit ainsi une distance qui ne fut �gal�e que plus tard, dans les contes de Perrault, par les fabuleuses, enjamb�es du petit Poucet. En route, la causerie roula sur les extravagances de la compagnie Forsyth. En bon voyageur, j'ai contract� l'habitude de prendre un peu et de laisser beaucoup de ce qui se dit autour de moi. J'avoue qu'il me fallut ici abandonner cette habitude. Nous �tions arriv�s; et dans les vastes hangars qui s'�levaient devant nous, on avait entass�...... --Des pelles, des pioches, des charrues, des vivres, des habillements, enfin tout ce qui convient � de nouveaux colons, dira le lecteur pr�voyant. Nenni! homme prudent. A la place de ces, premi�res n�cessit�s de la vie, on voyait pour des milliers de piastres de chevilles en fer pour les bottes, des masses, des enclumes, des perches de lignes superbes des marche-pieds de carrosses, des poign�es de cercueils, une imprimerie; bric-�-brac impossible envoy� d'Angleterre par des gens qui avaient tromp� la compagnie, et qu'il fallut revendre plus tard � des prix infimes. Notre lieutenant, LeBlanc, nous assura qu'en �change de cinq piastres il avait re�u des effets pour une valeur de quarante-cinq dollars parmi lesquels se trouvait un magnifique _Ulster coat_, qu'un loustic baptisa du nom de "sortie-d'h�pital". Au milieu de cette pacotille impossible, pendant que dans les vitrines s'�talaient des selles anglaises, des livrets d'hame�ons et de mouches, des boucles de harnois, on avait oubli� le n�cessaire; et le lard se vendait une piastre la livre! Autour de ces magasins, vides aujourd'hui, est venu se grouper un village assez propret, habit� par des Acadiens et par quelques familles irlandaises. Nous y trouv�mes tout le monde en liesse. Chacun �tait endimanch�. Ce petit Landerneau �tait en l'air, car ce jour-l� un photographe avait fait son apparition dans ces endroits recul�s. Ce noble repr�sentant de l'art �tait une femme de l'Islet qui avait fr�t� un go�leton, et se faisait accompagner par sa fille et par trois hommes d'�quipage. Elle courait, pendant la belle saison, le Labrador et les �les du golfe, prenant le portrait de celui-ci pour trois gallons d'huile de loup-marin, �changeant la binette de celui-l� contre de l'�dredon, des oeufs d'oiseaux, confectionnant la caricature d'un troisi�me pour la valeur d'une peau de renard; bref, se tirant toujours d'affaire, et r�ussissant � faire louvoyer tant bien que mal sa go�lette sur les flots du Pactole. L'occasion, l'herbe tendre, et je pense, quelque diable aussi nous poussant, nous f�mes comme les autres. Nous e�mes la satisfaction de voir nos t�tes, h�l�es par le vent de mer, ressortir � c�t� du minois frais et �veill� d'une gentille Acadienne, mademoiselle Leli�vre qui, partie il y a quelques mois de la Grande Rivi�re, accomplissait ici une mission de d�vouement et d'utilit� publique. Enferm�e pendant cinq heures, chaque jour, dans un cabanon en bois rond dont la porte �tait d�cor�e d'une planche noire, d'o� ressortait en lettres d'or le nom d'un navire naufrag�, le _Tanaro_, elle faisait avec grand succ�s l'�cole � quarante-trois �l�ves; et rarement il est donn� � des voyageurs de rencontrer des enfants plus propres, mieux �lev�s, r�pondant plus poliment, et saluant les passants avec plus de courtoisie. C'est ici, � la pointe des Anglais, c'est-�-dire � une lieue de la pointe ouest, que M. Ferland place le principal �tablissement de Jolliet. Jolliet! voil� un nom qui, avec celui du P. Marquette, �veille dans tous les coeurs fran�ais le souvenir des gloires du pass�; de longues marches dans les solitudes de l'ouest; de nuits d'insomnie employ�es � se d�fendre contre les emb�ches de l'indien, les intemp�ries des saisons, les morsures des moustiques; d'interminables courses en canot d'�corce, entreprises dans le but de r�aliser le grand r�ve de la d�couverte du Mississipi. Le voyez-vous, l�-bas, debout comme un proph�te, Le regard rayonnant d'audace satisfaite, La main tendue au loin vers l'Occident bronz� Prendre possession de ce domaine immense, Au nom du Dieu vivant, au nom du roi de France Et du monde civilis�! Jolliet! Jolliet! deux si�cles de conqu�tes, Deux si�cles sans rivaux ont pass� sur nos t�tes, Depuis l'heure sublime o�, de ta propre main, Tu jetas, d'un seul trait s�r la carte du monde Ces vastes r�gions, zone immense et f�conde, Futur grenier du genre humain. Oui, deux si�cles ont fui! La solitude vierge N'est plus l�. Du progr�s le flot montant submerge Les vestiges derniers d'un pass� qui finit. O� le d�sert dormait, grandit la m�tropole; Et le fleuve asservi courbe sa large �paule Sous l'arche aux piliers de granit. [16] [Note 16: Ces beaux vers font partie d'une pi�ce, lue � l'Universit� Laval lors du deuxi�me centenaire de la d�couverte du Mississipi, par l'auteur, M. L. H. Fr�chette, ancien d�put� de L�vis aux Communes du Canada.] Cinq ans apr�s son voyage au Mississipi, Jolliet �tait cr�� seigneur de l'�le d'Anticosti. Cette �le lui �tait donn�e "en consid�ration de la d�couverte que le dit sieur Jolliet avait faite du pays des Illinois, dont il avait envoy� la carte, depuis transmise � monseigneur Colbert, ainsi que d'un voyage qu'il venait de faire � la baie d'Hudson dans l'int�r�t et l'avantage de la ferme du Roy". D�s lors, le nouveau suzerain s'occupa du soin d'am�liorer les ressources de son fief en faisant, la traite avec le nord, et en chassant le loup-marin. Ses actes ne sont plus sign�s que Jolliet d'Anticosti; et plus tard, un de ses fils se faisait appeler Jean Jolliet de Mingan. Six ans apr�s avoir pris possession de son �le, en 1681, un recensement cit� par M. Ferland donne de curieux d�tails sur la famille du d�couvreur du Mississipi. D'abord appara�t Louis Jolliet �g� de 42 ans; puis vient sa femme Glaire Bissot, fille de Normands de Pont-Audemer, �g�e de 23 ans; puis leurs enfants, Louis �g� de cinq ans, Jean �g� de trois ans, Anne de deux ans et Claire d'un an. La maison du sire de c�ans se composait de six domestiques arm�s de six fusils, et Jolliet �tait propri�taire de deux b�tes � cornes et de deux arpents de terre d�frich�e. Si l'on en croit Charlevoix, en donnant cette seigneurie � Jolliet, le roi de France ne lui fit pas un grand pr�sent. Elle n'est absolument bonne � rien, remarque cet historien. Elle est mal bois�e, son territoire est st�rile, et elle n'a pas un seul havre o� un b�timent puisse �tre en s�ret�. Les c�tes de cette �le sont assez poissonneuses; toutefois je suis persuad�, conclut Charlevoix, que les h�ritiers du sieur Jolliet troqueraient volontiers leur vaste seigneurie pour le plus petit fief de France. Jolliet mourut tr�s pauvre, en 1700, dans son Anticosti pr�tendent les uns, sur une des �les Mingan,--celle situ�e devant le gros M�catina, au Labrador-assure M. Henry Harrisse. Celui qui avait donn� la moiti� d'un h�misph�re � la France; cet hydrographe du roy qui avait eu la patience de faire quarante-neuf voyages pour prendre connaissance de la rivi�re et du golfe, avant de dresser sa carte du Saint-Laurent; celui que la Gr�ce aurait mis au rang des dieux et que Rome aurait port� au Capitole; cet homme fut enfoui modestement par une main inconnue, sous une gr�ve quelconque, n'ayant pour �pitaphe que la page �mue que lui � consacr�e l'histoire reconnaissante. O mon pays! que fais-tu donc de tes gloires? Crois-tu qu'un peuple se d�shonore en �rigeant des statues � des gens comme Jacques-Cartier, Champlain, de Maisonneuve, Joliette, Dollard et Montcalm? Mais ces r�miniscences du pass� semblent m'entra�ner loin de cet humble r�cit de voyage, et me faire oublier le phare de la pointe de l'Ouest o�, au milieu de la canonnade qui nous avait accueillis le matin, j'avais remarqu� la voix vibrante d'une pi�ce assise sur un aff�t de gazon. Ce canon ne ressemblait nullement � celui que le ministre de la marine fait livrer aux gardiens de lumi�re. C'�tait un sp�cimen de l'artillerie anglaise du XVIIe si�cle, pi�ce longue, en fer battu, pesant 2,800 livres. Elle avait �t� ramass�e, il y a une vingtaine d'ann�es, sur les brisants qui font face au phare. A cette �poque, elle �tait entour�e de plusieurs autres canons qui, � mar�e basse, servaient aux chasseurs d'outardes et de canards pour les aider � d�filer le gibier. Mais petit � petit, ces t�moins muets d'une autre �poque disparurent. L'an dernier, il ne restait plus que deux de ces puissants engins de guerre: encore, n'ass�chaient-ils que lors des grandes mar�es, et ils finirent � leur tour par �tre entra�n�s en eau profonde, lors de la d�b�cle du printemps. M. Malouin m'assura, qu'au jusant de la grande mer le voyageur qui se prom�nerait en chaloupe dans les environs, apercevrait encore une foule de ces pi�ces qui d�tachent sur le vert sombre des algues marines leurs longs cous rouilles et couverts de coquillages. Quel terrible drame s'est donc pass� sur cette pointe de brisants? et qui jamais viendra raconter les p�rip�ties de ce d�sastre? Je l'ai dit, ces pi�ces d'artillerie sont anglaises, et elles ressemblent � s'y m�prendre aux canons du XVIIe si�cle que l'on montre encore dans la Tour de Londres. Ne serait-ce pas sur les r�cifs de la pointe ouest que le capitaine Rainsford, commandant une des fr�gates de l'amiral Phipps, serait venu se heurter et se briser en fuyant � pleines voiles cette ville de Qu�bec, dans la cath�drale de laquelle, le comte de Frontenac avait pieusement suspendu le pavillon du contre-amiral anglais humili� et vaincu? L'histoire du temps rapporte qu'il fit naufrage sur l'�le Anticosti, o� il r�ussit � d�barquer avec quelques-uns de ses compagnons. Plusieurs se noy�rent en voulant prendre terre trop pr�cipitamment; et comme les survivants n'avaient que peu de provisions, il fut entendu que la ration de chaque homme serait de deux biscuits, une demi-livre de lard, une demi-livre de farine, une pinte et quart de pois et deux petits poissons. Quelques �paves du navire leur servirent � �lever une hutte, o� ils s'install�rent tant bien que mal, jusqu'� ce que le froid et le scorbut fussent venus �claircir leurs rangs. Le premier qui mourut fut le chirurgien. On l'enterra le 20 d�cembre 1690; et quarante hommes le suivirent en quelques semaines. La faim de ces malheureux �tait extr�me. Nuit et jour, les plus faibles �taient obliges de se cacher ou de veiller, crainte de se voir voler leur maigre ration ou d'�tre assomm�s et mang�s par les plus forts. Un jour, un matelot irlandais enfon�a, malgr� les protestations de tous, le d�p�t � provisions, et mangea � lui seul dix-huit biscuits, ce qui le fit tellement enfler que, deux heures apr�s, il faillit crever comme une peau de bouc. Enfin, � bout de ressources et d'exp�dients, cinq des matelots de Rainsford se d�cid�rent, le 22 mars 1691, � mettre en mer une petite chaloupe �chapp�e au naufrage et qu'ils avaient calfat�e le mieux possible. Ils mirent le cap sur Boston, o� ils arrivaient � demi-morts d'�puisement, apr�s trente-cinq jours de navigation. Un navire de guerre fut exp�di� de suite au secours de Rainsford; et ces naufrag�s d�cim�s par la mis�re, ne furent tir�s de leur triste position que par un miracle,--c'est le capitaine qui l'assure lui-m�me,--plus heureux en cela que bien d'autres de leurs camarades qui p�rirent au nombre de plus de mille, soit dans le golfe Saint-Laurent, soit dans la mer des Antilles, o� leurs vaisseaux avaient �t� pourchass�s par l'ouragan. Le secret du capitaine Rainsford n'est pas le seul que la temp�te ait confi� � la discr�tion, des brisants de la pointe ouest de l'Anticosti. Mon interlocuteur, � qui je rappelais les d�boires de l'amiral William Phipps, m'apprit � son tour, qu'un matin, en sortant du phare, il avait trouv� sur la gr�ve un brigantin, la quille en l'air, et tout son monde noy� � bord. Oh! combien de marins, combien de capitaines Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, Dans ce morne horizon se sont ensevelis! Combien ont disparu, dure et triste fortune! Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous l'aveugle Oc�an � jamais enfouis. Combien de patrons morts avec leurs �quipages! L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages Et d'un souffle il a tout dispers� sur les flots! Nul ne saura leur fin dans l'ab�me plong�e, Chaque vague en passant, d'un butin s'est charg�e; L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots[17]. [Note 17: Victor Hugo, _Les rayons et les ombres_.] Une journ�e charmante s'�tait �coul�e en �tudes, en r�cits et en p�r�grinations. M. Malouin voulut nous offrir � souper. On avait tu� le veau gras en l'honneur du retour inesp�r� de son fils, et cette excellente r�ception devait terminer notre rel�che comme elle avait commenc�. Pour cette fois, c'�tait � mon tour d'�tre agr�ablement surpris. Nous �tions au salon. D'une main distraite je feuilletais un album de photographie, pieux legs laiss� � la famille du gardien par une de ses filles devenue religieuse. Tout-�-coup mes yeux tomb�rent sur le portrait de ma soeur a�n�e Augusta qui avait �t� l'amie de mademoiselle Malouin. Aussit�t cette joyeuse trouvaille me ramena aux joies de la famille absente. Mon oeil se mouilla au souvenir de ceux qui m'aiment, et tout r�veur je restais l�, en contemplation devant cette douce vision qui h�las! ne devait faire que passer sur terre. Quel est donc le po�te qui a dit: Les chemins d'ici-bas vont tous au cimeti�re? A quelque temps de l�, ma sainte soeur, ma douce Augusta nous quittait, le sourire de l'esp�rance et de la r�signation sur les l�vres. Ainsi doit s'engloutir notre fr�le existence. ......... ........ ....... ....... ........ ...... Et de nos souvenirs rien ne sera rest� D'autres enfants ch�ris........................... Fouleront sous leurs pieds nos tertres fun�raires Et ne penseront pas que nous avons �t�. Car tout dispara�tra, les parures, les gr�ces, Les danses et les jeux, les innocents plaisirs; Et le temps de son aile emportera nos traces Comme l'aile des vents emporte nos soupirs. [18] [Note 18: Jules Prier. _Les veilles d'un artisan._] La rude voix de LeBlanc vint faire diversion � mes pens�es, en nous criant que la chaloupe �tait pr�te. Il fallait partir: le _Napol�on III _ �tait d�j� sous vapeur. Notre pavillon salua. Une salve lui r�pondit du rivage; et deux heures apr�s nous passions devant Ellis Bay, mieux connue de nos navigateurs canadiens-fran�ais sous le nom de baie de Gamache. Les souvenirs que Louis Olivier Gamache a laiss�s dans le golfe Saint-Laurent sont des plus vivaces. Les combats de Le Moyne d'Iberville et de ses rudes matelots; les aventures du baron de Saint-Castin; les d�sastres de Phipps et de Walker seront depuis longtemps oubli�s de la foule, quand les caboteurs et les mariniers canadiens-fran�ais se raconteront encore le soir, au pied du grand m�t, les merveilleux exploits de Gamache. Dans cent ans et plus, ils se diront la mani�re dont il s'y prenait pour faire la contrebande des fourrures, en �vitant les croiseurs de la Baie d'Hudson; ses tours incroyables; et ses relations avec le malin esprit qui lui ob�issait comme un mousse, et poussait la condescendance jusqu'� souffler dans ses bonnettes et ses perroquets, pendant que la proue du myst�rieux navire du capitaine canadien glissait sur une mer polie comme l'acier. Le h�ros de ces r�cits du gaillard d'avant, Louis Olivier Gamache est n� � l'Islet en 1784, d'une famille originaire des environs de Chartres. Il d�buta sa longue vie par l'�cole de la garcette. Matelot dans la marine anglaise, son enfance se passa � courir le monde; mais ces excursions lointaines finirent par le blaser. Apr�s avoir essay� un petit commerce le long de la c�te de Rimouski, Gamache vint se fixer dans l'�le d'Anticosti, et le farouche aventurier ne tarda pas � se faire reconna�tre comme le souverain absolu de cette solitude. Du fond de sa baie, o� il cultivait quelques arpents de terre, �levait quelques animaux, et faisait la p�che en grand, l'ancien matelot dirigeait des excursions sur la c�te nord, trafiquait avec les Montagnais, et se moquait surtout du monopole de la Compagnie de la baie d'Hudson. Si l'hospitalit� de Gamache �tait proverbiale, ses excentricit�s ne l'�taient pas moins; et jointes � sa vie solitaire et � sa mort myst�rieuse, elles donn�rent naissance aux l�gendes qui se racontent encore sur son compte. Pas n'est besoin d'ajouter qu'� bord longues-vues, jumelles avaient �t� mises en r�quisition pour regarder un coin de cette terre illustr�e par ma�tre Gamache. Mais h�las! la maison qu'avait habit�e le c�l�bre marin �tait br�l�e. Nous ne v�mes qu'un p�t� de maisonnettes group�es pr�s de ses ruines, et des enfants jouer et fol�trer � deux pas de la tombe de celui qui fut si longtemps le croque-mitaine du golfe Saint-Laurent. Pouss�s par la mar�e et par la vapeur, nous arriv�mes bient�t en face de la pointe sud-ouest de l'�le. C'est l� que se trouve situ� le plus ancien phare de l'Anticosti. B�tie en 1831, cette tour circulaire, recouverte de bois blanchi, mesure une hauteur de cent pieds, et une minute d'intervalle s'�coule entre chaque �clat de la lumi�re, qui est visible entre les points nord-nord-ouest-quart sud au sud-est et est. Le temps �tait superbe. Tout pr�s de nous la mer venait mourir au pied d'un quai naturel, taill� par la vague dans un immense banc de calcaire gris, o� les fossiles pullulent; et pendant que chacun s'�parpillait sur la gr�ve, j'eus � loisir le temps de collectionner des coraux et des coquillages. Au point de vue g�ologique l'�le d'Anticosti est un tr�sor inappr�ciable pour l'amateur. Un pal�ontologiste, mort depuis, M. Billings �crivait au regrett� sir William Logan, que le groupe de cette �le �tait compos� de lits du passage silurien inf�rieur et superpos� simultan�ment avec le conglom�rat d'On�ida, le gr�s de M�dina, le groupe Clinton des g�ologues de New-York et la formation Caradoc d'Angleterre. A l'appui de cette th�orie, un des employ�s du bureau des g�ologues canadiens, M. Richardson,[19] assurait qu'apr�s avoir fait une �tude minutieuse de cette �le, il �tait arriv� � la conclusion qu'elle se composait "de calcaires argileux ayant 2,300 pieds d'�paisseur, r�guli�rement stratifi�s par couches conformes et presque horizontales. Tous ces faits tendent � prouver, ajoute-t-il, que ces strates ont �t� pr�cipit�es au fond d'une mer tranquille, en succession non-interrompue, pendant la p�riode o� les parties sup�rieures du groupe de la rivi�re Hudson, le conglom�rat d'On�ida, le gr�s de M�dina et le groupe Clinton �taient en train de se d�poser dans cette partie de l'oc�an pal�ozo�que qui constitue maintenant l'�tat de New-York, et quelques-unes des contr�es adjacentes. Si cette mani�re de voir est exacte, les roches d'Anticosti deviennent alors tr�s-int�ressantes, parce qu'elles nous procurent, avec une grande perfection, une faune jusqu'ici inconnue � la pal�ontologie de l'Am�rique septentrionale. En songeant � la grande �paisseur des s�diments entre les groupes de la rivi�re Hudson et de Clinton, on se convainc que leur d�position a occup� un laps de temps consid�rable; et comme le conglom�rat d'On�ida n'est pas fossilif�re, et que le gr�s de M�dina ne fournit que quelques esp�ces peu marqu�es, nous avons �t� jusqu'� pr�sent presque sans moyens de conna�tre l'histoire des mers am�ricaines de cette �poque. Les fossiles de la partie moyenne des roches de l'Anticosti remplissent exactement cette lacune, et nous procurent les mat�riaux n�cessaires pour relier le groupe de la rivi�re Hudson � celui de Clinton, par les lits de passage, contenant les fossiles caract�ristiques des deux formations, associ�s � plusieurs esp�ces nouvelles qui ne se pr�sentent ni dans l'un ni dans l'autre de ces groupes." [Note 19: Rapport de l'ann�e 1856 par E. Billings, pal�ontologiste, adress� � Sir William E. Logan, g�ologue provincial-p.263.] Au nombre des d�couvertes faites par M. Richardson, se trouvent certains fossiles, d�sign�s par M. Billings sous le nom de genre _beatricea_. Ils ont, dit-il, la forme d'arbre, et furent recueillis, par le premier, dans les terrains siluriens inf�rieurs et moyens de l'�le. Ces plantes, d'apr�s la description de ce savant voyageur, se composent de tiges presque droites, d'un pouce � quatorze pouces de diam�tre, perfor�es sur toute l'�tendue par un tube cylindrique et presque central; en dehors de ce tube se rencontrent de nombreuses couches concentriques, semblables � celles d'un arbre exog�ne. A l'est de la rivi�re au Saumon, sir William Logan assure qu'il se pr�sente un escarpement de soixante pieds de hauteur, dans lequel des troncs abattus de ce fossile avancent en dehors de la falaise. Leurs extr�mit�s circulaires et l'orifice qu'ils ont au milieu, donnent � cette c�te l'aspect d'une citadelle h�riss�e de gueules de canons, et les voyageurs frapp�s de cette ressemblance n'ont pas cru mieux faire, qu'en donnant � cet endroit le nom de Pointe-�-la-Batterie. Que de raret�s scientifiques doivent se trouver cach�es ainsi sous ces bancs de calcaire, et attendent l�, depuis des milliers d'ann�es, les �tudes et les recherches de la curiosit� et de la patience humaines! Petit � petit, sans se h�ter, elles r�v�lent leurs myst�res chaque jour; et derni�rement encore un p�cheur, en voulant entrer dans une des criques qui bordent ce paradis de g�ologie, trouvait, � son grand �tonnement, une �norme baleine enti�rement p�trifi�e et dans un parfait �tat de conservation. Tout en collectionnant ainsi un peu partout et un peu de tout, notre promenade nous, conduisit jusqu'� la tour, et l� nous f�mes connaissance avec son gardien, M. E. Pope, qui nous fit l'accueil des gens de sa race, et nous offrit cette hospitalit� �cossaise que les sceptiques pr�tendent rel�gu�e � tout jamais, au fond du libretto de la Dame Blanche. Sa famille se trouvait r�unie dans la vaste cuisine du phare, dont le parquet �tait en pierre. Une �pave de bois flott� flambait dans l'�tre; et �� et l� des troph�es de chasse, des ailes d'aiglons, des t�tes d'ours, des carabines et des engins de p�che relevaient la couleur sombre de la boiserie. Une fen�tre entr'ouverte laissait voir un coin de paysage qui ne manquait pas de charmes: tout autour de nous respirait la sant� et le bien-�tre. Il nous paraissait �vident que M. Pope poss�dait un secret qui manque � bien des gardiens de phare. O� plusieurs de nos compatriotes auraient senti les �treintes de la solitude et de la g�ne, cet homme essentiellement pratique r�ussissait � se cr�er une aisance relative. Ses champs �taient d�frich�s et bien fum�s; ses �tables pleines; ses vignots couverts de morues, et ce qui surprenait surtout les gens de l'�le, au bout d'un an ses vaches ne mouraient pas de ce myst�rieux catarrhe qui emportait toutes les b�tes � cornes de l'Anticosti. Elles seules, avaient le privil�ge de vivre et d'attendre � point le pot-au-feu. Un joli yacht se balan�ait dans la baie au milieu d'une escadrille de berges destin�es � faire la p�che sur les fonds: bref, M. Pope avait fait fi du dicton favori de grand nombre de ses coll�gues, qui se laissent aller � l'apathie et r�pondent � ceux qui essayent de les en tirer: --Bah! � quoi sert de d�fricher la terre, d'exploiter la mer ou de se cr�er de nouvelles occupations? Nettoyons, allumons, �teignons notre phare aux heures r�glementaires, et pendant que vogue ainsi la gal�re, croisons-nous les bras. Notre salaire n'est-il pas gagn�? Gardons-nous bien surtout de faire valoir ce qui nous entoure et qui n'est � personne. Ce serait travailler pour son successeur; et la vie est trop courte pour s'amuser ainsi. M. Pope a cru devoir prendre un autre genre d'�go�sme. Sa lumi�re est en ordre, ainsi que ses champs, ses �tables, ses exploitations. Tout en faisant son devoir, il ne rougit pas d'employer le temps de mani�re � laisser � ses enfants une fortune assez rondelette, qu'il leur l�guera un jour avec l'amour de l'�conomie et du travail. A quelques arpents du phare de la pointe sud-ouest se trouve la cabane d'un pauvre colon du nom de Fortin. Il vint nous demander si nous avions un pr�tre � bord. --Depuis trois ans, nous disait-il, ma femme et moi nous n'avons pas entendu la messe. C'est une bien grande privation pour un catholique! Il devait se passer encore trois longues ann�es avant que le pieux d�sir de Fortin p�t se r�aliser. Ce fut un des aum�niers de notre troisi�me croisi�re, M. l'abb� Marcoux, qui eut le bonheur de s'acquitter de cette mission, et d'offrir le saint sacrifice dans cet humble cabanon, pendant qu'un de ses confr�res changeait la hutte voisine en confessionnal. En me reportant ainsi vers le pass�, je me rappelle la surprise qu'�prouva Ag�nor Gravel, en retrouvant parmi les plus fervents p�nitents de l'�le, une de ses vieilles connaissances, le p�re Luc Marolles. Depuis trente six ans le p�re Luc habitait l'Anticosti. Il avait �t� l'ami de Gamache; avait trapp� et couru en tous sens les bois et les rivi�res de l'�le. Ce n'�tait pas � ce m�tier-l�, para�t-il, que saint Augustin recueillit les notes qui servirent plus tard � r�diger sa _Cit� de Dieu_. Ce qui venait � l'appui de cette hypoth�se, c'est que des mauvaises langues pr�tendaient avoir vu le p�re Luc tituber, comme No� dans ses plus belles vignes. D'autres avaient ou�-dire, qu'il ne se g�nait pas de jurer comme un payen. Mais ces comm�rages n'avaient plus leur raison d'�tre. Celui que nous avions quitt� �pervier, plus tard nous devions le retrouver colombe: et le p�re Luc d�pouill� du vieil homme, et fier d'avoir mis en liesse tous les justes du paradis, a continu� depuis � �tre l'exemple de l'�le. La premi�re fois que nous le rencontr�mes chez M. Pope, il vint nous donner sans fa�on une vigoureuse poign�e de main, et causer des derni�res nouvelles. Comme d'habitude, elles ne roulaient que sur des histoires de naufrage: --Tenez, messieurs, nous disait-il, en nous indiquant du doigt une pointe sombre qui se perdait sous l'horizon: voyez-vous, l�-bas, cette langue de terre qui touche � la rivi�re Observation? Un brick est venu y faire c�te, en d�cembre dernier. Il neigeait � ne pas voir le bout de son nez: l'�quipage �tait � demi gel�; et ce ne fut qu'apr�s des efforts inou�s qu'il parvint � descendre � la mer une de ses chaloupes. A peine cette embarcation e�t-elle franchi trois encablures qu'elle se prit � talonner. Fous de peur, se croyant sur les brisants, ses matelots remirent le cap sur leur brick naufrag�, et vinrent se faire �craser par la mer, le long des flancs du navire. Sept matelots et le capitaine p�rirent ainsi; pendant que le second, accompagn� d'un de ses hommes, furent rejet�s � la mer par le contre-coup. Ils nag�rent ferme: mais la vague les porta malgr� leurs efforts, vers le r�cif o� la baleini�re avait touch�. De rechef ils se croient perdus, lorsqu'une lame en se retirant ne leur laisse de l'eau qu'� la ceinture: puis venant les reprendre, elles les lance sans connaissance sur ces cayes qui les avaient tant effray�s un quart d'heure auparavant, et qui n'�taient autre chose que le rivage! D�s le petit jour, en se rendant � la rivi�re, le second tr�bucha sur le corps mutil� de son capitaine: il �tait venu atterrir pendant la nuit. Quant aux autres, je les retrouvai tous le lendemain; et parmi eux un n�gre qui s'�tait noy� la t�te en bas, le pied droit pris entre un cha�non de l'ancre et l'�cubier. Tout en causant ainsi, le p�re Luc nous avait entra�n�s du c�t� du petit cimeti�re, situ� pr�s de la tour. Un enclos en bois peint y renferme le tombeau destin� aux Pope, et qu'occupent d�j� deux membres de cette honorable famille. Un peu plus loin, sont entass�s p�le-m�le, sous des monticules de tourbe couverts de ronces, les corps des vingt et un naufrag�s, faisant partie de l'�quipage du "_George Channing_," navire anglais qui vint � la c�te en 1830. Neuf de ces malheureux sont couch�s dans une m�me fosse. Une �pitaphe se dresse sur ce morne charnier. Elle consiste en une planche, sur laquelle une main amie a grav� avec la pointe d'un couteau ces lignes, que je reproduis textuellement: To the memory of DAVID CORMACK GEORGE MILLER who departed this life on the 22 December 23 December aged 25 aged 51 having been shipwrecked in the OTTAWA, London 2nd December 1835. Erected by the remaining survivors of the crew. Jamais de ma vie je n'ai vu quelque chose de plus triste et de plus navrant que ces tombes d'inconnus qui demeurent l� sans pri�res; et pour oublier ces tristesses, nous pr�mes le parti de nous rendre � la gracieuse invitation de madame Pope. Chez elle une charmante surprise nous attendait. Sur une table, au milieu du salon de la tour, �taient �parpill�s une foule de croquis, d'�tudes et de dessins sign�s par mademoiselle Gr�ce Pope. Ces �bauches indiquaient non-seulement les plus heureuses dispositions pour la peinture, mais elles prouvaient que cette enfant de treize ans avait un talent remarquable pour l'art statuaire. On nous fit voir un mod�le en argile d'une matrone romaine agenouill�e, qui certes, par l'�l�gance de la draperie, la puret� des lignes et la finesse du travail, n'aurait pas fait honte aux d�buts de certains artistes � la mode. Les uns admiraient j'�tais du nombre. D'autres hasardaient de timides conseils. Pendant ce temps-l�, madame Pope faisait � ses h�tes une distribution de zoophytes, de coquilles, et ce ne fut que lorsque nous e�mes repris la haute mer, que nous p�mes compter nos tr�sors, et bien nous rappeler les attentions d�licates de cette hospitalit�. Notre d�part avait �t� pr�cipit�. Du haut du phare, le capitaine avait vu un banc de brume se former � l'horizon, et � peine avions-nous couru une bord�e au large, qu'il fallut cap�er. D�j� le brouillard nous enveloppait, pour ne plus nous quitter qu'apr�s quatre-vingt-sept heures. Rien de triste comme cette nuit en plein jour qui parfois, ne permet pas � un matelot de distinguer son voisin sur le pont. Autour de lui, tout est nuageux, opaque. La mer est l�, qui confond ses teintes gris�tres avec le ciel fumeux: et sans le monotone clapotis de la vague qui se brise sur le flanc du navire, l'homme � la roue croirait que son capitaine le fait voguer vers le n�ant. Au milieu de ce chaos, nous devions nous orienter et veiller au plus pr�s: on se trouvait sur la route la plus fr�quent�e par les navires. La brise fra�chissant vers la tomb�e de la nuit, les vigies furent doubl�es. Une houle grosse et longue nous balan�ait au milieu du rideau de cr�pe qui ne cessait de nous couvrir; et toujours fac�tieux, Ag�nor Gravel, qui se souciait fort peu des collisions, profita de l'occasion pour donner du courage � un passager, en lui assurant qu'avec un vapeur en fer, de la force du _Napol�on III_ on �tait certain de couler n'importe quel voilier qui viendrait se mettre par notre travers. Pendant quatre-vingts heures nous e�mes sur les yeux l'imp�n�trable tissu du brouillard. Quelquefois le soleil per�ait en curieux ce d�me de brume, dont nous �tions le centre. L'azur du ciel nous apparaissait alors dans toute sa splendeur sereine, mais ce n'�tait que pour nous renouveler le supplice de Tantale. Tout aussit�t, la vo�te sombre se refermait sur notre grand m�t. D'abord, ce n'�taient que de l�gers flocons de fum�e qui tachetaient rapidement le fond de saphir. Puis des teintes laiteuses, se group�rent petit � petit autour du disque solaire. D'�blouissante, la lumi�re devint p�le peu � peu: elle passa au jaune blafard, au roux; puis elle alla s'amoindrissant, jusqu'� ce que le brouillard plus dense et plus ent�t� que jamais, e�t ramen� la tristesse sur nos fronts, en �touffant le soleil dans sa chape de plomb. Je ne le cache pas, ce fut avec un sentiment d'ind�finissable plaisir que nous d�barqu�mes � la pointe sud. Plong�s dans cette demi-obscurit�, ne respirant que moiteur et humidit�, la vie du bord �tait devenue pour nous d'une monotonie d�sesp�rante. Invariablement, la conversation roulait sur le vent qu'il faisait, et sur celui qui soufflerait le lendemain. L'oeil se fatiguait � interroger l'horizon qui restait muet. Les uns avaient un faible pour le barom�tre, et le consultaient constamment. D'autres n'avaient foi que dans les sondages, et se dressaient � chaque instant, comme des points d'interrogation, devant l'officier charg� de cette d�licate op�ration. Le soir, chacun s'endormait du sommeil du juste, en faisant des r�ves, dont les moins farouches leur montrait le _Napol�on III_ passant � toute vapeur sur le corps des navires, assez imprudents pour se trouver sur son passage. D�s le petit jour, une seule interrogation partait de tous les coins du carr�: --Rapha�l, quel temps ce matin? --De la brume, messieurs, encore de la brume, toujours de la brume! r�pondait le ma�tre d'h�tel, tout en veillant � ce que la table f�t pr�par�e pour le d�je�ner. Et les heures, succ�daient ainsi aux heures, sans que le jour p�t voir le jour. Nouveau Lazare, le soleil enfin quitta son linceul! Il �tait l�, se mirant dans la mer; et nos yeux purent se reposer sur autre chose que sur l'insaisissable. Ils avaient devant eux le phare de la pointe sud, tour blanche, hexagone, qui atteint soixante-quinze pieds de hauteur, et dont la lumi�re blanche plac�e � cinquante-quatre pieds du sol donne un �clat toutes les vingt secondes. Pr�s de l�, se trouvaient group�es quelques maisonnettes, dont l'une, trop petite et mal construite, est destin�e au gardien, et l'autre renferme un engin � vapeur qui, pendant les temp�tes de neige ou par les temps obscurs et brumeux, fait r�sonner un sifflet dix secondes par minutes. La garde du phare de la pointe sud est confi�e par le minist�re de la marine � un homme aussi instruit qu'�nergique, M. David T�tu. Grand, les �paules l�g�rement vo�t�es, l'oeil doux et serein, poss�dant un poignet de fer et une sant� � toute �preuve, notre ami nous repr�sentait � merveille le type du canadien-fran�ais de jadis; et cet esprit chevaleresque et aventureux qui, n'ob�issant qu'� son impulsion, et ne se laissant guider que par son flair et par ses connaissances, parcourait en tous sens le continent am�ricain, y faisant des d�couvertes merveilleuses, et ne revenait au pays, que pour l�guer � d'antres son amour du voyage, de la libert� et de l'inconnu. Ce fut dans une de ses longues promenades sur la c�te du Labrador que David T�tu d�couvrit ces fameux gisements de sable qui, bien exploit�s, donneraient les plus beaux minerais magn�tiques du monde. Ce fut aussi gr�ce � son courage, que les maraudeurs de Saint-Alban purent �chapper aux limiers qui les traquaient comme des fauves. Rendez-vous avait �t� pris au milieu de la nuit sur le pont de glace, en face de Qu�bec. L�, un homme se faisait reconna�tre de T�tu, au moyen d'un signe accept�, et ils devaient alors se remettre aveugl�ment � sa discr�tion. Malheureusement, les conf�d�r�s s'�gar�rent sur le fleuve. Ce ne fut qu'au point du jour, qu'ils purent rejoindre leur guide pr�s de la pointe de l'�le d'Orl�ans, Sons sa conduite, ils descendirent en voiture le long de la c�te nord jusqu'au Saguenay; puis � pied jusqu'� Mois�e, ou, au printemps, ils s'embarqu�rent sur une go�lette que T�tu commanda pour l'occasion. Cet excellent marin, profitant alors d'une temp�te qui rendait la mer intenable, put courir d�poser ses passagers � bord d'un croiseur qui les attendait dans le golfe. L'esprit d'aventure, le go�t de la solitude faisaient de notre ami, un homme on ne peut plus apte � remplir les fonctions de gardien de lumi�re. Les longs quarts de nuit qu'il lui fallait faire, lui permettaient de se livrer � ses �tudes favorites sur l'histoire naturelle. Il aimait son phare comme un chasseur d'Afrique aime son cheval arabe. Une partie de la journ�e se passait �, l'astiquer et � le mettre en ordre; puis, quand la besogne �tait termin�e, quand l'hiver �tait venu et que sa lumi�re avait �t� �teinte--le vingt d�cembre--alors commen�ait la saison des chasses et des explorations. Vite, on, chaussait les raquettes. Les fusils �taient d�mont�s et nettoy�s, les pi�ges �prouv�s, et bient�t, le jarret solide et alerte, envelopp� dans une chaude vareuse, on voyait T�tu, la carabine sur l'�paule, portant avec lui des provisions pour plusieurs jours, prendre la lisi�re du bois ou le long de la gr�ve, et aller d�clarer une guerre sans merci aux loutres, aux ours et aux renards gris, rouges, noirs, et argent�s. Rarement ce nouvel Oeil-de-Faucon revenait bredouille; et plus sa chasse ou sa p�che avait �t� abondante, plus ses voisins et ses amis, les pauvres, s'en ressentaient. Alors fourrures pr�cieuses, morceaux de venaison, grosses pi�ces, truites monstrueuses, tout passait entre les mains de cet homme, qui se souciait fort peu, en ce temps-l�, de savoir ce que sa gauche ou sa droite faisaient. Le soir au coin du feu, maints trappeurs racontent encore les histoires merveilleuses de ce p�cheur habile et de ce chasseur adroit; mais nulle � mon avis ne vaut celle de l'ours tu� au vol. T�tu avait ou�-dire qu'une baleine morte �tait venue atterrir � quelques lieues de son habitation. En homme qui sait profiter du vieux dicton--aide-toi, le ciel t'aidera--il part, accompagn� de Crispin, son domestique, bien d�cid�s tous deux � tirer du c�tac� toute l'huile qu'il pourrait rendre. La nuit tombait lorsqu'ils arriv�rent au lieu de l'�chouage; et comme avant de camper, T�tu tenait � �tre renseign� sur la valeur de l'�pave, les chasseurs se dirig�rent du c�t� de la baleine. Ils avaient �t� devanc�s par des r�deurs de gr�ve encore plus alertes qu'eux: et deux ours noirs s'en donnaient � coeur joie, le museau plong� dans les flancs du monstre, mangeant comme deux clercs �chapp�s de car�me, et ne s'interrompant de fois � autre que pour respirer longuement, et pour l�cher leurs babines toutes ruisselantes de lard. Le domestique de T�tu �tait devenu pratique au contact de ce ma�tre. --M. David, lui dit-il doucement, en glissant une balle dans son fusil, permettez-moi de tirer le plus gros? J'ai besoin d'une robe de carriole, lorsque je retournerai chez moi, � l'automne. Et ma foi! plus d'un faraud m'enviera cette peau d'ours, lorsque le dimanche, mon cheval m'attendra � la porte de l'�glise de Berthier. Sa vie de trappeur, autant qu'une certaine fable de Lafontaine, avaient mis T�tu au courant des habitudes rus�es de ma�tre _Ursus_. Aussi, fit-il signe � son compagnon de ne pas trop se presser de tirer. L'ours, dont la fourrure soyeuse devait orner l'arri�re d'une des carrioles de Berthier, se pr�sentait mal; et puisque Crispin tenait absolument � celui-l�, il fallait attendre le moment favorable, pour le prendre � l'oeil ou au coeur. Mais la chanson de Nadaud aura toujours raison: L'ambition perd les hommes. Crispin, rendu nerveux par l'app�t du butin, venait d'�pauler. V'lan! le coup part. La balle ricoche sur le museau de l'ours, et va, comme Jonas se perdre dans le ventre de la baleine. Le second ours, plus gourmet et sans doute de meilleure famille que son camarade, avait r�ussi, pendant le colloque des chasseurs, � se hisser sur le dos du c�tac�. C'�tait sa mani�re � lui de mettre la main au plat. La d�tonation du fusil le surprit l�; et tout effray�, perdant la t�te comme Balthazar au milieu de son festin, mais ayant moins de d�corum que ce roi, il s'�lan�a dans l'espace, o� la balle de T�tu vint le rejoindre. Celle-ci l'envoya rouler roide mort sur le dos de son compagnon qui, hurlant de douleur, le museau hach� par la balle de Crispin, et surpris par cette avalanche d'un nouveau genre, prit le bois au galop, laissant le propri�taire de la petite carriole de Berthier r�fl�chir � la philosophie de ces deux vers, que T�tu prenait le malin plaisir de lui r�p�ter, en rechargeant sa carabine: .....................il ne faut jamais Vendre la peau de l'ours qu'on ne l'ait mis par terre. David T�tu avait re�u de la nature certains talents de soci�t� qui, sur l'�le d'Anticosti, ne sont pas � d�daigner. Tour � tour cordonnier, m�canicien, inventeur, zoologiste, g�ologue, lettr�, homme du monde, cordon bleu et trappeur, il avait su donner � la maison qu'il habitait le cachet de ses occupations multiples. Aux murs �taient accroch�s des canardi�res, des pistolets, une carabine, un fusil de rempart et des perches de ligne. Dans un coin, on voyait un coffre de pharmacie sauv� du naufrage du _Shandon_. Tout se coudoyait dans sa petite biblioth�que, depuis le _Cornhill Magazine_, l'_almanach de Raspail_, jusqu'� l'_Imitation de J�sus-Christ_ et un trait� d'entomologie. Une courte-pointe en fourrure couvrait un lit de sangle, aupr�s duquel se dressait une table de nuit surcharg�e de bo�tes de fossiles et de paperasses, o� le ma�tre, au moment o� nous entrions, venait d'ins�rer ses derni�res observations m�t�orologiques, et sur lesquelles il avait n�gligemment jet�, en guise de presse-papier, une �norme d�fense de morse. Inutile de peindre la joie de T�tu en nous apercevant. Quoique beaucoup plus �g� que moi, il avait �t� mon compagnon d'enfance, et bien qu'un mois de causeries n'e�t pas suffi pour nous dire tout ce que nous avions vu et appris depuis une s�paration de douze ans, il fallait subir les exigences de la consigne, et le laisser libre de son temps. Nous n'avions que cinq heures devant nous pour ravitailler ce phare. Mais avant d'aller sur la gr�ve prendre livraison de ce que lui exp�diait le minist�re de la marine, T�tu donna des ordres pour faire pr�parer en notre honneur, une chasse aux homards. Cette chasse se fait au moyen de chiens de Terreneuve qui plongent et vont � mar�e basse, chercher ces d�licieux crustac�s dans ces herbes marines que Denys appelait des plantins, et que les p�cheurs du golfe ont baptis�es du nom de prairies � homards. Enfonc�s dans d'�normes bottes sauvages, que l'on avait eu la complaisance de nous pr�ter, et arm�s chacun d'un panier et d'un b�ton, au bout duquel �tait fix� un crochet de fer, nous cheminions dans l'eau et suivions de point en point les instructions de notre guide. Il fallait marcher � pas compt�s et avoir l'oeil vif, pour distinguer dans cette herbe verte qui suivait les ondulations de la mer, la carapace noire ou les longues serres de ceux que nous cherchions. En voyions-nous un: vite nous plongions notre engin de p�che pour t�cher de l'attraper. Mais prompt comme l'�clair, le crustac� nous avait d�pass�s d'un coup de queue, et la chasse �tait � recommencer, aux grands �clats de rire de notre guide. Celui-ci, plus expert, n'avait qu'� glisser hypocritement son croc sous le ventre de la pauvre b�te, � la chatouiller quelques secondes, puis � l'envoyer rejoindre brusquement la douzaine et demie de camarades qui, tout abasourdis par leur changement de garnison, se livraient � la plus excentrique des manoeuvres pour sortir de leur prison d'osier. Quant aux terre neuves, ils n'y mettaient pas tant de fa�ons. D�s qu'ils avaient flair� un de ces malheureux homards, ils le happaient hardiment et allaient le d�poser sur la gr�ve. En mer, cinq heures peuvent apporter bien des changements. Le temps, qui s'�tait mis au beau, fut de nouveau g�t� par l'impitoyable brume. A tire d'aile, elle accourait du large. La houle s'�tait refaite; elle devenait creuse, et bien qu'elle n'offr�t aucun danger, comme la baleini�re remorquait une longue �chelle, et que le vent soufflait dans une direction oppos�e � la mar�e, nous arriv�mes couverts d'embruns au _Napol�on III_. En accostant, les hommes se d�fendirent mal. Nous faill�mes emplir; et la vague poussa l'impudence jusqu'� s'approprier la casquette d'Ag�nor Gravel, qui s'en vengea, en parodiant le fameux vers de Racine: Le flot qui l'emporta recule �pouvant�. L'alexandrin de Th�ram�ne fut la seule oraison fun�bre que re�ut cette vieille amie de vingt ans. En voyant venir le brouillard, T�tu craignit que nous eussions quelques difficult�s � retrouver la route du steamer; et, prenant sa boussole, il avait tenu � nous faire la conduite. Fermement assis sur le banc d'un esquif long de dix pieds, qu'il gouvernait comme une plume au moyen de deux l�gers avirons, il vint ainsi jusqu'au _Napol�on III_. Nous sachant alors en s�ret�, il revira de bord, salua de la main; et ramant vers terre, la derni�re fois que nous le v�mes, comme l'oiseau pr�curseur des temp�tes, il se laissait bercer ainsi qu'un p�trel sur le dos des vagues �normes. Trente milles s�parent � peine la pointe sud de la Pointe-aux-Bruy�res. Avec une bonne brise pour un voilier, et du temps calme pour un vapeur, cette distance n'est qu'une promenade d'agr�ment; mais avec le brouillard tout doit compter en mer. Il fallut donc remettre � la cape, et nous m�mes trente-six heures � franchir douze lieues. De temps � antre, le son d'une conque ou d'un porte-voix nous arrivait � travers la brume, qui s'�tendait plus grise et plus �paisse que jamais. C'�tait un gros navire qui arrivait sur nous. Comme un fant�me, il passait sous notre �trave, ou coupait notre sillage, puis une seconde apr�s, sombrait dans le brouillard, o� nous disparaissions � notre tour. Appuy�s sur les bastingages, les matelots oisifs fumaient leurs pipes et se laissaient bercer par la mer, d'un air ahuri; pendant que Jim, vieille gaffe rouill�e par de nombreuses campagnes faites � bord des marines anglaise et chilienne, leur disait d'un ton goguenard, en d�signant Ag�nor Gravel, qui, se croyant prot�g� par la densit� de la brume, se livrait � de douloureuses �tudes sur le mal de mer: --_Well tars! I think that a man who travels at sea for his pleasure, might as well go to purgatory for his past time._ Ce ne fut qu'en sondant, et qu'en prenant mille pr�cautions, que nous arriv�mes ainsi par le travers de la Pointe-aux-Bruy�res. Bient�t, � la faveur d'une �claircie nous p�mes apercevoir le phare. Il a �t� construit en 1855, et a la forme d'une tour blanche, circulaire, haute de cent-dix pieds. D'apr�s le livre bleu de la marine, ce phare est toujours ouvert au sud de la pointe au Cormoran, et est visible entre les points sud-ouest-quart-nord et est. Il est b�ti sur une pointe tr�s basse qui vue d'une certaine distance en mer, s'efface compl�tement pour ne laisser apercevoir que la tour. Celle-ci, par un curieux effet d'optique, ressemble alors � une voile sur l'horizon. Notre aimable camarade de route, M. Gagnier, devait nous quitter ici. Avant de nous dire adieu, il voulut nous faire les honneurs de son domaine, qui ressemble plut�t � une ferme mod�le qu'� l'emplacement d'un phare. Nous saut�mes donc ensemble dans la baleini�re; et bient�t nos vigoureux rameurs nous d�barqu�rent sur l'�troite lisi�re de gr�ve qui s�pare la mer d'un petit lac d'eau douce. Le voyageur, en parcourant cette partie de l'Anticosti, rencontre assez fr�quemment ces lagunes, peupl�es d'anguilles. Elles sont creus�es dans une vaste tourbi�re qui, d'apr�s M. James Richardson, s'�tend le long des terres basses de la c�te sud de l'�le, depuis la Pointe-aux-Bruy�res jusqu'� huit ou neuf milles de la pointe sud-ouest. Cette plaine continue de tourbe a plus de quatre-vingts milles d'�tendue. Sa largeur moyenne est de deux milles; elle pr�sente une superficie de plus de cent-soixante milles carr�s, et les sondages lui ont donn�, une �paisseur de trois � dix pieds. En y pratiquant des canaux, on pourrait ais�ment l'ass�cher et la rendre propre � l'exploitation. C'est, autant que je sache, ajoute M. Richardson, la plus vaste tourbi�re du Canada. On y a trac� une route qui conduit au phare. Elle n'est pas tr�s longue, un mille tout au plus, mais ce jour-l�, elle nous parut interminable. Nous �tions accompagn�s par un �norme terreneuve qui nous montrait des dents � rendre jaloux n'importe qui, par leur blancheur, et � faire trembler n'importe quel mollet, par leur longueur. Ce terrible �chantillon de la race canine �tait appuy� par un petit taureau noir, � l'encolure puissante. L'oeil en feu, les naseaux fr�missants de col�re, ce dernier faisait de droite et de gauche des charges � fond de train sur les envahisseurs de son �le. Heureusement que Gagnier �tait tr�s bien avec le terre-neuve. Pendant qu'il le cajolait et l'amadouait de son mieux, nous nous d�barrassions de notre second assaillant, en faisant pleuvoir un d�luge de pierres et de bois flott� sur cet animal farouche et d�g�n�r�, dont les paisibles anc�tres s'�taient jadis illustr�s au service des rois fain�ants. Une r�ception cordiale nous attendait � la tour, et un excellent d�ner y avait �t� servi par les soins de madame Gagnier. Pendant que nous lui faisions honneur, les questions et les r�ponses pleuvaient des quatre coins de la table. L'un, apprenait avec surprise la mort du fondateur de la conf�d�ration canadienne, de Sir George Cartier; l'autre, interpell� sur les affaires de France, annon�ait la pr�sidence du mar�chal de MacMahon. Chacun vidait le dessus de son panier en �change des nouvelles locales, et ce fut ainsi que nous appr�mes la fin terrible d'un des enfants de la famille Bradley. En jouant, il s'�tait perdu dans les bois. De longues et de fr�quentes battues furent organis�es. Tout fut inutile: et les parents s'�taient d�j� r�sign�s, lorsqu'ils virent leur pauvre coeur soumis � une nouvelle �preuve. Quelques mois plus tard, un second enfant partit dans une embarcation, conduite par un domestique. Ils se rendaient � trois milles de l�; mais un coup de vent du nord les surprit en vue de la c�te, et ils furent entra�n�s vers la haute mer. Ont-ils �t� recueillis par un navire qui passait? Le golfe leur a-t-il donn� une de ses vagues pour linceul? Nul n'a pu p�n�trer encore un secret que l'ab�me semble vouloir si bien garder. Notre amphitryon �tait l'ami intime de David T�tu, et que de fois, ils avaient franchi � pied ou en berge les trente milles qui les s�paraient l'un de l'autre, et ce, pour avoir le plaisir de causer et de fumer une pipe ensemble! Comme tous les ins�parables, leurs caract�res faisaient antith�se. Ils ne s'accordaient que sur deux choses, la p�che et la chasse. Autant T�tu adorait sa libert� et ses franches coud�es, autant Gagnier aimait le confort, la vie domestique. Sur cette �le d�serte, livr� aux seules ressources de son bon sens et de sa modeste biblioth�que, il avait r�ussi � former et � �lever la plus charmante famille du monde. Il est vrai qu'une femme pieuse et d�vou�e l'avait aid� � mener � bonne fin cette t�che sublime, et que le Dieu qui aime tant les petits enfants avait b�ni leurs efforts chr�tiens. L'int�rieur du phare de la Pointe-aux Bruy�res ressemble plut�t � celui d'une de nos riches chaumi�res canadiennes-fran�aises, qu'� un poste jet� au milieu de la solitude pour guider ou secourir les naufrag�s. En homme prudent, Gagnier a su tirer parti de tout: pas un coin o� l'oeil ne rencontr�t une armoire. Un po�le toujours ronflant, des couvre-plats bien �tam�s, une longue file d'assiettes, de bols et de soucoupes rang�s dans des buffets � jour, donnent � la cuisine un perp�tuel air de f�te. Le salon est joli, bien dispos� et trouverait gr�ce devant le plus difficile. Des chambres � coucher sort ce parfum de linge net et blanc, qui fait l'orgueil des m�nag�res de notre pays, et depuis la lanterne jusqu'au rez-de-chauss�e du phare, tout respire le calme, l'ordre et la propret�. H�las! cette tranquillit� ne pouvait toujours durer. Bient�t l'impitoyable mort vint faire jaillir les larmes au milieu de cette douce joie. En 1874 un brigantin, l'Alexina, faisait naufrage pr�s de la Pointe-aux-Bruy�res. Tout le monde put quitter l'�pave et gagner terre sain et sauf: mais � la suite du froid et de la mis�re, un matelot de l'Islet, du nom de Deroy, fut atteint d'une fi�vre c�r�brale. Depuis quelque temps d�j� le jeune Thomas Gagnier--il avait treize ans--souffrait de la consomption. On le voyait d�p�rir promptement sous ce rude climat; mais en apprenant la terrible position de Deroy, le p�re du poitrinaire oublia les fatigues que pourrait occasionner � sa famille un nouveau malade, et donna des ordres pour que le matelot f�t transport� � la tour. Tous les soins furent prodigu�s � ce jeune homme de vingt-trois ans: mais sans r�sultat. Deroy mourut, emport� au milieu d'une attaque de d�lire, et celui qui ne l'avait pas abandonn� un seul instant, son fid�le camarade Ad�lard Couillard-Despr�s--troisi�me lieutenant � bord du _Napol�on III_--fut oblig� de prendre le cadavre dans ses bras, de le descendre sans bruit, � onze heures du soir--crainte d'attirer l'attention du jeune Gagnier qui se mourait--et d'aller le d�poser dans un hangar, o� il passa le reste de la nuit � l'ensevelir, � lui faire un cercueil, et � ouvrir � grand'peine une fosse dans la terre gel�e. Ceci se passait au commencement d'avril. Le sept du m�me mois, l'enfant du gardien de la Pointe-aux-Bruy�res rendait � son tour le dernier soupir. Despr�s et les autres naufrag�s venaient de trouver l'occasion de regagner la c�te sud: et le malheureux p�re, laiss� � sa propre initiative, fut forc� de faire l'ensevelissement, la tombe et la fosse: de porter lui-m�me son enfant jusqu'au petit enclos qui sert de cimeti�re, et de l'y enterrer au milieu de sa famille au d�sespoir qui sanglotait un _de profundis_. --Je me sentis alors tellement fou de douleur, me disait le brave Gagnier, avec des larmes dans les yeux, que j'oubliai les vivants pour ce cher petit mort. A force de penser � cette catastrophe, je faillis un jour prendre mes jambes � mon cou et me sauver dans les bois. Ce ne fut qu'en 1875, que j'eus l'occasion de visiter le d�p�t de naufrag�s, o� les gens de _l'Alexina_ avaient pass� l'hiver. Le lieutenant Couillard-Despr�s nous conduisit � cet abri, qu'un gouvernement pr�voyant a �rig� l�, pour les malheureux jet�s � la c�te. Cet officier en faisait les honneurs avec d'autant plus de plaisir, que lui-m�me y avait �t� sauv� d'une mort certaine. L'habitation se compose d'un seul appartement et d'un grenier. Une double rang�e de couchettes en bois, superpos�es les unes sur les autres, fait le tour de cette unique chambre, et les h�tes que le hasard loge � pareille enseigne, n'ont pour matelas que de la paille qui parfois n'est point tr�s-fra�che. Un grand po�le en fonte occupe le milieu de ce r�duit: et seule sa lueur l'�claire � la veill�e, car le minist�re de la marine ne fournit pas le luminaire. La provision r�glementaire d'un d�p�t de naufrag�s consiste en quinze quarts de farine, sept quarts de pois, du sucre, du th�, et sept barils de lard[20]. [Note 20: En 1874, on a ajout� � ces provisions, deux bo�tes de viandes en conserve, et douze couvertes.] Tant pis pour ceux qui arrivent les derniers � cette h�tellerie de la mer. D'autres y �taient pass�s auparavant: et la ration quotidienne donn�e � l'�quipage de _l'Alexina_ ne se composa que d'une petite mesure de pois, d'une livre et demie de farine, et de trois-quarts de livre de lard. Despr�s fut acclam� cuisinier en chef de cette bande d'affam�s; et comme la batterie mise � sa disposition ne se composait que d'un po�lon, ainsi que d'un plat de fer-blanc, et que les couteaux �taient surtout remarquables par leur absence, il eut un trait de g�nie, en se promenant un jour sur la gr�ve. Remarquant une large coquille, il la ramassa et y adapta une pince en bois. Ses camarades en firent autant; et on peut s'imaginer tous les services que cette cuill�re improvis�e rendit alternativement, � la pur�e aux pois et aux vareuses des naufrag�s de l'_Alexina_. Le frugal menu d�taill� plus haut ne rappelle pas pr�cis�ment celui des _Fr�res Proven�aux_: et que de fois les gardiens du phare, se laissant attendrir par la vue des maladies et des privations qui fondent sur ces d�laiss�s, ne leur fournissent-ils pas des provisions prises sur leur propre r�serve. Le minist�re de la marine s'est montr� d'une grande sollicitude pour tout ce qui touche � l'habillement des naufrag�s. Le ma�tre du phare distribue � chaque homme, d�s son arriv�e, un excellent gilet de laine bleue, un pantalon en serge, une paire de cale�ons, deux vestons de flanelle, des bas, des bottes, des mocassins, des raquettes, un bonnet de fourrure, des mitaines et une chaude vareuse. Pour peu qu'un homme ait de l'�nergie, et ne se laisse pas abattre par l'oisivet� et par l'isolement, il peut ainsi passer un hiver assez confortable: et la chasse, la p�che et la coupe du bois de corde le tiennent toujours en haleine emp�chant ses muscles de s'engourdir. La vue de cette chambre d�sol�e, o� un interminable hiver s'�tait pass�, avait rappel� au lieutenant Despr�s ce qu'il y avait souffert. Devant ses yeux repassait le naufrage de l'_Alexina_, l'atterrage miraculeux de son unique embarcation, la maladie de Deroy, sa triste agonie, et la nuit terrible de l'ensevelissement. Tout en songeant � ces choses, ses pas distraits l'avaient men� jusqu'� l'endroit o� dormait son camarade de danger: et j'aidai Despr�s � planter une croix sur ce tertre solitaire, pour indiquer au passant qu'un chr�tien s'�tait endormi l�, sur les bords de la mer, en attendant paisiblement l'heure solennelle de la r�surrection. Mais ces r�miniscences d'une troisi�me croisi�re, que je dois, pour ne pas me r�p�ter, m�ler sans cesse � ceux de mon premier voyage, me font oublier qu'il nous faut retourner � bord. Gagnier et son excellente famille ont re�u nos adieux. Les avirons frappent le flot en cadence; et pendant que nous tournons le dos � cette terre inhospitali�re de l'Anticosti qui, pour nous a menti si gracieusement � sa r�putation, je songe � ce que l'avenir peut r�server � cette �le qui a une longueur de cent vingt-deux milles, une largeur de trente, et une circonf�rence de deux cent soixante-dix. Priv�e de ports et entour�e d'une redoutable ceinture de r�cifs, j'ai bien peur que tous les efforts faits pour la coloniser ou la d�fricher restent infructueux. Depuis l'instant o� elle fut d�couverte et baptis�e par Jacques-Cartier du nom de l'Assomption, l'Anticosti n'a gu�re chang� d'aspect. C'est toujours cette terre que Champlain trouvait "blanch�tre comme les falaises de la c�te de Dieppe," et que le routier de Jean Alphonse de Saintonge nous pr�sente dans son langage po�tique, comme �tant "assise sur des rochers blancs et d'alb�tre, couverte d'arbres jusques au bord de la mer." Seulement, ces repr�sentants du r�gne v�g�tal sont en certains endroits tellement rabougris et tellement enchev�tr�s les uns dans les autres, qu'on peut marcher des arpents sur leurs c�mes m�tamorphos�es en ressorts �lastiques. Quelques-uns ont pr�tendu que l'�le renfermait des richesses min�rales. Je ne crois pas qu'il se soit fait quelques travaux en ce sens, depuis le jour o� Charlevoix livra � la post�rit� la d�sopilante histoire de la premi�re tentative. --"Il courut un bruit il y a quelques ann�es, assure cet �crivain, qu'on avait d�couvert � Anticosti une mine d'argent, et faute de mineurs on fit partir de Qu�bec, o� j'�tais alors, un orf�vre pour en faire l'�preuve; mais il n'alla pas bien loin. Il s'aper�ut bient�t au discours de celui qui avait donn� l'avis, que la mine n'existait que dans le cerveau bless� de cet homme, lequel lui recommandait sans cesse d'avoir confiance en Dieu. Il jugea que si la confiance en Dieu pouvait par miracle faire trouver une mine, il n'�tait pas n�cessaire d'aller jusqu'� l'Anticosti, et il revint sur ses pas." Pendant l'�t�, l'�le d'Anticosti est parcourue par des bandes nomades de p�cheurs qui exploitent le saumon, la morue, le maquereau, le homard et le hareng. Au printemps, les chasseurs de loups-marins arrivent � leur tour; et avec ces poissons et cet amphibie, la chaux, la tourbe, la pierre de taille et les collections de fossiles, demeurent, � tout prendre, les seules et v�ritables richesses de l'�le. L'hiver, la population s�dentaire ne d�passe gu�re soixante-quinze personnes. Pareil nombre compte peu aux yeux de la statistique; mais n'oublions pas que l'�le d'Anticosti r�serve pour le jour du jugement dernier la terrible quote-part qu'elle doit au recensement des humains. Alors, de ses rives d�sertes se l�veront officiers, soldats et matelots, portion consid�rable de l'immense foule des fils de ces pauvres gens, qui Sont morts en attendant tous les jours sur la gr�ve Ceux qui ne sont pas revenus. V. L'ARCHIPEL DE LA MADELEINE Pour ravitailler le Rocher-aux-Oiseaux, il faut que la mer soit parfaitement calme. Au moindre souffle qui court sur la surface du golfe, la vague agit comme un b�lier contre la falaise escarp�e de l'�lot, et r�duit en atome tout ce qui commet l'imprudence de passer � port�e de son �treinte. Il ne faut donc pas s'�tonner si, dix heures apr�s son d�part de l'Anticosti, le _Napol�on III_ luttant contre une petite brise, frisait l'�le Brion, et allait jeter l'ancre dans une des criques de ce groupe. Il �tait alors cinq heures de l'apr�s-midi. Devant nous se d�tachaient les flancs rouge�tres de l'�le: ils tranchaient sur le bleu de la mer; et vu du tillac, le paysage qui nous entourait, semblait devenir l'avant-plan d'une marine superbe, dont le fond se serait compos� des �les de la Madeleine et du Rocher-aux-Oiseaux. Ce fut le 25 juin 1534, que Jacques-Cartier d�couvrit cette partie de l'archipel de la Madeleine. Il lui donna le nom de Brion, en l'honneur de l'amiral de France le vicomte de Chabot, seigneur de Brion; mais comme ici-bas tout se perd, cette �le n'est plus connue par la plupart de nos marins canadiens-fran�ais que sous le nom de Brillante, pendant que les cartes anglaises la d�signent sous le nom de Bryon Island, et que la g�ographie �l�mentaire � l'usage des �l�ves des fr�res de la doctrine chr�tienne, au Canada, l'appelle po�tiquement l'�le de Byron. En y d�barquant, Cartier et ses compagnons furent si �merveill�s par sa prodigieuse fertilit�, que le capitaine malouin crut devoir rappeler dans le "_Discours de son voyage_" le souvenir de ce qu'il y vit ce jour-l�. --"Ces �les sont de meilleure terre que nous eussions oncques vues, en sorte qu'un champ d'icelle vaut plus que toute la terre Neuve. Nous la trouv�mes pleine de grands arbres, de prairies, de campagnes pleines de froment sauvage et de pois qui �taient fleuris aussi �pais et beaux comme l'on e�t pu voir en Bretagne, et qui semblaient avoir �t� sem�s par des Laboureurs. L'on y voyait aussi grande quantit� de raisins ayant la fleur blanche dessus, des fraises, roses incarnates, persil et autres herbes de bonne et forte odeur". H�las! depuis le jour o� Cartier mit le pied dans ce lieu enchanteur, Brion a perdu ses airs de paradis terrestre. Ses grands arbres sont disparus les uns apr�s les autres. Ses vignes se sont dess�ch�es; et ses roses incarnates sont mortes, �touff�es sous les �pres baisers de la bise du Nord. Seule, la terre de l'�le a su conserver sa f�condit�; ses prairies sont rest�es fameuses dans tout le golfe Saint-Laurent. Elles fournissent � l'�levage une nourriture saine, qui peut soutenir la comparaison avec les meilleurs gazons anglais. Aussi le b�tail qu'on y fait pa�tre est-il superbe, et les moutons de Brion ne d�pareraient pas l'�tal du plus difficile de nos bouchers canadiens, un jour de foire de P�ques. Jadis, Brion jouissait d'une autre c�l�brit�: c'�tait l� que se r�unissaient ces troupeaux de vaches marines qui faisaient na�vement consigner la remarque suivante, dans le livre de loch de Cartier: --"A l'entour de cette �le il y a plusieurs grandes b�tes comme grands boeufs, qui ont deux dents en la bouche comme l'�l�phant, et vivent m�me en la mer. Nous en v�mes une qui dormait sur le rivage". Champlain fait la m�me remarque quelque part; et longtemps apr�s ces voyageurs, on venait � l'abri des falaises de cette �le, se livrer � la chasse productive de l'ivoire. Depuis plus d'un si�cle les morses sont disparus du golfe. Ils ont cherch� un refuge dans les solitudes arctiques, et � peine d'ann�es en ann�es trouve-t-on sur les rivages du Labrador ou sur les c�tes de l'Anticosti une d�fense ou un cr�ne de ces mammif�res marins, entra�n�s l� par les courants ou par les glaces, pour indiquer au voyageur que le golfe Saint-Laurent a perdu l'une de ses plus pr�cieuses ressources. Pourchass�s sans tr�ve ni merci, comme l'�tait autrefois la baleine, comme l'est aujourd'hui la morue, le fl�tan et le loup marin, les vaches marines ont fini par suivre la loi commune des animaux qui doivent s'�teindre, dans un avenir assez rapproch�. --"C'est ainsi, nous assure M. l'abb� Provancher, que le lion qu'on ne voit plus qu'en Afrique, se trouvait autrefois en Gr�ce. L'auroch qui pa�t encore dans les for�ts de la Lithuanie, se rencontrait jadis en France. Le loup a disparu de la Grande-Bretagne; le cerf � bois gigantesque a d�sert� l'Europe; le castor n'y est plus qu'extr�mement rare, de m�me que la tortue, la loutre et le lynx. Le bouquetin ne se voit plus que dans les Pyr�n�es et les Alpes, et l'ours dans les montagnes de la Suisse. Enfin, il y a plus d'un si�cle que l'oiseau appel� le _doute_ a disparu de l'Ile-de-France. La m�me chose se voit en Am�rique. Le cachalot, la _vache marine_ n'ont pas �t� vus dans le golfe depuis plus de soixante ans. La morue qui se p�chait autrefois jusqu'� Kamouraska, se rend � peine � pr�sent � Rimouski[21]. Le cerf du Canada qu'on chassait jadis sur les bords du Saint-Laurent ne se trouve plus que dans l'ouest: le castor et l'orignal y sont devenus rares. Le lynx roux a quitt� l'est du Saint-Laurent, et le dindon sauvage qui �tait si commun sur les bords du lac Huron, ne s'y rencontre plus que rarement". [Note 21: Elle ne d�passe gu�re Matane, maintenant.] Aux judicieuses observations de ce naturaliste, j'ajouterai l'exp�rience des enseignements de l'histoire. Pendant plus d'un si�cle et demi, l'anguille fut une des principales ressources de nos habitants: ils en prenaient des quantit�s prodigieuses entre Trois-Rivi�res et Qu�bec. En 1646 le Journal des J�suites rapporte que la seule p�cherie de Sillery en donna quarante milliers! Que devient aujourd'hui cette branche importante d'un commerce jadis si lucratif? Faute d'avoir �t� prot�g�e, l'anguille va diminuant de jour en jour. Du temps de Charlevoix, les marsouins et les pourcils venaient prendre leurs �bats jusque dans la rade de Qu�bec; aucun de ces souffleurs ne se hasarderait maintenant au-del� de Sainte-Anne-de-la-Pocati�re. En 1720, Tadoussac �tait encore remarquable par la p�che de la baleine. Qui, de nos jours, peut se vanter d'avoir harponn� l'un de ces c�tac�s, dans les eaux de l'ancien moulin Baude? Enfin, l'�le Bouge qui, au XVIIe si�cle, �tait c�l�bre par ses p�cheries au loup-marin, ne l'est plus gu�re que par sa solitude et ses naufrages[22]. [Note 22:--Au mois de juin, M. Abraham avec deux de ses gendres, s'en alla pour la premi�re fois � la p�che des loups marins; il en prit la veille de la Saint-Jean quarante � l'�le Rouge, et il en fit six barriques d'huile. _Journal des J�suites._] Quand donc nos lacs, nos rivi�res, nos mers et nos for�ts seront-ils contr�l�s par de sages r�glements? et quand donc nos parlements et nos conseils d'�tats se mettront-ils dans la t�te cet incontestable axiome: --L�gif�rer pour les b�tes, c'est prot�ger l'homme. En attendant la solution de ce probl�me �l�mentaire d'�conomie politique, les habitants de Brion ont fait leur deuil de la vache marine, et ont essay� de se rattraper sur l'agriculture. Quelques-uns d'entre eux �taient d�j� � bord, et nous offraient leurs services. L'un surtout, M. William Didgewell, insistait pour nous mener � sa m�tairie qui se trouve � un mille et demi dans l'int�rieur, nous invitant � venir y go�ter du lait, des g�teaux de sarrasin, et � nous laisser aller aux douceurs de la vie pastorale. Cette proposition fut accept�e de grand coeur. Parmi les notes et les informations que nous recueill�mes sur Brion, nous appr�mes que sa population se composait d'une cinquantaine de personnes, r�parties dans les cinq maisons de l'�le. Elle est �cossaise, � l'exception d'un Fran�ais qui habite seul, � l'autre extr�mit� de Brion. La p�che, l'amour du travail et une grande connaissance de l'agriculture mettent ces insulaires � l'abri du besoin. Chacun jouit ici, d'une modeste aisance et de la plus compl�te libert�. Ces braves gens ont r�solu le probl�me difficile de vivre sans l'entremise du code municipal; et ce n'est pas vers leur �le que doivent se diriger les avocats, en qu�te d'un cours d'eau en litige ou d'un proc�s de bornage. N�anmoins, l'isolement les a rendus d�fiants envers les �trangers: et l'un d'eux me demandait, si un pi�ge ne se cachait pas sous la s�rie de questions imprim�es, que lui avait officiellement adress�es le comit� charg� par l'Assembl�e L�gislative de la province de Qu�bec, de s'enqu�rir de la tenure des terres dans l'archipel de la Madeleine. J'eus beau lui donner les meilleures raisons du monde pour l'engager � y r�pondre, je ne pus le convaincre: et je ne crois pas qu'un seul habitant de Brion ait pris la peine de se d�ranger, pour venir en aide � la commission d'enqu�te. Leur �le a un peu plus de quatre milles de longueur, sur une largeur de un mille et quart: ses plus hautes falaises ne d�passent pas deux cent dix pieds de hauteur. Les flancs de Brion sont parsem�s de cavernes et de trous ils indiquent l'action incessante de la mer sur cette terre poreuse, o� l'eau fra�che est rare. Les savants sont d'opinion que le groupe de la Madeleine a d� former jadis une masse compacte. Je n'ai pas de peine � les croire; car l'amiral Bayfield a constat� que Brion est reli� � mi-chemin, d'un c�t�, aux �les de la Madeleine--distance de 10 1/2 milles--par une lisi�re de roche o� la sonde donne quatre brasses; et que, de l'autre c�t�, un second banc, qui donne sept brasses la rattache au Rocher-aux-Oiseaux, sis � l0 3/4 milles. Par un temps bien calme, l'oeil distingue sous le flot ces dangereux r�cifs; et on peut d�duire de l�, qu'une temp�te doit �tre terrible dans ces parages, surtout avec une mer qui cr�ve ainsi du fond. Cela n'emp�che pas les habitants d'�tre aussi hardis marins, qu'ils sont habiles agriculteurs. Leur principal d�bouch� est Amherst, une des �les de la Madeleine, et il faut que la brise soit bien carabin�e pour les emp�cher d'aller �changer sur ce march�, leur poisson, leur foin, leurs bestiaux et leurs denr�es. De frais qu'il �tait, le vent tomba compl�tement vers deux heures du matin. Notre longue promenade sur le Brion nous avait donn� un sommeil de plomb; et ce ne fut qu'apr�s bien des efforts r�it�r�s que notre ma�tre d'h�tel parvint � nous faire hisser nos pantalons et carguer nos bonnets de nuit. Avec une mer calme, par un soleil radieux, nous venions d'arriver par le travers du Rocher-aux-Oiseaux. Cinq minutes apr�s, nous grimpions sur le pont; et un cri d'admiration saluait ce r�cif �trange, jet� au milieu de la mer pour faire l'effroi des matelots et le bonheur de la gente ail�e. Nous �tions rendus au 25 juin. Ce matin-l�, il y avait 340 ans, que ces rochers avaient �t� d�couverts par Jacques-Cartier. Pouss� par un vent du nord-Ouest, il avait �t� oblig� de courir quinze lieues dans le sud-est, et s'�tait ainsi approch� "de trois �les, desquelles y en avait deux petites droites comme un mur, en sorte qu'il �tait impossible d'y monter dessus, et entre icelles, y a un petit �cueil. Ces �les, ajoute ce marin, �taient plus remplies d'oiseaux que ne serait un pr� d'herbe, lesquels faisaient l� leurs nids, et en la plus grande de ces �les y en avait un monde de ceux que nous appelions _Margaux_, qui sont blancs et plus grands qu'oysons, et �taient s�par�s en un canton, et en l'autre part y avaient des _Godets_.... Nous descend�mes au plus bas de la plus petite et tu�mes plus de mille _Godets_ et _Apponats_[23], et en m�mes tant que voul�mes en nos barques, et en eussions pu, en moins d'une heure, remplir trente semblables barques. Ces �les furent appel�es du nom de _Margaux_[24]". [Note 23: On les nomme perroquets, aujourd'hui ce palmip�de est le _grand macareux du nord_.] [Note 24: Discours du voyage fait par le capitaine Jacques-Cartier, en la terre du Canada, dite Nouvelle France, en l'an 1534, p. 4. A Rouen--de l'imprimerie de Rapha�l du Petit Val--MDXCVIII] Ceci se passait en 1534. Quatre-vingt-douze ans plus tard, en 1626, Champlain croisait dans ces parages, et ne constatait plus que la pr�sence de deux �lots, au lieu des trois relev�s par Jacques-Cartier. L'un s'�tait effondr� dans la mer, et ses habitants surpris par ce cataclysme, avaient tourbillonn� un instant sur le gouffre qui venait d'engloutir leur domaine; puis, oublieux comme tout �tre cr��, ils �taient partis � tire-d'aile pour aller demander l'hospitalit� aux camarades, rest�s en possession des rochers qui sont encore debout aujourd'hui. De m�me que Cartier, Champlain trouve en passant par l�, "telle quantit� d'oyseaux appel�s _tangueux_ qui ne se peut dire de plus: les vaisseaux, quand il fait calme, avec leurs batteaux vont � ces �les, et tuent de ces oyseaux � coups de b�ton en quantit� qu'ils veulent".[25] [Note 25: Oeuvres de Champlain, p. 1084. Edition Laverdi�re.] Esp�ce de citadelle, accessible que par escalade, et continuellement rong�e par la mer, le Rocher-aux-Oiseaux d�passe, comme aspect, comme �tranget�, toutes les descriptions que ces voyageurs c�l�bres en ont fait. Longue de 770 verges, large de 270, couvrant une superficie de sept acres et trois quarts, et pr�sentant du c�t� du sud un pr�cipice perpendiculaire de 80 pieds, qui atteint 114 pieds du c�t� du nord, l'�le principale est couverte de pingouins, d'alques � bec en rasoir, de guillemots, de fous de Bazan et de grands macareux du nord. Ils y planent, y p�chent, y couvent et y vivent par millions. Partout, leurs nids couvrent la croupe du brisant, qu'� une lieue en mer, surtout par un clair de lune, on prendrait pour un rocher couvert de neige,--tant il est tapiss� de blanc duvet. A trois arpents de cette r�publique ail�e, ces oiseaux abasourdissaient d�j� notre �quipage de leurs cris. Nous les voyions � tout instant, tournoyer autour de l'�le, prendre terre apr�s quelques minutes de valse fantastique, et s'accroupir sur leurs nids qu'ils retrouvent sans h�siter, au milieu de cet inextricable fouillis. A l'�poque de la couvaison, ces derniers sont en si grand nombre, qu'ils font ressembler la cime � un champ de pomme de terre que la b�che du jardinier viendrait de rechausser. Le Rocher-aux-Oiseaux est un des nombreux endroits du golfe Saint-Laurent, o� il ne faut pas trop fl�ner. Il n'est permis aux navigateurs de s'en approcher, que lorsque les vents dorment; et sous pareille circonstance, pas n'est besoin de dire que nos chaloupes n'avaient pas mis grand temps � quitter leurs porte-manteaux. Bient�t, nous mettions le pied sur une �troite lisi�re de gr�ve, compos�e d'une s�rie de blocs erratiques, que la mer dans ses jours de fureur, a roul�s aux pieds des falaises rouss�tres de l'�le. Malgr� le calme plat qui nous entourait, un assez fort ressac se faisait sentir au rocher. L'�paule hercul�enne du lieutenant LeBlanc nous pr�ta son appui; et nous saut�mes au bas des �chelles que nous devions escalader. --Bon voyage, messieurs, nous cria-t-il, en nous voyant nous engager sur le premier �chelon. Ayez le pied ferme; et surtout prenez garde � ces maudits margaux. Un suffit, pour _encharogner_ toute une marine! Ce volatile �tait le seul ennemi que nous connaissions � LeBlanc. Un jour, en passant pr�s d'un nid et craignant de faire mal � la m�re, il l'avait doucement recul�e de la main. En r�compense de cette attention d�licate, le lieutenant s'�tait fait saisir � la joue par une paire de tenailles aussi maternelle que terrible; et au m�pris du d�corum, cet officier, vigoureusement �peronn� dans sa course insens�e par l'implacable oiseau, qui restait suspendu � dix lignes de son oeil gauche, avait �t� forc� de galoper dans cet �quipage, devant ses matelots �bahis, et de faire ainsi deux fois le tour de l'�le. Ce fut en riant aux �clats du r�cit de cet engagement corps � corps, que nous mont�mes � l'escalade. Ag�nor Gravel battait la marche. Nous grimpions � sa suite: j'�tais le serre-file. D�j� une partie de l'ascension se terminait; nous avions derri�re nous cinquante pieds d'ab�me, et la premi�re �chelle �tait d�pass�e. Il fallait maintenant se rendre � la seconde, s�par�e de nous par une corniche longue de cinq pas, large de dix-huit pouces, et courant sur une pente inclin�e[26]. [Note 26: Une petite plate-forme, entour�e d'une balustrade en fer, s�pare maintenant le point d'intersection des �chelles, et rend l'ascension plus commode.] Ag�nor l'a bien pass�, Tire lire, fredonnai-je gaiement, sur l'air des _Canards_; et fermement, je posai le pied sur l'�troite lisi�re. En ce moment, un caillou roule sous mon talon, ferr�. La terre et le tuf s'�gr�nent sous moi. Je les sens qui c�dent, et les entends qui tombent � pic dans l'ab�me. Mais avec un sabot de mule on passe partout, me disais-je; et m'aidant _unguibus et rostro_, les reins souples comme une lame d'acier, j'appuie l�g�rement sur le sol qui cherche � se d�rober, et saute sur le dernier barreau de la seconde �chelle. Celle-ci avait une longueur de quarante pieds. Tout en nage les yeux fix�s sur le sommet qui surplombe, les mains fermement pos�es sur les barres, je gravissais lentement l'espace, pendant que je tra�nais sur mon dos cet �trange frisson que donne le vide. Dix �chelons restaient encore; puis tout �tait fini. Mais, horreur! mes jambes se roidissent! Je viens de sentir distinctement l'�chelle osciller dans ses crampons de fer, et se d�tacher du rocher! Une sueur froide couvre mon front: mes yeux se ferment involontairement. Le vertige bourdonne dans mes oreilles: il veut s'emparer de mon cerveau; et d�j� je suis envahi par cette attraction myst�rieuse qu'exerce toujours l'ab�me, sur les proies qu'il veut se donner. Le vide m'attirait; j'allais l�cher prise pour tomber dans l'horrible spirale, lorsqu'un reste de volont� se prend � refluer vers mon coeur. Ma droite, et ma gauche se font tenailles, arrachent le corps � sa dangereuse immobilit�; soul�vent mes jambes, qui sont devenues lourdes comme des masses de plomb, et par un dernier effort me d�posent sur la cr�te dentel�e du gouffre. A quatre-vingts pieds en l'air, je venais d'�prouver ce mouvement de tangage, que ressentent quelquefois sur terre les personnes qui arrivent de la mer; je ne sais s'il me fallait passer en cette minute, par toutes les agonies du vertige pour eu �tre gu�ri, mais depuis, j'ai refait cinq ou six fois cette route a�rienne, et j'ai grimp� dans les m�tures les plus hautes, sans jamais �prouver la moindre faiblesse, ni la moindre crainte. Le spectacle qui nous attendait sur l'�le, �tait encore plus extraordinaire que celui que nous avions contempl� du pont du vapeur. Pendant que nous nous reposions sur le maigre gazon du rocher, des myriades de godets, de margaux, de perroquets de mer et de marmettes �taient l�, couvant et jacassant, � une longueur de b�ton.[27] Divis�s en cantons, comme du temps de Cartier et de Champlain, leurs nids abondaient et surgissaient de partout. Ici, c'�tait celui du margaux, petit creux entour� de branchage et de terre, o� reposait un oeuf blanc, de la grosseur de celui d'une oie. L�-bas, les macareux du nord dormaient dans les anfractuosit�s du rocher, ou entraient, puis ressortaient flegmatiquement des terriers qu'ils s'�taient creus�s � m�me la falaise. Serr�s en rang le long des corniches de l'�le, ceux-ci, graves et hautains, faisaient l'effet d'une chambre de pairs qui se serait compos�e de pingouins, de guillemets et de macareux; pendant qu'� leurs pieds, se battaient ou discutaient � grands cris les fous de Bazan, qui personnifiaient � s'y m�prendre les communes d�mocratiques. Je n'ai pas besoin d'ajouter, qu'une odeur fortement inconstitutionnelle s'�levait de ce champ de libert�. Mais, h�las! pendant que ces assembl�es d�lib�rantes s'occupaient de la gestion des affaires de leur r�publique, la mort et l'�meute grondaient � leur porte. D�j�, les journ�es de juin s'�taient lev�es pour elles. Bient�t, des pierres pleuvent de toutes parts sur les malheureux habitants du rocher. Des coups de fusil se font entendre; et les bandes insurg�es s'avancent, guid�es par Ag�nor Gravel, qui sifflote entre ses dents: Margot! Margot! L�ve ton sabot, La danse commence. [Note 27: Les marins canadiens ont conserv� � deux de ces esp�ces d'oiseaux les noms que leur donna Cartier: celui du _margaux_ et du _godet._ Seulement, par abr�viation, ils disent _God_ en parlant de ce dernier. Champlain avait nomm� le _margaux_ le _tangueux,_ et en fait une excellente description. N�anmoins il montre un peu trop de bonne volont� envers ce volatile, lorsqu'il �crit que "les petits marges sont aussi _bon_ que pigeonneaux". --"Ils sont gros comme des oies, dit-il, ont le bec fort dangereux, sont tout blancs, hormis le bout des ailes qui est noir, et sont de bons p�cheurs pour le poisson qu'ils prennent et portent sur leurs �les, pour manger". Le margaux est le fou de Bazan; la marmette le guillemet; le perroquet de mer, le grand macareux du nord, et le pingouin du golfe l'alque � bec en rasoir.] Nos matelots, excit�s par ce chant bachique, que Mass� ne se serait gu�re attendu � voir m�tamorphos� un jour en hymne r�volutionnaire, roulaient dans l'espace des quartiers de roche � rendre Sysiphe poitrinaire, tout en chantant � tue-t�te sur l'air que vous connaissez. A chaque reprise de ce choeur des _Noces de Jeannette,_ les pierres et les coups de fusil partaient drus comme gr�le. Il fallait voir alors les malheureux volatiles d�gringoler par grappes dans l'onde qui, ce jour-l�, n'�tait pas aussi am�re que leur existence. Franchement, pareille tuerie devenait d�go�tante. C'�tait avoir des dispositions au meurtre que de taper ainsi sur ces animaux stupides et comme nos gens y prenaient go�t, ce ne fut qu'� force d'instances que nous parv�nmes � faire cesser cet inutile massacre. Les plumes du fou de Bazan sont soyeuses, tr�s fourr�es, tr�s blanches, mais donnent une forte odeur de musc. Bien pr�par�es, elles acqu�reraient une certaine valeur dans le commerce; et je suis �tonn� que quelques-uns de nos industriels n'aient pas encore song� � exploiter cette source de facile revenu. En revanche, les Am�ricains, qui sont � l'aff�t de tout, commencent � les conna�tre. Ils se sont aper�us de plus, que les oeufs du margaux �taient d'excellent d�bit. A l'�poque de la couvaison, leurs �quipages descendent dans les �les o� se r�fugient ces oiseaux, cassent les oeufs qu'ils trouvent dans les nids, pour en obtenir de plus frais; puis, quand ce truc a r�ussi, ils chargent leurs go�lettes, mettent le cap sur Boston, et vendent leur cargaison 25 � 30 cents la douzaine. C'est surtout au milieu des �les qui bordent la c�te du Labrador, que cette d�sastreuse industrie s'exerce. L'abb� Perron, longtemps missionnaire � Nastashquouan, �crivait � ce sujet: "De peur que leur larcin soit d�couvert, les Am�ricains enfouissent dans le sable les quarts d'oeufs qu'ils ont ramass�s, ou les descendent au fond de l'eau, jusqu'� ce qu'ils en aient assez pour former une cargaison. Lorsque ceux qui ont �chapp� � leurs perquisitions ont �t� couv�s et sont �clos, ils viennent de nouveau parcourir nos �les, tuent le gibier, enl�vent sa plume, et abandonnent par monceaux sa chair � la corruption". Trois jours apr�s notre d�part, le Rocher-aux-Oiseaux fut saccag� par ces �cumeurs de nids! Ne serait-il pas temps de d�fendre s�v�rement ces excursions p�riodiques qui tendent � exterminer notre gibier? Ces gens l�, ne sont pas difficiles sur les oeufs: il empilent � fond de cale tous ceux qui leur tombent sous la main. Ces palmip�des ne sont pas les seuls �tres ail�s qui aient �lu domicile sur le Rocher-aux-Oiseaux. Deux grives y ont pass� un �t�. Une autre ann�e, un couple d'�m�rillons est venu semer la terreur et le deuil au milieu des plus paisibles m�nages de l'�le; et en 1875, je retrouvai la maison du gardien pleine de fauvettes et de moucherolles. Elles entraient par les fen�tres entr'ouvertes, et sautillaient en becquetant sur le buffet et les modestes meubles du seul abri que pr�sente cette solitude[28]. [Note 28: M. F. X. B�langer le savant conservateur du mus�e zoologique, de l'Universit� Laval, a eu la complaisance de d�terminer la classification de quelques-uns des oiseaux que nous v�mes sur le rocher. Ils appartiennent au genre _Miotilta varia_ de Veillot, ainsi qu'au genre _Dendroica aestiva_ et _Dendroica castenea,_ de Baird, et font partie de la nombreuse famille des _Sylvicolidae,_ oiseaux qui vivent exclusivement d'insectes, et habitent ordinairement les for�ts.] Le phare du Rocher-aux-Oiseaux est une tour blanche hexagone, qui fut allum�e pour la premi�re fois en 1870. Elle est � 140 pieds au-dessus de la hante mar�e, et donne un feu blanc, fixe, dioptrique, de second ordre, qui s'aper�oit � vingt et un milles en mer. Chaque dimanche soir, pendant l'hiver, le phare du Rocher-aux-Oiseaux rallume ses feux depuis sept heures jusqu'� neuf heures. Si la lumi�re reste visible pendant ce temps, c'est, un signe que tout va bien sur le Rocher; mais si elle se masque trois fois en l'espace de ces deux heures, alerte sur la c�te de Brion ou de la Madeleine! Un accident est arriv� aux habitants de l'�le. Comme le phare est construit sur un point tr�s-expos�, M. Mitchell quand il �tait ministre de la marine, donna l'ordre en 1873 d'ajouter des �tais � la tour afin de mieux l'assujettir au roc. L'habitation du gardien se trouve situ�e � deux cents pieds de la lumi�re. C'est une maisonnette petite, puante et mal tenue: mais l'impression qu'elle m'avait laiss�e lors de mon premier voyage s'est effac�e depuis. En 1875, elle avait chang� de main: et sous la direction de M. Whelan, elle �tait devenue beaucoup plus confortable. En y entrant, on nous montre un puits creus� dans le roc: il contient 3,000 gallons d'eau de pluie, la seule qu'on puisse se procurer sur l'�le. Cette fontaine improvis�e, ne demande pas mieux que d'�tre remplac�e par une bonne machine � distiller l'eau de mer. Une passerelle court de l'habitation � la lumi�re; elle sert de lien de communication avec la tour, et les jours de vent, ses solides garde-fous en fer emp�chent le gardien et ses aides, d'�tre emport�s par les terribles rafales qui balayent alors tout ce qui ne se trouve pas clou� � ce rocher, o� pousse � peine une herbe languissante et �tiol�e. A quelques pas du corps de logis s'�l�ve une croix, plant�e entre de gros morceaux de tuf: elle est prot�g�e par une balustrade en bois, d�j� branlante et toute disjointe. En attendant que cet endroit devienne un cimeti�re, c'est le lieu o�, quand le temps est propice, on vient s'agenouiller pour faire la pri�re du soir, et admirer les plus beaux couchers du soleil au monde. Un peu plus loin, se dresse l� poudri�re, et l'abri o� se cache le canon charg� d'annoncer d'heure en heure l'approche du r�cif, aux navires surpris par la neige ou par la brume. Un petit tramway en bois, court du d�p�t de provisions � la maison de la tour; et du c�t� nord-ouest de l'�le, trois ouvriers intelligents MM. Jobin, Blanchet et Roza, ont accompli un v�ritable tour de force, en taillant dans le roc une tranch�e perpendiculaire, haute de 127 pieds et large de 28. Elle permet � une grue de faire mouvoir une bo�te, suspendue � un c�ble en fil de fer: dans cet �l�vateur on d�pose les effets destin�s au phare, lorsque la mer ne brise pas trop de ce c�t�. Lors de notre passage au Rocher, en 1873, la population de l'�le se composait de quatre hommes et d'une petite fille. Tout ce qui m�ritait d'�tre vu ou �tudi� sur le Rocher-aux-Oiseaux, l'avait �t� par nous. Il ne nous restait plus qu'� refaire le pr�cipice, o� nous nous engage�mes all�grement, escort�s en route par quelques morceaux de coke anglais, provenant d'un quart, arr�t� dans son ascension par une anfractuosit� du rocher, et que ma�tre LeBlanc, attach� au bout d'une forte corde, s'en �tait all� d�foncer � grands coups de hache. Au milieu de ce bombardement d'un nouveau genre, nous descendions le plus vite possible, qui ayant des chapelets d'oeufs enroul�s autour du cou, qui des peaux d'oiseaux suspendues derri�re lui par des bouts de ficelles; chacun �vitent les projectiles qui lui passaient le long des oreilles, et tous arrivant tant bien que mal au pied du rocher, o� notre �quipage nous attendait, en d�fendant les flancs de la baleini�re contre la morsure de la falaise. L'op�ration du ravitaillement �tait finie: mais pour y arriver, que de courage et de m�pris de la fatigue n'avait-il pas fallu � nos braves matelots? Dans l'eau jusqu'au cou, les uns emp�chent les chaloupes de frapper avec le ressac; les autres, aident � d�barquer et � rouler sur deux madriers mal assujettis, les quarts de poudre, de p�trole et de provisions destin�s � l'�le; les troisi�mes travaillent � la grue, ou d�gagent les objets qui se m�lent, s'enchev�trent et ne peuvent arriver � destination. C'est ainsi que chaque escouade se h�te de faire sa besogne, sous le commandement d'officiers qui montrent l'exemple et ne s'�pargnent gu�re. Les lieutenants LeBlanc, Savard et Couillard-Despr�s sont l�, payant de leur personne; et je ne crois pas qu'on puisse rencontrer ailleurs des gens plus d�vou�s et de meilleure humeur. Puis, quand la rude besogne est termin�e; quand apr�s douze heures de travail, les baleini�res reviennent � bord, ces hommes tremp�s, rompus et qui devraient �tre sur les dents, regagnent leur carr� en chantant, et trouvent encore le moyen d'exploiter la vieille ga�t� gauloise, en riant aux �clats, et en faisant des lazzis sur les aventures de la journ�e. Par sa position exceptionnelle au milieu du golfe Saint-Laurent, le Rocher-aux-Oiseaux est plac� sur la route du neuf-dixi�me des steamers, et de la moiti� des navires � voile qui vont � Qu�bec ou � Montr�al. Aussi est-il appel� � rendre, comme observatoire t�l�graphique, les services les plus signal�s. Bient�t, gr�ce aux efforts du commandant Fortin, d�put� de Gasp� aux Communes du Canada, ce r�cif qui, jusqu'� pr�sent, n'a �t� qu'un objet de terreur pour les marins, perdra son antique r�putation. Il accomplira, lui aussi, sa mission dans le rouage universel. Reli� par un c�ble sous-marin au Cap Breton, au groupe de la Madeleine, au Nouveau-Brunswick, � l'�le du Prince-Edouard, � la Gasp�sie, � l'Anticosti--et plus tard � la c�te nord, et � Belle-Isle--il annoncera au monde le passage des navires, donnera les nouvelles qui serviront de bases � d'importantes �tudes m�t�orologiques, et indiquera aux p�cheurs et aux habitants de la c�te, les p�r�grinations du hareng, du maquereau, de la morue et du loup-marin, ainsi que l'endroit o� il viendra se porter pour leur faire une p�che ou une chasse fructueuses. Il �tait cinq heures du soir, lorsque le premier tour de l'h�lice nous arracha � la contemplation du Rocher-aux-Oiseaux. Le soleil �tait chaud: et pendant que nous courions sur Brion pour y passer la nuit, le second rocher se montrait � nous sous les apparences les plus fantastiques. Il �tait � un demi-mille sous le vent; et tandis que celui que nous quittions prenait dans l'�loignement la forme d'une tour Martello, celui-ci ressemblait � un bastion, � travers lequel on aurait perc� une porte de guerre, arche profonde de trente pieds, large de cinquante, et haute de vingt. Puis, � mesure que le steamer avan�ait, il perdit cette forme, pour affecter celle d'une pyramide, n'ayant gu�re plus de vingt pieds de superficie. Fi�re et inaccessible, comme le bonnet phrygien de la libert�, elle allait se perdre dans les profondeurs du ciel bleu. Apr�s les rudes labeurs de la journ�e, nos hommes avaient m�rit� de prendre une nuit de repos, et le lendemain, quittant plus frais et plus dispos le petit havre de Brion, nous faisions route vers les �les de la Madeleine. Depuis assez longtemps, le _Napol�on III_ filait � toute vapeur, sur le dos d'une mer calme qui l'entra�nait dans ses vagues longues et presqu'insensibles. Tout � coup l'ordre fut donn� de virer de bord. Notre capitaine venait d'avoir la premi�re attaque de cette terrible maladie--un ramollissement c�r�bral--qui devait l'emporter deux ans apr�s. Sous les premi�res �treintes de ce mal �trange, cette t�te intelligente avait senti sa m�moire vaciller. Cet excellent marin, s'�tait tromp� dans ses calculs, et au lieu du groupe de la Madeleine, nous avions devant nous les c�tes montagneuses de Terreneuve pivel�es de larges taches de neige. Mis en pr�sence de cette barri�re inattendue, le _Napol�on III_ fit volte-face. Bient�t nous e�mes sous notre beaupr� les falaises escarp�es de l'�le Saint-Paul, et nous aper��mes l'un de ces phares fi�rement camp� sur un mamelon gris. Cette �le, qui a trois milles, est jet�e � l'entr�e du golfe Saint-Laurent, entre les extr�mit�s sud-ouest de Terreneuve et nord du Cap Breton. Elle se compose de deux �lots, s�par�s l'un de l'autre par un bras de mer si �troit, que vus du pont d'un navire, ces deux fragments semblent ne faire qu'un tout compact La plus grande hauteur de Saint-Paul, est de quatre cent cinquante pieds au-dessus du niveau de l� mer. Le sol est compos� de roches appartenant aux formations primaires; et comme l'�le est coup�e � pic, � peine pr�sente-t-elle aux bateaux-p�cheurs deux abris passables, les anses de la-Trinit� et de l'Atlantique. Encore, pour y tenir, faut-il que le vent se l�ve de terre. Bien, des naufrages terribles ont eu lieu sur cette �le "escarp�e et sans bord", o� vivotent � peine quelques �pinettes rabougries, sous lesquelles, se cachent une demi-douzaine de renards, arriv�s sur l'�le, "on n'a jamais su comment". N�anmoins, depuis quelques ann�es Saint-Paul a perdu de sa sauvage r�putation. Le gouvernement y a fait construire deux tours blanches, octogones, dont l'une, b�tie sur le rocher vis-�-vis la pointe nord-est de Saint-Paul, donne une lumi�re blanche, fixe, masqu�e entre nord quart-est-quart-est et est-nord-est, tandis que l'autre, �rig�e sur la pointe sud-ouest de l'�le, donne un �clat blanc toutes les minutes. Le minist�re de la marine a compl�t� cette oeuvre philanthropique, en faisant construire un sifflet d'alarme sur le cot� sud-ouest de l'anse de l'Atlantique, � un demi-mille � peu pr�s de l'�tablissement de secours. Pendant les temps couverts et les temp�tes, ce sifflet se fait entendre toutes les minutes. Les trombes ne sont pas fr�quentes dans le golfe Saint-Laurent; mais elles y sont d'une violence inou�e. Le 16 ao�t 1816, Saint-Paul fut d�vast� par un de ces cataclysmes atmosph�riques, et je ne saurais mieux faire que de reproduire ici le r�cit officiel de cette catastrophe, tel que transmis par le gardien du phare au minist�re de la marine, � Ottawa. "Du 1er au 16 ao�t, nous n'avions eu ni pluie ni nuages pour temp�rer les brillants rayons du soleil. Finalement, l'atmosph�re se remplit d'une fum�e si �paisse, qu'on e�t dit que la terre enti�re �tait en feu. Le 16, le temps changea; le vent passa au N. N. E. avec grain-de pluie. La fum�e, qui depuis quelques jours �tait devenue insupportable, se dissipa, et nous esp�r�mes du beau temps. Dans la matin�e du 17, le vent souffla de l'est; le soleil fut tr�s chaud. Dans l'apr�s-midi, le vent passa au S. S. O. avec grain de pluie. Le matin du 18, il �tait sud, avec ris�es et nuages mena�ants. Dans l'apr�s-midi, le firmament offrait un aspect terrible: les nuages paraissaient se heurter les uns contre les autres, et tourner dans toutes les directions. Vers quatre heures p. m., nous commen��mes � entendre des coups de tonnerre dans le lointain. Un quart d'heure apr�s, la foudre et la pluie �taient dans leur plein d�cha�nement. Le vent se mit au N. O. Je sortis, et fis le tour des b�timents, afin de voir si tout �tait en bon ordre. Tout � coup, il �tait alors 9 1/2 heures, j'entendis un bruit terrible. En tournant mes regards dans la direction d'o� il partait, j'aper�us un spectacle qui me fit frissonner de la t�te aux pieds: � moins d'un quart de mille de l'endroit o� je me trouvais, je vis, vers l'ouest, des roches, de la terre, de l'eau et des arbres s'�lever en tourbillonnant dans l'air, jusqu'� une hauteur de plus de 100 pieds. J'examinai attentivement la trombe, pour voir quelle direction elle prendrait, et constatai avec terreur qu'elle traversait l'anse en se dirigeant sur moi, et qu'elle allait probablement emporter le logement dans sa course furibonde. Ma m�re, une soeur sourde-muette, les domestiques �taient dans la maison, et j'avais deux hommes occup�s aux champs. Je courus les avertir. En route, une rafale se d�cha�na autour de moi, emportant dans l'espace une pierre meuli�re, des roches et des arbrisseaux. Le corps principal de la trombe �tait pr�s de moi; je courus avec toute la vitesse de mes jambes vers le logement, et criai aux deux hommes qui �taient dans le champ de me suivre. Ils me parurent terriblement effray�s; l'un d'eux n'eut que le temps d'entrer dans la maison. Comme nous franchissions le seuil de la porte, il se fit une obscurit� aussi profonde que celle de la nuit, et la temp�te qui �clata, fit trembler l'�difice de la base au sommet. Au milieu du pl�tre qui tombait, des chemin�es, des vitres r�duites en atomes, des chaises, des tables renvers�es, nous cr�mes que notre derni�re heure �tait arriv�e. Toutefois, la tourmente s'en alla aussi rapidement qu'elle �tait venue. Le calme se r�tablit, et le soleil reparut dans tout son �clat: mais quel d�sastre! La fum�e du pl�tre qui tombait nous avait fait croire que la maison �tait en feu; voyant qu'il n'en �tait rien, je sortis le mieux que je pus. Au moment o� la trombe avait fait son apparition, deux de mes hommes se trouvaient � un quart de mille de la maison. En voyant le tourbillon s'avancer, et comprenant qu'ils ne pourraient pas arriver � temps, ils se jet�rent � terre, se cramponn�rent aux buissons, et �chapp�rent � la destruction. Il n'en fut pas ainsi du pauvre homme qui n'avait pas sembl� entendre mes cris d'avertissement: apr�s une demi-heure de recherches, nous le trouv�mes mort sur le pas de la porte. Il a d� �tre tu� dans le champ, et emport� par la trombe � l'endroit o� nous le retrouv�mes, distance d'environ 300 pieds. Je constatai que cinq b�timents avaient �t� d�truits avec leur contenu; il n'en restait pas une parcelle. La cabane de la chaloupe, le d�p�t aux provisions et le logement sont encore debout, mais terriblement endommag�s. Le logement est une v�ritable ruine: le toit est d�fonc� en plusieurs endroits, les chemin�es, renvers�es, les fondations �croul�es, les fen�tres bris�es, et � l'int�rieur tout le pl�tre est tomb�. Ce qui a �t� d�truit, consiste en une maison de refuge, la grange, l'�table, et deux antres b�timents situ�s sur le sommet de la colline, � 600 pieds l'un de l'autre. Quatre de ces �difices couvraient on espace de 70 x 20 pieds. Les deux ponts sur lesquels je venais de passer un instant auparavant, furent emport�s, � une distance d'environ 400 pieds, et mis en pi�ces. Une roche de 3 x 4 pieds de diam�tre et 18 pouces d'�paisseur, fut bris�e en trois ou quatre morceaux. Une charrue et une pierre qui se trouvaient dans la maison de refuge, ainsi que des ustensiles de ferme et de cuisine, des outils de charpentier, furent enlev�s par dessus la maison, et trouv�s � plus de 200 pieds de l�. L'homme pr�pos� � la garde du phare sud-ouest me dit que, vers 4 heures p. m., il vit six tourbillons d'eau s'�lever dans la direction de l'ouest, � trois milles; deux pass�rent au sud-est de l'�le. De l'�tablissement de secours nous en aper��mes un, apr�s le d�sastre: deux gagn�rent au nord, et deux autres, dont l'eau s'abattit sur la station, pass�rent pardessus l'�le. Les deux qui atteignirent l'�le vinrent pr�s de la station sud-ouest, mais ne firent heureusement aucun, dommage." Nous n'e�mes pas � passer par de pareilles p�rip�ties. La journ�e �tait ravissante; une petite brise venait agiter mollement la tente que nous avions fait tendre sur le gaillard d'arri�re, et envelopp� dans son panache de fum�e, le _Napol�on III_ insoucieux, rasait impun�ment la c�te de fer de Saint-Paul. Petit � petit ces �lots d�serts s'enfuirent derri�re nous, pour se plonger dans un bain de lumi�re, et bient�t nous v�mes surgir en proue les flancs verts-sombres du Cap Nord,--une des extr�mit�s de l'�le du Cap-Breton [29]--qui se d�tachaient vigoureusement sur les tons glauques de la mer. J'�tais alors appuy� sur le bastingage de b�bord, et tout en m'occupant � fumer un cigare, mon oeil distrait se rivait � cette ligne de rocs sauvages, derri�re lesquels l'imagination me montrait ce vieux Louisbourg qui avait une ceinture de cinquante acres de fortification, et "dont les tours, au dire de Garneau, s'�levaient au-dessus des mers du Nord comme des g�ants mena�ants". Ce n'�tait plus cet endroit triste et oubli� que heurte aujourd'hui, sans le savoir, le pied du marchand de poisson ou du sp�culateur de charbon de terre. Non! Ce que le temps et la rage des hommes avaient d�mantel� et fini par niveler, reprenait une forme sous le coup de baguette de la pens�e. La ville royale surgissait de nouveau hors des mornes qui la recouvrent, pour m'appara�tre avec sa cath�drale, son th��tre, sa brasserie, ses chapelles, ses h�pitaux, ses-couvents, ses riches demeures. La brise du golfe m'apportait alors des bruits de clairons et des roulements de tambours. De fortes patrouilles parcouraient en cadence ces remparts disparus, qui miraient de nouveau leurs massives assises dans l'eau dormante de leurs foss�s. Le lourd pont-levis charg� de prot�ger la ville du cot� de la campagne, se levait au commandement d'un officier sup�rieur, et allait se boucler � de gigantesques supports. La batterie tournante qui en d�fendait l'entr�e se mettait � tonner, comme aux jours de parade de jadis, et du c�t� de la mer, des corsaires taill�s pour la course sortaient du port qui leur servait de nid, et se couvrant de toile, allaient courir sus � l'Anglais. Puis les mauvais jours arrivaient � tire-d'aile. Bigot qui devait d�buter par la catastrophe de la flotte du duc d'Anville, pour finir par �tre si fatal � la Nouvelle-France tout enti�re, �tait l�. Il enveloppait le malheureux Louisbourg dans les effluves de son mauvais-oeil. Commissaire-ordonnateur de la colonie du Cap-Breton, il apportait d�j� un r�glement de la solde des hommes, ce manque de r�gularit� qui, plus tard, devait le faire embastiller. La garnison se r�voltait. Les suisses qui ne meurent bien que lorsqu'ils sont pay�s, d�posaient leurs officiers, s'emparaient des casernes, ainsi que des magasins du roi; pendant que l'ennemi profitant des divisions intestines, pr�chait la guerre sainte, et faisant inscrire sur ses drapeaux les mots "_Nil desperandum Christo duce"_ venait mettre le si�ge devant la redoutable forteresse. Une lutte terrible s'engageait alors; lutte �trange, o� ces r�volt�s de la veille s'obstinaient � se battre et � mourir au nom de la France, tandis qu'� leur tour les officiers, ces chevaliers de Saint-Louis, dont pas un n'e�t rougi d'orgueil � la pens�e de tomber au champ d'honneur,--s'obstinaient par une fatale erreur, � se m�fier de leurs soldats. Et, cons�quence fatale! Louisbourg la vierge, Louisbourg l'imprenable, tombait entre les mains d'une arm�e de paysans, command�e par William Pepperell, petit marchand dont l'enseigne se trouvait � Kittery Point, un des Bourgs ignor�s de la Nouvelle Angleterre. Puis, pendant que de braves diplomates s'occupaient � rendre le Cap-Breton � la France, en retour de Madras prise par de la Bourdonnaye, l'orgueil du vieux sang gaulois me montait � la figure, en songeant que nous n'avions pas toujours �t� les vaincus de ces parages, et que longtemps avant la chute de Louisbourg, longtemps avant le trait� d'Aix-la-Chapelle, un capitaine du port de Dieppe avait, avec une poign�e de matelots, forc� lord James Stuart de se rendre prisonnier, et de remettre entre les mains du capitaine Claude le fort du Port-aux-Baleines, o� cet aventureux seigneur �cossais �tait venu planter l'�tendard du roi d'Angleterre[30]. [Note 29: Jacques-Cartier avait baptis� ce promontoire du nom de cap de Lorraine, et donna � l'Ile, que Verrazzani avait nomm�e �le du Cape, celui d'�le Saint-Laurent. Plus tard, elle prit le nom d'Ile Royale pour garder d�finitivement celui de cap Breton. Drake dans ses _"Nooks and corners of New England coast"_ pr�tend, � la page 21, que le Cap Breton avait sa place sur la carte, longtemps avant la d�couverte de Cartier. Un vieux portulan du temps de Henri II, mentionne ce nom, assure-t-il. Le cap Breton a 110 milles de long sur 90 de large, et comprend � peu pr�s 200,000 acres de terre. Il est s�par� de la Nouvelle-�cosse par le d�troit de Canseau qui, dans-certains endroits n'a pas plus de 3/4 de mille de largeur, tandis que dans d'autres, il y en a le double.] [Note 30: Stuart fut amen� en France au mois de d�cembre 1629, et remis entre les mains de Richelieu.] A mesure que ces r�ves de jadis passaient devant moi, pour aller se perdre au milieu des spirales bleu�tres de la fum�e de mon cigare, ces fanfares de guerre, ces bruits devenaient de moins en moins distincts. Bient�t ils s'�vanouirent. Seule, je n'entendis plus que la grande voix de la mer qui, � son tour, venait me raconter les myst�rieux �pisodes qui se sont d�roul�s au pied des falaises du Cap-Breton. Devant mes yeux �pouvant�s passa alors comme l'�clair, un navire d�m�t�, pourchass� par un ouragan du sud-est. Sur son tillac, je distinguais les m�les figures des j�suites Lallemand, Noyrot et de Vieuxpont, et j'entendais l'�quipage constern� chanter d'une voix tremblante le _Salve Regina_, pendant que le vaisseau affol� courait toujours sur l'aile de la tourmente. Tout-�-coup un craquement terrible se fait entendre; ces malheureux--� l'exception de dix--viennent de s'ab�mer sur les �les Canso, et bient�t mon oreille navr�e n'est plus frapp�e que par la voix forte du P. Noyrot qui, entra�n� par un �norme paquet de mer, psalmodie fermement: _--In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum._ Puis la vague suivante me montre � la hauteur de Louisbourg, le _Chameau_, "grande et belle fl�te du roi, command�e par M. de Voutron." Nagu�re partie joyeuse des c�tes de France, elle se trouvait maintenant en pleine perdition. Des eccl�siastiques, de brillants officiers, des dames, un gouverneur des Trois-Rivi�res, M. de Louvigny, un intendant habile, M. de Chazel, venu pour remplacer M. B�gon, des soldats, des marins, des paysans se trouvent � bord. Mais que sont le rang, la puissance, la jeunesse, la beaut�, l'habilet�, la science, la force et le courage, devant le moindre des sauvages caprices de l'oc�an? Un simple soul�vement de sa vaste poitrine, a suffi pour pr�cipiter corps et biens la fr�gate du roi au fond de l'ab�me. Chaque flot qui passait ainsi devant moi, avait sa lugubre histoire. L'un, engloutissait, la fr�gate anglaise, le _Nassau_; d�m�tait et dispersait la flotte de l'amiral Holburn. L'autre, roulait des cadavres inconnus, des �paves oubli�es, des navires sans noms. Un troisi�me plus aristocratique, ne voulait servir de suaire qu'aux naufrag�s de l'_Auguste_. Il courait porter sur la gr�ve d�sol�e les d�pouilles de messeigneurs de Varennes, de Portneuf, de la Verendrye, d'Espervenche, de la Corne de Saint-Luc, de Marolles, de P�caudy de Contrecoeur, de Saint-Blin, de Villebond de Sourdis, de la Durantaye; et celles des nobles et puissantes dames de Saint Paul de Mezi�res, de Sourdis et de Senneville. A c�t� de ces noy�s de haute lign�e, flottaient �pars les corps des grenadiers des r�giments du B�arn et du Royal Roussillon, glorieux d�bris �chapp�s aux batailles des plaines d'Abraham et de Sainte-Foye, pour servir de p�ture aux requins du golfe Saint-Laurent, et blanchir de leurs os les rives d�sertes du Cap Breton. Franchement, le cigare que je fumais ne me tournait pas les id�es � une folle gaiet�. J'en secouai les cendres sur le plat-bord et, le lan�ant � la mer, j'allais essayer de jeter avec lui l'�trange vision qui m'obs�dait, lorsque j'aper�us le ravissant groupe des �les de la Madeleine. Le soleil �tait � son couchant, et les collines rouges qui bordent la gr�ve, se d�tachaient admirablement sur le vert des prairies qui prenaient une teinte mordor�e, sous les rayons solaires. Le steamer entrait dans l'Anse-�-la-cabane. En face de nous �tait le phare: et un peu � gauche, le village acadien �parpill� le long du demi-cercle form� par la crique. Tout autour du _Napol�on III_, des berges aux voiles peintes en rouge couraient charg�es de poissons, et laissaient arriver sur la gr�ve. On ferlait la toile: puis on d�m�tait; et tout aussit�t de robustes p�cheurs au teint h�l�, aux bras nus, faisaient la cha�ne et jetaient la morue, le hareng, le homard aux femmes qui les ramassaient et les empilaient sur le rivage. Dessinez � l'extr�mit� de ce paysage une petite grotte, sombre, myst�rieuse, qui montre aux poissons sa gueule b�ante: jetez un peu plus loin un rocher perc� � jour, en ayant soin de laisser entrevoir � travers son arche les franges bleues de la mer, et vous aurez une marine de ces plus originales. Bien d'autres voyageurs que nous ont �t� frapp�s par l'aspect po�tique des �les de la Madeleine. L'un d'eux, le savant amiral Bayfield charg� d'en faire le relev� hydrographique, ne pouvait s'emp�cher de consigner en ces termes, dans son "_Pilote du Saint-Laurent_," les impressions que lui avait caus�es l'approche de ce groupe: --Par une journ�e chaude et ensoleill�e, l'oeil ne peut se rassasier de contempler ces falaises multicolores, o� le rouge est la couleur dominante, et o� le jaune blafard des lagunes de sable fait antith�se au vert tendre des p�turages, au vert sombre des bois, au bleu saphir du ciel et de la mer. Ces contrastes produisent alors un effet extraordinaire, et contribuent � donner � cet archipel un cachet artistique, qu'on ne saurait retrouver aux autres �les du golfe Saint-Laurent. Par les jours de gros temps, lorsque le vent d'est fouette et fait rage, le paysage change, il est vrai; mais il n'en reste pas moins aussi caract�ristique. Alors les pics isol�s des �les, leurs falaises �chiff�es, se glissent, apparaissent confus�ment � travers la pluie, le brouillard, et semblent reli�s entre eux par une ceinture de brisants qui masquent presqu'enti�rement les bancs de sable et les lagunes. Garde � vous, matelots! n'approchez pas alors impun�ment de la Madeleine. En voulant la serrer de trop pr�s, vous talonneriez, et vous seriez naufrag�s avant d'avoir pu m�me �venter le danger. C'est ce qui arriva au _Napol�on III_, lors de sa croisi�re de 1875. En voulant lui faire prendre la passe du chenal de _Sandy Hook_, le capitaine Despr�s--un brave et excellent marin, dont le nom reviendra plus d'une fois sous ma plume, dans le cours de ces r�cits--rasa de trop pr�s un banc de sable qui change avec les ann�es. Pris au talon dans sa course, le _Napol�on III_ se mit � battre l'obstacle en br�che; mais une secousse de la vague d�gageant son arri�re, porta son milieu sur un bourrelet de sable. Cette nouvelle situation pouvait avoir pour le navire les plus f�cheuses cons�quences. Ses deux extr�mit�s cessant d'�tre soutenues, le steamer devait in�vitablement fl�chir et se casser. Sur l'ordre du capitaine la machine est renvers�e. Deux canots command�s par le lieutenant Leblanc sont mis � la mer, et font le tour du _Napol�on III_. � un quart d'encablure de nous, on annonce partout trois brasses de fond. Il devenait �vident que nous �tions saisis par le bout du banc de _Sandy Hook_, et d�j� le brouillard se dissipant, nous laissait apercevoir la lumi�re rouge du phare de l'�le d'Entr�e. Une petite ancre de tou�e est alors port�e � l'arri�re. La vapeur est renvers�e de nouveau, et la manoeuvre conduite de mani�re � ce que nous puissions �grener l'extr�mit� du banc, en pivotant sur notre axe. Peine inutile; le cable de tou�e, mal soutenu, se prend dans l'h�lice, se rompt, et bien que tout le monde fasse son devoir, le d�couragement s'empare de quelques-uns. Un conseil rassembl� � la h�te d�cide d'attendre la mar�e du lendemain: ce qui �tait plus facile � dire qu'� faire. La houle travaillait lourdement une de nos hanches, et c'�tait vraiment piti�, que d'entendre et de sentir sous ses pieds craquer cette puissante membrure. Mais ici-bas, il ne faut douter de rien: si l'Oc�an a souvent de folles col�res, souvent il pr�sente aussi des ressources inattendues. Une pi�ce de mer vient frapper le steamer par le travers, lui fait violemment pr�ter la bande et le force � se relever. Tout tremblant sous ce terrible coup de b�lier, le _Napol�on III_ fr�mit depuis la quille jusqu'au m�t de hune. Bient�t on sent le pont glisser sous nous. --Le _Napol�on III_ remue! s'�crie notre camarade Brault d'une voix formidable. Et cette exclamation partie du gaillard d'arri�re arrive jusqu'aux vigies de beaupr�. --Vapeur en arri�re! commande aussit�t le capitaine. Qu'une escouade d'hommes descende � fond de cale reporter sur b�bord, les colis et les objets pesants. Brault et Ag�nor Gravel prennent aussit�t le commandement de ces caliers improvis�s; dix minutes leur suffisent pour op�rer ce branle-bas. Les m�caniciens d�ploient encore plus de z�le, et � force de chauffer la machine, ils faillirent mettre le feu aux hunes et aux perroquets qui avaient �t� orient�s de mani�re � profiter du vent de proue. Mais pendant que ces divers commandements s'ex�cutent, le malheureux steamer talonne et frappe plus que jamais. Sa membrure et ses courbes g�missent sous l'action fr�missante de la lutte. La bande s'accentue de plus en plus � tribord, et d�j� on recommence � d�sesp�rer du r�sultat, lorsqu'une vague �norme soul�ve le _Napol�on III_ du lit de sable o� il s'est tordu pendant cinq heures et dix minutes, et, sans secousse, le remet en eau profonde. --C'est un singulier assemblage de force et de faiblesse qu'un navire, s'�criait, dans un moment semblable, l'amiral Julien de la Gravi�re; il dompte un ouragan et tr�buche sur un grain de sable. Notre vaillant steamer �tait de ceux qui se fient � la mine avenante et toute pastorale du groupe de la Madeleine. Il avait failli en payer la fa�on; et notre capitaine qui en �tait � son premier �chouage, dut ce jour-l� faire comme l'amiral Bruat, qui avait la r�putation d'�tre le plus rude �choueur du monde. Il apprit par coeur, pour s'en servir au besoin, l'antique proverbe breton: --Qui veut vivre vieux marin doit saluer les grains et arrondir les pointes.[31] [Note 31: Cet incident de voyage donna rumeur � une d�p�che, que publiait le 11 septembre 1875, le _Star_ de Montr�al. --A dispatch from Quebec, states that there has been a rumor for some days past, which was revived again yesterday, that the government steamer "_Napol�on III_," which left five weeks ago, on a cruise to the lighthouses of the gulf Saint-Lawrence, has foundered and all hands perished.] C'�tait un peu l'opinion de Leblanc qui, lui aussi pendant cette nuit terrible, avait n�glig� d'arrondir sa pointe, et s'�tait fait broyer un doigt par le bout de la patte de l'ancre. L'application d'un caustique �nergique fut jug�e n�cessaire. Pendant qu'elle se faisait, de grosses sueurs froides perlaient du front du lieutenant; mais ses l�vres semblaient, par le plus narquois des sourires, d�fier les crispations de la chair. --Ce n'est rien, disait-il, en d�signant son doigt pantelant, aupr�s de l'effort qu'a d� faire cette nuit la bonne Sainte-Anne-du-Nord, pour soulever sur une de ses mains le _Napol�on III_ en danger. Rira qui voudra de cette pieuse na�vet�. Pour moi, un marin canadien-fran�ais n'est gu�re complet sans cette foi robuste, et le mot de mon vieux Le Blanc nous fit venir des larmes aux yeux. Par leur position, les �les de la Madeleine sont expos�es aux coups de vent, et deux temp�tes sont rest�es c�l�bres dans les annales de l'archipel. La premi�re est celle du 23 ao�t 1873. Elle dura trois jours sans d�semparer, et surprit quatre-vingt-quatre navires ancr�s dans la baie de Plaisance. D�s les premi�res rafales, quarante-huit d'entre eux se mirent de suite � chasser sur leurs ancres: dix all�rent s'ensabler sur la rive de la baie, et trente-huit firent c�te dans le havre d'Amherst, o� ils trouv�rent vingt-six de leurs camarades revenus au mouillage, pendant que dix seulement r�sistaient encore sur leurs fonds. Au milieu des p�rip�ties de cet �pouvantable ouragan, qui le croirait? on n'eut � d�plorer que la mort de trois personnes. "Quelques-uns de ces malheureux navires, rapporte le commandant Lavoie, apr�s avoir �t� ballott�s de tous c�t�s et avoir perdu leurs ancres, all�rent se jeter sur le rocher � fleur d'eau qui est au pied de la c�te des Demoiselles. La lame brisait � cet endroit � une hauteur de cent pieds! Sans Aim� Nadeau et James Cassidy qui virent venir � terre, la _Diploma_, l'_Ellen Woodward_ et _l'Emma Rich_, les �quipages de ces navires auraient certainement p�ri. Ces deux hommes courageux descendirent le cap, � l'aide d'une corde, et aid�s du chien de terreneuve de Cassidy qui saisissait un � un les naufrag�s dans le ressac, ils purent op�rer leur sauvetage, et arracher � une mort certaine trente et une personnes." L'ann�e suivante, le 18 juin, une seconde temp�te vint fondre sur l'archipel. Ces ravages ne furent pas aussi consid�rables que la premi�re, et pendant les quatre jours qu'elle dura, elle ne put mettre � la c�te que deux go�lettes, et balayer la plupart des filets et des engins de p�che qui �taient � la mer. Ce fut le 28 juin 1534 que Jacques-Cartier reconnut les �les de la Madeleine, que deux jours auparavant il avait prises pour la terre ferme. "Nous all�mes, dit-il, le long des dites terres environ dix lieues, jusqu'� un Cap de terre rouge qui est roide et coup� comme un roc, dans lequel on voit un entre-deux qui est vers le Nord, et est un pays fort bas, et y a aussi comme une petite plaine entre la mer et un �tang, et de ce Cap de terre et �tang jusques � un autre Cap qui paraissait, y a environ quatorze lieues, et la terre se fait en fa�on d'un demi-cercle tout environn� de sablon comme une fosse, sur laquelle l'on voit des marais et �tangs aussi loin que se peut �tendre l'oeil. Et avant que d'arriver au premier Cap, l'on trouve deux petites �les assez pr�s de terre. A cinq lieues du second Cap il y a une �le vers Surouest qui est tr�s haute et pointue, laquelle fut nomm�e Alezay, et le premier Cap fut appel� de Saint-Pierre, parce que nous y arriv�mes au jour et f�te du dit saint". Plus tard, en mentionnant ce groupe, Champlain frapp� sans doute par l'aspect singulier qu'offraient ces �les reli�es entre elles par d'immenses lisi�res de sable, les d�signe sous le nom de "Ram�es-Brion." Au temps de Denys--en 1672--elles ne s'appelaient plus que les �les de la Madeleine; et alors comme � pr�sent, le seul souvenir gard� par les marins oublieux au temps o� Champlain croisait dans ces parages, �tait le nom de l'�le Aubert, que de nos jours les Anglais appellent Amherst Island, nom que les habitants fran�ais du groupe se refusent � reconna�tre. Denys assure, dans sa description de _l'Am�rique septentrionale_, qu'il chassa plusieurs fois les Anglais de la Madeleine, "les Fran�ais �tant en possession de ces lieux-l� de temps imm�morial." N�anmoins, la plus ancienne concession de cet archipel remonte � la date du 16 janvier 1663; et eu feuilletant le deuxi�me volume de m�moires des commissaires du Roy, je vois que ce jour-l�, un acte a �t� pass� au bureau de la compagnie de la Nouvelle-France, donnant en pleine propri�t� au sieur Doublet, capitaine de navire, l'�le Saint-Jean,--aujourd'hui l'�le du Prince Edouard--les �les des Oiseaux et celles de Brion, toutes sises dans le golfe Saint-Laurent. Cette concession �tait faite au capitaine normand "� condition de n'exercer aucune traite ou n�goce avec les sauvages". Doublet embarqua sur deux navires tout ce qui pouvait servir � la nouvelle colonie; mais en jetant l'ancre � l'�le Perc�e, on lui apprit que la compagnie de la Nouvelle-France avait outre-pass� ses droits, et que le sieur Denys, "gouverneur-lieutenant g�n�ral pour le Roy et propri�taire de toutes les terres et isles qui sont depuis le cap de Campseaux jusqu'au cap des Roziers", �tait depuis dix ans en possession du groupe de la Madeleine. Le capitaine Doublet ne se d�couragea pas pour si peu. Faisant voile vers ces �les, il y d�barqua ses p�cheurs basques et normands, et pendant deux ans y dirigea, en compagnie de son intendant M. Brevedent, l'exploitation de la p�che; mais le succ�s ne r�pondant pas � ses efforts, la colonie se dispersa. Que devinrent ces immenses possessions entre les mains de ses h�ritiers? L'histoire ne le dit pas. Ce que l'on sait, c'est que le 18 ao�t 17l7, le sieur Duchesnay, tout en demandant au Roy le titre de grand-ma�tre des eaux et for�ts, priait Sa Majest� de lui accorder la concession de ces �les, et qu'en 1719, le comte de Saint-Pierre, premier �cuyer de la duchesse d'Orl�ans, formait une compagnie pour exploiter les �les de Saint-Jean, de Miscou et de la Madeleine. "C'�tait, dit Garneau, � l'�poque du fameux syst�me de Law, et il �tait plus facile de trouver les fonds que de leur conserver la valeur factice que l'engouement des sp�culateurs y avait momentan�ment attach�e. Malheureusement, l'int�r�t qui avait r�uni les associ�s de la compagnie Saint-Pierre, les divisa; tous les int�ress�s voulurent avoir part � la r�gie, et peu d'entre eux avaient l'exp�rience de ces entreprises. On ne doit pas en cons�quence �tre surpris si tout �choua. L'�le tomba dans l'oubli, d'o� on l'avait momentan�ment tir�e, jusque vers 1749, �poque o� les Acadiens fuyant le joug anglais, commenc�rent � s'y �tablir." Pendant quelques ann�es, ces malheureux proscrits y v�curent sans �tre molest�s; mais un jour, le hasard voulut qu'une fr�gate anglaise v�nt reconna�tre l'archipel de la Madeleine. Elle portait � son bord le nouveau gouverneur du Canada, lord Dorchester, et �tait command�e par le capitaine Sir Isaac Coffin, qu'on n'avait pas encore jug� � propos de mettre � la porte de la marine royale[32], pour le r�habiliter plus tard, en lui donnant le titre de baronnet et le grade d'amiral. Ce jour-l�, le temps �tait clair, le ciel serein; un soleil chaud et bienfaisant enveloppait de ses effluves les c�tes et les pics empourpr�s de ces �les. Toutes les lunettes de la fr�gate �taient braqu�es sur ce paradis terrestre; celle de Sir Isaac plus encore que les autres. Quand elle eut scrut� l'horizon, et fouill� � l'aise l'archipel qu'on longeait en ce moment, l'officier anglais la d�posa gravement sur son banc de quart, et se tournant vers lord Dorchester, le supplia de lui conc�der les �les qui gisaient devant lui. Comment refuser quelque chose � un capitaine de fr�gate, qui n'a cess� de combler pendant toute une longue travers�e, ses h�tes distingu�s de soins, de grogs et de confort? Le nouveau potentat promit de faire droit � la requ�te de Sir Isaac; et le 31 juillet 1787, il la lui adressait officiellement. Mais comme l'oubli est commensal de haut lieu, et hante fr�quemment le cabinet des gouverneurs et des ministres, ce fut son successeur Robert Prescott qui fit droit � la demande du capitaine Coffin. Onze ans apr�s, le 24 ao�t 1798 "l'�le � la Madeleine, l'�le de l'Entr�e, l'�le du Corps Mort, Shag Island, l'�le de Brion et l'�le aux Oiseaux furent conc�d�es � perp�tuit�, en franc et commun soccage, � titre de f�aut� � Sir Isaac Coffin et � ses hoirs et ayant causes". Ce royal cadeau leur �tait fait � la condition, que la partie de l'�le de la Madeleine, comprenant la pointe nord-est et Old Harry's Point serait r�serv�e pour le soutien et l'entretien d'un clerg� protestant dans la province de Qu�bec; et si d'un c�t�, le gouvernement britannique gardait le droit d'exploiter les mines, d'ouvrir des chemins et de construire des fortifications, d'un autre c�t� Sir Isaac Coffin s'obligeait, "sous peine de nullit�, de permettre la libre entr�e et sortie de ses �les aux sujets anglais qui d�siraient venir y p�cher, et s'engageait � leur laisser abattre et emporter le bois n�cessaire � leur chauffage et � l'exploitation avantageuse de leurs p�cheries." [Note 32: In 1773, Isaac Coffin was taken to sea by lieutenant Hunter of the _Gasp�_, at the recommendation of Admiral John Montague. His commander officer said he never knew any young men to acquire so much nautical knowledge in so short a time. After reaching the grade of post-captain, Coffin for a breach of the regulation of the service, was deprived of his vessel, and Earl Howe struck his name from the list of post-captains. This act being illegal, he was reinstated in 1790. In 1804, he was made a baronet, and in 1814 became a full admiral in the British navy. Drake--_Nooks and corners of New England coast_ p. 342.] Peu soucieux des droits des premiers colons, le gouvernement anglais venait de commettre un acte d'irr�parable injustice. Il frappait � mort le d�veloppement et l'avenir de ce ravissant archipel, que le matelot appelle dans son langage pittoresque, le Royaume du Poisson. Aussi, depuis cette fatale date du 24 ao�t 1798, les habitante de la Madeleine, sachant qu'ils ne peuvent poss�der leurs terres, ne se livrent qu'au travail n�cessaire pour les faire vivre, et ne connaissent que par oui-dire les jouissances de la propri�t� et l'amour du sol. Un aussi triste �tat de choses devait finir par �mouvoir le gouvernement de la province de Qu�bec. Soixante-seize ans apr�s la concession de ces �les, un bureau fut charg� par le parlement, de s'enqu�rir de la tenure des terres de l'archipel. Cinquante-deux habitants de la Madeleine s'empress�rent de r�pondre � la s�rie de questions imprim�es que l'on avait fait distribuer � la population. Les uns demeuraient dans l'archipel depuis vingt-cinq, trente-cinq et quarante-cinq ans; d'autres depuis cinquante, cinquante-trois et soixante ans. Un seul, M. Jean Nelson Arseneau, y �tait n�; et le doyen des r�sidents se trouvait �tre M. Bruno Terriau, qui habitait ce groupe depuis soixante-seize ans. Tous d�claraient qu'ils occupaient des lots comme locataires, en vertu de baux emphyt�otiques, et leurs r�ponses portaient � la connaissance du gouvernement de curieuses r�v�lations. Ainsi, quelques colons avaient des billets de simple location qui leur donnaient droit d'obtenir un bail du propri�taire, tandis que d'autres avaient un bail de quatre-vingt-dix neuf ans. Ceux qui �taient porteurs d'un bail de cinquante-deux ans, pouvaient le faire durer; et les d�tenteurs d'un bail de dix ans �taient en droit d'exiger un bail perp�tuel du propri�taire. Ce dernier mode semble ne plaire que m�diocrement aux agents de l'amiral Coffin. Chacun s'accorde � dire qu'il tend � dispara�tre peu � peu: car chaque fois que l'occasion s'en pr�sente, ces employ�s �changent contre d'autres les baux de dix ans. G�n�ralement, ces contrats de louage renferment des clauses qui permettent au seigneur de l'archipel de reprendre ses terres, de jouir de leur am�lioration, et de s'emparer sans remboursement, des b�timents et de la maison du locataire, si par malheur ce dernier n'a pu ex�cuter les clauses de son bail. C'est ainsi que deux des descendants des plus anciens pionniers des �les de la Madeleine, Louis Boudraut et Fran�ois Lapierre, furent oblig�s--apr�s bien des ann�es de travaux et de privations--d'abandonner � l'amiral Coffin la terre o� avaient v�cu leurs anc�tres, et que leurs enfants avaient am�lior�e de leur mieux. C'est ainsi que Fabien Lapierre faillit �tre d�pouill� de tout son avoir. Cet homme s'�tant d�cid� � partir, en 1863, pour explorer la c�te nord du Labrador, avait laiss� une terre qu'il occupait depuis vingt-cinq ans, aux soins de deux de ses compatriotes, Basile Cormier et Emile Morin. Ils devaient en jouir � la condition de l'entretenir, de payer la rente et de la lui remettre lors de son retour. Pendant la premi�re ann�e tout alla pour le mieux. L'agent avait consenti � recevoir la redevance des deux mandataires de Lapierre: mais d�s le commencement de la deuxi�me ann�e, il refusa leur argent, prit possession de la terre, en faucha le foin, ouvrit de force la maison de l'absent, y mit sa r�colte, qu'il n'emporta qu'en hiver, puis vendit le tout, terre et d�pendances � D�sir� Giasson. L'ann�e suivante, Lapierre revint et r�clama. En r�ponse, l'agent de l'amiral Coffin le mena�a de l'emp�cher de couper du bois, et lui fit dire que s'il continuait � se plaindre, il le ferait chasser du pays. A force de supplications, ce pauvre homme aid� par les conseils de son cur�, l'abb� Boudreault, finit par recouvrer la moiti� de sa terre, � la condition toutefois de consentir � un nouveau bail qui l'obligeait � payer annuellement un schelling par arpent. Quant � l'autre moiti� de son bien, elle �tait rest�e, et est encore en la possession de l'acheteur Giasson qui s'en �tait l�galement empar� moyennant la somme de cinq louis [33]. On comprend le malaise que pareil r�gime doit faire peser sur l'archipel; et quelques-uns des habitants secouant leur torpeur, all�rent jusqu'� contester devant la cour de circuit de la Madeleine la validit� des titres de l'amiral Coffin. Les uns plaidaient prescription. D'autres all�guaient l'ill�galit� des baux et leur tenure on�reuse, contraire � la colonisation et au progr�s des �les. Les plus philosophes racontaient, que pendant pr�s d'un si�cle leurs a�eux avaient cultiv� en pleine propri�t� ces m�mes terres, que leurs descendants et leurs h�ritiers l�gitimes n'occupaient plus que comme simples locataires; tandis que les plus normands assuraient, qu'on avait d� consulter les anc�tres, et que ces derniers n'avaient jamais consenti de titre � l'amiral Coffin. Toutes ces r�clamations ne servirent � rien. La cour d�cida en faveur du propri�taire; et comme il arrive presque toujours, les plaideurs qui avaient peut-�tre une chance en appelant de ce jugement, ne purent faute de moyens p�cuniaires, s'adresser � un tribunal plus �lev�. Les choses reprirent donc leur Cours. [Note 33: L'imagination n'entre pour rien dans ces r�cits. Je ne fais qu'analyser, les r�ponses aux questions pos�es par le comit� charg� de s'enqu�rir de la tenure des terres dans les �les de la Madeleine--1874--_Vide_ p. 26 et 27.] L'apathie et le d�couragement r�gn�rent alors en suzerains sur ces �les, qui n'attendent que l'av�nement d'un nouveau r�gime, pour devenir un grenier d'abondance, un entrep�t de richesse. Les locataires continu�rent � payer les contributions locales et scolaires, pendant que leur seigneur et ma�tre percevait rigoureusement les rentes annuelles de ses terres; rentes exorbitantes, lorsqu'on les compare � celles des terres en ce pays. N�anmoins, au milieu de ce sourd m�contentement, quelques anciens colons trouvent le moyen d'�tre satisfaits de leur position. Plusieurs d'entre eux ont cent acres en �tat de culture, pour lesquels ils ne payent annuellement que quinze shillings, ou un quintal de morue. Ce sont les rois de l'archipel ceux-l�, et ils font bien des envieux autour d'eux; car, un jeune colon qui d�sirerait louer la m�me �tendue de terre inculte et d�bois�e, serait oblig� de donner vingt piastres chaque ann�e. En remplissant cette condition, ce dernier devient alors locataire. Pendant quelque temps la jeunesse, l'ambition, l'amour du travail d�cupleront ses forces. Sous le soc de sa charrue, ces landes d�sertes deviendront des champs fertiles. La p�che viendra combler son d�ficit. Il pourra vivre convenablement et sera heureux autant que peut l'�tre un locataire. Mais viennent les mauvais jours; que la rente soit en retard; alors arrivent les menaces de l'agent. Le d�mon de l'expropriation plane sur la petite propri�t�; et il ne reste plus au malheureux travailleur, que l'exil ou la servitude. Il ne faut pas s'�tonner, si presque toute cette population qui, ailleurs, serait entreprenante et riche, demeure ici dans le demi-sommeil et dans la pauvret�. Les �trangers fuient ce nid de f�odalit�, et un n�gociant am�ricain venu il y a quelques ann�es visiter l'archipel, dans le but d'y fonder un �tablissement de p�che, de la valeur de $80,000, s'en retourna d�go�t�, disant � qui voulait l'�couter: --Mon p�re a fui l'Irlande pour ne plus entendre parler du vieux r�gime emphyt�otique. Ce ne sera pas son fils qui remettra un pareil gouffre sur le chemin de ses petits enfants. Ces vexations ont eu pour r�sultat d'�tablir un fort courant migrateur entre le Labrador et l'archipel. Plus de trois cents chefs de famille ont quitt� les �les et sont all�s fonder � K�kaska, � Natashquouan, � la Pointe-aux-Esquimaux, d'importants groupes de la race fran�aise. Ces d�parts ont affaibli d'autant la population des �les de la Madeleine. Tous les ans, grand nombre de compatriotes viennent � leur tour rejoindre ceux qui sont partis; et d�j� l'on pr�voit dans un avenir assez rapproch� la d�sertion compl�te de l'archipel. Pour rem�dier � ce triste �tat de choses, il n'y a qu'un moyen � prendre. Tous ceux qui ont �t� consult�s par la commission parlementaire sont unanimes � le sugg�rer. Le gouvernement de Qu�bec doit acheter les droits du propri�taire, et l'un des colons les plus respect�s de l'archipel, M. Painchaud, n'h�site pas � affirmer que sous ce nouveau r�gime, un huiti�me des habitants paierait de suite, et affranchirait aussit�t les terres de toutes redevances seigneuriales. Mais cette longue digression, n�cessaire pour bien faire comprendre la position anormale de ces insulaires, me fait oublier les quelques heures charmantes que nous devions passer au petit village acadien de l'Anse-�-la-Cabane. Le premier compatriote qui nous y accueillit � bras ouverts, fut un brave charpentier du nom de Migneault. Dans sa joie, il voulut nous faire conna�tre de suite le patriarche de l'endroit, et nous conduisit � la maison de M. Vigneault. Ce dernier �tait un beau vieillard, �g� de quatre-vingt-dix ans. Il virait au milieu de sa famille. Ses deux fils �taient venus se b�tir de chaque c�t� du toit paternel; et pendant de longues ann�es, tous ensemble, ils avaient savour� la douce v�rit� du commandement du Seigneur: --P�re et m�re tu honoreras afin de vivre longuement. Un voile de tristesse devait pourtant tomber, un jour, sur ce bonheur terrestre. Le soir o� nous le v�mes pour la premi�re fois, le p�re Vigneault avait perdu sa franche gaiet�. Il �tait pensif. Ses yeux rougis par les larmes plut�t que par l'�ge, erraient douloureusement sur le havre; et � travers la fen�tre, ils suivaient anxieusement les manoeuvres d'une petite go�lette qui venait d'appareiller, et qui finit par dispara�tre dans les demi-teintes du cr�puscule. H�las! son fils D�sir� �tait � bord. En compagnie de douze familles acadiennes, il s'en allait demander au sol des Sept-Iles ces plaisirs inconnus de la propri�t�, qu'il troquait contre les douces joies de la maison paternelle. M. Vigneault �tait n� � Saint-Pierre de Miquelon, o� son p�re �tait arriv�, Dieu sait comment, apr�s avoir fait partie de cette malheureuse colonie acadienne qui, lors de sa cruelle dispersion par les Anglais, vit ses rejetons �parpill�s aux quatre vents des cieux. Plus tard, il �tait venu aux �les de la Madeleine, o� � force de travail et d'intelligence il s'�tait cr�� une aisance relative. Son �ge, sa longue exp�rience, son esprit ferme et lucide, ses bonnes mani�res, lui conciliaient le respect et la confiance de tout le monde. Ici, les d�cisions du p�re Vigneault �taient respect�es � l'�gal de celles que donnent ailleurs le juge ou le cur�. Ce fut dans son hospitali�re maison que mon oreille fut frapp�e pour la premi�re fois par l'intonation que les Acadiens donnent � la langue fran�aise. Un �tranger qui se m�lerait � leur conversation, se croirait transport� en Gascogne, et se figurerait entendre causer des Bordelais. Ainsi, ces braves gens diront une _fo�_ pour une fois. Le mot ann�e se prononcera chez eux _�n�e_, tout comme sur les bords de la Garonne. Un cheval devient un _gueval_ au pluriel, et un _chevau_ au singulier; puis, ils font un assez grand abus des "_j'�tions_," des "_je pourrions_," et des "_je pensions_".[34] Leurs moeurs sont simples et douces. Ils vivent surtout de p�che, et s'occupent quelque peu d'agriculture. Comme caboteurs, ils n'ont pas leurs ma�tres au monde, et ils peuvent donner des points aux plus habiles chasseurs et aux plus patients p�cheurs. L'un des habitants de l'�le, M. Fox, interrog� sur les particularit�s distinctives du caract�re acadien, r�pondait � la commission parlementaire: --Le caract�re particulier du peuple acadien est de vivre sur mer. [Note 34: Dans une notice sur le patois saintongais que vient de publier la "_Revue des langues Romanes_" de Montpellier, je trouve ce curieux passage: "Les noms qui, en fran�ais, se terminent en _al,_ font _au_ en saintongais, pour ces deux nombres: le _chevau_, _l'animau_, _in j�rnau._ (Ancien fran�ais; _li chevaus_ (sujet du verbe); le cheval (r�gime) pluriel _li cheval_ (sujet), les chevaux (r�gime).) "Quelques paysans de la Saintonge pour faire les muscadins disent aussi, _d�s cheval, d�s journal_. "On conna�t la le�on de beau langage donn�e par un paysan � son fils qui revient de la ville--"_Qu'as-tu vut de jolit, drole?--P'pa j'ai vui d�s chevau superbes.--Dis donc cheval, animau._ Grand nombre de Canadiens et d'Acadiens tirent leur origine du pays d'Annis et de la Saintonge, cette terre aim�e, qui a vu na�tre Samuel de Champlain.] Ces mots, sont � eux seuls une d�finition. D�s le petit jour, quand la saison de p�che est venue, vous voyez l'Acadien faire sa pri�re, mettre gaiement sa berge en mer, gagner les fonds � morue qui se trouvent � trois, quatre et quelque fois � six milles au large. L�, il ne cesse d'agiter sa ligne � l'eau, de la retirer, de la bouetter, et de la reconfier aux profondeurs de la mer, jusqu'� ce que son embarcation soit pleine de poissons. Alors les voiles se hissent. On regagne la gr�ve. Quelques quarts-d'heure suffisent pour trancher la morue que l'on vient de capturer; puis on rem�te la berge, elle glisse de nouveau vers son poste de p�che, et on r�ussit ainsi � faire quelquefois trois ou quatre voyages par jour. Pendant tout ce temps, un morceau de galette, un biscuit ou une miche de pain--quand il y en a--suffit pour entretenir la vie de ce robuste p�cheur. L'Acadien est l'homme le plus frugal que je connaisse; il se contente, au milieu de tous ces p�nibles travaux, d'une nourriture que d�daigneraient la plupart des mendiants de nos villes. La p�che de la morue, avec celle du hareng et du maquereau, constituent les apports de la campagne d'�t�. Quant � celle d'hiver, elle se fait pendant les mois de mars, avril et mai. Alors commence la chasse au loup-marin. Divis�s par groupes de six ou dix hommes, vous voyez les Acadiens arm�s de cordes et de b�tons, prendre le pas gymnastique, et franchir en courant des distances de dix � douze milles, avant d'arriver sur le terrain de chasse. Pour y parvenir, il a fallu sauter par-dessus les crevasses et les profondes fissures des champs de glace, ou prendre la banquise par escalade. Mais qu'est-ce que tous ces dangers, au prix des plaisirs que va leur donner la chasse qui les attend? Les loups marins ne sont-ils pas l�, derri�re cette muraille glac�e, qui se pr�lassent en famille? Et comme une trombe, les Acadiens arrivent sur les malheureux phoques qui ne se doutent de rien. Le massacre commence, au milieu des cris et des g�missements. Quand chacun a sa part de butin, les chasseurs reprennent la route du village, tra�nant leur proie derri�re eux; et ils sont pr�ts � recommencer leurs courses, tant que durent le jour et la bonne chance. N� sur les bords de la mer, habitu� � ses caprices, � ses caresses et � ses col�res, le peuple acadien voit en elle son v�ritable domaine. Et� comme hiver, il ne cesse de se confier, � elle. La mer, fid�le � cette longue amiti�, ne cesse � son tour, de les combler de ses in�puisables g�n�rosit�s. Nous venions de ravitailler l'Anse-�-la-Cabane, et comme la nuit �tait survenue, il nous y fallut attendre le jour, pour d�barquer plus commod�ment les provisions destin�es au phare de l'Entr�e. Au soleil levant, nous �tions d�j� emboss�s par le travers de cette �le, dont les pics escarp�s ont cette couleur rouge�tre particuli�re au groupe de la Madeleine; et bient�t, les uns �taient � m�me de fouler ces gazons plantureux, o� ruminait une magnifique race de moutons, pendant que ceux qui �taient rest�s � bord, s'amusaient � contempler le paysage. Sur notre avant se dessinait le petit village d'Amherst, group� autour de son �glise. A tribord, on apercevait le Havre-aux-Maisons; et tout autour de nous croisait une flotte de quatre cents go�lettes, qui couraient le maquereau, toutes voiles dehors. Certes, Gudin n'aurait pu demander une marine plus pittoresque, pour la fixer sur une de ses toiles immortelles. De l'�le d'Entr�e nous devions nous rendre � l'�le de la Pierre Meuli�re[35]. Nous profit�mes de ce point d'arr�t pour nous faire d�barquer au petit quai de la maison Leslie, qui tient l� un magasin d'approvisionnement assez consid�rable. La foule encombrait ce comptoir, et rien d'amusant comme d'entendre ses colloques avec les commis de M. Leslie. C'�tait � qui se montrerait le plus normand en affaires. Les femmes braillaient surtout dans cette lutte pacifique. Tout en suivant de pr�s leurs petites transactions, elles ne perdaient pas une maille du tricot qu'elles tra�nent ici, partout o� elles vont. Modestes, intelligentes, pieuses, d�vou�es, les Acadiennes sont vraiment dignes du nom de femmes. Elles n'appartiennent gu�re � cette cat�gorie du sexe qui faisait dire � Buchamore--un type r�ussi de vieux grognard, invent� par Alfred Assollant: --"Je n'aime pas ces demoiselles qui ne savent rien faire que se peigner tout le jour, se regarder dans une glace, essayer des robes, faire des grimaces, mettre des gants et parler du bout des l�vres comme si l'on n'�tait pas digne de les entendre, ou d'une voix tant�t plus flut�e que celle des serins et tant�t plus aigre que celle des pie-gri�ches. �a, c'est des b�casses, comme disait mon vieux cur�. �a ne sait pas travailler, �a ne sait pas s'occuper, �a ne sait pas penser, �a ne sait que faire de ses dix doigts. Quand c'est riche, �a ennuie son mari et ses enfants. Quand �a n'a pas d'argent, �a ne trouve pas de mari, o� si �a en trouve, �a grogne, �a se f�che, �a ennuie tout le monde, et tout le monde s'en va." [Note 35: Les Anglais la nomment Grindstone Island.] Au milieu de la cohue qui encombrait la maison Leslie se trouvait, un vieillard, n� � Saint Roch de Qu�bec, et qui habitait l'�le de la Pierre Meuli�re depuis soixante-sept ans. Il s'appelait M. Thorn, et avait laiss� au pays un fr�re, dont il �tait sans nouvelles depuis fort longtemps. Pendant que nous causions ainsi des absents, notre ing�nieur, M. Barbour, vint nous pr�venir qu'il allait visiter le phare du Grand Etang du Nord. Je devais l'accompagner, mais nous ne p�mes trouver de voitures, et je regrette encore aujourd'hui la perte de la seule occasion qu'il m'ait �t� donn� de pouvoir �tudier, et observer les moeurs de ces campagnes, o� vit, travaille, et meurt une des populations les plus honn�tes de la terre. On m'apprit ici que l'archipel de la Madeleine se compose d'�cueils, et qu'� part de Brion et du Rocher-aux-Oiseaux, il compte six �les qui se nomment le Corps-Mort, Amherst ou l'�le Aubert, la Pierre-Meuli�re, l'�le d'Entr�e, Allright et la Grosse Ile. Ces groupes pr�sentent ensemble une superficie d'� peu pr�s 55,400 acres qui, suivant le recensement de 1871, est habit�e par une population de 3,172, dont 2,883 Acadiens. Les r�cifs les plus � craindre sont--au dire des p�cheurs--ceux de la Pierre du gros Cap, de la Perle, d'Allright, du Cheval Blanc, les bancs de Colombine et l'�cueil de Doyle. Ce dernier n'a que trois encablures de long sur une demie de largeur, et c'est l�, m'assure-t-on, que des navires courant sous la brise ont soudainement disparu aux yeux de plusieurs de mes interlocuteurs. Quant aux courants, ils sont tellement irr�guliers, qu'on me fit la m�me r�ponse donn�e jadis � l'amiral Bayfield, et que personne ne put me dire pr�cis�ment leur vitesse et leur direction. A ces renseignements g�ographiques et hydrographiques venaient se m�ler les plaintes et les confidences d'un chacun. Tous regrettaient le d�boisement des �les. Priv�es de bois de construction, elles sont maintenant en train de voir dispara�tre leur maigre bois de chauffage. Chacun avouait que son voisin se tirait d'affaire comme il le pouvait, faisant feu de tout, et d�truisant la for�t sans discernement. Quelques uns m�me finissaient leurs dol�ances, en proph�tisant que dans vingt ans il n'y aurait plus une seule broussaille sur l'archipel, et qu'alors on serait oblig� de faire venir � grands frais du charbon de terre de la Nouvelle-�cosse et du Cap-Breton. Puis, la grande question du chauffage �puis�e, arrivaient les observations g�n�rales. Celui-ci d�sirerait voir inaugurer une meilleure tenure de terre dans les �les; celui-l� aurait aim� que le propri�taire prot�ge�t plus efficacement son locataire; un troisi�me se plaignait am�rement d'�tre sans nouvelles depuis le mois de novembre jusqu'au quinze de mai, et plus longtemps encore. --Si au moins, disait-il en secouant tristement sa pipe, nous avions des communications t�l�graphiques avec la terre ferme? --Bah! des moulins � farine et des moulins � �toffes sont encore plus n�cessaires que ton t�l�graphe, r�pliquait dans un coin, un p�cheur, plus positif que ce r�veur. A ta place je m'en contenterais. --La belle affaire que tes moulins! pour les construire il faudrait peut-�tre se faire taxer, et je m'en tiens � ce que me font payer les commissaires d'�coles; un par cent, et quelquefois un et demi. --Encore si le propri�taire nous montrait l'exemple, et payait comme nous, r�pliquait le p�cheur positif. --Pas si-b�te, Ev�. Il se tient au courant des nouvelles, et lit ses journaux dans son h�tel de Londres, pendant que pour rencontrer notre taxe municipale, nous donnons nos deux jours de travail sur les chemins publics, ou que nous payons quatre-vingts cents par jour pour chaque chef de famille. Une fois sur la taxe, les conversations mena�aient d'aller loin, lorsque l'ing�nieur, M. Barbour, fit son apparition au milieu du groupe. Il �tait temps de se rembarquer. Nous sort�mes du magasin Leslie, pendant que tout le monde se d�couvrait sur notre passage; et une chaude poign�e de main nous s�para pour la vie de ces braves gens. Le _Napol�on III_ �tait d�j� sous vapeur. Comme le temps �tait splendide et que la besogne avait �t� promptement exp�di�e, le capitaine, mis en belle humeur par ces bonnes choses, voulut nous permettre d'aller reconna�tre le fameux rocher du Corps-Mort, qu'au mois de septembre 1804, Moore a chant� dans ses plus beaux vers. Nous pr�mes donc par la passe de Sandy Hook, et en contournant l'�le d'Amherst, nous ne p�mes nous emp�cher d'admirer la beaut� du paysage qui d�filait sous nos yeux; et de nous demander pourquoi ces ravissants endroits n'�taient pas plus fr�quent�s par les touristes. Comme place d'eau, si les �les de la Madeleine n'avaient pas � lutter contre l'�le du Prince-Edouard, elles seraient sans rivales dans le golfe Saint-Laurent. Les points de vues y sont superbes; le gibier y abonde, et elles r�servent � l'amateur, en qu�te de poissons, d'in�puisables �ditions de la p�che miraculeuse, qu'il peut renouveler � loisir dans les baies et des havres admirablement dispos�s pour les courses de yacht et le sport maritime. Pendant que nous causions de toutes ces merveilles ignor�es, le Corps-Mort se dessina par le travers de notre hanche de tribord. Vraiment, le langage populaire lui avait bien donn� le seul nom qu'il p�t porter; car, vu de cette distance, il ressemblait � s'y m�prendre au cadavre d'un matelot flottant au gr� des vagues. Involontairement je me rappelai alors _l'Ile des Morts_, ces belles strophes qu'un de nos bons po�tes canadiens, James Donelley, avait imit�es de Thomas Moore: [36]. See you, beneath you cloud so dark, Fast gliding along, a gloomy bark? Her sails are full, though the wind is still, And there blows not a breath her sails to fill! Oh! what doth that vessel of darkness bear? The silent calm of the grave is there, Save now and again a death-knell rung, And the flap of the sails with night-fog hung? There lieth a wreck on the dismal shore Of cold and pitiless Labrador; Where, under the moon, upon mounts of frost, Full many a mariner's bones are tost! You shadowy bark hath been to that wreck, And the dim blue fire, that lights her deck, Doth play on as pale and livid a crew As ever yet drank the church-yard dew! To Dead-man's Isle, in the eye of the blast, To Dead-man's Isle she speeds her fast, By skeleton shapes her sails are furl'd, And the hand that steers is not of this world! Oh! hurry thee on--oh! hurry thee on, Thou terrible bark! ere the night be gone; Nor let morning look on so foul a sight As would blanch for ever her rosy light! [Note 36: Voil� les vers de Moore. Ils sont intitul�s: _"Written on passing Dead-man's island, in the Gulf of Saint Lawrence, late in the evening, September, 1804"_.] Ami, vois-tu l�-bas, sous ce nuage sombre, Cet �trange vaisseau qui s'avance dans l'ombre, Et qu'un souffle inconnu fait bondir sur tes eaux? D'un vent myst�rieux ses voiles semblent pleines! Et pourtant les z�phirs retiennent leurs baleines: Dans un calme profond au loin dorment les flots. Qu'a-t-il donc � son bord ce vaisseau des t�n�bres? Il porte du tombeau tous les signes fun�bres; Un silence de mort sur les ondes le suit. Seul un glas triste et lent parfois s'y fait entendre, Avec un battement des voiles que fait pendre L'humide pesanteur des brumes de la nuit. Au milieu des rochers de la st�rile plage Gisent des os blanchis, jet�s par le naufrage, Sous les brouillards �pais du sombre Labrador. La lune, en �clairant ces lieux impitoyables, D�couvre avec horreur ces restes lamentables, Que les flots irrit�s se disputent encore. C'est l� que cette barque en sa course nocturne Va cueillir en passant la troupe taciturne Qui semble maintenant � son bord se mouvoir. Une flamme bleu�tre � demi les �claire, Et jamais la ros�e, au morne cimeti�re, Ne tomba sur des fronts plus livides � voir. C'est � l'Ile-des-Morts qu'un vent fatal les guide! C'est-�-l'Ile-des-Morts que s'avance rapide Cette ombre de vaisseau par des ombres conduit Des squelettes sont l�, d�roulant � la brise La sinistre voilure; une forme ind�cise Debout veille � la poupe, et la barque ob�it! Fuis, � barque terrible! � barque de myst�re! Fuyez pendant que l'ombre enveloppe la terre. Fant�mes de la nuit, rentrez vite au cercueil, De peur qu'� votre aspect la jeune et tendre aurore Ne d�pouille son front de l'�clat qui le dore, Et se cache � jamais sous un voile de deuil. Quel contraste entre le _Napol�on III_ et ce vaisseau fant�me que venait de faire surgir, � la vue du Corps Mort, la puissante imagination du po�te. Son taille-mer fermement pos� sur la vague, ses tuyaux, ses vergues et son pont inond�s par les feux du soleil couchant, notre steamer venait de jeter en poupe l'�le des Morts, et la proue tourn�e vers la Nouvelle-�cosse, il courait rapide vers Pictou, o� nous allions oublier pour quelques jours ces �cres parfums de la mer que nous venions de humer, les paysages et les bonnes gens que nous venions de voir, pour respirer la poussi�re des villes et go�ter aux fades douceurs de la civilisation. FIN TABLE DES MATI�RES I.--En descendant le fleuve. II.--L'Exp�dition de l'amiral Walker. III.--Au milieu du golfe. IV.--L'Ile d'Anticosti. V.--L'Archipel de la Madeleine. End of the Project Gutenberg EBook of Les �les by Narcisse-Henri-�douard Faucher de Saint-Maurice *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES �LES *** ***** This file should be named 14828-8.txt or 14828-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/4/8/2/14828/ Produced by Wallace McLean, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Canadian Institute for Historical Microreproductions. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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