The Project Gutenberg EBook of Un drame au Labrador, by Eugene Dick This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Un drame au Labrador Author: Eugene Dick Release Date: November 12, 2004 [EBook #14030] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN DRAME AU LABRADOR *** Produced by Renald Levesque, from files made available by La biblioth�que Nationale du Qu�bec
(Illustrations de Edmond-J. Massicotte).
Il y a un peu plus d'une cinquantaine d'ann�es,—en face du Grand M�catina, sur la c�te du Labrador,—vivait une pauvre famille de p�cheurs, compos�e du p�re, de la m�re, de deux enfants (un gar�on et une fille), et du cousin de ces derniers.
Le chef de la famille s'appelait Labarou; le fils, Arthur, et le cousin, Gaspard.
Quant aux deux femmes, l'une r�pondait au nom de m�re H�l�ne et l'autre au sobriquet de: Mimie.
Tout ce petit inonde vivait en parfaite intelligence, se contentait de peu et n'avait pas la moindre id�e que l'on f�t plus heureux ailleurs que sur cette lisi�re de c�te d�sol�e qu'il habitait.
Pour peu que la p�che all�t bien, que la temp�te ne v�nt pas d�molir la barque ou ab�mer les filets et que le hareng, la morue et le maquereau fissent leur migration au temps voulu, on n'en demandait pas davantage.
L'automne et le printemps, une go�lette de cabotage parcourait cette partie de la c�te, approvisionnant les p�cheurs �chelonn�s �a et l�, achetait leur poisson et les quittait pour ne revenir qu'� la nouvelle saison navigable.
Quelquefois cette go�lette avait � son bord un missionnaire, charg� des int�r�ts spirituels de cette, vaste �tendue de pays.
Et cette visite bisannuelle, impatiemment attendue, constituait tout le commerce qu'avait avec le reste de l'humanit� la petite, colonie de K�carpoui.
Car c'�tait sur la rive droite de la rivi�re K�carpoui, � son embouchure m�me dans le fond de la baie du m�me nom, que la famille Labarou avait assis son �tablissement.
Cela remontait � 1840.
Un soir de cette ann�e-l�, en juillet, une barque de p�che lourdement charg�e abordait sur cette plage.
Elle portait les Labarou et tout ce qu'ils poss�daient: articles de m�nage, provisions et agr�s.
Le p�re,—un Fran�ais des �les Miquelon,—fuyait la justice de la colonie lanc�e � ses trousses pour le meurtre d'un camarade, commis dans une de ces rixes si fr�quentes entre p�cheurs et matelots, lorsqu'ils arrosent trop largement le plaisir qu'ils �prouvent de se retrouver sur le plancher des vaches.
Il s'�tait dit avec raison que le diable lui-m�me n'oserait pas l'aller chercher au fond de ces fiords bizarrement d�coup�s qui dentellent le littoral du Labrador.
Le fait est que les hasards de sa fuite pr�cipit�e avaient merveilleusement servi Labarou.
Rien de plus �trange d'aspect, de plus sauvage � l'oeil que l'estuaire de cette baie de K�carpoui, � l'endroit o� la rivi�re vient y m�ler ses eaux; rien de plus cach� � tous les regards que cette plage sablonneuse o� la barque des fugitifs de Miquelon venait enfin de heurter de son �trave une terre ind�pendante de la justice fran�aise!
Les lames du large, longues et presque nivel�es par une course de plusieurs milles en eau relativement calme, viennent mourir avec une r�gularit� monotone sur un rivage de sable fin, dessin� en un vaste h�micycle qui enserre cette grosse patte du Saint-Laurent allong�e sur le torse du Canada.
Mais, au-del� de cette lisi�re de sable, d'un gris-jaun�tre tr�s doux � l'oeil, quel chaos!... quel entassement monstrueux de collines pierreuses, de blocs erratiques � �quilibre douteux, de falaises � pic encaissant l'�troite et profonde rivi�re qui a fini par creuser son lit,—Dieu sait au prix de quelle suite de si�cles!—au milieu de cette cristallisation tourment�e!....
�a et l�, des mousses, des lichens, de petits sapins m�me. �pais et trapus, s'�lancent des fentes qui l�zardent ou s�parent les diverses assises de ce couloir de Titans, au fond duquel la K�carpoui chemine, tapageuse et profonde, vers la mer.
Le thalweg de cette vall�e est indiqu� par la ligne sinueuse des conif�res en bordure sur ses cr�tes, jusqu'� un p�t� de montagnes tr�s �lev�es qui masque l'horizon du nord.
A droite et � gauche, le sol, moins tourment�, offre ci et l� des bouquets de sapins ou d'�pinettes, qui semblent des �lots sur�lev�s au sein d'une mer de bruy�res, d'o� �mergent de nombreux rochers couverts de mousse et de squelettes d'arbres foudroy�s, o� le feu du ciel a laiss� sa patine noir�tre....
En somme, s'il pla�t � l'imagination, le paya semble aride et tout � fait impropre � l'agriculture.
Pourtant, Labarou embrassa d'un oeil satisfait ce paysage d'une horreur saisissante....
Bon homme au fond, mais d'humeur taciturne,—surtout depuis cette fatale rixe o� il avait tu� un camarade,—le p�cheur miquelonnais ne tarda pas � s'�prendre de cette nature boulevers�e, si Lien en harmonie avec sa propre conscience.
La situation exceptionnelle aussi de cette jolie baie, en pleine r�gion de p�che, le d�cida....
Il r�solut de s'y fixer.
L'installation ne fut ni longue, ni difficile.
Des sapins et des �pinettes, de m�diocre futaie sur toute cette partie du littoral, furent abattus, grossi�rement �quarris et superpos�s pour former les quatre pans du futur logis. Toutes ces pi�ces de bois, li�es � queue d'aronde aux quatre angles, form�rent un carr� tr�s solide, que l'on surmonta d'un toit en accent circonflexe, recouvert de planches confectionn�es � la diable....
Et la maison �tait construite.
On s'en rapporta aux jours de ch�mage � venir pour am�liorer petit � petit cette installation faite � la h�te et y ajouter les hangars et autres annexes indispensables.
L'essentiel, pour le moment, c'�tait de s'organiser pour la p�che.
Les agr�s furent inspect�s et r�par�s; la barque radoub�e et goudronn�e de l'�trave � l'�tambot; les voiles remises en �tat....
Bref, quinze jours apr�s leur abordage, les Labarou se retrouvaient chez eux et reprenaient leur train de vie ordinaire.
Cela devait durer douze ann�es enti�res, pendant lesquelles un incident digne d'�tre rapport� vint rompre la monotonie de cette existence patriarcale.
En juillet 1850,—c'est-�-dire dans la dixi�me ann�e de leur s�jour � K�carpoui,—les jeunes cousins Labarou firent une assez longue exp�dition en mer.
�g�s tous deux alors d'un peu plus de vingt ans, tr�s d�velopp�s physiquement et hardis marins, ils ne craignaient gu�re de s'aventurer en plein golfe, dans la barque � demi pont�e qu'ils s'�taient construite eux-m�mes, sous la direction du vieux Labarou.
Cette fois l�,—soit hasard de la brise, soit curiosit� d'adolescents,—ils avaient pouss� une pointe jusque pr�s de la c�te ouest de Terre-Neuve, malgr� les recommandations paternelles; et, joyeux comme des galopins qui ont fait l'�cole buissonni�re, ils revenaient � pleines voiles vers la baie de K�carpoui, lorsqu'on remontant le littoral, qu'ils serraient d'assez pr�s, un spectacle fort attrayant pour des yeux de chasseurs leur fit aussit�t oublier qu'ils �taient press�s....
Deux caribous,—arr�t�s au bord de la mer, o� ils �taient venus boire sans doute,—se tenaient c�te � c�te, les pieds dans l'eau et la mine inqui�te, regardant cette embarcation voil�e qui se mouvait sans bruit, � quelque distance du rivage.
La tentation �tait vraiment trop forte!....
Un coup de barre, et la barque se dirigea vers le rivage, qu'elle laboura de son �trave et o� elle s'immobilisa.
Les deux jeunes gens, le fusil � la main, �taient d�j� partis en chasse.
Mais les gentilles b�tes,—revenues de leur premier mouvement de surprise et ramen�es d'instinct au sentiment de la prudence,— pirouett�rent sur leurs pieds et disparurent sous bois, gagnant la c�te voisine.
Les chasseurs s'�lanc�rent sur leurs traces et eurent bient�t fait d'escalader la c�te bois�e qui leur masquait l'horizon du nord.
Arriv�s sur la cr�te, ils s'arr�t�rent un moment pour reprendre haleine et s'orienter.
Devant eux s'�tendait une large savane, tapiss�e de bruy�res longues et maigres, �mergeant d'une herbe jaunie, haute et clairsem�e. �a et l�, des rochers du formes diverses accidentaient cet espace d�couvert, que Jupiter tonnant avait d� d�fricher lui-m�me S'il fallait en juger par les souches � demi calcin�es qui dressaient partout leurs squelettes noircis.
Au-del� de cette savane, au pied de la cha�ne de montagnes qui fermait l'horizon du nord, Se voyait une lisi�re de for�t �pargn�e par l'incendie.
C'est vers ce bois que se dirigeaient les caribous, quand nos chasseurs les revirent du haut de la c�te.
La d�lib�ration ne fut pas longue.
Nos jeunes Nemrods r�solurent de continuer la poursuite.
Mais ce fut bien inutilement qu'ils s'essouffl�rent � courir au milieu de cette savane pleine de trous et de bosses, car les caribous prirent un galop allong�, qui les porta en quelques minutes au pied des contreforts bois�s de la cha�ne de montagnes, o� ils disparurent....
Haletants et penauds, les deux cousins s'arr�t�rent enfin sur une �minence rocheuse, d'o� ils pouvaient embrasser toute la savane, et m�me l'immense golfe, dont la nappe bleu�tre, �chancr�e par les dentelures de la c�te, s'�tendait devant leurs yeux jusqu'au littoral ouest de Terre-Neuve.
Quel panorama!
A droite, le bras oriental de la baie de K�carpoui s'avan�ait dans la mer, � demi repli�, comme s'il e�t voulu retenir les flots qui la baignaient. L'ouverture de la baie, elle-m�me, �tait visible jusqu'� son milieu, mais, � part ce petit triangle d'azur miroitant au sein des masses sombres qui l'enserraient, ce n'�taient, jusqu'� perte de vue, que le chaos mouvement� de la c�te labradorienne s'abaissant avec gradation vers le golfe, dont la surface scintillante se confondait avec l'horizon, dans les lointains du couchant.
Tout homme, en pr�sence d'un pareil spectacle, est po�te d'instinct; et les jeunes Labarou, sans conna�tre un tra�tre mot des r�gles de la po�sie, ne purent s'emp�cher de faire entendre des exclamations admiratives:
—La belle vue qu'on a d'ici! s'�cria Arthur.
—Hum! grommela Gaspard: c'est rudement chiffonn�!
—Vois donc.... notre fameuse baie K�carpoui, ce qu'elle est devenue; � peine grande comme le foc de la barque!
—Nous en sommes loin!... r�pliqua Gaspard, que cette r�flexion de son cousin arracha aussit�t � sa contemplation. Au fait, ajouta-t-il, il est temps de regagner la mer. Filons.
—C'est vrai... Ces diables de caribous vont nous faire perdra une mar�e, et nous ne serons pas chez nous avant ce soir.
—A la c�te, et courons!
Et Gaspard, prenant les devants, s'engagea aussit�t sur la pente du monticule qui leur avait servi d'observation, d�valant comme un cerf qui aurait eu toute une meute sur les jarrets.
Arthur ne fut pas lent � le suivre; et tous deux, prenant la savane en diagonale pour �piquer au plus court�, firent ainsi un bon demi-mille, ne s'arr�tant qu'au pied d'une colline peu �lev�e, qui leur barrait la route.
L�, ils firent halte un moment pour souffler, puis reprirent aussit�t leur marche en avant.
Arriv�s sur le dos de cette intumescence, absolument d�pourvue de v�g�tation, ils s'orient�rent un instant et allaient redescendre le versant oppos�, lorsqu'un coup de fusil, tir� de fort pr�s, les cloua net sur place.
Avant m�me d'avoir eu l'opportunit� d'�changer une parole, ils entendirent un hurlement de douleur et virent, � une couple d'arpents en face d'eux, un ours bless� qui traversait la savane, par bonds in�gaux, et qui finit par se laisser choir au pied d'une souche, o� il demeura immobile.
D'o� portait co coup de fusil?....
Qui avait tir�?....
Les Labarou eurent � peine le temps de se poser ces questions, qu'elles �taient r�solues.
Un enfant d'une douzaine d'ann�es environ,—un p�tit sauvage, � en juger par son costume et son teint basan�,—surgit des broussailles, parut examiner les traces sanglantes laiss�es par l'animal bless�, puis retournant aussit�t sur ses paa, il se prit � crier:
—Vite, p�re, y a du sang tout plein!
Un homme grand, sec, la figure osseuse et brune, parut aussit�t, tenant en main un fusil qui fumait encore.
Il �changea quelques paroles avec son fila et s'approcha avec pr�caution jusqu'� quelques pieds de l'endroit o�, gisait l'ours.
Ayant aper�u ce dernier, il s'arr�ta et fit mine de recharger son arme. Mais, voyant la b�te immobile sur le flanc, il remit en place la baguette, � demi tir�e, du fusil qu'il tenait do la main gauche et s'avan�a, tout courb�, vers l'animal, en apparence mort.
A deux pas de sa victime, le sauvage s'arr�ta de nouveau et se mit en frais do fourrer le canon de son arme sous le cadavre, pour le retourner, sans doute, et voir la blessure par o� la vie c'�tait �chapp�e.
Mais il arriva alors quelque chose de bien inattendu et de bien terrible....
D'un coup de patte, l'ours fit voler le fusil au loin; puis bondissant sur le sauvage abasourdi, il l'�crasa sous sa masse pesante, lui labourant en m�me temps la poitrine, de ses longues griffes.
Pendant quelques secondes, l'homme et la b�te s'agit�rent....
Puis l'homme demeura immobile....
Il �tait mort!
La sc�ne avait d�roul� ses p�rip�ties si vite, que ni l'enfant, muet et terrifi�, ni les deux cousins, frapp�s de stupeur, n'avaient eu lo temps d'intervenir.
Ce fut le petit sauvage qui secoua le premier l'esp�ce de paralysie qui immobilisait les trois spectateurs....
Tirant un couteau d'une gaine de cuir, suspendue � sa ceinture, il se rua sur l'ours avec fr�n�sie et se prit � lui cribler les flancs de blessures profondes.
Puis, avec une force musculaire au-dessus de son �ge, il retourna la b�te.—bien morte, cette fois,—d�gageant ainsi le corps de son p�re, sur la poitrine duquel il se jeta, y enfouissant sa figure.
C'�tait navrant et terrible.
Gaspard, qui arrivait, pr�c�d� d'Arthur, ne put s'emp�cher de dire, malgr� son flegme:
—Triste!
Quant � Arthur, il prit doucement l'enfant dans ses bras, tout comm l'aurait fait une m�re, et l'arracher � son �treinte pour le transporter plus loin.
Il lui disait, tout en le c�linant:
—Ne pleure pas, petit.... Nous aurons bien soin de toi.... Il y a encore de l� place pour un chez le papa Labarou.... Tu vas venir avec nous.... Tu seras de la famille....
L'enfant, adoss� � une souche, ne r�pondait pas.
Seulement, il souleva un instant ses paupi�res et fixa ses prunelles, tr�s noires et tr�s lumineuses, sur Arthur, comme pour s'assurer a'il avait affaire � un ami ou � un ennemi.
Puis il courba de nouveau le front, gardant un silence farouche.
Sans se d�courager, le jeune Labarou lui releva doucement la t�te, la for�ant ainsi � le regarder.
Puis, d'une voix engageante:
—Tu me comprends, dis?
L'enfant fit un signe affirmatif.
—Tu n'as pas peur de nous, n'est-ce pas?
Mouvement de t�te n�gatif.
—Alors. pourquoi ne parles tu pas?
Le petit sauvage mit un doigt dans sa bouche, fit mine de le m�chonner, puis dit enfin:
—Manger!
—Tu as faim, petit? s'�cria Arthur.
—Moi aussi! dit Gaspard, jusque l� spectateur muet.
—Ah! ah! je m'explique,... fit en riant le plus jeune des Labarou. Ce gar�on-l� ne veut pas faire mentir le proverbe: �Ventre affam� n'a point d'oreilles!� Eh bien, puisque c'est comme �a, mangeons un morceau.... Seulement, pour manger un morceau, il faut l'voir sous la main.
—L'ours! fit laconiquement Gaspard.
—Tu deviens fou!.... On ne mange pas de ce gibier-l�! se r�cria Arthur.
—Demande � ce moricaud, ton nouvel ami.
L'enfant, sans attendre la question, r�pondit aussit�t:
—Bon, bon, l'ours.
Puis il se prit � m�cher � vide, de fa�on si dr�le, que les deux cousins eurent une folle envie de rire.
Ce qua voyant, le petit sauvage sourit � son tour et se leva.
Alors, s'armant de son couteau-poignard, avec lequel il s'�tait si bien escrim� tout � l'heure, il s'approcha de l'ours et se mit en frais de lui fendra le ventre.
Gaspard ouvrait la bouche pour l'arr�ter, dans la crainte qu'il n'ab�m�t la peau, mais il se rassura aussit�t en voyant avec quelle dext�rit� le gar�onnet op�rait.
Il se contenta de lui venir en aide, afin que la besogne f�t plus vite exp�di�e.
Arthur, lui, profita d'un moment o� l'enfant, tout occup� � son travail, lui tournait le dos, pour enlever prestement le corps du p�re et le dissimuler, quelques pas plus loin, derri�re une touffe de bruy�re.
Le brave gar�on avait agi spontan�ment, sans calcul ni r�flexion, m� par un sentiment de pudeur filiale, en pr�sence de cet enfant qu'un drame terrible venait de rendre orphelin.
Mais le petit peau-rouge, sans d�tourner la t�te, avait pourtant vu.... ou devin�, car il murmura � l'oreille du jeune Labarou, quand celui-ci l'eut rejoint:
—Bien fait, �a.... Toi, bon ami.
Et il se reprit � �corcher l'assassin de son p�re, sans manifester plus d'�motion.
Au bout d'un quart-d'heure, ma�tre Martin, d�pouill� de sa peau, n'�tait plus reconnaissable. Il ressemblait aussi bien � un honn�te veau, appr�t� dans l'�tal d'un boucher, qu'� une b�te f�roce, r�put�e immangeable.
Cette m�tamorphose avantageuse r�veilla les estomacs assoupis et fit taire toutes les r�pugnances.
On se unit r�solument � l'oeuvre pour organiser un repas s�rieux.
Mais, ici, une difficult� impr�vue se pr�senta: Comment faire du feu!
Personne n'avait d'allumette ni du pierre � fusil.
D'ailleurs, en supposant m�me qu'on p�t se procurer du feu, de quelle fa�on l'utiliser pour cuire le morceau de venaison destin� au festin?...
Ce fut encore le petit sauvage qui tira nos amis d'embarras.
Il se mit � fouiller partout, dans les environs, jusqu'� ce qu'il eut trouv� un �clat de bois de c�dre, dans le centre duquel il pratiqua un trou, avec la pointe de son couteau. Partant de ce trou, il creusa une petite rainure, qui s'en �loignait de quelques pouces et qu'il bourra de mousse, bien s�che, saupoudr�e de charbon de bois �cras�, emprunt� � une souche du voisinage.
Ayant alors confectionn� une l�g�re baguette de c�dre, effil�e � l'un de ses bouts, il en introduisit la pointe dans le trou qu'il venait de faire et se mit � la tourner aussi rapidement que possible entre les paumes de ses mains....
Quelques �tincelles jaillirent bient�t, qui enflamm�rent la mousse et le charbon....
On avait du feu!
Restait � confectionner le fourneau o� se r�tirait la pi�ce de r�sistance du festin en perspective.
Gaspard s'en chargea.
Il mit de champ deux pierres plates, pour former les parois lat�rales, puis les couvrit d'une troisi�me, plus mince et plus large, destin�e dans son esprit � servir de.... l�chefrite.
Alors, fort satisfait de son fourneau, il alluma aussit�t au-dessous un bon feu de branchages.
Pendant que ce chef-d'oeuvre d'architecture.... culinaire s'�difiait, il va sans dire que le petit sauvage ne demeurait pas inactif.
Il avait d�tach� de l'ours un cuissot des plus respectables et, apr�s l'avoir envelopp� d'herbes, paraissait attendre que l'appareil de Gaspard f�t pr�t � fonctionner.
De son c�t�, celui-ci trouvait le nouveau marmiton bien lent � apporter au fourneau la �pi�ce de r�sistance� du futur d�ner.
De sorte que tous deux se regard�rent d'un air assez dr�le, qui voulait dire clairement: �Eh bien, qu'est-ce que tu attends?�
De toute �vidence, nos deux taciturnes ne se comprenaient pas du tout.
Heureusement, Arthur,—qui n'avait pas, lui, la langue dans sa poche,—intervint:
—Alors, gamin, demanda-t-il � l'enfant, que fais-tu l�?.... Te manque-t-il quelque chose?
—Cailloux! r�pondit le marmiton improvis�, en d�posant son jambon par terre et, d�signant le feu:
—Des cailloux dans le feu! se r�cria Arthur. Pourquoi faire? Les cailloux de ce pays-ci seraient-ils du charbon de.... pierre, par hasard?
Mais Gaspard, lui, avait fini par comprendre.
—J'y suis! dit-il.... Des cailloux rougis au feu, un trou dans la terre.... Nous d�nerons avec du jambon d'ours cuit � l'�touff�e.
—Tiens! c'est vrai.... j'ai entendu parler de cette cuisine de voyage.... Laissons notre petit ami pr�parer la chose � sa guise, et agissons. Moi, je vais chercher des cailloux. Toi, creuse un trou comme tu pourras.
En un clin-d'oeil, Arthur eut rempli son chapeau de ces pierres arrondies, � nuances vari�es, qui abondent dans ces parages.
Il les disposa adroitement entre les tisons du foyer et se chargea d'entretenir le feu.
Gaspard, de son c�t�, creusait une fosse dans le sable, se servant, en guise de pioche, d'un bout de branche pointue et, � d�faut do b�che, de ses mains, pour rejeter la terre au dehors.
Bref, nos trois affam�s y mettant chacun du sien, un lit de cailloux br�lants fut �tendu au fond de cette fosse, puis recouvert d'une couche d'herbes sur lesquelles le cuissot fut d�pos�. Par-dessus, on ajouta une nouvelle couche d'herbes; puis on remplit la fosse de terre autour d'un b�ton maintenu verticalement au centre, de fa�on qu'en le retirant avec pr�caution, il rest�t une sorte de chemin�e communiquant avec l'ext�rieur.
Ces deux op�rations termin�es, les deux cousins crurent, cette fois, qu'il n'y avait plus qu'� laisser faire et prirent une posture ais�e pour fumer une bonne �pipe� de tabac—histoire de tromper la faim canine qui les travaillait.
Mais le petit sauvage, lui, songeait bien au repos, vraiment!
Il furetait du regard autour de lui, ayant l'air de chercher quelque chose.
Tout � coup, il partit comme un trait et disparut dans les broussailles.
—Qu'est-ce qui le prend? se demanda Arthur, qui le suivait des yeux avec �tonnement.
Ce petit bonhomme l'int�ressait d�cid�ment. Il lui trouvait de ces allures, � la fois farouches et gentilles, qu'ont les jeunes chats qui commencent � s'apprivoiser.
Cependant le petit bonhomme revint bient�t, toujours courant. Il tenait � la main une large �corce, qu'il venait de d�tacher d'un bouleau et qu'il fa�onnait � l'aide de son poignard,—sans s'arr�ter, du reste.
En un tour de main, il eut fabriqu� un de ces r�cipients que nos sucriers canadiens appellent cassots et qu'ils destinent � recueillir la s�ve de l'�rable � sucre.
Un ruisseau coulait non loin de l�. Le cassot y fut empli et rapport� � bras tendus.
Tout cela dans le temps de le dire.
C'est alors que les Labarou eurent d'explication de l'utilit� du b�tonnet fich� dans la terre recouvrant le jambon.
De temps en temps, en effet, le petit sauvage avait le soin de retirer ce b�tonnet pour vider un peu d'eau dans le trou qu'il laissait.
Et, chaque fois, un jet de vapeur montait � l'orifice:
—Bravo, gar�on!.... s'�criait Arthur, tout � fait enchant� de son prot�g�.
Puis � Gaspard, toujours calme ut froid:
—Quel luxe, cousin!... Une cuisine � vapeur dans les savanes du Labrador!
—Tout cela prend bien du temps... murmurait ce dernier, une main sur l'estomac.
Mais non!... Il se trompait, le cousin; car, en moins d'une demi-heure, le gigot fut retir� du trou et servi sur une belle �corce de bouleau.
L'app�tit aidant, sans doute, il fut trouv� mangeable par les Fran�ais, qui lui firent honneur.
Quand au �sauvagillon�, il en avait la figure toute irradi�e.
—Ah! mes amis, conclut Arthur en se levant de table, si, pendant la derni�re quinzaine, ce jambon, au lieu de courir la savane, se f�t tranquillement repos� dans une bonne saumure, il serait superbe!
—Il ne lui manque, en effet, qu'une chose, appuya Gaspard: du sel.
—Nous salerons ceux qui restent, aussit�t arriv�s:—car nous les emportons, tu sais!....
—Et la peau?
—Moi porter la peau, dit l'enfant.
—Non pas; c'est trop pesant pour toi, protesta Arthur. Je m'en charge. Vous deux, prenez chacun un gigot, et en route!... voici le soleil qui baisse.
Avant de partir, toutefois, les jeunes Fran�ais voulurent donner une s�pulture sommaire au vieux sauvage, qui gisait l�, pr�s d'eux.
Mais l'enfant les g�nait.
Comment l'�loigner?
Ce fut lui-m�me qui coupa court � l'h�sitation de ses nouveaux amis, en allant droit au cadavre et en cherchant du regard un endroit o� il pourrait l'enfouir.
D�s lors, les autres mirent de c�t� leurs scrupules.
Le corps fut transport� au pied d'un monticule de sable, qui se trouva d'aventure � un arpent de l�, et que l'on �grena sur lui.
Deux b�ton� crois�s, figurant tant bien que mal le signe de la R�demption, furent dress�s sur ce tumulus, que l'on recouvrit par mesure de pr�caution, de cailloux pesants....
Puis, apr�s avoir adress� mentalement une courte pri�re au Tout-Puissant � l'intention du pauvre Ab�naki, qui attendrait l� le jugement dernier, les trois jeunes gens, tr�s impressionn�s, se charg�rent des d�pouille� de l'ours et quitt�rent la savane, se dirigeant vers le fleuve.
Inutile d'ajouter que le petit sauvage s'�tait empar� de l'attirail de chasse de son d�funt p�re, et qu'il portait, lui aussi, outre sa nart de venaison, le fusil sur l'�paule....
Sa d�marche conqu�rante le disait assez!
Songez donc.... Un fusil � lui!
Le r�ve je son adolescence r�alis�!
Il y avait bien de quoi rendre un peu fat, m�me un gar�on d Quimper, au vieux pays.
En moins de deux heures, on atteignit la plage.
La barque, couch�e sur le flanc, �tait � sec. Mais, comme la mer montait, il n'y avait pas lieu de maugr�er contre cet �l�ment.
Toutefois les voyageurs, impatients de rentrer chez eux, ne voulurent pas attendre.
Ils gliss�rent sous la quille de leur embarcation des rouleaux de bois flott�, tr�s abondant partout sur la gr�ve, et r�ussirent en peu de temps � la remettre A flot.
Puis les voiles furent livr�es � une brise de �nord�t�, qui soufflait ferme....
Et vogue la gal�re vers K�carpoui!
Seulement la �gal�re�, outre son �quipage habituel des Fran�ais, avait, cette fois-ci, un passager bien inattendu; un descendant direct des aborig�nes du golfe Saint-Laurent.
Le petit sauvage, en effet, n'avait soulev� aucune objection quand on lui proposa de l'emmener.
Loin de l�, peu s'en fallut qu'il ne saut�t au cou de son nouvel ami, Arthur en l'entendant lui dire, comme conclusion du dialogue �chang� entre eux:
—C'est entendu, mon petit homme: tu viens avec nous et, sauf emp�chement impr�vu mis par les bonnes gens de K�carpoui, tu fais de ce jour partie de l'int�ressante famille Labarou.
Et il pla�a sa main ouverte sur la t�te de l'enfant, dont le regard intelligent le remerciait.
Ce geste d'Arthur Labarou, c'�tait une adoption, une adoption s�rieuse.
L'avenir le prouva bien.
Alors, ce fut une avalanche de questions, auxquelles le nouveau �fr�re� dut r�pondre le mieux possible,—ou plut�t le plus possible, car il n'�tait gu�re babillard, ce gamin de race rouge.
Mais, comme le fils des Gaules avait de la langue pour deux, il finit par tirer au clair la biographie de son prot�g�.
D'abord, il s'appelait Wapwi.
Il �tait n� de l'autre c�t� de la mer (le Golfe Saint-Laurent), dans un ouigouam construit sur les borda d'une grande baie qui m�lait ses eaux � celles du lac sans fin (l'Oc�an Atlantique).... par del� une autre baie bien plus �tendue devant laquelle il fallait passer.... (la Haie de Miramichi, �videmment, qui se trouve plus loin que la Baie des Chaleurs, laquelle est dix fois plus consid�rable).
Ses parents �taient des Ab�nakis.
Ils vivaient assez mis�rablement de chasse et de p�che, lorsqu'un jour des �trangers survinrent qui leur d�fendirent de prendre du saumon dans la rivi�re, avec des filets, sous peine de se voir chasser du paya,...
D�courag�s, les parents de Wapwi �migr�rent vers le nord, longeant la c�te dan� leur canot d'�corce jusqu'� ce qu'ils atteignissent la Baie-des-Chaleurs....
Pendant des jours et des jours, ils remont�rent la rive droite de ce grand bras de mer, qu'ils n'osaient traverser dans sa partie la plus large....
Finalement, croyant qu'il ne verrait jamais se r�tr�cir cette nappe d'eau interminable, le p�re prit le parti de la traverser, par un beau temps calme....
H�las! cette tentative devait amener une catastrophe!....
Le l�ger canot avait � peine d�pass� le milieu de la baie, que le vent ne prit � souffler avec rage, soulevant des lames hautes comme des cabanes (c'est Wapwi qui parle, ne l'oublions pas) et ballottant l'embarcation comme une simple �corce....
Il devint �vident que le canot allait se faire coiffer, d'une minute � l'autre, par les lames qui d�ferlaient sous la brise....
Cependant, l'Ab�naki luttait h�ro�quement, tenant t�te, l'aviron en mains, aux montagnes d'eau qui assaillaient sa pauvre pirogue....
D�j�, on distinguait nettement la rive � atteindre.
Le bruit du ressac sur le sable retentissait � travers les clameurs du vent....
Encore quelques efforts, et l'on allait pouvoir remercier les manitous d'un salut si ch�rement gagn�, lorsqu'un craquement sinistre fit pousser un g�missement au vieux canotier....
Son aviron s'�tait rompu par le milieu!
D�s lors, le naufrage devint in�vitable....
La pirogue, saisie par une vague �chevel�e, tourna sur elle-m�me et, se remplissant d'eau, fut renvers�e, livrant au gouffre ceux qui la montaient....
Que se passa-t-il ensuite?
Wapwi n'en eut point conscience.
Tout ce qu'il se rappelait, c'est, qu'il fit nuit dans son cerveau et qu'il lui parut que cent moulins � farine faisaient entendre leur fracas dans ses oreilles....
Il perdit connaissance.
Quand il rouvrit les yeux, il �tait couch� sur le sable du rivage, et son p�re, pench� sur lui, �piait son r�veil.
Le vieil Ab�naki avait l'air d�sol�, le regard morne.
A l'enfant qui demandait sa m�re, il montra les flots d�cha�n�s.
L'enfant comprit, et un grand d�chirement se fit dans sa poitrine....
En �voquant ce souvenir, le pauvre petit Wapwi, les yeux dilat�s, semblait revoir la sc�ne terrible qui le rendit orphelin.
Il se tut et demeura r�veur, le front pench�.
Les deux cousins respectaient cette �motion filiale.
Mais l'enfant releva bient�t la t�te et se h�ta do terminer son r�cit,—heureux probablement de se d�barrasser de souvenirs p�nibles.
Au reste, l'ann�e qui suivit la mort de sa m�re ne fut marqu�e par aucun incident extraordinaire, � part de continuels d�placements qui amen�rent finalement le p�re et le fils sur la c�te du Labrador, o� ils furent accueillis par un campement de Micmacs....
C'est l�,—� quelques milles de l'endroit o� avaient atterri les deux Fran�ais,—que v�curent depuis les fugitifs; l� aussi que le p�re se remaria a une grande diablesse de veuve Micmaque, qui lui fit la vie dure et battait le pauvre petit Ab�naki comme pl�tre.
Il �tait bien heureux d'�tre d�barrass� de cette m�chante femme et ne demandait qu'� vivre dor�navant avec ses nouveaux amis blancs....
Tel fut le r�cit qu'� force de questions et de caresses encourageantes, Arthur parvint � arracher � son prot�g�.
Toute une vie de mis�re, de privation, de deuil!
Pauvre petit sauvage!... Le jeune Fran�ais, qui avait le coeur excellent, se promit bien de faire tout en son pouvoir pour que, chez ses nouveaux parents de la grande famille blanche, il go�t�t un peu de ce bonheur passager que le bon Dieu ne refuse pas aux enfants de son �ge.
Et, comme �-compte, il l'embrassa fraternellement....
Ce qui fit lever les �paules � Gaspard, homme peu d�monstratif.
Mais on arrivait au fond de la baie de K�carpoui....
Un homme et deux femmes se tenaient sur le rivage, le regard tendu....
Les femmes agitaient leurs mouchoirs....
C'�taient les bonnes gens qui c�l�braient le retour des enfants...
Il va sans dire que le petit Wapwi fut accueilli avec joie, surtout par les femmes.
La suite de ce r�cit prouvera que les exil�s du Labrador venaient de faire l� une heureuse acquisition.
Puis la petite colonie, compos�e maintenant de six personnes reprit ses habitudes patriarcales, am�liorant sans cesse ses conditions d'existence mat�rielle et vivant dans une paix profonde.
Mais il �tait �crit que le guignon avait suivi cette famille �prouv�e jusque sur les rives du Saint-Laurent.
La coupe du malheur, encore � moiti� pleine, devait �tre vid�e jusqu'au fond.
La tranquillit� pr�sente n'�tait qu'une accalmie.
Un matin de l'ann�e 1852, Arthur remontait de la gr�ve en courant comme un l�vrier.
Apercevant son cousin pr�s de l'habitation, il lui cria, avec des gestes d'ancien t�l�graphe:
—Oh�! de la cambuse!
—Qu'y a-t-il? r�pondit l'autre.
—Une voile � b�bord.
—C'est la go�lette qui remonte, je suppose?....
—Es-tu fou?.... Voil� huit jours � peine qu'elle est pass�e ici! Et, d'ailleurs, il lui faut aller aux �les pour sa petite contrebande....
—Qu'est-ce que c'est, alors?
—Allons voir.
Les deux cousins s'�taient rejoints.
Ils redescendirent ensemble vers le rivage, d'o� l'on apercevait, � moins d'un mille dans l'est, la c�te occidentale de la baie.
Il y avait l�, en effet, une voile.
Dans le langage du marin, qui dit une voile dit un vaisseau.
Or, cette fois, la voile en question �tait une grande barque de p�che, bien gr��e, bien arrim�e et paraissant avoir pour cargaison tout le m�li-m�lo qui constitue l'attirail d'une maison de p�cheurs.
Elle venait justement de jeter l'ancre � une couple d'encablures du rivage.
On s'agitait � bord; on allait, on venait,—les hommes carguant et serrant les voiles, les femmes rangeant ci et l� de menus objets.
Bient�t les all�es et venues cess�rent, et une mince colonne de fum�e montant de la barque annon�a aux jeunes gens que les nouveaux voisins �taient en train d'appr�ter leur d�jeuner.
—Eh bien? fit Arthur.
—Pour du nouveau, voil� du nouveau.... murmura Gaspard.
—Tout un arsenal de p�che, et une belle barque!
—Ils sont du m�tier, �a se voit.
—Et puis des femmes.... deux!
—C'est fait expr�s pour toi, qui n'avais pas de pr�tendue � courtiser.
—Au fait, tu as raison.... J'oublie toujours que, non content d'�tre mon cousin, tu aspires encore � devenir mon beau-fr�re.
—Puisque Mimie le veut, il me faudra bien en passer par l�.
Et une ombre passa sur le front du jeune homme, connue si quelque inspiration d�sagr�able venait de surgir en son esprit.
On remonta vers la maison pour annoncer l'�v�nement.
C'est ici le moment de dire que les deux cousins Labarou, bien qu'ils parussent s'aimer beaucoup, ne se ressemblaient gu�re, ni au physique, ni au moral.
Arthur, grand, mince, les cheveux ch�tain-clair, les yeux d'un bleu fonc�, les membres d�licats, mais d'une musculature ferme, pouvait passer pour un fort joli gar�on, en d�pit de son teint bronz� et de sa vareuse de matelot.
Pas un meilleur gaillard au monde. Le coeur sur la main, gai comme un pinson, narguant l'ennui, � terre; se moquant de la bourrasque, quand il �tait au large....
Une vraie alouette de mer.
L'autre,—Gaspard,—�tait son antipode.
Fortement charpent�, brun comme un Espagnol, il avait les traits r�guliers, mais durs. Il parlait peu et riait encore moins. Bref, c'�tait un caract�re en-dessous, suivant l'expression de la m�re H�l�ne.
Cependant, malgr� ces dissemblances,—et peut-�tre m�me � cause d'elles,—les deux gar�ons s'accordaient comme les doigts de la main. Jamais une difficult� s�rieuse n'avait surgi entre eux.
Ils �taient � peu pr�s du m�me �ge,—Gaspard ayant vingt-trois ans et Arthur vingt-deux. Depuis leur petite connaissance, ils avaient toujours v�cu ensemble, et le premier ne se souvenait que vaguement de son p�re, qui avait p�ri sur les Grands Bancs, en 1837.
Quant � sa m�re, il ne l'avait pas connue, la pauvre femme �tant morte alors qu'il n'avait, lui, que quelques mois.
Labarou adopta l'enfant de son beau-fr�re et le consid�ra d�sormais comme faisant partie de sa propre famille.
On vivait heureux l�-bas, � Saint-Pierre; la p�che rapportait suffisamment pour constituer une honn�te aisance. Le p�re et la m�re jouissaient d'une sant� robuste; les enfants grandissaient � vue d'oeil et allaient bient�t, eux aussi, contribuer au bien-�tre g�n�ral, lorsque le malheur que l'on sait s'abattit sur cette paisible maison....
Labarou fut attaqu�, dans un cabaret de la ville, par un camarade dont la violence de caract�re n'�tait que trop connue.... Les couteaux se mirent de la partie, et l'agresseur tomba, la poitrine ouverte par plus de six pouces de fer....
Labarou �tant estim� de tout le monde, on le plaignit plut�t qu'on ne le bl�ma.... Des amis l'aid�rent � s'esquiver, et il put gagner la c�te du Labrador, terre anglaise.
Seulement, ce n'�tait plus Jean Lehoulier,—comme il s'appelait r�ellement.
Il avait cru plus prudent d'adopter le nom de sa femme: Labarou.
Mais.... assez de retours en arri�re.
Reprenons notre r�cit.
Inutile de dire que la nouvelle apport�e par les jeunes gens produisit une r�volution dans la famille.
Songez donc!... Des voisins apr�s un isolement d'une douzaine d'ann�es!.... Des visages autres que ceux des Labarou � rencontrer autour de la baie de K�carpoui!... Pour les vieux de bonnes causeries pr�s de l'�tre, l'�vocation du pass� et des souvenirs de l�-bas!.... Pour les jeunes, la connaissance � faire, l'intimit� grandissant � mesure qu'on se conna�trait mieux, la joie de se revoir apr�s s'�tre quitt�s, les suaves �motions de l'amour partag�: quelle porte entr'ouverte sur l'avenir! et, par cet entreb�illement, que de perspectives riantes, vaguement �clair�es � la lumi�re de l'imagination!
Il faut avoir v�cu isol� sur une c�te d�serte, ayant sans cesse sous les yeux la majest� vierge de la nature telle que Dieu l'a faite pour comprendre l'insondable m�lancolie qu'une telle situation am�ne � la longue dans l'�me humaine.
L'�criture Sainte l'a dit: Voe soli!—malheur � l'homme seul sans cesse repli� sur lui-m�me et ab�m� dans la contemplation de sa mis�re!
Mais, si l'isolement est fatal � l'homme m�r qui a v�cu auparavant dans la communaut� de ses semblables et a d� en maintes circonstances, subir les heurts de l� promiscuit�, les chocs des passions en lutte—que dire de la solitude constante pour des jeunes gens encore au seuil de la vie et dont l'�me avide a soif d'inconnu, d'�panchement, de satisfaction l�gitime � une curiosit� toujours en �veil!
Pour ceux-l�, c'est le repos,—un repos trop complet, peut-�tre; mais, � ceux-ci, comme la solitude est lourde et quelle in�narrable tristesse elle infiltre goutte � goutte dans les veines de la personnalit� morale!....
On en causa longtemps dans la famille.
Jamais on ne s'�tait vu � pareille f�te.
Seul, Jean Labarou ne prenait pas part � l'all�gresse g�n�rale; ce qui mettait bien un peu de gris dans le ciel bleu de la m�re H�l�ne....
Mais son Jean avait parfois de si singuli�res lubies,—comme tous les hommes, du reste!—que la bonne femme, haussant les �paules, se contenta de penser: Allons! le voil� encore qui voyage dans la lune!
Et elle se reprit � caqueter,—car elle n'avait pas la langue dans sa poche, la m�re H�l�ne, �ma foi jur�e�, non!
—Mes gars, dit-elle aux jeunes gens, il faudra �tra�ner vos gr�gues� par l�, vers la brunante, sans faire semblant de rien....
—Oui, oui.... appuya Mimie, en frappant ses mains l'une contre l'autre et en jetant une tendre oeillade � Gaspard, qui fit un signe de t�te approbateur.
—Pourquoi �a, la m�re? demanda Arthur.
—H�! mon fieu, pour savoir quelque chose.
—A quoi bon se cacher?.... C'est m�tier de loup. Nous irons plut�t les visiter demain, au grand jour et comme de bons voisins.
—L'un n'emp�che pas l'autre, reprit la m�re H�l�ne... Allez p�cher des truites en bas des chutes, au ruisseau Rouge, tout l�-bas, et arrangez-vous pour ne pas les perdre de vue.... Tachez m�me de leur parler, s'il y a moyen, sans que �a paraisse....
—Tu entends, Gaspard?.... Il faudra entrer en conversation avec eux, s'�cria la p�tulante Mimie. D'abord, moi, je ne pourrai dormir si je ne sais rien avant la nuit....
Jean Labarou releva la t�te.
—Tout doux, tout doux, les femmes, fit-il en retirant sa pipe; ne vous mettez pas si vite martel en t�te... Laissez ces gens-l� tranquilles.
—Mais, Jean....
—La paix, femme. Tu dois savoir ce qu'on gagne au commerce de ses semblables.
—Mais, papa....
—Toi Mimie, ne sois pas si press�e de faire de nouvelles connaissances; tu pourrais t'en mordre les pouces plus tard, ma fille.
—Moi, p�re!.... Comment cela?
—Suffit!.... Je me comprends.
Mimie ouvrait ses grands yeux bleus et ne comprenait pas, elle.
Gaspard �tait-il plus avanc�?
Peut-�tre bien, car, � cette observation du p�re Labarou, il passa sa chique de �tribord � b�bord�, comme disent les matelots, sans toutefois perdre son flegme.
On jabota encore une grande heure. Puis la m�re H�l�ne, qui avait sur le coeur l'observation de son mari et tenait � avoir le dernier mot, conclut en ces termes aigres-doux:
—C'est bon, les enfants.... Puisque mossieu Jean le veut, on attendra que les voisins fassent la premi�re visite.
C'est plus �hupp�!
On n'attendit pas longtemps.
Le lendemain dans la matin�e, deux solides gars, montant une petite chaloupe, abordaient en face de l'habitation Labarou.
Gaspard se trouvait l�, d'aventure.
—Venez, camarades, dit-il aux �trangers, qu'il semblait d�j�, conna�tre... Mais ne parlez � personne de notre rencontre d'hier soir; mon cousin m'en voudrait de l'avoir devanc�....
—Ni vu, ni connu! firent les jeunes gens en riant.
Arthur accourait.
Mimie derri�re sa m�re, regardait par l'entreb�illement de la porte.
Jean Labarou �tait invisible.
Sans faire attention � Gaspard, qui ouvrait la bouche pour parler, Arthur donna une bonne poign�e de main aux nouveaux arriv�s, tout en leur disant:
—Soyez mille fois les bienvenus, mes amis.... Savez-vous que �� devenait furieusement ennuyeux de ne voir toujours que nos figures, qui ne sont pas d�j� si avenantes, jugez-en!....
—H�! h�! il y en a de pires aux Iles.... r�pliqua galamment le plus vieux des visiteurs.
—Ah! dame! je plains ceux qui les poss�dent.... Mais, dites donc.... jetez le grappin et allons voir les bonnes gens.... Je les sens qui grillent d'impatience.
—Allons! firent les gars, se laissant conduire do bonne gr�ce.
On p�n�tra p�le-m�le dans la maison, le bouillant Arthur tenant la t�te.
—P�re et m�re, et toi Mimie, voici nos voisins.... annon�a-t-il sans plus du c�r�monie.—A propos, comment vous appelez-vous?.... Nous autres, notre nom est Labarou: le p�re Jean Labarou, la m�re H�l�ne Labarou, le gar�on que je suis, Arthur Labarou, la fille Euph�mie Labarou,—plus connue sous la petit nom de Mimie; enfin ce gar�on discret et sage que vous avez vu tout d'abord s'appelle, lui, Gaspard Labarou.... Voil�!
Arthur, ayant ainsi d�sign� chaque membre de la famille par ses noms et pr�noms, mit les poings sur ses hanches et reprit baleine.
Ce n'�tait pas sans besoin!
On se donna la main � la ronde, comme de vieux amis qui se retrouvent. Apr�s quoi, l'a�n� des deux fr�res, sans r�pondre directement, dit;
—�a nous fait plaisir, tout de m�me, nom d'un loup marin, de rencontrer des pays sur cette bigre de c�te,—car vous �tes de Saint-Pierre n'est-ce pas?
—De Saint-Malo! se h�ta de rectifier Jean Labarou.
—C'est tout comme. Notre p�re aussi �tait de l�.
—Ah!... et son nom?
—Pierre No�l.
—Pierre No�l!.... Vous �tes les fils de Pierre No�l? s'�cria Jean Labarou, p�lissant affreusement.
—Oui. L'auriez-vous connu, par hasard?
Jean fut quelques secondes sans r�pondre.
Puis il dit d'une voix chang�e:
—Non, pas pr�cis�ment.... Mais j'en ai entendu parler aux Iles.
—Vous savez alors comment il a fini, ce pauvre p�re?
—Dans une rixe, n'est-ce pas? b�gaya Jean.
—Malheureusement, oui: d'un coup de couteau en pleine poitrine.
—Le pauvre homme! murmura, Labarou, qui se remettait peu � peu.
—Nous �tions bien jeunes alors, dit le fils a�n� de Pierre No�l, et c'est � peine si nous nous rappelons vaguement cette terrible affaire.
—Vous a-t-on dit le nom de... celui qui a tait le coup?
—Oui, c'est un nomm� Jean Lehoulier.
—Il a sans doute �t� puni?
—On n'a jamais pu mettre la main dessus.... Il disparut avec sa famille dans la nuit qui suivit l'affaire et, depuis, on ne sait pas ce qu'il est devenu.
—Il aura p�ri en mer, sans doute!
—C'est, probable, car il luisait, cette nuit-l�, au dire de ma m�re, un temps de chien; et sa barque qui n'�tait pas grande, n'a pas d� r�sister � la bourrasque.
Que Dieu ait piti� de lui et des siens! dit gravement Jean Labarou. Lui seul est le juge des actions des hommes.
Puis, changeant brusquement de sujet:
—Comme �a, vous venez pour vous �tablir ici?
—S'il y a moyen d'y vivre!—�a ne va plus la-bas.
—On vit partout, mon gar�on, quand on n'est pas trop exigeant.
—Ah! pour �a, la mis�re nous conna�t... Il n'y a pas toujours eu du pain blanc dans la huche.
—Je con�ois.... fit Jean avec une �motion contenue. On vous aidera, mes enfants. Vous n'aurez qu'un signe � faire, vous savez.... N'allez pas au moins vous g�ner avec nous: �a me ferait de la peine, l�, vrai.... Et, pour commencer par le commencement, mes fils, vous allez tout de suite donner un coup de main � vos amis pour qu'ils se construisent sans retard une maisonnette.... C'est le plus press�.
—Bravo, p�re! s'�cria Arthur.
—Bien parl�, mon oncle! appuya Gaspard.
—Vous �tes trop bon.... Merci, tout de m�me.... �a n'est pas de refus... murmur�rent les jeunes No�l, enchant�s.
—Allez, mes enfants... Ah! mais non; il faut d�ner tout d'abord.
—C'est ce que j'allais dire, put enfin articuler la m�re H�lein;, jusque l� muette, contre son habitude.
—C'est que les femmes... voulut objecter l'a�n� des No�l, qui s'appelait Thomas.
—Nous attendent... acheva le cadet, Louis.
—Vous les rejoindrez tous ensemble, aussit�t la derni�re bouch�e aval�e.
—Dame! puisque vous �tes assez honn�tes....
—C'est dit. Allons, femme, attise le feu.
—Dans un quart-d'heure, tout sera pr�t.
Point n'est besoin de dire si le repas fut anim�. Toute cette jeunesse avait soif de confidences. Chacun fit sa biographie, qui n'�tait pas longue, heureusement. On �changea, force propos, souvent sans � propos.... On fit des projets pour l'avenir.... Des chasses qui resteraient l�gendaires furent organis�es s�ance tenante. On extermina, autour de cette table primitive, tout le gibier � poil et � plume des for�ts et des savanes labradoriennes; on retira du golfe Saint-Laurent des milliers et des milliers de poissons de toutes grosseurs; on d�peupla l'atmosph�re de tous les volatiles qui s'y prom�nent...
Bref, le repas termin�, il ne restait plus de vivant, dans cette partie du Canada, que les hommes et les animaux domestiques � qui l'on fit gr�ce,—faute de munitions, sans doute!
Puis toute cette jeunesse �moustill�e prit place dans la chaloupe des No�l et traversa la baie, faisant retentir les �chos de K�carpoui de ses joyeuses chansons.
En moins de quinze minutes, la petite embarcation heurtait, de son �trave, le talus de la rive gauche.
On avait pass� pr�s de la barque, mouill�e en eau profonde, sans s'y arr�ter.
Ce qui fit dire � Arthur, surpris:
—Ah! �a.... mais o� allons-nous?
—Chez la maman No�l, donc! r�pondit Thomas.
—D�j� install�s � terre?....
—Oh! install�s! C'est beaucoup dire. Nous sommes camp�s, et encore!.... r�pliqua en riant le jeune �tranger.
—Les femmes grillaient de se retrouver sur le plancher des vaches. Elles n'aiment pas la mer, ajouta le petit Louis.
Tout en causant, on avait retir� les rames, jet� le grappin et saut� sur le rivage.
Aucune installation, si primitive qu'elle p�t �tre, n'apparaissait encore. Il est vrai qu'un rideau de saules feuillus bordait la rive en cet endroit.
Les No�l prirent les devants, suivis de pr�s par les Labarou, La muraille de verdure franchie, on se trouva tout � coup en face d'une grande tente carr�e, faite avec des voiles de rechange, et support�e par de nombreux piquets.
Un feu de branches s�ches flambait entre de grosses pierres, tout pr�s de l�, tandis qu'une marmite, bulbeuse comme le ventre d'un clocheton russe, pos�e d'aplomb sur ces pierres, contenait un pot-au-feu qui mijotait ferme et sentait bon.
Thomas ne put s'emp�cher, en passant, de soulever le couvercle et de renifler comme un marsouin.
—Hum! hum! fit-il, quel dommage de ne pouvoir d�ner deux fois en une heure!.... il a l� de quoi se gaver jusqu'� en �tre malade!
—L'app�tit te viendra bien assez vite, ricana Louis, qui connaissait le d�faut mignon de son grand fr�re.
En effet, cet efflanqu� de Thomas �tait aussi gourmand qu'une demi-douzaine d'Esquimaux.... Il avait toujours faim.... Avec cela, paresseux comme un �ne, quelque peu enclin �.... �maltraiter� la v�rit� et dissimuler, cafard, sournois, poltron.... comme on ne l'est plus.
Bon comme la vie, du reste, � ces petits d�fauts pr�s!
Mais il ne fallait pas le chicaner, par exemple, sur l'article nourriture, car �a le faisait sortir de ses gonds, en un rien de temps.
Thomas eut un regard s�v�re pour son fr�re cadet et s'appr�tait � r�pliquer vertement, lorsque la porti�re de la tente se souleva pour livrer passage � une grande femme brune, dont les cheveux gris attestaient la cinquantaine.
C'�tait la veuve do Pierre No�l.
—Ah! vous voil� enfin, les gars! dit-elle.... Il est temps, car nous allions nous mettre � table.
—C'est fait, la m�re!... cria joyeusement le petit Louis. On nous a lest�s, chez nos voisins, comme des barques qui reviennent du Grand-Banc.
—Tout de m�me, si vous tenez absolument.... grommela Thomas... L'air est vif sur la baie, et si les camarades,...
—Y songez-vous? se r�cria Arthur... Nous en avons jusqu'� la flottaison. Si bon que soit le vaisseau, il ne faut pas lui mettre double charge. Et d'ailleurs...
Il avala le reste de sa phrase et resta bouche b�e, sa casquette a la main.
Une jeune fille de dix-sept ou dix-huit ans venait de se montrer dans l'ouverture de la tente... Un bon et franc sourire �cartait ses l�vres rouges, laissant � d�couvert deux rang�es de petites dents d'une blancheur d'ivoire. Sa chevelure, d'un ch�tain fonc� et tr�s abondante, n�gligemment enroul�e sur la nuque d'une t�te fine et fort bien port�e, encadrait l'ovale raccourci de la plus sympathique figure du monde.
La belle enfant s'arr�ta rougissante en apercevant les deux �trangers, puis instinctivement se rapprocha de sa m�re.
Le pr�sentations se firent alors, sans plus de c�r�monie que chez les Labarou,—c'est-�-dire que les mains se serr�rent cordialement, comme si l'on se f�t retrouv� apr�s une longue absence.
Et la conversation s'engagea de part et d'autre; les propos de toutes sortes se crois�rent; des promesses d'�ternelle amiti� furent �chang�es; bref en quelques dizaines de minutes, on en vint � sceller une de ces solides confraternit�s qui r�sistent � tous les assauts de la vie....
Tant et si bien que le feu s'�teignit et que la marmite cessa de �chanter�!
Thomas, qui s'en aper�ut le premier, s'�cria avec une douleur comique:
—Bon, la m�re! pendant que vous jabotez tous � la fois comme des pies, voil� votre d�ner qui prend au fond.... Il ne sera plus mangeable, et vous verrez qu'il faudra que ce soit ce goinfre de Thomas qui vous en d�barrasse.
La veuve de Pierre No�l se leva vivement et alla soulever le couvercle.
—Rassure-toi, mon pauvre Thomas, dit-elle apr�s un rapide examen, il n'est qu'� point; mais si le feu eut continu� de flamber....
—Oui, si le feu eut continu� de flamber....?
—Eh bien, tout serait � recommencer.
—L�! je vous le disais bien!.... Voyez-vous mes amis, dans ce bas-monde, il faut toujours avoir un oeil ouvert sur le pot-au-feu et l'autre.... ailleurs.
—C'est entendu, camarade, r�pliqua Gaspard en se levant. Mais, assez caus�. Si vous voulez m'en croire, pendant que ces dames prendront leur d�ner, nous autres, allons un peu voir s'il y a encore des arbres bons � abattre dans la for�t.
En un clin-d'oeil nos quatre gaillards se munirent de haches et se mirent en frais d'attaquer toute �pinette ou sapin des alentours qui payait de mine.
Comme le bois �tait abondant, bien que de m�diocre futaie la quantit� abattue dans le cours de l'apr�s-midi fut d�clar�e suffisante pour la maison projet�e.
On remit au lendemain l'�quarrissage.
Les b�cherons improvis�s, tremp�s de sueur et la chemise bouffante autour des reins, regagn�rent la tente, o� un repas substantiel les attendait.
Inutile de dire que les convives y firent honneur,—Thomas surtout, qui mastiqua et engloutit une demi-heure durant, sans souffler mot.
Les autres, moins voraces quoique passablement affam�s aussi, devis�rent gaiement tout en ne perdant pas un coup de fourchette.
Les femmes, naturellement, n'�taient pas les derni�res � fournir leur quote-part dans ces conversations � b�tons rompus.
En effet, Suzanne, car la jeune fille s'appelait ainsi,—semblait avoir vaincu sa timidit� habituelle pour faire f�te aux h�tes g�n�reux qui mangeaient � la table maternelle. Avec un tact parfait, inn�, intuitif chez la femme, elle partageait �galement ses attentions entre les deux cousins; mais un observateur attentif aurait probablement d�couvert que celles port�es � Arthur se nuan�aient d'un peu plus d'int�r�t.
Un incident qui se produisit vers la fin du repas e�t, d'ailleurs, lev� tout doute � cet �gard.
Arthur avait le poignet droit envelopp� d'un linge assez grossier. Or, en gesticulant suivant son habitude, lorsqu'il avait le coeur en liesse, il se heurta contre la chaise de son voisin....
Il fit aussit�t une grimace de douleur, et sa chemise se teignit de sang.
Suzanne vit et le geste de souffrance et le sang rouge qui suintait assez abondamment � travers la manche de la chemise.
Elle devint toute p�le et s'�cria:
—Ah! mon Dieu, M. Arthur, vous vous �tes fait mal!
—Ce n'est rien, r�pondit le jeune Labarou, dont la figure un peu contract�e par la douleur d�mentait les paroles.
—Mais vous saignez!.... Voyez-donc!
—Je suis un maladroit.... J'ai d�rang� mon appareil.
Suzanne se leva vivement et courut � lui. Puis, a'emparant de son bras et d�boutonnant avec prestesse le poignet de la chemise:
—Laissez-moi voir et tout remettre en place.
—De gr�ce, mademoiselle, balbutia Arthur devenu rouge comme un coquelicot, ne vous donnez pas cette peine: ce n'est qu'une �gratignure que je me suis faite gauchement tout � l'heure.
—Une �gratignure! goguenarda le petit Louis.... C'est-�-dire que c'est bel et bien une affreuse entaille, longue de trois ou quatre pouces.... Regarde �a, �un peu voir�, Suzanne, si tu en es capable.
Suzanne ne r�pondit pas.
D'une main f�brile, elle releva la chemise et d�roula le linge, macul� de sang, qui enveloppait le poignet d'Arthur.
Une �raflure tr�s respectable b�ait � l'extr�mit� inf�rieure de l'avant-bras. Il y avait du sang coagul� dans la plaie et tout � l'entour. La pansement n'avait pas �t� fait avec soin.
C'�tait laid, mais peu dangereux.
Cependant, Suzanne et sa m�re, qui s'�tait aussi approch�e, jet�rent les hauts cris.
—Ah! Seigneur... Mais c'est affreux!... g�mit la tendre Suzanne, en joignant les mains avec une d�tresse sinc�re.
—Pauvre jeune homme! dit � son tour la m�re No�l, comment vous �tes-vous ab�m� de la sorte!
—Oh! le plus sottement du monde.... J'ai d�gringol� du haut d'un sapin, et c'est en cherchant � me retenir qu'un coquin de noeud m'a arrang� le poignet de cette fa�on.
—Vous �tes trop imprudents aussi, mes chers enfants, et vous finirez par vous rompre le cou, avec vos tours d'agilit�. Tout de m�me, puisque vous vous �tes bless� � notre service, nous allons vous soigner de notre mieux. De la vieille toile, Suzanne!
—Oh! madame, ce n'est pas la peine.... murmurait Arthur, tout confus.
—Voulez-vous vous taire, m�chant entant! gronda maternellement la bonne dame.
Et tout en lavant d�licatement � l'eau ti�de la blessure mise � nu, elle continua:
—Voyez-vous mon jeune ami, on n'est pas femme de marin sans conna�tre un tantinet tous les m�tiers.... Et, tenez, moi qui vous parle je suis un peu m�decin, un peu apothicaire et m�me assez bonne rebouteuse. Pas vrai, les enfants?
—Comme le soleil nous �claire! dit gravement Thomas.
—Sans compter que maman poss�de un gros livre tout plein de recettes plus merveilleuses les unes que les autres... ajouta Louis avec une parfaite conviction.
—Voil�, qui est bon � savoir! fit remarquer Gaspard, jusque l�, silencieux. S'il arrive malheur � quelqu'un de nous, madame trouvera � exercer son talent.
—Plaise � Dieu que l'occasion ne se pr�sente jamais ou du moins que je n'aie que des bagatelles � gu�rir!.... murmura la veuve, en regardant avec tendresse ses deux fils et sa fille.
—Puis, un peu honteuse de ce regard compromettant, o� il y avait bien une certaine dose d'�go�sme maternel,—que personne ne songea, � bl�mer, d'ailleurs,—elle ajouta en terminant le pansement:
—Surtout, mes enfants, ne vous avisez pas de compter trop sur la m�re No�l pour r�parer les suites de vos imprudences. La vue du sang m'�nerve, et je ne sais trop si je ne m'�vanouirais pas, rien qu'� jeter un coup-d'oeil sur une blessure faite avec une hache ou une arme � feu.... Quant aux coups de couteaux, ah! J�sus! je n'en puis voir depuis....
—...Depuis le meurtre de notre p�re, n'est-ce pas, maman? acheva �tourdiment le petit Louis.
—Vas-tu finir toi! gronda Thomas, en regardant son fr�re avec un froncement s�v�re de ses sourcils en broussailles. Tu sais bien, ajouta-t-il, que la m�re n'aime pas qu'on rappelle ce souvenir-l�!
—Au contraire! riposta avec �nergie le gar�on ainsi interpell�. Maman n'a pas oubli� que papa a �t� tu� m�chamment et que son meurtrier est peut-�tre encore de ce monde, se moquant de la justice des hommes, en attendant celle de Dieu.
—La paix! mes enfants, commanda Mme No�l. Votre m�re n'oublie rien; mais elle laisse faire la Providence, qui saura bien choisir son heure.
Puis, secouant la t�te comme pour chasser une pens�e importune, elle d�tourna brusquement le cours de la conversation, en disant, � son patient, avec une feinte s�v�rit�:
—Maintenant, mon jeune ami, vous voil� condamn� au repos pour plusieurs jours...
—Quoi, madame! vous voulez qu'� cause de cette �gratignure, je reste l�-bas, pendant que?...
—Votre bras ne pourra frapper coup avant une dizaine de jours, au moins.
—Dix jours, madame! fit Arthur d'un ton pitoyable.... Mais je vas p�rir d'ennui!... La fi�vre va me prendre, c'est s�r.
—Mieux vaut la fi�vre que la mort!.... murmura Gaspard, entre haut et bas.
—Mais je ne vous oblige pas � rester de l'autre c�t� de la baie, mon jeune ami!. Au contraire, je compte bien vous avoir tous les jours sous les yeux, ne serait-ce que pour vous emp�cher de commettre quelque imprudence....
—A la bonne heure; fit gaiement Arthur. Ainsi, je....
—Vous viendrez si vous le d�sirez.... Mais il faudra vous contenter de regarder faire les autres ou de tenir compagnie � vos nouvelles voisines.
—Oh! alors la besogne serait bien trop agr�able, madame.... Il me reste un bras valide, et je saurai bien l'utiliser � votre service.
—Convenu, voisin... approuva Thomas. Nous ne nous s�parerons plus pendant la construction de ce ch�teau qui doit �tre l'ornement de cette baie, un peu solitaire avant nous.... Et, tenez, pour qu'on ne vous accuse pas de fain�antise, je vous nomme l'architecte de nos travaux. C'est vous qui ferez les plans, et c'est nous qui les ex�cuterons�.
—Bravo! fit Suzanne gaiement. Pour une fois que �a t'arrive, Thomas, tu parles comme un sage.
—C'est vrai, appuya Mme No�l: Thomas a r�solu la difficult�.
—Hein! toussa le grand gar�on avec un s�rieux comique, quand je veux m'en donner la peine, je ne suis pas plus b�te qu'un autre, allez!
Chacun rit,—moins toutefois l'aust�re Gaspard, dont un grand pli coupait transversalement le front, devenu soucieux.
Et l'on se leva de table bruyamment.
Comme il se faisait tard et que le cr�puscule envahissait la baie,—malgr� la longueur du jour � cette �poque de l'ann�e,—les deux cousins prirent cong� des dames et furent reconduits chez eux dans la m�me embarcation qui les avait emmen�s, le matin.
On se dit: Au revoir! apr�s �tre convenus ensemble que la chaloupe des No�l ferait de nouveau, le lendemain matin, la navette � travers la baie, pour venir prendre les charpentiers auxiliaires.
Et, pondant que le bruit cadenc� des rames allait s'affaiblissant dans l'ombre du soir, les deux cousins, silencieux, pr�occup�s, regagn�rent le logis, sans �changer une seule parole.
Si nous nous sommes un peu �tendu sur les �v�nements de cette premi�re journ�e pass�e en commun par les jeunes membres des deux familles de K�carpoui, c'est qu'elle sert de jalon pour indiquer la marche future de notre drame.
Il fallait bien mettre en relief cette jolie Suzanne, qui va jouer le r�le de pomme de discorde entre les fr�res ennemis de la r�gion labradorienne.
Et cette veuve �nergique, gardant toujours au fond de son coeur le souvenir de la sc�ne terrible qui la priva de son unique soutien, ne fallait-il pas aussi la montrer ce qu'elle �tait: bonne chr�tienne, mais aussi femme � ne pas reculer devant la tache vengeresse de punir, le cas �ch�ant, le meurtrier de son mari.
H�tons-nous d'ajouter cependant qu'elle �tait � cent lieues de se croire dans le voisinage do Jean Lehoulier, encore moins de se douter qu'elle venait d'h�berger le fils et le neveu de son plus mortel ennemi.
Quant � Suzanne et aux gar�ons, ils �taient tout bonnement enchant�s de leurs nouvelles connaissances et ne tarissaient pas d'�loges sur leur compte:—concert de louanges auquel, du reste, la maman m�lait volontiers sa note grave.
—Ce sont de braves gar�ons, disait-elle, apr�s le retour de ses fils.
—Et qui ne boudent pas � l'ouvrage! ajoutait Louis.
—Ni � table non plus!.... rench�rissait Thomas, fort port� sur sa bouche, comme on s'en souvient.
—C'est un titre de plus � ton amiti�, intervint malicieusement Suzanne.
—Oui-da! mademoiselle, lui repartit avec un grand s�rieux Thomas. Tu crois peut-�tre m'avoir embroch� avec tu pointe?.... Eh bien, ma soeur, apprends qu'un bon caract�re et un bon estomac, �a voyage toujours ensemble, et mets-moi cette grande v�rit� dans ton cahier de notes, ma petite Suzette.
—Tu pr�ches pour ta paroisse, mon grand fr�re. Ainsi donc, suivant-toi, les meilleurs gar�ons de notre petite colonie seraient?
—Thomas No�l et Gaspard Labarou.
—Parce que?...
—Parce que ces deux respectables citoyens sont les plus beaux mangeurs.
—Tout doux! tout doux! monsieur mon fr�re, intervint Louis au milieu des �clats de rire: il me semble que vous avez une morale un peu �go�ste...—Qu'en pensez-vous, maman?
—Il y a du vrai et du faux dans ce que dit Thomas. J'ai connu des coquins qui avaient un bien bel app�tit....
—Bon, Thomas, prends note de cela....
—Et de fort bonnes gens qui avaient toujours faim, acheva la veuve.
—Exemple: Thomas No�l! glissa Thomas, avec une emphase comique.
—Oh! le sournois! fit Suzanne.... Si tu n'as que ta voracit� pour te faire pousser des ailes d'ange, tes grands bras resteront longtemps d�plum�.
—Bravo, Suzanne! cria Louis, buttant des mains. Voil� qui s'appelle couler proprement un homme. Attrape, esp�ce de baliveau.
Ceci s'adressait � Thomas, lequel r�pondit philosophiquement:
—Dame! si vous vous mettez deux contre moi, je n'ai plus rien � dire. Si, pourtant, un mot: pourquoi, Suzanne, m'appelles-tu sournois? Est-ce parce que, de nos deux nouveaux amis, je m'accommode mieux du moins bavard, ou, si tu veux, de celui qui ne rit jamais?
—C'est un peu pour cela, mon grand fr�re.... Au reste, c'est pur badinage, tu sais....
—Non, non! a'�cria Louis. Pas de concession, Suzanne! Thomas est un pince-sans-rire qui ne tire pas � cons�quence. Mais son copain Gaspard vous a une binette d'oiseau de proie qui ne me dit rien qui vaille. N'est-ce pas, maman?
—Le fait est qu'il est bien grave pour un jeune homme!
—C'est la timidit�, peut-�tre.... hasarda Suzanne.
—Lui timide?.... Allons donc ma soeur, tu n'y penses pas! Le gaillard ne navigue pas dans ces eaux-l�. C'est un sournois, te dis-je. Vous verrez.—Un bon luron, par exemple, c'est mon nouvel ami � moi.... Qu'on me parle d'Arthur Labarou! C'est celui-l� qui vous regarde bien en face, avec ses grands yeux bleus, et qui rit de l'abondance du coeur.—Pas vrai, maman?
Le petit Louis �prouvait toujours le besoin d'avoir l'approbation de sa m�re.
N�anmoins, pour cette fois, ce fut Suzanne qui r�pondit avec beaucoup de vivacit�:
—Oui, oui, fr�re.... Et, avec cela, si bon, si complaisant, si aimable!
—Tiens, tiens, fillette!... fit madame No�l, tu as d�j� trouv� le moyen de remarquer chez lui toutes ces qualit�s-l�?
La jeune fille rougit et murmura, un peu confuse:
—Dame, m�re, vous avez d� vous-m�me....
—Si, si, ma fille. Jusqu'� plus ample inform�, je le tiena pour un excellent gar�on.
—Et un bon camarade! rench�rit Louis.
—Comme son cousin.... pas moins, mais pas plus rectifia l'ent�t� Thomas.
La conversation en resta l� sur ce sujet, et, apr�s d'autres propos sans int�r�t pour le lecteur, la famille No�l s'alla coucher.
*****
Pendant ce temps, chez les Labarou, une sc�ne analogue sa passait.
Le p�re, distrait et songeur, fumait sa pipe pr�s d'une crois�e ouverte.
La m�re et la fille, toujours occup�es, tricotaient et cousaient autour d'une grande table de bois blanc, dress�e au milieu de la pi�ce servant � toutes fins: cuisine, salle � manger et salon de r�ception.
En face d'elles, Arthur, la main droite envelopp�e et le coude appuy� sur la table, avait fort � faire pour r�pondre aux questions multiples des deux femmes.
Quant � Gaspard, dissimul� dans l'ombre projet�e par l'abat-jour de la lampe, il fumait, silencieusement, r�pondant seulement par monosyllabes quand on lui adressait la parole.
Inutile de se demander de quoi l'on parlait et qui tenait le d� de la conversation!
C'�taient les femmes, naturellement, mais surtout la plus int�ress�e des deux: Euph�mie, ou plut�t Mimie,—car on ne l'appelait pas autrement dans la famille.
Cette jeune fille, quand on ne lui voyait que la t�te, �tait vraiment d�licieuse.... Elle avait le teint clair des femmes normandes et la chevelure cr�p�e d'une boh�mienne. Avec cela,—autre contraste,—de beaux grands yeux d'un bleu tr�s tendre et la bouche meubl�e de dents fort blanches, quoique un peu espac�es.
Mais l'ensemble de la figure respirait plut�t l'�nergie que la gr�ce.
La gr�ce; lumi�re ou vernis, qui est � la figure humaine ce qu'une bonne exposition est au tableau,—voil� ce qui r�ellement lui manquait.
Enfin,—pour achever de brosser cette esquisse en deux tours de main,—bien qu'elle f�t, en r�alit�, une jolie fille, Euph�mie Labarou manquait compl�tement de s�duction f�minine, d'attirance, comme disent les bonnes gens.
D'ailleurs, la suite de ce r�cit vous montrera qu'elle �tait fort tyrannique en amour.
Le cousin Gaspard, sur qui elle avait jet� son d�volu, en savait quelque chose, probablement plus qu'il n'en e�t voulu dire.
Mais, outre ce d�faut moral,—si toutefois c'en est bien un,—Euph�mie Labarou avait une imperfection physique tr�s apparente, du moins quand elle se tenait debout: elle n'avait pas de jambes.... ou si peu!
Ce buste parfait, de longueur normale jusqu'aux hanches, �tait support� par des jambes si courtes, qu'en d�pit de ses robes longues, la pauvre �Mimie�, lorsqu'elle marchait, avait l'allure disgracieuse et pesante d'une oie grasse.
Aussi ne sortait-elle gu�re et, comme toutes les personnes s�dentaires, aimait-elle fort � caqueter!
D'o� il suit qu'elle �tait � la fois joliment bavarde et passablement hargneuse dans ses appr�ciations.
Pour le quart-d'heure elle s'employait � �d�shabiller� de la belle fa�on sa voisine de l'autre c�t� de la baie, Suzanne No�l,—qu'elle n'avait pas m�me entrevue, du reste.
Et elle paraissait avoir ses raisons pour en agir ainsi, car, � chaque trait lanc� contre la nouvelle venue, elle dirigeait du c�t� de Gaspard un regard en coulisse, charg� de.... pronostics peu �quivoques.
Celui-ci, d'ailleurs, faisait mine de ne pas remarquer ce man�ge, se contentant de fumer comme un pacha.
—Nous �tions si bien, seuls! dit la jeune fille, en conclusion.... Pourquoi ces �trang�res viennent-elles, comme cela, se fourrer dans nos jambes?
—Elles ne t'ont gu�re encombr�e jusqu'� cette heure!.... murmura Gaspard, en poussant des l�vres une grosse bouff�e de fum�e.
—Je le crois bien! r�pliqua Mimie, avec un petit ricanement sec. D'ailleurs, elles ne font que d'arriver, et vous avez pass� tout votre temps avec elle, les deux gar�ons.
—Il fallait bien leur aider, comme le voulait mon oncle.
—Elles ont leurs hommes: qu'elles nous laissent les n�tres!
—Prends patience, ma fille, intervint la m�re. Sit�t qu'ils auront mis leurs voisines � couvert, les enfants reprendront leur train de vie ordinaire. En attendant, contentons-nous de ton p�re et de Wapwi.
—P�re?.... Il n'est gu�re r�jouissant, surtout depuis quelques jours. On dirait vraiment que cette invasion le contrarie encore plus que moi.
Jean Labarou, jusque l� silencieux, releva la t�te en entendant sa fille parler ainsi.
—Tu ne te trompes qu'� demi, mon enfant, r�pliqua-t-il gravement. Je suis heureux que les gar�ons puissent rendre service � nos voisins, mais mon opinion sur leur compte n'a pas chang�: leur pr�sence ici nous causera peut-�tre des ennuis s�rieux.
—C'est bien possible, tout de m�me... murmura la jeune fille qui eut un rapide coup-d'oeil du c�t� de son voisin.
—Puis, reprenant avec vivacit�:
—Quant � Wapwi, dit-elle eu riant aux �clats, parlons-en. Ce petit oiseau-l�,—car c'est un vrai oiseau, bien gentil tout de m�me,—passe la plus grande partie de son temps sur la baie ou dans les bois, � p�cher du poisson ou colleter des li�vres.
—C'est sa mani�re � lui de se rendre utile, expliqua Arthur. Manques-tu de gibier ou de matelotes, depuis que nous l'avons enlev� � sa micmaque de belle-m�re?
—Oh! pour �a, non. Aussi n'est-ce pas pour lui faire des reproches, le cher petit, que je me plains de ses absences continuelles. Mais s'il nous tenait un peu plus compagnie, en votre absence, les journ�es seraient moins longues.
—Et! bon Dieu, petite soeur, cours les bois avec mon prot�g�,—je lui en donne la permission; �a te distraira.
—C'est une id�e, cela, Arthur! et, � moins que p�re et m�re n'y mettent emp�chement, je pourrais bien en profiter l'un de ces quatre matins....
Et, comme les �bonnes gens� ne soulev�rent aucune objection, Mimie eut bient�t fait d'organiser dans sa t�te une belle et bonne reconnaissance en �pays ennemi,� c'est-�-dire du c�t� oppos� de la baie.
Deux mois se sont �coul�s depuis l'installation de la famille No�l sur la rive orientale de la baie.
La maison construite par les jeunes gens de la petite colonie, bien que ne pr�sentant certes pas l'apparence d'une de ces co�teuses bonbonni�res que l'on admire aux places d'eaux en vogue, offre cependant un assez joli coup d'oeil. Avec ses chevrons d�passant de plusieurs pieds l'alignement du carr�, elle vous a un certain air de coquetterie agreste dont ne s'enorgueillissent pas m�diocrement les ouvriers improvis�s qui l'ont b�tie.
Si nous ajoutons que de ce larmier tr�s large partent d'�l�gantes colonnes de fines �pinettes bien �corc�es, mais pas autrement travaill�es, qui vont s'appuyer sur le trottoir entourant la maison, nous aurons une id�e de ce que peuvent faire quatre hommes de bonne volont�, lorsque la n�cessit� et l'isolement leur tiennent lieu d'exp�rience.
Aussi n'�tonnerons-nous personne en disant que les jeunesses de la colonie K�carpouienne ont l'intime conviction d'avoir �difi� un palais.
Tout est relatif en ce monde.
Aussi l'ont-ils baptis� le Chalet, sans �pith�te—comme s'il ne pouvait en exister d'autre dans le monde entier.
Les travaux sont donc finis....
Finie aussi, h�las!—ou, du moins, bien entrav�e,—cette promiscuit� de toutes les heures du jour, ces coups-d'oeil �chang�s furtivement, ces chaudes poign�es du mains donn�es et re�ues, ces rencontres fortuites... qui sont le menu du festin des amoureux!...
Ainsi le pense du moins, en son �me attrist�e, notre jeune ami Arthur Labarou, au moment o� nous le retrouvons.
Il est en compagnie de son prot�g�,—ou plut�t de son fils adoptif,—le petit sauvage Wapwi.
Wapwi a aujourd'hui pr�s de quinze ans.
Il est souple, �lanc�, grand pour son �ge, et surtout tr�s intelligent.
Quant � son d�vouement pour petit p�re,—comme il appelle Arthur,—c'est du f�tichisme tout pur.
Nous sommes dans la premi�re quinzaine du mois d'ao�t.
C'est le matin.
Il est � peine six heures.
Arthur et Wapwi sont assis sur un quartier de roc dominant la rive droite, tr�s escarp�e � cet endroit, de la rivi�re K�carpoui.
En face d'eux, une grande �pinette, � peine �branch�e sur un de ses c�t�s et jet�e en travers du torrent, sert de pont pour communiquer entre les deux bords.
Vers la droite, � une couple d'arpents de distance, une bu�e de vapeurs blanches monte de l'ab�me o� se pr�cipite la rivi�re, dans sa derni�re chute, avant de m�ler ses eaux � celles de la baie.
Le soleil du matin irise cette vapeur et lui pr�te tour � tour les nuances diverses de l'arc-en-ciel.
—Ecoute, petit, et surtout comprends-moi bien.... dit Arthur �, son compagnon, pench� vers lui.
Wapwi ne r�pond rien; mais il s'approche davantage, et ses yeux noirs, intelligents, se fixent sur son �p�re� adoptif.
Celui-ci reprend, en baissant encore la voix:
—Tu vas traverser la rivi�re sur la passerelle et te diriger sous bois vers le Chalet. Si tu ne rencontres pas Suzanne en chemin et que les jeunes No�l ne soient pas dans les environs, approche-toi de la maison et fais en sorte que la jeune fille te voie. Comprends-tu?
Au lieu de r�pondre, Wapwi s'�loigne vivement, courb� en deux, fait mine de se couler au milieu du feuillage, se dissimule derri�re chaque obstacle; rocher ou arbuste, et se livre � une pantomime des plus r�jouissantes, s'adressant � un �tre imaginaire.
Puis, il revient sans, bruit, riant silencieusement.
Arthur aussi rit de bon coeur, tout en �vitant d'�clater...
—Tr�s bien, mon fils! dit-il. Mais ce n'est pas tout....
Wapwi redevient soudain s�rieux comme un manitou.
—Quand tu seras parvenu � t'approcher d'elle, tu lui diras: �Petite m�re Suzanne, petit p�re Arthur vous attend. C'est, press�. Rejoignez-le sur le bord de la rivi�re, en face de la passerelle. Il sera l� sur le plateau que vous connaissez, tout en haut, au milieu des rocher�. Tu vois cela d'ici, tout droit.
Et le jeune Labarou montre de la main, sur l'autre rive, un escarpement assez �lev�, couronn� par un plateau o� verdissent des masses de sapins touffus.
Wapwi fait signe qu'il a compris et n'ajoute qu'un mot:
—C'est tout?
—Oui... N'oublie pas ce qu'elle te r�pondra.
—Petit p�re sera content.
Et l'enfant, l�ger comme un papillon, s'�lance sur la passerelle tremblante, sans �prouver l'ombre d'un vertige � l'aspect du torrent qui bondit � vingt pieds au-dessous.
Arthur demeure un instant songeur; puis, s'emparant de son fusil, compagnon ins�parable de ses courses matinales dans la for�t, il traverse � son tour la passerelle et se dirige vers le rendez-vous assign�.
A peine a-t-il disparu, qu'une t�te �merge d'un fouillis de broussailles masquant une anfractuosit� de la rive � pic, � quelques pieds de l'endroit o� s'est tenue la conversion rapport�e plus haut.
Cette t�te, livide et haineuse, est suivie d'un corps musculeux et, trapu,—le tout appartenant � Gaspard Labarou.
—Ah! c'est comme �a!.... murmure-t-il avec un ricanement amer On verra bien si la fille de la victime va faire des mamours au fils de l'assassin.... Malheur � eux si!...
Le reste de la phrase est ponctu� par un geste sinistre.
Et Gaspard s'�lance dans la direction du nord, ne s'�cartant pas toutefois de la rivi�re, qu'il a sans doute l'intention de franchir � gu� dans quelque endroit connu de lui seul.
En effet, une dizaine d'arpents plus haut, il rencontre une mince �pinette pench�e au-dessus d'un endroit o� la K�carpoui, profonde et r�tr�cie, coule avec la rapidit� d'un torrent.
Agile et fort, le sombre personnage, mettant son fusil en bandouli�re, grimpe comme un chat jusqu'aux deux-tiers de sa hauteur.
L'arbre, mince et flexible, se courbe, se penche....
Gaspard, suspendu par les mains, l�che prise....
Il est sur l'autre rive.
Alors, il redescend vers la passerelle, mais cette fois en s'�cartant l�g�rement de la rivi�re.
Arriv� au pied du cap, couronn� d'un plateau bois�, o� doivent se rencontrer les amoureux, Gaspard s'arr�te.
Il est en nage.
Ses tempes battent la chamade. Le vertige le menace.
Il para�t chercher � reconqu�rir son calme et fait mine m�me de cacher l� son fusil....
Ses mains � plat pressent son front br�lant....
Mais bient�t un �clair de rage froide passe dans ses yeux durs et, remettant son fusil en bandouli�re, il commence l'ascension du cap!
C'est comme un sauvage, avec des pr�cautions infinies, qu'il met on pied devant l'autre.
Pas une pierre ne roule.
Pas une motte de terre ne s'�gr�ne.
Parvenu au niveau du plateau sup�rieur, Gaspard risque un coup-d'oeil � travers les rameaux �pais.
Arthur est l�, �cartant le feuillage et interrogeant le versant adouci de son observatoire qui regarde la mer.
Se trouvant post� �, sa convenance l� o� il est, Gaspard ne bouge plus et attend.
Une demi-heure se passe.
Puis une heure.
Le soleil monte. L'ombre d�cro�t.
Mais rien ne bouge, rien ne bruit, si ce n'est la rumeur �ternelle des chutes et le vol rapide des oiseaux.
Soudain, � deux pas d'Arthur, le feuillage s'entr'ouvre et Wapwi para�t.
—Petit diable! fait le guetteur en sursautant, je ne t'ai pas entendu venir.... Eh bien, l'as-tu vue?
—Elle vient!.... r�pondit l'enfant. Wapwi a couru fort, fort... pour avertir petit p�re, qui sera content.
Oui, oui, bien content.... Merci! Maintenant, laisse-nous, petit. Retraverse la passerelle et va m'attendre de l'autre c�t� de la rivi�re. Si tu vois quelque chose de suspect, imite le chant du merle tu sais!
—Wapwi veillera et sifflera..
Et, d�valant avec une adresse de singe par la pente qu'il venait de gravir, le jeune Ab�naki disparut en un clin-d'oeil.
E�t-il pris la direction oppos� qu'il se f�t heurt� � Gaspard!
Mais le dieu des amoureux regardait ailleurs, probablement.
L'espion, remis de cette alerte, se dit k lui-m�me:
—D�cid�ment, le diable est pour moi. Tenons bon!
Une vingtaine de minutes s'�coul�rent, pendant lesquelles l'amoureux Arthur pi�tina sur place, bouillant � la fois d'impatience et de crainte.
L'entrevue qu'il allait avoir avec Suzanne acqu�rait, gr�ce aux �v�nements des derniers jours, une importance capitale � ses yeux.
Depuis une semaine enti�re, en effet, la jeune fille �tait invisible pour lui.
Que s'�tait-il pass�!
Pourquoi madame No�l, apr�s avoir paru encourager ses amours avec Suzanne et m�me s'�tre pr�t�e de bonne gr�ce aux projets de mariage �difi�s par les deux jeunes gens, avait-elle tout � coup, du soir au lendemain, chang� compl�tement sa mani�re d'agir?....
Pourquoi Suzanne elle-m�me, l'air triste et les paupi�res rougies, lui avait-elle fait un geste d'adieu d�sesp�r�, la derni�re fois qu'il l'avait aper�ue dans une fen�tre du Chalet?...
D'o� venait la mine soucieuse de sa m�re, � lui, et la sombre pr�occupation de son p�re, surtout depuis ces jours derniers?....
Autant de myst�res � p�n�trer.
Autant de probl�mes � r�soudre.
Arthur avait bien l'intuition que quelque chose se passait hors de sa connaissance et qu'il �tait le pivot autour duquel s'enroulait le fil de certains petits �v�nements se succ�dant coup sur coup depuis quelques jours.
Mais quelle �tait la t�te d'o� sortait tout cela, la main myst�rieuse qui tissait autour de son bonheur cette toile d'araign�e dont les mille mailles guettaient chacun de ses pas?....
La veille au soir, seul avec sa soeur et ses parents, il avait ouvert son coeur � deux battants, narr� par le menu l'histoire courte et na�ve de ses amours; il leur avait fait part de son ardent d�sir d'�pouser Suzanne, aussit�t la venue du missionnaire, en septembre prochain....
Mimie avait battu des mains....
La m�re H�l�ne s'�tait d�tourn�e pour essuyer une larme....
Quant au p�re Labarou, plus sombre que jamais, il s'�tait promen� longtemps dans la cuisine, sans r�pondre, puis avait fini par faire un geste r�solu et dire:
—Il faut que cette situation s'�claircisse et que la lumi�re se fasse! Pas plus tard que demain, mon fils, je me rendrai chez la veuve de Pierre No�l, et ton sort se d�cidera!
Arthur avait remerci� son p�re et, au petit jour, couru sur le plateau bois�, dominant la passerelle, dans l'espoir d'avoir plus t�t des nouvelles, ou du moins de faire part � Suzanne de ses esp�rances.
Il en �tait l�!....
Suzanne allait venir!!
Elle venait!!!
En effet, un pas l�ger froissait les feuilles s�ches tapissant le flanc du cap....
L� ramure s'agitait;...
Une minute encore, et Suzanne parut!
Elle semblait fort anim�e, la belle Suzanne.
Ses joues rougies, l'�clat de ses yeux et la sueur qui perlait � son front disaient haut qu'elle avait couru et que l'�motion la dominait.
—Arthur! cher Arthur, fit-elle en tendant ses deux mains au jeune homme.
—Oh! Suzanne! ma Suzanne! vous voil� enfin! r�pondit Arthur, s'emparant des mains qui s'offraient et y collant ses l�vres.
—Quelle imprudence vous me faites commettre!
—Je ne vivais plus, Suzanne. Songez-y; ne plus vous voir!
—Et moi donc, est-ce que j'�tais aux noces?... Ah! comme j'ai souffert!
—Pauvre Suzette! L�, vrai, vous avez pens� un peu � l'abandonn�?
—Toujours, � chaque heure, � chaque minute....
—Et, cependant, vous vous cachez!.... Je ne puis vous voir! Votre m�re me r�pond, � chacune de mes visites, que vous �tes souffrante, que vous naviguez sur la baie, avec vos fr�res, ou bien qu'elle ne sait pas.... Enfin, elle n'est plus la m�me, votre m�re....
—H�las!
—Vous voyez bien que j'ai raison, puisque vous en convenez....
—Il le faut bien, mon Dieu!
—Mais, enfin, Suzanne, pourquoi ce revirement complet?.... Qu'avons-nous fait de r�pr�hensible?.... Vous savez comme nos intentions sont pures et quel respect accompagne notre mutuelle tendresse.
—Oh! Arthur, ce n'est pas l� que vous trouverez la source de tout ce qui arrive.
—Vous savez quelque chose, Suzanne?
—Peut-�tre bien. Mais je ne suis pas s�re.... je pourrais me tromper.
—Parlez, parlez.
—Eh bien, ma m�re a re�u une visite il y a une dizaine de jours.
—Une visite!.... D'ici, de la c�te?
—Non, de Miquelon.
—Par quelle voie?
—Ce doit �tre par notre barque, car l'�tranger accompagnait Thomas. Vous savez que mon fr�re a �t� toute une semaine au large, en compagnie de votre cousin Gaspard?....
—Je ne sais rien, Suzanne. En effet, Gaspard s'est absent� pendant de longs jours, sous pr�texte d'une excursion de chasse au loin. Mais il est si bizarre, mon taciturne cousin, qu'on ne remarque plus, chez nous, ses frasques.
—Vous avez tort, Arthur. Quelque chose me dit que vous devriez, au contraire, ne pas le perdre enti�rement de vue et m�me vous d�fier un peu de lui.
—De Gaspard!.... Qui peut vous faire croire?....
—�coutez, Arthur....
Et Suzanne, baissant instinctivement la voix, se rapprocha davantage.
Puis elle d�tourna soudain la t�te et pr�ta l'oreille.
—Avez-vous entendu? dit-elle.
—Non.
—On dirait quelqu'un s'agitant dans le feuillage.
Arthur jeta un rapide coup-d'oeil vers l'endroit o� son cousin, dans sa cachette, avait sans doute fait quelque mouvement involontaire.
Puis, haussant aussit�t les �paules:
—Comme vous �tes nerveuse, Suzanne!.... Vous voyez du danger partout.
—C'est vrai, fit la jeune fille, reprenant sa position premi�re. Moi, si vaillante d'habitude, je tremble, depuis quelque temps, � la moindre alerte.
—Cette fois, du moins, ce n'est rien: quelque �cureuil qui prend ses �bats.
—Je vous disais donc: D�fiez-vous de votre cousin; il a les yeux m�chants....
—Ah! ah!
—.... Et je n'aime pas sa fa�on de me regarder.
—Vous �tes si belle!....
—Ne riez pas, Arthur. Ces jours derniers, me voyant les yeux rouges, il me dit avec un mauvais rire:
—Qu'avez-vous, Suzanne?
—�Rien qui vous concerne!� ai-je r�pondu brusquement.
—�Vous �tes-vous querell� avec votre amoureux?� a-t-il ajout� d'un air moqueur.
—��a ne vous regarde pas!� Et je lui ai tourn� le dos. Mais je l'ai vu, dans une vitre de la fen�tre o� je me trouvais, serrant les poings et faisant un geste de menace.
—Une vitre est un mauvais miroir, Suzanne!
—C'est possible, mon ami. N'en parlons plus et soyez prudent.
—Pour vous faire plaisir, je le serai. Mais revenons � votre visite de l'autre jour.
—De l'autre nuit!—car c'�tait la nuit.
—Soit.. Et qu'a fait ce visiteur nocturne?
—Il s'est enferm� avec ma m�re pendant une heure et j'ai �t� emmen�e dehors par mon fr�re, sous pr�texte de ne pas troubler la conversation qu'ils eurent ensemble.
—Ah! diable! fit Arthur, tr�s int�ress�.
—Puis l'�tranger est reparti, accompagn� toujours de Thomas et de l'ins�parable Gaspard.
—De sorte que vous ne savez pas quel �tait cet homme?
—Si... Ma m�re m'a dit que c'�tait un vieil ami de mon d�funt p�re.
—Que venait donc faire chez vous ce myst�rieux personnage?
—Voil� pr�cis�ment ce que je demande en vain � tous les miens, sans pouvoir obtenir d'autre r�ponse que celle-ci: C'est un parent �loign�, un ami de l�-bas. Il faut le croire.
—Mais votre m�re, elle,—votre m�re qui vous aime tant, bonne Suzanne,—a d� vous donner quelques mots d'explications avant de vous soustraire � mes recherches.... je veux dire � ma vue.
—Pauvre m�re, elle est toute boulevers�e de ce qui arrive.... Mes questions semblent lui faire tant de mal!.... Elle se contente de r�pondre: �Ch�re Suzette, j'en suis chagrine autant que toi; mais tu ne dois plus voir ce jeune homme.... Un mariage est impossible entre vous.... Quelque chose de terrible vous s�pare � jamais!�
—Qui ou quoi peut donc nous s�parer, Suzanne?.
—H�las!
—Votre m�re vous l'a dit?
—Il l'a bien fallu; je l'ai tant suppli�e!
—Et c'est?....
—Du sang!
Arthur, foudroy�, chancela.
Un moment, la t�te pench�e, les bras battants, il demeura immobile.
Mais il se secoua aussit�t.
—Adieu! Suzanne, fit-il virilement. Quand nous nous reverrons, je saurai s'il m'est permis de vous aimer.
—Et ce sera?... fit Suzanne, anxieuse.
—Demain matin, ici, � la m�me heure.
—Adieu donc! Arthur.... Ne d�sesp�rons pas.
Le jeune Labarou la vit dispara�tre par le sentier qu'elle avait pris pour revenir.
Un instant plus tard, lui-m�me redescendait la pente oppos�e, tout en murmurant:
—Puisse mon p�re effacer cette tache de sang qui nous s�pare!
—Oui, comptes-y, mon bonhomme! disait en m�me temps, in petto, le cousin Gaspard, tout en se tirant, non sans peine, de sa cachette embroussaill�e.
Puis le tra�tre ajouta:
—Nom d'une baleine! quelle posture fatigante j'avais l�! Tout de m�me, si j'ai mal aux jambes, mon cher cousin doit avoir mal au coeur, lui!
Et il se glissa derri�re Suzanne, �vitant avec soin de se laisser voir.
Environ vers six heures de cette m�me matin�e, une l�g�re embarcation traversait la baie, de l'ouest � l'est.
Elle atterrit en face du Chalet.
Un homme d'une cinquantaine d'ann�es, barbe et teint bruns, chevelure grisonnante, sauta sur le rivage, o� il s'occupa aussit�t � fixer solidement le grappin de l'embarcation.
Puis, cela fait, il se dirigea lentement, le front pench�, vers le chalet, dont les murs blanchis � la chaux ressortaient, � une couple d'arpents du rivage, au milieu des arbres.
Arriv� en face de la porte d'entr�e, regardant l'ouest, il frappa deux coups...
Une voix de l'int�rieur r�pondit....
L'homme entra.
—Jean Lehoulier! s'�cria la ma�tresse du logis, en reculant de deux pas.
—Moi-m�me, Yvonne Garceau!
—Que voulez-vous?.... Que venez-vous faire ici?....
—Je viens dire � la veuve de Pierre No�l: Oublions tous deux la sc�ne du 15 juin 1840 et ne faisons pas porter � nos enfants le poids des fautes de leurs p�res.
La veuve �tendit tr�s haut son bras amaigri et s'�cria avec une sombre �nergie:
—Moi, pardonner au meurtrier de mon �poux, du p�re de mes enfants!.... Jamais!
—�coutez-moi....
—Pourquoi vous �couterais-je?... Quelle justification pouvez-vous m'offrir?... Allez-vous rendre la vie � mon homme, que vous avez tu� � coups de couteau?
Et la veuve, les yeux flamboyants, les poings serr�s, fit un pas vers son interlocuteur.
Celui-ci, calme et triste, ne bougea pas et reprit de sa m�me voix humble:
—Yvonne, je pourrais ici faire appel aux souvenirs de notre jeunesse, � tous deux, de cette �poque o�, libres encore, nous nous aimions et avions d�cid� de nous unir par les liens sacr�s du mariage; je pourrais �voquer ces jours de larmes o� l'on nous for�a de renoncer l'un � l'autre,—vous parce qu'un pr�tendant, plus riche s'offrait, moi parce que le service maritime me r�clamait dans les cadres.... Mais ce n'est pas � la g�n�rosit� de vos sentiments que je viens livrer assaut, par surprise: c'est � votre conscience d'honn�te femme, c'est � votre coeur de m�re que je veux frapper.
—Une m�re peut-elle pardonner � celui qui rendit ses enfants orphelins?
—Une m�re pardonne tout pour le bonheur de ses enfants.... Et, d'ailleurs, Yvonne Garceau, le Fils de Dieu lui-m�me n'a-t-il pas demand� � son P�re la gr�ce de ses bourreaux?
—Le Fils de Dieu avait la force d'En-Haut. Moi, faible femme, je suis impuissante.... Cette sc�ne de meurtre me poursuit, me hante nuit et jour, depuis douze ans.... Et, tenez, au moment m�me o� je vous parle, je la vois; j'y assiste; je vous entends vous �crier:
—Ah! mis�rable tra�tre, apr�s m'avoir pris la femme que j'aimais, tu voudrais encore me voler ma r�putation d'homme d'honneur, en m'accusant de tricher au jeu!.... Eh bien, meurs donc, et puisse ta femme ne pas te survivre!.... Car ce sont l� vos propres paroles, Jean Lehoulier! Celui-ci ne broncha pas.
�levant seulement la main avec solennit�:
—Femme, dit-il, on vous a tromp�e, odieusement tromp�e!.... Quelques-unes des paroles rapport�es sont vraies,—les premi�res! Les autres n'ont pas le sens commun.
La veuve fit un geste pour protester.
Mais Jean continua, sans le remarquer:
—La querelle entre nous n'a pu commencer comme vous dites, puisque jamais je n'ai touch� une carte de ma vie.... Nous ne jouions donc pas. Mais nous �tions un peu gris,—Pierre surtout,—et vous vous souvenez comme il �tait jaloux, le pauvre homme, une fois dans les vignes....
—Oh! bien � tort, vous ne l'ignorez pas.... murmura la veuve, en jetant un rapide regard � son premier amoureux.
—Sans doute, Yvonne; mais, comme tous ses pareils, il n'en �tait pas moins intraitable sur ce chapitre, quand il avait son plumet! Si bien que, ce soir-l�, il m'accusa devant tous les camarades de ne rechercher son amiti� que pour mieux le tromper....; de profiter de ses absences pour m'introduire nuitamment chez vous; bref, de le d�shonorer ni plus ni moins.... �tait-ce vrai, cela?
—Vous savez bien que non.
—C'est ce que je cherchai � faire p�n�trer dans sa cervelle en feu. Mais, �va te faire lan-laire!� il n'entendait plus rien, gesticulant, criant, me mettant le poing devant la face et pi�tinant autour de moi, comme un furieux. Jamais je ne l'avais vu ainsi. Je faisais mille efforts pour conserver mon sang-froid, reculant, tournant en cercle, afin de l'emp�cher de me frapper.
�Les camarades regardaient, chuchotant entre eux, sans toutefois intervenir.
�Je protestais toujours, �vitant � dessein de hausser ma voix au diapason de la sienne. Mais tout de m�me, la moutarde me montait au nez. J'avais des bouff�es de col�re, des envies folles de cogner.
�Il vint un moment o�, fou de rage, ivre de vin, Jean se rua sur moi, son couteau au poing.
�Je tirai aussit�t le mien de sa gaine, tout en parant machinalement du bras gauche.
�C'est en cherchant ainsi � me prot�ger, que j'�prouvai �, l'avant-bras cette sensation inoubliable de froid, bien connue de tous ceux oui ont re�u des coups de couteau.
�La lame avait pass� entre les deux os et ne s'�tait arr�t�e qu'au manche.
�Je poussai un cri de rage et frappai � mon tour, sans voir,—car un nuage de sang faisait tout danser autour de moi.
�Mon adversaire tomba, et il se fit une grande rumeur dans l'auberge.
�Des amis m'entra�n�rent....
�Vous savez le reste. La veuve ne disait plus rien.
Le front pench�, les yeux sombres, elle semblait �voquer, par la puissance du souvenir, cette sc�ne d'auberge o� son homme fut couch� sanglant sur le carreau.
Deux ou trois minutes durant, elle garda ce silence farouche.
Puis elle releva la t�te et, regardant son interlocuteur bien en face:
—Jean Lehoulier, dit elle avec une froide �nergie, vous mentez!
—Madame!....
—Vous mentez, vous dis-je!....
—Yvonne!
—Et, la preuve que vous mentez, je vais vous la donner. Attendez une minute.
Pierre ouvrait des yeux �bahis.
Mais la veuve avait disparu par la porte d'une chambre � coucher,—la sienne,—ouvert un vieux bahut et y fouillait avec ardeur.
Au bout de quelques instants, elle reparaissait, tenant un papier pli� en forme de lettre.
Elle courut aussit�t � la signature et la mettant sous les yeux de son ancien fianc� de l�-bas:
—Reconnaissez-vous ce nom?
—Sans doute: Robert Quetliven!
—Eh bien, �coutez bien ce qu'il m'�crit:
SAINT-PIERRE ET MIQUELON, ce 26 juillet 1852.
MADAME VEUVE PIERRE NOEL, C�te du Labrador,
Madame et vieille amie,
J'apprends que vous �tes sur le point de marier votre fille Suzanne avec le fils de Jean Labarou, votre voisin de la baie K�carpoui. Je le regrette beaucoup pour les deux jeunes gens, mais ce mariage ne peut se faire. Votre d�funt mari, assassin� m�chamment, il n'y a pas encore une �ternit�, se l�verait de sa tombe pour se jeter entre les deux futurs conjoints.
Vous ne comprenez pas!...
Eh bien, apprenez, ma pauvre amie, que ce Jean Labarou dont le fila courtise votre fille Suzanne n'est autre que Jean Lahoulier, qui tua votre mari, par pure rancune, dans l'auberge des Mathurins Sal�s, sur le port de Saint-Pierre, il y aujourd'hui douze ans et quelques semaines...
Mon devoir est fait. Que Dieu vous donne la force de ne pas faillir au v�tre,
ROBERT QUETLIVEN.
—Cette lettre est une infamie! s'�cria Jean Labarou,—� qui nous conserverons ce nom, comme lui le porta toujours, du reste.
—Quoi! ne dit-elle pas la v�rit�? riposta la veuve.
—Sur ce point seulement: que c'est bien ma main qui a tu� Pierre No�l! Mais c'est dans le cas de l�gitime d�fense, apr�s avoir us� de tous les moyens de persuasion pour l'apaiser, apr�s avoir subi patiemment toutes sortes d'injures.... Encore, quoique ab�m� par sa langue m�chante, j'aurais patient�, je serais sorti, sans ce tra�tre coup de couteau qui me fit voir rouge.... Mon bras a frapp�, mais ma volont� n'y �tait pour rien. C'est la douleur physique, produite par l'horrible blessure re�ue sans m'y attendre, qui est cause du malheur arriv�.... Voyez, femme!.... J'en porterai les marques toute ma vie!
Et, retroussant la manche de son habit, Labarou montra � la veuve son avant-bras nu o� deux cicatrices ind�l�biles tranchaient, par leur blancheur livide, sur le ton bruni de la peau.
La veuve ouvrit de grands yeux et fit un geste.
Jean Labarou rabattit sa manche et continua:
—Ah! Yvonne, comme j'ai regrett� ce fatal moment d'oubli, ce mouvement involontaire qui poussa ma main arm�e droit au coeur de mon ami, Yvonne, vous le savez, en d�pit de ses d�fauts!—Mais il est des instants, dans la vie humaine, o� la chair se r�volte contre l'esprit, o� le nerf est plus prompt que la volont�.
J'ai subi les cons�quences de ce r�veil intermittent de la b�te dans l'homme....
Suis-je donc si coupable, apr�s tout?
La veuve ne r�pondit pas, tout d'abord.
Elle se calmait. Elle paraissait �branl�e.
L'homme qui lui parlait, elle l'avait connu jadis. Jeune et bon, plein d'honneur, incapable de d�guiser la v�rit�.
Les ann�es en blanchissant sa t�te en avaient-elles fait un menteur et un l�che?
C'�tait impossible.
Le mensonge, dans la bouche d'un coupable, n'a pas de ces accents �mus qui vont au coeur; la parole, non appuy�e d'une conviction chaleureuse, ne saurait arriver au plus intime de l'�tre, comme la voix do Jean Lehoulier l'avait fait.
Au fond de son coeur, elle sentait se r�veiller, pour l'homme d'honneur inclin� devant elle sous le poids d'un souvenir bien malheureux, mais non coupable, cette indulgence attendrie qu'�prouvent les gens m�rs lorsqu'en fouillant dans les cendres du pass�, il leur arrive d'en voir quelque �tincelle non encore �teinte....
Relevant enfin la t�te, elle regarda Jean Lehoulier bien en face et dit d'un ton tr�s calme:
—Jean Lehoulier je vous crois!.... Les choses ont d� se passer comme vous les racontez....
—Merci, Yvonne! Merci pour nos enfants qui s'aiment, interrompit le p�re d'Arthur.
—.... Mais, continua la veuve, si je vous crois, moi, d'autres feront-ils comme je fais? Mes fils, que vont-ils penser?... Ma fille, elle-m�me....
—C'est juste, voisine: vous voulez des preuves?
Songez, Jean, que Robert Quetliven ne m'a pas �crit de Saint-Pierre m�me.
—Et d'o� vous a-t-il donc �crit, Yvonne?
—D'ici m�me.
—D'ici?.... Il est donc venu?
—Ne le saviez-vous pas?
—Je savais que quelqu'un de l�-bas est, en effet, d�barqu�, il y a une quinzaine de jours, en compagnie de votre fils Thomas et de mon neveu Gaspard. C'�tait donc lui?
—C'�tait lui; et c'est apr�s une longue conversation sur le malheureux �v�nement qui a divis� nos deux familles, que nous en sommes arriv�s � la d�cision qu'il m'�crirait cette lettre... �Avec ce papier, disait-il, vous n'aurez aucune difficult� � convaincre votre voisin qu'une alliance est impossible entre les No�l et les Lehoulier.�
—En effet, madame, les choses se fussent-elles pass�es comme ce Quetliven les arrange,—pour un but que je ne devine pas bien encore,—que je serais le premier � dire � mon fils: �Embarque-toi, mon gars, et va un peu l�-bas faire ton tour de France.�
�Mais je ne veux pas que cet enfant souffre � cause de moi.... Aussi, pr�voyant ce qui allait arriver, ai-je pris mes pr�cautions.... Le missionnaire qui doit nous visiter cet automne,—c'est-�-dire dans un mois au plus,—vous apportera la preuve que les choses se sont bien pass�es telles que je viens de les raconter.
—Et cette preuve?....
—Ce sera le t�moignage du mort lui-m�me!
L�-dessus, Jean Lehoulier salua respectueusement la veuve de Pierre No�l et se retira.
Cette journ�e devait �tre fertile en �v�nements.
On e�t dit vraiment que Cupidon essayait un arc nouveau et des fl�ches dernier mod�le, faisant des blessures incurables.
Vers le milieu de la travers�e de la baie, Jean Labarou croisa, � quelques arpents de distance, un canot d'�corce, � la fois solide et l�ger, qu'une jeune fille �pagayait� avec une s�ret� de main incomparable.
—Mais c'est Mimie! se dit le p�re, un peu �tonn�.
Puis, mettant les deux; mains autour de sa bouche pour mieux diriger sa voix, il h�la:
—Oh�! l�, du canot!
—C'est vous, p�re?.... r�pondit-on, pendant que l'aviron s'immobilisait, appuy� sur le plat-bord.
—Oui, c'est moi. O� vas-tu, comme cela, toute seule, dans cette coquille de noix?.... Ce n'est gu�re prudent!
—Oh! soyez tranquille, p�re: je reviendrai tout � l'heure saine et sauve. Je vais voir seulement si ce galopin de Wapwi n'est pas quelque part par l�....
—Je ne l'ai pas vu. D'ailleurs, je parierais un beau trois-m�ts contre un m�chant �sabot� de Quimper, en Bretagne, que ce n'est pas Wapwi qui te fait courir la haie.
Les deux embarcations s'�taient; rapproch�es.
Aussi la jeune marini�re put-elle r�pondre en baissant la voix:
—Vous gagneriez, p�re.... Ne parions pas. C'est � Gaspard que j'en ai.... Oh! une toute petite surprise que je veux lui causer! Mais il faut que je mettre la main dessus, d'abord, et, pour cela, on a besoin de se lever matin, vous le savez....
—Tu me dis cela d'un air dr�le, petite Mimie! Que se passe-t-il donc?.... Serais-tu m�contente de ton cousin, ma fille?... Est-ce qu'il te ferait des traits, par hasard?
Et Jean Labarou, malgr� ses propres pr�occupations, jeta un long regard sur le beau et p�le visage de sa fille.
Un double �clair jaillit des yeux de Mimie, qui se contenta de dire:
—Peut-�tre!.... Mais laissons l� Gaspard et parlons un peu de mon fr�re Arthur.—Vous avez vu Mme No�l?
—Oui.... Nous nous sommes expliqu�s.... Tout ira bien de ce c�t�-l�, j'esp�re. Nous en causerons avec ta m�re.
—Ah! que je suis contente, petit p�re!.... Ce pauvre Arthur, il me faisait tant piti� avec son gros chagrin!.... Allons! puisque c'est comme �a, je me sauve vite, pour revenir encore plus vite. Bonjour, p�re. A tant�t!
—A tout � l'heure, ma fille.
Chaloupe et canot reprirent leur course en sens contraire et ne tard�rent pas � se trouver hors de port�e de la voix.
La chaloupe traversa en ligne directe et s'en alla prendre terre � son petit havre accoutum�, pr�s de l'habitation Labarou.
Quant au canot, au lieu de poursuivre sa course dans la direction du Chalet, qui lui faisait face, il obliqua vers le nord, longeant la rive sur�lev�e, toute enguirland�e de frondaisons touffues, qui tra�naient jusque dans la mer, et disparut tout � coup au fond d'une petite anse, rendue invisible par les rameaux �pais entre-crois�s en vo�te � quelques pieds de la surface de l'eau.
Une fois l�, plus rien!
Gens de mer et gens de terre eussent �t� bien emp�ch�s de d�nicher l'embarcation et son capitaine enjuponn�.
Mimie Labarou attacha son esquif � une branche de saule et attendit, debout, fouillant de ses grands yeux bleus tout remplis d'�clairs la saulaie bordant la rive.
Quoique fort �pais � hauteur d'homme, ce rideau d'arbustes, d�pourvu de feuillage � quelques pouces du sol, permettait au regard de p�n�trer jusqu'au Chalet des No�l, � deux ou trois cents pieds de l�.
Pendant une dizaine de minutes, la jeune fille demeura ainsi immobile, les yeux fix�s dans la m�me direction.
L� demeurait sa rivale,—celle qui, tout en �tant fianc�e d'Arthur, n'en mena�ait pas moins son bonheur, � elle.
Car Mimie le sentait bien, Gaspard lui �chappait insensiblement.... Un magn�tisme �trange l'attirait de ce c�t� de la baie.... En d�pit de ses protestations d'amour, des ses �lans passionn�s, de ses serments m�me, quelque chose de vague semblait paralyser la langue de son cousin.... Ils ne se parlaient plus avec le m�me abandon.... Les querelles surgissaient � propos de tout et de rien.... Bref, Mimie �tait d�j� assez femme, pour deviner que le coeur de son amoureux n'allait pas tarder � lui glisser entre les doigts, si elle n'y mettait bon ordre.
Et elle se sentait vraiment de caract�re � le faire, l'indolente mais �nergique Mimie!
Voil� pourquoi, secouant enfin son apathie, elle �tait entr�e, ce matin-l�, sur le sentier de la guerre.
Wapwi, pr�venu d�s la veille, devait la rejoindre, aussit�t libre.
C'est lui qu'attendait donc la jeune fille.
Une demi-heure s'�coula.
Les coqs chantaient pr�s de l'habitation des No�l, et les oiseaux prenaient leurs �bats � travers la saulaie.
Mais, de voix humaines, point.
Tout semblait dormir.
Soudain, un bruit l�ger se fit dans le feuillage, une respiration rapide haleta aux oreilles de la guetteuse, et Wapwi encadra sa face cuivr�e entre deux rameaux doucement �cart�s, � deux pouces au plus de son oreille.
—Tante Mimie, dit-il rapidement, ne bougez pas, ne parlez pas; il vient!
—Ah! C'est toi.. petit sauvage!... On n'arrive pas de pareille fa�on,... m'as fait une peur!
Effectivement �tait toute transie, la pauvre fille. Mais, se remettant aussit�t:
—Tu l'as vu?
—Je le suis depuis tant�t.
—D'o� vient-il?
—Il espionne petite m�re No�l.—Il est m�chant l'oncle Gaspard.
—Ainsi c'est pour cette fille qu'il court les bois du matin au soir? dit am�rement Mimie, sans relever la derni�re observation.
Wapwi fit un haut-le-corps qui voulait dire clairement: �Dame, tu devais bien t'en douter!�
Puis pr�tant un instant l'oreille, il saisit le bras de sa compagne:
—Chut! fit-il, les voil� tous deux!
—Je veux voir et entendre.
Et la jeune fille, aid�e du petit sauvage, sauta aussit�t sur la berge de la saulaie, tr�s �paisse � cet endroit de la rive, et fit quelques pas � travers l'enchev�trement de la v�g�tation.
Puis Wapwi, qui servait de guide, s'arr�ta et se blottit derri�re un gros hallier, invitant, par une pression �nergique de la main, sa compagne � l'imiter.
Le sentier, conduisant des chutes au Chalet, passait � quelques pieds de l�.
Deux voix, l'une railleuse et claire, l'autre suppliante et sourde, alternaient dans le silence environnant.
—Ainsi, disait la voix railleuse, cette belle passion vous est venue comme cela tout d'un coup, en apprenant ce que vous appelez mon malheur?....
—Ne riez pas, Suzanne!... r�pliquait l'organe fun�bre,—celui de ma�tre Gaspard,—quand je vous ai vue, vous si belle, courir ainsi vers une destin�e terrible, j'ai trembl� pour vous, d'abord; puis la piti� m'est venue.... Et, comme de la piti� � l'amour il n'y a qu'un pas, je l'ai vite fait ce pas....
—Vous avez de si bonnes jambes, monsieur Gaspard!
—Avez-vous le courage de rire en un pareil moment?
—En v�rit�, je devrais plut�t pleurer, peut-�tre? Le fait est, futur cousin, que si r�ellement un ruisseau de sang me s�parait, comme vous l'affirmez, de mon fianc� Arthur, je n'aurais pas, moi, la jambe assez longue pour le franchir. Mais, tranquillisez-vous, monsieur Gaspard, votre ruisseau de sang n'est qu'un tout petit filet, que beaucoup d'amour et de foi chr�tienne effaceront bien vite....
—Ce serait une horreur, Suzanne, une alliance entre bourreau et victime!
—L�! l�! monsieur Gaspard, ne faites pas tant de z�le et laissez-nous mener notre barque � notre guise. Quant � votre amour si d�sint�ress� et si charitable, gardez-le pour ma belle-soeur, cette ch�re Mimie, qui le m�rite bien plus que moi.
—C'est l� votre dernier mot, mademoiselle? fit Gaspard mena�ant.
—C'est mon dernier mot, monsieur!
—Peut-�tre changerez-vous d'avis bient�t...
—Que voulez-vous dire?
—Rien autre que ce que je dis, Suzanne No�l. Sur ce, je voua souhaite le bonsoir.
—Adieu, monsieur.
Gaspard fit un pas pour s'�loigner. Mais il avait encore une vilenie sur le coeur:
—A propos, dit-il en persiflant, je ne veux pas, vous savez, que mon cousin vous donne mon nom de Labarou, qui est un nom honn�te, celui-l�. C'est madame Lehoulier, entendez-vous,—un nom tach� du sang de votre d�funt p�re,—que vous vous appellerez, une fois mari�e.
—M�chant! murmura Suzanne avec d�go�t.
—Canaille! cria une autre voix, �clatante celle-ci, qui fit tressaillir Gaspard.
Et, avant qu'il e�t eu le temps de se reconna�tre, Euph�mie Labarou, ses beaux cheveux cr�p�s flottant sur le cou, ses grands yeux bleu d'acier �tincelants, tombait debout devant lui.
—Mimie! s'�cria Gaspard, reculant d'un pas.
—Et bien, oui, c'est moi!.... R�p�te un peu ce que tu viens de dire, grand l�che!
Et, comme le cousin ahuri ne desserrait plus les dents, Euph�mie Labarou, se retournant vers Suzanne, lui dit en lui prenant les mains:
—Mademoiselle Suzanne, c'est ma sainte patronne, � coup s�r, qui m'a conduite ici.... Je ne vous aimais pas beaucoup; j'avais dea pr�ventions contre vous, � cause de ce garnement-l�... Mais, maintenant que je vous ai vue, et surtout entendue, je vais vous ch�rir comme une soeur.—Le voulez-vous?
Pour toute r�ponse, Suzanne se jeta dans les bras de Mimie, et les deux jeunes filles s'embrass�rent plusieurs fois.
Ce qui provoqua chez Wapwi un tel sentiment de plaisir, que le petit sauvage se prit � pirouetter sur les mains et les pieds, comme un vrai clown de cirque.
Gaspard seul ne prit aucune part, cela se con�oit, � l'all�gresse commune. Il fit m�me mine de s'�loigner. Mais Mimie le cloua net sur place, en disant d'un ton qui n'admettait pas de r�plique:
—Gaspard, ne t'avise pas de te sauver.... Je t'emm�ne avec moi, tu sais!
Et tel �tait l'�trange magn�tisme exerc� par cette singuli�re fille, que le cousin courba la t�te, sans m�me r�pliquer.
Il est vrai qu'un �clair de fureur, aussit�t r�prim�, illumina un instant ses traits durs.
Mais personne ne s'en aper�ut, car les jeunes tilles �changeaient leurs adieux.
—Ne vous pr�occupez de rien, Suzanne, disait Euph�mie Labarou.... J'ai rencontr� mon p�re, tout � l'heure, sur la baie.... Il revenait d'une entrevue avec votre m�re....
—Vraiment? interrompit l'autre.
—Et il m'a dit, continua Mimie: �Tout ira bien!�
—Il a vu ma m�re: ah! que je suis heureuse!
—Esp�rons, Suzanne, et au revoir!
—Oui, petite soeur, au revoir!
Euph�mie et Gaspard se dirig�rent vers le canot, sans �changer une parole.
Gaspard s'�tendit nonchalamment � l'avant, laissant � la capitaine Mimie le soin de manier l'aviron.
Quant � Wapwi, avant de retenir par la passerelle, en haut des chutes, il voulut prendre cong� � sa fa�on de Mlle No�l,—c'est-�-dire en frottant la main de la jeune fille contre sa joue.
Mais Suzanne le dispensa de ce c�r�monial ab�naki, en lui donnant tout bonnement deux gros baisers, bien retentissants, sur les joues et lui disant:
—Va, cher petit, vers ton ma�tre, et raconte-lui ce que tu as vu.
—Oui, petite m�re; et Wapwi lui dira aussi que tu as embrass� un.... sauvage.
Cela dit, Wapwi, tout fier de son esprit, d�tala en riant silencieusement.
Suzanne fit de m�me, mais avec moins de retenue.
Elle riait encore en arrivant au Chalet.
Tout dormait chez les Labarou.
La nuit, faiblement �clair�e par un mince croissant de lune, �tait sonore,—si l'on peut employer ces deux mots pour rendre le grand silence de la nature endormie, travers� seulement par le monotone mugissement des cataractes.
Deux heures venaient de sonner.
La fen�tre d'une sorte d'appentis, adoss� au mur d'arri�re de la maison, s'ouvrit doucement, et une t�te brune, coiff�e d'une casquette de loup-marin, surgit de l'entre-b�illement.
Cette t�te tourna � droite, tourna �, gauche et se dressa m�me en l'air, inspectant, �coutant, se rendant compte enfin de tout ce qui pouvait tomber sous deux de ses sens principaux: la vue et l'ou�e.
Satisfait en apparence de son investigation, le propri�taire de la susdite,—ma�tre Gaspard, s'il vous pla�t,—mit un pied sur l'appui de la fen�tre et, fort l�g�rement, ma foi, sauta au dehors, sur le gazon.
Puis il referma silencieusement la fen�tre et s'�loigna � pas de loup.
Arriv� pr�s d'un hangar, servant de remise pour les agr�s, seines � p�che, outils de charpentier, etc., notre homme y p�n�tra, pour en sortir aussit�t avec une hache et une �gohine.
Puis jetant un dernier coup-d'oeil sur l'habitation plong�e dans le sommeil, il partit d'un pas relev�, courbant le dos, se faisant petit comme un malfaiteur.
Une fois sous bois, loin de toute oreille indiscr�te, Gaspard se d�partit un peu de sa rigidit� habituelle, ou plut�t il releva son masque.
Dans la for�t, il �tait chez lui, et les sapins � aspect de saules pleureurs devenaient ses confidents.
-Nom de nom—de nom—d'une vieille baleine morte de la pituite!.... grommelait-il, en voil� une journ�e pour toi, mon vieux Gaspard!... Tes plans d�jou�s!.... Un voyage aux Iles pour rien, l'oncle Jean devenu un petit saint aux yeux de la m�re No�l, et, par-dessus tout, toi, vieille b�te, surpris comme un �colier en flagrant d�lit de trahison amoureuse par cette infernale Mimie, � qui le diable.... ou moi tordrons le cou un de ces jours!... Voil�, ton bilan, mon bonhomme!
Et, courbant la t�te, Gaspard se rem�morait les d�sastres subis la veille, en ce jour marqu� d'une pierre noire.
—Oh! cet Arthur, grommelait-il, quel obstacle dans mon chemin!... S'il n'�tait pas l�, Suzanne m'aimerait, peut-�tre! Oui, elle finirait par m'aimer, � coup s�r.... J'en ferais tant pour elle!... Je braverais les col�res du Golfe: le vent, la mer, la foudre, n'importe quoi!... J'irais lui tuer des ours jusqu'� la baie d'Hudson, pour le seul plaisir de lui en offrir les peaux....
Mais il y a Arthur, le fils de mes bienfaiteurs.... Mes bienfaiteurs!.... H�! qu'est-ce qu'ils ont donc tant fait pour moi, apr�s tout, cet oncle et cette tante?.... Est-ce que je ne leur rends pas cent fois, en travail, le pain que je mange � leur table?
Quant � Arthur, parlons-en de ce mignon, de ce pr�f�r� pour qui rien n'est trop bon!....—�Arthur, prends garde � ceci, prends garde � �a!.... Ne va pas attraper une fluxion par ce brouillard humide!.... Laisse ton cousin porter ce fardeau: c'est trop pesant pour toi!.... Gaspard, mon gar�on, veille bien sur lui; il est si d�licat!�....—Voil� les recommandations que j'entends tous les jours.
J'en ai assez!.... J'en ai trop!.... L'ai-je un peu rong�, mon frein, depuis des ann�es!.... Un orphelin, un enfant sans p�re ni m�re, �a ne compte pas!.... Trop heureux quand on ne le laisse pas crever de faim!...
Et le malheureux, ingrat et l�che, prenait ainsi plaisir � se forger des griefs imaginaires contre ses parents adoptifs, dans l'espoir d'endormir sa conscience et de colorer de pr�textes trompeurs le sinistre projet qu'il allait accomplir!
Il marchait toujours, cependant.
Le bruit des chutes grandissait, s'enflant des �chos prolong�s qui roulaient dans la vall�e de la K�carpoui.
Bient�t, ce fut un tonnerre ininterrompu et tr�s impressionnant, par une nuit comme celle-l�.
Gaspard, apr�s avoir gravi diagonalement la pente douce des premiers contreforts de la masse montagneuse, venait de d�boucher sur la rive droite de la K�carpoui.
Devant lui, mais bien plus bas, le tronc d'arbre servant de passerelle laissait tra�ner dans l'eau tourbillonnante l'extr�mit� des branches de sa face inf�rieure....
Au-del� du torrent, le cap du Rendez-Vous,—ainsi baptis� par l'amoureux jaloux lui-m�me,—dressait ses hautes assises, h�riss�s de buissons de sapins et couronn� de conif�res �pais.
Le premier regard du nocturne visiteur fut pour la passerelle; le second pour le plateau.
—C'est l� qu'ils viendront, au petit-jour,—se dit-il avec rage,—se moquer de ce pauvre Gaspard, enlev� hier par une jeune fille contrefaite Car elle l'est, Contrefaite, cette infernale Mimie, en d�pit de son beau visage!.... Quelle humiliation, tonnerre de Brest!... et comme j'ai d� para�tre sot aux yeux de la fi�re Suzanne!.... Ah! mademoiselle Mimie, que vous allez donc me payer cher ce triomphe d'une heure et cet ascendant, aussi ridicule qu'inexplicable, qui fait de Gaspard Labarou un petit gar�on craintif quand vous �tes l�!.... Aujourd'hui, fi�re Mimie,—que dis-je? dans quelques heures,—�vos beaux yeux vont pleurer�, comme dit la chanson de Malbrough; le cadavre de votre fr�re, broy� dans les chutes, ira peut-�tre s'�chouer devant votre porte, � moins que ce ne soit en face du chalet de sa fianc�e!....
Ici, Gaspard, tout en se disposant � s'engager sur la passerelle, parut avoir r�ellement sous les yeux le spectacle des deux femmes au d�sespoir contemplant un corps sans vie.
Et cette vision au lieu de le taire revenir sur une d�cision infernale, l'affermit au contraire dans son projet.
—Allons! fit-il avec une sombre r�solution, c'est dit!.... Un quartier de roc, comme j'en vois un, l�, dans le lit de la rivi�re, aura roul� du haut du cap et f�l� le tronc d'arbre, pendant la nuit. Ce sera un accident, du reste. A l'oeuvre, Gaspard: il ne faut pas que la belle Suzanne appartienne � un autre que toi. Non, cela.... Plut�t la mort!
Et, r�solument, il gagna le milieu de la passerelle.
Arriv� l�, il d�roula de sa ceinture une longue ficelle, arm�e d'un plomb de sonde � l'une de ses extr�mit�s.
Laissant tomber le plomb dans un remous, o� l'eau ne faisait que tourner en cercle, il mesura exactement la distance entre le fond solide et la passerelle.
Puis, faisant un noeud � la ficelle, il revint sur ses pas.
Cherchant alors des yeux autour de lui, il avisa bient�t une jeune et mince �pinette, haute d'une vingtaine de pieds, qu'il abattit et �brancha avec sa hache.
Il la coupa � la longueur voulue, apr�s avoir pris ses mesures sur sa ficelle.
Puis il regagna le milieu du tronc d'arbre.
Plongeant alors un des bouts de la perche, pr�par�e un instant auparavant, dans l'eau du torrent, il assujettit l'autre sous la passerelle, comme un pilotis.
—Comme cela, dit-il, je ne serai pas expos� � ce que ce maudit pont se rompre sous mon propre poids, pendant que je serai � la besogne.
Enfin commen�a l'oeuvre infernale.
Couch� � plat-ventre, Gaspard scia avec son �gohine la face de la passerelle regardant l'eau, ne laissant intacte qu'une �paisseur suffisante pour emp�cher l'arbre de se rompre par son seul poids.
Puis, revenant en arri�re, il contempla son travail.
Rien n'�tait visible, naturellement.
Le mince trait de scie disparaissait compl�tement aux regards, � quelques pieds de distance.
Quant au pilotis protecteur, il avait disparu dans le cousant aussit�t que le poids du sinistre ouvrier eut cess� de faire peser la passerelle sur lui.
Tout allait bien.
Le guet-apens �tait sup�rieurement organis�.
L'oeuvre de mort allait r�ussir!
Gaspard Labarou eut un sourire de d�mon et reprit le chemin de son lit, disant:
—Maintenant, mon tourtereau, tu peux aller rejoindre, ta tourterelle. Seulement, tu n'en reviendras pas!
Au petit jour,—c'est-�-dire vers six heures environ,—un jeune homme � l'air �veill�, � la mine joyeuse, suivi d'un gamin d'une quinzaine d'ann�es, escaladait les pentes rocheuses et maigrement bois�es qui servent d'arri�re-plan � la baie de K�carpoui.
Les deux promeneurs se dirigeaient vers la passerelle.
C'�tait Arthur Labarou, flanqu� de l'ins�parable Wapwi.
Tous deux paraissaient de fort bonne humeur et devisaient gaiement.
La matin�e �tait belle; les oiseaux chantaient; le soleil, d'un beau rouge-feu, r�pandait sur le paysage cette clart� douce des premi�res heures du jour, ti�dissant � peine la fra�cheur balsamique �man�e, pendant la nuit, des arbres r�sineux de la for�t.
—Petit, la vie est bien belle parfois! disait Arthur.
—Oui, oui, bonne, la vie, le matin, quand il fait soleil!.... r�pliquait l'innocent Wapwi.
—Enfant!.... tu ne vois, toi, que par les yeux de la t�te. Mais, moi, c'est par les yeux du coeur que je regarde en ce moment, et je vois de bien jolies choses, va!
Wapwi, un peu �tonn�, promenait sa vue per�ante tout autour de lui: sur les croupes des collines mouchet�es de verdure, sur le vaste golfe o� le roi de la lumi�re jetait une poussi�re d'or et jusque dans les gorges sinueuses de la rivi�re, d'o� montaient lentement des brouillards iris�s.
Il n'apercevait que le panorama accoutum�, qui valait certes bien la peine d'�tre admir�, mais qui ne l'�mouvait pas autrement, l'ayant eu tant de fois sous les yeux.
De guerre lasse, il se r�signa � garder le silence et � s'avouer que �petit p�re� Arthur �tait bien mieux dou� qu'un enfant ab�naki, puisqu'il poss�dait deux jeux d'organes visuels: l'un en dehors, l'autre en dedans.
Le jeune Labarou observait, en souriant, le travail d'esprit auquel se livrait son compagnon.
Voyant que celui-ci n'arrivait � aucun r�sultat et ne comprenait toujours pas, il lui dit, en lui tapant l�g�rement sur la joue:
—C'est inutile, petit, ne cherche plus: tu ne trouveras rien, �tant trop jeune pour avoir �prouv� le sentiment qui me fait voir tout en beau gr�ce aux yeux de mon coeur: cela s'appelle l'amour!
—L'amour! l'amour! r�p�ta l'enfant. C'est donc �a, petit p�re, que tu as dans le coeur pour petite m�re?
—Justement, mon fils! Tu y es! s'�cria Arthur, riant cette fois tout de bon.
—Wapwi aussi l'aime bien, m�re Suzanne! dit entre haut et bas l'enfant: elle a mis sa bouche couleur de ros� sur les joues d'un petit sauvage.... Bonne, bonne, petite m�re Suzanne!
—Oh! oui, va! fit chaleureusement l'amoureux Arthur: bonne autant que belle!
Puis il ajouta, songeur:
—C'est dr�le, tout de m�me.... Cet enfant aime r�ellement Suzanne autant que je l'aime moi-m�me.... Seulement, ce n'est pas comme moi!
Ainsi devisant, les deux promeneurs arriv�rent � la passerelle.
Tout y �tait en ordre ou, du moins, paraissait tel.
Mais, au-dessous, le torrent, grossi par les pluies de quelques jours auparavant, avait les allures d�sordonn�es d'une v�ritable cataracte.
Les basses branches du tronc de sapin couch� en travers trempaient dans le courant, qui leur imprimait un mouvement de va-et-vient r�gulier, quoique assez inqui�tant.
Pour le quart-d'heure, Arthur se moquait bien de ces oscillations!
Ayant lev� les yeux vers la cime du cap, en face, il avait entrevu un mouchoir blanc agit� par une main de femme....
En avant donc!
Il s'�lan�a....
Mais il n'avait pas fait la moiti� du trajet, que la passerelle se rompit par le milieu et s'ab�ma dans le torrent.
Deux cris domin�rent un instant le tapage des eaux heurt�es: l'un pouss� par une voix de femme,—cri de terreur! l'autre par un organe masculin,—clameur d'agonie!
Puis... l'�ternelle chanson des chutes!
Les voix humaines s'�taient tues.
Le gouffre entra�nait sa victime.
O� �tait donc Wapwi, le d�vou� enfant des bois?
Allait-il laisser, p�rir son ma�tre, sans tenter un effort pour le sauver!
Nous allons bien voir....
Wapwi avait re�u l'ordre d'attendre, sur la rive droite, le retour de son compagnon.
Il �tait donc l�, le suivant des yeux, au moment o� la passerelle �'effondra, et, chose singuli�re, � l'instant pr�cis de la catastrophe, il pensait justement � la possibilit� d'un accident de cette nature.
Dire qu'il n'eut pas une seconde d'�motion terrible serait conraire � la v�rit�.
Affirmer absolument aussi qu'il fut pris par surprise, en voyant le tronc d'arbre se rompre, ne rendrait pas, non plus, exactement son �tat d'�me....
Nous dirions presque qu'il s'y attendait,—o� du moins que son instinct de sauvage l'avertissait que quelque �v�nement impr�vu allait arriver,—si nous pouvions analyser une sensation aussi vague, un pressentiment aussi rapide, que celui qui l'�treignit soudain au moment o� Arthur mettait le pied sur la maudite passerelle.
Domin� par ce singulier pressentiment, il avait jet� un rapide coup d'oeil en aval, dans la direction de la plus prochaine chute, � deux arpents au plus de distance.
Et c'est justement � ce qu'il pourrait faire, en cas d'accident, que pensait le jeune Ab�naki, lorsque l'�v�nement redout� eut lieu.
Sans m�me pousser un cri, il prit sa course du c�t� de la chute, cassa en un tour de main une longue gaule de fr�ne, d�vala sur le flanc escarp� de la rive et se trouva,—Dieu sait par quel miracle d'adresse!—sur une �troite corniche � fleur d'eau, saillant de quelques pouces en dehors de la muraille � peine d�clive qui endiguait le torrent, un peu en haut de la courbe form�e par la nappe d'eau tombante.
La rivi�re, en cet endroit, avait bien une cinquantaine de pieds de largeur; mais, comme elle taisait un l�ger coude vers l'est, le courant portait naturellement du c�t� o� se tenait Wapwi, et l'enfant pouvait esp�rer que son ma�tre passerait � port�e d'�tre secouru.
C'est, en effet, ce qui arriva.
Retard� dans sa marche par ses branches qui grattaient le lit du torrent, le tron�on d'arbre, qu'heureusement Arthur avait pu saisir en tombant, n'avan�ait que par bonds et en ex�cutant une s�rie de mouvements giratoires, qui rapprochaient le naufrag� tant�t d'une rive, tant�t de l'autre.
A une dizaine de pieds de la corniche o� se tenait Wapwi, Arthur se trouva, pendant quelques secondes, � port�e de saisir la perche tendue � bout de bras...
—Prends, petit p�re! cria Wapwi, et ne tire pas trop fort, si tu ne veux pas m'entra�ner � l'eau.
Arthur saisit machinalement la perche et se laissa glisser de son �pave...
Dix secondes apr�s, il �tait dans les bras de Wapwi, sur l'�troite corniche.
Au m�me instant, ce qui restait de la passerelle s'ab�mait dans la chute...
La premi�re pens�e du jeune Labarou fut de jeter vers le ciel un regard de reconnaissance; mais sa seconde, assur�ment, fut pour son jeune sauveur.
Il le serra dans ses bras, comme une m�re e�t fait pour son enfant.
—Mon petit Wapwi, lui dit-il en m�me temps, tu m'as sauv� la vie!.... Sans toi, sans ton courage intelligent, je serais l�, dans l'ab�me creus� par la chute!.... D�sormais, c'est entre nous � la vie � la mort,—souviens-toi de cela!
Wapwi, les yeux �tincelants de plaisir, frotta son front sur les mains du �petit p�re�.
Cette na�ve caresse exprimait, dans l'id�e du petit Ab�naki, le comble du bonheur.
Mais, soudain, la figure de Wapwi changea d'expression.... Ses yeux s'agrandirent.... Son bras se dirigea du c�t� de l'est....
—Petite m�re Suzanne! dit-il.
Arthur regarda.
Dominant d'une vingtaine de pieds le torrent d�cha�n�, un �norme rocher se dressait � pic sur la rive gauche, en face; et, sur ce socle g�ant, une blanche statue de femme, les bras et les yeux lev�s vers le ciel, semblait lui adresser une fervente action de gr�ce.
Nous disons: statue!.... Et elle en avait bien l'air, cette jeune fille agenouill�e dans une immobilit� en quelque sorte hi�ratique, les cheveux en d�sordre et p�le comme une morte, laissant monter, elle, la vierge mortelle, l'ardente reconnaissance de son coeur jusqu'aux pieds de la Vierge immortelle!....
Tr�s �mu le jeune homme la contemplait, n'osant parler, comme s'il e�t craint de troubler quelque mystique incantation.
Suzanne s'�tant relev�e, il lui cria:
—Merci, merci, Suzanne!.... Mais ne restez pas l�!.... Je tremble pour vous!.... Retournez l�-bas!
Et il lui indiquait la direction du Chalet.
La �statue� s'anima, et un blanc mouchoir s'agita dans ses mains. Mais ses paroles n'arriv�rent point jusqu'aux naufrag�s, � cause du fracas des eaux.
Elle fit un dernier geste d'adieu et disparut au milieu des sapins.
Quant � Arthur et son sauveur, ils escalad�rent, non sans peine, la berge � pic et reprirent, eux aussi, le chemin de la maison paternelle.
Le guet-apens avait rat�!
Comme on le pense bien, la chose fit du bruit dans Landerneau,—nous voulons dire dans K�carpoui.
Bien que le naufrag� lui-m�me se montr�t tr�s sobre de commentaires, et surtout de suppositions, on n'en construisit pas moins, gr�ce � l'imagination des femmes, un drame des plus noirs o� les pauvres sauvages de la c�te jouaient le vilain r�le.
C'est Gaspard qui �mit le premier cette id�e....
N'avait-il pas, les jours pr�c�dents, d�couvert des pi�ges et des trappes, tendues ci et l� dans la savane, par des mains inconnues?
Qui donc venaient chasser si pr�s des deux seules familles blanches de la baie, sinon les Micmacs du d�troit de Belle-Isle?
Et, d'ailleurs, � l'appui de cette th�se, ne pouvait-on pas supposer que les parents de Wapwi, irrit�s de l'enl�vement de leur petit compatriote, r�daient autour de l'�tablissement fran�ais, dans le but de reprendre leur bien?....
A cela Arthur r�pondait, en haussant les �paules:
—Laisse-nous donc tranquilles, toi, avec tes histoires!.... Tu sais bien que Wapwi n'a pas de parent� micmaque, puisqu'il est Ab�naki et vient du sud!....
—D'accord; mais il y a sa belle-m�re,—sa belle-m�re inconsolable!
Et Gaspard riait d'un petit rire sonnant faux.
—Oh! l�! l�!... cette grande guenon qui battait son beau-fils � coup de trique, comme s'il e�t �t� un simple mari?.... En voil� une femme pour se faire du mauvais sang � cause qu'il est parti!
—H�! bon Dieu, c'est peut-�tre leur fa�on d'aimer, � ces brigands-l�!
—Les vraies m�res, je ne dis pas.... Mais la veuve du pauvre vieux que nous avons ensabl� l�-haut, dans la savane, doit avoir d'autres soucis que de courir apr�s un enfant qu'elle ha�ssait comme peste.
—Alors, c'est par pure m�chancet� qu'ils ont fait le coup,—si toutefois quelqu'un a touch� � la passerelle.
—Pas m�chants, pas m�chants sans raison, les sauvages!.... murmura Wapwi.
Gaspard regarda l'enfant avec des yeux mauvais;
—Toi, silence, petite vermine!.... Ne viens pas d�fendre tes amis.
—Gaspard! fit Arthur, �levant le ton.
—Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?
—Laisse cet enfant: tu n'as que des mots durs pour lui.
—Faut-il donc se mettre la bouche en coeur pour lui parler?
—Il a sauv� ma vie, Gaspard!
—La belle affaire!.... Puisqu'il se trouvait l�, � point nomm�.
—Quand tu y aurais �t� toi-m�me, je parie bien que tu ne serais pas arriv� � temps pour me harponner au passage, comme il l'a fait.
—Peut-�tre!.. On ne sait pas....
Et le cousin ajoutait en lui-m�me: �Ah! mais non, par exemple. Pas si b�te!�
Ces propos s'�changeaient sous l'auvent du hangar o� se serraient les articles n�cessaires � la p�che et o� se pr�parait le poisson destin� � �tre encaqu�.
Ce hangar, assez vaste, �tait divis� en deux compartiments; l'un o� se faisait la salaison, l'autre servant d'atelier de tonnellerie.
Une petite forge, munie de sa large chemin�e, y �tait attenante.
C'est dans cette derni�re partie de l'�difice que se tenait le plus souvent Wapwi, en qualit� de souffleur du p�re Labarou, le ma�tre-forgeron.
Quant il n'�tait pas � son soufflet, Wapwi ne quittait gu�re Arthur, � moins que ce ne fut pour aider les deux femmes.
Car il ne se m�nageait point, l'agile enfant, et faisait tout en son pouvoir pour se rendre utile.
Aussi il fallait voir comme tout le monde l'aimait dans la famille, � l'exception toutefois de Gaspard, qui ne perdait jamais une occasion de lui t�moigner son aversion.
Quinze jours s'�taient �coul�s depuis la catastrophe de la passerelle.
Peu � peu, le souvenir de cet �trange accident s'affaiblissait dans l'esprit des int�ress�s.
Arthur lui-m�me n'y pensait plus, ou du moins semblait n'y plus penser.
Seul, un membre de la petite colonie en avait l'esprit occup�.
Et c'�tait.... Wapwi.
Diable!... Pourquoi donc l'enfant se martelait-il la t�te avec un accident vieux de deux semaines?
Nous sommes forc� de faire ici un aveu, un bien p�nible aveu....
Wapwi—ce mod�le de gratitude, ce vase contenant la quintessence de l'affection filiale,—Wapwi avait un d�faut, un grand d�faut:
Il �tait chauvin!
On avait accus�, apr�s l'accident de la rivi�re, ses compatriotes cuivr�s d'avoir organis� ce guet-apens odieux, en faisant tomber un �norme caillou, arrach� des flancs du cap...
Wapwi voulait prouver la fausset� de ce soup�on en retrouvant les deux ou du moins l'un des bouts de la dite passerelle. Une fois en possession de cette pi�ce justificative, on verrait bien, oui ou non, si le tronc de l'arbre avait �t� sci� ou s'il s'�tait rompu sous un choc pesant.
Qu'il r�uss�t � mettre la main sur ce simple morceau de sapin, et tout de suite les soup�ons �taient d�tourn�s pour se voir reporter sur le v�ritable coupable, que Wapwi ne serait pas en peine de d�signer, le cas �ch�ant.
Voil� � quoi, le jour et la nuit, songeait l'enfant.
Il avait bien fait des recherches des deux c�t�s de la baie, le long du rivage.
Mais, sans doute, le courant de la rivi�re avait entra�n� au large les deux bouts du tronc d'arbre encore garni d'une partie de ses branches, car il n'avait rien trouv�.
—Ils seront descendus jusqu'� Belle-Isle.... se disait Wapwi, ou bien ils sont all� s'�chouer sur le rivage de Terre-Neuve.... Il faudra que j'aille par l�, l'un de ces jours.
�Si je retrouve le sapin avec une cassure ordinaire, les sauvages ont fait le coup.
�Mais s'il y a un trait de scie � l'endroit de la rupture, le coupable... c'est... l'oncle Gaspard!
�Les sauvages ne tra�nent pas de scie avec eux, quand ils vont en exp�dition.
�Au reste, il n'y a dans les bois, autour d'ici, ni Micmacs, ni Ab�nakis, ni Montagnais. Les trappes que l'oncle Gaspard dit avoir d�couvertes pr�s de la rivi�re, Wapwi sait mieux que personne qui les a tendues, puisque c'est lui-m�me....:
�Il faut bien que la marmite de la m�re Labarou soit fournie du gibier!�
Et, sur ce raisonnement tr�s juste, comme canevas, Wapwi brodait les plus fantastiques fioritures.
Pour l�gende � ce travail d'imagination enfantine, il y avait ces mots: je veillerai!
De l'autre c�t� de la baie, chez les No�l, les choses continuaient aussi d'aller leur train ordinaire.
L'accident de la passerelle avait, sans doute, caus� une vive alerte, surtout dans l'esprit de Suzanne; mais on avait attribu� la rupture � une cause toute fortuite, comme la chute d'un caillou pesant plusieurs tonnes.
Ainsi l'expliquait, du moins, Thomas, le chef de la petite colonie.
Quant � ce qui avait fait choir ce caillou, les avis �taient partag�s....
�taient-ce les pluies torrentielles des jours pr�c�dant la catastrophe ou la main criminelle des sauvages?
Thomas accusait ces derniers, tout comme le faisait Gaspard.
Les autres opinaient pour une d�gringolade accidentelle.
Personne, on le voit,—pas plus � l'est qu'� l'ouest de la baie,—ne soup�onnait que la passerelle e�t �t� sci�e malicieusement.
Telle �tait la situation dans les premiers jours de septembre.
Ajoutons cependant qu'� l'est comme � l'ouest, chez les No�l, comme chez les Labarou, certains remue-m�nage inusit�s, un branle bas g�n�ral de nettoyage, divers travaux de couture et autres pr�paratifs ayant une signification �nigmatique... laissaient pr�voir que quelque �v�nement m�morable devait se passer sous peu.
En effet, le 15 septembre,—c'est-�-dire dans une dizaine de jours au plus, une grande visite �tait attendue....
Celle du missionnaire!
Or, � l'occasion de cette visite bisannuelle, le premier mariage entre gens de race blanche serait c�l�br� � K�carpoui....
Celui d'Arthur Labarou et de Suzanne No�l!
Il avait bien aussi �t� question d'unir Gaspard et Mimie.
Mais les deux fianc�s, d'un commun accord,—ou plut�t d�saccord,—avaient remis la partie au printemps suivant.
Jusque l�, il pouvait couler joliment de l'eau sous les ponts.
La go�lette courait, b�bord amures, vers la c�te, pendant qu'� droite d�filait rapidement le littoral tourment� de Terreneuve.
Bien qu'� une dizaine de milles de distance, la ligne bois�e des pointes et des baies, les saillies des caps, les taches sombres des for�ts se dessinaient successivement, et avec une grande nettet�, sur l'horizon de l'est, � mesure qu'on avan�ait vers le nord.
Il �tait sept heures du soir.
Thomas No�l, envelopp� d'un imperm�able de grosse toile huil�e et coiff� d'un chapeau �galement � l'�preuve de l'eau, tenait la barre.
A ses c�t�s, la pipe aux l�vres et le regard obstin�ment fix� sur la c�te nord, un jeune homme, � l'air renfrogn� et dur, �tait debout, gardant son �quilibre en d�pit de la houle, par un simple mouvement des reins.
Ce gar�on-l� devait avoir le pied marin, car cette houle, tr�s haute et rencontr�e de biais, faisait rouler le petit vaisseau comme un simple bouchon do li�ge.
Mais, soit habitude, soit pr�occupation, le personnage en question semblait aussi � son aise sur ce pont mouvant que sur le plancher des vaches,—comme les marins appellent d�daigneusement la terre ferme.
C'�tait,—on l'a devin�,—Gaspard Labarou.
Les deux comp�res, revenaient d'une courte excursion de p�che le long du littoral fran�ais,—french shore—, de Terreneuve; et, apr�s avoir pr�par� temporairement leur poisson, ils se h�taient de regagner K�carpoui pour l'encaquer d�finitivement.
Toutefois, au moment o� nous les mettons en sc�ne,—le 12 septembre au soir,—leur conversation n'avait aucunement trait � leur m�tier de p�cheurs.
—Mon vieux, disait Thomas, tu n'es gu�re pers�v�rant et je te croyais plus solide.... Quoi! parce que tu as manqu� ton coup une premi�re fois, te voil� d�courag� et pr�t � abandonner la partie!....
—Il y a bien de quoi perdre confiance, aussi, nom d'un phoque! r�pondait Gaspard, les dents serr�es.... Une affaire si bien mont�e!... Un coup si sup�rieurement organis�, manquer cela, � quelques secondes pr�s!—Car, enfin, si ce moricaud de Wapwi f�t arriv� seulement une demi-minute plus tard, mon cousin faisait le saut!
—Ah! pour �a, oui!... Et un rude plongeon, encore!
—Et j'aurais le chemin libre pour arriver � ta soeur!
—Rien de plus vrai. Pas un concurrent � trente lieues � la ronde!
—Chien de sort! C'est ce qui s'appelle n'avoir pas de chance.
—Dame!....
—Une d�veine de pendu....
—Un peu.
—Et manger son avoine en grin�ant des dents.
—Le fait est que ta position....
—Eh bien, oui, ma position...?
—Est assez humiliante.
—Ah! tu l'avoues!... Elle est tout simplement impossible, ma position!
—Ah! bah!
—De quelque c�t� que je me retourne, je ne vois que des visages soup�onneux: Mimie, sans en avoir l'air, ne me perd pas de vue; mon oncle et ma tante me semblent tout �chose�; Arthur para�t envahi par de vagues soup�ons; quand � ce petit Ab�naki de malheur, il me fait toujours l'effet de mijoter quelque complot contre moi....
—Imagination que tout cela, mon camarade!
Gaspard, sans r�pondre, reprit apr�s un instant d'absorption en lui-m�me:
—Quant � chez-vous, je devine aussi des sentiments de d�fiance � mon �gard.
—Tu es fou... Personne � la maison n'a l'ombre d'un soup�on.
—Qu'en sais-tu?.... As-tu bien observ� ta soeur?
—Oh! ma soeur, elle est comme toutes les petites filles qui vont se marier: elle ne pense qu'� ses toilettes.
—A cela et � autre chose, je le jurerais!
—A quoi donc?
—A une certaine confidence que je lui ai faite, la veille de....
—De l'accident! acheva Thomas, avec un sourire narquois.
—Tu dis bien: de l'accident,—car c'en est un; il faut que c'en soit un!
—On y aidera; va toujours.
—Je lui ai r�v�l�, comme tu ne l'ignores pas, le meurtre commis par mon oncle.
—Et tu as bien fait. Je te l'avais conseill� du moment que j'ai appris la chose.
—Mais j'ai un peu fard� la v�rit�, en la laissant sous l'impression que mon oncle avait �t� l'agresseur.
—Il para�t que c'est notre p�re qui a tap� le premier, remarqua tranquillement Thomas.
—L'oncle Labarou pr�tend cela, du moins; mais c'est � prouver.
—La m�re No�l est convaincue qu'il dit vrai: il n'y a donc plus � revenir l�-dessus. D'ailleurs, la preuve viendra en son temps, affirme-t-elle.
—Elle est de bien bonne composition, ta m�re!.... et j'en connais qui ne s'accommoderaient pas si vite d'une affirmation int�ress�e...
—Laissons l� ma m�re, veux-tu? fit remarquer Thomas.—Ce qu'elle fait est bien fait.
Gaspard se le tint pour dit et n'insista plus.
Pendant quelques minutes, on garda le silence.
La go�lette courait all�grement, grand largue, vers la baie de K�carpoui, dont on commen�ait � distinguer les pointes.
Dans une couple d'heures, au plus, si la brise tenait bon, on embouquerait ce bras de mer et l'on pourrait dire bonsoir aux �bonnes gens�.
Mais, pr�cis�ment, la brise se prit � mollir petit � petit.
Gaspard en fit la remarque.
—Le vent tombe, dit-il... Pourvu qu'il ne nous l�che pas tout � fait!...
—Ce n'est qu'une accalmie, r�pondit Thomas, apr�s avoir observ� le firmament. M'est avis que si le nordet se repose, c'est pour reprendre des forces.
—Ah! tu crois donc qu'il ferait grand vent demain soir?....
—Grand vent et grande mer; nous voici � l'�quinoxe.
—Ma foi, tant pis!
—Pourquoi dis-tu cela?
—Parce que demain, Arthur et moi, nous devons passer la nuit sur l'�lot du large, tu sais?....
—A l'entr�e de la baie?.... Je connais �a. Mais qu'allez-vous faire l�?
—La guerre, mon vieux; une guerre � mort aux canards, outardes et autres volatiles qui viennent, � mar�e basse, s'y empiffrer de mollusques et de graviers.
—Ah! ah! fit Thomas.
Puis il s'arr�ta une seconde pour r�fl�chir. Apr�s quoi, regardant fixement son ami:
—Mais il va faire un temps de chien, demain la nuit, ou je ne connais plua rien aux signes de l'air!
—Peu importe; il faut bien profiter dea basses mers pour approvisionner de gibier les deux maisons, en vue des..... noces!
Et Gaspard pronon�a ces derniers mots sur un ton si singulier, que son compagnon fixa encore sur lui un regard narquois.
—Hum! hum! fit-il � voix basse.
—Tu dis?.... interrogea l'autre.
—Rien.... Ah! mais si!.... Dis donc, mon vieux, sais-tu qu'� mar�e haute, demain entre minuit et une heure, il y aura peut-�tre une vingtaine de pieds d'eau vers l'�lot?
—�a ne m'�tonnerait pas. Nous approchons de l'�quinoxe, et il a tant vent� de l'est!
—Et vous aller passer la nuit l�, Arthur et toi?
—Une partie de la nuit, du moins. C'est � mar�e basse et vers le commencement du montant que le gibier afflue sur le sable de la petite gr�ve, par bandes incroyables.
—Vous ferez une belle chasse!.... murmura Thomas, soudain tr�s pr�occup�.
—Qu'est-ce qui te prend donc? lui demanda Gaspard, s'apercevant de son trouble.
—Oh! rien.... �a serait pourtant un beau coup! marmotta le jeune No�l, comme se parlant � lui-m�me.
—Quel coup?.... Voyons, quelle est ton id�e?
—Une hallucination.... qui me passe tout � coup devant les yeux!
—Et cette hallucination te fait voir?....
—L'un de vous deux abandonn� par son compagnon sur l'�lot....
—Hein! fit Gaspard, sursautant.
—Et disparaissant sans laisser de traces, emport� par la mar�e montante.... acheva Thomas, sans avoir l'air d'y toucher.
Gaspard eut une seconde de stup�faction et devint tr�s p�le.
Il regarda son compagnon.
Mais celui-ci, le coup port�, semblait uniquement occup� de sa barre de gouvernail, qu'il manoeuvrait pour embouquer la baie.
On arrivait
Plus un mot ne fut �chang�.
Les deux hommes, apr�s une course d'un petit quart-d'heure vers le fond du bras de mer, abaiss�rent les voiles, jet�rent l'ancre et descendirent dans la chaloupe du bord, pour d�barquer.
Au moment o� Gaspard �tait d�pos� sur la rive ouest par son compagnon,—qui, lui, devait traverser seul de l'autre c�t�,—il lui dit d'une voix �trange:
—Nous reverrons-nous demain?
—Je ne crois pas. Il est mieux que tu penses seul � ton affaire.
—Comme tu voudras. Mais, si je me d�cide, me jures-tu le silence?
—Je ne trahis jamais un ami.
—Et m'aideras-tu ensuite � obtenir la main de Suzanne?
—Mon comp�re, si ce n'�tait pour te donner � Suzanne, pourquoi donc me m�lerais-je de votre rivalit� entre cousins?
—Ecoute, Thomas.... Si jamais je deviens ton beau-fr�re, nous ferons de beaux coups, tous deux, je ne te dis que �a!.... Tu es un homme, et je me sens de taille, moi aussi, � faire autre chose que la petite p�che, pr�s des c�tes.
—Voil� qui est parler.... Bonne chance, mon vieux, et... du nerf!
—A revoir. Il y aura du grabuge dans la baie, apr�s-demain!
Les deux comp�res se quitt�rent, sur ces mots, et regagn�rent leur logis.
Comme, tr�s probablement, il ne devait pas s'�couler plus de deux ou trois jours avant l'arriv�e du missionnaire, on s'employait ferme des deux c�t�s de la baie.
Les jeunes gens de la rive ouest avaient promis, pour leur part, dea monceaux de gibier � plume.
Aussi, d�s l'heure convenue, les deux cousins sont � leur poste.
La nuit s'annonce belle.
� part de grands stratus, allong�s tout l�-bas sur l'horizon de l'est, vers Terreneuve, le ciel est gris, presque bleu, ouat� ci et l� de petits nuages transparents au travers desquels s'entrevoient des �toiles.
Rien � craindre, par cons�quent, des caprices de la mer.
Il est vrai que les chutes de la K�carpoui font un vacarme inaccoutum� et qu'il passe des souffles intermittents, sur les hauteurs, dans la cime des sapins....
Mais, vers le soir, quand tout se tait dans la nature, le moindre bruit vous a des sonorit�s si �tranges!....
Embarque, embarque donc, matelots et chasseurs!
Les fusils sont d�pos�s avec pr�caution � l'avant de la chaloupe, les rames mises en place, et vogue la gal�re vers l'�lot du Large!
Cette �le minuscule,—appel�e aussi la Sentinelle,—g�t par le travers de l'ouverture de la baie, � quelques encablures en dehors d'une ligne qui passerait par ses deux pointes extr�mes.
A mar�e basse, c'est une agglom�ration de rochers, bord�s d'une �troite lisi�re de sable et n'offrant pas plus que quelque deux cents pieds de d�veloppement irr�gulier.
Mais la mar�e haute, surtout quand elle est pouss�e par le vent d'est soufflant en rage de l'entonnoir de Belle-Isle, le recouvre quelque fois de plus de douze pieds d'eau.
Il faut donc profiter du baissant,—comme on dit ici pour reflux—, si l'on veut faire un s�jour de quelques heures sur la Sentinelle, dans un but de chasse ou de p�che.
Or, les deux cousins, marin fort exp�riment�s d�j�, ne pouvaient ignorer cette circonstance.
Aussi la lune n'avait-elle pas d�crit plus d'un tiers de l'arc de sa course nocturne, lorsqu'ils s'embarqu�rent.
La mer pouvait avoir cinq heures de baissant, et l'�l�vation des astres au-dessus de l'horizon septentrional disait � l'oeil entendu qu'il �tait entre onze heures et minuit.
Il fallait, en temps ordinaire, une bonne demi-heure pour gagner l'�lot.
Cette fois, le trajet se fit en une vingtaine de minutes.
On ne parlait pas. Mais on nageait ferme.
Une v�ritable contrainte refoulait, de la bouche au cerveau, les pens�es des rameurs.
Et il y a mille � parier contre un que la m�me cause agissait chez chacun d'eux.
Donc, � part le claquement cadenc� des rames entre les tolets et le bruit grandissant des chutes de la K�carpoui, aucune parole humaine ne r�veillait les �chos de la baie solitaire, dont le fond, envelopp� d'ombre, semblait se reculer de cent toises � chaque effort dea rameurs.
La belle nuit!
Comme il faisait bon vivre et comme le coeur de ces jeunes gens, dans la primeur de la vingti�me ann�e, devait battre librement en cette soir�e de septembre, tout embaum�e des senteurs balsamiques qu'apportait la brise du nord!
Eh bien, non!
Le coeur de ces adolescents, exub�rants de force et de sant�, secouait au contraire leur poitrine par ses heurts in�gaux.
L'amour, la plus forte des passions,—surtout � cet �ge de la vie—les tenait crisp�s sous son �treinte....
L'�volution morale in�vitable �tait arriv�e pour eux; le coup de foudre du premier amour,—et du premier amour dans les circonstances particuli�res d'isolement o� ils se trouvaient,—venait de les frapper....
Et la fatalit� voulait que ce f�t la m�me femme que les deux cousins convoitassent!....
Qu'allait-il arriver pendant cette nuit grise, o� les �toiles scintillaient � peine � travers l'ouate serr�e de l'atmosph�re et o� le moindre bruit se r�percutait d'une fa�on insolite?....
Ce qui allait arriver?
C'est le DRAME,—le drame que se racontent encore, autour de l'�tre abrit� ou pr�s du feu de campement, les p�cheurs de la c�te labradorienne ou les aborig�nes des savanes int�rieures.
* * *
—Hop! �a y est. J'ai cru que nous n'arriverions jamais!
—Quelle impatience!.... A peine un quart-d'heure ou vingt minutes pour faire deux milles....
—Pas davantage, tu crois?
—Deviens-tu fou?.... Tu sais bien qu'il ne faut pas plus de temps.
—C'est bon, c'est bon, capitaine Gaspard; vous ne perdrez jamais la boule, vous!
—C'est que je ne suis pas amoureux, moi! r�pliqua Gaspard, avec une intonation �trange.
Puis il ajouta, d'une voix blanche:
—Qui donc aimerait Gaspard Labarou sur cette c�te maudite?
—Qui? dit aussit�t Arthur, en haussant les �paules; mais ma soeur Euph�mie, parbleu!.... D'o� sors-tu donc ce soir?
—Mimie!..... Oh! la bonne farce!.... Ah! ah! Mimie Labarou, ma cousine ou plut�t ma soeur!..... Mimie, ah!
—Quoi!.... Qu'y a-t-il de si dr�le dans ce nom-l�?.... Il me semble que tu ne faisais pas tant la petite bouche, il y a quelques semaines, et que tu n'�tais pas si d�daigneux � l'endroit de ma soeur! Est-ce que l'arriv�e de nos voisines auraient d�j� �teint ton beau feu?
—Fi...-moi la paix, entends-tu! gronda Gaspard, d'un ton rogue; et, surtout, que je n'entende plus le nom de ta soeur, cette nuit. �a m'agace, oh! l�, l�!
Et Gaspard accompagna cette onomatop�e d'un geste si mena�ant, qu'Arthur, tout ahuri, ne put qu'ajouter:
—Tiens! tiens!... Je m'en doutais bien un peu; mais me voici �clair� tout de bon.... Ah! le sournois!
Et la figure un peu eff�min�e du fr�re de Mimie blanchit sous son h�le.
Gaspard fit un geste vague, mais ne r�pondit pas.
La chaloupe abordait, du reste.
Une toute petite crique s'�chancrait dans la masse rocheuse, du c�t� ouest, havre minuscule ayant un bon fond de sable et enserr� entre deux caps jumeaux.
C'est l� qu'on atterrit.
Le grappin fut aussit�t jet� par-dessus bord et transport� vers le fond de l'anse, jusqu'� l'extr�mit� de sa cha�ne.
La mer monte si vite en ces parages, que cette pr�caution n'�tait pas inutile, si l'on voulait s'�viter le d�sagr�ment de se jeter � la nage pour reprendre la chaloupe, quand il s'agirait de retourner � terre.
Puis chacun de nos chasseurs se munit de son capot de marin, du fusil destin� � l'h�catombe qui se pr�parait et de quelques provisions de bouche....
Et les deux cousins gagn�rent aussit�t leurs postes, sortes de niches dominant la gr�ve en h�micycle o� venaient s'�battre � mar�e basse les palmip�des de la r�gion avoisinante.
Des hauteurs o� ils �taient install�s, � une cinquantaine de pieds tout au plus l'un de l'autre, les chasseurs, en croisant leurs feux, pouvaient balayer toute la gr�ve.
Gare aux outardes, canards et autres oiseaux aquatiques qui oseraient s'y aventurer!.... Ce serait bien miracle s'il en r�chappait quelques-uns sans blessures.
Quand tous ces pr�paratifs furent termin�s, minuit avait d� sonner au cadran c�leste.
La mer �tait tout � fait basse.
Le gibier, suivant ses habitudes locales, n'allait pas tarder � surgir de tous c�t�s pour faire, avant le retour du flot, sa cueillette de mollusques et de graviers.
D�j� m�me, de divers points de l'horizon embrum� par quelques bu�es nocturnes, se faisait entendre des couin! couin! d'appel, sorte de diane sonn�e trop t�t par quelque palmip�de affam�.
Les chasseurs, le fusil charg�, l'oeil et l'oreille aux aguets, attendaient, en soufflant mot.
Soudain Gaspard, s'�tant retourn� vers le fond de la baie, s'�cria:
—Hein! qu'est-ce que c'est que �a?
—Quoi donc? fit Arthur, faisant lui aussi volte-face.
—Une lumi�re chez nos voisins!
—C'est un fanal.... �a se d�place.
—On dirait un signal; la lumi�re est tourn�e en cercle, � bout de bras.
—C'est vrai. A qui s'adressent ces appels?.... C'est ce que nous ne pouvons savoir.
—Peut-�tre bien!....
Et Gaspard, en articulant ces trois mots d'un ton singulier, plongeait ses prunelles sombres au sein des demi-t�n�bres flottant sur la baie.
Puis il ajouta d'une voix am�re:
—Que le diable emporte le fou ou.... la folle qui se d�m�ne ainsi dans la nuit, au lieu de dormir honn�tement dans son lit!
—La folle, dis-tu! fit Arthur avec un haussement d'�paules. Quelle femme se hasarderait sur la gr�ve, au beau milieu de la nuit?
—Une amoureuse, parbleu!
—Oh! oh! la bonne plaisanterie! Et qu'irait faire une amoureuse, � pareille heure, sur la rive de la K�carpoui?
—Des signaux � son amant! r�pliqua Gaspard avec une rage concentr�e.
Puis il ajouta � mi-voix, comme s'il se fut parl� � lui-m�me:
—La gueuse! Malheur � elle! malheur!....
—Tu es fou et jaloux! ricana Arthur, en se levant pour mieux entendre un bruit �trange, grandissant, qui semblait venir du fleuve, � l'orient, r�percut� par les mille �chos de la baie.
C'�tait la brise de l'est qui s'�levait, le fameux nordet, lequel, apr�s s'�tre repos� vingt-quatre heures, revenait � la charge avec des forces nouvelles.
Gaspard, que cette interruption des �l�ments avait, fort � propos, emp�ch� de r�pondre, �couta lui aussi ce souffle fra�chissant de seconde en seconde, et il parut se calmer comme par enchantement.
Un �trange sourire arqua ses minces l�vres et il dit d'un ton d�gag�, qui contrastait singuli�rement avec sa voix mena�ante d'un instant auparavant:
—Une petite brise de nord-est?.... Bravo! c'est �a qui va nous amener les canards.
Comme si elle n'e�t attendu que cette r�flexion, une forte vol�e de palmip�des parut � quelques encablures vers l'est, faisant retentir les �chos de couin! Couin! assourdissants.
L'instinct du chasseur se r�veilla aussit�t chez les deux rivaux, et chacun se tapit dans sa niche.
Cependant, les canards s'�taient abattus avec grand fracas sur la petite baie et se d�hanchaient dans un m�li-m�lo de contremarches pesantes, tout en fouillant le sable de leurs longues et larges mandibules.
Tout � coup, sur un signal: Pan! pan!!.... Pan! pan!!.... quatre coupa de feu �clatent dans la nuit.
Que de couin! couin!.... grand saint Hubert!.... Et quels bruits d'ailes!!
Une nu�e de volatiles s'�l�ve dans les airs, tournoie, s'�loigne un peu, tournoie encore, h�site pendant quelques secondes, puis revient stupidement s'abattre sur la plage abandonn�e un instant auparavant.
Les chasseurs alertes avaient eu le temps de descendre de leur embuscade, de ramasser les bless�s et les morts et de les jeter dans leur embarcation.
Ils rechargeaient leurs armes.
Puis quatre nouveaux coups des fusils � double canon firent encore d�guerpir la vol�e babillarde, diminu�e do plusieurs innocentes victimes, que l'on envoya rejoindre leurs confr�res morts, dans la chaloupe.
Bref, ce man�ge se renouvela deux heures durant, les bandes succ�dant aux bandes, aussi stupides les unes que les autres.
Trois heures du matin allaient sonner au firmament.
Il fallait songer au retour.
Du reste, la mer montait depuis longtemps; la plage �tait submerg�e, et la chaloupe, retenue par son grappin, dansait; d'une fa�on inqui�tante, sur les vagues, faisant ressac derri�re l'�lot.
Arthur �tait rayonnant.
Cette chasse l'avait gris�.
Toute sa bonne humeur lui �tait revenue, et il chantonnant gaiement, tout en faisant ses appr�ts de d�part.
Gaspard, lui, avait une figure dr�le.
Tr�s p�le, la mine sournoise, l'oeil m�chant, il avait l'air de quelqu'un en train de se d�cider � faire un mauvais coup, mais h�sitant � franchir le Rubicon qui le s�pare du crime.
Si Arthur, moins affair�, e�t pu l'observer, il aurait certes �t� forc� de remarquer son attitude �trange, ses yeux flamboyants, ses poings crisp�s....
Qui sait!....
Peut-�tre aurait-il pu �viter la catastrophe que l'autre organisait � son intention.
Mais il songeait bien � cela, vraiment!
Sa pens�e, jeune et chaude, s'�lan�ait par del� la baie, franchissait le seuil du chalet blanc, traversait la grande cuisine et s'arr�tait dans une chambre assombrie par la nuit, o� reposait � cette heure m�me la pure jeune fille qu'il aimait.
Enfin, tout �tant par�, Gaspard, qui retenait l'embarcation pr�te � quitter le rivage, dit � son cousin, occup� � fureter encore ci et l�:
—Ah! �a! Arthur.... Et ton capot cir�, vas-tu le laisser ici, par hasard?
—Il n'est pas dans la chaloupe?
—Mais non, te dis-je.... Monte vite l�-haut. Tu l'as oubli�.... Surtout, ne fl�ne pas.
Ce disant, sans m�me se retourner, le mis�rable donna une vigoureuse pouss�e � l'embarcation et sauta dedans.
Quand Arthur, entendant un bruit de rames heurt�es, se retourna, la chaloupe se trouvait d�j� � un arpent de l'�lot, entra�n�e par la tourmente qui se d�cha�nait dans toute sa fureur.
Le pauvre gar�on ne put que lever vers le ciel ses bras impuissants, pendant que sa voix g�missait dans un sanglot:
—Gaspard, mon fr�re!....
—Ne te d�sole pas! lui cria Gaspard, ricanant comme M�phisto. Je cours voir quelle est la belle somnambule qui te t'ait des signaux la nuit.... Adieu, mon tr�s cher cousin!
—Gaspard! Gaspard!! apporta encore aux oreilles du fratricide la brise vengeresse....
Puis ce fut tout.
L'�lot disparut dans la brume, et les cris dans le fracas de la tourmente.
Le fanal tourn� en cercle, pendant la nuit du drame, �tait bien un signal.
Seulement, ce n'�tait pas une main de femme qui le levait, ce fanal.
Gaspard e�t-il connu ce d�tail, que peut-�tre le d�mon de la jalousie ne l'e�t pas mordu aussi cruellement.
Mais le coup �tait fait; le coup, longtemps, mais confus�ment r�v� dans la cervelle de ce sauvage de race blanche abandonn� � toutes les fureurs de la passion....
Il ne restait plus d'autre alternative � l'auteur du guet-apens, que d'en tirer le meilleur parti possible.
D'abord, il lui faudrait expliquer la catastrophe, la disparition de son cousin, tout en ne laissant aucun doute sur le r�le h�ro�que que lui, Gaspard, avait jou� dans ce drame nocturne, d'o� il ne revenait que par miracle.
Telles �taient les pens�es du mis�rable au moment o�, entra�n� par les vagues �normes soulev�es par la temp�te, il voyait l'�lot dispara�tre dans les brumes et les embruns qui couvraient la baie.
Mais il n'eut gu�re le loisir d'�laborer un plan quelconque � cet �gard, car le soin de sa propre conservation le rappela vite au sentiment du danger imm�diat que lui-m�me courait.
En effet, seul dans une embarcation l�g�re, n'ayant ni le temps de dresser le m�t, ni celui de mettre le gouvernail en place, il se voyait contraint de gagner terre � la godille, recevant les lames de biais et fort emp�ch� de garder l'�quilibre dans la coquille de noix qui le portait.
Pendant une bonne moiti� du trajet, les choses all�rent tant bien que mal.
La chaloupe fuyait vers l'ouest et d�passait la pointe submerg�e de la baie, mais se rapprochait tout de m�me du rivage.
Toutefois, les lames frappant de biais, d�ferlaient � chaque instant par-dessus sa joue et l'alourdissaient rapidement des masses d'eau qu'elles y d�versaient.
Il vint un moment o� Gaspard eut peur....
En fouillant du regard l'espace brumeux qui le s�parait de terre, il ne vit qu'un chaos mouvant de brouillards �pais, et plus loin,—bien loin, se figura-t-il,—la ligne sombre de la c�te, � peine estomp�e dans l'obscurit�.
Ces erreurs de distance sont fr�quentes, la nuit, surtout quand on a l'esprit frapp� comme l'avait le mis�rable.
Gaspard se crut perdu.
Ses bras engourdis ne pouvaient plus donner � la rame avec laquelle il godillait l'impulsion �nergique n�cessaire au progr�s de l'embarcation....
Et les lames embarquaient toujours!....
Et le vent hurlait de plus en plus!....
Et, � travers ces clameurs de temp�te, le fratricide croyait entendre la voix d�sesp�r�e du pauvre Arthur, seul sur son �lot � demi-submerg� et voyant venir fatalement une mort terrifiante!....
Oui, le fratricide eut peur, une peur de b�te accul�e en face des chasseurs....
Mais, de remords, point!
M�me � cet instant supr�me o� il se crut vou� au gouffre, il ne regretta pas ce qu'il avait fait.
Plut�t mille morts, que de voir son cousin aim� de Suzanne No�l!
Telle �tait l'intensit� de sa jalousie!
Il vint pourtant un coup do mer qui lui arracha un cri d'angoisse tardive...
La chaloupe, prise de flanc par une avalanche d'eau, fut soulev�e comme une plume au milieu d'une pluie d'embruns fouett�e par la rafale et alla s'abattre sur un �l�ment solide, rocher ou sable, o� elle demeura immobile.
Gaspard, emport� par dessus bord, s'en fut tomber t�te premi�re � quelques pieds de l�, ressentit une commotion violente au cerveau et perdit connaissance.
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Combien de temps demeura-t-il ainsi priv� de sentiment, la face dans le sable et les bras �tendus?
Il aurait �t� bien emp�ch� de le dire, lorsqu'il reprit ses sens.
Mais comme la nuit semblait moins sombre, Gaspard estima qu'il s'�tait bien �coul� deux heures depuis le moment o� il avait �t� projet� sur le sol.
Au reste l'horizon blanchissait vaguement, tout l�-bas, dans l'est, et la mer, toujours furieuse, battait la gr�ve non loin des c�tes.
La, mar�e,—une de ces terribles mar�es �quinoxiales qui gonflent outre mesure les embouchures des fleuves,—avait port� le flot jusqu'aux premiers arbres du pied des falaises.
C'�tait sur une masse rocheuse � moiti� couverte de sable que la chaloupe �tait venue s'�ventrer; et, chose singuli�re, la pointe � ar�tes vives qui lui avait ouvert le flanc �tait de nature si r�sistante, qu'elle demeura sans se rompre dans l'ouverture, immobilisant du coup l'embarcation.
On con�oit comment Gaspard, emport� par son �lan, alla piquer une t�te � quelques pieds de distance et resta presque assomm�....
Cependant, voici notre homme qui se ranime.
Il commence par se dresser sur les genoux, en s'aidant de sea deux bras arc-bout�s contre le sol.
Mais c'en est assez pour un premier mouvement....
La t�te est trop lourde encore.... Des �tincelles voltigent devant les yeux du bless�.... Il va tomber la face contre terre....
Non, pourtant. Le diable, son patron, lui viendra en aide.
La blessure s'est rouverte, et le sang coule abondamment, inondant la figure....
Gaspard sourit....
Et ce sourire, irradiant cette figure sanglante; cette lumi�re au sein d'une ombre �paisse, a quelque chose d'infernal.
—Quelle mise en sc�ne pour le d�nouement du drame!... murmure le sinistre personnage.... Apr�s une lutte terrible contre les �l�ments d�cha�n�s, le survivant arrive chez les parents atterr�s, couvert de sang, la t�te fendue, tremp� comme une loque mise � lessiver. Il s'arr�te en face du logis.... Sa t�te se courbe, ses genoux fl�chissent.... Il ne peut articuler un mot....
�On accourt.... On s'�meut.... La m�re a un cri: Et.... Arthur?�
�Le survivant courbe de plus en plus la t�te, force ses yeux � produire quelques larmes; puis, sans un mot, l�ve vers le ciel ses bras tremblants et.... s'affaisse, priv� de sentiment, comme tout � l'heure.
�Mais cette fois, ce ne sera que pour la frime!.... Car je n'aime gu�re ce genre de pantomime, bon pour les femmes,—et encore!....
�Voil� mon programme pour l'arriv�e!
�Et je d�fie bien le diable lui-m�me, mon digne patron, de venir me contredire!!!....�
Apr�s ce soliloque, Gaspard semble reprendre possession de son sang-froid ordinaire.
Au bout d'une minute employ�e � r�fl�chir, il reprit:
—Et, d'abord, cette blessure si opportune! il ne faut pas qu'elle fasse trop des siennes, qu'elle d�passe les bornes d'une honn�te h�morragie.... C'est qu'elle saigne, la gaillarde, comme si elle �tait s�rieuse!
Le mis�rable y porte la main, palpe, sonde du doigt, s'assure que l'os est intact et finit par dire:
—Ah! bah! une �gratignure!.... Gardons-nous bien de laver la chose: �a lui �terait du gabarit!.... Une simple compresse d'eau sal�e pour fermer le robinet au sang, et en route!
Aussit�t dit, aussit�t fait.
Gaspard d�chire un morceau de sa chemise de grosse toile, arrache une poign�e d'herbes, qu'il trempe dans l'eau sal�e, assujettit cette compresse sur la plaie de sa t�te, noue sous son menton le lambeau de chemise....
Et le voil� pans� provisoirement!
La fra�cheur des herbes tremp�es dans l'eau sal�e lui procure un soulagement imm�diat.
Ses id�es s'�claircissent; son cerveau se d�gagea: il peut analyser froidement la situation.
D'abord, le coup de l'�lot a-t-il r�ussi?
Gaspard s'avance sur le bord de la mer et jette un long regard vers le large, dans la direction de l'ouverture de la baie, au sud-est....
Rien.
La mer affol�e danse une gigue macabre au-dessus des rochers o� il a abandonn� son cousin.
Le cadavre du malheureux, roul� de vague en vague, doit �tre � l'heure pr�sente en plein golfe, entra�n� par le courant de Belle-Isle. qui porte au sud pendant le flux.
Au baissant, le noy� prendra-t-il le chemin du d�troit, on celui qui longe la c�te ouest de Terreneuve, pour gagner l'Oc�an?
Cela importe peu � Gaspard.
Le cadavre d'un ennemi sent toujours bon; et, qu'il vienne s'�chouer dans les environs de K�carpoui ou sur les rivages de la grande �le, ce cadavre ne pourra raconter � personne le drame de la nuit pr�c�dente, ni emp�cher Gaspard Labarou d'�pouser Suzanne No�l.
Telles furent les conclusions auxquelles en arriva le fratricide, apr�s son inspection du golfe.
Restait la chaloupe � mettre en �tat d'affronter l'examen des gens soup�onneux.
Ce n'�tait qu'un jeu d'enfant pour Gaspard.
Que fallait-il �tablir, en effet, pour appuyer la narration qu'il avait arrang�e dans sa t�te?
Tout simplement ceci: qu'au moment de quitter l'�lot, la chaloupe, soulev�e par une lame, �tait retomb�e sur une pointe de roc et s'�tait d�fonc�e.
Le grappin �tant lev�, on avait d� partir comme cela, entra�n� par la tourmente.
Alors commen�a une lutte �pouvantable contre les �l�ments en furie....
Combien de temps dura cette lutte, rendue impossible par la perte des rames et de tout espar pouvant servir � diriger l'embarcation!
Qui pourrait le dire?
Peut-�tre dix minutes!.... Peut-�tre une heure!
Devenue le jouet des flots, mais chass�e tout de m�me vers la c�te par une saute de vent, la chaloupe se d�fendit comme elle put jusqu'au-dessus des rochers formant le bras occidental de la baie, dans les mar�es ordinaires.
Mais quand il fallut passer au milieu de ce chaos mouvant, les deux naufrag�s, se sentant perdus, firent leur acte de contrition.
Quelle gigue �chevel�e de montagnes d'eau heurt�es! quels sifflements sinistres de la temp�te � son paroxysme! que d'obscurit� partout!...
A demi submerg�e, la chaloupe tourbillonnait au centre de cet enfer liquide, �pave perdue, jouet des flots, cercueil flottant....
Glac�s d'horreur et de froid, les deux naufrag�s, cramponn�s aux bancs, se tenaient � chaque extr�mit� de la petite embarcation.
On ne parlait pas. A quoi bon, du reste, parler au sein de ce charivari!
A un moment donn�, Gaspard crut entrevoir la masse sombre de la c�te.
Il cria � son cousin:
—Terre! terre! nous sommes sauv�s!
Mais aucune voix ne lui r�pondit.
Se penchant pour mieux voir, Gaspard constata avec horreur qu'Arthur avait disparu, emport� sans doute par une lame, ou tomb� par-dessus bord, Dieu sait quand!....
Alors, pris de d�sespoir, il voulut p�rir lui, aussi. Mais au moment de mettre � ex�cution ce projet con�u en une minute d'affolement, il sentit que la chaloupe, apr�s avoir �t� soulev�e une derni�re fois par un bourrelet d'eau, retombait sur la terre ferme....
Perdant pied, il fut lanc� au dehors, sans m�me avoir eu le temps de faire un geste.
Et ce n'est qu'un peu avant le jour qu'il avait repris connaissance et s'�tait trouv� sur le sable du rivage, � plus d'un mille de la baie.
Ce r�cit fantaisiste, arrang� et class� dans la t�te froide de Gaspard, il n'y avait plus qu'� retirer du flanc de la chaloupe la pointe de roc qui s'y �tait encastr�e solidement.
Gaspard dut s'y prendre � deux fois et se servir d'un levier; car telle avait �t� la force de projection qui avait jet� l'embarcation sur ce rocher pointu, que l'ouverture, une fois d�gag�e, semblait faite � l'emporte-pi�ce.
Par un hasard providentiel—on verra plus tard pourquoi ce mot est soulign�,—la chaloupe qui avait servi le plan infernal du meurtrier �tait venue s'�ventrer sur une pointe de granit ferrugineux tr�s dur, qui avait travers� le bois en laissant un trou net, de la m�me forme que sa surface anguleuse, y dessinant m�me les arr�tes de ses angles pyramidaux.
Gaspard, qui avait de l'oeil,—comme disent les Italiens,—vit cela tout de suite.
S'emparant d'un caillou posant, trouv� dans le voisinage, il s'escrima si bien qu'il finit par casser la pointe compromettante au niveau du rocher.
Puis, apr�s avoir jet�, suivant son habitude, un regard soup�onneux de tous c�t�s, il alla cacher le tron�on cass� au plus �pais des fourr�s, au pied m�me de la falaise.
Cela fait, le prudent naufrageur, t�te et pieds nus, la chemise en lambeaux, le cr�ne entour� d'un bandage sanglant, prit tranquillement la direction de la baie.
Deux minutes plus tard, une t�te effar�e �merge du rideau de feuillage bordant la gr�ve et des yeux brillants suivent le naufrag�, � mesure qu'il dispara�t d'une pointe � l'autre.
C'est Wapwi.
Celui-ci est aussi un naufrag� s�rieux, tandis que l'autre n'est qu'un naufrageur.
Mais.... qu'a donc l'enfant?
Ses joues sont flasques; ses l�vres, d�color�es....
Il se tient � peine sur ses jambes....
Ce qu'il a?
Nous allons le dire: il revient du tombeau des marins, de cette mer si terrible, linceul mouvant de tant de braves gens.
C'est un ressuscit�....
Une vague l'a englouti. Une autre vague l'a jet� sur le rivage.
Voil� pourquoi Wapwi flageole sur ses jambes, comment il se fait que nous le retrouvons au point du jour, �mergeant d'un rideau d'arbres, au bord de la mer.
On se rappelle que le petit Ab�naki, chagrin de voir accuser ses compatriotes du guet-apens de la passerelle, s'�tait donn� pour mission de d�couvrir les coupables,—ou plut�t le coupable....
Car il aurait jur� sur tous les manitous de la race rouge qu'une seule et m�me personne avait fait le coup, en sciant aux trois-quarts le tronc de sapin qui s'�tait rompu sous le poids de son �petit p�re� Arthur.
Il s'�tait bien gard� toutefois de faire part � personne de ses soup�ons; et, tant qu'il n'aurait pas une certitude raisonnable, des preuves � l'appui d'une accusation formelle, il devait se taire.
Donc, il n'avait pas parl�,—si ce n'est � Mimie et � Suzanne, auxquelles il avait promis de prouver que ses fr�res, les sauvages, n'avaient tremp� en rien dans la tentative de noyade, rest�e jusque l� envelopp�e de myst�re.
—Que je retrouve seulement le sapin, sci� ou cass�, et je mettrai la main sur le coupable!....
Tel �tait le mot d'ordre de ce d�tective improvis�.
La veille m�me de cette journ�e qui devait s'ouvrir par une catastrophe si terrible,—le drame de l'�lot,—Wapwi, muni de quelques provisions de bouche, chauss� de solides mocassins et arm� d'un bon gourdin, quitta furtivement l'appentis o� il couchait et se dirigea vers le fond de la baie.
Une sorte de radeau, fait de deux pi�ces de bois li�es par des traverses, lui servit de bac pour traverser sur la rive est.
On avait improvis� ce bac primitif, depuis l'accident.
Ayant atteint sans encombre l'autre rive, Wapwi coupa droit devant lui, se r�servant d'observer le contour de la pointe, � son retour, si la chose �tait n�cessaire.
Au reste, comme nous l'avons dit, les deux plages int�rieures de la baie avaient d�j� �t� explor�es minutieusement; et, puisque la passerelle ne s'�tait pas �chou�e l�, c'est que le courant l'avait entra�n�e bien plus loin.
Une saillie de la c�te vue du large, se projetait dans la mer, � une quinzaine de milles en aval, un peu plus loin que l'endroit, bien connu de Wapwi, o� les Micmacs avaient camp�, deux ans auparavant.
Si les deux bouts de la passerelle ne se trouvaient pas l�, ils avaient d� gagner le golfe ou le d�troit.
Inutile alors de se morfondre � les chercher.
Le myst�re resterait insoluble, et Arthur serait toujours en butte � quelque tentative nouvelle, d'autant plus qu'il ne croyait pas � la culpabilit� de son cousin.
C'est ce sentiment de trompeuse s�curit� qu'il fallait arracher, d'une main prudente, quoique s�re, de l'esprit du jeune homme.
Une fois sur ses gardes, �petit p�re� saurait bien parer les coups.
Voil� ce que se disait, depuis quelques jours, l'ing�nieux enfant, et voil� aussi ce qu'il se r�p�tait, ce matin-l�, tout en trottinant comme un renard en qu�te de son d�jeuner.
C'�tait loin, sans doute, cette langue de terre entrevue l�-bas, allong�e et noire de sapins.... Mais il comptait bien y arriver avant midi.
Une heure lui suffirait pour ses recherches; une autre heure, pour se reposer.
Ensuite, il reviendrait et trouverait bien le moyen de regagner sa soupente, avant la mar�e haute.
L'�v�nement justifia ses pr�visions.
Le soleil n'�tait pas au milieu de sa course, que le petit Ab�naki s'engageait sur la courbe que d�crit la gr�ve pour enserrer la pointe suspecte.
Vue de pr�s, cette langue de terre est bien plus �lev�e qu'on ne le croirait en l'observant de la baie.
Des rochers consid�rables en composent l'ossature, et des sapins d'assez belle venue lui font un agr�able v�tement.
Mais Wapwi, familiaris� d'ailleurs avec les aspects vari�s de cette �trange c�te du Labrador, n'eut bient�t d'yeux que pour deux informes tas de branches � moiti� enfouies dans le sable, et gisant l'un pr�s de l'autre, sur le rivage de cette langue de terre.
C'�taient les deux bouts de la passerelle....
Et ces bouts �taient sci�s nettement, avec une scie en bon ordre, une scie appartenant � des blancs!
Hourra!....
Wapwi lan�a en l'air son chapeau de paille et, malgr� sa fatigue, esquissa des pas de danse tout � fait.... in�dits.
Gaspard avilit fait le coup!
Gaspard avait voulu noyer son cousin!!
Voil� ce que disaient ces deux tron�ons de sapin, � moiti� ensabl�s, sur une gr�ve d�serte!
S'il l'e�t pu, Wapwi aurait volontiers tra�n� derri�re lui ces pi�ces justificatives; mais il se consola d'�tre oblig� de les laisser pourrir l�, en pensant avec raison qu'aucune mar�e, si forte f�t-elle, ne les d�p�trerait des couches de sable qui en enterraient les rameaux.
L'essentiel, pour le moment, �tait de savoir que ce qui fut la passerelle, existait encore et que le trait de scie r�v�lateur se voyait parfaitement.
Si la chose devenait n�cessaire, plus tard, Wapwi pourrait dire:
�La passerelle a �t� sci�e, et non cass�e!....—Par qui?....—Par quelqu'un ayant int�r�t � ce qu'Arthur dispar�t.... Or, les sauvages n'avaient aucun grief contre ce jeune homme.... Cherchez le coupable autour de vous....�
Ayant ainsi augment� le dossier de Gaspard d'une pi�ce importante, Wapwi songea � sa petite personne, qu'il trouva bien fatigu�e et terriblement affam�e.
Le sac aux provisions eut bient�t raison de la faim, et un bon somme � l'ombre d'un sapin restaurerait en peu de temps les muscles �puis�s.
Un quart-d'heure ne s'�tait pas �coul� que le petit sauvage, repu et content, dormait comme une souche.
Quant il s'�veilla, Wapwi fut tout surpris de constater que le soleil avait disparu derri�re la c�te, tr�s �lev�e partout dans cette r�gion, et que la nuit approchait.
En m�me temps, une forte brise semblait courir dans les sapins, l�-haut, sur la croupe de l'immense falaise.
—Hum! se dit-il, je voudrais bien �tre rendu chez le papa Labarou!.... Je ne sais ce que je ressens au creux de l'estomac Mais le suis inquiet.... J'ai entendu parler d'une partie de chasse sur l'�lot... Pourvu qu'on se soit aper�u qu'il va venter fort, fort!
Et Wapwi, aiguillonn� par un pressentiment insurmontable se prit � courir de toutes ses forces vers la baie.
Mais, si agile qu'il f�t, il lui fallait bien mod�rer son allure, de temps � autre, pour reprendre haleine.
Quand il d�boucha sur la gr�ve de la baie, apr�s avoir travers� directement la pointe orientale, il �tait bien pr�s de minuit, s'il ne passait pas cette heure.
La brise fra�chissait, mais on la sentait moins de ce c�t� de la pointe.
Toutefois, de sourdes rumeurs, s'�levant de partout, ne laissaient aucun doute sur ce qui se pr�parait l�-bas, sur le fleuve..
C'�tait la temp�te.
Et petit p�re Arthur qui est sur l'�lot, avec l'autre, tout seul! se prit � penser Wapwi, p�le d'effroi.
Il se trouvait alors � quelques arpents du chalet des No�l.
Tout semblait y dormir.
Wapwi allait de-ci de-l�, inquiet, ind�cis, ne sachant m�me pas ce qu'il voulait....
Soudain,—� bonheur!—la porte du chalet s'ouvre et une forme blanche appara�t dans l'encadrement.
—Le fant�me des chutes!.... Suzanne!.... Murmure Wapwi.
—C'est Wapwi, petite m�re!.... N'aie pas peur!
—Wapwi!.... Oh! cher enfant, la Sainte-Vierge t'envoie. Tu vois ce temps?
—Oui.... Gros, gros vent!
—Une temp�te, n'est-ce pas?
—�a souffle fort, fort.... et �a sera pire, tant�t.
—Oh! mon Dieu, mea pressentiments!....
—Qu'est-ce que tu as donc, petite m�re?
—Ecoute-moi, petit... Ton ma�tre est l�, sur l'�lot du large, seul, seul... avec Gaspard, tu entends!....
—M�chant homme, l'oncle Gaspard! m�chonne le petit sauvage.
—Que va-t-il arriver, mon Dieu!.... J'ai peur.... Je tremble.... Et mes fr�res qui sont dans les bois!.... Sur qui compter!.... Qui ira � son secours!
—Wapwi, petite m�re!
—Tu seras capable?....
—Wapwi nage comme un poisson.
—Si J'allais avec toi?.... Nous prendrions la barque.
—Trop grosse, la barque. Mieux vaut un bon canot.
—Le canot ne r�sisterait pas.... Mais il y a le chaland, sur la rive, en bas d'ici.
—C'est �a qu'il faut. J'y cours.
—Il y a des rames dans le hangar... Mais sauras-tu conduire seul!
—C'est le vent qui va m'y mener. D�p�chons!
Wapwi, guid� par Suzanne, prit une paire de rames dans un hangar voisin et, sur ses indications, alluma un fanal, qu'il tourna eu cercle, � plusieurs reprises.
—Comme cela, dit-il, si les jeunes gens sont en p�ril, ils comprendront qu'on le sait ici.
On courut au chaland.
H�las! il avait �t� tir� tr�s haut, sur la rive, et il ne flotterait certainement pas avant une heure, pour le moins.
—Que faire?
Impossible � la fr�le Suzanne et � l'enfant d'entreprendre de mouvoir cette grosse embarcation, servant � d�barquer ou embarquer les tonneaux de poisson....
Wapwi eut une id�e.
—Des rouleaux! fit-il.
Et il courut au hangar, suivi de Suzanne.
On trouva ais�ment quelques b�ches rondes, que l'on transporta rivage.
Les deux rames ayant �t� �tendues parall�lement sous le fond plat du chaland on glissa un des rouleaux sous la quille, aussi loin que possible; puis on disposa les autres � quelque distance en avant.
De cette fa�on, on r�ussit, sans trop de peine, � mettre l'embarcation � flot.
Puis Wapwi, muni d'une rame, sauta dedans, en criant � Suzanne, partag�e entre le d�sir de sauver son fianc� et l'horreur qu'elle ressentait en face de cette mer en furie:
—Laisse-moi aller seul, petite m�re!.... Le vent porte sur l'�lot et je n'ai qu'� conduire.... Une femme ne ferait qu'augmenter lu danger, vois-tu!....
Suzanne se rendit � ce raisonnement et ne put que dire:
—Va ou Dieu te m�ne, cher enfant. Je vais prier, moi!
Le chaland quitta la rive et disparut bient�t, entra�n� par la temp�te, qui faisait rage.
En moins de dix minutes, il se trouva en vue de l'�lot,—ou plut�t de ce qui pouvait rester de l'�lot,—car la mer �tait presque haute.
Debout � l'arri�re du chaland, une rame � la main pour la guider, Wapwi plongeait ses yeux subtils au sein du brouillard humide, moiti� ombre, moiti� poussi�re d'eau, que le vent faisait rouler sur la baie.
Une fois, il crut entrevoir une forme sombre dress�e sur les flots.
Donnant aussit�t un coup de rame pour y diriger l'embarcation, il regarda encore.
La forme sombre y �tait toujours, mais les flots la couvraient presque en entier, par moments....
Une voix lamentable sembla m�me arriver jusqu'� ses oreilles appelant au secours.
Alors Wapwi cria de toutes ses forces:
—Voici Wapwi!.... Tiens bon l�!....
Mais, h�las! c'est tout ce qu'il peut dire....
Un violent coup de mer le jeta hors du chaland, et les lames furieuses s'empar�rent de son pauvre petit corps pour le rouler comme une �pave jusqu'� plus d'un mille de distance, o� elles le laiss�rent sur le rivage, � moiti� mort et tenant toujours sa rame dans ses mains crisp�es.
Wapwi, sans trop savoir ce qu'il faisait, se tra�na vers la c�te, sous le couvert des arbres, et tomba dans un profond assoupissement.
Nous avons vu quelle surprise l'attendait � son r�veil.
La premi�re chose que vit Gaspard, en d�bouchant sur le littoral de la baie,—c�t� des Labarou,—fut la go�lette de ces derniers foc hiss� et misaine � mi-m�t, se dirigeant vers le large.
�videmment, toute la nuit, la temp�te avait inqui�t� les bonnes gens; et, d�s la pointe da jour, profitant du baissant, le p�re n'avait pu r�sister � l'anxi�t� g�n�rale et se disposait � aller voir ce qui se passait.
Gaspard eut un instant l'id�e de le h�ler.
Mais c'e�t �t� peine perdue.
La go�lette, ayant l'ait son abat�e et recevant la brise d'aplomb, bondissait d�j� sur les vagues venues du large et filait vers l'�lot.
—Va, va, mon vieux: tu ne trouveras rien!.... ricana le mis�rable. C'est � peine si le plus haut rocher de l'�lot commence � se montrer la t�te au-dessus des vagues....
En effet, apr�s �tre rest� une dizaine de minutes en observation, il vit la go�lette d�passer d'abord l'�lot, puis virer de bord et tirer bord�e sur bord�e, pour reprendre finalement la direction de la baie.
Le moment psychologique �tait arriv�....
Il se tra�na, plut�t qu'il ne marcha, vers la maison....
Deux femmes, tr�s �mues, en observation sur le rivage, suivaient du regard les mouvements de la go�lette.
Tout � coup l'une d'elle,—la m�re,—poussa une exclamation;
—Ah! mon Dieu, n'est-ce pas l� Gaspard?
—Oui, m�re.... Nous allons savoir....
—Mais il est seul!.... O� est Arthur?
—En arri�re, probablement...
—Enfin!.... Ce n'est pas trop t�t; j'achevais de mourir d'inqui�tude.
—Calmez-vous, m�re.... Je cours m'informer.
Et Mimie fit une centaine de pas au-devant de son cousin.
Mais l'apparence d�penaill�e, le corps affaiss�, et surtout la figure couverte de sang du revenant, l'arr�t�rent net.
Elle joignit les mains, dans une attitude d'effroi, et s'�cria:
—Sainte-Vierge! qui t'a arrang� comme cela?..., D'o� sors-tu?
Gaspard, tout p�n�tr� de son r�le, se contenta de lui jeter un regard o� il y avait de l'h�b�tement et continua d'avancer.
La m�re H�l�ne, de son c�t�, approchait toute tremblante, n'osant questionner.
Gaspard jugea le moment arriv�, o� il devait y aller d'une petite syncope....
Comme il ouvrait la bouche pour parler, un voile sembla couvrir ses yeux; sa langue bredouilla; ses genoux fl�chirent....
Il s'affaissa.
Pour comble de guignon, ses bras affaiblis ne furent pas assez prompts pour emp�cher sa t�te, sa pauvre t�te sanglante, de donner contre le soi.
Le bandage fut tiraill�, d�plac�, et la blessure, encore fra�chement pans�e, se reprit � saigner comme de plus belle.
Naturellement, le pauvre gar�on resta l�, inerte, respirant � peine, inspirant la plus profonde piti�.
Car il faut rendre aux deux femmes cette justice qu'elles oubli�rent, pendant une demi-minute, l'une son fils, l'autre son fr�re, pour prodiguer leurs soins au bless�.
—Le pauvre gar�on! dit la m�re Labarou, presque aussi p�m�e que son neveu.... Qu'est-il donc arriv�?.... O� est Arthur?.... Va-t-il nous tomber sur les bras, en lambeaux, lui aussi?
—Gaspard va nous le dire, m�re: le voici qui reprend ses sens. Ah! que j'ai h�te qu'il parle!
—Gaspard! Gaspard!.... appela f�brilement la vieille femme, o� est mon fils?.... ou est Arthur?
Le bless�, un peu revenu � lui, la regardait fixement, avec des yeux �gar�s....
La m�re r�p�ta sa demande, haussant la voix, secouant le bras inerte, serrant la main molle....
—Arthur!.... Qu'est devenu Arthur?
De son c�t�, Mimie,—la soeur,—dardait sur lui ses prunelles �lectriques, qui semblaient lire jusqu'au fond de son �me.
Le bless� se demandait: �Que faire?.... Que dire?....�
La fi�vre le gagnait....
Une lourdeur chaude appesantissait sa cervelle....
Et, pour le coup, si �a allait �tre s�rieux!
Adieu la frime!
Gaspard, par un effort supr�me, se dressa sur les genoux et, d�signant la mer encore terrible dans son demi-apaisement, il ne dit qu'un mot:
—L�
Puis il retomba, cette fois dompt� pour tout de bon par la surexcitation c�r�brale.
Alors, ce fut bien pis....
Que signifiait ce geste, indiquant le gouffre?.... Pourquoi cette syncope au moment de parler?....
Mais la go�lette abordait....
On allait savoir....
Sainte Vierge, comme Jean Labarou �tait lent, ce matin l�!
Enfin l'ancr� est tomb�e, les voiles abaiss�es....
Voici la chaloupe qui quitte le bord.
Le p�re est seul....
Et le fils,—le fils unique, parti la veille, plein de vie, de sant�, d'espoir,—qu'en a donc fait la temp�te?....
Moment d'angoisse supr�me!
On n'ose abandonner le bless�, pour courir au-devant du vieux p�cheur....
On attend, le coeur serr�.
A la fin, la m�re n'y tient plus....
Elle se pr�cipite � la rencontre de son mari, qui la re�oit dans ses bras, tout en r�pondant par un hochement de t�te d�sesp�r� � l'interrogation muette de ses yeux.
Mimie, elle aussi, est accourue.
Mais, voyant sa m�re inanim�e, son p�re sombre et pale, elle se laisse glisser sur ses genoux, l�ve les yeux aux ciel et sanglote convulsivement.
—C'est fini! g�mit-elle.... Arthur est noy�!
—Noy�! noy�!.... Lui! lui!.... Pas moi!.... Oh! la belle temp�te!.... Hourra! crie une voix �trange.
On se retourne.
C'est Gaspard.
La figure rouge, les yeux brillants, gesticulant comme un forcen�, il s'escrime contre des ennemis invisibles, combat des �l�ments imaginaires....
Une congestion de cerveau vient-elle de se d�clarer?
Gaspard, lui aussi, va-t-il mourir, en ce jour fatal?....
Mais un nouveau personnage surgit, qui va peut-�tre jeter un peu de lumi�re au sein de ces t�n�bres.
C'est le petit sauvage.
—Oh! Wapwi, viens vite! s'�crie Mimie, la premi�re.... As-tu des nouvelles?.... Ou est ton ma�tre?
Avant de r�pondre, Wapwi s'approche de Gaspard, qui se d�bat on proie � une crise terrible.
Un demi-sourire erre sur les l�vres de l'enfant.—On dirait un rictus de jeune tigre.
Il ouvre la bouche pour parler; mais il semble se raviser en voyant la m�re H�l�ne presque inanim�e dans les bras de son mari.
D'un geste c�lin, il prend la main de la pauvre femme et la pose sur son front.
Cela voulait dire: �Pauvre grand-m�re, Wapwi a bien du chagrin de te voir souffrir, mais il a fait son devoir, lui, et est encore digne de ta b�n�diction.... Ne d�sesp�re pas!�
Puis, regardant Jean Labarou, il dit � voix basse:
—Wapwi sait quelque chose... Wapwi parlera � la maison.
—Ah! fit Jean, un peu soulag�.—Mais pourquoi pas tout de suite!
L'enfant jeta un regard singulier sur Gaspard, toujours en proie au d�lira et murmura:
—Trop de monde!
—Allons! fit Jean.
Mais que faire de Gaspard?... Comment le transporter?
Un incident vint fort � propos tirer tout le monde d'embarras.
Comme on se regardait, d'un air tr�s ennuy�, une petite embarcation, venant de l'est, abordait � quelques perches du groupe form� autour des deux malades.
Thomas No�l en descendit.
Dandinant son grand corps maigre, il s'avan�a aussit�t, la casquette � la main....
—Pardon, excuse, dit-il.... Comme il y a eu gros vent cette nuit, je venais savoir.... c'est-�-dire m'informer si tout le monde se porte bien et....
Puis, apercevant la m�re H�l�ne, couch�e sur le bras de Jean, et gaspard gesticulant, adoss� � un monticule de la rive:
—Tiens! tiens! fit-il avec une certaine �motion, qu'est-ce que j'aper�ois l�?.... Monsieur Gaspard couvert de sang, et madame, comme qui dirait en syncope!
—Voisin, dit gravement Jean Labarou, un grand malheur est arriv�.... Les deux enfants ont pass� la nuit sur l'�lot, � guetter les canarda.... Ce matin, il n'en est revenu qu'un,—et voyez dans quel �tat!.... Maintenant, o� est l'autre?.... Qu'est-il advenu d'Arthur!.... Voil� ce qui a mis ma pauvre femme en l'�tat o� vous la voyez et ce qui nous inqui�te par-dessus tout....
—Je vous comprends et je vous plains beaucoup, r�pondit Thomas No�l, d'un ton p�n�tr�. Mais il ne faut pas d�sesp�rer avant le temps.... Puisque Gaspard a pu prendre terre, il est � croire que son cousin a d�, lui aussi, se tirer d'affaire.... Seulement il est peut-�tre plus malmen� et sur quelque rivage �loign�.... Faudrait voir!
—Oui, oui, p�re, appuya Mimie, se raccrochant & cette supposition fort plausible.
—En effet, vous avez raison, Thomas, dit Jean Labarou. Le bon Dieu, s'il a voulu en sauver un des deux, n'a pas d� abandonner l'autre. Il sera toujours assez t�t pour pleurer.
—D'autant plus que pleurer n'avance � rien, reprit philosophiquement Thomas. J'ai toujours entendu dire � d�funt mon p�re que mieux vaut agir que g�mir. Agissons donc.... D'abord, je vous offre mes services, c'est-�-dire ma barque et ma personne, pour faire une exploration minutieuse de la c�te, � l'ouest de la baie.
—Merci, merci, dit Jean. J'accepte votre aide avec reconnaissance.
—...Puis, acheva Thomas, permettez-nous de soigner nous-m�mes ce bless�, qui vous embarrassera beaucoup, ayant d�j� sur les bras une malade bien pr�cieuse....
—Quoi, vous consentiriez?....
—Oui, je me charge de l'ami Gaspard.... Nous lui devons bien cela, apr�s les services qu'il nous a rendus comme charpentier et aussi, bien des fois, comme p�cheur.
—Faites � votre guise, voisin, puisque vous �tes assez obligeant pour accepter cette charge.
—Nous ferons de notre mieux.... D'ailleurs, la maman No�l, qui est un peu m�decin, tirera bient�t ce brave gar�on d'affaire.,. Donc, c'est dit, et comptez sur nous pour une exp�dition � la recherche d'Arthur, d�s tout � l'heure, au montant,—si toutefois nous avons pu tirer quelque indication du malade.
Cela dit, Thomas prit sans c�r�monie Gaspard dans ses bras et r�ussit � l'embarquer, sans trop de r�sistance.
Puis il s'�loigna de la rive, en serrant d'assez pr�s le fond de la baie, � cause de la houle et du vent.
Les Labarou, de leur c�t�, reprirent le chemin de leur habitation, Jean portant toujours sa femme, qui avait repris ses sens, mais semblait frapp�e de catalepsie.
Mimie et le petit sauvage suivaient, d'un peu loin, en causant avec animation.
—Ainsi, tu crois encore qu'Arthur a pu se sauver! disait la jeune fille, la figure angoiss�e, mais les yeux brillant d'une lueur d'espoir.
—Petite tante, c'est lui que j'ai vu; c'est sa voix qui a cri�,.,.
—N'est-ce pas une illusion de tes sens?.... Il faisait bien noir et la mer devait mener un dur tapage!....
—Le bon Dieu a donn� aux sauvages des yeux de chat et des oreilles de li�vre.
—Puisses-tu ne pas t'�tre tromp�!... Mais, en admettant que c'�tait r�ellement mon pauvre fr�re qui se tenait cramponn� au dernier piton de l'�lot, a-t-il pu saisir le chaland que tu avais si courageusement dirig� sur lui?
—Ah! voil�!.... fit soucieusement l'enfant.... Le Grand Manitou des blancs seul pourrait le dire!
—Tu n'as pu voir?....
—Pauvre Wapwi! fit le petit sauvage d'un ton piteux, il �tait bien fatigu�, et une grosse vague l'a emport�.... Elle est m�chante la mer!
—Oh! ou�, bien m�chante! dit avec conviction la jeune fille.
—Pourtant, un petit oiseau chante bien doucement dans la t�te de Wapwi.... Et sa voix n'est pas triste.... Et le petit oiseau dit dans sa chanson: �Il reviendra, ton petit p�re!�
—Cher enfant! dit Mimie, tr�s �mue et entourant de son bras le cou du jeune Ab�naki: c'est peut-�tre l'ange gardien de ton ma�tre qui dit cela au tien.
—Tu as raison, tante Mimie.... Il faut bien qu'ils soient deux l�-dedans (et Wapwi frappait son front), puisque je les entends Parler.
—Sans doute, cher enfant: les anges parlent souvent � l'oreille des bons petits sauvages qui aiment bien leurs ma�tres.
Wapwi parut tr�s heureux de savoir cela. Mais, apr�s quelques secondes, une id�e lui surgit, qui assombrit de nouveau son front. Regardant la jeune fille avec ses grands yeux noirs, un peu farouches, il demanda en baissant la voix:
—L'oncle Gaspard a-t-il un ange gardien, lui aussi!
—Sans doute.... Pourquoi cette question?
—Parce que, s'il en a un, cet ange-l� doit �tre une fi�re canaille.
—Vas-tu bien te taire!.... On ne parle pas comme cela!
—Si, si! fit l'enfant.... Ou bien, ajouta-t-il comme correctif, c'est l'oncle Gaspard qui le chasse, quand il veut faire un mauvais coup.
—Tu ne te trompes pas, petit; quand on fait le mal, l'ange gardien s'en va.
—Bien s�r.... murmura Wapwi avec conviction, le sien n'y �tait pas, la nuit derni�re!
On arrivait � la maison, et la conversation s'arr�ta l� pour le moment.
Mais, lorsque la m�re H�l�ne fut bien install�e dans son lit, avec des compresses froides sur la t�te, le p�re Labarou fit signe aux deux enfants de le suivre au dehors, et l'on tint une sorte de conf�rence.
D'abord Wapwi fit part de ses courses, par terre et par mer.
Sans insister particuli�rement, toutefois, il ne manqua pas de faire saisir � ses deux auditeurs le fil d'Ariane, que des soup�ons trop bien justifi�s lui avaient mis dans les mains.
Depuis l'affaire de la passerelle, Wapwi avait l'esprit en �veil et observait Gaspard.
Sans �tre un grand clerc en mati�re d'amour, le petit sauvage n'avait pu s'emp�cher de remarquer comme les pr�f�rences de Suzanne pour Arthur avaient toujours assombri la figure de Gaspard.
Quand il vit la passerelle se rompre tout � coup sous les pieds de son ma�tre, Wapwi pensa imm�diatement que le cousin y �tait pour quelque chose.
Et la preuve, c'est que, la veille m�me, il l'avait retrouv�e l�-bas sur une pointe, cette passerelle, sci�e tr�s visiblement et non rompue.
Et puis, autre chose!....
Pourquoi Gaspard, apr�s avoir vu la chaloupe qui l'avait ramen� de l'�lot, seul, s'�ventrer sur une saillie rocheuse, en terre ferme avait-il cass� et cach� ce morceau de granit,—que Wapwi se proposait bien, du reste, d'aller retrouver tout � l'heure?
Pourquoi?....
�videmment, parce qu'il voulait faire croire que l'embarcation s'�tait d�fonc�e sur l'�lot m�me, et qu'en pareille condition, il n'�tait pas �tonnant qu'Arthur e�t p�ri, lorsque lui-m�me, Gaspard, n'avait d� son salut qu'� une chance miraculeuse...
Le p�re Labarou et sa fille �coutaient, atterr�s et muets, cette narration, ou plut�t ce plaidoyer, digne d'un policier parisien.
Tour � tour indign�s de la fourberie monstrueuse de Gaspard et �merveill�s de la sagacit� de Wapwi, ils n'interrompirent l'enfant que pour confirmer ses d�ductions ou le f�liciter de son d�vouement.
Mais, lorsqu'il en vint � la partie de son r�cit o� il parla de ce cri entendu dans la nuit et de ce spectre noir, dress� sur les flots, le p�re Labarou s'�cria:
—C'est sans doute une illusion de tes sens, mon pauvre petit.... Comment, au milieu du fracas de la temp�te, lorsque les vagues d�ferlaient bruyamment et que le nord�t faisait rage, aurais-tu pu entendre une voix humaine,—�tant toi-m�me du c�t� du vent?
—Wapwi avait les yeux et les oreilles ouverts tout grands.... Wapwi voyait son ma�tre et il l'a entendu, r�p�ta l'enfant avec obstination.
—Admettons que ce soit r�ellement le cas.... Comment peux-tu supposer que le pauvre Arthur, lui, t'ait vu arriver � son secours!
—Oh! Wapwi a cri� bien fort, comme un sifflet de navire � feu; puis, ploum! ploum! il a �t� renvers� dans l'eau et ne s'est retrouv� que sur le rivage.... Plus rien, que le bruit du vent dans sea oreilles!
Jean Labarou courba la t�te avec d�couragement, puis rentra aupr�s de sa femme, l'�me affaiss�e sous un poids mortel.
Il se promit toutefois de repartir avec sa go�lette, aussit�t que la malade serait hors de danger imm�diat.
En attendant, il comptait sur la promesse de Thomas No�l, pour que les recherches se poursuivissent sans retard et sans interruption.
Mais il n'esp�rait plus!....
Son fils �tait bien mort; et, si l'on retrouvait quelque chose de lui, ce ne serait plus, h�las! qu'un cadavre.
Rest�s seuls, la jeune fille et le petit sauvage �chang�rent un long regard, o� brillait cette �tincelle imp�rissable qui s'appelle l'esp�rance.
—Wapwi, dit avec fermet� Euph�mie Labarou, depuis ton r�cit, j'ai dans la cervelle, moi aussi, un petit oiseau qui me chante bien doucement: Ton fr�re n'est pas mort!
—La m�me chanson que le mien, tante Mimie.... Tu vois bien que c'est vrai!
—Partons, mon enfant. Allons voir la chaloupe. De ce jour, je deviens ton associ�e pour punir le coupable,—s'il y a un coupable!—ou savoir ce qui est arriv� � mon fr�re,—si Dieu a voulu conserver ses jours!
—Tope l�, tante Mimie!... A nous deux, nous retrouverons bien �petit ma�tre�.
Et ils partirent pour l'ouest de la baie, comme midi sonnait.
Le trajet se fit rapidement.
Chacun des deux jeunes gens remuait dans sa pens�e un chaos de suppositions, encore vagues chez Mimie, mais irr�vocablement arr�t�es dans l'esprit du petit sauvage.
Restaur� par quelques aliments pris � la h�te, et stimul� par un petit verre d'eau-de-vie qu'on l'avait forc� d'avaler avant son d�part, Wapwi sentait grandir et prendre corps, au plus intime de son �tre, les doutes qui l'obs�daient depuis quelque temps, depuis le matin, surtout.
Il se rappelait fort bien qu'au sortir de son lourd sommeil de la nuit derni�re, il avait vu Gaspard faire de violents efforts,—tout bless� qu'il �tait,—pour arracher du flanc de la chaloupe la pointe qui avait �ventr� celle-ci; et il voulait savoir, pourquoi il �tait all� cacher si soigneusement ce fragment de rocher tout au pied de la c�te, au milieu des fourr�s les plus �pais....
�videmment.... se disait l'enfant, parce qu'il ne vent pas qu'on sache qu'il a fait naufrage � terre, et non sur l'�lot!
Et, dans ce cas, quelle est la raison pour laquelle il a pris ses mesures pour qu'on ne se doute pas que la chaloupe est arriv�e � la c�te, en bon ordre?....
—Oh! quant � cela, c'�tait limpide.... Ne fallait-il pas montrer � tous les yeux que l'embarcation �tant d�fonc�e au moment du d�part, les vagues, pouss�es par la temp�te, avaient eu beau jeu pour la balayer et la rouler dans leurs replis mouvants, enlevant Arthur par-dessus bord, tandis que lui, Gaspard, plus robuste, y demeurait cramponn�, jusqu'� ce qu'une derni�re montagne liquide e�t jet� sur le rivage l'�pave et le naufrag�?....
Oui, c'�tait clair comme de l'eau de roche, ce calcul du mis�rable Gaspard; et voil� de toute �vidence, quel avait �t� le raisonnement du naufrageur en d�gageant son embarcation de cette pointe qui l'avait transperc�e et immobilis�e, et en soustrayant l'objet r�v�lateur aux regards trop curieux.
Ce point arr�t� dans la t�te de Wapwi, il ne restait plus qu'a retrouver le fragment de rocher.
Or, l'enfant, curieux et observateur de sa nature, se faisait tort d'aller en quelques minutes, mettre la main dessus.
La sagacit� indienne se r�v�lerait chez lui, et cette recherche ne serait qu'un jeu d'enfant.... sauvage.
Voil� ce que Wapwi disait � sa compagne de route, tout en la guidant rapidement sur la gr�ve qui longe la haute falaise.
Au d�tour d'une saillie de la c�te, apr�s une vingtaine de minutes de marche, on se trouva tout � coup en face du lieu de l'�chouement.
La chaloupe, remise sur sa quille, gisait �ventr�e au fond d'une petite anse de sable, limit�e du c�t� ouest par une ar�te rocheuse qui s'avan�ait de quelques toises vers la mer.
En quelques enjamb�es, les deux explorateurs y �taient.
—Attention, tante Mimie! pronon�a Wapwi avec la gravit� d'un juge d'instruction.... Vois d'abord ce trou ou plut�t ce d�coupage dans le bois comme s'il �tait fait par un outil tranchant....
—Je vois, dit Mimie.... C'est net, et si l'on l'on retrouvait l'outil, comme tu dis....
—On le retrouvera, tante Mimie. En attendant; grave-toi bien dans l'oeil la forme de cette ouverture, car j'ai dans l'id�e que la premi�re chose que feront l'oncle Gaspard et son ami Thomas sera d'enlever dette planche pour en mettre une autre....
—Tu as raison, petit. Mais la planche primitive, avec son trou � cinq pointes restera grav�e dans ma m�moire.
—Bon. C'est tout pour ici. Voyons maintenant o� la chaloupe a frapp�... Tiens, c'est l�.... Regarde un peu ce cocher � fleur de sable.... Il est vieux, jaune et sale partout, except� en un endroit,—tiens, vois-tu?
—En effet, il y a l� une cassure fra�che.... On dirait qu'on vient de briser la partie qui manque.
—C'est cette partie du rocher qu'il nous reste a retrouver. Je m'en charge, Tu vas voir qu'on est bien heureux parfois d'�tre venu au monde dans la peau d'un sauvage.
Mimie eut un faible sourire et suivit son guide vers la c�te.
Celui-ci commen�a par examiner soigneusement les pistes des pieds nus sur le sable.
C'�tait un enchev�trement, � n'y rien comprendre.
Mais, de ce r�seau de pistes, s'en d�tachaient deux dans la direction de la falaise: une y allant, l'autre en revenant.
—Suivons ces pistes, dit Wapwi � sa compagne.
Mimie embo�ta le pas de son petit prot�g�, et tous deux, l'un suivant l'autre, se dirig�rent vers la lisi�re de for�t bordant le rivage.
Maia, une fois sous bois, la jeune fille s'arr�ta, bien emp�ch�e de savoir quel c�t� prendre.
—Laisse-moi faire, petite tante, dit l'enfant... C'est ici que Wapwi va redevenir Ab�naki pour quelques minutes.
Alors, le descendant des aborig�nes du golfe, pench� vers le sol, examina chaque brin d'herbe couch� sous une pression quelconque, chaque menue branche, chaque rameau froiss� ou d�plac�....
Et il allait, il allait, lentement, mais avec une quasi-certitude.
Arriv� � quelques pieds de la falaise, il avisa une grosse talle de jeune� sapins touffus.
—Hum! dit-il � Mimie, je crois bien que la cache est ici.... Tiens, vois: les pistes ne vont pas plus loin.
Ce disant, il se mit � plat ventre et se coula sous les branches basses, � fleur de terre.
Dix secondes ne s'�taient pas �coul�es, qu'il reparut, tenant � la main une pointe de pierre, tr�s aigu� et affectant la forme pyramidale.
—Voici le talisman pour confondre l'oncle Gaspard, dit-il en pr�sentant la chose � Mimie.
Celle-ci prit dans ses mains le fragment de rocher, l'examina un instant, puis le remit � Wapwi, en disant d'une voix ferme:
—Si cette pierre, dont la cassure est fra�che, s'adapte � la partie du pocher qui pr�sente, lui aussi, une cassure fra�che, Gaspard Labarou cet un assassin, et je vengerai mon fr�re!
—Bien, petite tante. Allons voir �a.
Ce ne fut pas long.
La pointe de pierre, ajust�e sur la cassure du rocher, s'adaptait parfaitement, faisant une saillie mena�ante de plus de six pouces.
—A la chaloupe, maintenant! dit la jeune fille... Constatons pour la forme,—car ma conviction est faite,—que les angles des pointes correspondent aux angles de l'ouverture.
Wapwi introduisit sa pierre pyramidale, de dehors en dedans, dans le trou ouvert au flanc de l'embarcation et l'y ajusta, apr�s une couple d'essais.
L'ouverture se trouva bouch�e presque herm�tiquement.
Euph�mie Labarou, tr�s p�le et les yeux �tincelants, brandit son poing ferm� dans la direction de la baie et s'�cria d'une voix vibrante:
—Assassin!.... J'aimais un assassin!
Deux larmes br�lantes jaillirent de ses yeux. Puis elle ajouta sourdement:
—Mon fr�re! mon pauvre fr�re, tu seras veng�!
Wapwi, tr�s surexcit�, lui aussi, imita le geste mena�ant de sa �petite tante�.
Et, cette sorte de pacte conclu, ou reprit lentement le chemin de la baie.
Mais on n'alla pas loin.
En doublant une sorte de cap assez �lev� marquant l'extr�mit� orientale de l'arc d�crit par la petite baie o� ils venaient de faire leurs �tranges d�couvertes, nos deux jeunes gens eurent sous les yeux une vision qui les arr�ta net....
A moins d'un demi-mille dans l'est, la go�lette des No�l, toutes voiles hautes, tirait une bord�e en droite ligne vers le lieu o� avait atterri Gaspard.
—Je te le disais bien, tante Mimie, s'�cria le petit sauvage!.... Les voil� qui viennent ici, nos deux comp�res!
—Les deux jeunes No�l?
—Non pas: l'oncle Gaspard et son ami Thomas,—les deux ins�parables.
—Mais Gaspard, il y a quelques heures � peine, semblait mourant!....
Wapwi eut un rire silencieux, qui d�couvrit ses dents blanches.
—Malin, malin.... l'oncle Gaspard, grommela-t-il.... Une simple coupure sur sa t�te de fer, qu'est-ce que c'est?
Mimie r�fl�chit pendant une seconde.
—Restons, dit-elle.... Je veux voir ce qu'ils vont faire.
—Vite, petite tante.... Nous allons rire.... Tu vas voir sa mine quand il ne retrouvera plus ce bout de pierre que j'ai l�.
Et Wapwi d�signait la pointe cass�e, qui ne l'avait pas quitt� depuis qu'il en avait fait la trouvaille.
On remonta vers la c�te, grimpant sur le flanc du cap, et, en quelques minutes, nos deux policiers improvis�s se trouvaient install�s � l'abri des regards les plus soup�onneux, dans un endroit assez �lev� pour dominer l'anse qu'ils venaient de quitter et o� leurs perquisitions les avaient amen�s � une si �trange d�couverte.
Il �tait temps....
La go�lette abaissant ses voiles rapidement, jetait l'ancre � quelques jets de pierre de la batture.
Une chaloupe s'en d�tacha aussit�t.
Thomas et Gaspard, qui avaient saut� dedans, ram�rent h�tivement vers le rivage.
Ils semblaient tr�s press�s.
A peine, on effet, leur embarcation eut-elle touch� terre, que, jetant � bout de bras son ancrage, ils s'�lanc�rent vers la c�te.
En passant pr�s de la chaloupe crev�e, les deux comp�res y firent une premi�re station, et Gaspard parut donner � Thomas de rapides explications, illustr�es par des gestes tr�s d�monstratifs et l'examen minutieux du bordage o� b�ait l'ouverture.
De l�, Gaspard guida son compagnon vers le rocher sur lequel la chaloupe �tait venue se crever.
Apr�s l'�change de quelques phrases et un examen de la fracture, que l'on sait, Gaspard courut vers la c�te, disparut sous bois et se dirigea vers l'endroit o� il avait jet� la partie du rocher manquant.
Il voulait, sans l'ombre d'un doute, �blouir son copain, par l'�talage de pr�cautions qu'il avait prises.
Mais il revint bient�t, l'oreille basse, la mine soucieuse, grommelant:
—C'est dr�le.... Je ne retrouve plus.... Pourtant, je crois bien me souvenir d'avoir jet� l� cette pointe ensorcel�e....
—Laissons donc!.... fit Thomas. Qui serait venu?.... Et surtout, qui aurait �t� d�terrer cette pierre au milieu de ce fouillis?
—Au fait.... dit l'autre... je suis fou d'avoir des id�es pareilles... Quand je serai plus calme, je mettrai bien la main sur ce morceau de roc.
Pendant quelques minutes, l'entretien se poursuivit, Gaspard parlant, contre son habitude, avec une certaine volubilit�, tandis que Thomas avait l'air de poser froidement une s�rie d'objections.
Finalement, on en arriva � s'entendre et se convaincre mutuellement, sans doute, car, tournant le dos � la c�te, les nouveaux venus retourn�rent � la chaloupe crev�e.
Ici encore se manifesta, l'extr�me prudence de ma�tre Thomas.
Il, se pencha longtemps sur l'ouverture irr�guli�re d�coup�e par la pointe de rocher, l'examina des deux c�t�s, ext�rieur et int�rieur, puis finalement acheva d'arracher le bordage entam�, jusqu'� mi-joint en le d�clouant � coupa de pierre.
Cela fait, les deux comp�res reprirent le chemin de leur embarcation et se rembarqu�rent, non toutefois sans avoir jet� au fleuve le bout de planche suspect.
Dix minutes plus tard, la go�lette, toutes voiles hautes s'�loignant de la c�te, gagnait la haute mer.
—Nous n'avons plus rien � faire ici, dit � son compagnon Euph�mie Labarou, Mais nous n'avons pas perdu notre temps, petit Wapwi car nous venons de d�masquer, je le jurerais, deux bien grands mis�rables!....
—Je te demande encore une petite demi-heure, tante Mimie; le temps d'aller rep�cher le bout de planche que ces deux imprudents viennent de jeter � l'eau, apr�s l'avoir enlev� � la chaloupe.
—Tu as raison, petit: ce morceau de bois sera une pi�ce � conviction qui pourra servir, peut-�tre,—on ne sait pas!....
Wapwi donna � la go�lette le temps de parcourir une distance suffisante pour qu'on ne le vit pas du bord et, prenant sa course dans la direction o� le courant de montant entra�nait le fragment de bordage, il se lan�a r�solument � l'eau.
Comme l'enfant nageait facilement, il eut bient�t recouvr� le bout de planche flottant et regagn� le rivage avec son butin.
—�a fait trois on pi�ces � conviction dans l'affaire Labarou vs Labarou, dit Mimie, qui avait quelque lecture.
Il ne faut rien n�gliger pour punir les m�chants.... dit sentencieusement le petit Ab�naki.
Et il alla cacher soigneusement sa pointe de pierre et son bout de bordage au pied de la c�te, dans un endroit inaccessible pour tout autre qu'un adroit peau-rouge de son esp�ce, � lui.
Apr�s quoi, on reprit, sans plus de retard, le chemin de la maison.
Abandonnons pour un instant nos amis dans l'affliction et sautons � bord de la go�lette des No�l.
Toutes voiles hautes, les �coutes raidies, coulant bien � travers les ondulations des lames molles et souples, elle fait merveille sous la jolie brise qui incline sa m�ture � b�bord.
Le vent ayant, dans la matin�e, saut� � l'ouest,—comme nous l'avons dit—c'est donc vers le large, vers la haute mer, que se dirigent maintenant les deux comp�res, qui composent � eux seuls l'�quipage.
Est-ce que le capitaine Thomas aurait l'intention de remplir s�rieusement la mission dont il s'est charg�—c'est-�-dire de fouiller la mer et les rivages des alentours pour y retrouver Arthur, vivant ou mort?....
Ah! non, par exemple!
Dans l'esprit de ma�tre Thomas, Arthur est bel et bien noy�, coul�, d�vor�, peut-�tre....
C'est une chose du pass�.
N'en parlons plus.
Il a tout simplement eu l'adresse de faire co�ncider une exp�dition, arr�t�e dans son esprit depuis une quinzaine de jours, avec l'offre g�n�reuse de partir � la recherche du malheureux fils de Jean Labarou, du fianc� de sa soeur Suzanne.
Nous l'avons dit: Thomas No�l est un homme positif.
Pas m�chant, par exemple—oh! non!—mais � condition toutefois que sa bont� ne vienne pas en conflit avec son int�r�t. Auquel cas, il met tout bonnement au rancart cette placide vertu des gros na�fs, la bont�.
Alors, pourquoi le capitaine Thomas, flanqu� de son alter ego Gaspard, court-il la mer?
Eh bien, puisqu'on veut le savoir absolument, nous allons le dire: c'est pour �faire un coup�, un bon coup.... d'argent!
Voil�!
Dans leurs longues p�r�grinations du mois pr�c�dent, � travers le golfe, les deux comp�res ont fait la connaissance d'un certain industriel canadien, navigateur de son �tat, qui leur a promis une jolie prime s'ils voulaient l'aider � mener � bonne fin une exp�dition de contrebande, des �les fran�aises de Miquelon, au sud de Terreneuve, � la ville canadienne de Qu�bec.
Leur r�le, � eux, sera des plus simples....
Ils n'auront qu'� transporter le chargement.... h�r�tique, de Saint-Pierre � la c�te canadienne, o� ce chargement sera transbord� sur une go�lette de Qu�bec, attendant � un endroit convenu de la r�gion du Labrador.
Tout ira donc pour le mieux, � moins que le diable ou le Fisc,—ce qui est � peu pr�s la m�me chose,—ne s'en m�le.
Le seul anicroche possible est le naufrage du vaisseau portant � leur rencontre l'associ� attendu.
Il a si fort vent� de l'est, les jours pr�c�dents, que cette crainte n'est certainement pas chim�rique.
Mais, entre marins, on ne croit gu�re � ces pronostics des gens de terre, qui s'�crient a chaque rafale secouant les ais de leur habitation: �Hein! il en fait un temps!.... Ce n'est pas moi qui voudrais �tre sur le fleuve, par une semblable d�pouille!�
Ce n'est donc pas � une catastrophe que croient nos deux jeunes Fran�ais, mais bien plut�t � un retard subi par leur confr�re de Qu�bec.
—�a ne m'�tonnerait pas, tout de m�me, que notre homme e�t �t� emp�ch�.... disait Thomas:—sa barque ne payait pas de mine! Quel sabot, nom d'un phoque!
—Bonne go�lette.... r�pliquait Gaspard d'un air myst�rieux.... Un peu avari�e, c'est vrai; mais elle n'a une apparence mis�rable que pour tromper les gabelous.
—Au fait, peut-�tre as-tu raison.... Je l'ai encore dans l'oeil: fine de l'avant, large de bau, �vid�e de l'arri�re,—�a doit bien marcher....
—Et bien r�sister � la mer, car la cale est profonde....
—Avec �a que le lest ne lui manque ni � l'aller ni au retour.
—Parbleu!... Farine et autres provisions en descendant, pour faire manger les amis d'en-bas!....
—Liqueurs fortes et vins de France, en remontant, pour abreuver les bonnes gens d'en haut!
—Le joli n�goce!
—La belle existence!
—J'en t�terais volontiers.
—Nous ferons mieux que cela, ami Gaspard: nous en jouirons � gogo,—car le moment approche o� nous pourrons mettre � ex�cution nos projets.
—Ah! puisses-tu dire vrai!
—Cette saison est trop avanc�e pour que notre petite exp�dition actuelle soit autre chose qu'un coup d'essai, destin� � nous faire la main. Mais.... que nous r�ussissions, et, l'ann�e prochaine, ayant un solide vaisseau sous les pieds, Thomas No�l et Gaspard Labarou en feront voir de belles aux gabelous de France et du Canada.
—Ami Thomas, je te l'ai dit: je suis ton homme, et je veux �tre riche pour que ta soeur Suzanne soit un jour la plus grande dame du Golfe.
—Cela sera, r�pondit le jeune No�l, d'un ton moiti� figue, moiti� raisin.
—Il faudra bien que cela soit car.... je le veux, entends-tu!
Et Gaspard accentua d'un geste �nergique cette phrase quelque peu pr�tentieuse.
Thomas lui jeta un regard inquisiteur et vit bien que son associ� �tait homme � remplir l'engagement qu'il prenait.
—Tu auras ma soeur, ami Gaspard.... Je te la promets!.... dit-il avec la gravit� d'un p�re de famille bien pos�.
La nuit �tait venue, cependant,—une belle nuit, nom d'un phoque!—mais un peu trop �clair�e par la lune � peine d�clinante, au dire des deux amis.
Bien qu'allant � contre-courant depuis quelque temps, la go�lette avait pu continuer sa marche, apr�s avoir vir� de bord un certain nombre de fois et s'�tre insensiblement rapproch�e de la c�te, o� la brise de terre, soufflant ferme, l'avait pouss�e assez rapidement vers sa destination myst�rieuse.
A la reprise du courant de montant, les allures du vaisseau s'accentu�rent.
La brise de terre fra�chit, et toute conversation suivie devint impossible, chacun des deux marins ayant assez � faire de diriger la marche rapide de la go�lette.
On courut ainsi, serrant la c�te d'assez pr�s, jusqu'� la hauteur du Petit-M�catina,—une �le d'aspect sauvage, h�riss�e de rochers aux formes romantiques, o� les rayons lunaires plaquaient des taches blafardes alternant avec les ombres projet�es....
Sur la droite, vers la c�te nord, des �les nombreuses se dessinaient vaguement, les unes comme des taches sombres, les autres ayant l'air de grands cachalots endormis....
C'est du c�t� gauche, au large d'eux, par cons�quent, qu'apparut pour la derni�re fois aux yeux de nos jeunes aventuriers la charpente massive du Petit-M�catina.
Ils venaient de virer de bord, apr�s une assez longue bord�e vers la c�te, lorsque, dans la p�le clart� lunaire, � un demi-mille environ en avant du beaupr� de leur go�lette, s'estompa sur le fond bleu�tre du firmament, de fa�on ind�cise d'abord, puis progressivement avec plus de nettet�, une masse �norme, de forme irr�guli�re, mais tr�s �lev�e partout, faisant un trou noir � l'horizon....
C'�tait le Petit-M�catina, le lieu de rendez-vous assign� par le capitaine canadien.
Aussit�t, outre leurs feux de position r�glementaires, les jeunes marins allum�rent un fanal bleu, attach� d'avance au milieu de leur m�t de misaine.
Puis ils se prirent � observer attentivement la c�te abrupte qui d�filait par leur travers de b�bord.
Une dizaine de minutes s'�coul�rent...
La go�lette, ses voiles bord�es � plat, serrant le vent, courait � l'ouest, se rapprochant toujours...
A la distance d'une quinzaine d'arpents, d'apr�s son estim�, Thomas ne connaissant qu'imparfaitement ces parages, jugea prudent de ne pas s'approcher davantage de ces rochers mena�ants....
Il lofa....
Les voiles battirent au vent....
Mais au m�me instant, une grosse lueur brilla sur un point du rivage; puis une seconde; puis enfin une troisi�me,—� quelques pieds seulement les unes des autres.
—Largue l'ancre! commanda Thomas.
Gaspard se pr�cipita vers l'avant et leva le cliquet du guindeau.
Aussit�t l'ancr� tomba � l'eau, suivie de sa cha�ne, qui glissa bruyamment dans l'�cubier.
Puis les voiles furent, abaiss�es en un tour de main, et l'on attendit.
Dix minutes ne s'�taient pas �coul�es, qu'une embarcation se d�tacha comme dans une f�erie, du ces rochers g�ants et s'avan�a vers la go�lette.
—Oh�! qui vient l�? s'enquit Thomas, pour la forme,—car il savait bien � quoi s'en tenir.
—La Marie-Jeanne!
Puis la m�me voix reprit:
—Et vous?
—Le Marsouin! gronda Thomas, faisant rouler l'r unique de ce mot.
Il faut dira ici que la go�lette des No�l avait jusqu'ici port� le nom tr�s honn�te de Saint-Malo,—en souvenir du pays natal,—mais que ma�tre Thomas, lanc� sur la piste d'aventures �mouvantes, avait d�tr�n� le vieux saint breton de la poupe de sa barque, pour y substituer le nom de l'amphibie guerroyeur cit� plus haut.
Il y eut une minute de silence.
Puis le survenant demanda, tout en continuant d'avancer:
—Rien qui cloche?.... On peut aborder?....
—Arrivez sans crainte, fut-il r�pondu; il n'y a ici que mon associ� Gaspard Labarou et moi, Thomas No�l.
La chaloupe, manoeuvr�e habilement, aborda bient�t.
Des deux hommes qui la montaient, l'un resta � bord, tandis que l'autre grimpa sur le banc du Marsouin, s'aidant des haubans de misaine, et sauta lestement sur le pont.
—Messieurs, dit-il sans pr�ambule, vous �tes gens de parole.
—Toujours! fit Gaspard laconiquement.
—Et, pour cette fois, il y a quelque m�rite �, l'�tre, apr�s une pareille bourrasque.... ajouta Thomas, plus loquace que son compagnon.
—Mes compliments, jeunes gens. J'aime qu'on soit exact.... Mais venons au fait.... Nous sommes press�s.... Notre march� tient-il toujours?
—Des Fran�ais n'ont qu'une parole! r�pondit le sentencieux Thomas.
—Aux Iles! commanda Gaspard.
—Bien, messieurs. Je vois que vous �tes des jeunes gens d'action et que je puis compter sur vous.... Nous partirons dans une heure; juste le temps d'embarquer quelques provisions et de convenir de nos faits. Venez.
Sans plus d'explications, les deux Fran�ais descendirent dans la chaloupe du Canadien et, prenant place � l'arri�re, laiss�rent le capitaine et son matelot s'escrimer avec les rames pour les conduire � terre.
O� diable �tait donc la go�lette de ces �trangers?...
On n'en voyait ni un coin de coque, ni une pointe de m�t!
Mais, ayant entendu raconter bien des fois les prouesses accomplies par les contrebandiers du Golfe, nos jeunes marins ne s'�tonnaient pas outre mesure.
Cependant, comme on arrivait sur les rochers escarp�s de la rive, sans ralentir la vitesse de la chaloupe, Thomas poussa un cri:
—A�e! capitaine, nous allons nous casser le nez sur cette muraille � pic!
Le capitaine, sans r�pondre, donna un dernier coup de rame; puis, se levant, il alla se mettre � l'avant de l'embarcation, tandis que son matelot venait placer son aviron � l'arri�re, dans l'�chancrure de la godille, et s'y escrimait de son mieux.
On venait d'entrer dans un �troit couloir de roches tr�s �lev�es, large tout au plus de vingt pieds et courant en biais vers le plus haut escarpement de cette singuli�re ile.
Naturellement, par sa disposition m�me, ce bras de mer profond�ment encaiss� ne pouvait �tre aper�u du large.
On courut ainsi au milieu de rochers aux flancs � peu pr�s verticaux pendant deux ou trois minutes, parcourant une distance d'une couple de cents pieds....
Puis la chaloupe s'arr�ta net, l'�trave sur le gouvernail d'un vaisseau, ayant l'air enclav� dans cette mascarade de haute roches.
—La Marie-Jeanne, messieurs! dit le capitaine canadien avec une certaine emphase.
Et il se retournait, souriant, vers ses nouveaux amis.
—Nom d'un phoque! il faut le voir pour le croire! s'�cria Thomas, ne pouvant dissimuler son �tonnement.
—On parcourrait le monde entier avant de d�terrer un havre comme celui-ci! dit � son tour Gaspard, �merveill�.
—C'est � la fois mon bassin de car�nage et mon havre de refuge, quand on me serre de trop pr�s.... r�pondit le capitaine de la Marie-Jeanne.
—Tout de m�me, il y a des choses bien �tonnantes dans ce golfe Saint-Laurent! s'�cria de nouveau Thomas, avec des hochements de t�te admiratifs.
—�tonnantes, jeune homme?.... fit le canadien souriant.... Dites: sans pareilles!.... Voil� trente ans que je le parcours en tous sens, mon beau golfe, et j'y trouve toujours du nouveau.
Cependant, une courte �chelle fut tendue de l'arri�re, par un des matelots du bord, et les jeunes fran�ais, pr�c�d�s du capitaine, y grimp�rent rapidement.
La porte du capot d'arri�re �tait ouverte, laissant monter de la cabine une lueur claire.
On s'y engouffra, et une int�ressante conf�rence se tint pendant pr�s d'une heure entre les nouveaux venus et les gens de la Marie-Jeanne.
Que se passa-t-il?....
Quelles furent les confidences �chang�es?
Que fut-il convenu?....
Myst�re... pour le pr�sent!
Il nous est interdit,—auteur scrupuleux que nous sommes—de soulever, dans ce premier volume, m�me un coin du voile qui recouvre les faits et gestes des PIRATES DU GOLFE SAINT-LAURENT.
Mais on ne perdra rien pour avoir attendu.
Ce qu'il nous est permis de confier � nos lecteurs, d�s maintenant, c'est qu'apr�s un conciliabule qui dura pr�s d'une heure, le capitaine canadien se rembarqua avec les deux Fran�ais et que le Marsouin, bien lest� de provisions et d'esp�ces sonnantes, cingla aussit�t vers les �les Miquelon.
L'�quipage de la Marie-Jeanne, ainsi que le charpentier du bord, continu�rent d'habiter le Petit-M�catina, occup�s � radouber leur go�lette avari�e et � faire une besogne bien autrement.... myst�rieuse.
Quand la go�lette de No�l reparut dans la baie de K�carpoui, au commencement du mois d'octobre, apr�s une absence d'un peu plus de deux semaines, un voile de deuil planait sur la petite colonie.
Depuis une dizaine de jours, on �tait entr� dans cette longue p�riode d'isolement qui, l�-bas, ne se termine qu'� la r�ouverture de la navigation, en mai.
Le missionnaire �tait bien venu, comme d'habitude, donner aux p�cheurs de ce lieu solitaire l'opportunit� d'accomplir leurs devoirs religieux.... Mais, loin d'avoir � b�nir l'union de deux jeunes gens pleins d'amour et d'espoir, il avait d�, h�las! prodiguer des consolations � une famille plong�e dans une douleur mortelle, par la disparition d'un de ses membres, et pr�senter � une fianc�e dont le coeur saignait, au lieu d'une couronne de fleurs d'oranger, la couronne d'�pines de la r�signation chr�tienne....
Il va sans dire que ce messager de paix, saisi du diff�rend qui existait entre les deux familles, n'avait pas eu grande peine � faire dispara�tre les h�sitations de madame No�l � propos de la mort sanglante de son mari.
Une d�claration �crite du mourant, attestant la compl�te innocence de Jean Labarou et corroborant le r�cit circonstanci� de celui-ci, ne contribua pas peu � ce r�sultat; et le missionnaire eut au moins la consolation, en partant, de voir les chefs des deux seuls �tablissements de la baie unir fraternellement leurs mains, en signe de pardon et d'oubli.
Le retour de la Saint-Malo,—d�sormais le Marsouin, de par le caprice de ma�tre Thomas,—raviva pourtant la plaie encore saignante de la disparition d'Arthur.
Mais on ne put tout de m�me s'emp�cher,—� l'est de la baie; du moins,—de reconna�tre le d�vouement des deux marins qui venaient de faire une si rude croisi�re � la recherche de leur malheureux ami.
Toutefois,—en d�pit de la meilleure volont� du monde,—la famille Labarou ne r�ussit pas � dissimuler l'horreur instinctive que lui inspirait Gaspard depuis la catastrophe.
A peine arriv� dans la baie, ce mod�le des fils adoptifs s'�tait empress�, naturellement, d'aller rendre compte � ses parents du r�sultat n�gatif de ses recherches.
Il avait, d'ailleurs, pris la peine d'�tudier � fond le r�le qu'il allait jouer avant de risquer cette d�marche d�cisive.
Figure morne, fatigu�e, triste; p�leur maladive; regard fatal, inconsolable; tel �tait son masque.
Mais toute cette mise en sc�ne ne put fondre la glace qui le s�parait d�sormais de cette famille o� il avait grandi, choy� � l'�gal du fils de la maison.
La m�re H�l�ne, � sa vue, eut une crise de larmes qui pensa lui causer une rechute.
Jean Labarou, lui, p�le comme un mort, laissa son neveu s'emp�trer dans le r�cit de ses exploits et de ses actes do d�vouement fraternel.
Puis, quand ce fut fini, il se contenta de dire froidement, mais avec un geste d'une terrible solennit�:
—Arthur est mort,—et je n'esp�re plus.... Que Dieu ait piti� du pauvre enfant!.... Mais si tu es pour quelque chose dans cette fatalit� �pouvantable; si, par ta faute, une m�re a �t� priv�e, sur ses vieux jours, d'un fils ador�; si ta cousine, par ton fait, se trouve seule au monde, sans appui quand nous n'y serons plus; moi ton second p�re, au d�clin de ma vie, courb� par l'�ge et l'incurable chagrin que je sens l� (et le vieillard touchait son front rid�), je finis par succomber avant le terme assign� par la divine Providence; si cela est, eh! bien, je te maudis!
—Mon oncle!.... voulut r�pliquer Gaspard, �pouvant�.
—Va-t-en!.... fut la seule r�ponse de Jean Labarou, montrant la porte, de son bras tendu.
Et, comme le mis�rable, en passant le seuil, regardait sa tante, celle-ci lui dit, dans un sanglot:
—Rends-moi mon fils!
Alors il se tourna vers Mimie, comptant bien trouver chez elle une ombre de sympathie.
Mais il regretta aussit�t ce mouvement....
Blanche comme une cire, la t�te haute, les prunelles fulgurantes, la jeune fille �tendit vers lui sa main fine et nerveuse:
—Ca�n! dit-elle.
Puis, montrant elle aussi la porte:
—Va o� la destin�e t'appelle, fratricide!.... Mais, o� que tu ailles, je serai sur ton chemin au jour de la r�tribution!
Puis, hautaine et grave, elle alla baiser sa m�re au front.
Tremblant, hagard, la sueur de l'agonie aux tempes, Gaspard Labarou quitta la maison o� s'�tait �coul�e son adolescence, chancelant comme un homme ivre et sentant peser sur ses �paules le poids terrible de la mal�diction paternelle....
Dans l'esprit de Jean Labarou, cette mal�diction n'�tait que conditionnelle, il est vrai.
Mais Gaspard, au fond de son �me, sentait bien que cette mal�diction d'un p�re serait ratifi�e dans le ciel; et, quoi qu'il en e�t, en d�pit de son scepticisme farouche, il en �prouvait une sensation de malaise allant jusqu'� la peur.
Avait-il donc besoin, ce vieillard, sans l'ombre d'une preuve de culpabilit�, d'appeler sur la t�te de son neveu la vengeance c�leste!
Pour se donner du coeur, quand il fut hors de vue, le mis�rable montra le poing � la maison, disant:
—Vieux fou!.... Je me moque de tes foudres de fer-blanc et je te ferai voir bient�t de quel bois je me chauffe.... Ah! Ah! tu me maudis et ta fille m'appelle Ca�n.... Mais prenez garde de regretter am�rement, un jour, la satisfaction de m'avoir mis � la porte!
Ayant ainsi �vacu� un peu de sa bile, il reprit le chemin du Chalet, de l'autre c�t� de la baie.
Tout en pagayant son canot, il monologuait de la sorte:
—Il est clair comme le jour que, pour ce qui regarde mes chers parents et leur virago de fille, mon chien, est mort....
�Plus rien � esp�rer de ce c�t�.
�Mais je m'en moque, comme un poisson d'une pomme.
�Ce qu'il me reste � faire, c'est d'amadouer et d'engluer si bien les No�l, de me rendre tellement indispensable, que la bille Suzanne, en d�pit de son ridicule chagrin, cesse de penser jour et nuit � un mort, pour s'apercevoir enfin qu'il existe un bon vivant dans son entourage, pr�t � fie d�vouer pour son bonheur.
�D'ailleurs, dans ce si�ge en r�gle que je vais entreprendre, j'aurai un pr�cieux auxiliaire: Thomas, qui m'est d�vou�.
�Quant � la m�re, bien que, r�concili�e avec l'oncle Jean, je parie qu'il lui reste, en d�pit de tout, un vieux levain de rancune qui ne demanderait qu'� fermenter, si l'on s'y prenait habilement.
�Reste le petit Louis,—qui n'est plus un enfant, malgr� son qualificatif.
�Celui-l�, j'en ai peur, me donnera du fil � retordre.
�Il est toujours avec ce moricaud de Wapwi, d'un c�t� ou de l'autre, et je le soup�onne d'avoir un fort b�guin pour ma belle et tyrannique cousine, Euph�mie.
�Qu'il me succ�de dans le coeur de la fille � mon oncle,—je ne demande pas mieux.... Mais qu'il ne s'avise pas de se liguer avec elle pour me jouer quelque mauvais tour,—car �a ne serait pas bien du tout de la part d'un beau-fr�re!....
�Au reste, nous veillerons, Thomas et moi.
�Thomas No�l!.... En voil� un v�ritable ami, par exemple, qui n'a pas peur de mettre les mains � la p�te, lorsqu'il s'agit de tirer un copain du p�trin!....
�Vive le capitaine Thomas et son lieutenant, Gaspard!�
S'�tant ainsi mis dans un �tat de feinte excitation pour chasser de son esprit la mauvaise impression qu'il remportait de sa visite,—� l'instar des gens peureux qui chantent, la nuit, quand ils cheminent seuls dans Te voisinage d'un cimeti�re,—ma�tre Gaspard h�tait sa marche vers le chalet de la famille No�l, sa nouvelle r�sidence.
A mesure au'il approchait, sa figure subissait une transformation singuli�re.
De sombre et dure, qui �tait son caract�re habituel, elle devenait insensiblement m�lancolique et.... touchante.
Ce gaillard l�, orn� de toutes les passions qui rendent un homme redoutable au sein des soci�t�s organis�es, �tait devenu un v�ritable com�dien tout seul, sans �tudes, en pleine solitude du Labrador.
Il �tait absolument ma�tre de ses sens, et il avait la t�te froide d'un chef de bandits.
A peine entr� dans le chalet, o� la famille No�l se trouvait r�unie pour d�ner il se laissa choir sur une chaise, la t�te basse, les bras ballants.
—Oh! oh! il para�t qu'on t'a mal re�u, chez l'oncle Jean.... fit remarquer Thomas, d'un ton goguenard.
Gaspard ne r�pondit qu'en baissant davantage la t�te.
—Serait-ce possible? dit madame No�l, prompte � s'apitoyer.
—On m'a, chass�, madame! murmura Gaspard, d'une voix s�pulcrale.
—Chass�?.... B'�cria la bonne dame, en joignant les mains.
—Et maudit!.... ajouta lugubrement le jeune homme.
Pour le coup, la veuve se trouva debout, les mains lev�es.
—Pauvre enfant!.... Mais c'est insens�! dit-elle.
—Madame, vous m'en voyez atterr� et malade.... Mais qu'y puis-je faire?
—Oh! je parlerai � ces bonnes gens.... Il est impossible que cette famille, qui vous a �lev� et o� vous avez grandi comme un fils vous garde rancune pour un accident o� vous avez vous-m�me failli perdre la vie....
—Cela est pourtant, madame. Mais, si vous voulez m'en croire, attendez, pour une telle d�marche, que le temps ait un peu amorti la force du coup et engourdi leur douleur. A mon avis, toute tentative de rapprochement, d'ici � quelques jours, ne ferait qu'envenimer nos relations.
—Soit. Vous avez probablement raison. Quand ils seront plus calmes, nous n'aurons pas de peine � leur faire comprendre qu'ils ont manqu�, non seulement de charit� chr�tienne, mais encore et surtout de justice. En attendant, mon cher enfant, vous ferez partie de ma famille et vous partagerez, comme d'habitude, la chambre de Thomas.
—Madame, j'ai d�j� eu deux m�res,—et une larme de crocodile tomba sur la joue de Gaspard; vous serez la troisi�me.
Et l'habile com�dien salua profond�ment madame No�l.
—C'est dit.... Allons, mes enfants, � table!
Le repas fut pris au milieu d'un silence presque g�n�ral
La m�re, en d�pit de ses efforts, semblait pr�occup�e.
Louis, d'ordinaire gai comme un pinson, avait l'air r�veur d'un amoureux dont le coeur est pris s�rieusement.
Suzanne, elle, n'avait consenti � se mettre � table que sur les instances de sa m�re, qui n'aimait pas � la voir passer ses jours seule dans sa chambre ou errant dans le bois, retournant sans cesse le glaive dans la blessure de son coeur.
Elle ne mangeait gu�re, la pauvre fille, depuis la catastrophe qui lui avait enlev� son fianc�. Un cercle de bistre entourait sea yeux, qui semblaient agrandis et o� brillaient parfois des rayons oph�liens.
Pour tout dire en un mot, Suzanne faisait penser � un jeune arbre frapp� de la foudre en pleine s�ve.
Qu'allait-il arriver?....
L'arbre allait-il mourir?.... Ou bien la s�ve vigoureuse de la jeunesse, un instant arr�t�e dans sa marche, reprendrait-elle ses fonctions vivifiantes, faisant reverdir les rameaux affaiss�s et mollissants?...
Voil� ce qu'on pouvait se demander en voyant cette jeune fille � la d�marche languissante, au regard atone.
C'est que le coup dont elle souffrait avait �t� aussi rude qu'inattendu....
Songez donc!
Lorsque quelques heures � peine la s�paraient du moment o� elle allait �tre unie � l'�lu de son coeur, la plus terrible des catastrophes �tait venue an�antir cet espoir, briser ce r�ve!....
Et cela, du jour au lendemain, en pleine fi�vre de pr�paratifs matrimoniaux,... comme un grand coup de foudre dans un ciel clair!
Pr�s de trois semaines s'�taient �coul�es depuis la sinistre disparition de son fianc�, et c'est � peine si la pauvre Suzanne parvenait A r�aliser sa situation de veuve avant d'avoir �t� mari�e.
Il convient d'ajouter que tout le monde, au Chalet, lui montrait une sympathie �mue,—Louis surtout, qui adorait sa soeur.
Combien de fois le jeune homme n'avait-il pas travers� la baie pour aller aux informations et porter aux parents du pauvre Arthur les condol�ances de la fianc�e, trop faible encore pour s'y rendre elle-m�me!
Bref, Suzanne avait �t� tr�s malade et pouvait �tre consid�r�e, apr�s deux semaines de crises nerveuses et de larmes, comme une convalescente � sa premi�re sortie.
On s'abstenait donc, en sa pr�sence, de toute allusion au drame de l'�lot, et le mot d'ordre �tait de n'avoir pas l'air d'�tre sous le coup d'une dea plus fortes �motions qu'e�t encore �prouv�e la petite colonie.
La conversation, toutefois, ne pouvait �tre bien anim�e; et, aussit�t le repas termin�, chacun se retirait pour vaquer � ses occupations.
Il en fut ainsi pendant quelques semaines....
Puis le temps, qui affaiblit les tons crus de toute douleur humaine, en y �tendant sa patine gris�tre, amena une d�tente dans les esprits, une sorte d'apaisement dans les coeurs....
Et c'est dans ces conditions de tranquillit� morale relative que la petite colonie de K�carpoui entra dans cette p�riode d'isolement, absolu, ressemblant un peu � un emprisonnement au milieu des glaces polaires, et qui s'appelle: Un hiver au Labrador....
D�s les premiers jours de novembre, la neige commen�a � tomber,—une neige molle, humide, rayant diagonalement l'atmosph�re embrum�e par le sempiternel nord�t, charg� de vapeurs d'eau refroidies.
On remonta les go�lettes jusqu'au fond de la baie, o� elles furent d�gr��es et mises en hivernement d�finitif.
Le bois de chauffage, les provisions de bouche, les engins de p�che, les agr�a des barques, tout cela fut soigneusement remis� ou encav�.
Puis, satisfait d'avoir pris toutes les pr�cautions voulues, on se disposa � affronter courageusement l'ennui et l'horreur m�me d'un hiver labradorien.
Si nous disons: l'horreur, c'est une fa�on de parler....
Il est des horreurs sublimes, et les grands spectacles de la saison hibernale, sur les bords du golfe Saint-Laurent, sont de celles-l�!
Ces versants de montagnes drap�s de neige, que trouent ci et l� les for�ts saupoudr�es de blanc et les rochers rouge�tres; ces cascades coulant sous une carapace de cristal, � travers laquelle miroitent les eaux �cumantes; ces ponts de glace couvrant les baies et endiguant le fleuve lui-m�me jusqu'� plusieurs arpents du rivage; le silence qui r�gne partout, comme si la terre se taisait pour mieux entendre la grande voix du fleuve entre-choquant ces banquises flottantes, balan�ant ces ice-bergs ou d�molissant d'un heurt g�ant quelque ch�teau de glace allant au fil de l'eau,—tout cela est bien beau � contempler et ne manque certainement pas de po�sie...
Mais c'est de la po�sie triste, de la beaut� empreinte de m�lancolie.
Si l'�me s'�l�ve, le coeur se serre.
L'homme se sent petit en face des grands spectacles de la nature, et Instinctivement il souhaite les rapetisser, pour qu'ils conviennent mieux � sa taille.
L'ann�e 1852 se termina par une effroyable temp�te de neige, qui s�vit sur la c�te.
On ne la regretta pas.
Puis les trois mois suivants d�fil�rent lentement, sans grandes distractions, si ce n'est pour les chasseurs, qui firent une abondante r�colte de gibier � poil.
Avril vint enfin et, avec lui, la perspective riante d'un des sports les plus �mouvants de la r�gion du golfe: la chasse aux loups-marins.
Dans les conditions d'isolement o� se trouvaient les deux seules familles habitant la baie de K�carpoui, on ne pouvait naturellement, songer � la grande chasse en go�lette, � travers les banquises flottantes,—comme la font les Acadiens, les meilleurs marins du golfe.
Il faut, en effet, non seulement de bons vaisseaux blind�s avec de forts madriers de bois dur pour r�sister � la pression des glaces en mouvement, mais encore un �quipage d'une dizaine d'hommes pour la manoeuvre, la tuerie et le d�pe�age, quand on veut faire la chasse en grand.
A K�carpoui, on dut se contenter d'observer les points extr�mes de la baie, et surtout l'�lot du Large, autour duquel une batture assez �tendue se consolidait tous les hivers.
Les Labarou, connaissant depuis de longues ann�es les habitudes locales de la faune de cette r�gion, savaient fort bien que les loups-marins avaient fait de la Sentinelle un endroit de vill�giature fort achaland�.
Aussi les peaux et l'huile de ces utiles animaux avaient-elles toujours contribu�, pour une bonne part, au bien-�tre relatif dont ils jouissaient.
On se tenait donc aux aguets, des deux c�t�s de la baie, lorsqu'un matin de la premi�re quinzaine d'avril, Wapwi annon�a avec une certaine excitation:
—Loups-Marins!
—O� cela? demanda Jean Labarou.
—Autour de l'�lot.
—Beaucoup?
Pour toute r�ponse, le petit Ab�naki montra ses doigts ouverts, montra sea cheveux.... et, ne sachant plus quoi montrer, fit de grands gestes avec ses bras;—ce qui voulait dire qu'il y en avait tant, tant.... que d�cid�ment il ne pouvait en indiquer le nombre.
Jean Labarou prit aussit�t une d�cision.
—Faisons nos pr�paratifs, dit-il.... Nous partirons dans une heure, Toi, Wapwi, avertis nos voisina, comme c'est convenu.
En un clin-d'oeil, tout le monde fut � l'oeuvre.
Wapwi alluma un grand feu, bien en vue sur la rive de la baie, auquel on r�pondit bient�t, du Chalet.
Puis, les chiens,—au nombre de six,—�tant attel�s � une sorte de tra�neau particulier � la c�te du Labrador, on se mit en marche.
Euph�mie accompagnait l'exp�dition, naturellement.
Les deux chasseurs et la jeune chasseresse, bien chauss�s de bottes de loups-marins, arm�s de fusils � balles et de solides b�tons de bois dur, se dirigeaient vers la pointe ouest de la baie, o� les chaloupes avaient �t� descendues depuis plusieurs jours, en pr�vision de la venue des phoques annonc�s.
Sur l'autre rive, on s'agitait aussi.
Le signal avait �t� compris.
On y avait r�pondu tout de suite, et bient�t un attelage semblable � celui des Labarou quittait, au galop de six chevaux � griffes, le chalet de la famille No�l.
Arriv�es aux chaloupes, les deux petites troupes arr�t�rent les conventions de la chasse, et l'on se mit en devoir de franchir en silence l'�troit bras de mer libre s�parant la batture de terre de celle de l'�lot.
Los chiens re�urent l'ordre de se coucher l� o� ils �taient et de ne pas bouger,—ni japper, surtout.
Ils promirent tout ce qu'on voulut, � leur fa�on, et.... tinrent parole.
De m�me que Mimie, Suzanne avait voulu accompagner ses fr�res. On lui avait vant� si souvent les �motions d'une chasse aux loups-marins, qu'elle n'avait pu r�sister � la tentation d'y aller au moins une fois,—ne serait-ce que pour secouer sa m�lancolie et faire plaisir � son fr�re Louis, qui l'avait suppli�e de l'accompagner.
Mais, contrairement � sa voisine de l'ouest, elle ne portait ni b�ton, ni arme � feu,—�tant peu famili�re avec les �porte cyn�g�tiques et trop sensible pour frapper un animal quelconque, cet animal ressembl�t-il � un poisson!
Les chaloupes ayant donc �t� tra�n�es � l'eau, on avan�ait en silence vers l'�lot sous le vent,—car les amphibies ont l'oreille fine.
Arriv�s � la large batture de glace entourant la Sentinelle, les hommes d�barqu�rent � petit bruit, puis s'avanc�rent avec des pr�cautions infinies vers les loups-marins, dont quelques-uns, inquiets et humant l'air, commen�aient � s'agiter.
Une d�charge g�n�rale en coucha bient�t une demi-douzaine par terre.
Six coups de feu avaient �clat�:—six phoques �taient bless�s � mort.
Aussit�t, le b�ton � la main, tout le monde courut aux autres qui se pr�cipitaient, dans toutes les directions, vers la mer.
C'est la partie la plus excitante de la chasse aux loups-marins.
Chacun tr�pigne, frappe, saute, court....
On entend de sourdes exclamations: han! han! des cris d'appel les plaintes quasi-humaines des b�tes assomm�es, les ordres �chang�s.
Puis, de temps en temps, un coup de fusil tir� sur quelque vieux loup-marin rus�, se glissant en tapinois vers la mer.
C'est une cacophonie � rendre sourd un.... pot � tabac.
Soudain, au beau milieu de ce tapage incoh�rent, un cri per�ant se fit entendre,—un cri lanc� par une voix de femme.
Tout le monde se retourna.
Euph�mie Labarou �tait l�, avec les hommes.
Mais Suzanne, debout sur un gla�on qui plongeait dans l'eau par un de ses bords, �tait entra�n�e par le courant.
Les tr�pignements des chasseurs avaient fractur� la glace, amincie par un commencement de d�gel, et la jeune tille, toute enti�re au spectacle de la tuerie auquel elle assistait, venait seulement de s'apercevoir qu'elle s'en allait � la d�rive, sur un fr�le gla�on � demi-submerg�.
Une voix forte cria aussit�t, r�pondant � l'appel strident de la naufrag�e:
—Ne bougez pas!.... Que personne ne bouge!....
Et Gaspard, enlevant en deux tours de mains ses lourdes bottes, s'�lan�a, vif comme un �cureuil, vers la jeune fille, qu'il saisit tout courant et ramena de m�me, en sautant d'un gla�on � l'autre.
Cela s'�tait fait si vite, qu'on ne s'�tonna de cet acte de courageuse agilit� qu'au moment m�me o� Suzanne �tait d�pos�e dans une des chaloupes.
Alors chacun, en voyant danser les fragments de glaces o� Gaspard avait mit les pieds pour arriver � la jeune tille et revenir � terre, put juger de l'audace du sauveur et du danger couru par la naufrag�e.
On �tait trop habitu�, l�-bas, aux p�rip�ties d'une existence aventureuse, pour se mettre la bouche en coeur et entonner un hymne � l'adresse du h�ros de ce coup de hardie v�locit�.
Les hommes, la respiration encore coup�e par l'�motion, dirent simplement: �Tr�s bien, Gaspard!�
Mimie, elle, sentit monter � ses tempes deux jets de sang rapides et br�lants....
Quant � Suzanne, disons � sa louange qu'elle eut un �lan tout spontan� de reconnaissante admiration....
—Monsieur Gaspard, dit-elle en lui tendant les deux main� merci: |e me souviendrai!
Il �e pencha vers elle et, bien bas:
—Suzanne, murmura-t-il, oubliez cet �pisode, si vous voulez, mais souvenez-vous d'une seule chose...
—Laquelle?.... fit-elle, ouvrant bien grands ses yeux tr�s doux....
—Que je vous aime.... � en mourir acheva le jeune homme, d'une voix qui n'�tait qu'un souffle.
Suzanne devint fort pale et dissimula son �motion en s'inclinant.
Mais quelque chose comme une ombre fatale assombrit son front et elle dit aussit�t A haute voix:
—Cet �lot porte malheur.... Partons, voulez-vous?.... Il me tarde de revoir ma m�re.
On se h�ta de la faire embarquer, ainsi que sa voisine Euph�mie dans une des chaloupes et d'aller d�poser ces dames sur la banquise de terre ferme, o� les attelages de chien les transportaient au galop vers leur demeure respective.
Quant aux bommes, ils ramass�rent et embarqu�rent leurs loups-marins morts, que l'on se h�ta de d�poser dans les hangars � d�pe�age, o� ils devaient �tre convertis en huile et en peaux, destin�es � la vente.
Cet �pisode de chasse devait amener de grands changements dans les relations, et m�me les sentiments, de quelques-uns de nos personnages. Thomas,—qui avait du nez,—le pressentit bien.
Aussi put-il dire � son complice, d�s qu'il se trouva seul avec lui,—� l'heure du coucher:
—Mon vieux, le diable est d�cid�ment pour toi.... Cette petite course d'agr�ment sur des gla�ons en d�rive, avec une femme dans les bras, t'a remis � flot.... Tu seras le mari de Suzanne!
—Oui.... murmura Gaspard, un sourire �quivoque aux l�vres, c'�tait assez r�ussi, le coup du gla�on!.... Mais, en serons-nous plus avanc�s si....?
—Eh bien, ach�ve!
—...Si l'autre revient?....
—Encore cette lubie!... Nom d'un phoque, que les amoureux sont b�tas!.... Il ne reviendra pas, l'autre.... Ou ne revient pas de l� o� il est.
—Qui sait?.... murmura Gaspard, comme se parlant � lui-m�me.
—Qui?.... Moi, tout le monde,—et toi aussi, parbleu!.... Allons, mon vieux, fais un bon somme et r�ve que le missionnaire est � l'autel, �lev� pour la circonstance au milieu du feuillage, et que Thomas No�l y conduit sa soeur vers l'heureux gaillard que tu es.... �a te refera de bon sang.
—Je ne demande pus mieux. Mais!.... Allons, bonsoir.
—Bonne nuit.
—Et les deux comp�res s'endormirent, heureux comme de braves gar�ons qui ont fait une bonne journ�e.
Thomas No�l venait de dire � son complice Gaspard, en parlant d'Arthur Labarou: �On ne revient pas de l� o� il est!�
Eh! bien, n'en d�plaise � ce froid organisateur de noyade, on en revient de l'endroit o� �tait alors le jeune p�cheur, puisque nous le retrouvons plein de vie, second officier d'un bon navire de douze cents tonneaux de jauge et, de plus, porteur d'un joli sac de.... perles.
Ceci demande explication, nous le savons bien....
Aussi, n'entendons-nous pas nous contenter d'une froide affirmation et allons-nous raconter bri�vement l'odyss�e de notre h�ros, depuis cette nuit sinistre o� nous l'avons laiss� sur un �lot perdu, � la veille d'�tre submerg� par la mar�e montante, et criant en vain � eon compagnon, qui l'abandonnait:
—Gaspard, mon fr�re!....
Quelles heures terribles!.... Quelles angoisses mortelles!!
De telles impressions ne se racontent pas.
La bise hurlait, sifflait, rugissait, enlevant de la cr�te des lames une poussi�re liquide qui la rendait encore plus puissante....
Les vagues, heurt�es en tous sens, avaient des clameurs de col�re, comme si elles eussent �t� anim�es, au lieu de n'avoir que la force brutale des grandes masses d�s�quilibr�es....
Et le flot, pouss� par le flot, montait toujours, emplissant la crique, couvrant les pointes, submergeant les contreforts, escaladant les pics.
Arthur aussi montait, pr�c�dant cette mar�e envahissante qui gonflait le fleuve comme un immense levain en fermentation.
Il vint un temps o�, debout sur le pic le plus �lev� de l'�lot,—comme un de ces antiques monuments de la vieille �gypte, envahi par cet autre flot dos d�serts africains: la mer de sable!—le naufrag� n'eut plus autour de lui que les vagues en fureur, sonores comme des cloches, souples comme des tigresses, lui livrant un dernier assaut �vant de le rouler dans leurs vertex et de l'ensevelir dans leurs replis.
C'est alors que, jetant un dernier regard vers le fond de la baie, o� reposait en ce moment tout ce qu'il aimait en ce monde:—ses parents et sa fianc�e,—le pauvre gar�on lan�a � travers la nuit cette clameur d'agonie, ce cri d'adieu, qui fut entendu du petit sauvage arrivant � la rescousse.
Ce qui suivit paraissait, dans le souvenir d'Arthur, comme un grand �clair, suivi d'une nuit profonde.
Une voix d'enfant, bien connue,—celle de Wapwi,—avait cri� �.... Petit p�re!....�
Puis une masse sombre, se balan�ant au sommet d'une vague �norme, avait sembl� s'abattre sur le naufrag� qui, d'instinct, avait �tendu les bras vers cette �chose� entrevue, s'y �tait cramponn�, hiss�, jouant des coudes et des genoux, jusqu'� ce qu'il se sentit enfin emport� dans une embarcation, venue � lui miraculeusement, et tourbillonnant sous la pouss�e des lames affol�s....
Et puis, quoi encore?...
Rien.... pendant dea heures, si ce n'est le balancement de l'esquif qui le portait, l'�cuma des vagues l'inondant, la brise sifflant toujours....
Pendant combien de temps dura cette demi-inconscience, cet affaissement de l'�me et du corps, cette insouciance absolue de ce qui se passait dans le monde physique?....
Des heures enti�res, sans doute, puisque, �veill� soudain par des cris d'appel, Arthur Labarou constata, en ouvrant les yeux, que le jour naissait.
Mais d'o� venaient les cris?...
D'un navire � l'ancre, sous l'�trave duquel le chaland du naufrag� allait s'engager.
Des matelots, en train de virer au cabestan, avaient aper�u la petite embarcation en d�tresse et h�laient l'homme, endormi ou mort, qui se trouvait couch� dedans.
Comme cet homme, tout en no r�pondant pas, semblait, tout de m�me avoir un reste de vie, un des mathurins, s'accrochant aux sous-barbes du beaupr�, guetta le chaland au passage et s'y laissa choir.
Un grelin lui fut jet� par ses camarades, et, une minute plus tard, le naufrag�, attach� solidement sous les bras, �tait hiss� � bord.
D'o� venait-il?
On ne s'en inqui�ta pas.
C'�tait une victime de la mer, et la grande fraternit� des marins n'a pas besoin des formalit�s d'une enqu�te pour secourir un camarade.
Le capitaine,—un jeune homme d'une trentaine d'ann�es, au plus,—fit transporter l'inconnu dans sa propre cabine, o� un cadre se trouvait libre, et se chargea lui-m�me des premi�re soins � donner.
Apr�s quoi, appel� � ses devoirs de commandant, il se fit remplacer par un homme de confiance.
Pendant trois jours, le naufrag� fut en proie � une fi�vre ardente, marmottant des phrases incoh�rentes, poussant des cris de d�tresse, appelant au secours, d'une voix navr�e....
Puis le sang se ti�dit, les nerfs s'apais�rent, le sommeil vint....
Il �tait sauv�!
—O� suis-je? demanda-t-il au capitaine, un beau matin.
—Sur l'atlantique, fut la r�ponse.
—Et nous allons!...
—Dans les Indes, � Ceylan.
Arthur se recueillit un instant pour rappeler ses souvenirs.
Mais, en d�pit de tous ses efforts, sa m�moire ne lui disait rien, apr�s le cri entendu au sein de la temp�te, sur l'�lot submerg�,—ce cri d'enfant appelant: �Petit p�re!�
—Wapwi! pensait-il.... C'�tait Wapwi!.... Et c'est le chaland qu'il montait qui m'a recueilli.... Mais lui, le cher petit, qu'est-il devenu?.... noy�, sans doute.... Pauvre enfant!
Et Arthur sentait des larmes courir dans sus yeux, � cette triste pens�e.
—Capitaine, dit-il, mon malheur est plus grand que vous ne le pensez, et, puisque la Providence a voulu que je fusse sauv� par un compatriote,... car vous �tes Fran�ais, n'est-ce pas?
—Canadien-fran�ais, de Qu�bec, r�pondit le capitaine.
—C'est tout comme.... Eh bien, je ne veux rien vous cacher; je ne suis pas un naufrag�, capitaine!
—Alors?.... fit le marin, �tonn�.
—Je suis la victime du plus l�che attentat qui se puisse imaginer... J'ai �t� abandonn� sur un �lot perdu, � mar�e basse, avec en perspective d'une lente agonie et d'une mort in�vitable, quand la mer viendrait � couvrir mon rocher, au montant.
—C'est horrible, cela! interrompit le Canadien, s'approchant du naufrag� avec un redoublement d'int�r�t.
—Laissez-moi vous raconter cette histoire, qui ressemble � un conte des Mille et Une Nuits.
Le capitaine fit un geste d'assentiment.
—Allez, mon jeune ami, dit-il en bourrant sa pipe. J'ai aujourd'hui, gr�ce au bon vent, plus de loisirs � vous consacrer, que d'habitude.
Alors Arthur fit le r�cit court, mais tr�s mouvement�, de ce qui avait pr�c�d� et amen�, suivant lui, l'affaire de l'�lot.
Puis il conclut, en disant:
—Que pensez-vous, capitaine, d'un parent capable d'une pareille infamie?
—Je pense que ce gaillard-l� finira par �tre pendu � la ma�tresse vergue du premier navire sur lequel il mettra le pied,—quand ce serait le mien....
En attendant, jeune homme, suivez-moi o� j'irai, et soyez certain qu'en juin prochain,—avant la visite du missionnaire qui pourrait bien, sans cela, marier votre cher cousin � votre fianc�e,—je vous, aurai ramen� � K�carpoui, o� vous r�glerez vos comptes avec cet aimable assassin.
—Ah! capitaine, puissiez-vous dire vrai!.... Si, au commencement du mois de juin de l'ann�e 1863, je pouvais appara�tre dans �a petit coin du Labrador, o� l'on me croit, sans doute, au fond de l'eau, quel r�glement de comptes, comme vous dites, capitaine!
—Nous y serons, mon jeune ami, Dieu aidant.... Le capitaine Pouliot, de Qu�bec, conna�t son navire, l'Albatros. D'ailleurs, j'ai promis � mon armateur, M. Ross, que je serais de nouveau en rade de Qu�bec avant la fin du mois de juin. Et, ce que je promets, vous saurez, � moins que le diable ne s'en m�le....
—Vous le tenez?.... Eh bien, tant mieux, et puissent les vents et la mer nous �tre favorables!
—Amen! fit le capitaine.
Sur quoi, les deux amis mont�rent sur le pont, o� le capitaine constata que tout allait bien, sous l'oeil de Dieu.
Mais r�sumons....
Le voyage, par le cap de Bonne-Esp�rance et l'Oc�an-indien dura trois mois et demi.
Los vents avaient �t� maniables et la mer, cl�mente.
On avait pass� la ligne deux fois, lorsque, dans les premiers jours de janvier, on arriva en vue de la grande �le de Ceylan.
Une partie du chargement y fut d�barqu�e; puis on continua jusqu'� Madras, pour livrer ce qui restait.
Vers la fin de janvier 1853, commen�a le voyage de retour, en longeant la c�te de Coromandel, pour s'engager dans le d�troit de Manaar.
Mais, contrari� par une tr�s grosse brise de ouest-sud-ouest, l'Albatros dut chercher refuge dans la baie de Condatchy, qui �chancre le littoral ouest de l'Ile de Ceylan.
On fut l� deux jours � l'ancre, un calme plat ayant succ�d� � la bourrasque qui avait fait rage.
Une multitude d'embarcations de toutes formes y faisaient la p�che des perles.
Pour tuer le temps, le capitaine proposa � son lieutenant, Labarou,—promu � ce grade apr�s la mort accidentelle du titulaire, arriv�e � Madras.—de tenter la fortune.
Celui-ci, plongeur �m�rite et pouvant rester pr�s d'une minute sous l'eau, y consentit.
Le reste de l'�quipage voulut en faire autant....
Quelle id�e lumineuse, et � quoi tient la fortune!
En moins d'une demi-journ�e, chaque plongeur, descendu au fond de l'eau, au moyen d'une corde ayant une grosse pierre attach�e � son extr�mit�, avait recueilli, � la barbe des requins, de pleins sacs d'hu�tres, que l'on s'empressa d'ouvrir et dont plusieurs contenaient des perles, que l'on ferait examiner par les marchands du Cap, en passant.
Enfin, un bon vent d'est ayant succ�d� au calme, on leva l'ancre et.... en route pour l'Europe:
Le mois de f�vrier commen�ait, et l'on n'eut pas trop des vingt-huit jours qu'il renferme pour atteindre la c�te africaine.
Le 8 mars, l'Albatros mouillait en rade de la ville du Cap.
D�s le lendemain, chacun s'empressa, d'aller trafiquer de ses perle� avec les joailliers de la Cit� aux diamants....
Et, chose �tonnante, il se trouva que tous les p�cheurs de l'Albatros avaient en mains des perles d'une grande valeur.
Par un hasard providentiel, le navire canadien avait jet� l'ancre, dans la baie de Condatchy, sur un des bancs les plus riches, en hu�tres perli�res, de la r�gion.
Quelle aubaine pour ces braves gens, plus accoutum�s aux gros sous de cuivre qu'aux belles guin�es jaunes et aux scintillants souverains d'or qu'on leur donna en �change des perles de Condatchy!
Bref, quand l'Albatros quitta le Cap de Bonne-Esp�rance, le 12 mars 1853, tout le monde � son bord �tait riche, depuis le capitaine jusqu'au dernier des Mathurins sal�s!
Le voyage de retour se fit sans encombre, et le 8 juin, par une belle matin�e ensoleill�e, l'Albatros jetait l'ancre dans la rade de Saint-Jean de Terreneuve, o� le lieutenant Labarou se s�para de son capitaine, non sans regret.
Mais il avait, arr�t� en son esprit, un programme � remplir, et il d�sirait avoir les mains libres pour arriver � son but.
En effet, son intention �tait d'acheter, pour son propre compte, une bonne et, solide go�lette, avec laquelle il ferait, � K�carpoui, une entr�e.... dont on garderait le souvenir, sur la c�te du Labrador.
Deux jours lui suffirent pour trouver un joli schooner � sa convenance; et le 10 juin, ayant recrut� un �quipage de trois hommes,—deux Canadiens et un Fran�ais,—il levait l'ancre pour gagner le d�troit de Belle-Ile, par o� le capitaine Arthur Labarou volait rentrer chez lui.
La go�lette portait un nom significatif....
Elle s'appelait: Le Revenant!
Nous sommes au 25 juin de l'ann�e 1853.
D�s huit heures du matin, la baie de K�carpoui pr�sente un spectacle inaccoutum�.
Pr�s de la rive orientale, en face du Chalet de la famille No�l, deux go�lettes sont � l'ancre: l'une pavois�e et toute luisante de peinture fra�che....
C'est le Marsouin.
� une couple d'arpents plus au large,—mais sur une m�me ligne, un second vaisseau est aussi au mouillage, pr�sentant l'�trave au courant, qui rentre....
C'est la fameuse go�lette qui fait, deux fois l'an, la visite des �tablissements de p�che diss�min�s sur la c�te du Labrador, ach�te le poisson, fournit les provisions et transporte d'un point � un autre le missionnaire catholique.
Enfin, dans l'ouverture de la baie, une troisi�me go�lette, v�ritable bijou d'architecture navale, arrive, toutes voiles hautes, Puis, diminuant de toile � mesure qu'elle avance, finit par aller jeter l'ancre au beau milieu du courant, droit en face de l'humble demeure des Labarou.
Sur le tableau d'arri�re de celle-ci se lit un nom fatidique: Le Revenant.
Pendant que l'�quipage s'occupe � serrer les voiles et aux soins multiples du mouillage, le capitaine se laisse glisser dans la chaloupe du bord, suivi d'un enfant d'une quinzaine d'ann�es, dont la figure tr�s basan�e rayonne comme un soleil....
C'est Arthur Labarou. suivi de son fid�le Wapwi,—lequel, pressentant l'arriv�e de son ma�tre, a trouv� le moyen de rallier la go�lette, � l'est du la baie, dans son canot.
Mais d�j�, de l'humble maisonnette, surgissant tour � tour, un vieillard, encore vert quoique courb�, une femme � cheveux blancs et une belle jeune fille, toute p�le d'une �motion extraordinaire....
Arriv�s � une couple d'arpents l'un de l'autre, les deux groupes s'observent avec un trouble grandissant....
La vieille femme � cheveux blancs s'arr�te et se prend � trembler de tous ses membres...
Le vieillard l�ve les bras vers le ciel....
Mais la jeune fille, elle, s'�lance vers le nouvel arrivant et l'�treint rapidement:
—Mon fr�re!
Arthur rend l'�treinte, sans r�pondre.
La m�re est l�....
C'est pour elle la premi�re parole.
Il court, la prend dans ses bras, baise ses cheveux blancs et se glisse � ses genoux, en disant que ce mot qui dit tout:
—O m�re!
Le p�re, � son tour, presse son fila sur sa poitrine....
Puis on entre � la maison....
La porte se ferme....
Une sc�ne, qui ne se d�crit pas, a lieu entre les divers personnages de cette famille, hier encore ab�m�e dans le d�sespoir.
La joie a sa pudeur.
Tirons le rideau sur ces �panchements sacr�s....
Un quart-d'heure s'�coula.
Puis la porte se rouvrit, pour livrer passage au capitaine du Revenant, qui semblait au comble de l'anxi�t� et disait rapidement � sa soeur:
—Ainsi, tu es s�re que Suzanne m'est rest�e fid�le et qu'on lui force la main?....
—Absolument s�re, mon fr�re.... Ah! pauvre fille, comme elle a pleur� et quel serment imprudent elle a fait l�, par une reconnaissance exag�r�e pour un sauvetage arrang� d'avance entre Thomas et Gaspard, je le jurerais.
—Oui, elle a �t� bien imprudente de s'engager par serment � �pouser un mis�rable, dans un temps donn�.... Mais aussi, petite soeur, quelle inspiration du ciel d'avoir ajout� formellement, comme tu dis: �Si toutefois mon premier fianc� ne vient pas r�clamer ses droite!�
—Restriction qui n'a caus� nul souci � ce coquin de Gaspard! fit remarquer Mimie.... Il �tait si s�r d'avoir r�ussi dans son crime!
—Dieu aveugle les criminels qu'il veut punir! dit gravement le jeune capitaine du Revenant.... Nous arriverons � temps pour sauver cette pauvre Suzanne.
Ces propos s'�changeaient rapidement, tout en embarquant dans la chaloupe et ramant vers la go�lette.
On prit l�, un renfort de deux solides matelots, et la chaloupe partit comme une fl�che dans la direction du Chalet.
A peine eut-elle touch� terre, qu'Arthur sauta sur la berge...
Comme il franchissait le rideau de saules qui borde la rive en cet endroit, un cri de d�sespoir faillit jaillir de sa gorge....
En face d'un autel, tout enguirland� de feuillage, �rig� � c�t� du Chalet, Gaspard et Suzanne, � genoux l'un pr�s de l'autre, �coutaient un pr�tre debout en face d'eux, un livre � la main.
—Gaspard Labarou, disait gravement le ministre du culte, prenez-vous Suzanne No�l pour votre l�gitime �pouse?
—Oui! articula Gaspard, d'une voix nerveuse.
Le capitaine du Revenant arrivait derri�re eux, comme le pr�tre posait la m�me question � la jeune femme agenouill�e:
—Suzanne No�l, prenez-vous Gaspard Labarou pour votre l�gitime �poux?
Un frisson parut courir sur les �paules de la pauvre fille....
Elle h�sita....
Puis, dans un mouvement de d�sespoir inconcevable, levant les yeux au ciel comme pour y demander un secours inesp�r�, elle se retourna une derni�re fois vers la baie, dans un volte-face rapide, et rencontra les yeux d'Arthur, qui semblait guetter ce moment.
Alors, secou�e de la t�te aux pieds par une commotion �lectrique, elle courut vers son premier fianc�, criant par trois fois:
—Non! non! non!
Tout le monde avait suivi des yeux la jeune fianc�e,—si pr�s de s'appeler la jeune �pous�e,—et ce tut une exclamation de stupeur quand on la vit dans les bras de celui qu'on croyait mort,—d'Arthur Labarou, surgi brusquement des saules bordant la rive.
Gaspard, tremblant, livide, les yeux agrandis par une �pouvante sans nom, paraissait clou� au sol.
Thomas, qui lui servait de chaperon � l'autel, dut le rappeler � ses sens....
Il perdait rarement la t�te, lui, l'excellent gar�on.
—Mon vieux, dit-il.... ton chien est mort!.... Filons!.... C'est le bon temps.
Et, passant son bras sous celui de son complice, il l'entra�na rapidement vers la rive, o� la chaloupe du Marsouin, toute pavois�e et mont�e par deux matelots en grande tenue, attendait les mari�s.
Bien que les oreilles lui tintassent de mille rumeurs imaginaires, Gaspard, eu passant pr�s d'un groupe form� d'une jeune fille et d'un enfant, entendit toutefois une voix de femme qui lui disait avec un m�pris �crasant: �Ca�n!�
L'enfant, lui, �ta gravement son chapeau, et salua jusqu'� terre.
C'�tait Wapwi, qui se vengeait � sa fa�on.
Mais tout cela ne prit que le temps de le dire....
Thomas commanda aux matelots, apr�s avoir fait entrer Gaspard dans l'embarcation et s'y �tre install� lui-m�me:
—A la go�lette!.... et plus vite que �a!
Bien que fortement intrigu�s de ne pas voir la mari�e accompagner son nouvel �poux,—ainsi que la chose avait �t� arrang�e,—les mathurins pouss�rent au large et se prirent � ramer en cadence, sans faire aucune observation.
Une demi-heure plus tard, le Marsouin, toutes voiles hautes et pavillons au vent, sortait de la baie, contournait la Sentinelle et disparaissait dans les brumes iris�es du golfe....
Gaspard Labarou, debout pr�s de la lisse de l'arri�re, tendant son poing ferm� vers le fond de �a baie, disait:
—J'ai perdu la partie, cette fois.... Mais..., je reviendrai!
* * * * *
D�s le lendemain, un double mariage �tait c�l�br� par le missionnaire, avant son d�part:
Celui du capitaine Arthur Labarou et de Suzanne No�l....
Lea autres conjoints s'appelaient:
Louis No�l et Euph�mie Labarou.
Et, � la fin de ce jour-l�, quand les ombres de la nuit s'�tendirent sur la c�te du Labrador, il y eut un endroit de ce littoral solitaire ou le Bonheur, ce fuyard infatigable, dut faire une halte!
FINEnd of the Project Gutenberg EBook of Un drame au Labrador, by Eugene Dick *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN DRAME AU LABRADOR *** ***** This file should be named 14030-h.htm or 14030-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/4/0/3/14030/ Produced by Renald Levesque, from files made available by La biblioth�que Nationale du Qu�bec Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.