Project Gutenberg's Le vicomte de Bragelonne, Tome I., by Alexandre Dumas

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Title: Le vicomte de Bragelonne, Tome I.

Author: Alexandre Dumas

Release Date: November 4, 2004 [EBook #13947]

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VICOMTE DE BRAGELONNE, TOME I. ***




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Alexandre Dumas

LE VICOMTE DE BRAGELONNE

TOME I


(1848 -- 1850)





Table des matieres

Chapitre I -- La lettre
Chapitre II -- Le messager
Chapitre III -- L'entrevue
Chapitre IV -- Le pere et le fils
Chapitre V -- Ou il sera parle de Cropoli, de Cropole et d'un
grand peintre inconnu
Chapitre VI -- L'inconnu
Chapitre VII -- Parry
Chapitre VIII -- Ce qu'etait Sa Majeste Louis XIV a l'age de
vingt-deux ans
Chapitre IX -- Ou l'inconnu de l'hotellerie des Medicis perd son
incognito
Chapitre X -- L'arithmetique de M. de Mazarin
Chapitre XI -- La politique de M. de Mazarin
Chapitre XII -- Le roi et le lieutenant
Chapitre XIII -- Marie de Mancini
Chapitre XIV -- Ou le roi et le lieutenant font chacun preuve de
memoire
Chapitre XV -- Le proscrit
Chapitre XVI -- Remember!
Chapitre XVII -- Ou l'on cherche Aramis, et ou l'on ne retrouve
que Bazin
Chapitre XVIII -- Ou d'Artagnan cherche Porthos et ne trouve que
Mousqueton
Chapitre XIX -- Ce que d'Artagnan venait faire a Paris
Chapitre XX -- De la societe qui se forme rue des Lombards a
l'enseigne du Pilon-d'Or, pour exploiter l'idee de M. d'Artagnan
Chapitre XXI -- Ou d'Artagnan se prepare a voyager pour la maison
Planchet et Compagnie
Chapitre XXII -- D'Artagnan voyage pour la maison Planchet et
Compagnie
Chapitre XXIII -- Ou l'auteur est force, bien malgre lui, de faire
un peu d'histoire
Chapitre XXIV -- Le tresor
Chapitre XXV -- Le marais
Chapitre XXVI -- Le coeur et l'esprit
Chapitre XXVII -- Le lendemain
Chapitre XXVIII -- La marchandise de contrebande
Chapitre XXIX -- Ou d'Artagnan commence a craindre d'avoir place
son argent et celui de Planchet a fonds perdu
Chapitre XXX -- Les actions de la societe Planchet et Compagnie
remontent au pair
Chapitre XXXI -- Monck se dessine
Chapitre XXXII -- Comment Athos et d'Artagnan se retrouvent encore
une fois a l'hotellerie de la Corne du Cerf
Chapitre XXXIII -- L'audience
Chapitre XXXIV -- De l'embarras des richesses
Chapitre XXXV -- Sur le canal
Chapitre XXXVI -- Comment d'Artagnan tira, comme eut fait une fee,
une maison de plaisance d'une boite de sapin
Chapitre XXXVII -- Comment d'Artagnan regla le passif de la
societe avant d'etablir son actif
Chapitre XXXVIII -- Ou l'on voit que l'epicier francais s'etait
deja rehabilite au XVIIeme siecle
Chapitre XXXIX -- Le jeu de M. de Mazarin
Chapitre XL -- Affaire d'Etat
Chapitre XLI -- Le recit
Chapitre XLII -- Ou M. de Mazarin se fait prodigue
Chapitre XLIII -- Guenaud
Chapitre XLIV -- Colbert
Chapitre XLV -- Confession d'un homme de bien
Chapitre XLVI -- La donation
Chapitre XLVII -- Comment Anne d'Autriche donna un conseil a Louis
XIV, et comment M. Fouquet lui en donna un autre
Chapitre XLVIII -- Agonie
Chapitre XLIX -- La premiere apparition de Colbert
Chapitre L -- Le premier jour de la royaute de Louis XIV
Chapitre LI -- Une passion
Chapitre LII -- La lecon de M. d'Artagnan
Chapitre LIII -- Le roi
Chapitre LIV -- Les maisons de M. Fouquet
Chapitre LV -- L'abbe Fouquet
Chapitre LVI -- Le vin de M. de La Fontaine
Chapitre LVII -- La galerie de Saint-Mande
Chapitre LVIII -- Les epicuriens
Chapitre LIX -- Un quart d'heure de retard
Chapitre LX -- Plan de bataille
Chapitre LXI -- Le cabaret de l'Image-de-Notre-Dame
Chapitre LXII -- Vive Colbert!
Chapitre LXIII -- Comment le diamant de M. d'Emerys passa entre
les mains de d'Artagnan
Chapitre LXIV -- De la difference notable que d'Artagnan trouva
entre M. l'intendant et Mgr le surintendant
Chapitre LXV -- Philosophie du coeur et de l'esprit
Chapitre LXVI -- Voyage
Chapitre LXVII -- Comment d'Artagnan fit connaissance d'un poete
qui s'etait fait imprimeur pour que ses vers fussent imprimes
Chapitre LXVIII -- D'Artagnan continue ses investigations
Chapitre LXIX -- Ou le lecteur sera sans doute aussi etonne que le
fut d'Artagnan de retrouver une ancienne connaissance
Chapitre LXX -- Ou les idees de d'Artagnan, d'abord fort
troublees, commencent a s'eclaircir un peu
Chapitre LXXI -- Une procession a Vannes



Chapitre I -- La lettre


Vers le milieu du mois de mai de l'annee 1660, a neuf heures du
matin, lorsque le soleil deja chaud sechait la rosee sur les
ravenelles du chateau de Blois, une petite cavalcade, composee de
trois hommes et de deux pages, rentra par le pont de la ville sans
produire d'autre effet sur les promeneurs du quai qu'un premier
mouvement de la main a la tete pour saluer, et un second mouvement
de la langue pour exprimer cette idee dans le plus pur francais
qui se parle en France:

-- Voici Monsieur qui revient de la chasse.

Et ce fut tout.

Cependant, tandis que les chevaux gravissaient la pente raide qui
de la riviere conduit au chateau, plusieurs courtauds de boutique
s'approcherent du dernier cheval, qui portait, pendus a l'arcon de
la selle, divers oiseaux attaches par le bec.

A cette vue, les curieux manifesterent avec une franchise toute
rustique leur dedain pour une aussi maigre capture, et apres une
dissertation qu'ils firent entre eux sur le desavantage de la
chasse au vol, ils revinrent a leurs occupations. Seulement un des
curieux, gros garcon joufflu et de joyeuse humeur, ayant demande
pourquoi Monsieur, qui pouvait tant s'amuser, grace a ses gros
revenus, se contentait d'un si piteux divertissement:

-- Ne sais-tu pas, lui fut-il repondu, que le principal
divertissement de Monsieur est de s'ennuyer?

Le joyeux garcon haussa les epaules avec un geste qui signifiait
clair comme le jour: "En ce cas, j'aime mieux etre Gros-Jean que
d'etre prince." Et chacun reprit ses travaux.

Cependant Monsieur continuait sa route avec un air si melancolique
et si majestueux a la fois qu'il eut certainement fait
l'admiration des spectateurs s'il eut eu des spectateurs; mais les
bourgeois de Blois ne pardonnaient pas a Monsieur d'avoir choisi
cette ville si gaie pour s'y ennuyer a son aise; et toutes les
fois qu'ils apercevaient l'auguste ennuye, ils s'esquivaient en
baillant ou rentraient la tete dans l'interieur de leurs chambres,
pour se soustraire a l'influence soporifique de ce long visage
bleme, de ces yeux noyes et de cette tournure languissante. En
sorte que le digne prince etait a peu pres sur de trouver les rues
desertes chaque fois qu'il s'y hasardait.

Or, c'etait de la part des habitants de Blois une irreverence bien
coupable, car Monsieur etait, apres le roi, et meme avant le roi
peut-etre, le plus grand seigneur du royaume En effet, Dieu, qui
avait accorde a Louis XIV, alors regnant, le bonheur d'etre le
fils de Louis XIII, avait accorde a Monsieur l'honneur d'etre le
fils de Henri IV. Ce n'etait donc pas, ou du moins ce n'eut pas du
etre un mince sujet d'orgueil pour la ville de Blois, que cette
preference a elle donnee par Gaston d'Orleans, qui tenait sa cour
dans l'ancien chateau des Etats.

Mais il etait dans la destinee de ce grand prince d'exciter
mediocrement partout ou il se rencontrait l'attention du public et
son admiration. Monsieur en avait pris son parti avec l'habitude.
C'est peut-etre ce qui lui donnait cet air de tranquille ennui.
Monsieur avait ete fort occupe dans sa vie.

On ne laisse pas couper la tete a une douzaine de ses meilleurs
amis sans que cela cause quelque tracas. Or, comme depuis
l'avenement de M. Mazarin on n'avait coupe la tete a personne,
Monsieur n'avait plus eu d'occupation, et son moral s'en
ressentait. La vie du pauvre prince etait donc fort triste. Apres
sa petite chasse du matin sur les bords du Beuvron ou dans les
bois de Cheverny, Monsieur passait la Loire, allait dejeuner a
Chambord avec ou sans appetit, et la ville de Blois n'entendait
plus parler, jusqu'a la prochaine chasse, de son souverain et
maitre. Voila pour l'ennui extra-muros; quant a l'ennui a
l'interieur, nous en donnerons une idee au lecteur s'il veut
suivre avec nous la cavalcade et monter jusqu'au porche majestueux
du chateau des Etats. Monsieur montait un petit cheval d'allure,
equipe d'une large selle de velours rouge de Flandre, avec des
etriers en forme de brodequins; le cheval etait de couleur fauve;
le pourpoint de Monsieur, fait de velours cramoisi, se confondait
avec le manteau de meme nuance, avec l'equipement du cheval, et
c'est seulement a cet ensemble rougeatre qu'on pouvait reconnaitre
le prince entre ses deux compagnons vetus l'un de violet, l'autre
de vert. Celui de gauche, vetu de violet, etait l'ecuyer; celui de
droite, vetu de vert, etait le grand veneur. L'un des pages
portait deux gerfauts sur un perchoir, l'autre un cornet de
chasse, dans lequel il soufflait nonchalamment a vingt pas du
chateau.

Tout ce qui entourait ce prince nonchalant faisait tout ce qu'il
avait a faire avec nonchalance.

A ce signal, huit gardes qui se promenaient au soleil dans la cour
carree accoururent prendre leurs hallebardes, et Monsieur fit son
entree solennelle dans le chateau. Lorsqu'il eut disparu sous les
profondeurs du porche, trois ou quatre vauriens, montes du mail au
chateau derriere la cavalcade, en se montrant l'un a l'autre les
oiseaux accroches, se disperserent, en faisant a leur tour leurs
commentaires sur ce qu'ils venaient de voir; puis, lorsqu'ils
furent partis, la rue, la place et la cour demeurerent desertes.
Monsieur descendit de cheval sans dire un mot, passa dans son
appartement, ou son valet de chambre le changea d'habits; et comme
Madame n'avait pas encore envoye prendre les ordres pour le
dejeuner, Monsieur s'etendit sur une chaise longue et s'endormit
d'aussi bon coeur que s'il eut ete onze heures du soir.

Les huit gardes, qui comprenaient que leur service etait fini pour
le reste de la journee, se coucherent sur des bancs de pierre, au
soleil; les palefreniers disparurent avec leurs chevaux dans les
ecuries, et, a part quelques joyeux oiseaux s'effarouchant les uns
les autres, avec des pepiements aigus, dans les touffes des
giroflees, on eut dit qu'au chateau tout dormait comme
Monseigneur.

Tout a coup, au milieu de ce silence si doux, retentit un eclat de
rire nerveux, eclatant, qui fit ouvrir un oeil a quelques-uns des
hallebardiers enfonces dans leur sieste. Cet eclat de rire partait
d'une croisee du chateau, visitee en ce moment par le soleil, qui
l'englobait dans un de ces grands angles que dessinent avant midi,
sur les cours, les profils des cheminees. Le petit balcon de fer
cisele qui s'avancait au-dela de cette fenetre etait meuble d'un
pot de giroflees rouges, d'un autre pot de primeveres, et d'un
rosier hatif, dont le feuillage, d'un vert magnifique, etait
diapre de plusieurs paillettes rouges annoncant des roses. Dans la
chambre qu'eclairait cette fenetre, on voyait une table carree
vetue d'une vieille tapisserie a larges fleurs de Harlem; au
milieu de cette table, une fiole de gres a long col, dans laquelle
plongeaient des iris et du muguet; a chacune des extremites de
cette table, une jeune fille. L'attitude de ces deux enfants etait
singuliere: on les eut prises pour deux pensionnaires echappees du
couvent. L'une, les deux coudes appuyes sur la table, une plume a
la main, tracait des caracteres sur une feuille de beau papier de
Hollande; l'autre, a genoux sur une chaise, ce qui lui permettait
de s'avancer de la tete et du buste par-dessus le dossier et
jusqu'en pleine table, regardait sa compagne ecrire. De la mille
cris, mille railleries, mille rires, dont l'un, plus eclatant que
les autres, avait effraye les oiseaux des ravenelles et trouble le
sommeil des gardes de Monsieur. Nous en sommes aux portraits, on
nous passera donc, nous l'esperons, les deux derniers de ce
chapitre.

Celle qui etait appuyee sur la chaise, c'est-a-dire la bruyante,
la rieuse, etait une belle fille de dix-neuf a vingt ans, brune de
peau, brune de cheveux, resplendissante, par ses yeux, qui
s'allumaient sous des sourcils vigoureusement traces, et surtout
par ses dents, qui eclataient comme des perles sous ses levres
d'un corail sanglant. Chacun de ses mouvements semblait le
resultat du jeu d'une mime; elle ne vivait pas, elle bondissait.

L'autre, celle qui ecrivait, regardait sa turbulente compagne avec
un oeil bleu, limpide et pur comme etait le ciel ce jour-la. Ses
cheveux, d'un blond cendre, roules avec un gout exquis, tombaient
en grappes soyeuses sur ses joues nacrees; elle promenait sur le
papier une main fine, mais dont la maigreur accusait son extreme
jeunesse. A chaque eclat de rire de son amie, elle soulevait,
comme depitee, ses blanches epaules d'une forme poetique et suave,
mais auxquelles manquait ce luxe de vigueur et de modele qu'on eut
desire voir a ses bras et a ses mains.

-- Montalais! Montalais! dit-elle enfin d'une voix douce et
caressante comme un chant, vous riez trop fort, vous riez comme un
homme; non seulement vous vous ferez remarquer de MM. les gardes,
mais vous n'entendrez pas la cloche de Madame, lorsque Madame
appellera.

La jeune fille qu'on appelait Montalais, ne cessant ni de rire ni
de gesticuler a cette admonestation, repondit:

-- Louise, vous ne dites pas votre facon de penser, ma chere; vous
savez que MM. les gardes, comme vous les appelez, commencent leur
somme, et que le canon ne les reveillerait pas; vous savez que la
cloche de Madame s'entend du pont de Blois, et que par consequent
je l'entendrai quand mon service m'appellera chez Madame. Ce qui
vous ennuie, c'est que je ris quand vous ecrivez; ce que vous
craignez, c'est que Mme de Saint-Remy, votre mere, ne monte ici,
comme elle fait quelquefois quand nous rions trop; qu'elle ne nous
surprenne, et qu'elle ne voie cette enorme feuille de papier sur
laquelle, depuis un quart d'heure, vous n'avez encore trace que
ces mots: Monsieur Raoul. Or vous avez raison, ma chere Louise,
parce que, apres ces mots, Monsieur Raoul, on peut en mettre tant
d'autres, si significatifs et si incendiaires, que Mme de Saint-
Remy, votre chere mere, aurait droit de jeter feu et flammes.
Hein! n'est-ce pas cela, dites?

Et Montalais redoublait ses rires et ses provocations turbulentes.
La blonde jeune fille se courrouca tout a fait; elle dechira le
feuillet sur lequel, en effet, ces mots, Monsieur Raoul, etaient
ecrits d'une belle ecriture, et, froissant le papier dans ses
doigts tremblants, elle le jeta par la fenetre.

-- La! la! dit Mlle de Montalais, voila notre petit mouton, notre
Enfant Jesus, notre colombe qui se fache!... N'ayez donc pas peur,
Louise; Mme de Saint-Remy ne viendra pas, et si elle venait, vous
savez que j'ai l'oreille fine.

D'ailleurs, quoi de plus permis que d'ecrire a un vieil ami qui
date de douze ans, surtout quand on commence la lettre par ces
mots: Monsieur Raoul?

-- C'est bien, je ne lui ecrirai pas, dit la jeune fille.

-- Ah! en verite, voila Montalais bien punie! s'ecria toujours en
riant la brune railleuse. Allons, allons, une autre feuille de
papier, et terminons vite notre courrier. Bon! voici la cloche qui
sonne, a present! Ah! ma foi, tant pis! Madame attendra, ou se
passera pour ce matin de sa premiere fille d'honneur!

Une cloche sonnait, en effet; elle annoncait que Madame avait
termine sa toilette et attendait Monsieur, lequel lui donnait la
main au salon pour passer au refectoire. Cette formalite accomplie
en grande ceremonie, les deux epoux dejeunaient et se separaient
jusqu'au diner, invariablement fixe a deux heures.

Le son de la cloche fit ouvrir dans les offices, situees a gauche
de la cour, une porte par laquelle defilerent deux maitres
d'hotel, suivis de huit marmitons qui portaient une civiere
chargee de mets couverts de cloches d'argent.

L'un de ces maitres d'hotel, celui qui paraissait le premier en
titre, toucha silencieusement de sa baguette un des gardes qui
ronflait sur un banc; il poussa meme la bonte jusqu'a mettre dans
les mains de cet homme, ivre de sommeil, sa hallebarde dressee le
long du mur, pres de lui; apres quoi, le soldat, sans demander
compte de rien, escorta jusqu'au refectoire la viande de Monsieur,
precedee par un page et les deux maitres d'hotel.

Partout ou la viande passait, les sentinelles portaient les armes.

Mlle de Montalais et sa compagne avaient suivi de leur fenetre le
detail de ce ceremonial, auquel pourtant elles devaient etre
accoutumees. Elles ne regardaient au reste avec tant de curiosite
que pour etre sures de n'etre pas derangees. Aussi marmitons,
gardes, pages et maitres d'hotel une fois passes, elles se
remirent a leur table, et le soleil, qui, dans l'encadrement de la
fenetre, avait eclaire un instant ces deux charmants visages,
n'eclaira plus que les giroflees, les primeveres et le rosier.

-- Bah! dit Montalais en reprenant sa place, Madame dejeunera bien
sans moi.

-- Oh! Montalais, vous serez punie, repondit l'autre jeune fille
en s'asseyant tout doucement a la sienne.

-- Punie! ah! oui, c'est-a-dire privee de promenade; c'est tout ce
que je demande, que d'etre punie! Sortir dans ce grand coche,
perchee sur une portiere; tourner a gauche, virer a droite par des
chemins pleins d'ornieres ou l'on avance d'une lieue en deux
heures; puis revenir droit sur l'aile du chateau ou se trouve la
fenetre de Marie de Medicis, en sorte que Madame ne manque jamais
de dire: "Croirait-on que c'est par la que la reine Marie s'est
sauvee... Quarante-sept pieds de hauteur!... La mere de deux
princes et de trois princesses!" Si c'est la un divertissement,
Louise, je demande a etre punie tous les jours, surtout quand ma
punition est de rester avec vous et d'ecrire des lettres aussi
interessantes que celles que nous ecrivons.

-- Montalais! Montalais! on a des devoirs a remplir.

-- Vous en parlez bien a votre aise, mon coeur, vous qu'on laisse
libre au milieu de cette cour. Vous etes la seule qui en recoltiez
les avantages sans en avoir les charges, vous plus fille d'honneur
de Madame que moi-meme, parce que Madame fait ricocher ses
affections de votre beau-pere a vous; en sorte que vous entrez
dans cette triste maison comme les oiseaux dans cette tour, humant
l'air, becquetant les fleurs, picotant les graines, sans avoir le
moindre service a faire, ni le moindre ennui a supporter. C'est
vous qui me parlez de devoirs a remplir! En verite, ma belle
paresseuse, quels sont vos devoirs a vous, sinon d'ecrire a ce
beau Raoul? Encore voyons-nous que vous ne lui ecrivez pas, de
sorte que vous aussi, ce me semble, vous negligez un peu vos
devoirs.

Louise prit son air serieux, appuya son menton sur sa main, et
d'un ton plein de candeur:

-- Reprochez-moi donc mon bien-etre, dit-elle. En aurez-vous le
coeur? Vous avez un avenir, vous; vous etes de la cour; le roi,
s'il se marie, appellera Monsieur pres de lui; vous verrez des
fetes splendides, vous verrez le roi, qu'on dit si beau, si
charmant.

-- Et de plus je verrai Raoul, qui est pres de M. le prince,
ajouta malignement Montalais.

-- Pauvre Raoul! soupira Louise.

-- Voila le moment de lui ecrire, chere belle; allons,
recommencons ce fameux Monsieur Raoul, qui brillait en tete de la
feuille dechiree.

Alors elle lui tendit la plume, et, avec un sourire charmant,
encouragea sa main, qui traca vite les mots designes.

-- Maintenant? demanda la plus jeune des deux jeunes filles.

-- Maintenant, ecrivez ce que vous pensez, Louise, repondit
Montalais.

-- Etes-vous bien sure que je pense quelque chose?

-- Vous pensez a quelqu'un, ce qui revient au meme, ou plutot ce
qui est bien pis.

-- Vous croyez, Montalais?

-- Louise, Louise, vos yeux bleus sont profonds comme la mer que
j'ai vue a Boulogne l'an passe. Non, je me trompe, la mer est
perfide, vos yeux sont profonds comme l'azur que voici la-haut,
tenez, sur nos tetes.

-- Eh bien! puisque vous lisez si bien dans mes yeux, dites-moi ce
que je pense, Montalais.

-- D'abord, vous ne pensez pas Monsieur Raoul; vous pensez Mon
cher Raoul.

-- Oh! -- Ne rougissez pas pour si peu. Mon cher Raoul, disons-
nous, vous me suppliez de vous ecrire a Paris, ou vous retient le
service de M. le prince. Comme il faut que vous vous ennuyiez la-
bas pour chercher des distractions dans le souvenir d'une
provinciale...

Louise se leva tout a coup.

-- Non, Montalais, dit-elle en souriant, non, je ne pense pas un
mot de cela. Tenez, voici ce que je pense.

Et elle prit hardiment la plume et traca d'une main ferme les mots
suivants:

"J'eusse ete bien malheureuse si vos instances pour obtenir de moi
un souvenir eussent ete moins vives. Tout ici me parle de nos
premieres annees, si vite ecoulees, si doucement enfuies, que
jamais d'autres n'en remplaceront le charme dans le coeur."

Montalais, qui regardait courir la plume, et qui lisait au rebours
a mesure que son amie ecrivait, l'interrompit par un battement de
mains.

-- A la bonne heure! dit-elle, voila de la franchise, voila du
coeur, voila du style! Montrez a ces Parisiens, ma chere, que
Blois est la ville du beau langage.

-- Il sait que pour moi, repondit la jeune fille, Blois a ete le
paradis.

-- C'est ce que je voulais dire, et vous parlez comme un ange.

-- Je termine, Montalais.

Et la jeune fille continua en effet:

"Vous pensez a moi, dites-vous, monsieur Raoul; je vous en
remercie; mais cela ne peut me surprendre, moi qui sais combien de
fois nos coeurs ont battu l'un pres de l'autre."

-- Oh! oh! dit Montalais, prenez garde, mon agneau, voila que vous
semez votre laine, et il y a des loups la-bas.

Louise allait repondre, quand le galop d'un cheval retentit sous
le porche du chateau.

-- Qu'est-ce que cela? dit Montalais en s'approchant de la
fenetre. Un beau cavalier, ma foi!

-- Oh! Raoul! s'ecria Louise, qui avait fait le meme mouvement que
son amie, et qui, devenant toute pale, tomba palpitante aupres de
sa lettre inachevee.

-- Voila un adroit amant, sur ma parole, s'ecria Montalais, et qui
arrive bien a propos!

-- Retirez-vous, retirez-vous, je vous en supplie! murmura Louise.

-- Bah! il ne me connait pas; laissez-moi donc voir ce qu'il vient
faire ici.


Chapitre II -- Le messager


Mlle de Montalais avait raison, le jeune cavalier etait bon a
voir.

C'etait un jeune homme de vingt-quatre a vingt-cinq ans, grand,
elance, portant avec grace sur ses epaules le charmant costume
militaire de l'epoque. Ses grandes bottes a entonnoir enfermaient
un pied que Mlle de Montalais n'eut pas desavoue si elle se fut
travestie en homme. D'une de ses mains fines et nerveuses il
arreta son cheval au milieu de la cour, et de l'autre souleva le
chapeau a longues plumes qui ombrageait sa physionomie grave et
naive a la fois.

Les gardes, au bruit du cheval, se reveillerent et furent
promptement debout.

Le jeune homme laissa l'un d'eux s'approcher de ses arcons, et
s'inclinant vers lui, d'une voix claire et precise, qui fut
parfaitement entendue de la fenetre ou se cachaient les deux
jeunes filles:

-- Un messager pour Son Altesse Royale, dit-il.

-- Ah! ah! s'ecria le garde; officier, un messager!

Mais ce brave soldat savait bien qu'il ne paraitrait aucun
officier, attendu que le seul qui eut pu paraitre demeurait au
fond du chateau, dans un petit appartement sur les jardins.

Aussi se hata-t-il d'ajouter:

-- Mon gentilhomme, l'officier est en ronde, mais en son absence
on va prevenir M. de Saint-Remy, le maitre d'hotel.

-- M. de Saint-Remy! repeta le cavalier en rougissant.

-- Vous le connaissez?

-- Mais oui... Avertissez-le, je vous prie, pour que ma visite
soit annoncee le plus tot possible a Son Altesse.

-- Il parait que c'est presse, dit le garde, comme s'il se parlait
a lui-meme, mais dans l'esperance d'obtenir une reponse.

Le messager fit un signe de tete affirmatif.

-- En ce cas, reprit le garde, je vais moi-meme trouver le maitre
d'hotel.

Le jeune homme cependant mit pied a terre, et tandis que les
autres soldats observaient avec curiosite chaque mouvement du beau
cheval qui avait amene ce jeune homme, le soldat revint sur ses
pas en disant:

-- Pardon, mon gentilhomme, mais votre nom, s'il vous plait?

-- Le vicomte de Bragelonne, de la part de Son Altesse M. le
prince de Conde.

Le soldat fit un profond salut, et, comme si ce nom du vainqueur
de Rocroi et de Lens lui eut donne des ailes, il gravit legerement
le perron pour gagner les antichambres.

M. de Bragelonne n'avait pas eu le temps d'attacher son cheval aux
barreaux de fer de ce perron, que M. de Saint-Remy accourut hors
d'haleine, soutenant son gros ventre avec l'une de ses mains,
pendant que de l'autre il fendait l'air comme un pecheur fend les
flots avec une rame.

-- Ah! monsieur le vicomte, vous a Blois! s'ecria-t-il; mais c'est
une merveille! Bonjour, monsieur Raoul, bonjour!

-- Mille respects, monsieur de Saint-Remy.

-- Que Mme de La Vall... je veux dire que Mme de Saint-Remy va
etre heureuse de vous voir! Mais venez. Son Altesse Royale
dejeune, faut-il l'interrompre? la chose est-elle grave?

-- Oui et non, monsieur de Saint-Remy. Toutefois, un moment de
retard pourrait causer quelques desagrements a Son Altesse Royale.

-- S'il en est ainsi, forcons la consigne, monsieur le vicomte.
Venez. D'ailleurs, Monsieur est d'une humeur charmante
aujourd'hui. Et puis, vous nous apportez des nouvelles, n'est-ce
pas?

-- De grandes, monsieur de Saint-Remy.

-- Et de bonnes, je presume?

-- D'excellentes.

-- Venez vite, bien vite, alors! s'ecria le bonhomme, qui se
rajusta tout en cheminant.

Raoul le suivit son chapeau a la main, et un peu effraye du bruit
solennel que faisaient ses eperons sur les parquets de ces
immenses salles.

Aussitot qu'il eut disparu dans l'interieur du palais, la fenetre
de la cour se repeupla, et un chuchotement anime trahit l'emotion
des deux jeunes filles; bientot elles eurent pris une resolution,
car l'une des deux figures disparut de la fenetre: c'etait la tete
brune; l'autre demeura derriere le balcon, cachee sous les fleurs,
regardant attentivement, par les echancrures des branches, le
perron sur lequel M. de Bragelonne avait fait son entree au
palais.

Cependant l'objet de tant de curiosite continuait sa route en
suivant les traces du maitre d'hotel. Un bruit de pas empresses,
un fumet de vin et de viandes, un cliquetis de cristaux et de
vaisselle l'avertirent qu'il touchait au terme de sa course.

Les pages, les valets et les officiers, reunis dans l'office qui
precedait le refectoire, accueillirent le nouveau venu avec une
politesse proverbiale en ce pays; quelques-uns connaissaient
Raoul, presque tous savaient qu'il venait de Paris, On pourrait
dire que son arrivee suspendit un moment le service. Le fait est
qu'un page qui versait a boire a Son Altesse, entendant les
eperons dans la chambre voisine, se retourna comme un enfant, sans
s'apercevoir qu'il continuait de verser, non plus dans le verre du
prince, mais sur la nappe.

Madame, qui n'etait pas preoccupee comme son glorieux epoux,
remarqua cette distraction du page.

-- Eh bien! dit-elle.

M. de Saint-Remy, qui introduisait sa tete par la porte, profita
du moment.

-- Pourquoi me derangerait-on? dit Gaston en attirant a lui une
tranche epaisse d'un des plus gros saumons qui aient jamais
remonte la Loire pour se faire prendre entre Paimboeuf et Saint-
Nazaire.

-- C'est qu'il arrive un messager de Paris. Oh! mais, apres le
dejeuner de Monseigneur, nous avons le temps.

-- De Paris! s'ecria le prince en laissant tomber sa fourchette;
un messager de Paris, dites-vous? Et de quelle part vient ce
messager?

-- De la part de M. le prince, se hata de dire le maitre d'hotel.

On sait que c'est ainsi qu'on appelait M. de Conde.

-- Un messager de M. le prince? fit Gaston avec une inquietude qui
n'echappa a aucun des assistants, et qui par consequent redoubla
la curiosite generale.

Monsieur se crut peut-etre ramene au temps de ces bienheureuses
conspirations ou le bruit des portes lui donnait des emotions, ou
toute lettre pouvait renfermer un secret d'Etat, ou tout message
servait une intrigue bien sombre et bien compliquee. Peut-etre
aussi ce grand nom de M. le prince se deploya-t-il sous les voutes
de Blois avec les proportions d'un fantome.

Monsieur repoussa son assiette.

-- Je vais faire attendre l'envoye? demanda M. de Saint-Remy.

Un coup d'oeil de Madame enhardit Gaston, qui repliqua:

-- Non pas, faites-le entrer sur-le-champ, au contraire. A propos,
qui est-ce?

-- Un gentilhomme de ce pays, M. le vicomte de Bragelonne.

-- Ah! oui, fort bien!... Introduisez, Saint-Remy, introduisez.

Et lorsqu'il eut laisse tomber ces mots avec sa gravite
accoutumee, Monsieur regarda d'une certaine facon les gens de son
service, qui tous pages, officiers et ecuyers, quitterent la
serviette, le couteau, le gobelet, et firent vers la seconde
chambre une retraite aussi rapide que desordonnee. Cette petite
armee s'ecarta en deux files lorsque Raoul de Bragelonne, precede
de M. de Saint-Remy, entra dans le refectoire. Ce court moment de
solitude dans lequel cette retraite l'avait laisse avait permis a
Monseigneur de prendre une figure diplomatique. Il ne se retourna
pas, et attendit que le maitre d'hotel eut amene en face de lui le
messager.

Raoul s'arreta a la hauteur du bas-bout de la table, de facon a se
trouver entre Monsieur et Madame. Il fit de cette place un salut
tres profond pour Monsieur, un autre tres humble pour Madame, puis
se redressa et attendit que Monsieur lui adressat la parole.

Le prince, de son cote, attendait que les portes fussent
hermetiquement fermees, il ne voulait pas se retourner pour s'en
assurer, ce qui n'eut pas ete digne; mais il ecoutait de toutes
ses oreilles le bruit de la serrure, qui lui promettait au moins
une apparence de secret. La porte fermee, Monsieur leva les yeux
sur le vicomte de Bragelonne et lui dit:

-- Il parait que vous arrivez de Paris, monsieur?

-- A l'instant, monseigneur.

-- Comment se porte le roi?

-- Sa Majeste est en parfaite sante, monseigneur.

-- Et ma belle-soeur?

-- Sa Majeste la reine mere souffre toujours de la poitrine.
Toutefois, depuis un mois, il y a du mieux.

-- Que me disait-on, que vous veniez de la part de M. le prince?
On se trompait assurement.

-- Non, monseigneur. M. le prince m'a charge de remettre a Votre
Altesse Royale une lettre que voici, et j'en attends la reponse.

Raoul avait ete un peu emu de ce froid et meticuleux accueil; sa
voix etait tombee insensiblement au diapason de la voix basse. Le
prince oublia qu'il etait cause de ce mystere, et la peur le
reprit.

Il recut avec un coup d'oeil hagard la lettre du prince de Conde,
la decacheta comme il eut decachete un paquet suspect, et, pour la
lire sans que personne put en remarquer l'effet produit sur sa
physionomie, il se retourna.

Madame suivait avec une anxiete presque egale a celle du prince
chacune des manoeuvres de son auguste epoux. Raoul, impassible, et
un peu degage par l'attention de ses hotes, regardait de sa place
et par la fenetre ouverte devant lui les jardins et les statues
qui les peuplaient.

-- Ah! mais, s'ecria tout a coup Monsieur avec un sourire
rayonnant, voila une agreable surprise et une charmante lettre de
M. le prince! Tenez, madame.

La table etait trop large pour que le bras du prince joignit la
main de la princesse; Raoul s'empressa d'etre leur intermediaire;
il le fit avec une bonne grace qui charma la princesse et valut un
remerciement flatteur au vicomte.

-- Vous savez le contenu de cette lettre, sans doute? dit Gaston a
Raoul.

-- Oui, monseigneur: M. le prince m'avait donne d'abord le message
verbalement, puis Son Altesse a reflechi et pris la plume.

-- C'est d'une belle ecriture, dit Madame, mais je ne puis lire.

-- Voulez-vous lire a Madame, monsieur de Bragelonne, dit le duc.

-- Oui, lisez, je vous prie, monsieur.

Raoul commenca la lecture a laquelle Monsieur donna de nouveau
toute son attention.

La lettre etait concue en ces termes:

"Monseigneur, Le roi part pour la frontiere; vous aurez appris que
le mariage de Sa Majeste va se conclure; le roi m'a fait l'honneur
de me nommer marechal des logis pour ce voyage, et comme je sais
toute la joie que Sa Majeste aurait de passer une journee a Blois,
j'ose demander a Votre Altesse Royale la permission de marquer de
ma craie le chateau qu'elle habite.

Si cependant l'imprevu de cette demande pouvait causer a Votre
Altesse Royale quelque embarras, je la supplierai de me le mander
par le messager que j'envoie, et qui est un gentilhomme a moi,
M. le vicomte de Bragelonne. Mon itineraire dependra de la
resolution de Votre Altesse Royale, et au lieu de prendre par
Blois, j'indiquerai Vendome ou Romorantin. J'ose esperer que Votre
Altesse Royale prendra ma demande en bonne part, comme etant
l'expression de mon devouement sans bornes et de mon desir de lui
etre agreable."

-- Il n'est rien de plus gracieux pour nous, dit Madame, qui
s'etait consultee plus d'une fois pendant cette lecture dans les
regards de son epoux. Le roi ici! s'ecria-t-elle un peu plus haut
peut-etre qu'il n'eut fallu pour que le secret fut garde.

-- Monsieur, dit a son tour Son Altesse, prenant la parole, vous
remercierez M. le prince de Conde, et vous lui exprimerez toute ma
reconnaissance pour le plaisir qu'il me fait.

Raoul s'inclina.

-- Quel jour arrive Sa Majeste? continua le prince.

-- Le roi, monseigneur, arrivera ce soir, selon toute probabilite.

-- Mais comment alors aurait-on su ma reponse, au cas ou elle eut
ete negative?

-- J'avais mission, monseigneur, de retourner en toute hate a
Beaugency pour donner contrordre au courrier, qui fut lui-meme
retourne en arriere donner contrordre a M. le prince.

-- Sa Majeste est donc a Orleans?

-- Plus pres, monseigneur: Sa Majeste doit etre arrivee a Meung en
ce moment.

-- La cour l'accompagne?

-- Oui, monseigneur.

-- A propos, j'oubliais de vous demander des nouvelles de M. le
cardinal.

-- Son Eminence parait jouir d'une bonne sante, monseigneur.

-- Ses nieces l'accompagnent sans doute?

-- Non, monseigneur; Son Eminence a ordonne a Mlles de Mancini de
partir pour Brouage. Elles suivent la rive gauche de la Loire
pendant que la cour vient par la rive droite.

-- Quoi! Mlle Marie de Mancini quitte aussi la cour? demanda
Monsieur, dont la reserve commencait a s'affaiblir.

-- Mlle Marie de Mancini surtout, repondit discretement Raoul.

Un sourire fugitif, vestige imperceptible de son ancien esprit
d'intrigues brouillonnes, eclaira les joues pales du prince.

-- Merci, monsieur de Bragelonne, dit alors Monsieur; vous ne
voudrez peut-etre pas rendre a M. le prince la commission dont je
voudrais vous charger, a savoir que son messager m'a ete fort
agreable; mais je le lui dirai moi-meme. Raoul s'inclina pour
remercier Monsieur de l'honneur qu'il lui faisait.

Monseigneur fit un signe a Madame, qui frappa sur un timbre place
a sa droite.

Aussitot M. de Saint-Remy entra, et la chambre se remplit de
monde.

-- Messieurs, dit le prince, Sa Majeste me fait l'honneur devenir
passer un jour a Blois; je compte que le roi, mon neveu, n'aura
pas a se repentir de la faveur qu'il fait a ma maison.

-- Vive le roi! s'ecrierent avec un enthousiasme frenetique les
officiers de service, et M. de Saint-Remy avant tous.

Gaston baissa la tete avec une sombre tristesse; toute sa vie, il
avait du entendre ou plutot subir ce cri de: "Vive le roi!" qui
passait au-dessus de lui. Depuis longtemps, ne l'entendant plus,
il avait repose son oreille, et voila qu'une royaute plus jeune,
plus vivace, plus brillante, surgissait devant lui comme une
nouvelle, comme une plus douloureuse provocation.

Madame comprit les souffrances de ce coeur timide et ombrageux;
elle se leva de table, Monsieur l'imita machinalement, et tous les
serviteurs, avec un bourdonnement semblable a celui des ruches,
entourerent Raoul pour le questionner.

Madame vit ce mouvement et appela M. de Saint-Remy.

-- Ce n'est pas le moment de jaser, mais de travailler, dit-elle
avec l'accent d'une menagere qui se fache.

M. de Saint-Remy s'empressa de rompre le cercle forme par les
officiers autour de Raoul, en sorte que celui-ci put gagner
l'antichambre.

-- On aura soin de ce gentilhomme, j'espere, ajouta Madame en
s'adressant a M. de Saint-Remy.

Le bonhomme courut aussitot derriere Raoul.

-- Madame nous charge de vous faire rafraichir ici, dit-il; il y a
en outre un logement au chateau pour vous.

-- Merci, monsieur de Saint-Remy, repondit Bragelonne. Vous savez
combien il me tarde d'aller presenter mes devoirs a M. le comte
mon pere.

-- C'est vrai, c'est vrai, monsieur Raoul, presentez-lui en meme
temps mes bien humbles respects, je vous prie.

Raoul se debarrassa encore du vieux gentilhomme et continua son
chemin.

Comme il passait sous le porche tenant son cheval par la bride,
une petite voix l'appela du fond d'une allee obscure.

-- Monsieur Raoul! dit la voix.

Le jeune homme se retourna surpris, et vit une jeune fille brune
qui appuyait un doigt sur ses levres et qui lui tendait la main.
Cette jeune fille lui etait inconnue.


Chapitre III -- L'entrevue


Raoul fit un pas vers la jeune fille qui l'appelait ainsi.

-- Mais mon cheval, madame, dit-il.

-- Vous voila bien embarrasse! Sortez; il y a un hangar dans la
premiere cour, attachez la votre cheval et venez vite.

-- J'obeis, madame.

Raoul ne fut pas quatre minutes a faire ce qu'on lui avait
recommande; il revint a la petite porte, ou, dans l'obscurite, il
revit sa conductrice mysterieuse qui l'attendait sur les premiers
degres d'un escalier tournant.

-- Etes-vous assez brave pour me suivre, monsieur le chevalier
errant? demanda la jeune fille en riant du moment d'hesitation
qu'avait manifeste Raoul.

Celui-ci repondit en s'elancant derriere elle dans l'escalier
sombre. Ils gravirent ainsi trois etages, lui derriere elle,
effleurant de ses mains, lorsqu'il cherchait la rampe, une robe de
soie qui frolait aux deux parois de l'escalier. A chaque faux pas
de Raoul, sa conductrice lui criait un _chut!_ severe et lui
tendait une main douce et parfumee.

-- On monterait ainsi jusqu'au donjon du chateau sans s'apercevoir
de la fatigue, dit Raoul.

-- Ce qui signifie, monsieur, que vous etes fort intrigue, fort
las et fort inquiet; mais rassurez-vous, nous voici arrives.

La jeune fille poussa une porte qui, sur-le-champ, sans transition
aucune, emplit d'un flot de lumiere le palier de l'escalier au
haut duquel Raoul apparaissait, tenant la rampe. La jeune fille
marchait toujours, il la suivit; elle entra dans une chambre,
Raoul entra comme elle. Aussitot qu'il fut dans le piege, il
entendit pousser un grand cri, se retourna, et vit a deux pas de
lui, les mains jointes, les yeux fermes, cette belle jeune fille
blonde, aux prunelles bleues, aux blanches epaules, qui, le
reconnaissant, l'avait appele Raoul.

Il la vit et devina tant d'amour, tant de bonheur dans
l'expression de ses yeux, qu'il se laissa tomber a genoux tout au
milieu de la chambre, en murmurant de son cote le nom de Louise.

-- Ah! Montalais! Montalais! soupira celle-ci, c'est un grand
peche que de tromper ainsi.

-- Moi! Je vous ai trompee?

-- Oui, vous me dites que vous allez savoir en bas des nouvelles,
et vous faites monter ici Monsieur.

-- Il le fallait bien. Comment eut-il recu sans cela la lettre que
vous lui ecriviez?

Et elle designait du doigt cette lettre qui etait encore sur la
table. Raoul fit un pas pour la prendre; Louise, plus rapide, bien
qu'elle se fut elancee avec une hesitation classique assez
remarquable, allongea la main pour l'arreter. Raoul rencontra donc
cette main toute tiede et toute tremblante; il la prit dans les
siennes et l'approcha si respectueusement de ses levres, qu'il y
deposa un souffle plutot qu'un baiser.

Pendant ce temps, Mlle de Montalais avait pris la lettre, l'avait
pliee soigneusement, comme font les femmes, en trois plis, et
l'avait glissee dans sa poitrine.

-- N'ayez pas peur, Louise, dit-elle; Monsieur n'ira pas plus la
prendre ici, que le defunt roi Louis XIII ne prenait les billets
dans le corsage de Mlle de Hautefort.

Raoul rougit en voyant le sourire des deux jeunes filles, et il ne
remarqua pas que la main de Louise etait restee entre les siennes.

-- La! dit Montalais, vous m'avez pardonne, Louise, de vous avoir
amene Monsieur; vous, monsieur, ne m'en voulez plus de m'avoir
suivie pour voir Mademoiselle. Donc, maintenant que la paix est
faite, causons comme de vieux amis. Presentez-moi, Louise, a
M. de Bragelonne.

-- Monsieur le vicomte, dit Louise avec sa grace serieuse et son
candide sourire, j'ai l'honneur de vous presenter Mlle Aure de
Montalais, jeune fille d'honneur de Son Altesse Royale Madame, et
de plus mon amie, mon excellente amie.

Raoul salua ceremonieusement.

-- Et moi! Louise, dit-il, ne me presentez-vous pas aussi a
Mademoiselle?

-- Oh! elle vous connait! elle connait tout!

Ce mot naif fit rire Montalais et soupirer de bonheur Raoul, qui
l'avait interprete ainsi: Elle connait tout notre amour.

-- Les politesses sont faites, monsieur le vicomte, dit Montalais;
voici un fauteuil, et dites-nous bien vite la nouvelle que vous
nous apportez ainsi courant.

-- Mademoiselle, ce n'est plus un secret. Le roi, se rendant a
Poitiers, s'arrete a Blois pour visiter Son Altesse Royale.

-- Le roi ici! s'ecria Montalais en frappant ses mains l'une
contre l'autre; nous allons voir la cour! Concevez-vous cela,
Louise? la vraie cour de Paris! Oh! mon Dieu! Mais quand cela,
monsieur?

-- Peut-etre ce soir, mademoiselle; assurement demain.

Montalais fit un geste de depit.

-- Pas le temps de s'ajuster! pas le temps de preparer une robe!
Nous sommes ici en retard comme des Polonaises! Nous allons
ressembler a des portraits du temps de Henri IV!... Ah! monsieur,
la mechante nouvelle que vous nous apportez la!

-- Mesdemoiselles, vous serez toujours belles.

-- C'est fade!... nous serons toujours belles, oui, parce que la
nature nous a faites passables; mais nous serons ridicules, parce
que la mode nous aura oubliees... Helas! ridicules! on me verra
ridicule, moi?

-- Qui cela? dit naivement Louise.

-- Qui cela? vous etes etrange, ma chere!... Est-ce une question a
m'adresser? On, veut dire tout le monde; on, veut dire les
courtisans, les seigneurs; on, veut dire le roi.

-- Pardon, ma bonne amie, mais comme ici tout le monde a
l'habitude de nous voir telles que nous sommes...

-- D'accord; mais cela va changer, et nous serons ridicules, meme
pour Blois; car pres de nous on va voir les modes de Paris, et
l'on comprendra que nous sommes a la mode de Blois! C'est
desesperant!

-- Consolez-vous, mademoiselle.

-- Ah bast! au fait, tant pis pour ceux qui ne me trouveront pas a
leur gout! dit philosophiquement Montalais.

-- Ceux-la seraient bien difficiles, repliqua Raoul fidele a son
systeme de galanterie reguliere.

-- Merci, monsieur le vicomte. Nous disions donc que le roi vient
a Blois?

-- Avec toute la cour.

-- Mlles de Mancini y seront-elles?

-- Non pas, justement.

-- Mais puisque le roi, dit-on, ne peut se passer de Mlle Marie?

-- Mademoiselle, il faudra bien que le roi s'en passe. M. le
cardinal le veut. Il exile ses nieces a Brouage.

-- Lui! l'hypocrite!

-- Chut! dit Louise en collant son doigt sur ses levres roses.

-- Bah! personne ne peut m'entendre. Je dis que le vieux Mazarino
Mazarini est un hypocrite qui grille de faire sa niece reine de
France.

-- Mais non, mademoiselle, puisque M. le cardinal, au contraire,
fait epouser a Sa Majeste l'infante Marie-Therese.

Montalais regarda en face Raoul et lui dit:

-- Vous croyez a ces contes, vous autres Parisiens? Allons, nous
sommes plus forts que vous a Blois.

-- Mademoiselle, si le roi depasse Poitiers et part pour
l'Espagne, si les articles du contrat de mariage sont arretes
entre don Luis de Haro et Son Eminence, vous entendez bien que ce
ne sont plus des jeux d'enfant.

-- Ah ca! mais, le roi est le roi, je suppose?

-- Sans doute, mademoiselle, mais le cardinal est le cardinal.

-- Ce n'est donc pas un homme, que le roi? Il n'aime donc pas
Marie de Mancini?

-- Il l'adore.

-- Eh bien! il l'epousera; nous aurons la guerre avec l'Espagne;
M. Mazarin depensera quelques-uns des millions qu'il a de cote;
nos gentilshommes feront des prouesses a l'encontre des fiers
Castillans, et beaucoup nous reviendront couronnes de lauriers, et
que nous couronnerons de myrte. Voila comme j'entends la
politique.

-- Montalais, vous etes une folle, dit Louise, et chaque
exageration vous attire, comme le feu attire les papillons.

-- Louise, vous etes tellement raisonnable que vous n'aimerez
jamais.

-- Oh! fit Louise avec un tendre reproche, comprenez donc,
Montalais! La reine mere desire marier son fils avec l'infante;
voulez vous que le roi desobeisse a sa mere? Est-il d'un coeur
royal comme le sien de donner le mauvais exemple? Quand les
parents defendent l'amour, chassons l'amour!

Et Louise soupira; Raoul baissa les yeux d'un air contraint.
Montalais se mit a rire.

-- Moi, je n'ai pas de parents, dit-elle.

-- Vous savez sans doute des nouvelles de la sante de M. le comte
de La Fere, dit Louise a la suite de ce soupir, qui avait tant
revele de douleurs dans son eloquente expansion.

-- Non, mademoiselle, repliqua Raoul, je n'ai pas encore rendu
visite a mon pere; mais j'allais a sa maison, quand Mlle de
Montalais a bien voulu m'arreter; j'espere que M. le comte se
porte bien. Vous n'avez rien oui dire de facheux, n'est-ce pas?

-- Rien, monsieur Raoul, rien, Dieu merci!

Ici s'etablit un silence pendant lequel deux ames qui suivaient la
meme idee s'entendirent parfaitement, meme sans l'assistance d'un
seul regard.

-- Ah! mon Dieu! s'ecria tout a coup Montalais, on monte! ...

-- Qui cela peut-il etre? dit Louise en se levant tout inquiete.

-- Mesdemoiselles, je vous gene beaucoup; j'ai ete bien indiscret
sans doute, balbutia Raoul, fort mal a son aise.

-- C'est un pas lourd, dit Louise.

-- Ah! si ce n'est que M. Malicorne, repliqua Montalais, ne nous
derangeons pas.

Louise et Raoul se regarderent pour se demander ce que c'etait que
M. Malicorne.

-- Ne vous inquietez pas, poursuivit Montalais, il n'est pas
jaloux.

-- Mais, mademoiselle... dit Raoul.

-- Je comprends... Eh bien! il est aussi discret que moi.

-- Mon Dieu! s'ecria Louise, qui avait appuye son oreille sur la
porte entrebaillee, je reconnais les pas de ma mere!

-- Mme de Saint-Remy! Ou me cacher? dit Raoul, en sollicitant
vivement la robe de Montalais, qui semblait un peu avoir perdu la
tete.

-- Oui, dit celle-ci, oui, je reconnais aussi les patins qui
claquent. C'est notre excellente mere!... Monsieur le vicomte,
c'est bien dommage que la fenetre donne sur un pave et cela a
cinquante pieds de haut. Raoul regarda le balcon d'un air egare,
Louise saisit son bras et le retint.

-- Ah ca! suis-je folle? dit Montalais, n'ai-je pas l'armoire aux
robes de ceremonie? Elle a vraiment l'air d'etre faite pour cela.

Il etait temps, Mme de Saint-Remy montait plus vite qu'a
l'ordinaire; elle arriva sur le palier au moment ou Montalais,
comme dans les scenes de surprises, fermait l'armoire en appuyant
son corps sur la porte.

-- Ah! s'ecria Mme de Saint-Remy, vous etes ici, Louise?

-- Oui! madame, repondit-elle, plus pale que si elle eut ete
convaincue d'un grand crime.

-- Bon! bon!

-- Asseyez-vous, madame, dit Montalais en offrant un fauteuil a
Mme de Saint-Remy, et en le placant de facon qu'elle tournat le
dos a l'armoire.

-- Merci, mademoiselle Aure, merci; venez vite, ma fille, allons.

-- Ou voulez-vous donc que j'aille, madame?

-- Mais, au logis; ne faut-il pas preparer votre toilette?

-- Plait-il? fit Montalais, se hatant de jouer la surprise, tant
elle craignait de voir Louise faire quelque sottise.

-- Vous ne savez donc pas la nouvelle? dit Mme de Saint-Remy.

-- Quelle nouvelle, madame, voulez-vous que deux filles apprennent
en ce colombier?

-- Quoi!... vous n'avez vu personne?...

-- Madame, vous parlez par enigmes et vous nous faites mourir a
petit feu! s'ecria Montalais, qui, effrayee de voir Louise de plus
en plus pale, ne savait a quel saint se vouer.

Enfin elle surprit de sa compagne un regard parlant, un de ces
regards qui donneraient de l'intelligence a un mur.

Louise indiquait a son amie le chapeau, le malencontreux chapeau
de Raoul qui se pavanait sur la table.

Montalais se jeta au-devant, et, le saisissant de sa main gauche,
le passa derriere elle dans la droite, et le cacha ainsi tout en
parlant.

-- Eh bien! dit Mme de Saint-Remy, un courrier nous arrive qui
annonce la prochaine arrivee du roi. Ca, mesdemoiselles, il s'agit
d'etre belles!

-- Vite! vite! s'ecria Montalais, suivez Mme votre mere, Louise,
et me laissez ajuster ma robe de ceremonie.

Louise se leva, sa mere la prit par la main et l'entraina sur le
palier.

-- Venez, dit-elle.

Et tout bas:

-- Quand je vous defends de venir chez Montalais, pourquoi y
venez-vous?

-- Madame, c'est mon amie. D'ailleurs, j'arrivais.

-- On n'a fait cacher personne devant vous?

-- Madame!

-- J'ai vu un chapeau d'homme, vous dis-je: celui de ce drole, de
ce vaurien!

-- Madame! s'ecria Louise.

-- De ce faineant de Malicorne! Une fille d'honneur frequenter
ainsi... fi!

Et les voix se perdirent dans les profondeurs du petit escalier.

Montalais n'avait pas perdu un mot de ces propos que l'echo lui
renvoyait comme par un entonnoir.

Elle haussa les epaules, et, voyant Raoul qui, sorti de sa
cachette, avait ecoute aussi:

-- Pauvre Montalais! dit-elle, victime de l'amitie!... Pauvre
Malicorne!... victime de l'amour!

Elle s'arreta sur la mine tragi-comique de Raoul, qui s'en voulut
d'avoir en un jour surpris tant de secrets.

-- Oh! mademoiselle, dit-il, comment reconnaitre vos bontes?

-- Nous ferons quelque jour nos comptes, repliqua-t-elle; pour le
moment, gagnez au pied, monsieur de Bragelonne, car Mme de Saint-
Remy n'est pas indulgente, et quelque indiscretion de sa part
pourrait amener ici une visite domiciliaire facheuse pour nous
tous. Adieu!

-- Mais Louise... comment savoir?...

-- Allez! allez! le roi Louis XI savait bien ce qu'il faisait
lorsqu'il inventa la poste.

-- Helas! dit Raoul.

-- Et ne suis-je pas la, moi, qui vaux toutes les postes du
royaume? Vite a votre cheval! et que si Mme de Saint-Remy remonte
pour me faire de la morale, elle ne vous trouve plus ici.

-- Elle le dirait a mon pere, n'est-ce pas? murmura Raoul.

-- Et vous seriez gronde! Ah! vicomte, on voit bien que vous venez
de la cour: vous etes peureux comme le roi. Peste! a Blois, nous
nous passons mieux que cela du consentement de papa! Demandez a
Malicorne.

Et, sur ces mots, la folle jeune fille mit Raoul a la porte par
les epaules; celui-ci se glissa le long du porche, retrouva son
cheval, sauta dessus et partit comme s'il eut les huit gardes de
Monsieur a ses trousses.


Chapitre IV -- Le pere et le fils


Raoul suivit la route bien connue, bien chere a sa memoire, qui
conduisait de Blois a la maison du comte de La Fere. Le lecteur
nous dispensera d'une description nouvelle de cette habitation. Il
y a penetre avec nous en d'autres temps; il la connait. Seulement,
depuis le dernier voyage que nous y avons fait, les murs avaient
pris une teinte plus grise, et la brique des tons de cuivre plus
harmonieux; les arbres avaient grandi, et tel autrefois allongeait
ses bras greles par-dessus les haies, qui maintenant, arrondi,
touffu, luxuriant, jetait au loin, sous ses rameaux gonfles de
seve, l'ombre epaisse des fleurs ou des fruits pour le passant.

Raoul apercut au loin le toit aigu, les deux petites tourelles, le
colombier dans les ormes, et les volees de pigeons qui
tournoyaient incessamment, sans pouvoir le quitter jamais, autour
du cone de briques, pareils aux doux souvenirs qui voltigent
autour d'une ame sereine. Lorsqu'il s'approcha, il entendit le
bruit des poulies qui grincaient sous le poids des seaux massifs;
il lui sembla aussi entendre le melancolique gemissement de l'eau
qui retombe dans le puits, bruit triste, funebre, solennel, qui
frappe l'oreille de l'enfant et du poete reveurs, que les Anglais
appellent _splass_, les poetes arabes _gasgachau_, et que nous
autres Francais, qui voudrions bien etre poetes, nous ne pouvons
traduire que par une periphrase: le bruit de l'eau tombant dans
l'eau. Il y avait plus d'un an que Raoul n'etait venu voir son
pere. Il avait passe tout ce temps chez M. le prince.

En effet, apres toutes ces emotions de la Fronde dont nous avons
autrefois essaye de reproduire la premiere periode, Louis de Conde
avait fait avec la cour une reconciliation publique, solennelle et
franche. Pendant tout le temps qu'avait dure la rupture de M. le
prince avec le roi, M. le prince, qui s'etait depuis longtemps
affectionne a Bragelonne, lui avait vainement offert tous les
avantages qui peuvent eblouir un jeune homme. Le comte de La Fere,
toujours fidele a ses principes de loyaute et de royaute,
developpes un jour devant son fils dans les caveaux de Saint-
Denis, le comte de La Fere, au nom de son fils, avait toujours
refuse. Il y avait plus: au lieu de suivre M. de Conde dans sa
rebellion, le vicomte avait suivi M. de Turenne, combattant pour
le roi. Puis, lorsque M. de Turenne, a son tour, avait paru
abandonner la cause royale, il avait quitte M. de Turenne, comme
il avait fait de M. de Conde. Il resultait de cette ligne
invariable de conduite que, comme jamais Turenne et Conde
n'avaient ete vainqueurs l'un de l'autre que sous les drapeaux du
roi, Raoul avait, si jeune qu'il fut encore, dix victoires
inscrites sur l'etat de ses services, et pas une defaite dont sa
bravoure et sa conscience eussent a souffrir. Donc Raoul avait,
selon le voeu de son pere, servi opiniatrement et passivement la
fortune du roi Louis XIV, malgre toutes les tergiversations, qui
etaient endemiques et, on peut dire, inevitables a cette epoque.

M. de Conde, rentre en grace, avait use de tout, d'abord de son
privilege d'amnistie pour redemander beaucoup de choses qui lui
avaient ete accordees et, entre autres choses, Raoul. Aussitot
M. le comte de La Fere, dans son bon sens inebranlable, avait
renvoye Raoul au prince de Conde.

Un an donc s'etait ecoule depuis la derniere separation du pere et
du fils; quelques lettres avaient adouci, mais non gueri, les
douleurs de son absence. On a vu que Raoul laissait a Blois un
autre amour que l'amour filial.

Mais rendons-lui cette justice que, sans le hasard et Mlle de
Montalais, deux demons tentateurs, Raoul, apres le message
accompli, se fut mis a galoper vers la demeure de son pere en
retournant la tete sans doute, mais sans s'arreter un seul
instant, eut-il vu Louise lui tendre les bras.

Aussi, la premiere partie du trajet fut-elle donnee par Raoul au
regret du passe qu'il venait de quitter si vite, c'est-a-dire a
l'amante; l'autre moitie a l'ami qu'il allait retrouver, trop
lentement au gre de ses desirs. Raoul trouva la porte du jardin
ouverte et lanca son cheval sous l'allee, sans prendre garde aux
grands bras que faisait, en signe de colere, un vieillard vetu
d'un tricot de laine violette et coiffe d'un large bonnet de
velours rape. Ce vieillard, qui sarclait de ses doigts une plate-
bande de rosiers nains et de marguerites, s'indignait de voir un
cheval courir ainsi dans ses allees sablees et ratissees.

Il hasarda meme un vigoureux _hum!_ qui fit retourner le cavalier.
Ce fut alors un changement de scene; car aussitot qu'il eut vu le
visage de Raoul, ce vieillard se redressa et se mit a courir dans
la direction de la maison avec des grognements interrompus qui
semblaient etre chez lui le paroxysme d'une joie folle. Raoul
arriva aux ecuries, remit son cheval a un petit laquais, et
enjamba le perron avec une ardeur qui eut bien rejoui le coeur de
son pere.

Il traversa l'antichambre, la salle a manger et le salon sans
trouver personne; enfin, arrive a la porte de M. le comte de La
Fere, il heurta impatiemment et entra presque sans attendre le
mot: _Entrez!_ que lui jeta une voix grave et douce tout a la
fois. Le comte etait assis devant une table couverte de papiers et
de livres: c'etait bien toujours le noble et le beau gentilhomme
d'autrefois, mais le temps avait donne a sa noblesse, a sa beaute,
un caractere plus solennel et plus distinct. Un front blanc et
sans rides sous ses longs cheveux plus blancs que noirs, un oeil
percant et doux sous des cils de jeune homme, la moustache fine et
a peine grisonnante, encadrant des levres d'un modele pur et
delicat, comme si jamais elles n'eussent ete crispees par les
passions mortelles; une taille droite et souple, une main
irreprochable mais amaigrie, voila quel etait encore l'illustre
gentilhomme dont tant de bouches illustres avaient fait l'eloge
sous le nom d'Athos. Il s'occupait alors de corriger les pages
d'un cahier manuscrit, tout entier rempli de sa main. Raoul saisit
son pere par les epaules, par le cou, comme il put, et l'embrassa
si tendrement, si rapidement, que le comte n'eut pas la force ni
le temps de se degager, ni de surmonter son emotion paternelle.

-- Vous ici, vous voici, Raoul! dit-il, est-ce bien possible?

-- Oh! monsieur, monsieur, quelle joie de vous revoir!

-- Vous ne me repondez pas, vicomte. Avez-vous un conge pour etre
a Blois, ou bien est-il arrive quelque malheur a Paris?

-- Dieu merci! monsieur, repliqua Raoul en se calmant peu a peu,
il n'est rien arrive que d'heureux; le roi se marie, comme j'ai eu
l'honneur de vous le mander dans ma derniere lettre, et il part
pour l'Espagne. Sa Majeste passera par Blois.

-- Pour rendre visite a Monsieur?

-- Oui, monsieur le comte. Aussi, craignant de le prendre a
l'improviste, ou desirant lui etre particulierement agreable,
M. le prince m'a-t-il envoye pour preparer les logements.

-- Vous avez vu Monsieur? demanda le comte vivement.

-- J'ai eu cet honneur.

-- Au chateau?

-- Oui, monsieur, repondit Raoul en baissant les yeux, parce que,
sans doute, il avait senti dans l'interrogation du comte plus que
de la curiosite.

-- Ah! vraiment, vicomte?... Je vous fais mon compliment. Raoul
s'inclina.

-- Mais vous avez encore vu quelqu'un a Blois?

-- Monsieur, j'ai vu Son Altesse Royale, Madame.

-- Tres bien. Ce n'est pas de Madame que je parle.

Raoul rougit extremement et ne repondit point.

-- Vous ne m'entendez pas, a ce qu'il parait, monsieur le vicomte?
insista M. de La Fere sans accentuer plus nerveusement sa
question, mais en forcant l'expression un peu plus severe de son
regard.

-- Je vous entends parfaitement, monsieur, repliqua Raoul, et si
je prepare ma reponse, ce n'est pas que je cherche un mensonge,
vous le savez, monsieur.

-- Je sais que vous ne mentez jamais. Aussi, je dois m'etonner que
vous preniez un si long temps pour me dire: oui ou non.

-- Je ne puis vous repondre qu'en vous comprenant bien, et si je
vous ai bien compris, vous allez recevoir en mauvaise part mes
premieres paroles. Il vous deplait sans doute, monsieur le comte,
que j'aie vu...

-- Mlle de La Valliere, n'est-ce pas?

-- C'est d'elle que vous voulez parler, je le sais bien, monsieur
le comte, dit Raoul avec une inexprimable douceur.

-- Et je vous demande si vous l'avez vue.

-- Monsieur, j'ignorais absolument, lorsque j'entrai au chateau,
que Mlle de La Valliere put s'y trouver; c'est seulement en m'en
retournant, apres ma mission achevee, que le hasard nous a mis en
presence. J'ai eu l'honneur de lui presenter mes respects.

-- Comment s'appelle le hasard qui vous a reuni a Mlle de La
Valliere?

-- Mlle de Montalais, monsieur.

-- Qu'est-ce que Mlle de Montalais?

-- Une jeune personne que je ne connaissais pas, que je n'avais
jamais vue. Elle est fille d'honneur de Madame.

-- Monsieur le vicomte, je ne pousserai pas plus loin mon
interrogatoire, que je me reproche deja d'avoir fait durer. Je
vous avais recommande d'eviter Mlle de La Valliere, et de ne la
voir qu'avec mon autorisation. Oh! je sais que vous m'avez dit
vrai, et que vous n'avez pas fait une demarche pour vous
rapprocher d'elle. Le hasard m'a fait du tort; je n'ai pas a vous
accuser. Je me contenterai donc de ce que je vous ai deja dit
concernant cette demoiselle. Je ne lui reproche rien, Dieu m'en
est temoin; seulement il n'entre pas dans mes desseins que vous
frequentiez sa maison. Je vous prie encore une fois, mon cher
Raoul, de l'avoir pour entendu. On eut dit que l'oeil si limpide
et si pur de Raoul se troublait a cette parole.

-- Maintenant, mon ami, continua le comte avec son doux sourire et
sa voix habituelle, parlons d'autre chose. Vous retournez peut-
etre a votre service?

-- Non, monsieur, je n'ai plus qu'a demeurer aupres de vous tout
aujourd'hui. M. le prince ne m'a heureusement fixe d'autre devoir
que celui-la, qui etait si bien d'accord avec mes desirs.

-- Le roi se porte bien?

-- A merveille.

-- Et M. le Prince aussi?

-- Comme toujours, monsieur.

Le comte oubliait Mazarin: c'etait une vieille habitude.

-- Eh bien! Raoul, puisque vous n'etes plus qu'a moi, je vous
donnerai, de mon cote, toute ma journee. Embrassez-moi...
encore... encore... Vous etes chez vous, vicomte... Ah! voici
notre vieux Grimaud!... Venez, Grimaud, M. le vicomte veut vous
embrasser aussi.

Le grand vieillard ne se le fit pas repeter; il accourait les bras
ouverts. Raoul lui epargna la moitie du chemin.

-- Maintenant, voulez-vous que nous passions au jardin, Raoul? Je
vous montrerai le nouveau logement que j'ai fait preparer pour
vous a vos conges, et, tout en regardant les plantations de cet
hiver et deux chevaux de main que j'ai changes, vous me donnerez
des nouvelles de nos amis de Paris.

Le comte ferma son manuscrit, prit le bras du jeune homme et passa
au jardin avec lui.

Grimaud regarda melancoliquement partir Raoul, dont la tete
effleurait presque la traverse de la porte, et, tout en caressant
sa royale blanche, il laissa echapper ce mot profond:

-- Grandi!


Chapitre V -- Ou il sera parle de Cropoli, de Cropole et d'un
grand peintre inconnu


Tandis que le comte de La Fere visite avec Raoul les nouveaux
batiments qu'il a fait batir, et les chevaux neufs qu'il a fait
acheter, nos lecteurs nous permettront de les ramener a la ville
de Blois et de les faire assister au mouvement inaccoutume qui
agitait la ville. C'etait surtout dans les hotels que s'etait fait
sentir le contrecoup de la nouvelle apportee par Raoul.

En effet, le roi et la cour a Blois, c'est-a-dire cent cavaliers,
dix carrosses, deux cents chevaux, autant de valets que de
maitres, ou se caserait tout ce monde, ou se logeraient tous ces
gentilshommes des environs qui allaient arriver dans deux ou trois
heures peut-etre, aussitot que la nouvelle aurait elargi le centre
de son retentissement, comme ces circonferences croissantes que
produit la chute d'une pierre dans l'eau d'un lac tranquille?

Blois, aussi paisible le matin, nous l'avons vu, que le lac le
plus calme du monde, a l'annonce de l'arrivee royale, s'emplit
soudain de tumulte et de bourdonnement. Tous les valets du
chateau, sous l'inspection des officiers, allaient en ville querir
les provisions, et dix courriers a cheval galopaient vers les
reserves de Chambord pour chercher le gibier, aux pecheries du
Beuvron pour le poisson, aux serres de Cheverny pour les fleurs et
pour les fruits. On tirait du garde-meuble les tapisseries
precieuses, les lustres a grands chainons dores; une armee de
pauvres balayaient les cours et lavaient les devantures de pierre,
tandis que leurs femmes foulaient les pres au-dela de la Loire
pour recolter des jonchees de verdure et de fleurs des champs.
Toute la ville, pour ne pas demeurer au-dessous de ce luxe de
proprete, faisait sa toilette a grand renfort de brosses, de
balais et d'eau.

Les ruisseaux de la ville superieure, gonfles par ces lotions
continues, devenaient fleuves au bas de la ville, et le petit
pave, parfois tres boueux, il faut le dire, se nettoyait, se
diamantait aux rayons amis du soleil.

Enfin, les musiques se preparaient, les tiroirs se vidaient; on
accaparait chez les marchands cires, rubans et noeuds d'epees; les
menageres faisaient provision de pain, de viandes et d'epices.
Deja meme bon nombre de bourgeois, dont la maison etait garnie
comme pour soutenir un siege, n'ayant plus a s'occuper de rien,
endossaient des habits de fete et se dirigeaient vers la porte de
la ville pour etre les premiers a signaler ou a voir le cortege.
Ils savaient bien que le roi n'arriverait qu'a la nuit, peut-etre
meme au matin suivant. Mais qu'est-ce que l'attente, sinon une
sorte de folie, et qu'est-ce que la folie, sinon un exces
d'espoir? Dans la ville basse, a cent pas a peine du chateau des
Etats, entre le mail et le chateau, dans une rue assez belle qui
s'appelait alors rue Vieille, et qui devait en effet etre bien
vieille, s'elevait un venerable edifice, a pignon aigu, a forme
trapue et large ornee de trois fenetres sur la rue au premier
etage, de deux au second, et d'un petit oeil-de-boeuf au
troisieme.

Sur les cotes de ce triangle on avait recemment construit un
parallelogramme assez vaste qui empietait sans facon sur la rue,
selon les us tout familiers de l'edilite d'alors. La rue s'en
voyait bien retrecie d'un quart, mais la maison s'en trouvait
elargie de pres de moitie; n'est-ce pas la une compensation
suffisante?

Une tradition voulait que cette maison a pignon aigu fut habitee,
du temps de Henri III, par un conseiller des Etats que la reine
Catherine etait venue, les uns disent visiter, les autres
etrangler. Quoi qu'il en soit, la bonne dame avait du poser un
pied circonspect sur le seuil de ce batiment.

Apres le conseiller mort par strangulation ou mort naturellement,
il n'importe, la maison avait ete vendue, puis abandonnee, enfin
isolee des autres maisons de la rue. Vers le milieu du regne de
Louis XIII seulement, un Italien nomme Cropoli, echappe des
cuisines du marechal d'Ancre, etait venu s'etablir en cette
maison. Il y avait fonde une petite hotellerie ou se fabriquait un
macaroni tellement raffine, qu'on en venait querir ou manger la de
plusieurs lieues a la ronde.

L'illustration de la maison etait venue de ce que la reine Marie
de Medicis, prisonniere, comme on sait, au chateau des Etats, en
avait envoye chercher une fois.

C'etait precisement le jour ou elle s'etait evadee par la fameuse
fenetre. Le plat de macaroni etait reste sur la table, effleure
seulement par la bouche royale.

De cette double faveur faite a la maison triangulaire, d'une
strangulation et d'un macaroni, l'idee etait venue au pauvre
Cropoli de nommer son hotellerie d'un titre pompeux. Mais sa
qualite d'Italien n'etait pas une recommandation en ce temps-la,
et son peu de fortune soigneusement cachee l'empechait de se
mettre trop en evidence. Quand il se vit pres de mourir, ce qui
arriva en 1643, apres la mort du roi Louis XIII, il fit venir son
fils, jeune marmiton de la plus belle esperance, et, les larmes
aux yeux, il lui recommanda de bien garder le secret du macaroni,
de franciser son nom, d'epouser une Francaise, et enfin, lorsque
l'horizon politique serait debarrasse des nuages qui le couvraient
-- on pratiquait deja a cette epoque cette figure, fort en usage
de nos jours dans les premiers Paris et a la Chambre, -- de faire
tailler par le forgeron voisin une belle enseigne, sur laquelle un
fameux peintre qu'il designa tracerait deux portraits de la reine
avec ces mots en legende: Aux Medicis. Le bonhomme Cropoli, apres
ces recommandations, n'eut que la force d'indiquer a son jeune
successeur une cheminee sous la dalle de laquelle il avait enfoui
mille louis de dix francs, et il expira. Cropoli fils, en homme de
coeur, supporta la perte avec resignation et le gain sans
insolence.

Il commenca par accoutumer le public a faire sonner si peu l'i
final de son nom, que, la complaisance generale aidant, on ne
l'appela plus que M. Cropole, ce qui est un nom tout francais.

Ensuite il se maria, ayant justement sous la main une petite
Francaise dont il etait amoureux, et aux parents de laquelle il
arracha une dot raisonnable en montrant le dessous de la dalle de
la cheminee. Ces deux premiers points accomplis, il se mit a la
recherche du peintre qui devait faire l'enseigne.

Le peintre fut bientot trouve.

C'etait un vieil Italien emule des Raphael et des Carrache, mais
emule malheureux. Il se disait de l'ecole venitienne, sans doute
parce qu'il aimait fort la couleur. Ses ouvrages, dont jamais il
n'avait vendu un seul, tiraient l'oeil a cent pas et deplaisaient
formidablement aux bourgeois, si bien qu'il avait fini par ne plus
rien faire.

Il se vantait toujours d'avoir peint une salle de bains pour
Mme la marechale d'Ancre, et se plaignait que cette salle eut ete
brulee lors du desastre du marechal.

Cropoli, en sa qualite de compatriote, etait indulgent pour
Pittrino. C'etait le nom de l'artiste. Peut-etre avait-il vu les
fameuses peintures de la salle de bains. Toujours est-il qu'il
avait dans une telle estime, voire dans une telle amitie, le
fameux Pittrino, qu'il le retira chez lui. Pittrino, reconnaissant
et nourri de macaroni, apprit a propager la reputation de ce mets
national, et, du temps de son fondateur, il avait rendu par sa
langue infatigable des services signales a la maison Cropoli.

En vieillissant, il s'attacha au fils comme au pere, et peu a peu
devint l'espece de surveillant d'une maison ou sa probite integre,
sa sobriete reconnue, sa chastete proverbiale, et mille autres
vertus que nous jugeons inutile d'enumerer ici, lui donnerent
place eternelle au foyer, avec droit d'inspection sur les
domestiques. En outre, c'etait lui qui goutait le macaroni, pour
maintenir le gout pur de l'antique tradition; il faut dire qu'il
ne pardonnait pas un grain de poivre de plus, ou un atome de
parmesan en moins. Sa joie fut bien grande le jour ou, appele a
partager le secret de Cropole fils, il fut charge de peindre la
fameuse enseigne.

On le vit fouiller avec ardeur dans une vieille boite, ou il
retrouva des pinceaux un peu manges par les rats, mais encore
passables, des couleurs dans des vessies a peu pres dessechees, de
l'huile de lin dans une bouteille, et une palette qui avait
appartenu autrefois au Bronzino, ce _diou_ de la _pittoure_, comme
disait, dans son enthousiasme toujours juvenile, l'artiste
ultramontain.

Pittrino etait grandi de toute la joie d'une rehabilitation. Il
fit comme avait fait Raphael, il changea de maniere et peignit a
la facon d'Albane deux deesses plutot que deux reines. Ces dames
illustres etaient tellement gracieuses sur l'enseigne, elles
offraient aux regards etonnes un tel assemblage de lis et de
roses, resultat enchanteur du changement de maniere de Pittrino;
elles affectaient des poses de sirenes tellement anacreontiques,
que le principal echevin, lorsqu'il fut admis a voir ce morceau
capital dans la salle de Cropole, declara tout de suite que ces
dames etaient trop belles et d'un charme trop anime pour figurer
comme enseigne a la vue des passants.

-- Son Altesse Royale Monsieur, fut-il dit a Pittrino, qui vient
souvent dans notre ville, ne s'arrangerait pas de voir Mme son
illustre mere aussi peu vetue, et il vous enverrait aux oubliettes
des Etats, car il n'a pas toujours le coeur tendre, ce glorieux
prince. Effacez donc les deux sirenes ou la legende, sans quoi je
vous interdis l'exhibition de l'enseigne. Cela est dans votre
interet, maitre Cropole, et dans le votre, seigneur Pittrino.

Que repondre a cela? Il fallut remercier l'echevin de sa
gracieusete; c'est ce que fit Cropole.

Mais Pittrino demeura sombre et decu.

Il sentait bien ce qui allait arriver. L'edile ne fut pas plutot
parti que Cropole, se croisant les bras:

-- Eh bien! maitre, dit-il, qu'allons-nous faire?

-- Nous allons oter la legende, dit tristement Pittrino. J'ai la
du noir d'ivoire excellent, ce sera fait en un tour de main, et
nous remplacerons les Medicis par les Nymphes ou les Sirenes,
comme il vous plaira.

-- Non pas, dit Cropole, la volonte de mon pere ne serait pas
remplie. Mon pere tenait...

-- Il tenait aux figures, dit Pittrino.

-- Il tenait a la legende, dit Cropole.

-- La preuve qu'il tenait aux figures, c'est qu'il les avait
commandees ressemblantes, et elles le sont, repliqua Pittrino.

-- Oui, mais si elles ne l'eussent pas ete, qui les eut reconnues
sans la legende? Aujourd'hui meme que la memoire des Blesois
s'oblitere un peu a l'endroit de ces personnes celebres, qui
reconnaitrait Catherine et Marie sans ces mots: Aux Medicis?

-- Mais enfin, mes figures? dit Pittrino desespere, car il sentait
que le petit Cropole avait raison. Je ne veux pas perdre le fruit
de mon travail.

-- Je ne veux pas que vous alliez en prison et moi dans les
oubliettes.

-- Effacons Medicis, dit Pittrino suppliant.

-- Non, repliqua fermement Cropole. Il me vient une idee, une idee
sublime... votre peinture paraitra, et ma legende aussi... Medici
ne veut-il pas dire medecin en italien?

-- Oui, au pluriel.

-- Vous m'allez donc commander une autre plaque d'enseigne chez le
forgeron; vous y peindrez six medecins, et vous ecrirez dessous:
Aux Medicis... ce qui fait un jeu de mots agreable.

-- Six medecins! Impossible! Et la composition? s'ecria Pittrino.

-- Cela vous regarde, mais il en sera ainsi, je le veux, il le
faut. Mon macaroni brule.

Cette raison etait peremptoire; Pittrino obeit. Il composa
l'enseigne des six medecins avec la legende; l'echevin applaudit
et autorisa. L'enseigne eut par la ville un succes fou. Ce qui
prouve bien que la poesie a toujours eu tort devant les bourgeois,
comme dit Pittrino. Cropole, pour dedommager son peintre
ordinaire, accrocha dans sa chambre a coucher les nymphes de la
precedente enseigne, ce qui faisait rougir Mme Cropole chaque fois
qu'elle les regardait en se deshabillant le soir.

Voila comment la maison au pignon eut une enseigne, voila comment,
faisant fortune, l'hotellerie des Medicis fut forcee de s'agrandir
du quadrilatere que nous avons depeint.

Voila comment il y avait a Blois une hotellerie de ce nom ayant
pour proprietaire maitre Cropole et pour peintre ordinaire maitre
Pittrino.


Chapitre VI -- L'inconnu


Ainsi fondee et recommandee par son enseigne, l'hotellerie de
maitre Cropole marchait vers une solide prosperite. Ce n'etait pas
une fortune immense que Cropole avait en perspective, mais il
pouvait esperer de doubler les mille louis d'or legues par son
pere, de faire mille autre louis de la vente de la maison et du
fonds, et libre enfin, de vivre heureux comme un bourgeois de la
ville. Cropole etait apre au gain, il accueillit en homme fou de
joie la nouvelle de l'arrivee du roi Louis XIV.

Lui, sa femme, Pittrino et deux marmitons firent aussitot main
basse sur tous les habitants du colombier, de la basse-cour et des
clapiers, en sorte qu'on entendit dans les cours de l'Hotellerie
des Medicis autant de lamentations et de cris que jadis on en
avait entendu dans Rama.

Cropole n'avait pour le moment qu'un seul voyageur.

C'etait un homme de trente ans a peine, beau, grand, austere, ou
plutot melancolique dans chacun de ses gestes et de ses regards.
Il etait vetu d'un habit de velours noir avec des garnitures de
jais; un col blanc, simple comme celui des puritains les plus
severes, faisait ressortir la teinte mate et fine de son cou plein
de jeunesse; une legere moustache blonde couvrait a peine sa levre
fremissante et dedaigneuse. Il parlait aux gens en les regardant
en face, sans affectation, il est vrai, mais sans scrupule; de
sorte que l'eclat de ses yeux bleus devenait tellement
insupportable que plus d'un regard se baissait devant le sien,
comme fait l'epee la plus faible dans un combat singulier. En ce
temps ou les hommes, tous crees egaux par Dieu, se divisaient,
grace aux prejuges, en deux castes distinctes, le gentilhomme et
le roturier, comme ils se divisent reellement en deux races, la
noire et la blanche, en ce temps, disons-nous, celui dont nous
venons d'esquisser le portrait ne pouvait manquer d'etre pris pour
un gentilhomme, et de la meilleure race. Il ne fallait pour cela
que consulter ses mains, longues, effilees et blanches, dont
chaque muscle, chaque veine transparaissaient sous la peau au
moindre mouvement, dont les phalanges rougissaient a la moindre
crispation.

Ce gentilhomme etait donc arrive seul chez Cropole. Il avait pris
sans hesiter, sans reflechir meme, l'appartement le plus
important, que l'hotelier lui avait indique dans un but de
rapacite fort condamnable, diront les uns, fort louable, diront
les autres, s'ils admettent que Cropole fut physionomiste et
jugeat les gens a premiere vue. Cet appartement etait celui qui
composait toute la devanture de la vieille maison triangulaire: un
grand salon eclaire par deux fenetres au premier etage, une petite
chambre a cote, une autre au-dessus. Or, depuis qu'il etait
arrive, ce gentilhomme avait a peine touche au repas qu'on lui
avait servi dans sa chambre. Il n'avait dit que deux mots a l'hote
pour le prevenir qu'il viendrait un voyageur du nom de Parry, et
recommander qu'on laissat monter ce voyageur. Ensuite, il avait
garde un silence tellement profond, que Cropole en avait ete
presque offense, lui qui aimait les gens de bonne compagnie.
Enfin, ce gentilhomme s'etait leve de bonne heure le matin du jour
ou commence cette histoire, et s'etait mis a la fenetre de son
salon, assis sur le rebord et appuye sur la rampe du balcon,
regardant tristement et opiniatrement aux deux cotes de la rue
pour guetter sans doute la venue de ce voyageur qu'il avait
signale a l'hote. Il avait vu, de cette facon, passer le petit
cortege de Monsieur revenant de la chasse, puis avait savoure de
nouveau la profonde tranquillite de la ville, absorbe qu'il etait
dans son attente.

Tout a coup, le remue-menage des pauvres allant aux prairies, des
courriers partant, des laveurs de pave, des pourvoyeurs de la
maison royale, des courtauds de boutiques effarouches et bavards,
des chariots en branle, des coiffeurs en course et des pages en
corvee; ce tumulte et ce vacarme l'avaient surpris, mais sans
qu'il perdit rien de cette majeste impassible et supreme qui donne
a l'aigle et au lion ce coup d'oeil serein et meprisant au milieu
des hourras et des trepignements des chasseurs ou des curieux.

Bientot les cris des victimes egorgees dans la basse-cour, les pas
presses de Mme Cropole dans le petit escalier de bois si etroit et
si sonore, les allures bondissantes de Pittrino, qui, le matin
encore, fumait sur la porte avec le flegme d'un Hollandais, tout
cela donna au voyageur un commencement de surprise et d'agitation.

Comme il se levait pour s'informer, la porte de la chambre
s'ouvrit.

L'inconnu pensa que sans doute on lui amenait le voyageur si
impatiemment attendu.

Il fit donc, avec une sorte de precipitation, trois pas vers cette
porte qui s'ouvrait.

Mais au lieu de la figure qu'il esperait voir, ce fut maitre
Cropole qui apparut, et derriere lui, dans la penombre de
l'escalier, le visage assez gracieux, mais rendu trivial par la
curiosite, de Mme Cropole, qui donna un coup d'oeil furtif au beau
gentilhomme et disparut. Cropole s'avanca l'air souriant, le
bonnet a la main, plutot courbe qu'incline.

Un geste de l'inconnu l'interrogea sans qu'aucune parole fut
prononcee.

-- Monsieur, dit Cropole, je venais demander comment dois-je dire:
Votre Seigneurie, ou Monsieur le comte, ou Monsieur le marquis?...

-- Dites "Monsieur", et dites vite, repondit l'inconnu avec cet
accent hautain qui n'admet ni discussion ni replique.

-- Je venais donc m'informer comment Monsieur avait passe la nuit,
et si Monsieur etait dans l'intention de garder cet appartement.

-- Oui.

-- Monsieur, c'est qu'il arrive un incident sur lequel nous
n'avions pas compte.

-- Lequel?

-- Sa Majeste Louis XIV entre aujourd'hui dans notre ville et s'y
repose un jour, deux jours peut-etre.

Un vif etonnement se peignit sur le visage de l'inconnu.

-- Le roi de France vient a Blois?

-- Il est en route, monsieur.

-- Alors, raison de plus pour que je reste, dit l'inconnu.

-- Fort bien, monsieur; mais Monsieur garde-t-il tout
l'appartement?

-- Je ne vous comprends pas. Pourquoi aurais-je aujourd'hui moins
que je n'ai eu hier?

-- Parce que, monsieur, Votre Seigneurie me permettra de le lui
dire, hier je n'ai pas du, lorsque vous avez choisi votre logis,
fixer un prix quelconque qui eut fait croire a Votre Seigneurie
que je prejugeais ses ressources... tandis qu'aujourd'hui...

L'inconnu rougit. L'idee lui vint sur-le-champ qu'on le
soupconnait pauvre et qu'on l'insultait.

-- Tandis qu'aujourd'hui, reprit-il froidement, vous prejugez?

-- Monsieur, je suis un galant homme, Dieu merci! et, tout
hotelier que je paraisse etre, il y a en moi du sang de
gentilhomme; mon pere etait serviteur et officier de feu M. le
marechal d'Ancre. Dieu veuille avoir son ame!...

-- Je ne vous conteste pas ce point, monsieur; seulement, je
desire savoir, et savoir vite, a quoi tendent vos questions.

-- Vous etes, monsieur, trop raisonnable pour ne pas comprendre
que notre ville est petite, que la cour va l'envahir, que les
maisons regorgeront d'habitants, et que, par consequent, les
loyers vont acquerir une valeur considerable.

L'inconnu rougit encore.

-- Faites vos conditions, monsieur, dit-il.

-- Je les fais avec scrupule, monsieur, parce que je cherche un
gain honnete et que je veux faire une affaire sans etre incivil ou
grossier dans mes desirs... Or, l'appartement que vous occupez est
considerable, et vous etes seul...:

-- Cela me regarde.

-- Oh! bien certainement; aussi je ne congedie pas Monsieur.

Le sang afflua aux tempes de l'inconnu; il lanca sur le pauvre
Cropole, descendant d'un officier de M. le marechal d'Ancre, un
regard qui l'eut fait rentrer sous cette fameuse dalle de la
cheminee, si Cropole n'eut pas ete visse a sa place par la
question de ses interets.

-- Voulez-vous que je parte? expliquez-vous, mais promptement.

-- Monsieur, monsieur, vous ne m'avez pas compris. C'est fort
delicat, ce que je fais; mais je m'exprime mal, ou peut-etre,
comme Monsieur est etranger, ce que je reconnais a l'accent...

En effet, l'inconnu parlait avec le leger grasseyement qui est le
caractere principal de l'accentuation anglaise, meme chez les
hommes de cette nation qui parlent le plus purement le francais.

-- Comme Monsieur est etranger, dis-je, c'est peut-etre lui qui ne
saisit pas les nuances de mon discours. Je pretends que Monsieur
pourrait abandonner une ou deux des trois pieces qu'il occupe, ce
qui diminuerait son loyer de beaucoup et soulagerait ma
conscience; en effet, il est dur d'augmenter deraisonnablement le
prix des chambres, lorsqu'on a l'honneur de les evaluer a un prix
raisonnable.

-- Combien le loyer depuis hier?

-- Monsieur, un louis, avec la nourriture et le soin du cheval.

-- Bien. Et celui d'aujourd'hui?

-- Ah! voila la difficulte. Aujourd'hui c'est le jour d'arrivee du
roi; si la cour vient pour la couchee, le jour de loyer compte. Il
en resulte que trois chambres a deux louis la piece font six
louis. Deux louis, monsieur, ce n'est rien, mais six louis sont
beaucoup.

L'inconnu, de rouge qu'on l'avait vu, etait devenu tres pale.

Il tira de sa poche, avec une bravoure heroique, une bourse brodee
d'armes, qu'il cacha soigneusement dans le creux de sa main. Cette
bourse etait d'une maigreur, d'un flasque, d'un creux qui
n'echapperent pas a l'oeil de Cropole.

L'inconnu vida cette bourse dans sa main. Elle contenait trois
louis doubles, qui faisaient une valeur de six louis, comme
l'hotelier le demandait.

Toutefois, c'etait sept que Cropole avait exiges. Il regarda donc
l'inconnu comme pour lui dire: Apres?

-- Il reste un louis, n'est-ce pas, maitre hotelier?

-- Oui, monsieur, mais...

L'inconnu fouilla dans la poche de son haut-de-chausses et la
vida; elle renfermait un petit portefeuille, une clef d'or et
quelque monnaie blanche.

De cette monnaie il composa le total d'un louis.

-- Merci, monsieur, dit Cropole. Maintenant, il me reste a savoir
si Monsieur compte habiter demain encore son appartement, auquel
cas je l'y maintiendrais; tandis que si Monsieur n'y comptait pas,
je le promettrais aux gens de Sa Majeste qui vont venir.

-- C'est juste, fit l'inconnu apres un assez long silence, mais
comme je n'ai plus d'argent, ainsi que vous l'avez pu voir, comme
cependant je garde cet appartement, il faut que vous vendiez ce
diamant dans la ville ou que vous le gardiez en gage.

Cropole regarda si longtemps le diamant, que l'inconnu se hata de
dire:

-- Je prefere que vous le vendiez, monsieur, car il vaut trois
cents pistoles. Un juif, y a-t-il un juif dans Blois? vous en
donnera deux cents, cent cinquante meme, prenez ce qu'il vous en
donnera, ne dut-il vous en offrir que le prix de votre logement.
Allez!

-- Oh! monsieur, s'ecria Cropole, honteux de l'inferiorite subite
que lui retorquait l'inconnu par cet abandon si noble et si
desinteresse, comme aussi par cette inalterable patience envers
tant de chicanes et de soupcons; oh! monsieur, j'espere bien qu'on
ne vole pas a Blois comme vous le paraissez croire, et le diamant
s'elevant a ce que vous dites...

L'inconnu foudroya encore une fois Cropole de son regard azure.

-- Je ne m'y connais pas, monsieur, croyez-le bien, s'ecria celui-
ci.

-- Mais les joailliers s'y connaissent, interrogez-les, dit
l'inconnu Maintenant, je crois que nos comptes sont termines,
n'est-il pas vrai, monsieur l'hote?

-- Oui, monsieur, et a mon regret profond, car j'ai peur d'avoir
offense Monsieur.

-- Nullement, repliqua l'inconnu avec la majeste de la toute
puissance.

-- Ou d'avoir paru ecorcher un noble voyageur... Faites la part,
monsieur, de la necessite.

-- N'en parlons plus, vous dis-je, et veuillez me laisser chez
moi.

Cropole s'inclina profondement et partit avec un air egare qui
accusait chez lui un coeur excellent et du remords veritable.
L'inconnu alla fermer lui-meme la porte, regarda, quand il fut
seul, le fond de sa bourse, ou il avait pris un petit sac de soie
renfermant le diamant, sa ressource unique.

Il interrogea aussi le vide de ses poches, regarda les papiers de
son portefeuille et se convainquit de l'absolu denuement ou il
allait se trouver.

Alors il leva les yeux au ciel avec un sublime mouvement de calme
et de desespoir, essuya de sa main tremblante quelques gouttes de
sueur qui sillonnaient son noble front, et reporta sur la terre un
regard naguere empreint d'une majeste divine.

L'orage venait de passer loin de lui, peut-etre avait-il prie du
fond de l'ame.

Il se rapprocha de la fenetre, reprit sa place au balcon, et
demeura la immobile, atone, mort, jusqu'au moment ou, le ciel
commencant a s'obscurcir, les premiers flambeaux traverserent la
rue embaumee, et donnerent le signal de l'illumination a toutes
les fenetres de la ville.


Chapitre VII -- Parry


Comme l'inconnu regardait avec interet ces lumieres et pretait
l'oreille a tous ces bruits, maitre Cropole entrait dans sa
chambre avec deux valets qui dresserent la table.

L'etranger ne fit pas la moindre attention a eux. Alors Cropole,
s'approchant de son hote, lui glissa dans l'oreille avec un
profond respect:

-- Monsieur, le diamant a ete estime.

-- Ah! fit le voyageur. Eh bien?

-- Eh bien! monsieur, le joaillier de Son Altesse Royale en donne
deux cent quatre-vingts pistoles.

-- Vous les avez?

-- J'ai cru devoir les prendre, monsieur; toutefois, j'ai mis dans
les conditions du marche que si Monsieur voulait garder son
diamant jusqu'a une rentree de fonds... Le diamant serait rendu.

-- Pas du tout; je vous ai dit de le vendre.

-- Alors j'ai obei ou a peu pres, puisque, sans l'avoir
definitivement vendu, j'en ai touche l'argent.

-- Payez-vous, ajouta l'inconnu.

-- Monsieur, je le ferai, puisque vous l'exigez absolument.

Un sourire triste effleura les levres du gentilhomme.

-- Mettez l'argent sur ce bahut, dit-il en se detournant en meme
temps qu'il indiquait le meuble du geste.

Cropole deposa un sac assez gros, sur le contenu duquel il preleva
le prix du loyer.

-- Maintenant, dit-il, Monsieur ne me fera pas la douleur de ne
pas souper... Deja le diner a ete refuse; c'est outrageant pour la
maison des Medicis. Voyez, monsieur, le repas est servi, et
j'oserai meme ajouter qu'il a bon air.

L'inconnu demanda un verre de vin, cassa un morceau de pain et ne
quitta pas la fenetre pour manger et boire.

Bientot l'on entendit un grand bruit de fanfares et de trompettes;
des cris s'eleverent au loin, un bourdonnement confus emplit la
partie basse de la ville, et le premier bruit distinct qui frappa
l'oreille de l'etranger fut le pas des chevaux qui s'avancaient.

-- Le roi! le roi! repetait une foule bruyante et pressee.

-- Le roi! repeta Cropole, qui abandonna son hote et ses idees de
delicatesse pour satisfaire sa curiosite.

Avec Cropole se heurterent et se confondirent dans l'escalier
Mme Cropole, Pittrino, les aides et les marmitons. Le cortege
s'avancait lentement, eclaire par des milliers de flambeaux, soit
de la rue, soit des fenetres.

Apres une compagnie de mousquetaires et un corps tout serre de
gentilshommes, venait la litiere de M. le cardinal Mazarin. Elle
etait trainee comme un carrosse par quatre chevaux noirs. Les
pages et les gens du cardinal marchaient derriere. Ensuite venait
le carrosse de la reine mere, ses filles d'honneur aux portieres,
ses gentilshommes a cheval des deux cotes. Le roi paraissait
ensuite, monte sur un beau cheval de race saxonne a large
criniere. Le jeune prince montrait, en saluant a quelques fenetres
d'ou partaient les plus vives acclamations, son noble et gracieux
visage, eclaire par les flambeaux de ses pages.

Aux cotes du roi, mais deux pas en arriere, le prince de Conde,
M. Dangeau et vingt autres courtisans, suivis de leurs gens et de
leurs bagages, fermaient la marche veritablement triomphale.

Cette pompe etait d'une ordonnance militaire.

Quelques-uns des courtisans seulement, et parmi les vieux,
portaient l'habit de voyage; presque tous etaient vetus de l'habit
de guerre. On en voyait beaucoup ayant le hausse-col et le buffle
comme au temps de Henri IV et de Louis XIII.

Quand le roi passa devant lui, l'inconnu, qui s'etait penche sur
le balcon pour mieux voir, et qui avait cache son visage en
l'appuyant sur son bras, sentit son coeur se gonfler et deborder
d'une amere jalousie.

Le bruit des trompettes l'enivrait, les acclamations populaires
l'assourdissaient; il laissa tomber un moment sa raison dans ce
flot de lumieres, de tumulte et de brillantes images.

-- Il est roi, lui! murmura-t-il avec un accent de desespoir et
d'angoisse qui dut monter jusqu'au pied du trone de Dieu.

Puis, avant qu'il fut revenu de sa sombre reverie, tout ce bruit,
toute cette splendeur s'evanouirent. A l'angle de la rue il ne
resta plus au-dessous de l'etranger que des voix discordantes et
enrouees qui criaient encore par intervalles: "Vive le roi!" Il
resta aussi les six chandelles que tenaient les habitants de
l'Hotellerie des Medicis, savoir: deux chandelles pour Cropole,
une pour Pittrino, une pour chaque marmiton.

Cropole ne cessait de repeter:

-- Qu'il est bien, le roi, et qu'il ressemble a feu son illustre
pere!

-- En beau, disait Pittrino.

-- Et qu'il a une fiere mine! ajoutait Mme Cropole, deja en
promiscuite de commentaires avec les voisins et les voisines.

Cropole alimentait ces propos de ses observations personnelles,
sans remarquer qu'un vieillard a pied, mais trainant un petit
cheval irlandais par la bride, essayait de fendre le groupe de
femmes et d'hommes qui stationnait devant les Medicis.

Mais en ce moment la voix de l'etranger se fit entendre a la
fenetre.

-- Faites donc en sorte, monsieur l'hotelier, qu'on puisse arriver
jusqu'a votre maison.

Cropole se retourna, vit alors seulement le vieillard, et lui fit
faire passage.

La fenetre se ferma.

Pittrino indiqua le chemin au nouveau venu, qui entra sans
proferer une parole.

L'etranger l'attendait sur le palier, il ouvrit ses bras au
vieillard et le conduisit a un siege, mais celui-ci resista.

-- Oh! non pas, non pas, milord, dit-il. M'asseoir devant vous!
jamais!

-- Parry, s'ecria le gentilhomme, je vous en supplie... vous qui
venez d'Angleterre... de si loin! Ah! ce n'est pas a votre age
qu'on devrait subir des fatigues pareilles a celles de mon
service. Reposez-vous ...

-- J'ai ma reponse a vous donner avant tout, milord.

-- Parry... je t'en conjure, ne me dis rien... car si la nouvelle
eut ete bonne, tu ne commencerais pas ainsi ta phrase. Tu prends
un detour c'est que la nouvelle est mauvaise.

-- Milord, dit le vieillard, ne vous hatez pas de vous alarmer.
Tout n'est pas perdu, je l'espere. C'est de la volonte, de la
perseverance qu'il faut, c'est surtout de la resignation.

-- Parry, repondit le jeune homme, je suis venu ici seul, a
travers mille pieges et mille perils: crois-tu a ma volonte? J'ai
medite ce voyage dix ans, malgre tous les conseils et tous les
obstacles: crois-tu a ma perseverance? J'ai vendu ce soir le
dernier diamant de mon pere, car je n'avais plus de quoi payer mon
gite, et l'hote m'allait chasser.

Parry fit un geste d'indignation auquel le jeune homme repondit
par une pression de main et un sourire.

-- J'ai encore deux cent soixante-quatorze pistoles, et je me
trouve riche; je ne desespere pas, Parry: crois-tu a ma
resignation?

Le vieillard leva au ciel ses mains tremblantes.

-- Voyons, dit l'etranger, ne me deguise rien: qu'est-il arrive?

-- Mon recit sera court, milord; mais au nom du Ciel ne tremblez
pas ainsi!

-- C'est d'impatience, Parry. Voyons, que t'a dit le general?

-- D'abord, le general n'a pas voulu me recevoir.

-- Il te prenait pour quelque espion.

-- Oui, milord, mais je lui ai ecrit une lettre.

-- Eh bien?

-- Il l'a recue, il l'a lue milord.

-- Cette lettre expliquait bien ma position, mes voeux?

-- Oh! oui, dit Parry avec un triste sourire... elle peignait
fidelement votre pensee.

-- Alors, Parry?...

-- Alors le general m'a renvoye la lettre par un aide de camp, en
me faisant annoncer que le lendemain, si je me trouvais encore
dans la circonscription de son commandement, il me ferait arreter.

-- Arreter! murmura le jeune homme; arreter! toi, mon plus fidele
serviteur!

-- Oui, milord.

-- Et tu avais signe Parry, cependant!

-- En toutes lettres, milord; et l'aide de camp m'a connu a Saint-
James, et, ajouta le vieillard avec un soupir, a White Hall!

Le jeune homme s'inclina, reveur et sombre.

-- Voila ce qu'il a fait devant ses gens, dit-il en essayant de se
donner le change... mais sous main... de lui a toi... qu'a-t-il
fait? Reponds.

-- Helas! milord, il m'a envoye quatre cavaliers qui m'ont donne
le cheval sur lequel vous m'avez vu revenir. Ces cavaliers m'ont
conduit toujours courant jusqu'au petit port de Tenby, m'ont jete
plutot qu'embarque sur un bateau de peche qui faisait voile vers
la Bretagne et me voici.

-- Oh! soupira le jeune homme en serrant convulsivement de sa main
nerveuse sa gorge, ou montait un sanglot... Parry, c'est tout,
c'est bien tout?

-- Oui, milord, c'est tout!

Il y eut apres cette breve reponse de Parry un long intervalle de
silence; on n'entendait que le bruit du talon de ce jeune homme
tourmentant le parquet avec furie.

Le vieillard voulut tenter de changer la conversation.

-- Milord, dit-il, quel est donc tout ce bruit qui me precedait?
Quels sont ces gens qui crient: "Vive le roi!"... De quel roi est-
il question, et pourquoi toutes ces lumieres?

-- Ah! Parry, tu ne sais pas, dit ironiquement le jeune homme,
c'est le roi de France qui visite sa bonne ville de Blois; toutes
ces trompettes sont a lui, toutes ces housses dorees sont a lui,
tous ces gentilshommes ont des epees qui sont a lui. Sa mere le
precede dans un carrosse magnifiquement incruste d'argent et d'or!
Heureuse mere! Son ministre lui amasse des millions et le conduit
a une riche fiancee. Alors tout ce peuple est joyeux, il aime son
roi, il le caresse de ses acclamations, et il crie: "Vive le roi!
vive le roi!"

-- Bien! bien! milord, dit Parry, plus inquiet de la tournure de
cette nouvelle conversation que de l'autre.

-- Tu sais, reprit l'inconnu, que ma mere a moi, que ma soeur,
tandis que tout cela se passe en l'honneur du roi Louis XIV, n'ont
plus d'argent, plus de pain; tu sais que, moi, je serai miserable
et honni dans quinze jours, quand toute l'Europe apprendra ce que
tu viens de me raconter!... Parry... Y a-t-il des exemples qu'un
homme de ma condition se soit...

-- Milord, au nom du Ciel!

-- Tu as raison, Parry, je suis un lache, et si je ne fais rien
pour moi, que fera Dieu? Non, non, j'ai deux bras, Parry, j'ai une
epee...

Et il frappa violemment son bras avec sa main et detacha son epee
accrochee au mur.

-- Qu'allez-vous faire, milord?

-- Parry, ce que je vais faire? ce que tout le monde fait dans ma
famille: ma mere vit de la charite publique, ma soeur mendie pour
ma mere, j'ai quelque part des freres qui mendient egalement pour
eux; moi, l'aine, je vais faire comme eux tous, je m'en vais
demander l'aumone!

Et sur ces mots, qu'il coupa brusquement par un rire nerveux et
terrible, le jeune homme ceignit son epee, prit son chapeau sur le
bahut, se fit attacher a l'epaule un manteau noir qu'il avait
porte pendant toute la route, et serrant les deux mains du
vieillard qui le regardait avec anxiete:

-- Mon bon Parry, dit-il, fais-toi faire du feu, bois, mange,
dors, sois heureux; soyons bien heureux, mon fidele ami, mon
unique ami: nous sommes riches comme des rois!

Il donna un coup de poing au sac de pistoles, qui tomba lourdement
par terre, se remit a rire de cette lugubre facon qui avait tant
effraye Parry, et tandis que toute la maison criait, chantait et
se preparait a recevoir et a installer les voyageurs devances par
leurs laquais; il se glissa par la grande salle dans la rue, ou le
vieillard, qui s'etait mis a la fenetre, le perdit de vue apres
une minute.


Chapitre VIII -- Ce qu'etait Sa Majeste Louis XIV a l'age de
vingt-deux ans


On l'a vu par le recit que nous avons essaye d'en faire, l'entree
du roi Louis XIV dans la ville de Blois avait ete bruyante et
brillante, aussi la jeune majeste en avait-elle paru satisfaite.
En arrivant sous le porche du chateau des Etats, le roi y trouva,
environne de ses gardes et de ses gentilshommes, Son Altesse
Royale le duc Gaston d'Orleans, dont la physionomie, naturellement
assez majestueuse, avait emprunte a la circonstance solennelle
dans laquelle on se trouvait un nouveau lustre et une nouvelle
dignite. De son cote, Madame, paree de ses grands habits de
ceremonie, attendait sur un balcon interieur l'entree de son
neveu. Toutes les fenetres du vieux chateau, si desert et si morne
dans les jours ordinaires, resplendissaient de dames et de
flambeaux.

Ce fut donc au bruit des tambours, des trompettes et des vivats,
que le jeune roi franchit le seuil de ce chateau, dans lequel
Henri III, soixante-douze ans auparavant, avait appele a son aide
l'assassinat et la trahison pour maintenir sur sa tete et dans sa
maison une couronne qui deja glissait de son front pour tomber
dans une autre famille. Tous les yeux, apres avoir admire le jeune
roi, si beau, si charmant, si noble, cherchaient cet autre roi de
France, bien autrement roi que le premier, et si vieux, si pale,
si courbe, que l'on appelait le cardinal Mazarin.

Louis etait alors comble de tous ces dons naturels qui font le
parfait gentilhomme: il avait l'oeil brillant et doux, d'un bleu
pur et azure; mais les plus habiles physionomistes, ces plongeurs
de l'ame, en y fixant leurs regards, s'il eut ete donne a un sujet
de soutenir le regard du roi, les plus habiles physionomistes,
disons-nous, n'eussent jamais pu trouver le fond de cet abime de
douceur. C'est qu'il en etait des yeux du roi comme de l'immense
profondeur des azurs celestes, ou de ceux plus effrayants et
presque aussi sublimes que la Mediterranee ouvre sous la carene de
ses navires par un beau jour d'ete, miroir gigantesque ou le ciel
aime a reflechir tantot ses etoiles et tantot ses orages. Le roi
etait petit de taille, a peine avait-il cinq pieds deux pouces;
mais sa jeunesse faisait encore excuser ce defaut, rachete
d'ailleurs par une grande noblesse de tous ses mouvements et par
une certaine adresse dans tous les exercices du corps.

Certes, c'etait deja bien le roi, et c'etait beaucoup que d'etre
le roi a cette epoque de respect et de devouement traditionnels;
mais, comme jusque-la on l'avait assez peu et toujours assez
pauvrement montre au peuple, comme ceux auxquels on le montrait
voyaient aupres de lui sa mere, femme d'une haute taille, et M. le
cardinal, homme d'une belle prestance, beaucoup le trouvaient
assez peu roi pour dire: Le roi est moins grand que M. le
cardinal.

Quoi qu'il en soit de ces observations physiques qui se faisaient,
surtout dans la capitale, le jeune prince fut accueilli comme un
dieu par les habitants de Blois, et presque comme un roi par son
oncle et sa tante, Monsieur et Madame, les habitants du chateau.
Cependant, il faut le dire, lorsqu'il vit dans la salle de
reception des fauteuils egaux de taille pour lui, sa mere, le
cardinal, sa tante et son oncle, disposition habilement cachee par
la forme demi-circulaire de l'assemblee, Louis XIV rougit de
colere, et regarda autour de lui pour s'assurer par la physionomie
des assistants si cette humiliation lui avait ete preparee; mais
comme il ne vit rien sur le visage impassible du cardinal, rien
sur celui de sa mere, rien sur celui des assistants, il se resigna
et s'assit, ayant soin de s'asseoir avant tout le monde.

Les gentilshommes et les dames furent presentes a Leurs Majestes
et a M. le cardinal. Le roi remarqua que sa mere et lui
connaissaient rarement le nom de ceux qu'on leur presentait,
tandis que le cardinal, au contraire, ne manquait jamais, avec une
memoire et une presence d'esprit admirables, de parler a chacun de
ses terres, de ses aieux ou de ses enfants, dont il leur nommait
quelques-uns, ce qui enchantait ces dignes hobereaux et les
confirmait dans cette idee que celui-la est seulement et
veritablement roi qui connait ses sujets, par cette meme raison
que le soleil n'a pas de rival, parce que seul le soleil echauffe
et eclaire.

L'etude du jeune roi, commencee depuis longtemps sans que l'on
s'en doutat, continuait donc, et il regardait attentivement, pour
tacher de demeler quelque chose dans leur physionomie, les figures
qui lui avaient d'abord paru les plus insignifiantes et les plus
triviales. On servit une collation. Le roi, sans oser la reclamer
de l'hospitalite de son oncle, l'attendait avec impatience. Aussi
cette fois eut-il tous les honneurs dus, sinon a son rang, du
moins a son appetit, quant au cardinal, il se contenta d'effleurer
de ses levres fletries un bouillon servi dans une tasse d'or. Le
ministre tout-puissant qui avait pris a la reine mere sa regence,
au roi sa royaute, n'avait pu prendre a la nature un bon estomac.
Anne d'Autriche, souffrant deja du cancer dont six ou huit ans
plus tard elle devait mourir, ne mangeait guere plus que le
cardinal. Quant a Monsieur, encore tout ebouriffe du grand
evenement qui s'accomplissait dans sa vie provinciale, il ne
mangeait pas du tout.

Madame seule, en veritable Lorraine, tenait tete a Sa Majeste; de
sorte que Louis XIV, qui, sans partenaire, eut mange a peu pres
seul, sut grand gre a sa tante d'abord, puis ensuite a
M. de Saint-Remy, son maitre d'hotel, qui s'etait reellement
distingue.

La collation finie, sur un signe d'approbation de M. de Mazarin,
le roi se leva, et sur l'invitation de sa tante, il se mit a
parcourir les rangs de l'assemblee.

Les dames observerent alors, il y a certaines choses pour
lesquelles les femmes sont aussi bonnes observatrices a Blois qu'a
Paris, les dames observerent alors que Louis XIV avait le regard
prompt et hardi, ce qui promettait aux attraits de bon aloi un
appreciateur distingue. Les hommes, de leur cote, observerent que
le prince etait fier et hautain, qu'il aimait a faire baisser les
yeux qui le regardaient trop longtemps ou trop fixement, ce qui
semblait presager un maitre. Louis XIV avait accompli le tiers de
sa revue a peu pres, quand ses oreilles furent frappees d'un mot
que prononca Son Eminence, laquelle s'entretenait avec Monsieur.

Ce mot etait un nom de femme.

A peine Louis XIV eut-il entendu ce mot, qu'il n'entendit ou
plutot qu'il n'ecouta plus rien autre chose, et que, negligeant
l'arc du cercle qui attendait sa visite, il ne s'occupa plus que
d'expedier promptement l'extremite de la courbe.

Monsieur, en bon courtisan, s'informait pres de Son Eminence de la
sante de ses nieces. En effet, cinq ou six ans auparavant, trois
nieces etaient arrivees d'Italie au cardinal: c'etaient Mlles
Hortense, Olympe et Marie de Mancini.

Monsieur s'informait donc de la sante des nieces du cardinal; il
regrettait, disait-il, de n'avoir pas le bonheur de les recevoir
en meme temps que leur oncle; elles avaient certainement grandi en
beaute et en grace, comme elles promettaient de le faire la
premiere fois que Monsieur les avait vues.

Ce qui avait d'abord frappe le roi, c'etait un certain contraste
dans la voix des deux interlocuteurs. La voix de Monsieur etait
calme et naturelle lorsqu'il parlait ainsi, tandis que celle de
M. de Mazarin sauta d'un ton et demi pour lui repondre au-dessus
du diapason de sa voix ordinaire.

On eut dit qu'il desirait que cette voix allat frapper au bout de
la salle une oreille qui s'eloignait trop.

-- Monseigneur, repliqua-t-il, Mlles de Mazarin ont encore toute
une education a terminer, des devoirs a remplir, une position a
apprendre. Le sejour d'une cour jeune et brillante les dissipe un
peu.

Louis, a cette derniere epithete, sourit tristement. La cour etait
jeune, c'est vrai, mais l'avarice du cardinal avait mis bon ordre
a ce qu'elle ne fut point brillante.

-- Vous n'avez cependant point l'intention, repondait Monsieur, de
les cloitrer ou de les faire bourgeoises?

-- Pas du tout, reprit le cardinal en forcant sa prononciation
italienne de maniere que, de douce et veloutee qu'elle etait, elle
devint aigue et vibrante; pas du tout. J'ai bel et bien
l'intention de les marier, et du mieux qu'il me sera possible.

-- Les partis ne manqueront pas, monsieur le cardinal, repondait
Monsieur avec une bonhomie de marchand qui felicite son confrere.

-- Je l'espere, monseigneur, d'autant plus que Dieu leur a donne a
la fois la grace, la sagesse et la beaute.

Pendant cette conversation, Louis XIV, conduit par Madame,
accomplissait, comme nous l'avons dit, le cercle des
presentations.

-- Mlle Arnoux, disait la princesse en presentant a Sa Majeste une
grosse blonde de vingt-deux ans, qu'a la fete d'un village on eut
prise pour une paysanne endimanchee, Mlle Arnoux, fille de ma
maitresse de musique.

Le roi sourit. Madame n'avait jamais pu tirer quatre notes justes
de la viole ou du clavecin.

-- Mlle Aure de Montalais, continua Madame, fille de qualite et
bonne servante.

Cette fois ce n'etait plus le roi qui riait, c'etait la jeune
fille presentee, parce que, pour la premiere fois de sa vie, elle
s'entendait donner par Madame, qui d'ordinaire ne la gatait point,
une si honorable qualification.

Aussi Montalais, notre ancienne connaissance, fit-elle a Sa
Majeste une reverence profonde, et cela autant par respect que par
necessite, car il s'agissait de cacher certaines contractions de
ses levres rieuses que le roi eut bien pu ne pas attribuer a leur
motif reel. Ce fut juste en ce moment que le roi entendit le mot
qui le fit tressaillir.

-- Et la troisieme s'appelle? demandait Monsieur.

-- Marie, monseigneur, repondait le cardinal.

Il y avait sans doute dans ce mot quelque puissance magique, car,
nous l'avons dit, a ce mot le roi tressaillit, et, entrainant
Madame vers le milieu du cercle, comme s'il eut voulu
confidentiellement lui faire quelque question, mais en realite
pour se rapprocher du cardinal:

-- Madame ma tante, dit-il en riant et a demi-voix, mon maitre de
geographie ne m'avait point appris que Blois fut a une si
prodigieuse distance de Paris.

-- Comment cela, mon neveu? demanda Madame.

-- C'est qu'en verite il parait qu'il faut plusieurs annees aux
modes pour franchir cette distance. Voyez ces demoiselles.

-- Eh bien! je les connais.

-- Quelques-unes sont jolies.

-- Ne dites pas cela trop haut, monsieur mon neveu, vous les
rendriez folles.

-- Attendez, attendez, ma chere tante, dit le roi en souriant, car
la seconde partie de ma phrase doit servir de correctif a la
premiere. Eh bien! ma chere tante, quelques-unes paraissent
vieilles et quelques autres laides, grace a leurs modes de dix
ans.

-- Mais, Sire, Blois n'est cependant qu'a cinq journees de Paris.

-- Eh! dit le roi, c'est cela, deux ans de retard par journee.

-- Ah! vraiment, vous trouvez? C'est etrange, je ne m'apercois
point de cela, moi.

-- Tenez, ma tante, dit Louis XIV en se rapprochant toujours de
Mazarin sous pretexte de choisir son point de vue, voyez, a cote
de ces affiquets vieillis et de ces coiffures pretentieuses,
regardez cette simple robe blanche. C'est une des filles d'honneur
de ma mere, probablement, quoique je ne la connaisse pas. Voyez
quelle tournure simple, quel maintien gracieux! A la bonne heure!
c'est une femme, cela, tandis que toutes les autres ne sont que
des habits.

-- Mon cher neveu, repliqua Madame en riant, permettez-moi de vous
dire que, cette fois, votre science divinatoire est en defaut. La
personne que vous louez ainsi n'est point une Parisienne, mais une
Blesoise.

-- Ah! ma tante! reprit le roi avec l'air du doute.

-- Approchez, Louise, dit Madame.

Et la jeune fille qui deja nous est apparue sous ce nom
s'approcha, timide, rougissante et presque courbee sous le regard
royal.

-- Mlle Louise-Francoise de La Baume Le Blanc, fille du marquis de
La Valliere, dit ceremonieusement Madame au roi.

La jeune fille s'inclina avec tant de grace au milieu de cette
timidite profonde que lui inspirait la presence du roi, que celui-
ci perdit en la regardant quelques mots de la conversation du
cardinal et de Monsieur.

-- Belle-fille, continua Madame, de M. de Saint-Remy, mon maitre
d'hotel, qui a preside a la confection de cette excellente daube
truffee que Votre Majeste a si fort appreciee.

Il n'y avait point de grace, de beaute ni de jeunesse qui put
resister a une pareille presentation. Le roi sourit. Que les
paroles de Madame fussent une plaisanterie ou une naivete,
c'etait, en tout cas, l'immolation impitoyable de tout ce que
Louis venait de trouver charmant et poetique dans la jeune fille.

Mlle de La Valliere, pour Madame, et par contrecoup pour le roi,
n'etait plus momentanement que la belle-fille d'un homme qui avait
un talent superieur sur les dindes truffees.

Mais les princes sont ainsi faits. Les dieux aussi etaient comme
cela dans l'Olympe. Diane et Venus devaient bien maltraiter la
belle Alcmene et la pauvre Io, quand on descendait par distraction
a parler, entre le nectar et l'ambroisie, de beautes mortelles a
la table de Jupiter.

Heureusement que Louise etait courbee si bas qu'elle n'entendit
point les paroles de Madame, qu'elle ne vit point le sourire du
roi. En effet, si la pauvre enfant, qui avait tant de bon gout que
seule elle avait imagine de se vetir de blanc entre toutes ses
compagnes; si ce coeur de colombe, si facilement accessible a
toutes les douleurs, eut ete touche par les cruelles paroles de
Madame, par l'egoiste et froid sourire du roi, elle fut morte sur
le coup.

Et Montalais elle-meme, la fille aux ingenieuses idees, n'eut pas
tente d'essayer de la rappeler a la vie, car le ridicule tue tout,
meme la beaute.

Mais par bonheur, comme nous l'avons dit, Louise, dont les
oreilles etaient bourdonnantes et les yeux voiles, Louise ne vit
rien, n'entendit rien, et le roi, qui avait toujours l'attention
braquee aux entretiens du cardinal et de son onde, se hata de
retourner pres d'eux. Il arriva juste au moment ou Mazarin
terminait en disant:

-- Marie, comme ses soeurs, part en ce moment pour Brouage. Je
leur fais suivre la rive opposee de la Loire a celle que nous
avons suivie, et si je calcule bien leur marche, d'apres les
ordres que j'ai donnes, elles seront demain a la hauteur de Blois.

Ces paroles furent prononcees avec ce tact, cette mesure, cette
surete de ton, d'intention et de portee, qui faisaient de _signor_
Giulio Mazarini le premier comedien du monde.

Il en resulta qu'elles porterent droit au coeur de Louis XIV, et
que le cardinal, en se retournant sur le simple bruit des pas de
Sa Majeste, qui s'approchait, en vit l'effet immediat sur le
visage de son eleve, effet qu'une simple rougeur trahit aux yeux
de Son Eminence. Mais aussi, qu'etait un tel secret a eventer pour
celui dont l'astuce avait joue depuis vingt ans tous les
diplomates europeens?

Il sembla des lors, une fois ces dernieres paroles entendues, que
le jeune roi eut recu dans le coeur un trait empoisonne.

Il ne tint plus en place, il promena un regard incertain, atone,
mort, sur toute cette assemblee. Il interrogea plus de vingt fois
du regard la reine mere, qui, livree au plaisir d'entretenir sa
belle-soeur, et retenue d'ailleurs par le coup d'oeil de Mazarin,
ne parut pas comprendre toutes les supplications contenues dans
les regards de son fils. A partir de ce moment, musique, fleurs,
lumieres, beaute, tout devint odieux et insipide a Louis XIV.
Apres qu'il eut cent fois mordu ses levres, detire ses bras et ses
jambes, comme l'enfant bien eleve qui, sans oser bailler, epuise
toutes les facons de temoigner son ennui, apres avoir inutilement
implore de nouveau mere et ministre, il tourna un oeil desespere
vers la porte, c'est-a-dire vers la liberte.

A cette porte, encadree par l'embrasure a laquelle elle etait
adossee, il vit surtout, se detachant en vigueur, une figure fiere
et brune, au nez aquilin, a l'oeil dur mais etincelant, aux
cheveux gris et longs, a la moustache noire, veritable type de
beaute militaire, dont le hausse-col, plus etincelant qu'un
miroir, brisait tous les reflets lumineux qui venaient s'y
concentrer et les renvoyait en eclairs. Cet officier avait le
chapeau gris a plume rouge sur la tete, preuve qu'il etait appele
la par son service et non par son plaisir. S'il y eut ete appele
par son plaisir, s'il eut ete courtisan au lieu d'etre soldat,
comme il faut toujours payer le plaisir un prix quelconque, il eut
tenu son chapeau a la main.

Ce qui prouvait bien mieux encore que cet officier etait de
service et accomplissait une tache a laquelle il etait accoutume,
c'est qu'il surveillait, les bras croises, avec une indifference
remarquable et avec une apathie supreme, les joies et les ennuis
de cette fete. Il semblait surtout, comme un philosophe, et tous
les vieux soldats sont philosophes, il semblait surtout comprendre
infiniment mieux les ennuis que les joies; mais des uns il prenait
son parti, sachant bien se passer des autres. Or, il etait la
adosse, comme nous l'avons dit, au chambranle sculpte de la porte,
lorsque les yeux tristes et fatigues du roi rencontrerent par
hasard les siens.

Ce n'etait pas la premiere fois, a ce qu'il parait, que les yeux
de l'officier rencontraient ces yeux-la, et il en savait a fond le
style et la pensee, car aussitot qu'il eut arrete son regard sur
la physionomie de Louis XIV, et que, par la physionomie, il eut lu
ce qui se passait dans son coeur, c'est-a-dire tout l'ennui qui
l'oppressait, toute la resolution timide de partir qui s'agitait
au fond de ce coeur, il comprit qu'il fallait rendre service au
roi sans qu'il le demandat, lui rendre service presque malgre lui,
enfin, et hardi, comme s'il eut commande la cavalerie un jour de
bataille:

-- Le service du roi! cria-t-il d'une voix retentissante.

A ces mots, qui firent l'effet d'un roulement de tonnerre prenant
le dessus sur l'orchestre, les chants, les bourdonnements et les
promenades, le cardinal et la reine mere regarderent avec surprise
Sa Majeste. Louis XIV, pale mais resolu, soutenu qu'il etait par
cette intuition de sa propre pensee qu'il avait retrouvee dans
l'esprit de l'officier de mousquetaires, et qui venait de se
manifester par l'ordre donne, se leva de son fauteuil et fit un
pas vers la porte.

-- Vous partez, mon fils? dit la reine, tandis que Mazarin se
contentait d'interroger avec son regard, qui eut pu paraitre doux
s'il n'eut ete si percant.

-- Oui, madame, repondit le roi, je me sens fatigue et voudrais
d'ailleurs ecrire ce soir.

Un sourire erra sur les levres du ministre, qui parut, d'un signe
de tete, donner conge au roi.

Monsieur et Madame se haterent alors pour donner des ordres aux
officiers qui se presenterent.

Le roi salua, traversa la salle et atteignit la porte. A la porte,
une haie de vingt mousquetaires attendait Sa Majeste.

A l'extremite de cette haie se tenait l'officier impassible et son
epee nue a la main.

Le roi passa, et toute la foule se haussa sur la pointe des pieds
pour le voir encore. Dix mousquetaires, ouvrant la foule des
antichambres et des degres, faisaient faire place au roi.

Les dix autres enfermaient le roi et Monsieur, qui avait voulu
accompagner Sa Majeste.

Les gens du service marchaient derriere. Ce petit cortege escorta
le roi jusqu'a l'appartement qui lui etait destine.

Cet appartement etait le meme qu'avait occupe le roi Henri III
lors de son sejour aux Etats.

Monsieur avait donne ses ordres. Les mousquetaires, conduits par
leur officier, s'engagerent dans le petit passage qui communique
parallelement d'une aile du chateau a l'autre.

Ce passage se composait d'abord d'une petite antichambre carree et
sombre, meme dans les beaux jours.

Monsieur arreta Louis XIV.

-- Vous passez, Sire, lui dit-il, a l'endroit meme ou le duc de
Guise recut le premier coup de poignard.

Le roi, fort ignorant des choses d'histoire, connaissait le fait,
mais sans en savoir ni les localites ni les details.

-- Ah! fit-il tout frissonnant. Et il s'arreta.

Tout le monde s'arreta devant et derriere lui.

-- Le duc, Sire, continua Gaston, etait a peu pres ou je suis; il
marchait dans le sens ou marche Votre Majeste; M. de Loignac etait
a l'endroit ou se trouve en ce moment votre lieutenant des
mousquetaires; M. de Sainte-Maline et les ordinaires de Sa Majeste
etaient derriere lui et autour de lui. C'est la qu'il fut frappe.

Le roi se tourna du cote de son officier, et vit comme un nuage
passer sur sa physionomie martiale et audacieuse.

-- Oui, par-derriere, murmura le lieutenant avec un geste de
supreme dedain.

Et il essaya de se remettre en marche, comme s'il eut ete mal a
l'aise entre ces murs visites autrefois par la trahison.

Mais le roi, qui paraissait ne pas mieux demander que d'apprendre,
parut dispose a donner encore un regard a ce funebre lieu. Gaston
comprit le desir de son neveu.

-- Voyez, Sire, dit-il en prenant un flambeau des mains de
M. de Saint-Remy, voici ou il est alle tomber. Il y avait la un
lit dont il dechira les rideaux en s'y retenant.

-- Pourquoi le parquet semble-t-il creuse a cet endroit? demanda
Louis.

-- Parce que c'est a cet endroit que coula le sang, repondit
Gaston, que le sang penetra profondement dans le chene, et que ce
n'est qu'a force de le creuser qu'on est parvenu a le faire
disparaitre, et encore, ajouta Gaston en approchant son flambeau
de l'endroit designe, et encore cette teinte rougeatre a-t-elle
resiste a toutes les tentatives qu'on a faites pour la detruire.

Louis XIV releva le front. Peut-etre pensait-il a cette trace
sanglante qu'on lui avait un jour montree au Louvre, et qui, comme
pendant a celle de Blois, y avait ete faite un jour par le roi son
pere avec le sang de Concini.

-- Allons! dit-il.

On se remit aussitot en marche, car l'emotion sans doute avait
donne a la voix du jeune prince un ton de commandement auquel de
sa part on n'etait point accoutume.

Arrive a l'appartement reserve au roi, et auquel on communiquait,
non seulement par le petit passage que nous venons de suivre, mais
encore par un grand escalier donnant sur la cour:

-- Que Votre Majeste, dit Gaston, veuille bien accepter cet
appartement, tout indigne qu'il est de la recevoir.

-- Mon oncle, repondit le jeune prince, je vous rends grace de
votre cordiale hospitalite.

Gaston salua son neveu, qui l'embrassa, puis il sortit. Des vingt
mousquetaires qui avaient accompagne le roi, dix reconduisirent
Monsieur jusqu'aux salles de reception, qui n'avaient point
desempli malgre le depart de Sa Majeste.

Les dix autres furent postes par l'officier, qui explora lui-meme
en cinq minutes toutes les localites avec ce coup d'oeil froid et
dur que ne donne pas toujours l'habitude, attendu que ce coup
d'oeil appartenait au genie.

Puis, quand tout son monde fut place, il choisit pour son quartier
general l'antichambre dans laquelle il trouva un grand fauteuil,
une lampe, du vin, de l'eau et du pain sec.

Il raviva la lampe, but un demi-verre de vin, tordit ses levres
sous un sourire plein d'expression, s'installa dans le grand
fauteuil et prit toutes ses dispositions pour dormir.


Chapitre IX -- Ou l'inconnu de l'hotellerie des Medicis perd son
incognito


Cet officier qui dormait ou qui s'appretait a dormir etait
cependant, malgre son air insouciant, charge d'une grave
responsabilite. Lieutenant des mousquetaires du roi, il commandait
toute la compagnie qui etait venue de Paris, et cette compagnie
etait de cent vingt hommes; mais, excepte les vingt dont nous
avons parle, les cent autres etaient occupes de la garde de la
reine mere et surtout de M. le cardinal. M. Giulio Mazarini
economisait sur les frais de voyage de ses gardes, il usait en
consequence de ceux du roi, et largement, puisqu'il en prenait
cinquante pour lui, particularite qui n'eut pas manque de paraitre
bien inconvenante a tout homme etranger aux usages de cette cour.
Ce qui n'eut pas manque non plus de paraitre, sinon inconvenant,
du moins extraordinaire a cet etranger, c'est que le cote du
chateau destine a M. le cardinal etait brillant, eclaire,
mouvemente. Les mousquetaires y montaient des factions devant
chaque porte et ne laissaient entrer personne, sinon les courriers
qui, meme en voyage, suivaient le cardinal pour ses
correspondances.

Vingt hommes etaient de service chez la reine mere; trente se
reposaient pour relayer leurs compagnons le lendemain. Du cote du
roi, au contraire, obscurite, silence et solitude. Une fois les
portes fermees, plus d'apparence de royaute. Tous les gens du
service s'etaient retires peu a peu.

M. le prince avait envoye savoir si Sa Majeste requerait ses bons
offices et sur le non banal du lieutenant des mousquetaires, qui
avait l'habitude de la question et de la reponse, tout commencait
a s'endormir, ainsi que chez un bon bourgeois. Et cependant il
etait aise d'entendre, du corps de logis habite par le jeune roi,
les musiques de la fete et de voir les fenetres richement
illuminees de la grande salle.

Dix minutes apres son installation chez lui, Louis XIV avait pu
reconnaitre, a un certain mouvement plus marque que celui de sa
sortie, la sortie du cardinal, lequel, a son tour, gagnait son lit
avec grande escorte des gentilshommes et des dames.

D'ailleurs, il n'eut, pour apercevoir tout ce mouvement, qu'a
regarder par la fenetre, dont les volets n'avaient pas ete fermes.
Son Eminence traversa la cour, reconduite par Monsieur lui-meme,
qui lui tenait un flambeau; ensuite passa la reine mere, a qui
Madame donnait familierement le bras, et toutes deux s'en allaient
chuchotant comme deux vieilles amies. Derriere ces deux couples
tout defila, grandes dames, pages, officiers; les flambeaux
embraserent toute la cour comme d'un incendie aux reflets
mouvants; puis le bruit des pas et des voix se perdit dans les
etages superieurs.

Alors personne ne songeait plus au roi, accoude a sa fenetre et
qui avait tristement regarde s'ecouler toute cette lumiere, qui
avait ecoute s'eloigner tout ce bruit; personne, si ce n'est
toutefois cet inconnu de l'hotellerie des Medicis, que nous avons
vu sortir enveloppe dans son manteau noir.

Il etait monte droit au chateau et etait venu roder, avec sa
figure melancolique, aux environs du palais, que le peuple
entourait encore, et voyant que nul ne gardait la grande porte ni
le porche, attendu que les soldats de Monsieur fraternisaient avec
les soldats royaux, c'est-a-dire sablaient le Beaugency a
discretions, ou plutot a indiscretion, l'inconnu traversa la
foule, puis franchit la cour, puis vint jusqu'au palier de
l'escalier qui conduisait chez le cardinal.

Ce qui, selon toute probabilite, l'engageait a se diriger de ce
cote, c'etait l'eclat des flambeaux et l'air affaire des pages et
des hommes de service.

Mais il fut arrete net par une evolution de mousquet et par le cri
de la sentinelle.

-- Ou allez-vous, l'ami? lui demanda le factionnaire.

-- Je vais chez le roi, repondit tranquillement et fierement
l'inconnu.

Le soldat appela un des officiers de Son Eminence, qui, du ton
avec lequel un garcon de bureau dirige dans ses recherches un
solliciteur du ministere, laissa tomber ces mots:

-- L'autre escalier en face.

Et l'officier, sans plus s'inquieter de l'inconnu, reprit la
conversation interrompue.

L'etranger, sans rien repondre, se dirigea vers l'escalier
indique.

De ce cote, plus de bruit, plus de flambeaux. L'obscurite, au
milieu de laquelle on voyait errer une sentinelle pareille a une
ombre.

Le silence, qui permettait d'entendre le bruit de ses pas
accompagnes du retentissement des eperons sur les dalles.

Ce factionnaire etait un des vingt mousquetaires affectes au
service du roi, et qui montait la garde avec la raideur et la
conscience d'une statue.

-- Qui vive? dit ce garde.

-- Ami, repondit l'inconnu.

-- Que voulez-vous?

-- Parler au roi.

-- Oh! oh! mon cher monsieur, cela ne se peut guere.

-- Et pourquoi?

-- Parce que le roi est couche.

-- Couche deja?

-- Oui.

-- N'importe, il faut que je lui parle.

-- Et moi je vous dis que c'est impossible.

-- Cependant...

-- Au large!

-- C'est donc la consigne?

-- Je n'ai pas de compte a vous rendre. Au large!

Et cette fois le factionnaire accompagna la parole d'un geste
menacant; mais l'inconnu ne bougea pas plus que si ses pieds
eussent pris racine.

-- Monsieur le mousquetaire, dit-il, vous etes gentilhomme?

-- J'ai cet honneur.

-- Eh bien! moi aussi je le suis, et entre gentilshommes on se
doit quelques egards.

Le factionnaire abaissa son arme, vaincu par la dignite avec
laquelle avaient ete prononcees ces paroles.

-- Parlez, monsieur, dit-il, et si vous me demandez une chose qui
soit en mon pouvoir...

-- Merci. Vous avez un officier, n'est-ce pas?

-- Notre lieutenant, oui, monsieur.

-- Eh bien! je desire parler a votre lieutenant.

-- Ah! pour cela, c'est different. Montez, monsieur.

L'inconnu salua le factionnaire d'une haute facon, et monta
l'escalier, tandis que le cri: "Lieutenant, une visite!" transmis
de sentinelle en sentinelle, precedait l'inconnu et allait
troubler le premier somme de l'officier.

Trainant sa botte, se frottant les yeux et agrafant son manteau,
le lieutenant fit trois pas au-devant de l'etranger.

-- Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur? demanda-t-il.

-- Vous etes l'officier de service, lieutenant des mousquetaires?

-- J'ai cet honneur, repondit l'officier.

-- Monsieur, il faut absolument que je parle au roi.

Le lieutenant regarda attentivement l'inconnu, et dans ce regard,
si rapide qu'il fut, il vit tout ce qu'il voulait voir, c'est-a-
dire une profonde distinction sous un habit ordinaire.

-- Je ne suppose pas que vous soyez un fou, repliqua-t-il, et
cependant vous me semblez de condition a savoir, monsieur, qu'on
n'entre pas ainsi chez un roi sans qu'il y consente.

-- Il y consentira, monsieur.

-- Monsieur, permettez-moi d'en douter; le roi rentre il y a un
quart d'heure, il doit etre en ce moment en train de se devetir.
D'ailleurs, la consigne est donnee.

-- Quand il saura qui je suis, repondit l'inconnu en redressant la
tete, il levera la consigne.

L'officier etait de plus en plus surpris, de plus en plus
subjugue.

-- Si je consentais a vous annoncer, puis-je au moins savoir qui
j'annoncerais, monsieur?

-- Vous annonceriez Sa Majeste Charles II, roi d'Angleterre,
d'Ecosse et d'Irlande.

L'officier poussa un cri d'etonnement, recula, et l'on put voir
sur son visage pale une des plus poignantes emotions que jamais
homme d'energie ait essaye de refouler au fond de son coeur.

-- Oh! oui, Sire: en effet, j'aurais du vous reconnaitre.

-- Vous avez vu mon portrait?

-- Non, Sire.

-- Ou vous m'avez vu moi-meme autrefois a la cour, avant qu'on me
chassat de France?

-- Non Sire, ce n'est point encore cela.

-- Comment m'eussiez-vous reconnu alors, si vous ne connaissiez ni
mon portrait ni ma personne?

-- Sire, j'ai vu Sa Majeste le roi votre pere dans un moment
terrible.

-- Le jour...

-- Oui.

Un sombre nuage passa sur le front du prince; puis, l'ecartant de
la main:

-- Voyez-vous encore quelque difficulte a m'annoncer? dit-il.

-- Sire, pardonnez-moi, repondit l'officier, mais je ne pouvais
deviner un roi sous cet exterieur si simple; et pourtant, j'avais
l'honneur de le dire tout a l'heure a Votre Majeste, j'ai vu le
roi Charles Ier... Mais, pardon, je cours prevenir le roi.

Puis, revenant sur ses pas:

-- Votre Majeste desire sans doute le secret pour cette entrevue?
demanda-t-il.

-- Je ne l'exige pas, mais si c'est possible de le garder...

-- C'est possible, Sire, car je puis me dispenser de prevenir le
premier gentilhomme de service; mais il faut pour cela que Votre
Majeste consente a me remettre son epee.

-- C'est vrai. J'oubliais que nul ne penetre arme chez le roi de
France.

-- Votre Majeste fera exception si elle le veut, mais alors je
mettrai ma responsabilite a couvert en prevenant le service du
roi.

-- Voici mon epee, monsieur. Vous plait-il maintenant de
m'annoncer a Sa Majeste?

-- A l'instant, Sire.

Et l'officier courut aussitot heurter a la porte de communication,
que le valet de chambre lui ouvrit.

-- Sa Majeste le roi d'Angleterre! dit l'officier.

-- Sa Majeste le roi d'Angleterre! repeta le valet de chambre.

A ces mots, un gentilhomme ouvrit a deux battants la porte du roi,
et l'on vit Louis XIV sans chapeau et sans epee, avec son
pourpoint ouvert, s'avancer en donnant les signes de la plus
grande surprise.

-- Vous, mon frere! vous a Blois! s'ecria Louis XIV en congediant
d'un geste le gentilhomme et le valet de chambre qui passerent
dans une piece voisine.

-- Sire, repondit Charles II, je m'en allais a Paris dans l'espoir
de voir Votre Majeste, lorsque la renommee m'a appris votre
prochaine arrivee en cette ville. J'ai alors prolonge mon sejour,
ayant quelque chose de tres particulier a vous communiquer.

-- Ce cabinet vous convient-il, mon frere?

-- Parfaitement, Sire, car je crois qu'on ne peut nous entendre.

-- J'ai congedie mon gentilhomme et mon veilleur: ils sont dans la
chambre voisine. La, derriere cette cloison, est un cabinet
solitaire donnant sur l'antichambre, et dans l'antichambre vous
n'avez vu qu'un officier, n'est-ce pas?

-- Oui, Sire.

-- Eh bien! parlez donc, mon frere, je vous ecoute.

-- Sire, je commence, et veuille Votre Majeste prendre en pitie
les malheurs de notre maison.

Le roi de France rougit et rapprocha son fauteuil de celui du roi
d'Angleterre.

-- Sire, dit Charles II, je n'ai pas besoin de demander a Votre
Majeste si elle connait les details de ma deplorable histoire.

Louis XIV rougit plus fort encore que la premiere fois, puis
etendant sa main sur celle du roi d'Angleterre:

-- Mon frere, dit-il, c'est honteux a dire, mais rarement le
cardinal parle politique devant moi. Il y a plus: autrefois je me
faisais faire des lectures historiques par La Porte, mon valet de
chambre, mais il a fait cesser ces lectures et m'a ote La Porte,
de sorte que je prie mon frere Charles de me dire toutes ces
choses comme a un homme qui ne saurait rien.

-- Eh bien! Sire, j'aurai, en reprenant les choses de plus haut,
une chance de plus de toucher le coeur de Votre Majeste.

-- Dites, mon frere, dites.

-- Vous savez, Sire, qu'appele en 1650 a Edimbourg, pendant
l'expedition de Cromwell en Irlande, je fus couronne a Scone. Un
an apres, blesse dans une des provinces qu'il avait usurpees,
Cromwell revint sur nous. Le rencontrer etait mon but, sortir de
l'Ecosse etait mon desir.

-- Cependant, reprit le jeune roi, l'Ecosse est presque votre pays
natal, mon frere.

-- Oui; mais les Ecossais etaient pour moi de cruels compatriotes!
Sire, ils m'avaient force a renier la religion de mes peres; ils
avaient pendu lord Montrose, mon serviteur le plus devoue, parce
qu'il n'etait pas covenantaire, et comme le pauvre martyr, a qui
l'on avait offert une faveur en mourant, avait demande que son
corps fut mis en autant de morceaux qu'il y avait de villes en
Ecosse, afin qu'on rencontrat partout des temoins de sa fidelite,
je ne pouvais sortir d'une ville ou entrer dans une autre sans
passer sur quelque lambeau de ce corps qui avait agi, combattu,
respire pour moi.

"Je traversai donc, par une marche hardie, l'armee de Cromwell, et
j'entrai en Angleterre. Le Protecteur se mit a la poursuite de
cette fuite etrange, qui avait une couronne pour but. Si j'avais
pu arriver a Londres avant lui, sans doute le prix de la course
etait a moi, mais il me rejoignit a Worcester.

"Le genie de l'Angleterre n'etait plus en nous, mais en lui. Sire,
le 3 septembre 1651, jour anniversaire de cette autre bataille de
Dunbar, deja si fatale aux Ecossais, je fus vaincu. Deux mille
hommes tomberent autour de moi avant que je songeasse a faire un
pas en arriere. Enfin il fallut fuir.

"Des lors mon histoire devint un roman. Poursuivi avec
acharnement, je me coupai les cheveux, je me deguisai en bucheron.
Une journee passee dans les branches d'un chene donna a cet arbre
le nom de chene royal, qu'il porte encore.

"Mes aventures du comte de Strafford, d'ou je sortis menant en
croupe la fille de mon hote, font encore le recit de toutes les
veillees et fourniront le sujet d'une ballade. Un jour j'ecrirai
tout cela, Sire, pour l'instruction des rois mes freres.

"Je dirai comment, en arrivant chez M. Norton, je rencontrai un
chapelain de la cour qui regardait jouer aux quilles, et un vieux
serviteur qui me nomma en fondant en larmes, et qui manqua presque
aussi surement de me tuer avec sa fidelite qu'un autre eut fait
avec sa trahison. Enfin, je dirai mes terreurs; oui, Sire, mes
terreurs, lorsque, chez le colonel Windham, un marechal qui
visitait nos chevaux declara qu'ils avaient ete ferres dans le
nord.

-- C'est etrange, murmura Louis XIV, j'ignorais tout cela. Je
savais seulement votre embarquement a Brighelmsted et votre
debarquement en Normandie.

-- Oh! fit Charles, si vous permettez, mon Dieu! que les rois
ignorent ainsi l'histoire les uns des autres, comment voulez-vous
qu'ils se secourent entre eux!

-- Mais dites-moi, mon frere, continua Louis XIV, comment, ayant
ete si rudement recu en Angleterre, esperez-vous encore quelque
chose de ce malheureux pays et de ce peuple rebelle?

-- Oh Sire! c'est que, depuis la bataille de Worcester, toutes
choses sont bien changees la-bas! Cromwell est mort apres avoir
signe avec la France un traite dans lequel il a ecrit son nom au-
dessus du votre. Il est mort le 3 septembre 1658, nouvel
anniversaire des batailles de Worcester et de Dunbar.

-- Son fils lui a succede...

-- Mais certains hommes, Sire, ont une famille et pas d'heritier.
L'heritage d'Olivier etait trop lourd pour Richard.

"Richard, qui n'etait ni republicain ni royaliste; Richard, qui
laissait ses gardes manger son diner et ses generaux gouverner la
republique; Richard a abdique le protectorat le 22 avril 1659. Il
y a un peu plus d'un an, Sire.

"Depuis ce temps, l'Angleterre n'est plus qu'un tripot ou chacun
joue aux des la couronne de mon pere. Les deux joueurs les plus
acharnes sont Lambert et Monck. Eh bien! Sire, a mon tour, je
voudrais me meler a cette partie, ou l'enjeu est jete sur mon
manteau royal. Sire, un million pour corrompre un de ces joueurs,
pour m'en faire un allie, ou deux cents de vos gentilshommes pour
les chasser de mon palais de White Hall, comme Jesus chassa les
vendeurs du temple.

-- Ainsi, reprit Louis XIV, vous venez me demander...

-- Votre aide; c'est-a-dire ce que non seulement les rois se
doivent entre eux, mais ce que les simples chretiens se doivent
les uns aux autres; votre aide, Sire, soit en argent soit en
hommes; votre aide, Sire, et dans un mois, soit que j'oppose
Lambert a Monck, ou Monck a Lambert, j'aurai reconquis l'heritage
paternel sans avoir coute une guinee a mon pays, une goutte de
sang a mes sujets, car ils sont ivres maintenant de revolution, de
protectorat et de republique, et ne demandent pas mieux que
d'aller tout chancelants tomber et s'endormir dans la royaute;
votre aide, Sire, et je devrai plus a Votre Majeste qu'a mon pere.
Pauvre pere! qui a paye si cherement la ruine de notre maison!
Vous voyez, Sire, si je suis malheureux, si je suis desespere, car
voila que j'accuse mon pere.

Et le sang monta au visage pale de Charles II, qui resta un
instant la tete entre ses deux mains et comme aveugle par ce sang
qui semblait se revolter du blaspheme filial.

Le jeune roi n'etait pas moins malheureux que son frere aine; il
s'agitait dans son fauteuil et ne trouvait pas un mot a repondre.
Enfin, Charles II, a qui dix ans de plus donnaient une force
superieure pour maitriser ses emotions, retrouva le premier la
parole.

-- Sire, dit-il, votre reponse? je l'attends comme un condamne son
arret. Faut-il que je meure?

-- Mon frere, repondit le prince francais a Charles II, vous me
demandez un million, a moi! mais je n'ai jamais possede le quart
de cette somme! mais je ne possede rien! Je ne suis pas plus roi
de France que vous n'etes roi d'Angleterre. Je suis un nom, un
chiffre habille de velours fleurdelise, voila tout. Je suis un
trone visible, voila mon seul avantage sur Votre Majeste. Je n'ai
rien, je ne puis rien.

-- Est-il vrai! s'ecria Charles II.

-- Mon frere, dit Louis en baissant la voix, j'ai supporte des
miseres que n'ont pas supportees mes plus pauvres gentilshommes.
Si mon pauvre La Porte etait pres de moi, il vous dirait que j'ai
dormi dans des draps dechires a travers lesquels mes jambes
passaient; il vous dirait que, plus tard, quand je demandais mes
carrosses, on m'amenait des voitures a moitie mangees par les rats
de mes remises; il vous dirait que, lorsque je demandais mon
diner, on allait s'informer aux cuisines du cardinal s'il y avait
a manger pour le roi. Et tenez, aujourd'hui encore aujourd'hui que
j'ai vingt-deux ans, aujourd'hui que j'ai atteint l'age des
grandes majorites royales, aujourd'hui que je devrais avoir la
clef du tresor, la direction de la politique, la suprematie de la
paix et de la guerre, jetez les yeux autour de moi, voyez ce qu'on
me laisse: regardez cet abandon, ce dedain, ce silence, tandis que
la-bas, tenez, voyez la-bas, regardez cet empressement, ces
lumieres, ces hommages! La! la! voyez-vous, la est le veritable
roi de France, mon frere.

-- Chez le cardinal?

-- Chez le cardinal, oui.

-- Alors, je suis condamne, Sire.

Louis XIV ne repondit rien.

-- Condamne est le mot, car je ne solliciterai jamais celui qui
eut laisse mourir de froid et de faim ma mere et ma soeur, c'est-
a-dire la fille et la petite-fille de Henri IV, si M. de Retz et
le Parlement ne leur eussent envoye du bois et du pain.

-- Mourir! murmura Louis XIV.

-- Eh bien! continua le roi d'Angleterre, le pauvre Charles II, ce
petit-fils de Henri IV comme vous, Sire, n'ayant ni Parlement ni
cardinal de Retz, mourra de faim comme ont manque de mourir sa
soeur et sa mere.

Louis fronca le sourcil et tordit violemment les dentelles de ses
manchettes.

Cette atonie, cette immobilite, servant de masque a une emotion si
visible, frapperent le roi Charles, qui prit la main du jeune
homme.

-- Merci, dit-il, mon frere; vous m'avez plaint, c'est tout ce que
je pouvais exiger de vous dans la position ou vous etes.

-- Sire, dit tout a coup Louis XIV en relevant la tete, c'est un
million qu'il vous faut, ou deux cents gentilshommes, m'avez-vous
dit?

-- Sire, un million me suffira.

-- C'est bien peu.

-- Offert a un seul homme, c'est beaucoup. On a souvent paye moins
cher des convictions; moi, je n'aurai affaire qu'a des venalites.

-- Deux cents gentilshommes, songez-y, c'est un peu plus qu'une
compagnie, voila tout.

-- Sire, il y a dans notre famille une tradition, c'est que quatre
hommes, quatre gentilshommes francais devoues a mon pere, ont
failli sauver mon pere, juge par un Parlement, garde par une
armee, entoure par une nation.

-- Donc, si je peux vous avoir un million ou deux cents
gentilshommes, vous serez satisfait, et vous me tiendrez pour
votre bon frere?

-- Je vous tiendrai pour mon sauveur, et si je remonte sur le
trone de mon pere, l'Angleterre sera, tant que je regnerai, du
moins, une soeur a la France, comme vous aurez ete un frere pour
moi.

-- Eh bien! mon frere, dit Louis en se levant, ce que vous hesitez
a me demander, je le demanderai, moi! ce que je n'ai jamais voulu
faire pour mon propre compte, je le ferai pour le votre. J'irai
trouver le roi de France, l'autre, le riche, le puissant, et je
solliciterai, moi, ce million ou ces deux cents gentilshommes et
nous verrons!

-- Oh! s'ecria Charles, vous etes un noble ami, Sire, un coeur
cree par Dieu! Vous me sauvez, mon frere, et quand vous aurez
besoin de la vie que vous me rendez, demandez-la-moi!

-- Silence! mon frere, silence! dit tout bas Louis. Gardez qu'on
ne vous entende! Nous ne sommes pas au bout. Demander de l'argent
a Mazarin! c'est plus que traverser la foret enchantee dont chaque
arbre enferme un demon; c'est plus que d'aller conquerir un monde!

-- Mais cependant, Sire, quand vous demandez...

-- Je vous ai deja dit que je ne demandais jamais, repondit Louis
avec une fierte qui fit palir le roi d'Angleterre.

Et comme celui-ci, pareil a un homme blesse, faisait un mouvement
de retraite:

-- Pardon, mon frere, reprit-il: je n'ai pas une mere, une soeur
qui souffrent; mon trone est dur et nu, mais je suis bien assis
sur mon trone. Pardon, mon frere, ne me reprochez pas cette
parole: elle est d'un egoiste; aussi la racheterai je par un
sacrifice. Je vais trouver M. le cardinal. Attendez-moi, je vous
prie. Je reviens.


Chapitre X -- L'arithmetique de M. de Mazarin


Tandis que le roi se dirigeait rapidement vers l'aile du chateau
occupee par le cardinal, n'emmenant avec lui que son valet de
chambre, l'officier de mousquetaires sortait, en respirant comme
un homme qui a ete force de retenir longuement son souffle, du
petit cabinet dont nous avons deja parle et que le roi croyait
solitaire. Ce petit cabinet avait autrefois fait partie de la
chambre; il n'en etait separe que par une mince cloison. Il en
resultait que cette separation, qui n'en etait une que pour les
yeux, permettait a l'oreille la moins indiscrete d'entendre tout
ce qui se passait dans cette chambre.

Il n'y avait donc pas de doute que ce lieutenant des mousquetaires
n'eut entendu tout ce qui s'etait passe chez Sa Majeste. Prevenu
par les dernieres paroles du jeune roi, il en sortit donc a temps
pour le saluer a son passage et pour l'accompagner du regard
jusqu'a ce qu'il eut disparu dans le corridor.

Puis, lorsqu'il eut disparu, il secoua la tete d'une facon qui
n'appartenait qu'a lui, et d'une voix a laquelle quarante ans
passes hors de la Gascogne n'avaient pu faire perdre son accent
gascon:

-- Triste service! dit-il; triste maitre!

Puis, ces mots prononces, le lieutenant reprit sa place dans son
fauteuil, etendit les jambes et ferma les yeux en homme qui dort
ou qui medite. Pendant ce court monologue et la mise en scene qui
l'avait suivi, tandis que le roi, a travers les longs corridors du
vieux chateau, s'acheminait chez M. de Mazarin, une scene d'un
autre genre se passait chez le cardinal.

Mazarin s'etait mis au lit un peu tourmente de la goutte, mais
comme c'etait un homme d'ordre qui utilisait jusqu'a la douleur,
il forcait sa veille a etre la tres humble servante de son
travail. En consequence, il s'etait fait apporter par Bernouin,
son valet de chambre, un petit pupitre de voyage, afin de pouvoir
ecrire sur son lit. Mais la goutte n'est pas un adversaire qui se
laisse vaincre si facilement, et comme, a chaque mouvement qu'il
faisait, de sourde la douleur devenait aigue:

-- Brienne n'est pas la? demanda-t-il a Bernouin.

-- Non, monseigneur, repondit le valet de chambre. M. de Brienne,
sur votre conge, s'est alle coucher; mais si c'est le desir de
Votre Eminence, on peut parfaitement le reveiller.

-- Non, ce n'est point la peine. Voyons cependant. Maudits
chiffres!

Et le cardinal se mit a rever tout en comptant sur ses doigts.

-- Oh! des chiffres! dit Bernouin. Bon! si Votre Eminence se jette
dans ses calculs, je lui promets pour demain la plus belle
migraine! et avec cela que M. Guenaud n'est pas ici.

-- Tu as raison, Bernouin. Eh bien! tu vas remplacer Brienne, mon
ami. En verite, j'aurais du emmener avec moi M. de Colbert. Ce
jeune homme va bien, Bernouin, tres bien. Un garcon d'ordre!

-- Je ne sais pas, dit le valet de chambre, mais je n'aime pas sa
figure, moi, a votre jeune homme qui va bien.

-- C'est bon, c'est bon, Bernouin! On n'a pas besoin de votre
avis. Mettez-vous la, prenez la plume, et ecrivez.

-- M'y voici; monseigneur. Que faut-il que j'ecrive?

-- La, c'est bien, a la suite de deux lignes deja tracees.

-- M'y voici.

-- Ecris. Sept cent soixante mille livres.

-- C'est ecrit.

-- Sur Lyon...

Le cardinal paraissait hesiter.

-- Sur Lyon, repeta Bernouin.

-- Trois millions neuf cent mille livres.

-- Bien, monseigneur.

-- Sur Bordeaux, sept millions.

-- Sept, repeta Bernouin.

-- Eh! oui, dit le cardinal avec humeur, sept.

Puis, se reprenant:

-- Eh! monseigneur, que ce soit a depenser ou a encaisser, peu
m'importe, puisque tous ces millions ne sont pas a moi.

-- Ces millions sont au roi; c'est l'argent du roi que je compte.
Voyons, nous disions?... Tu m'interromps toujours!

-- Sept millions, sur Bordeaux.

-- Ah! oui, c'est vrai. Sur Madrid, quatre. Je t'explique bien a
qui est cet argent, Bernouin, attendu que tout le monde a la
sottise de me croire riche a millions. Moi, je repousse la
sottise. Un ministre n'a rien a soi, d'ailleurs. Voyons, continue.
Rentrees generales, sept millions. Proprietes, neuf millions. As-
tu ecrit, Bernouin?

-- Oui, monseigneur.

-- Bourse, six cent mille livres; valeurs diverses, deux millions.
Ah! j'oubliais: mobilier des differents chateaux...

-- Faut-il mettre de la couronne? demanda Bernouin.

-- Non, non, inutile; c'est sous-entendu. As-tu ecrit, Bernouin?

-- Oui, monseigneur.

-- Et les chiffres?

-- Sont alignes au-dessous les uns des autres.

-- Additionne, Bernouin.

-- Trente-neuf millions deux cent soixante mille livres,
monseigneur.

-- Ah! fit le cardinal avec une expression de depit, il n'y a pas
encore quarante millions!

Bernouin recommenca l'addition.

-- Non, monseigneur, il s'en manque sept cent quarante mille
livres.

Mazarin demanda le compte et le revit attentivement.

-- C'est egale dit Bernouin, trente-neuf millions deux cent
soixante mille livres, cela fait un joli denier.

-- Ah! Bernouin, voila ce que je voudrais voir au roi.

-- Son Eminence me disait que cet argent etait celui de Sa
Majeste.

-- Sans doute, mais bien clair, bien liquide. Ces trente-neuf
millions sont engages, et bien au-dela.

Bernouin sourit a sa facon, c'est-a-dire en homme qui ne croit que
ce qu'il veut croire, tout en preparant la boisson de nuit du
cardinal et en lui redressant l'oreiller.

-- Oh! dit Mazarin lorsque le valet de chambre fut sorti, pas
encore quarante millions! Il faut pourtant que j'arrive a ce
chiffre de quarante-cinq millions que je me suis fixe.

"Mais qui sait si j'aurai le temps! Je baisse, je m'en vais, je
n'arriverai pas. Pourtant, qui sait si je ne trouverai pas deux ou
trois millions dans les poches de nos bons amis les Espagnols? Ils
ont decouvert le Perou, ces gens-la, et, que diable! il doit leur
en rester quelque chose.

Comme il parlait ainsi, tout occupe de ses chiffres et ne pensant
plus a sa goutte, repoussee par une preoccupation qui, chez le
cardinal, etait la plus puissante de toutes les preoccupations,
Bernouin se precipita dans sa chambre tout effare.

-- Eh bien! demanda le cardinal, qu'y a-t-il donc?

-- Le roi! Monseigneur, le roi!

-- Comment, le roi! fit Mazarin en cachant rapidement son papier.
Le roi ici! le roi a cette heure! Je le croyais couche depuis
longtemps. Qu'y a-t-il donc?

Louis XIV put entendre ces derniers mots et voir le geste effare
du cardinal se redressant sur son lit, car il entrait en ce moment
dans la chambre.

-- Il n'y a rien, monsieur le cardinal, ou du moins rien qui
puisse vous alarmer; c'est une communication importante que
j'avais besoin de faire ce soir-meme a Votre Eminence, voila tout.

Mazarin pensa aussitot a cette attention si marquee que le roi
avait donnee a ses paroles touchant Mlle de Mancini, et la
communication lui parut devoir venir de cette source. Il se
rasserena donc a l'instant meme et prit son air le plus charmant,
changement de physionomie dont le jeune roi sentit une joie
extreme, et quand Louis se fut assis:

-- Sire, dit le cardinal, je devrais certainement ecouter Votre
Majeste debout, mais la violence de mon mal...

-- Pas d'etiquette entre nous, cher monsieur le cardinal, dit
Louis affectueusement; je suis votre eleve et non le roi, vous le
savez bien, et ce soir surtout, puisque je viens a vous comme un
requerant, comme un solliciteur, et meme comme un solliciteur tres
humble et tres desireux d'etre bien accueilli.

Mazarin, voyant la rougeur du roi, fut confirme dans sa premiere
idee, c'est-a-dire qu'il y avait une pensee d'amour sous toutes
ces belles paroles. Cette fois, le ruse politique, tout fin qu'il
etait, se trompait: cette rougeur n'etait point causee par les
pudibonds elans d'une passion juvenile, mais seulement par la
douloureuse contraction de l'orgueil royal.

En bon oncle, Mazarin se disposa a faciliter la confidence.

-- Parlez, dit-il, Sire, et puisque Votre Majeste veut bien un
instant oublier que je suis son sujet pour m'appeler son maitre et
son instituteur, je proteste a Votre Majeste de tous mes
sentiments devoues et tendres.

-- Merci, monsieur le cardinal, repondit le roi. Ce que j'ai a
mander a Votre Eminence est d'ailleurs peu de chose pour elle.

-- Tant pis, repondit le cardinal tant pis, Sire. Je voudrais que
Votre Majeste me demandat une chose importante et meme un
sacrifice... mais, quoi que ce soit que vous me demandiez, je suis
pret a soulager votre coeur en vous l'accordant, mon cher Sire.

-- Eh bien! voici de quoi il s'agit, dit le roi avec un battement
de coeur qui n'avait d'egal en precipitation que le battement de
coeur du ministre: je viens de recevoir la visite de mon frere le
roi d'Angleterre.

Mazarin bondit dans son lit comme s'il eut ete mis en rapport avec
la bouteille de Leyde ou la pile de Volta, en meme temps qu'une
surprise ou plutot qu'un desappointement manifeste eclairait sa
figure d'une telle lueur de colere que Louis XIV, si peu diplomate
qu'il fut, vit bien que le ministre avait espere entendre toute
autre chose.

-- Charles II! s'ecria Mazarin avec une voix rauque et un
dedaigneux mouvement des levres. Vous avez recu la visite de
Charles II!

-- Du roi Charles II, reprit Louis XIV, accordant avec affectation
au petit-fils de Henri IV le titre que Mazarin oubliait de lui
donner. Oui, monsieur le cardinal, ce malheureux prince m'a touche
le coeur en me racontant ses infortunes. Sa detresse est grande,
monsieur le cardinal, et il m'a paru penible a moi, qui me suis vu
disputer mon trone, qui ai ete force, dans des jours d'emotion, de
quitter ma capitale; a moi, enfin, qui connais le malheur, de
laisser sans appui un frere depossede et fugitif.

-- Eh! dit avec depit le cardinal, que n'a-t-il comme vous, Sire,
un Jules Mazarin pres de lui! sa couronne lui eut ete gardee
intacte.

-- Je sais tout ce que ma maison doit a votre Eminence, repartit
fierement le roi, et croyez bien que pour ma part, monsieur, je ne
l'oublierai jamais. C'est justement parce que mon frere le roi
d'Angleterre n'a pas pres de lui le genie puissant qui m'a sauve,
c'est pour cela, dis-je, que je voudrais lui concilier l'aide de
ce meme genie, et prier votre bras de s'etendre sur sa tete, bien
assure, monsieur le cardinal, que votre main, en le touchant
seulement, saurait lui remettre au front sa couronne, tombee au
pied de l'echafaud de son pere.

-- Sire, repliqua Mazarin, je vous remercie de votre bonne opinion
a mon egard, mais nous n'avons rien a faire la-bas: ce sont des
enrages qui renient dieu et qui coupent la tete a leurs rois. Ils
sont dangereux, voyez-vous, Sire, et sales a toucher depuis qu'ils
se sont vautres dans le sang royal et dans la boue covenantaire.
Cette politique-la ne m'a jamais convenu, et je la repousse.

-- Aussi pouvez-vous nous aider a lui en substituer une autre.

-- Laquelle?

-- La restauration de Charles II, par exemple.

-- Eh! mon Dieu! repliqua Mazarin, est-ce que par hasard le pauvre
Sire se flatterait de cette chimere?

-- Mais oui, repliqua le jeune roi, effraye des difficultes que
semblait entrevoir dans ce projet l'oeil si sur de son ministre;
il ne demande meme pour cela qu'un million.

-- Voila tout. Un petit million, s'il vous plait? fit ironiquement
le cardinal en forcant son accent italien. Un petit million, s'il
vous plait, mon frere? Famille de mendiants, va!

-- Cardinal, dit Louis XIV en relevant la tete, cette famille de
mendiants est une branche de ma famille.

-- Etes-vous assez riche pour donner des millions aux autres,
Sire? avez-vous des millions?

-- Oh! repliqua Louis XIV avec une supreme douleur qu'il forca
cependant, a force de volonte, de ne point eclater sur son visage;
oh! oui, monsieur le cardinal, je sais que je suis pauvre, mais
enfin la couronne de France vaut bien un million, et pour faire
une bonne action, j'engagerai, s'il le faut, ma couronne. Je
trouverai des juifs qui me preteront bien un million?

-- Ainsi, Sire, vous dites que vous avez besoin d'un million?
demanda Mazarin.

-- Oui, monsieur, je le dis.

-- Vous vous trompez beaucoup, Sire, et vous avez besoin de bien
plus que cela. Bernouin!... Vous allez voir, Sire, de combien vous
avez besoin en realite... Bernouin!

-- Eh quoi! cardinal, dit le roi, vous allez consulter un laquais
sur mes affaires?

-- Bernouin! cria encore le cardinal sans paraitre remarquer
l'humiliation du jeune prince. Avance ici, et dis-moi le chiffre
que je te demandais tout a l'heure, mon ami.

-- Cardinal, cardinal, ne m'avez-vous pas entendu? dit Louis
palissant d'indignation.

-- Sire, ne vous fachez pas; je traite a decouvert les affaires de
Votre Majeste, moi. Tout le monde en France le sait, mes livres
sont a jour. Que te disais-je de me faire tout a l'heure,
Bernouin?

-- Votre Eminence me disait de lui faire une addition.

-- Tu l'as faite, n'est-ce pas?

-- Oui, monseigneur.

-- Pour constater la somme dont Sa Majeste avait besoin en ce
moment? Ne te disais-je pas cela? Sois franc, mon ami.

-- Votre Eminence me le disait.

-- Eh bien! quelle somme desirais-je?

-- Quarante-cinq millions, je crois.

-- Et quelle somme trouverions-nous en reunissant toutes nos
ressources?

-- Trente-neuf millions deux cent soixante mille francs.

-- C'est bien, Bernouin, voila tout ce que je voulais savoir;
laisse-nous maintenant, dit le cardinal en attachant son brillant
regard sur le jeune roi, muet de stupefaction.

-- Mais cependant... balbutia le roi.

-- Ah! vous doutez encore! Sire, dit le cardinal. Eh bien! voici
la preuve de ce que je vous disais. Et Mazarin tira de dessous son
traversin le papier couvert de chiffres, qu'il presenta au roi,
lequel detourna la vue, tant sa douleur etait profonde.

-- Ainsi, comme c'est un million que vous desirez, Sire, que ce
million n'est point porte la, c'est donc de quarante-six millions
qu'a besoin Votre Majeste. Eh bien! il n'y a pas de juifs au monde
qui pretent une pareille somme, meme sur la couronne de France. Le
roi, crispant ses poings sous ses manchettes, repoussa son
fauteuil.

-- C'est bien, dit-il, mon frere le roi d'Angleterre mourra donc
de faim.

-- Sire, repondit sur le meme ton Mazarin, rappelez-vous ce
proverbe que je vous donne ici comme l'expression de la plus saine
politique: "Rejouis-toi d'etre pauvre quand ton voisin est pauvre
aussi."

Louis medita quelques moments, tout en jetant un curieux regard
sur le papier dont un bout passait sous le traversin.

-- Alors, dit-il, il y a impossibilite a faire droit a ma demande
d'argent, monsieur le cardinal?

-- Absolue, Sire.

-- Songez que cela me fera un ennemi plus tard s'il remonte sans
moi sur le trone.

-- Si Votre Majeste ne craint que cela, qu'elle se tranquillise,
dit vivement le cardinal.

-- C'est bien, je n'insiste plus, dit Louis XIV.

-- Vous ai-je convaincu, au moins, Sire? dit le cardinal en posant
sa main sur celle du roi.

-- Parfaitement.

-- Toute autre chose, demandez-la, Sire, et je serai heureux de
vous l'accorder, vous ayant refuse celle-ci.

-- Toute autre chose, monsieur?

-- Eh! oui, ne suis-je pas corps et ame au service de Votre
Majeste? Hola! Bernouin, des flambeaux, des gardes pour Sa
Majeste! Sa Majeste rentre dans ses appartements.

-- Pas encore, monsieur, et puisque vous mettez votre bonne
volonte a ma disposition, je vais en user.

-- Pour vous, Sire? demanda le cardinal, esperant qu'il allait
enfin etre question de sa niece.

-- Non, monsieur, pas pour moi, repondit Louis, mais pour mon
frere Charles toujours.

La figure de Mazarin se rembrunit, et il grommela quelques paroles
que le roi ne put entendre.


Chapitre XI -- La politique de M. de Mazarin


Au lieu de l'hesitation avec laquelle il avait un quart d'heure
auparavant aborde le cardinal, on pouvait lire alors dans les yeux
du jeune roi cette volonte contre laquelle on peut lutter, qu'on
brisera peut-etre par sa propre impuissance, mais qui au moins
gardera, comme une plaie au fond du coeur, le souvenir de sa
defaite.

-- Cette fois, monsieur le cardinal, il s'agit d'une chose plus
facile a trouver qu'un million.

-- Vous croyez cela, Sire? dit Mazarin en regardant le roi de cet
oeil ruse qui lisait au plus profond des coeurs.

-- Oui, je le crois, et lorsque vous connaitrez l'objet de ma
demande...

-- Et croyez-vous donc que je ne le connaisse pas, Sire?

-- Vous savez ce qui me reste a vous dire?

-- Ecoutez, Sire, voila les propres paroles du roi Charles...

-- Oh! par exemple!

-- Ecoutez. Et si cet avare, ce pleutre d'Italien, a-t-il dit...

-- Monsieur le cardinal!...

-- Voila le sens, sinon les paroles. Eh! mon Dieu! je ne lui en
veux pas pour cela, Sire; chacun voit avec ses passions.

"Il a donc dit: Et si ce pleutre d'Italien vous refuse le million
que nous lui demandons, Sire; si nous sommes forces, faute
d'argent, de renoncer a la diplomatie, eh bien! nous lui
demanderons cinq cents gentilshommes...

Le roi tressaillit, car le cardinal ne s'etait trompe que sur le
chiffre.

-- N'est-ce pas, Sire, que c'est cela? s'ecria le ministre avec un
accent triomphateur; puis il a ajoute de belles paroles, il a dit:
J'ai des amis de l'autre cote du detroit; a ces amis il manque
seulement un chef et une banniere.

"Quand ils me verront, quand ils verront la banniere de France,
ils se rallieront a moi, car ils comprendront que j'ai votre
appui. Les couleurs de l'uniforme francais vaudront pres de moi le
million que M. de Mazarin nous aura refuse.

"(Car il savait bien que je le refuserais, ce million.) Je
vaincrai avec ces cinq cents gentilshommes, Sire, et tout
l'honneur en sera pour vous. Voila ce qu'il a dit, ou a peu pres,
n'est-ce pas? en entourant ces paroles de metaphores brillantes,
d'images pompeuses, car ils sont bavards dans la famille! Le pere
a parle jusque sur l'echafaud.

La sueur de la honte coulait au front de Louis. Il sentait qu'il
n'etait pas de sa dignite d'entendre ainsi insulter son frere,
mais il ne savait pas encore comment on voulait, surtout en face
de celui devant qui il avait vu tout plier, meme sa mere. Enfin il
fit un effort.

-- Mais, dit-il, monsieur le cardinal, ce n'est pas cinq cents
hommes, c'est deux cents.

-- Vous voyez bien que j'avais devine ce qu'il demandait.

-- Je n'ai jamais nie, monsieur, que vous n'eussiez un oeil
profond, et c'est pour cela que j'ai pense que vous ne refuseriez
pas a mon frere Charles une chose aussi simple et aussi facile a
accorder que celle que je vous demande en son nom, monsieur le
cardinal, ou plutot au mien.

-- Sire, dit Mazarin, voila trente ans que je fais de la
politique. J'en ai fait d'abord avec M. le cardinal de Richelieu,
puis tout seul.

"Cette politique n'a pas toujours ete tres honnete, il faut
l'avouer; mais elle n'a jamais ete maladroite. Or, celle que l'on
propose en ce moment a Votre Majeste est malhonnete et maladroite
a la fois.

-- Malhonnete, monsieur!

-- Sire, vous avez fait un traite avec M. Cromwell.

-- Oui; et dans ce traite meme M. Cromwell a signe au-dessus de
moi.

-- Pourquoi avez-vous signe si bas, Sire? M. Cromwell a trouve une
bonne place, il l'a prise; c'etait assez son habitude. J'en
reviens donc a M. Cromwell. Vous avez fait un traite avec lui,
c'est-a-dire avec l'Angleterre, puisque quand vous avez signe ce
traite M. Cromwell etait l'Angleterre.

-- M. Cromwell est mort.

-- Vous croyez cela, Sire?

-- Mais sans doute, puisque son fils Richard lui a succede et a
abdique meme.

-- Eh bien! voila justement! Richard a herite a la mort de
Cromwell, et l'Angleterre a l'abdication de Richard. Le traite
faisait partie de l'heritage, qu'il fut entre les mains de
M. Richard ou entre les mains de l'Angleterre. Le traite est donc
bon toujours, valable autant que jamais. Pourquoi l'eluderiez-
vous, Sire? Qu'y a-t-il de change? Charles II veut aujourd'hui ce
que nous n'avons pas voulu il y a dix ans; mais c'est un cas
prevu. Vous etes l'allie de l'Angleterre, Sire, et non celui de
Charles II. C'est malhonnete sans doute, au point de vue de la
famille, d'avoir signe un traite avec un homme qui a fait couper
la tete au beau-frere du roi votre pere, et d'avoir contracte une
alliance avec un Parlement qu'on appelle la-bas un Parlement
Croupion; c'est malhonnete, j'en conviens, mais ce n'etait pas
maladroit au point de vue de la politique, puisque, grace a ce
traite, j'ai sauve a Votre Majeste, mineure encore, les tracas
d'une guerre exterieure, que la Fronde... vous vous rappelez la
Fronde, Sire (le jeune roi baissa la tete), que la Fronde eut
fatalement compliques. Et voila comme quoi je prouve a Votre
Majeste que changer de route maintenant sans prevenir nos allies
serait a la fois maladroit et malhonnete. Nous ferions la guerre
en mettant les torts de notre cote; nous la ferions, meritant
qu'on nous la fit, et nous aurions l'air de la craindre, tout en
la provoquant; car une permission a cinq cents hommes, a deux
cents hommes, a cinquante hommes, a dix hommes, c'est toujours une
permission. Un Francais, c'est la nation; un uniforme, c'est
l'armee. Supposez, par exemple, Sire, que vous avez la guerre avec
la Hollande, ce qui tot ou tard arrivera certainement, ou avec
l'Espagne, ce qui arrivera peut-etre si votre mariage manque
(Mazarin regarda profondement le roi), et il y a mille causes qui
peuvent faire manquer votre mariage; eh bien! approuveriez-vous
l'Angleterre d'envoyer aux Provinces-Unies ou a l'infante un
regiment, une compagnie, une escouade meme de gentilshommes
anglais? Trouveriez-vous qu'elle se renferme honnetement dans les
limites de son traite d'alliance?

Louis ecoutait; il lui semblait etrange que Mazarin invoquat la
bonne foi, lui l'auteur de tant de supercheries politiques qu'on
appelait des mazarinades.

-- Mais enfin, dit le roi, sans autorisation manifeste, je ne puis
empecher des gentilshommes de mon Etat de passer en Angleterre si
tel est leur bon plaisir.

-- Vous devez les contraindre a revenir, Sire, ou tout au moins
protester contre leur presence en ennemis dans un pays allie.

-- Mais enfin, voyons, vous, monsieur le cardinal, vous un genie
si profond, cherchons un moyen d'aider ce pauvre roi sans nous
compromettre.

-- Et voila justement ce que je ne veux pas, mon cher Sire, dit
Mazarin. L'Angleterre agirait d'apres mes desirs qu'elle n'agirait
pas mieux; je dirigerais d'ici la politique d'Angleterre que je ne
la dirigerais pas autrement.

"Gouvernee ainsi qu'on la gouverne, l'Angleterre est pour l'Europe
un nid eternel a proces. La Hollande protege Charles II: laissez
faire la Hollande; ils se facheront, ils se battront; ce sont les
deux seules puissances maritimes; laissez-les detruire leurs
marines l'une par l'autre; nous construirons la notre avec les
debris de leurs vaisseaux, et encore quand nous aurons de l'argent
pour acheter des clous.

-- Oh! que tout ce que vous me dites la est pauvre et mesquin,
monsieur le cardinal!

-- Oui, mais comme c'est vrai, Sire, avouez-le. Il y a plus:
j'admets un moment la possibilite de manquer a votre parole et
d'eluder le traite; cela se voit souvent, qu'on manque a sa parole
et qu'on elude un traite, mais c'est quand on a quelque grand
interet a le faire ou quand on se trouve par trop gene par le
contrat; eh bien! vous autoriseriez l'engagement qu'on vous
demande; la France, sa banniere, ce qui est la meme chose, passera
le detroit et combattra; la France sera vaincue.

-- Pourquoi cela?

-- Voila ma foi un habile general, que Sa Majeste Charles II, et
Worcester nous donne de belles garanties!

-- Il n'aura plus affaire a Cromwell, monsieur.

-- Oui, mais il aura affaire a Monck, qui est bien autrement
dangereux.

"Ce brave marchand de biere dont nous parlons etait un illumine,
il avait des moments d'exaltation, d'epanouissement, de
gonflement, pendant lesquels il se fendait comme un tonneau trop
plein; par les fentes alors s'echappaient toujours quelques
gouttes de sa pensee, et a l'echantillon on connaissait la pensee
tout entiere. Cromwell nous a ainsi, plus de dix fois, laisse
penetrer dans son ame, quand on croyait cette ame enveloppee d'un
triple airain, comme dit Horace. Mais Monck! Ah! Sire, Dieu vous
garde de faire jamais de la politique avec M. Monck! C'est lui qui
m'a fait depuis un an tous les cheveux gris que j'ai!

"Monck n'est pas un illumine, lui, malheureusement, c'est un
politique; il ne se fend pas, il se resserre. Depuis dix ans il a
les yeux fixes sur un but, et nul n'a pu encore deviner lequel.

"Tous les matins, comme le conseillait Louis XI, il brule son
bonnet de la nuit. Aussi, le jour ou ce plan lentement et
solitairement muri eclatera, il eclatera avec toutes les
conditions de succes qui accompagnent toujours l'imprevu.

"Voila Monck, Sire, dont vous n'aviez peut-etre jamais entendu
parler, dont vous ne connaissiez peut-etre pas meme le nom, avant
que votre frere Charles II, qui sait ce qu'il est, lui, le
prononcat devant vous, c'est-a-dire une merveille de profondeur et
de tenacite, les deux seules choses contre lesquelles l'esprit et
l'ardeur s'emoussent. Sire, j'ai eu de l'ardeur quand j'etais
jeune, j'ai eu de l'esprit toujours. Je puis m'en vanter,
puisqu'on me le reproche. J'ai fait un beau chemin avec ces deux
qualites, puisque de fils d'un pecheur de Piscina, je suis devenu
Premier ministre du roi de France, et que dans cette qualite,
Votre Majeste veut bien le reconnaitre, j'ai rendu quelques
services au trone de Votre Majeste. Eh bien! Sire, si j'eusse
rencontre Monck sur ma route, au lieu d'y trouver M. de Beaufort,
M. de Retz, ou M. le prince, eh bien, nous etions perdus. Engagez-
vous a la legere, Sire, et vous tomberez dans les griffes de ce
soldat politique. Le casque de Monck, Sire, est un coffre de fer
au fond duquel il enferme ses pensees, et dont personne n'a la
clef. Aussi, pres de lui, ou plutot devant lui, je m'incline,
Sire, moi qui n'ai qu'une barrette de velours.

-- Que pensez-vous donc que veuille Monck, alors?

-- Eh! si je le savais, Sire, je ne vous dirais pas de vous defier
de lui, car je serais plus fort que lui; mais avec lui j'ai peur
de deviner; de deviner! vous comprenez mon mot? car si je crois
avoir devine, je m'arreterai a une idee, et, malgre moi, je
poursuivrai cette idee. Depuis que cet homme est au pouvoir la-
bas, je suis comme ces damnes de Dante a qui Satan a tordu le cou,
qui marchent en avant et qui regardent en arriere: je vais du cote
de Madrid, mais je ne perds pas de vue Londres. Deviner, avec ce
diable d'homme, c'est se tromper, et se tromper, c'est se perdre.
Dieu me garde de jamais chercher a deviner ce qu'il desire; je me
borne, et c'est bien assez, a espionner ce qu'il fait; or, je
crois -- vous comprenez la portee du mot je crois? je crois,
relativement a Monck, n'engage a rien --, je crois qu'il a tout
bonnement envie de succeder a Cromwell. Votre Charles II lui a
deja fait faire des propositions par dix personnes; il s'est
contente de chasser les dix entremetteurs sans rien leur dire
autre chose que: "Allez-vous-en, ou je vous fais pendre!" C'est un
sepulcre que cet homme! Dans ce moment-ci, Monck fait du
devouement au Parlement Croupion; de ce devouement, par exemple,
je ne suis pas dupe: Monck ne veut pas etre assassine. Un
assassinat l'arreterait au milieu de son oeuvre, et il faut que
son oeuvre s'accomplisse; aussi je crois, mais ne croyez pas ce
que je crois, je dis je crois par habitude; je crois que Monck
menage le Parlement jusqu'au moment ou il le brisera. On vous
demande des epees, mais c'est pour se battre contre Monck. Dieu
nous garde de nous battre contre Monck, Sire, car Monck nous
battra, et battu par Monck, je ne m'en consolerais de ma vie!
Cette victoire, je me dirais que Monck la prevoyait depuis dix
ans. Pour Dieu! Sire, par amitie pour vous, si ce n'est par
consideration pour lui, que Charles II se tienne tranquille; Votre
Majeste lui fera ici un petit revenu; elle lui donnera un de ses
chateaux. Eh! eh! attendez donc! mais je me rappelle le traite, ce
fameux traite dont nous parlions tout a l'heure! Votre Majeste
n'en a pas meme le droit, de lui donner un chateau!

-- Comment cela?

-- Oui, oui, Sa Majeste s'est engagee a ne pas donner
l'hospitalite au roi Charles, a le faire sortir de France meme.
C'est pour cela que vous ferez comprendre a votre frere qu'il ne
peut rester chez nous, que c'est impossible, qu'il nous compromet,
ou moi-meme...

-- Assez, monsieur! dit Louis XIV en se levant. Que vous me
refusiez un million, vous en avez le droit: vos millions sont a
vous; que vous me refusiez deux cents gentilshommes, vous en avez
le droit encore, car vous etes Premier ministre, et vous avez, aux
yeux de la France, la responsabilite de la paix et de la guerre;
mais que vous pretendiez m'empecher, moi le roi, de donner
l'hospitalite au petit-fils de Henri IV, a mon cousin germain, au
compagnon de mon enfance! la s'arrete votre pouvoir, la commence
ma volonte.

-- Sire, dit Mazarin, enchante d'en etre quitte a si bon marche,
et qui n'avait d'ailleurs si chaudement combattu que pour en
arriver la; Sire, je me courberai toujours devant la volonte de
mon roi; que mon roi garde donc pres de lui ou dans un de ses
chateaux le roi d'Angleterre, que Mazarin le sache, mais que le
ministre ne le sache pas.

-- Bonne nuit, monsieur, dit Louis XIV, je m'en vais desespere.

-- Mais convaincu, c'est tout ce qu'il me faut, Sire, repliqua
Mazarin.

Le roi ne repondit pas, et se retira tout pensif, convaincu, non
pas de tout ce que lui avait dit Mazarin, mais d'une chose au
contraire qu'il s'etait bien garde de lui dire, c'etait de la
necessite d'etudier serieusement ses affaires et celles de
l'Europe, car il les voyait difficiles et obscures.

Louis retrouva le roi d'Angleterre assis a la meme place ou il
l'avait laisse.

En l'apercevant, le prince anglais se leva; mais du premier coup
d'oeil il vit le decouragement ecrit en lettres sombres sur le
front de son cousin.

Alors, prenant la parole le premier, comme pour faciliter a Louis
l'aveu penible qu'il avait a lui faire:

-- Quoi qu'il en soit, dit-il, je n'oublierai jamais toute la
bonte, toute l'amitie dont vous avez fait preuve a mon egard.

-- Helas! repliqua sourdement Louis XIV, bonne volonte sterile,
mon frere!

Charles II devint extremement pale, passa une main froide sur son
front, et lutta quelques instants contre un eblouissement qui le
fit chanceler.

-- Je comprends, dit-il enfin, plus d'espoir!

Louis saisit la main de Charles II.

-- Attendez, mon frere, dit-il, ne precipitez rien, tout peut
changer; ce sont les resolutions extremes qui ruinent les causes;
ajoutez, je vous en supplie, une annee d'epreuve encore aux annees
que vous avez deja subies. Il n'y a, pour vous decider a agir en
ce moment plutot qu'en un autre, ni occasion ni opportunite; venez
avec moi, mon frere, je vous donnerai une de mes residences, celle
qu'il vous plaira d'habiter; j'aurai l'oeil avec vous sur les
evenements, nous les preparerons ensemble; allons, mon frere, du
courage!

Charles II degagea sa main de celle du roi, et se reculant pour le
saluer avec plus de ceremonie:

-- De tout mon coeur, merci, repliqua-t-il, Sire, mais j'ai prie
sans resultat le plus grand roi de la terre, maintenant je vais
demander un miracle a Dieu.

Et il sortit sans vouloir en entendre davantage, le front haut, la
main fremissante, avec une contraction douloureuse de son noble
visage, et cette sombre profondeur du regard qui, ne trouvant plus
d'espoir dans le monde des hommes, semble aller au-dela en
demander a des mondes inconnus.

L'officier des mousquetaires, en le voyant ainsi passer livide,
s'inclina presque a genoux pour le saluer.

Il prit ensuite un flambeau, appela deux mousquetaires et
descendit avec le malheureux roi l'escalier desert, tenant a la
main gauche son chapeau, dont la plume balayait les degres.

Arrive a la porte, l'officier demanda au roi de quel cote il se
dirigeait, afin d'y envoyer les mousquetaires.

-- Monsieur, repondit Charles II a demi-voix, vous qui avez connu
mon pere, dites-vous, peut-etre avez-vous prie pour lui? Si cela
est ainsi, ne m'oubliez pas non plus dans vos prieres. Maintenant
je m'en vais seul, et vous prie de ne point m'accompagner ni de me
faire accompagner plus loin.

L'officier s'inclina et renvoya ses mousquetaires dans l'interieur
du palais.

Mais lui demeura un instant sous le porche pour voir Charles II
s'eloigner et se perdre dans l'ombre de la rue tournante.

-- A celui-la, comme autrefois a son pere, murmura-t-il, Athos,
s'il etait la, dirait avec raison: "Salut a la Majeste tombee!"

Puis, montant les escaliers:

-- Ah! le vilain service que je fais! dit-il a chaque marche. Ah!
le piteux maitre! La vie ainsi faite n'est plus tolerable, et il
est temps enfin que je prenne mon parti!... Plus de generosite,
plus d'energie! continua-t-il.

"Allons, le maitre a reussi, l'eleve est atrophie pour toujours.
Mordioux! je n'y resisterai pas. Allons, vous autres, continua-t-
il en entrant dans l'antichambre, que faites-vous la a me regarder
ainsi? Eteignez ces flambeaux et rentrez a vos postes! Ah! vous me
gardiez? Oui, vous veillez sur moi, n'est-ce pas, bonnes gens?
Braves niais! je ne suis pas le duc de Guise, allez, et l'on ne
m'assassinera pas dans le petit couloir. D'ailleurs, ajouta-t-il
tout bas, ce serait une resolution, et l'on ne prend plus de
resolutions depuis que M. le cardinal de Richelieu est mort. Ah! a
la bonne heure, c'etait un homme, celui-la! C'est decide, des
demain je jette la casaque aux orties!

Puis, se ravisant:

-- Non, dit-il, pas encore! J'ai une superbe epreuve a faire, et
je la ferai; mais celle-la, je le jure, ce sera la derniere,
mordioux!

Il n'avait pas acheve, qu'une voix partit de la chambre du roi.

-- Monsieur le lieutenant! dit cette voix.

-- Me voici, repondit-il.

-- Le roi demande a vous parler.

-- Allons, dit le lieutenant, peut-etre est-ce pour ce que je
pense. Et il entra chez le roi.


Chapitre XII -- Le roi et le lieutenant


Lorsque le roi vit l'officier pres de lui, il congedia son valet
de chambre et son gentilhomme.

-- Qui est de service demain, monsieur? demanda-t-il alors. Le
lieutenant inclina la tete avec une politesse de soldat et
repondit:

-- Moi, Sire.

-- Comment, encore vous?

-- Moi toujours.

-- Comment cela se fait-il, monsieur?

-- Sire, les mousquetaires, en voyage, fournissent tous les postes
de la maison de Votre Majeste, c'est-a-dire le votre, celui de la
reine mere et celui de M. le cardinal, qui emprunte au roi la
meilleure partie ou plutot la plus nombreuse partie de sa garde
royale.

-- Mais les interims?

-- Il n'y a d'interim, Sire, que pour vingt ou trente hommes qui
se reposent sur cent vingt. Au Louvre, c'est different, et si
j'etais au Louvre, je me reposerais sur mon brigadier; mais en
route, Sire, on ne sait ce qui peut arriver et j'aime assez faire
ma besogne moi-meme.

-- Ainsi, vous etes de garde tous les jours?

-- Et toutes les nuits, oui, Sire.

-- Monsieur, je ne puis souffrir cela, et je veux que vous vous
reposiez.

-- C'est fort bien, Sire, mais moi, je ne le veux pas.

-- Plait-il? fit le roi, qui ne comprit pas tout d'abord le sens
de cette reponse.

-- Je dis, Sire, que je ne veux pas m'exposer a une faute. Si le
diable avait un mauvais tour a me jouer, vous comprenez, Sire,
comme il connait l'homme auquel il a affaire, il choisirait le
moment ou je ne serais point la. Mon service avant tout et la paix
de ma conscience.

-- Mais a ce metier-la, monsieur, vous vous tuerez.

-- Eh! Sire, il y a trente-cinq ans que je le fais, ce metier-la,
et je suis l'homme de France et de Navarre qui se porte le mieux.
Au surplus, Sire, ne vous inquietez pas de moi, je vous prie; cela
me semblerait trop etrange, attendu que je n'en ai pas l'habitude.

Le roi coupa court a la conversation par une question nouvelle.

-- Vous serez donc la demain matin? demanda-t-il.

-- Comme a present, oui, Sire.

Le roi fit alors quelques tours dans sa chambre; il etait facile
de voir qu'il brulait du desir de parler, mais qu'une crainte
quelconque le retenait. Le lieutenant, debout, immobile, le feutre
a la main, le poing sur la hanche, le regardait faire ses
evolutions, et tout en le regardant, il grommelait en mordant sa
moustache:

"Il n'a pas de resolution pour une demi-pistole, ma parole
d'honneur! Gageons qu'il ne parlera point."

Le roi continuait de marcher, tout en jetant de temps en temps un
regard de cote sur le lieutenant.

"C'est son pere tout crache, poursuivait celui-ci dans son
monologue secret; il est a la fois orgueilleux, avare et timide.
Peste soit du maitre, va!"

Louis s'arreta.

-- Lieutenant? dit-il.

-- Me voila, Sire.

-- Pourquoi donc, ce soir, avez-vous crie la-bas, dans la salle:
"Le service du roi, les mousquetaires de Sa Majeste"?

-- Parce que vous m'en avez donne l'ordre, Sire.

-- Moi?

-- Vous-meme.

-- En verite, je n'ai pas dit un seul mot de cela, monsieur.

-- Sire, on donne un ordre par un signe, par un geste, par un clin
d'oeil, aussi franchement, aussi clairement qu'avec la parole. Un
serviteur qui n'aurait que des oreilles ne serait que la moitie
d'un bon serviteur.

-- Vos yeux sont bien percants alors, monsieur.

-- Pourquoi cela, Sire?

-- Parce qu'ils voient ce qui n'est point.

-- Mes yeux sont bons, en effet, Sire, quoiqu'ils aient beaucoup
servi et depuis longtemps leur maitre; aussi, toutes les fois
qu'ils ont quelque chose a voir, ils n'en manquent pas l'occasion.
Or, ce soir ils ont vu que Votre Majeste rougissait a force
d'avoir envie de bailler; que Votre Majeste regardait avec des
supplications eloquentes, d'abord Son Eminence, ensuite Sa Majeste
la reine mere, enfin la porte par laquelle on sort; et ils ont si
bien remarque tout ce que je viens de dire, qu'ils ont vu les
levres de Votre Majeste articuler ces paroles: "Qui donc me
sortira de la?"

-- Monsieur!

-- Ou tout au moins ceci, Sire: "Mes mousquetaires!" Alors je n'ai
pas hesite. Ce regard etait pour moi, la parole etait pour moi;
j'ai crie aussitot: "Les mousquetaires de Sa Majeste!" Et
d'ailleurs, cela est si vrai, Sire, que Votre Majeste, non
seulement ne m'a pas donne tort, mais encore m'a donne raison en
partant sur-le-champ.

Le roi se detourna pour sourire; puis, apres quelques secondes, il
ramena son oeil limpide sur cette physionomie si intelligente, si
hardie et si ferme, qu'on eut dit le profil energique et fier de
l'aigle en face du soleil.

-- C'est bien, dit-il apres un court silence, pendant lequel il
essaya, mais en vain, de faire baisser les yeux a son officier.

Mais voyant que le roi ne disait plus rien, celui-ci pirouetta sur
ses talons et fit trois pas pour s'en aller en murmurant: "Il ne
parlera pas, mordioux! il ne parlera pas!"

-- Merci, monsieur, dit alors le roi.

"En verite, poursuivit le lieutenant, il n'eut plus manque que
cela, etre blame pour avoir ete moins sot qu'un autre."

Et il gagna la porte en faisant sonner militairement ses eperons.

Mais arrive sur le seuil, et sentant que le desir du roi
l'attirait en arriere, il se retourna.

-- Votre Majeste m'a tout dit? demanda-t-il d'un ton que rien ne
saurait rendre et qui, sans paraitre provoquer la confiance
royale, contenait tant de persuasive franchise, que le roi
repliqua sur-le-champ:

-- Si fait, monsieur, approchez.

"Allons donc! murmura l'officier, il y vient enfin!"

-- Ecoutez-moi.

-- Je ne perds pas une parole, Sire.

-- Vous monterez a cheval, monsieur, demain, vers quatre heures du
matin, et vous me ferez seller un cheval pour moi.

-- Des ecuries de Votre Majeste?

-- Non, d'un de vos mousquetaires.

-- Tres bien, Sire. Est-ce tout?

-- Et vous m'accompagnerez.

-- Seul?

-- Seul.

-- Viendrai-je querir Votre Majeste, ou l'attendrai-je?

-- Vous m'attendrez.

-- Ou cela, Sire?

-- A la petite porte du parc.

Le lieutenant s'inclina, comprenant que le roi lui avait dit tout
ce qu'il avait a lui dire.

En effet, le roi le congedia par un geste tout aimable de sa main.
L'officier sortit de la chambre du roi et revint se placer
philosophiquement sur sa chaise, ou, bien loin de s'endormir,
comme on aurait pu le croire, vu l'heure avancee de la nuit, il se
mit a reflechir plus profondement qu'il n'avait jamais fait.

Le resultat de ces reflexions ne fut point aussi triste que
l'avaient ete les reflexions precedentes.

"Allons, il a commence, dit-il; l'amour le pousse, il marche, il
marche! Le roi est nul chez lui, mais l'homme vaudra peut-etre
quelque chose. D'ailleurs, nous verrons bien demain matin... Oh!
oh! s'ecria-t-il tout a coup en se redressant, voila une idee
gigantesque, mordioux! et peut-etre ma fortune est-elle dans cette
idee-la!"

Apres cette exclamation, l'officier se leva et arpenta, les mains
dans les poches de son justaucorps, l'immense antichambre qui lui
servait d'appartement.

La bougie flambait avec fureur sous l'effort d'une brise fraiche
qui, s'introduisant par les gercures de la porte et par les fentes
de la fenetre, coupait diagonalement la salle. Elle projetait une
lueur rougeatre, inegale, tantot radieuse, tantot ternie, et l'on
voyait marcher sur la muraille la grande ombre du lieutenant,
decoupee en silhouette comme une figure de Callot, avec l'epee en
broche et le feutre empanache.

"Certes, murmurait-il, ou je me trompe fort, ou le Mazarin tend la
un piege au jeune amoureux; le Mazarin a donne ce soir un rendez-
vous et une adresse aussi complaisamment que l'eut pu faire
M. Dangeau lui-meme. J'ai entendu et je sais la valeur des
paroles. "Demain matin, a-t-il dit, elles passeront a la hauteur
du pont de Blois." Mordioux! c'est clair, cela! et surtout pour un
amant! C'est pourquoi cet embarras, c'est pourquoi cette
hesitation, c'est pourquoi cet ordre: "Monsieur le lieutenant de
mes mousquetaires, a cheval demain, a quatre heures du matin." Ce
qui est aussi clair que s'il m'eut dit: "Monsieur le lieutenant de
mes mousquetaires, demain, a quatre heures du matin, au pont de
Blois, entendez-vous?" Il y a donc la un secret d'Etat que moi,
chetif, je tiens a l'heure qu'il est. Et pourquoi est-ce que je le
tiens? Parce que j'ai de bons yeux, comme je le disais tout a
l'heure a Sa Majeste. C'est qu'on dit qu'il l'aime a la fureur,
cette petite poupee d'Italienne! C'est qu'on dit qu'il s'est jete
aux genoux de sa mere pour lui demander de l'epouser! C'est qu'on
dit que la reine a ete jusqu'a consulter la cour de Rome pour
savoir si un pareil mariage, fait contre sa volonte, serait
valable! Oh! si j'avais encore vingt-cinq ans! si j'avais la, a
mes cotes, ceux que je n'ai plus! si je ne meprisais pas
profondement tout le monde, je brouillerais M. de Mazarin avec la
reine mere, la France avec l'Espagne, et je ferais une reine de ma
facon; mais, bah!"

Et le lieutenant fit claquer ses doigts en signe de dedain.

"Ce miserable Italien, ce pleutre, ce ladre vert, qui vient de
refuser un million au roi d'Angleterre, ne me donnerait peut-etre
pas mille pistoles pour la nouvelle que je lui porterais. Oh!
mordioux! voila que je tombe en enfance! voila que je m'abrutis!
Le Mazarin donner quelque chose, ha! ha! ha!"

Et l'officier se mit a rire formidablement tout seul.

"Dormons, dit-il, dormons, et tout de suite. J'ai l'esprit fatigue
de ma soiree, demain il verra plus clair qu'aujourd'hui."

Et sur cette recommandation faite a lui-meme, il s'enveloppa de
son manteau, narguant son royal voisin.

Cinq minutes apres, il dormait les poings fermes, les levres
entrouvertes, laissant echapper, non pas son secret, mais un
ronflement sonore qui se developpait a l'aise sous la voute
majestueuse de l'antichambre.


Chapitre XIII -- Marie de Mancini


Le soleil eclairait a peine de ses premiers rayons les grands bois
du parc et les hautes girouettes du chateau, quand le jeune roi,
reveille deja depuis plus de deux heures, et tout entier a
l'insomnie de l'amour, ouvrit son volet lui-meme et jeta un regard
curieux sur les cours du palais endormi.

Il vit qu'il etait l'heure convenue: la grande horloge de la cour
marquait meme quatre heures un quart.

Il ne reveilla point son valet de chambre, qui dormait
profondement a quelque distance; il s'habilla seul, et ce valet,
tout effare, arrivait, croyant avoir manque a son service, lorsque
Louis le renvoya dans sa chambre en lui recommandant le silence le
plus absolu. Alors il descendit le petit escalier, sortit par une
porte laterale, et apercut le long du mur du parc un cavalier qui
tenait un cheval de main.

Ce cavalier etait meconnaissable dans son manteau et sous son
chapeau.

Quant au cheval, selle comme celui d'un bourgeois riche, il
n'offrait rien de remarquable a l'oeil le plus exerce.

Louis vint prendre la bride de ce cheval; l'officier lui tint
l'etrier, sans quitter lui-meme la selle, et demanda d'une voix
discrete les ordres de Sa Majeste.

-- Suivez-moi, repondit Louis XIV.

L'officier mit son cheval au trot derriere celui de son maitre, et
ils descendirent ainsi vers le pont.

Lorsqu'ils furent de l'autre cote de la Loire:

-- Monsieur, dit le roi, vous allez me faire le plaisir de piquer
devant vous jusqu'a ce que vous aperceviez un carrosse; alors vous
reviendrez m'avertir; je me tiens ici.

-- Votre Majeste daignera-t-elle me donner quelques details sur le
carrosse que je suis charge de decouvrir?

-- Un carrosse dans lequel vous verrez deux dames et probablement
aussi leurs suivantes.

-- Sire, je ne veux point faire d'erreur; y a-t-il encore un autre
signe auquel je puisse reconnaitre ce carrosse?

-- Il sera, selon toute probabilite, aux armes de M. le cardinal.

-- C'est bien, Sire, repondit l'officier, entierement fixe sur
l'objet de sa reconnaissance.

Il mit alors son cheval au grand trot et piqua du cote indique par
le roi. Mais il n'eut pas fait cinq cents pas qu'il vit quatre
mules, puis un carrosse poindre derriere un monticule.

Derriere ce carrosse en venait un autre. Il n'eut besoin que d'un
coup d'oeil pour s'assurer que c'etaient bien la les equipages
qu'il etait venu chercher.

Il tourna bride sur-le-champ, et se rapprochant du roi:

-- Sire, dit-il, voici les carrosses. Le premier, en effet,
contient deux dames avec leurs femmes de chambre; le second
renferme des valets de pied, des provisions, des hardes.

-- Bien, bien, repondit le roi d'une voix tout emue. Eh bien!
allez, je vous prie, dire a ces dames qu'un cavalier de la cour
desire presenter ses hommages a elles seules.

L'officier partit au galop.

-- Mordioux! disait-il tout en courant, voila un emploi nouveau et
honorable, j'espere! Je me plaignais de n'etre rien, je suis
confident du roi. Un mousquetaire, c'est a en crever d'orgueil!

Il s'approcha du carrosse et fit sa commission en messager galant
et spirituel.

Deux dames etaient en effet dans le carrosse: l'une d'une grande
beaute, quoique un peu maigre; l'autre moins favorisee de la
nature, mais vive, gracieuse, et reunissant dans les legers plis
de son front tous les signes de la volonte. Ses yeux vifs et
percants, surtout, parlaient plus eloquemment que toutes les
phrases amoureuses de mise en ces temps de galanterie. Ce fut a
celle-la que d'Artagnan s'adressa sans se tromper, quoique, ainsi
que nous l'avons dit, l'autre fut plus jolie peut-etre.

-- Mesdames, dit-il, je suis le lieutenant des mousquetaires, et
il y a sur la route un cavalier qui vous attend et qui desire vous
presenter ses hommages.

A ces mots, dont il suivait curieusement l'effet, la dame aux yeux
noirs poussa un cri de joie, se pencha hors de la portiere, et,
voyant accourir le cavalier, tendit les bras en s'ecriant:

-- Ah! mon cher Sire!

Et les larmes jaillirent aussitot de ses yeux. Le cocher arreta
ses chevaux, les femmes de chambre se leverent avec confusion au
fond du carrosse, et la seconde dame ebaucha une reverence
terminee par le plus ironique sourire que la jalousie ait jamais
dessine sur des levres de femme.

-- Marie! chere Marie! s'ecria le roi en prenant dans ses deux
mains la main de la dame aux yeux noirs.

Et, ouvrant lui-meme la lourde portiere, il l'attira hors du
carrosse avec tant d'ardeur qu'elle fut dans ses bras avant de
toucher la terre. Le lieutenant, poste de l'autre cote du
carrosse, voyait et entendait sans etre remarque.

Le roi offrit son bras a Mlle de Mancini, et fit signe aux cochers
et aux laquais de poursuivre leur chemin.

Il etait six heures a peu pres; la route etait fraiche et
charmante; de grands arbres aux feuillages encore noues dans leur
bourre doree laissaient filtrer la rosee du matin suspendue comme
des diamants liquides a leurs branches fremissantes; l'herbe
s'epanouissait au pied des haies; les hirondelles, revenues depuis
quelques jours, decrivaient leurs courbes gracieuses entre le ciel
et l'eau; une brise parfumee par les bois dans leur floraison
courait le long de cette route et ridait la nappe d'eau du fleuve;
toutes ces beautes du jour, tous ces parfums des plantes, toutes
ces aspirations de la terre vers le ciel, enivraient les deux
amants, marchant cote a cote, appuyes l'un a l'autre, les yeux sur
les yeux, la main dans la main, et qui, s'attardant par un commun
desir, n'osaient parler, tant ils avaient de choses a se dire.

L'officier vit que le cheval abandonne errait ca et la et
inquietait Mlle de Mancini. Il profita du pretexte pour se
rapprocher en arretant le cheval, et, a pied aussi entre les deux
montures qu'il maintenait, il ne perdit pas un mot ni un geste des
deux amants. Ce fut Mlle de Mancini qui commenca.

-- Ah! mon cher Sire, dit elle, vous ne m'abandonnez donc pas,
vous?

-- Non, repondit le roi: vous le voyez bien, Marie.

-- On me l'avait tant dit, cependant: qu'a peine serions-nous
separes, vous ne penseriez plus a moi!

-- Chere Marie, est-ce donc d'aujourd'hui que vous vous apercevez
que nous sommes entoures de gens interesses a nous tromper?

-- Mais enfin, Sire, ce voyage, cette alliance avec l'Espagne? On
vous marie!

Louis baissa la tete.

En meme temps l'officier put voir luire au soleil les regards de
Marie de Mancini, brillants comme une dague qui jaillit du
fourreau.

-- Et vous n'avez rien fait pour notre amour? demanda la jeune
fille apres un instant de silence.

-- Ah! mademoiselle, comment pouvez-vous croire cela! Je me suis
jete aux genoux de ma mere; j'ai prie, j'ai supplie; j'ai dit que
tout mon bonheur etait en vous; j'ai menace...

-- Eh bien? demanda vivement Marie.

-- Eh bien! la reine mere a ecrit en cour de Rome, et on lui a
repondu qu'un mariage entre nous n'aurait aucune valeur et serait
casse par le Saint-Pere. Enfin, voyant qu'il n'y avait pas
d'espoir pour nous, j'ai demande qu'on retardat au moins mon
mariage avec l'infante.

-- Ce qui n'empeche point que vous ne soyez en route pour aller
au-devant d'elle.

-- Que voulez-vous! a mes prieres, a mes supplications, a mes
larmes, on a repondu par la raison d'Etat.

-- Eh bien?

-- Eh bien! que voulez-vous faire, mademoiselle, lorsque tant de
volontes se liguent contre moi?

Ce fut au tour de Marie de baisser la tete.

-- Alors, il me faudra vous dire adieu pour toujours, dit-elle.
Vous savez qu'on m'exile, qu'on m'ensevelit; vous savez qu'on fait
plus encore, vous savez qu'on me marie, aussi, moi!

Louis devint pale et porta une main a son coeur.

-- S'il ne se fut agi que de ma vie, moi aussi j'ai ete si fort
persecutee que j'eusse cede, mais j'ai cru qu'il s'agissait de la
votre, mon cher Sire, et j'ai combattu pour conserver votre bien.

-- Oh! oui, mon bien, mon tresor! murmura le roi, plus galamment
que passionnement peut-etre.

-- Le cardinal eut cede, dit Marie, si vous vous fussiez adresse a
lui, si vous eussiez insiste. Le cardinal appeler le roi de France
son neveu! comprenez-vous, Sire! Il eut tout fait pour cela, meme
la guerre; le cardinal, assure de gouverner seul, sous le double
pretexte qu'il avait eleve le roi et qu'il lui avait donne sa
niece, le cardinal eut combattu toutes les volontes, renverse tous
les obstacles. Oh! Sire, Sire, je vous en reponds. Moi, je suis
une femme et je vois clair dans tout ce qui est amour.

Ces paroles produisirent sur le roi une impression singuliere. On
eut dit qu'au lieu d'exalter sa passion, elles la refroidissaient.
Il ralentit le pas et dit avec precipitation:

-- Que voulez-vous, mademoiselle! tout a echoue.

-- Excepte votre volonte, n'est-ce pas, mon cher Sire?

-- Helas! dit le roi rougissant, est-ce que j'ai une volonte, moi!

-- Oh! laissa echapper douloureusement Mlle de Mancini, blessee de
ce mot.

-- Le roi n'a de volonte que celle que lui dicte la politique, que
celle que lui impose la raison d'Etat.

-- Oh! c'est que vous n'avez pas d'amour! s'ecria Marie; si vous
m'aimiez, Sire, vous auriez une volonte.

En prononcant ces mots, Marie leva les yeux sur son amant, qu'elle
vit plus pale et plus defait qu'un exile qui va quitter a jamais
sa terre natale.

-- Accusez-moi, murmura le roi, mais ne me dites point que je ne
vous aime pas.

Un long silence suivit ces mots, que le jeune roi avait prononces
avec un sentiment bien vrai et bien profond.

-- Je ne puis penser, Sire, continua Marie, tentant un dernier
effort, que demain, apres-demain, je ne vous verrai plus; je ne
puis penser que j'irai finir mes tristes jours loin de Paris, que
les levres d'un vieillard, d'un inconnu, toucheraient cette main
que vous tenez dans les votres; non, en verite, je ne puis penser
a tout cela, mon cher Sire, sans que mon pauvre coeur eclate de
desespoir.

Et, en effet, Marie de Mancini fondit en larmes. De son cote, le
roi, attendri, porta son mouchoir a ses levres et etouffa un
sanglot.

-- Voyez, dit-elle, les voitures se sont arretees; ma soeur
m'attend, l'heure est supreme: ce que vous allez decider sera
decide pour toute la vie! Oh! Sire, vous voulez donc que je vous
perde? Vous voulez donc, Louis, que celle a qui vous avez dit: "Je
vous aime" appartienne a un autre qu'a son roi, a son maitre, a
son amant? Oh! du courage, Louis! un mot, un seul mot! dites: "Je
veux!" et toute ma vie est enchainee a la votre, et tout mon coeur
est a vous a jamais.

Le roi ne repondit rien.

Marie alors le regarda comme Didon regarda Enee aux Champs
elyseens, farouche et dedaigneuse.

-- Adieu, donc, dit-elle, adieu la vie, adieu l'amour, adieu le
Ciel!

Et elle fit un pas pour s'eloigner; le roi la retint, lui saisit
la main, qu'il colla sur ses levres, et, le desespoir l'emportant
sur la resolution qu'il paraissait avoir prise interieurement, il
laissa tomber sur cette belle main une larme brulante de regret
qui fit tressaillir Marie comme si effectivement cette larme l'eut
brulee.

Elle vit les yeux humides du roi, son front pale, ses levres
convulsives, et s'ecria avec un accent que rien ne pourrait
rendre:

-- Oh! Sire, vous etes roi, vous pleurez, et je pars!

Le roi, pour toute reponse, cacha son visage dans son mouchoir.

L'officier poussa comme un rugissement qui effraya les deux
chevaux. Mlle de Mancini, indignee, quitta le roi et remonta
precipitamment dans son carrosse en criant au cocher:

-- Partez, partez vite!

Le cocher obeit, fouetta ses chevaux, et le lourd carrosse
s'ebranla sur ses essieux criards, tandis que le roi de France,
seul, abattu, aneanti, n'osait plus regarder ni devant ni derriere
lui.


Chapitre XIV -- Ou le roi et le lieutenant font chacun preuve de
memoire


Quand le roi, comme tous les amoureux du monde, eut longtemps et
attentivement regarde a l'horizon disparaitre le carrosse qui
emportait sa maitresse; lorsqu'il se fut tourne et retourne cent
fois du meme cote, et qu'il eut enfin reussi a calmer quelque peu
l'agitation de son coeur et de sa pensee, il se souvint enfin
qu'il n'etait pas seul. L'officier tenait toujours le cheval par
la bride, et n'avait pas perdu tout espoir de voir le roi revenir
sur sa resolution. "Il a encore la ressource de remonter a cheval
et de courir apres le carrosse: on n'aura rien perdu pour
attendre." Mais l'imagination du lieutenant des mousquetaires
etait trop brillante et trop riche; elle laissa en arriere celle
du roi, qui se garda bien de se porter a un pareil exces de luxe.

Il se contenta de se rapprocher de l'officier, et d'une voix
dolente:

-- Allons, dit-il, nous avons fini... A cheval.

L'officier imita ce maintien, cette lenteur, cette tristesse et
enfourcha lentement et tristement sa monture. Le roi piqua, le
lieutenant le suivit.

Au pont, Louis se retourna une derniere fois. L'officier, patient
comme un dieu qui a l'eternite devant et derriere lui, espera
encore un retour d'energie. Mais ce fut inutilement, rien ne
parut. Louis gagna la rue qui conduisait au chateau et rentra
comme sept heures sonnaient. Une fois que le roi fut bien rentre
et que le mousquetaire eut bien vu, lui qui voyait tout, un coin
de tapisserie se soulever a la fenetre du cardinal, il poussa un
grand soupir comme un homme qu'on delie des plus etroites
entraves, et il dit a demi-voix:

-- Pour le coup, mon officier, j'espere que c'est fini!

Le roi appela son gentilhomme.

-- Je ne recevrai personne avant deux heures, dit-il, entendez-
vous, monsieur?

-- Sire, repliqua le gentilhomme, il y a cependant quelqu'un qui
demandait a entrer.

-- Qui donc?

-- Votre lieutenant de mousquetaires.

-- Celui qui m'a accompagne?

-- Oui, Sire.

-- Ah! fit le roi. Voyons, qu'il entre. L'officier entra.

Le roi fit signe, le gentilhomme et le valet de chambre sortirent.
Louis les suivit des yeux jusqu'a ce qu'ils eussent referme la
porte, et lorsque les tapisseries furent retombees derriere eux:

-- Vous me rappelez par votre presence, monsieur, dit le roi, ce
que j'avais oublie de vous recommander, c'est-a-dire la discretion
la plus absolue.

-- Oh! Sire, pourquoi Votre Majeste se donne-t-elle la peine de me
faire une pareille recommandation? on voit bien qu'elle ne me
connait pas.

-- Oui, monsieur, c'est la verite; je sais que vous etes discret;
mais comme je n'avais rien prescrit...

L'officier s'inclina.

-- Votre Majeste n'a plus rien a me dire? demanda-t-il.

-- Non, monsieur, et vous pouvez vous retirer.

-- Obtiendrai-je la permission de ne pas le faire avant d'avoir
parle au roi, Sire?

-- Qu'avez-vous a me dire? Expliquez-vous, monsieur.

-- Sire, une chose sans importance pour vous, mais qui m'interesse
enormement, moi. Pardonnez-moi donc de vous en entretenir. Sans
l'urgence, sans la necessite, je ne l'eusse jamais fait, et je
fusse disparu, muet, et petit, comme j'ai toujours ete.

-- Comment, disparu! Je ne vous comprends pas.

-- Sire, en un mot, dit l'officier, je viens demander mon conge a
Votre Majeste.

Le roi fit un mouvement de surprise, mais l'officier ne bougea pas
plus qu'une statue.

-- Votre conge, a vous, monsieur? et pour combien de temps, je
vous prie?

-- Mais pour toujours, Sire.

-- Comment, vous quitteriez mon service, monsieur? dit Louis avec
un mouvement qui decelait plus que de la surprise.

-- Sire, j'ai ce regret.

-- Impossible.

-- Si fait, Sire: je me fais vieux; voila trente-quatre ou trente-
cinq ans que je porte le harnais; mes pauvres epaules sont
fatiguees; je sens qu'il faut laisser la place aux jeunes.

"Je ne suis pas du nouveau siecle, moi! j'ai encore un pied pris
dans l'ancien; il en resulte que tout etant etrange a mes yeux,
tout m'etonne et tout m'etourdit. Bref! j'ai l'honneur de demander
mon conge a Votre Majeste.

-- Monsieur, dit le roi en regardant l'officier, qui portait sa
casaque avec une aisance que lui eut enviee un jeune homme, vous
etes plus fort et plus vigoureux que moi.

-- Oh! repondit l'officier avec un sourire de fausse modestie.
Votre Majeste me dit cela parce que j'ai encore l'oeil assez bon
et le pied assez sur, parce que je ne suis pas mal a cheval et que
ma moustache est encore noire; mais, Sire, vanite des vanites que
tout cela; illusions que tout cela, apparence, fumee, Sire! J'ai
l'air jeune encore, c'est vrai, mais je suis vieux au fond, et
avant six mois, j'en suis sur, je serai casse, podagre, impotent.
Ainsi donc, Sire...

-- Monsieur, interrompit le roi, rappelez-vous vos paroles,
d'hier, vous me disiez a cette meme place ou vous etes que vous
etiez doue de la meilleure sante de France, que la fatigue vous
etait inconnue, que vous n'aviez aucun souci de passer nuits et
jours a votre poste. M'avez-vous dit cela, oui ou non? Rappelez
vos souvenirs, monsieur.

L'officier poussa un soupir.

-- Sire, dit-il, la vieillesse est vaniteuse, et il faut bien
pardonner aux vieillards de faire leur eloge que personne ne fait
plus. Je disais cela, c'est possible; mais le fait est, Sire, que
je suis tres fatigue et que je demande ma retraite.

-- Monsieur, dit le roi en avancant sur l'officier avec un geste
plein de finesse et de majeste, vous ne me donnez pas la veritable
raison; vous voulez quitter mon service, c'est vrai, mais vous me
deguisez le motif de cette retraite.

-- Sire, croyez bien...

-- Je crois ce que je vois, monsieur; je vois un homme energique,
vigoureux, plein de presence d'esprit, le meilleur soldat de
France, peut-etre, et ce personnage-la ne me persuade pas le moins
du monde que vous ayez besoin de repos.

-- Ah! Sire, dit le lieutenant avec amertume, que d'eloges! Votre
Majeste me confond, en verite! Energique, vigoureux, spirituel,
brave, le meilleur soldat de l'armee! mais, Sire, Votre Majeste
exagere mon peu de merite, a ce point que si bonne opinion que
j'aie de moi, je ne me reconnais plus en verite. Si j'etais assez
vain pour croire a moitie seulement aux paroles de Votre Majeste,
je me regarderais comme un homme precieux, indispensable; je
dirais qu'un serviteur, lorsqu'il reunit tant et de si brillantes
qualites, est un tresor sans prix. Or, Sire, j'ai ete toute ma
vie, je dois le dire, excepte aujourd'hui, apprecie, a mon avis,
fort au-dessous de ce que je valais. Je le repete, Votre Majeste
exagere donc.

Le roi fronca le sourcil, car il voyait une raillerie sourire
amerement au fond des paroles de l'officier.

-- Voyons, monsieur, dit-il, abordons franchement la question.
Est-ce que mon service ne vous plait pas, dites? Allons, point de
detours, repondez hardiment, franchement, je le veux.

L'officier, qui roulait depuis quelques instants d'un air assez
embarrasse son feutre entre ses mains, releva la tete a ces mots.

-- Oh! Sire, dit-il, voila qui me met un peu plus a l'aise. A une
question posee aussi franchement, je repondrai moi-meme
franchement. Dire vrai est une bonne chose, tant a cause du
plaisir qu'on eprouve a se soulager le coeur, qu'a cause de la
rarete du fait. Je dirai donc la verite a mon roi, tout en le
suppliant d'excuser la franchise d'un vieux soldat.

Louis regarda son officier avec une vive inquietude qui se
manifesta par l'agitation de son geste.

-- Eh bien! donc, parlez, dit-il; car je suis impatient d'entendre
les verites que vous avez a me dire.

L'officier jeta son chapeau sur une table, et sa figure, deja si
intelligente et si martiale, prit tout a coup un etrange caractere
de grandeur et de solennite.

-- Sire, dit-il, je quitte le service du roi parce que je suis
mecontent. Le valet, en ce temps-ci, peut s'approcher
respectueusement de son maitre comme je le fais, lui donner
l'emploi de son travail, lui rapporter les outils, lui rendre
compte des fonds qui lui ont ete confies, et dire: "Maitre, ma
journee est faite, payez-moi, je vous prie, et separons-nous."

-- Monsieur, monsieur! s'ecria le roi, pourpre de colere.

-- Ah! Sire, repondit l'officier en flechissant un moment le
genou, jamais serviteur ne fut plus respectueux que je ne le suis
devant Votre Majeste; seulement, vous m'avez ordonne de dire la
verite. Or, maintenant que j'ai commence de la dire, il faut
qu'elle eclate, meme si vous me commandiez de la taire.

Il y avait une telle resolution exprimee dans les muscles fronces
du visage de l'officier, que Louis XIV n'eut pas besoin de lui
dire de continuer; il continua donc, tandis que le roi le
regardait avec une curiosite melee d'admiration.

-- Sire, voici bientot trente-cinq ans, comme je le disais, que je
sers la maison de France; peu de gens ont use autant d'epees que
moi a ce service, et les epees dont je parle etaient de bonnes
epees, Sire. J'etais enfant, j'etais ignorant de toutes choses
excepte du courage, quand le roi votre pere devina en moi un
homme. J'etais un homme, Sire, lorsque le cardinal de Richelieu,
qui s'y connaissait, devina en moi un ennemi. Sire, l'histoire de
cette inimitie de la fourmi et du lion, vous l'eussiez pu lire
depuis la premiere jusqu'a la derniere ligne dans les archives
secretes de votre famille. Si jamais l'envie vous en prend, Sire,
faites-le; cette histoire en vaut la peine, c'est moi qui vous le
dis. Vous y lirez que le lion, fatigue, lasse, haletant, demanda
enfin grace, et, il faut lui rendre cette justice, qu'il fit grace
aussi. Oh! ce fut un beau temps, Sire, seme de batailles, comme
une epopee du Tasse ou de l'Arioste! Les merveilles de ce temps-
la, auxquelles le notre refuserait de croire, furent pour nous
tous des banalites. Pendant cinq ans, je fus un heros tous les
jours, a ce que m'ont dit du moins quelques personnages de merite;
et c'est long, croyez-moi, Sire, un heroisme de cinq ans!
Cependant je crois a ce que m'ont dit ces gens-la, car c'etaient
de bons appreciateurs: on les appelait M. de Richelieu,
M. de Buckingham, M. de Beaufort, M. de Retz, un rude genie aussi,
celui-la, dans la guerre des rues! enfin, le roi Louis XIII, et
meme la reine, votre auguste mere, qui voulut bien me dire un
jour: Merci! Je ne sais plus quel service j'avais eu l'honneur de
lui rendre. Pardonnez-moi, Sire, de parler si hardiment; mais ce
que je vous raconte la, j'ai deja eu l'honneur de le dire a Votre
Majeste, c'est de l'histoire.

Le roi se mordit les levres et s'assit violemment dans un
fauteuil.

-- J'obsede Votre Majeste, dit le lieutenant. Eh! Sire, voila ce
que c'est que la verite! C'est une dure compagne, elle est
herissee de fer; elle blesse qui elle atteint, et parfois aussi
qui la dit.

-- Non, monsieur, repondit le roi; je vous ai invite a parler,
parlez donc.

-- Apres le service du roi et du cardinal, vint le service de la
regence, Sire; je me suis bien battu aussi dans la Fronde, moins
bien cependant que la premiere fois. Les hommes commencaient a
diminuer de taille. Je n'en ai pas moins conduit les mousquetaires
de Votre Majeste en quelques occasions perilleuses qui sont
restees a l'ordre du jour de la compagnie. C'etait un beau sort
alors que le mien! J'etais le favori de M. de Mazarin: Lieutenant
par-ci! lieutenant par-la! lieutenant a droite! lieutenant a
gauche! Il ne se distribuait pas un horion en France que votre
tres humble serviteur ne fut charge de la distribution; mais
bientot il ne se contenta point de la France, M. le cardinal! il
m'envoya en Angleterre pour le compte de M. Cromwell. Encore un
monsieur qui n'etait pas tendre, je vous en reponds, Sire. J'ai eu
l'honneur de le connaitre, et j'ai pu l'apprecier. On m'avait
beaucoup promis a l'endroit de cette mission; aussi, comme j'y fis
tout autre chose que ce que l'on m'avait recommande de faire, je
fus genereusement paye, car on me nomma enfin capitaine de
mousquetaires, c'est-a-dire a la charge la plus enviee de la cour,
a celle qui donne le pas sur les marechaux de France; et c'est
justice, car qui dit capitaine de mousquetaires dit la fleur du
soldat et le roi des braves!

-- Capitaine, monsieur, repliqua le roi, vous faites erreur, c'est
lieutenant que vous voulez dire.

-- Non pas, Sire, je ne fais jamais d'erreur; que Votre Majeste
s'en rapporte a moi sur ce point: M. de Mazarin m'en donna le
brevet.

-- Eh bien?

-- Mais M. de Mazarin, vous le savez mieux que personne, ne donne
pas souvent; et meme parfois reprend ce qu'il donne: il me le
reprit quand la paix fut faite et qu'il n'eut plus besoin de moi.
Certes, je n'etais pas digne de remplacer M. de Treville,
d'illustre memoire; mais enfin, on m'avait promis, on m'avait
donne, il fallait en demeurer la.

-- Voila ce qui vous mecontente, monsieur? Eh bien! je prendrai
des informations. J'aime la justice, moi, et votre reclamation,
bien que faite militairement, ne me deplait pas.

-- Oh! Sire, dit l'officier, Votre Majeste m'a mal compris, je ne
reclame plus rien maintenant.

-- Exces de delicatesse, monsieur; mais je veux veiller a vos
affaires et plus tard...

-- Oh! Sire, quel mot! Plus tard! Voila trente ans que je vis sur
ce mot plein de bonte, qui a ete prononce par tant de grands
personnages, et que vient a son tour de prononcer votre bouche.
Plus tard! voila comment j'ai recu vingt blessures, et comment
j'ai atteint cinquante-quatre ans sans jamais avoir un louis dans
ma bourse et sans jamais avoir trouve un protecteur sur ma route,
moi qui ai protege tant de gens! Aussi, je change de formule,
Sire, et quand on me dit: Plus tard, maintenant, je reponds: Tout
de suite. C'est le repos que je sollicite, Sire. On peut bien me
l'accorder: cela ne coutera rien a personne.

-- Je ne m'attendais pas a ce langage, monsieur, surtout de la
part d'un homme qui a toujours vecu pres des grands. Vous oubliez
que vous parlez au roi, a un gentilhomme qui est d'aussi bonne
maison que vous, je suppose, et quand je dis plus tard, moi, c'est
une certitude.

-- Je n'en doute pas, Sire; mais voici la fin de cette terrible
verite que j'avais a vous dire: Quand je verrais sur cette table
le baton de marechal, l'epee de connetable, la couronne de
Pologne, au lieu de plus tard, je vous jure, Sire, que je dirais
encore tout de suite. Oh! excusez-moi, Sire, je suis du pays de
votre aieul Henri IV: je ne dis pas souvent, mais je dis tout
quand je dis.

-- L'avenir de mon regne vous tente peu, a ce qu'il parait,
monsieur? dit Louis avec hauteur.

-- Oubli, oubli partout! s'ecria l'officier avec noblesse; le
maitre a oublie le serviteur, et voila que le serviteur en est
reduit a oublier son maitre. Je vis dans un temps malheureux,
Sire! Je vois la jeunesse pleine de decouragement et de crainte,
je la vois timide et depouillee, quand elle devrait etre riche et
puissante. J'ouvre hier soir, par exemple, la porte du roi de
France a un roi d'Angleterre dont moi, chetif, j'ai failli sauver
le pere, si Dieu ne s'etait pas mis contre moi, Dieu, qui
inspirait son elu Cromwell!

"J'ouvre, dis-je, cette porte, c'est-a-dire le palais d'un frere a
un frere, et je vois, tenez, Sire, cela me serre le coeur! et je
vois le ministre de ce roi chasser le proscrit et humilier son
maitre en condamnant a la misere un autre roi, son egal; enfin je
vois mon prince, qui est jeune beau, brave, qui a le courage dans
le coeur et l'eclair dans les yeux, je le vois trembler devant un
pretre qui rit de lui derriere les rideaux de son alcove, ou il
digere dans son lit tout l'or de la France, qu'il engloutit
ensuite dans des coffres inconnus. Oui, je comprends votre regard,
Sire. Je me fais hardi jusqu'a la demence; mais que voulez-vous!
je suis un vieux, et je vous dis la, a vous, mon roi, des choses
que je ferais rentrer dans la gorge de celui qui les prononcerait
devant moi.

"Enfin, vous m'avez commande de vider devant vous le fond de mon
coeur, Sire, et je repands aux pieds de Votre Majeste la bile que
j'ai amassee depuis trente ans, comme je repandrais tout mon sang
si Votre Majeste me l'ordonnait.

Le roi essuya sans mot dire les flots d'une sueur froide et
abondante qui ruisselait de ses tempes.

La minute de silence qui suivit cette vehemente sortie representa
pour celui qui avait parle et pour celui qui avait entendu des
siecles de souffrance.

-- Monsieur, dit enfin le roi, vous avez prononce le mot oubli, je
n'ai entendu que ce mot; je repondrai donc a lui seul. D'autres
ont pu etre oublieux, mais je ne le suis pas, moi, et la preuve,
c'est que je me souviens qu'un jour d'emeute, qu'un jour ou le
peuple furieux, furieux et mugissant comme la mer, envahissait le
Palais-Royal; qu'un jour enfin ou je feignais de dormir dans mon
lit, un seul homme, l'epee nue, cache derriere mon chevet,
veillait sur ma vie, pret a risquer la sienne pour moi, comme il
l'avait deja vingt fois risquee pour ceux de ma famille. Est-ce
que ce gentilhomme, a qui je demandai alors son nom, ne s'appelait
pas M. d'Artagnan, dites, monsieur?

-- Votre Majeste a bonne memoire; repondit froidement l'officier.

-- Voyez alors, monsieur, continua le roi, si j'ai de pareils
souvenirs d'enfance, ce que je puis en amasser dans l'age de
raison.

-- Votre Majeste a ete richement douee par Dieu, dit l'officier
avec le meme ton.

-- Voyons, monsieur d'Artagnan, continua Louis avec une agitation
febrile, est-ce que vous ne serez pas aussi patient que moi? est-
ce que vous ne ferez pas ce que je fais? voyons.

-- Et que faites-vous, Sire?

-- J'attends.

-- Votre Majeste le peut, parce qu'elle est jeune; mais moi, Sire,
je n'ai pas le temps d'attendre: la vieillesse est a ma porte, et
la mort la suit, regardant jusqu'au fond de ma maison. Votre
Majeste commence la vie; elle est pleine d'esperance et de fortune
a venir; mais moi, Sire, moi, je suis a l'autre bout de l'horizon,
et nous nous trouvons si loin l'un de l'autre, que je n'aurais
jamais le temps d'attendre que Votre Majeste vint jusqu'a moi.

Louis fit un tour dans la chambre, toujours essuyant cette sueur
qui eut bien effraye les medecins, si les medecins eussent pu voir
le roi dans un pareil etat.

-- C'est bien, monsieur, dit alors Louis XIV d'une voix breve;
vous desirez votre retraite? vous l'aurez. Vous m'offrez votre
demission du grade de lieutenant de mousquetaires?

-- Je la depose bien humblement aux pieds de Votre Majeste, Sire.

-- Il suffit. Je ferai ordonnancer votre pension.

-- J'en aurai mille obligations a Votre Majeste.

-- Monsieur, dit encore le roi en faisant un evident effort sur
lui-meme, je crois que vous perdez un bon maitre.

-- Et moi, j'en suis sur, Sire.

-- En retrouverez-vous jamais un pareil?

-- Oh! Sire je sais bien que Votre Majeste est unique dans le
monde; aussi ne prendrai-je desormais plus de service chez aucun
roi de la terre, et n'aurai plus d'autre maitre que moi.

-- Vous le dites?

-- Je le jure a Votre Majeste.

-- Je retiens cette parole, monsieur.

D'Artagnan s'inclina.

-- Et vous savez que j'ai bonne memoire, continua le roi.

-- Oui, Sire, et cependant je desire que cette memoire fasse
defaut a cette heure a Votre Majeste, afin qu'elle oublie les
miseres que j'ai ete force d'etaler a ses yeux. Sa Majeste est
tellement au-dessus des pauvres et des petits, que j'espere...

-- Ma Majeste, monsieur, fera comme le soleil, qui voit tout,
grands et petits, riches et miserables, donnant le lustre aux uns,
la chaleur aux autres, a tous la vie. Adieu, monsieur d'Artagnan,
adieu, vous etes libre.

Et le roi, avec un rauque sanglot qui se perdit dans sa gorge,
passa rapidement dans la chambre voisine.

D'Artagnan reprit son chapeau sur la table ou il l'avait jete, et
sortit.


Chapitre XV -- Le proscrit


D'Artagnan n'etait pas au bas de l'escalier que le roi appela son
gentilhomme.

-- J'ai une commission a vous donner, monsieur, dit-il.

-- Je suis aux ordres de Votre Majeste.

-- Attendez alors.

Et le jeune roi se mit a ecrire la lettre suivante, qui lui couta
plus d'un soupir, quoique en meme temps quelque chose comme le
sentiment du triomphe brillat dans ses yeux.

"Monsieur le cardinal, Grace a vos bons conseils, et surtout grace
a votre fermete, j'ai su vaincre et dompter une faiblesse indigne
d'un roi. Vous avez trop habilement arrange ma destinee pour que
la reconnaissance ne m'arrete pas au moment de detruire votre
ouvrage. J'ai compris que j'avais tort de vouloir faire devier ma
vie de la route que vous lui aviez tracee. Certes, il eut ete
malheureux pour la France, et malheureux pour ma famille, que la
mesintelligence eclatat entre moi et mon ministre.

C'est pourtant ce qui fut certainement arrive si j'avais fait ma
femme de votre niece. Je le comprends parfaitement, et desormais
n'opposerai rien a l'accomplissement de ma destinee. Je suis donc
pret a epouser l'infante Marie-Therese. Vous pouvez fixer des cet
instant l'ouverture des conferences.

Votre affectionne, Louis."

Le roi relut la lettre, puis il la scella lui-meme.

-- Cette lettre a M. le cardinal, dit-il.

Le gentilhomme partit. A la porte de Mazarin, il rencontra
Bernouin qui attendait avec anxiete.

-- Eh bien? demanda le valet de chambre du ministre.

-- Monsieur, dit le gentilhomme, voici une lettre pour Son
Eminence.

-- Une lettre! Ah! nous nous y attendions, apres le petit voyage
de ce matin.

-- Ah! vous saviez que Sa Majeste...

-- En qualite de Premier ministre, il est des devoirs de notre
charge de tout savoir. Et Sa Majeste prie, supplie, je presume?

-- Je ne sais, mais il a soupire bien des fois en l'ecrivant.

-- Oui, oui, oui, nous savons ce que cela veut dire. On soupire de
bonheur comme de chagrin, monsieur.

-- Cependant, le roi n'avait pas l'air fort heureux en revenant,
monsieur.

-- Vous n'aurez pas bien vu. D'ailleurs, vous n'avez vu Sa Majeste
qu'au retour, puisqu'elle n'etait accompagnee que de son seul
lieutenant des gardes. Mais moi, j'avais le telescope de Son
Eminence, et je regardais quand elle etait fatiguee. Tous deux
pleuraient, j'en suis sur.

-- Eh bien! etait-ce aussi de bonheur qu'ils pleuraient?

-- Non, mais d'amour, et ils se juraient mille tendresses que le
roi ne demande pas mieux que de tenir. Or, cette lettre est un
commencement d'execution.

-- Et que pense Son Eminence de cet amour, qui, d'ailleurs, n'est
un secret pour personne?

Bernouin prit le bras du messager de Louis, et tout en montant
l'escalier:

-- Confidentiellement, repliqua-t-il a demi-voix, Son Eminence
s'attend au succes de l'affaire. Je sais bien que nous aurons la
guerre avec l'Espagne; mais bah! la guerre satisfera la noblesse.
M. le cardinal d'ailleurs dotera royalement, et meme plus que
royalement, sa niece. Il y aura de l'argent, des fetes et des
coups; tout le monde sera content.

-- Eh bien! a moi, repondit le gentilhomme en hochant la tete, il
me semble que voici une lettre bien legere pour contenir tout
cela.

-- Ami, repondit Bernouin, je suis sur de ce que je dis;
M. d'Artagnan m'a tout conte.

-- Bon! et qu'a-t-il dit? voyons!

-- Je l'ai aborde pour lui demander des nouvelles de la part du
cardinal, sans decouvrir nos desseins, bien entendu, car
M. d'Artagnan est un fin limier.

"-- Mon cher monsieur Bernouin, a-t-il repondu, le roi est
amoureux fou de Mlle de Mancini. Voila tout ce que je puis vous
dire.

"-- Eh! lui ai-je demande, est-ce donc a ce point que vous le
croyez capable de passer outre aux desseins de Son Eminence?

"-- Ah! ne m'interrogez pas; je crois le roi capable de tout. Il a
une tete de fer, et ce qu'il veut, il le veut bien. S'il s'est
chausse dans la cervelle d'epouser Mlle de Mancini, il l'epousera.

"Et la-dessus il m'a quitte et est alle aux ecuries, a pris un
cheval, l'a selle lui-meme, a saute dessus, et est parti comme si
le diable l'emportait.

-- De sorte que vous croyez...?

-- Je crois que M. le lieutenant des gardes en savait plus qu'il
n'en voulait dire.

-- Si bien qu'a votre avis, M. d'Artagnan...

-- Court, selon toutes les probabilites, apres les exilees pour
faire toutes demarches utiles au succes de l'amour du roi.

En causant ainsi, les deux confidents etaient arrives a la porte
du cabinet de Son Eminence. Son Eminence n'avait plus la goutte,
elle se promenait avec anxiete dans sa chambre, ecoutant aux
portes et regardant aux fenetres.

Bernouin entra, suivi du gentilhomme qui avait ordre du roi de
remettre la lettre aux mains memes de Son Eminence.

Mazarin prit la lettre; mais avant de l'ouvrir il se composa un
sourire de circonstance, maintien commode pour voiler les emotions
de quelque genre qu'elles fussent. De cette facon, quelle que fut
l'impression qu'il recut de la lettre, aucun reflet de cette
impression ne transpira sur son visage.

-- Eh bien! dit-il lorsqu'il eut lu et relu la lettre, a
merveille, monsieur. Annoncez au roi que je le remercie de son
obeissance aux desirs de la reine mere, et que je vais tout faire
pour accomplir sa volonte.

Le gentilhomme sortit. A peine la porte avait-elle ete refermee,
que le cardinal, qui n'avait pas de masque pour Bernouin, ota
celui dont il venait momentanement de couvrir sa physionomie, et
avec sa plus sombre expression:

-- Appelez M. de Brienne, dit-il.

Le secretaire entra cinq minutes apres.

-- Monsieur, lui dit Mazarin, je viens de rendre un grand service
a la monarchie, le plus grand que je lui aie jamais rendu. Vous
porterez cette lettre, qui en fait foi, chez Sa Majeste la reine
mere, et lorsqu'elle vous l'aura rendue, vous la logerez dans le
carton B, qui est plein de documents et de pieces relatives a mon
service.

Brienne partit, et comme cette lettre si interessante etait
decachetee, il ne manqua pas de la lire en chemin. Il va sans dire
que Bernouin, qui etait bien avec tout le monde, s'approcha assez
pres du secretaire pour pouvoir lire par-dessus son epaule. La
nouvelle se repandit dans le chateau avec tant de rapidite, que
Mazarin craignit un instant qu'elle ne parvint aux oreilles de la
reine avant que M. de Brienne lui remit la lettre de Louis XIV. Un
moment apres, tous les ordres etaient donnes pour le depart, et
M. de Conde, ayant ete saluer le roi a son lever pretendu,
inscrivait sur ses tablettes la ville de Poitiers comme lieu de
sejour et de repos pour Leurs Majestes. Ainsi se denouait en
quelques instants une intrigue qui avait occupe sourdement toutes
les diplomaties de l'Europe. Elle n'avait eu cependant pour
resultat bien clair et bien net que de faire perdre a un pauvre
lieutenant de mousquetaires sa charge et sa fortune. Il est vrai
qu'en echange il gagnait sa liberte.

Nous saurons bientot comment M. d'Artagnan profita de la sienne.
Pour le moment, si le lecteur le permet, nous devons revenir a
l'Hotellerie des Medicis, dont une fenetre venait de s'ouvrir au
moment meme ou les ordres se donnaient au chateau pour le depart
du roi. Cette fenetre qui s'ouvrait etait celle d'une des chambres
de Charles. Le malheureux prince avait passe la nuit a rever, la
tete dans ses deux mains et les coudes sur une table, tandis que
Parry, informe et vieux, s'etait endormi dans un coin, fatigue de
corps et d'esprit.

Singuliere destinee que celle de ce serviteur fidele, qui voyait
recommencer pour la deuxieme generation l'effrayante serie de
malheurs qui avaient pese sur la premiere. Quand Charles II eut
bien pense a la nouvelle defaite qu'il venait d'eprouver, quand il
eut bien compris l'isolement complet dans lequel il venait de
tomber en voyant fuir derriere lui sa nouvelle esperance, il fut
saisi comme d'un vertige et tomba renverse dans le large fauteuil
au bord duquel il etait assis. Alors Dieu prit en pitie le
malheureux prince et lui envoya le sommeil, frere innocent de la
mort. Il ne s'eveilla donc qu'a six heures et demie, c'est-a-dire
quand le soleil resplendissait deja dans sa chambre et que Parry,
immobile dans la crainte de le reveiller, considerait avec une
profonde douleur les yeux de ce jeune homme deja rougis par la
veille, ses joues deja palies par la souffrance et les privations.
Enfin le bruit de quelques chariots pesants qui descendaient vers
la Loire reveilla Charles. Il se leva, regarda autour de lui comme
un homme qui a tout oublie, apercut Parry, lui serra la main, et
lui commanda de regler la depense avec maitre Cropole.

Maitre Cropole, force de regler ses comptes avec Parry, s'en
acquitta, il faut le dire, en homme honnete; il fit seulement sa
remarque habituelle, c'est-a-dire que les deux voyageurs n'avaient
pas mange, ce qui avait le double desavantage d'etre humiliant
pour sa cuisine et de le forcer de demander le prix d'un repas non
employe, mais neanmoins perdu.

Parry ne trouva rien a redire et paya.

-- J'espere, dit le roi, qu'il n'en aura pas ete de meme des
chevaux. Je ne vois pas qu'ils aient mange a votre compte, et ce
serait malheureux pour des voyageurs qui, comme nous, ont une
longue route a faire de trouver des chevaux affaiblis.

Mais Cropole, a ce doute, prit son air de majeste, et repondit que
la creche des Medicis n'etait pas moins hospitaliere que son
refectoire.

Le roi monta donc a cheval, son vieux serviteur en fit autant, et
tous deux prirent la route de Paris sans avoir presque rencontre
personne sur leur chemin, dans les rues et dans les faubourgs de
la ville. Pour le prince, le coup etait d'autant plus cruel que
c'etait un nouvel exil. Les malheureux s'attachent aux moindres
esperances, comme les heureux aux plus grands bonheurs, et
lorsqu'il faut quitter le lieu ou cette esperance leur a caresse
le coeur, ils eprouvent le mortel regret que ressent le banni
lorsqu'il met le pied sur le vaisseau qui doit l'emporter pour
l'emmener en exil C'est apparemment que le coeur deja blesse tant
de fois souffre de la moindre piqure; c'est qu'il regarde comme un
bien l'absence momentanee du mal, qui n'est seulement que
l'absence de la douleur; c'est qu'enfin, dans les plus terribles
infortunes, Dieu a jete l'esperance comme cette goutte d'eau que
le mauvais riche en enfer demandait a Lazare. Un instant meme
l'esperance de Charles II avait ete plus qu'une fugitive joie.
C'etait lorsqu'il s'etait vu bien accueilli par son frere Louis.
Alors elle avait pris un corps et s'etait faite realite; puis tout
a coup le refus de Mazarin avait fait descendre la realite factice
a l'etat de reve. Cette promesse de Louis XIV sitot reprise
n'avait ete qu'une derision. Derision comme sa couronne, comme son
sceptre, comme ses amis, comme tout ce qui avait entoure son
enfance royale et qui avait abandonne sa jeunesse proscrite.
Derision! tout etait derision pour Charles II, hormis ce repos
froid et noir que lui promettait la mort.

Telles etaient les idees du malheureux prince alors que, couche
sur son cheval dont il abandonnait les renes, il marchait sous le
soleil chaud et doux du mois de mai, dans lequel la sombre
misanthropie de l'exile voyait une derniere insulte a sa douleur.


Chapitre XVI -- _Remember_!


Un cavalier qui passait rapidement sur la route remontant vers
Blois, qu'il venait de quitter depuis une demi-heure a peu pres,
croisa les deux voyageurs, et, tout presse qu'il etait, leva son
chapeau en passant pres d'eux. Le roi fit a peine attention a ce
jeune homme, car ce cavalier qui les croisait etait un jeune homme
de vingt-quatre a vingt-cinq ans, lequel, se retournant parfois,
faisait des signes d'amitie a un homme debout devant la grille
d'une belle maison blanche et rouge, c'est-a-dire de briques et de
pierres, a toit d'ardoises, situee a gauche de la route que
suivait le prince.

Cet homme, vieillard grand et maigre, a cheveux blancs, nous
parlons de celui qui se tenait pres de la grille, cet homme
repondait aux signaux que lui faisait le jeune homme par des
signes d'adieu aussi tendres que les eut faits un pere. Le jeune
homme finit par disparaitre au premier tournant de la route bordee
de beaux arbres, et le vieillard s'appretait a rentrer dans la
maison, lorsque les deux voyageurs, arrives en face de cette
grille, attirerent son attention.

Le roi, nous l'avons dit, cheminait la tete baissee, les bras
inertes, se laissant aller au pas et presque au caprice de son
cheval; tandis que Parry, derriere lui, pour se mieux laisser
penetrer de la tiede influence du soleil, avait ote son chapeau et
promenait ses regards a droite et a gauche du chemin. Ses yeux se
rencontrerent avec ceux du vieillard adosse a la grille, et qui,
comme s'il eut ete frappe de quelque spectacle etrange, poussa une
exclamation et fit un pas vers les deux voyageurs. De Parry, ses
yeux se porterent immediatement au roi, sur lequel ils
s'arreterent un instant.

Cet examen, si rapide qu'il fut, se refleta a l'instant meme d'une
facon visible sur les traits du grand vieillard; car a peine eut-
il reconnu le plus jeune des voyageurs, et nous disons reconnu,
car il n'y avait qu'une reconnaissance positive qui pouvait
expliquer un pareil acte; a peine, disons-nous, eut-il reconnu le
plus jeune des deux voyageurs, qu'il joignit d'abord les mains
avec une respectueuse surprise, et, levant son chapeau de sa tete,
salua si profondement qu'on eut dit qu'il s'agenouillait.

Cette demonstration, si distrait ou plutot si plonge que fut le
roi dans ses reflexions, attira son attention a l'instant meme.
Charles, arretant donc son cheval et se retournant vers Parry:

-- Mon Dieu! Parry, dit-il, quel est donc cet homme qui me salue
ainsi? Me connaitrait-il, par hasard?

Parry, tout agite, tout pale, avait deja pousse son cheval du cote
de la grille.

-- Ah! Sire, dit-il en s'arretant tout a coup a cinq ou six pas du
vieillard toujours agenouille, Sire, vous me voyez saisi
d'etonnement, car il me semble que je reconnais ce brave homme.
Eh! oui, c'est bien lui-meme. Votre Majeste permet que je lui
parle?

-- Sans doute.

-- Est-ce donc vous, monsieur Grimaud? demanda Parry.

-- Oui, moi, dit le grand vieillard en se redressant, mais sans
rien perdre de son attitude respectueuse.

-- Sire, dit alors Parry, je ne m'etais pas trompe, cet homme est
le serviteur du comte de La Fere, et le comte de La Fere, si vous
vous en souvenez, est ce digne gentilhomme dont j'ai si souvent
parle a Votre Majeste, que le souvenir doit en etre reste, non
seulement dans son esprit, mais encore dans son coeur.

-- Celui qui assista le roi mon pere a ses derniers moments?
demanda Charles.

Et Charles tressaillit visiblement a ce souvenir.

-- Justement, Sire.

-- Helas! dit Charles.

Puis, s'adressant a Grimaud, dont les yeux vifs et intelligents
semblaient chercher a deviner sa pensee:

-- Mon ami, demanda-t-il, votre maitre, M. le comte de La Fere,
habiterait-il dans les environs?

-- La, repondit Grimaud en designant de son bras etendu en arriere
la grille de la maison blanche et rouge.

-- Et M. le comte de La Fere est chez lui en ce moment?

-- Au fond, sous les marronniers.

-- Parry, dit le roi, je ne veux pas manquer cette occasion si
precieuse pour moi de remercier le gentilhomme auquel notre maison
doit un si bel exemple de devouement et de generosite. Tenez mon
cheval, mon ami, je vous prie.

Et jetant la bride aux mains de Grimaud, le roi entra tout seul
chez Athos, comme un egal chez son egal. Charles avait ete
renseigne par l'explication si concise de Grimaud, au fond, sous
les marronniers; il laissa donc la maison a gauche et marcha droit
vers l'allee designee. La chose etait facile; la cime de ces
grands arbres, deja couverts de feuilles et de fleurs, depassait
celle de tous les autres. En arrivant sous les losanges lumineux
et sombres tour a tour qui diapraient le sol de cette allee, selon
le caprice de leurs voutes plus ou moins feuillees, le jeune
prince apercut un gentilhomme qui se promenait les bras derriere
le dos et paraissant plonge dans une sereine reverie. Sans doute,
il s'etait fait souvent redire comment etait ce gentilhomme, car
sans hesitation Charles II marcha droit a lui. Au bruit de ses
pas, le comte de La Fere releva la tete, et voyant un inconnu a la
tournure elegante et noble qui se dirigeait de son cote, il leva
son chapeau de dessus sa tete et attendit. A quelques pas de lui,
Charles II, de son cote, mit le chapeau a la main; puis, comme
pour repondre a l'interrogation muette du comte:

-- Monsieur le comte, dit-il, je viens accomplir pres de vous un
devoir. J'ai depuis longtemps l'expression d'une reconnaissance
profonde a vous apporter. Je suis Charles II, fils de Charles
Stuart, qui regna sur l'Angleterre et mourut sur l'echafaud.

A ce nom illustre, Athos sentit comme un frisson dans ses veines;
mais a la vue de ce jeune prince debout, decouvert devant lui et
lui tendant la main deux larmes vinrent un instant troubler le
limpide azur de ses beaux yeux.

Il se courba respectueusement; mais le prince lui prit la main:

-- Voyez comme je suis malheureux, monsieur le comte, dit Charles;
il a fallu que ce fut le hasard qui me rapprochat de vous. Helas!
ne devrais-je pas avoir pres de moi les gens que j'aime et que
j'honore, tandis que j'en suis reduit a conserver leurs services
dans mon coeur et leurs noms dans ma memoire, si bien que sans
votre serviteur, qui a reconnu le mien, je passais devant votre
porte comme devant celle d'un etranger.

-- C'est vrai, dit Athos, repondant avec la voix a la premiere
partie de la phrase du prince, et avec un salut a la seconde;
c'est vrai, Votre Majeste a vu de biens mauvais jours.

-- Et les plus mauvais, helas! repondit Charles, sont peut-etre
encore a venir.

-- Sire, esperons!

-- Comte, comte! continua Charles en secouant la tete, j'ai espere
jusqu'a hier soir, et c'etait d'un bon chretien, je vous le jure.
Athos regarda le roi comme pour l'interroger.

-- Oh! l'histoire est facile a raconter, dit Charles II: proscrit,
depouille, dedaigne, je me suis resolu, malgre toutes mes
repugnances, a tenter une derniere fois la fortune. N'est-il pas
ecrit la-haut que, pour notre famille, tout bonheur et tout
malheur viennent eternellement de la France! Vous en savez quelque
chose, vous, monsieur, qui etes un des Francais que mon malheureux
pere trouva au pied de son echafaud le jour de sa mort, apres les
avoir trouves a sa droite les jours de bataille.

-- Sire, dit modestement Athos, je n'etais pas seul, et mes
compagnons et moi avons fait, dans cette circonstance, notre
devoir de gentilshommes, et voila tout. Mais Votre Majeste allait
me faire l'honneur de me raconter...

-- C'est vrai. J'avais la protection, pardon de mon hesitation,
comte, mais pour un Stuart, vous comprendrez cela, vous qui
comprenez toutes choses, le mot est dur a prononcer, j'avais, dis-
je, la protection de mon cousin le stathouder de Hollande; mais,
sans l'intervention, ou tout au moins sans l'autorisation de la
France, le stathouder ne veut pas prendre d'initiative. Je suis
donc venu demander cette autorisation au roi de France, qui m'a
refuse.

-- Le roi vous a refuse, Sire!

-- Oh! pas lui: toute justice doit etre rendue a mon jeune frere
Louis; mais M. de Mazarin.

Athos se mordit les levres.

-- Vous trouvez peut-etre que j'eusse du m'attendre a ce refus,
dit le roi, qui avait remarque le mouvement.

-- C'etait en effet ma pensee, Sire, repliqua respectueusement le
comte, je connais cet Italien de longue main.

-- Alors j'ai resolu de pousser la chose a bout et de savoir tout
de suite le dernier mot de ma destinee; j'ai dit a mon frere Louis
que, pour ne compromettre ni la France, ni la Hollande, je
tenterais la fortune moi-meme en personne, comme j'ai deja fait,
avec deux cents gentilshommes, s'il voulait me les donner, et un
million, s'il voulait me le preter.

-- Eh bien! Sire?

-- Eh bien! monsieur, j'eprouve en ce moment quelque chose
d'etrange, c'est la satisfaction du desespoir. Il y a dans
certaines ames, et je viens de m'apercevoir que la mienne est de
ce nombre, une satisfaction reelle dans cette assurance que tout
est perdu et que l'heure est enfin venue de succomber.

-- Oh! j'espere, dit Athos, que Votre Majeste n'en est point
encore arrivee a cette extremite.

-- Pour me dire cela, monsieur le comte, pour essayer de raviver
l'espoir dans mon coeur, il faut que vous n'ayez pas bien compris
ce que je viens de vous dire. Je suis venu a Blois, comte, pour
demander a mon frere Louis l'aumone d'un million avec lequel
j'avais l'esperance de retablir mes affaires, et mon frere Louis
m'a refuse. Vous voyez donc bien que tout est perdu.

-- Votre Majeste me permettra-t-elle de lui repondre par un avis
contraire?

-- Comment, comte, vous me prenez pour un esprit vulgaire, a ce
point que je ne sache pas envisager ma position?

-- Sire, j'ai toujours vu que c'etait dans les positions
desesperees qu'eclatent tout a coup les grands revirements de
fortune.

-- Merci, comte, il est beau de retrouver des coeurs comme le
votre, c'est-a-dire assez confiants en Dieu et dans la monarchie
pour ne jamais desesperer d'une fortune royale, si bas qu'elle
soit tombee.

"Malheureusement, vos paroles, cher comte, sont comme ces remedes
que l'on dit souverains et qui cependant, ne pouvant guerir que
les plaies guerissables, echouent contre la mort; Merci de votre
perseverance a me consoler, comte; merci de votre souvenir devoue,
mais je sais a quoi m'en tenir.

"Rien ne me sauvera maintenant. Et tenez, mon ami, j'etais si bien
convaincu, que je prenais la route de l'exil avec mon vieux Parry;
je retournais savourer mes poignantes douleurs dans ce petit
ermitage que m'offre la Hollande. La, croyez-moi, comte, tout sera
bientot fini, et la mort viendra vite; elle est appelee si souvent
par ce corps que ronge l'ame et par cette ame qui aspire aux
cieux!

-- Votre Majeste a une mere, une soeur, des freres; Votre Majeste
est le chef de la famille, elle doit donc demander a Dieu une
longue vie au lieu de lui demander une prompte mort. Votre Majeste
est proscrite, fugitive, mais elle a son droit pour elle; elle
doit donc aspirer aux combats, aux dangers, aux affaires, et non
pas au repos des cieux.

-- Comte, dit Charles II avec un sourire d'indefinissable
tristesse, avez-vous entendu dire jamais qu'un roi ait reconquis
son royaume avec un serviteur de l'age de Parry et avec trois
cents ecus que ce serviteur porte dans sa bourse!

-- Non, Sire; mais j'ai entendu dire, et meme plus d'une fois,
qu'un roi detrone reprit son royaume avec une volonte ferme, de la
perseverance, des amis et un million de francs habilement
employes.

-- Mais vous ne m'avez donc pas compris? Ce million, je l'ai
demande a mon frere Louis; qui me l'a refuse.

-- Sire, dit Athos, Votre Majeste veut-elle m'accorder quelques
minutes encore a ecouter attentivement ce qui me reste a lui dire?

Charles II regarda fixement Athos.

-- Volontiers, monsieur, dit-il.

-- Alors je vais montrer le chemin a Votre Majeste, reprit le
comte en se dirigeant vers la maison.

Et il conduisit le roi vers son cabinet et le fit asseoir.

-- Sire, dit-il, Votre Majeste m'a dit tout a l'heure qu'avec
l'etat des choses en Angleterre un million lui suffirait pour
reconquerir son royaume?

-- Pour le tenter du moins, et pour mourir en roi si je ne
reussissais pas.

-- Eh bien! Sire, que Votre Majeste, selon la promesse qu'elle m'a
faite, veuille bien ecouter ce qui me reste a lui dire.

Charles fit de la tete un signe d'assentiment Athos marcha droit a
la porte, dont il ferma le verrou apres avoir regarde si personne
n'ecoutait aux environs, et revint.

-- Sire, dit-il, Votre Majeste a bien voulu se souvenir que
j'avais prete assistance au tres noble et tres malheureux Charles
Ier, lorsque ses bourreaux le conduisirent de Saint-James a White
Hall.

-- Oui, certes, je me suis souvenu et me souviendrai toujours.

-- Sire, c'est une lugubre histoire a entendre pour un fils, qui
sans doute se l'est deja fait raconter bien des fois; mais
cependant je dois la redire a Votre Majeste sans en omettre un
detail.

-- Parlez, monsieur.

-- Lorsque le roi votre pere monta sur l'echafaud, ou plutot passa
de sa chambre a l'echafaud dresse hors de sa fenetre, tout avait
ete pratique pour sa fuite. Le bourreau avait ete ecarte, un trou
prepare sous le plancher de son appartement, enfin moi-meme
j'etais sous la voute funebre que j'entendis tout a coup craquer
sous ses pas.

-- Parry m'a raconte ces terribles details, monsieur. Athos
s'inclina et reprit:

-- Voici ce qu'il n'a pu vous raconter, Sire, car ce qui suit,
s'est passe entre Dieu, votre pere et moi, et jamais la revelation
n'en a ete faite, meme a mes plus chers amis:

"-- Eloigne-toi, dit l'auguste patient au bourreau masque, ce
n'est que pour un instant, et je sais que je t'appartiens; mais
souviens-toi de ne frapper qu'a mon signal. Je veux faire
librement ma priere.

-- Pardon, dit Charles II en palissant; mais vous, comte, qui
savez tant de details sur ce funeste evenement, de details qui,
comme vous le disiez tout a l'heure, n'ont ete reveles a personne,
savez-vous le nom de ce bourreau infernal, de ce lache, qui cacha
son visage pour assassiner impunement un roi?

Athos palit legerement.

-- Son nom? dit-il; oui, je le sais, mais je ne puis le dire.

-- Et ce qu'il est devenu?... car personne en Angleterre n'a connu
sa destinee.

-- Il est mort.

-- Mais pas mort dans son lit, pas mort d'une mort calme et douce,
pas de la mort des honnetes gens?

-- Il est mort de mort violente, dans une nuit terrible, entre la
colere des hommes et la tempete de Dieu. Son corps perce d'un coup
de poignard a roule dans les profondeurs de l'ocean. Dieu pardonne
a son meurtrier!

-- Alors, passons, dit le roi Charles II, qui vit que le comte
n'en voulait pas dire davantage.

-- Le roi d'Angleterre, apres avoir, ainsi que j'ai dit, parle au
bourreau voile, ajouta: "Tu ne me frapperas, entends-tu bien? que
lorsque je tendrai les bras en disant: _Remember_!"

-- En effet, dit Charles d'une voix sourde, je sais que c'est le
dernier mot prononce par mon malheureux pere. Mais dans quel but,
pour qui?

-- Pour le gentilhomme francais place sous son echafaud.

-- Pour lors a vous, monsieur?

-- Oui, Sire, et chacune des paroles qu'il a dites, a travers les
planches de l'echafaud recouvertes d'un drap noir, retentissent
encore a mon oreille. Le roi mit donc un genou en terre.

"-- Comte de La Fere, dit-il, etes-vous la?

"-- Oui, Sire, repondis-je.

"Alors le roi se pencha.

Charles II, lui aussi, tout palpitant d'interet, tout brulant de
douleur, se penchait vers Athos pour recueillir une a une les
premieres paroles que laisserait echapper le comte. Sa tete
effleurait celle d'Athos.

-- Alors, continua le comte, le roi se pencha.

"-- Comte de La Fere, dit-il, je n'ai pu etre sauve par toi. Je ne
devais pas l'etre. Maintenant, dusse-je commettre un sacrilege, je
te dirai: "Oui, j'ai parle aux hommes; oui, j'ai parle a Dieu, et
je te parle a toi le dernier. Pour soutenir une cause que j'ai
crue sacree, j'ai perdu le trone de mes peres et diverti
l'heritage de mes enfants."

Charles II cacha son visage entre ses mains, et une larme
devorante glissa entre ses doigts blancs et amaigris.

"-- Un million en or me reste, continua le roi. Je l'ai enterre
dans les caves du chateau de Newcastle au moment ou j'ai quitte
cette ville.

Charles releva sa tete avec une expression de joie douloureuse qui
eut arrache des sanglots a quiconque connaissait cette immense
infortune.

-- Un million! murmura-t-il, oh! comte!

"-- Cet argent, toi seul sais qu'il existe, fais-en usage quand tu
croiras qu'il en est temps pour le plus grand bien de mon fils
aine. Et maintenant, comte de La Fere, dites-moi adieu!

"-- Adieu, adieu Sire! m'ecriai-je.

Charles II se leva et alla appuyer son front brulant a la fenetre.

-- Ce fut alors, continua Athos, que le roi prononca le mot
"_Remember_!" adresse a moi. Vous voyez, Sire, que je me suis
souvenu.

Le roi ne put resister a son emotion. Athos vit le mouvement de
ses deux epaules qui ondulaient convulsivement. Il entendit les
sanglots qui brisaient sa poitrine au passage. Il se tut, suffoque
lui-meme par le flot de souvenirs amers qu'il venait de soulever
sur cette tete royale. Charles II, avec un violent effort, quitta
la fenetre, devora ses larmes et revint s'asseoir aupres d'Athos.

-- Sire, dit celui-ci, jusqu'aujourd'hui j'avais cru que l'heure
n'etait pas encore venue d'employer cette derniere ressource, mais
les yeux fixes sur l'Angleterre, je sentais qu'elle approchait.
Demain j'allais m'informer en quel lieu du monde etait Votre
Majeste, et j'allais aller a elle. Elle vient a moi, c'est une
indication que Dieu est pour nous.

-- Monsieur, dit Charles d'une voix encore etranglee par
l'emotion, vous etes pour moi ce que serait un ange envoye par
Dieu; vous etes mon sauveur suscite de la tombe par mon pere lui-
meme; mais croyez-moi, depuis dix annees les guerres civiles ont
passe sur mon pays, bouleversant les hommes, creusant le sol; il
n'est probablement pas plus reste d'or dans les entrailles de ma
terre que d'amour dans les coeurs de mes sujets.

-- Sire, l'endroit ou Sa Majeste a enfoui le million est bien
connu de moi, et nul, j'en suis bien certain, n'a pu le decouvrir.
D'ailleurs le chateau de Newcastle est-il donc entierement
ecroule; l'a-t-on demoli pierre a pierre et deracine du sol
jusqu'a sa derniere fibre?

-- Non, il est encore debout, mais en ce moment le general Monck
l'occupe et y campe. Le seul endroit ou m'attend un secours, ou je
possede une ressource, vous le voyez, est envahi par mes ennemis.

-- Le general Monck, Sire, ne peut avoir decouvert le tresor dont
je vous parle.

-- Oui, mais dois-je aller me livrer a Monck pour le recouvrer, ce
tresor? Ah! vous le voyez donc bien, comte, il faut en finir avec
la destinee, puisqu'elle me terrasse a chaque fois que je me
releve. Que faire avec Parry pour tout serviteur, avec Parry, que
Monck a deja chasse une fois?

-- Non, non, comte, acceptons ce dernier coup.

-- Ce que Votre Majeste ne peut faire, ce que Parry ne peut plus
tenter, croyez-vous que moi je puisse y reussir?

-- Vous, vous comte, vous iriez!

-- Si cela plait a Votre Majeste, dit Athos en saluant le roi,
oui, j'irai, Sire.

-- Vous si heureux ici, comte!

-- Je ne suis jamais heureux, Sire, tant qu'il me reste un devoir
a accomplir, et c'est un devoir supreme que m'a legue le roi votre
pere de veiller sur votre fortune et de faire un emploi royal de
son argent. Ainsi, que Votre Majeste me fasse un signe, et je pars
avec elle.

-- Ah! monsieur, dit le roi, oubliant toute etiquette royale et se
jetant au cou d'Athos, vous me prouvez qu'il y a un Dieu au ciel,
et que ce Dieu envoie parfois des messagers aux malheureux qui
gemissent sur cette terre.

Athos, tout emu de cet elan du jeune homme, le remercia avec un
profond respect, et s'approchant de la fenetre:

-- Grimaud, dit-il, mes chevaux.

-- Comment! ainsi, tout de suite? dit le roi. Ah! monsieur, vous
etes, en verite, un homme merveilleux.

-- Sire! dit Athos, je ne connais rien de plus presse que le
service de Votre Majeste. D'ailleurs, ajouta-t-il en souriant,
c'est une habitude contractee depuis longtemps au service de la
reine votre tante et au service du roi votre pere. Comment la
perdrais-je precisement a l'heure ou il s'agit du service de Votre
Majeste?

-- Quel homme! murmura le roi.

Puis, apres un instant de reflexion:

-- Mais non, comte, je ne puis vous exposer a de pareilles
privations. Je n'ai rien pour recompenser de pareils services.

-- Bah! dit en riant Athos, Votre Majeste me raille, elle a un
million. Ah! que ne suis je riche seulement de la moitie de cette
somme, j'aurais deja leve un regiment. Mais, Dieu merci! il me
reste encore quelques rouleaux d'or et quelques diamants de
famille. Votre Majeste, je l'espere, daignera partager avec un
serviteur devoue.

-- Avec un ami. Oui, comte, mais a condition qu'a son tour cet ami
partagera avec moi plus tard.

-- Sire, dit Athos en ouvrant une cassette, de laquelle il tira de
l'or et des bijoux, voila maintenant que nous sommes trop riches.
Heureusement que nous nous trouverons quatre contre les voleurs.

La joie fit affluer le sang aux joues pales de Charles II. Il vit
s'avancer jusqu'au peristyle deux chevaux d'Athos, conduits par
Grimaud, qui s'etait deja botte pour la route.

-- Blaisois, cette lettre au vicomte de Bragelonne. Pour tout le
monde, je suis alle a Paris. Je vous confie la maison, Blaisois.

Blaisois s'inclina, embrassa Grimaud et ferma la grille.


Chapitre XVII -- Ou l'on cherche Aramis, et ou l'on ne retrouve
que Bazin


Deux heures ne s'etaient pas ecoulees depuis le depart du maitre
de la maison, lequel a la vue de Blaisois, avait pris le chemin de
Paris, lorsqu'un cavalier monte sur un bon cheval pie s'arreta
devant la grille, et, d'un hola! sonore, appela les palefreniers,
qui faisaient encore cercle avec les jardiniers autour de
Blaisois, historien ordinaire de la valetaille du chateau. Ce
hola! connu sans doute de maitre Blaisois lui fit tourner la tete
et il s'ecria:

-- Monsieur d'Artagnan!... Courez vite, vous autres, lui ouvrir la
porte!

Un essaim de huit ardelions courut a la grille, qui fut ouverte
comme si elle eut ete de plumes. Et chacun de se confondre en
politesses, car on savait l'accueil que le maitre avait l'habitude
de faire a cet ami, et toujours, pour ces sortes de remarques, il
faut consulter le coup d'oeil du valet.

-- Ah! dit avec un sourire tout agreable M. d'Artagnan qui se
balancait sur l'etrier pour sauter a terre, ou est ce cher comte?

-- Eh! voyez, monsieur, quel est votre malheur, dit Blaisois, quel
sera aussi celui de M. le comte notre maitre, lorsqu'il apprendra
votre arrivee! M. le comte, par un coup du sort, vient de partir
il n'y a pas deux heures.

D'Artagnan ne se tourmenta pas pour si peu.

-- Bon, dit-il, je vois que tu parles toujours le plus pur
francais du monde; tu vas me donner une lecon de grammaire et de
beau langage, tandis que j'attendrai le retour de ton maitre.

-- Voila que c'est impossible, monsieur, dit Blaisois; vous
attendriez trop longtemps.

-- Il ne reviendra pas aujourd'hui?

-- Ni demain, monsieur, ni apres-demain. M. le comte est parti
pour un voyage.

-- Un voyage! dit d'Artagnan, c'est une fable que tu me contes.

-- Monsieur, c'est la plus exacte verite. Monsieur m'a fait
l'honneur de me recommander la maison, et il a ajoute de sa voix
si pleine d'autorite et de douceur... c'est tout un pour moi: "Tu
diras que je pars pour Paris."

-- Eh bien! alors, s'ecria d'Artagnan, puisqu'il marche sur Paris,
c'est tout ce que je voulais savoir, il fallait commencer par la,
nigaud... Il a donc deux heures d'avance?

-- Oui, monsieur.

-- Je l'aurai bientot rattrape. Est-il seul?

-- Non, monsieur.

-- Qui donc est avec lui?

-- Un gentilhomme que je ne connais pas, un vieillard, et
M. Grimaud.

-- Tout cela ne courra pas si vite que moi... Je pars...

-- Monsieur veut-il m'ecouter un instant, dit Blaisois, en
appuyant doucement sur les renes du cheval.

-- Oui, si tu ne me fais pas de phrases ou que tu les fasses vite;

-- Eh bien! monsieur, ce mot de Paris me parait etre un leurre.

-- Oh! oh! dit d'Artagnan serieux, un leurre?

-- Oui, monsieur, et M. le comte ne va pas a Paris, j'en jurerais.

-- Qui te fait croire?

-- Ceci: M. Grimaud sait toujours ou va notre maitre, et il
m'avait promis, la premiere fois qu'on irait a Paris, de prendre
un peu d'argent que je fais passer a ma femme.

-- Ah! tu as une femme?

-- J'en avais une, elle etait de ce pays, mais Monsieur la
trouvait bavarde, je l'ai envoyee a Paris: c'est incommode
parfois, mais bien agreable en d'autres moments.

-- Je comprends, mais acheve: tu ne crois pas que le comte aille a
Paris?

-- Non, monsieur, car alors Grimaud eut manque a sa parole, il se
fut parjure, ce qui est impossible.

-- Ce qui est impossible, repeta d'Artagnan tout a fait reveur,
parce qu'il etait tout a fait convaincu. Allons, mon brave
Blaisois, merci.

Blaisois s'inclina.

-- Voyons, tu sais que je ne suis pas curieux... J'ai absolument
affaire a ton maitre... ne peux-tu... par un petit bout de mot...
toi qui parles si bien, me faire comprendre... Une syllabe,
seulement... je devinerai le reste.

-- Sur ma parole, monsieur, je ne le pourrais... J'ignore
absolument le but du voyage de Monsieur... Quant a ecouter aux
portes, cela m'est antipathique, et d'ailleurs, c'est defendu ici.

-- Mon cher, dit d'Artagnan, voila un mauvais commencement pour
moi. N'importe, tu sais l'epoque du retour du comte au moins?

-- Aussi peu, monsieur, que sa destination.

-- Allons, Blaisois, allons, cherche.

-- Monsieur doute de ma sincerite! Ah! Monsieur me chagrine bien
sensiblement!

-- Que le diable emporte sa langue doree! grommela d'Artagnan.
Qu'un rustaud vaut mieux avec une parole!... Adieu!

-- Monsieur, j'ai l'honneur de vous presenter mes respects.

"Cuistre! se dit d'Artagnan. Le drole est insupportable."

Il donna un dernier coup d'oeil a la maison, fit tourner son
cheval, et partit comme un homme qui n'a rien dans l'esprit de
facheux ou d'embarrasse.

Quand il fut au bout du mur et hors de toute vue:

-- Voyons, dit-il en respirant brusquement, Athos etait-il chez
lui?... Non. Tous ces faineants qui se croisaient les bras dans la
cour eussent ete en nage si le maitre avait pu les voir. Athos en
voyage?... c'est incomprehensible.

"Ah bah! celui-la est mysterieux en diable... Et puis, non, ce
n'est pas l'homme qu'il me fallait. J'ai besoin d'un esprit ruse,
patient. Mon affaire est a Melun, dans certain presbytere de ma
connaissance. Quarante-cinq lieues! quatre jours et demi! Allons,
il fait beau et je suis libre. Avalons la distance.

Et il mit son cheval au trot, s'orientant vers Paris. Le quatrieme
jour, il descendait a Melun, selon son desir.

D'Artagnan avait pour habitude de ne jamais demander a personne le
chemin ou un renseignement banal. Pour ces sortes de details, a
moins d'erreur tres grave, il s'en fiait a sa perspicacite jamais
en defaut, a une experience de trente ans, et a une grande
habitude de lire sur les physionomies des maisons comme sur celles
des hommes. A Melun, d'Artagnan trouva tout de suite le
presbytere, charmante maison aux enduits de platre sur de la
brique rouge, avec des vignes vierges qui grimpaient le long des
gouttieres, et une croix de pierre sculptee qui surmontait le
pignon du toit. De la salle basse de cette maison un bruit, ou
plutot un fouillis de voix, s'echappait comme un gazouillement
d'oisillons quand la nichee vient d'eclore sous le duvet. Une de
ces voix epelait distinctement les lettres de l'alphabet. Une voix
grasse et flutee tout a la fois sermonnait les bavards et
corrigeait les fautes du lecteur. D'Artagnan reconnut cette voix,
et comme la fenetre de la salle basse etait ouverte, il se pencha
tout a cheval sous les pampres et les filets rouges de la vigne,
et cria:

-- Bazin, mon cher Bazin, bonjour!

Un homme court, gros, a la figure plate, au crane orne d'une
couronne de cheveux gris coupes court simulant la tonsure, et
recouvert d'une vieille calotte de velours noir, se leva lorsqu'il
entendit d'Artagnan. Ce n'est pas se leva qu'il aurait fallu dire,
c'est bondit. Bazin bondit en effet et entraina sa petite chaise
basse, que des enfants voulurent relever avec des batailles plus
mouvementees que celles des Grecs voulant retirer aux Troyens le
corps de Patrocle. Bazin fit plus que bondir, il laissa tomber
l'alphabet qu'il tenait et sa ferule.

-- Vous! dit-il, vous, monsieur d'Artagnan!

-- Oui, moi. Ou est Aramis... non pas, M. le chevalier
d'Herblay... non, je me trompe encore, M. Le vicaire general?

-- Ah! monsieur, dit Bazin avec dignite, Monseigneur est en son
diocese.

-- Plait-il? fit d'Artagnan.

Bazin repeta sa phrase.

-- Ah ca! mais, Aramis a un diocese?

-- Oui, monsieur. Pourquoi pas?

-- Il est donc eveque?

-- Mais d'ou sortez-vous donc, dit Bazin assez
irreverencieusement, que vous ignoriez cela?

-- Mon cher Bazin, nous autres paiens, nous autres gens d'epee,
nous savons bien qu'un homme est colonel, ou mestre de camp, ou
marechal de France; mais qu'il soit eveque, archeveque ou pape...
diable m'emporte! si la nouvelle nous en arrive avant que les
trois quarts de la terre en aient fait leur profit.

-- Chut! chut! dit Bazin avec de gros yeux, n'allez pas me gater
ces enfants, a qui je tache d'inculquer de si bons principes.

Les enfants avaient en effet tourne autour de d'Artagnan, dont ils
admiraient le cheval, la grande epee, les eperons et l'air
martial. Ils admiraient surtout sa grosse voix; en sorte que,
lorsqu'il accentua son juron, toute l'ecole s'ecria: "Diable
m'emporte!" avec un bruit effroyable de rires, de joies et de
trepignements qui combla d'aise le mousquetaire et fit perdre la
tete au vieux pedagogue.

-- La! dit-il, taisez-vous donc, marmailles!... La... vous voila
arrive, monsieur d'Artagnan, et tous mes bons principes
s'envolent... Enfin, avec vous, comme d'habitude, le desordre
ici... Babel est retrouvee!... Ah! bon Dieu! ah! les enrages!

Et le digne Bazin appliquait a droite et a gauche des horions qui
redoublaient les cris de ses ecoliers en les faisant changer de
nature.

-- Au moins, dit-il, vous ne debaucherez plus personne ici.

-- Tu crois? dit d'Artagnan avec un sourire qui fit passer un
frisson sur les epaules de Bazin.

-- Il en est capable, murmura-t-il.

-- Ou est le diocese de ton maitre?

-- Mgr Rene est eveque de Vannes.

-- Qui donc l'a fait nommer?

-- Mais M. le surintendant, notre voisin.

-- Quoi! M. Fouquet?

-- Sans doute.

-- Aramis est donc bien avec lui?

-- Monseigneur prechait tous les dimanches chez M. le
surintendant, a Vaux; puis ils chassaient ensemble.

-- Ah!

-- Et Monseigneur travaillait souvent ses homelies... non, je veux
dire ses sermons, avec M. le surintendant.

-- Bah! il preche donc en vers, ce digne eveque?

-- Monsieur, ne plaisantez pas des choses religieuses, pour
l'amour de Dieu!

-- La, Bazin, la! en sorte qu'Aramis est a Vannes?

-- A Vannes, en Bretagne.

-- Tu es un sournois, Bazin, ce n'est pas vrai.

-- Monsieur, voyez, les appartements du presbytere sont vides.

"Il a raison", se dit d'Artagnan en considerant la maison dont
l'aspect annoncait la solitude.

-- Mais Monseigneur a du vous ecrire sa promotion.

-- De quand date-t-elle?

-- D'un mois.

-- Oh! alors, il n'y a pas de temps perdu. Aramis ne peut avoir eu
encore besoin de moi. Mais voyons, Bazin, pourquoi ne suis-tu pas
ton pasteur?

-- Monsieur, je ne puis, j'ai des occupations.

-- Ton alphabet?

-- Et mes penitents.

-- Quoi! tu confesses? tu es donc pretre?

-- C'est tout comme. J'ai tant de vocation!

-- Mais les ordres?

-- Oh! dit Bazin avec aplomb, maintenant que Monseigneur est
eveque, j'aurai promptement mes ordres ou tout au moins mes
dispenses.

Et il se frotta les mains.

"Decidement, se dit d'Artagnan, il n'y a pas a deraciner ces gens-
la."

-- Fais-moi servir, Bazin.

-- Avec empressement, monsieur.

-- Un poulet, un bouillon et une bouteille de vin.

-- C'est aujourd'hui samedi, jour maigre, dit Bazin.

-- J'ai une dispense, dit d'Artagnan.

Bazin le regarda d'un air soupconneux.

-- Ah ca! maitre cafard, pour qui me prends-tu? dit le
mousquetaire; si toi, qui es le valet, tu esperes des dispenses
pour commettre des crimes, je n'aurai pas, moi, l'ami de ton
eveque, une dispense pour faire gras selon le voeu de mon estomac?
Bazin, sois aimable avec moi, ou, de par Dieu! je me plains au
roi, et tu ne confesseras jamais. Or, tu sais que la nomination
des eveques est au roi, je suis le plus fort.

Bazin sourit hypocritement.

-- Oh! nous avons M. le surintendant, nous autres, dit-il.

-- Et tu te moques du roi, alors?

Bazin ne repliqua rien, son sourire etait assez eloquent.

-- Mon souper, dit d'Artagnan, voila qu'il s'en va vers sept
heures.

Bazin se retourna et commanda au plus age de ses ecoliers
d'avertir la cuisiniere. Cependant d'Artagnan regardait le
presbytere.

-- Peuh! dit-il dedaigneusement, Monseigneur logeait assez mal Sa
Grandeur ici.

-- Nous avons le chateau de Vaux, dit Bazin.

-- Qui vaut peut-etre le Louvre? repliqua d'Artagnan en
goguenardant.

-- Qui vaut mieux, repliqua Bazin du plus grand sang-froid du
monde.

-- Ah! fit d'Artagnan.

Peut-etre allait-il prolonger la discussion et soutenir la
suprematie du Louvre; mais le lieutenant s'etait apercu que son
cheval etait demeure attache aux barreaux d'une porte.

-- Diable! dit-il, fais donc soigner mon cheval. Ton maitre
l'eveque n'en a pas comme celui-la dans ses ecuries.

Bazin donna un coup d'oeil oblique au cheval et repondit:

-- M. le surintendant en a donne quatre de ses ecuries, et un seul
de ces quatre en vaut quatre comme le votre.

Le sang monta au visage de d'Artagnan. La main lui demangeait, et
il contemplait sur la tete de Bazin la place ou son poing allait
tomber. Mais cet eclair passa. La reflexion vint, et d'Artagnan se
contenta de dire:

-- Diable! diable! j'ai bien fait de quitter le service du roi.
Dites-moi, digne Bazin, ajouta-t-il, combien M. le surintendant a-
t-il de mousquetaires?

-- Il aura tous ceux du royaume avec son argent, repliqua Bazin en
fermant son livre et en congediant les enfants a grands coups de
ferule.

-- Diable! diable! dit une derniere fois d'Artagnan.

Et comme on lui annoncait qu'il etait servi, il suivit la
cuisiniere qui l'introduisit dans la salle a manger, ou le souper
l'attendait.

D'Artagnan se mit a table et attaqua bravement le poulet.

-- Il me parait, dit d'Artagnan en mordant a belles dents dans la
volaille qu'on lui avait servie et qu'on avait visiblement oublie
d'engraisser, il me parait que j'ai eu tort de ne pas aller
chercher tout de suite du service chez ce maitre-la.

"C'est un puissant seigneur, a ce qu'il parait, que ce
surintendant. En verite, nous ne savons rien, nous autres a la
cour, et les rayons du soleil nous empechent de voir les grosses
etoiles, qui sont aussi des soleils, un peu plus eloignes de notre
terre, voila tout.

Comme d'Artagnan aimait beaucoup, par plaisir et par systeme, a
faire causer les gens sur les choses qui l'interessaient, il
s'escrima de son mieux sur maitre Bazin; mais ce fut en pure
perte: hormis l'eloge fatigant et hyperbolique de M. le
surintendant des finances, Bazin, qui, de son cote, se tenait sur
ses gardes, ne livra absolument rien que des platitudes a la
curiosite de d'Artagnan, ce qui fit que d'Artagnan, d'assez
mauvaise humeur, demanda a aller se coucher aussitot que son repas
fut fini.

D'Artagnan fut introduit par Bazin dans une chambre assez
mediocre, ou il trouva un assez mauvais lit; mais d'Artagnan
n'etait pas difficile. On lui avait dit qu'Aramis avait emporte
les clefs de son appartement particulier, et comme il savait
qu'Aramis etait un homme d'ordre et avait generalement beaucoup de
choses a cacher dans son appartement, cela ne l'avait nullement
etonne. Il avait donc, quoiqu'il eut paru comparativement plus
dur, attaque le lit aussi bravement qu'il avait attaque le poulet,
et comme il avait aussi bon sommeil que bon appetit, il n'avait
guere mis plus de temps a s'endormir qu'il n'en avait mis a sucer
le dernier os de son roti.

Depuis qu'il n'etait plus au service de personne, d'Artagnan
s'etait promis d'avoir le sommeil aussi dur qu'il l'avait leger
autrefois; mais de si bonne foi que d'Artagnan se fut fait cette
promesse, et quelque desir qu'il eut de se la tenir
religieusement, il fut reveille au milieu de la nuit par un grand
bruit de carrosses et de laquais a cheval. Une illumination
soudaine embrasa les murs de sa chambre; il sauta hors de son lit
tout en chemise et courut a la fenetre.

"Est-ce que le roi revient, par hasard? pensa-t-il en se frottant
les yeux, car en verite voila une suite qui ne peut appartenir
qu'a une personne royale."

-- Vive M. le surintendant! cria ou plutot vocifera a une fenetre
du rez-de-chaussee une voix qu'il reconnut pour celle de Bazin,
lequel, tout en criant, agitait un mouchoir d'une main et tenait
une grosse chandelle de l'autre.

D'Artagnan vit alors quelque chose comme une brillante forme
humaine qui se penchait a la portiere du principal carrosse; en
meme temps de longs eclats de rire, suscites sans doute par
l'etrange figure de Bazin, et qui sortaient du meme carrosse,
laissaient comme une trainee de joie sur le passage du rapide
cortege.

-- J'aurais bien du voir, dit d'Artagnan, que ce n'etait pas le
roi; on ne rit pas de si bon coeur quand le roi passe. He! Bazin!
cria-t-il a son voisin qui se penchait aux trois quarts hors de la
fenetre pour suivre plus longtemps le carrosse des yeux, he!
qu'est-ce que cela?

-- C'est M. Fouquet, dit Bazin d'un air de protection.

-- Et tous ces gens?

-- C'est la cour de M. Fouquet.

-- Oh! oh! dit d'Artagnan, que dirait M. de Mazarin s'il entendait
cela? Et il se recoucha tout reveur en se demandant comment il se
faisait qu'Aramis fut toujours protege par le plus puissant du
royaume.

"Serait-ce qu'il a plus de chance que moi ou que je serais plus
sot que lui? Bah!"

C'etait le mot concluant a l'aide duquel d'Artagnan devenu sage
terminait maintenant chaque pensee et chaque periode de son style.
Autrefois, il disait "Mordioux!" ce qui etait un coup d'eperon.
Mais maintenant il avait vieilli, et il murmurait ce bah!
philosophique qui sert de bride a toutes les passions.


Chapitre XVIII -- Ou d'Artagnan cherche Porthos et ne trouve que
Mousqueton


Lorsque d'Artagnan se fut bien convaincu que l'absence de M. le
vicaire general d'Herblay etait reelle, et que son ami n'etait
point trouvable a Melun ni dans les environs, il quitta Bazin sans
regret, donna un coup d'oeil sournois au magnifique chateau de
Vaux, qui commencait a briller de cette splendeur qui fit sa
ruine, et pincant ses levres comme un homme plein de defiance et
de soupcons, il piqua son cheval pie en disant:

-- Allons, allons, c'est encore a Pierrefonds que je trouverai le
meilleur homme et le meilleur coffre. Or, je n'ai besoin que de
cela, puisque moi j'ai l'idee.

Nous ferons grace a nos lecteurs des incidents prosaiques du
voyage de d'Artagnan, qui toucha barre a Pierrefonds dans la
matinee du troisieme jour. D'Artagnan arrivait par Nanteuil-le-
Haudouin et Crepy. De loin, il apercut le chateau de Louis
d'Orleans, lequel, devenu domaine de la Couronne, etait garde par
un vieux concierge. C'etait un de ces manoirs merveilleux du Moyen
Age, aux murailles epaisses de vingt pieds, aux tours hautes de
cent.

D'Artagnan longea ses murailles, mesura ses tours des yeux et
descendit dans la vallee. De loin il dominait le chateau de
Porthos, situe sur les rives d'un vaste etang et attenant a une
magnifique foret. C'est le meme que nous avons deja eu l'honneur
de decrire a nos lecteurs; nous nous contenterons donc de
l'indiquer. La premiere chose qu'apercut d'Artagnan apres les
beaux arbres, apres le soleil de mai dorant les coteaux verts,
apres les longues futaies de bois empanachees qui s'etendent vers
Compiegne, ce fut une grande boite roulante, poussee par deux
laquais et trainee par deux autres. Dans cette boite il y avait
une enorme chose vert et or qui arpentait, trainee et poussee, les
allees riantes du parc. Cette chose, de loin, etait indetaillable
et ne signifiait absolument rien; de plus pres, c'etait un tonneau
affuble de drap vert galonne; de plus pres encore, c'etait un
homme ou plutot un poussah dont l'extremite inferieure, se
repandant dans la boite, en remplissait le contenu; de plus pres
encore, cet homme, c'etait Mousqueton, Mousqueton blanc de cheveux
et rouge de visage comme Polichinelle.

-- Eh pardieu! s'ecria d'Artagnan, c'est ce cher M. Mousqueton!

-- Ah!... cria le gros homme, ah! quel bonheur! quelle joie! c'est
M. d'Artagnan!... Arretez, coquins!

Ces derniers mots s'adressaient aux laquais qui le poussaient et
qui le tiraient. La boite s'arreta, et les quatre laquais, avec
une precision toute militaire, oterent a la fois leurs chapeaux
galonnes et se rangerent derriere la boite.

-- Oh! monsieur d'Artagnan, dit Mousqueton, que ne puis-je vous
embrasser les genoux! Mais je suis devenu impotent, comme vous le
voyez.

-- Dame! mon cher Mousqueton, c'est l'age.

-- Non, monsieur, ce n'est pas l'age: ce sont les infirmites, les
chagrins.

-- Des chagrins, vous, Mousqueton? dit d'Artagnan en faisant le
tour de la boite; etes-vous fou, mon cher ami? Dieu merci! vous
vous portez comme un chene de trois cents ans.

-- Ah! les jambes, monsieur, les jambes! dit le fidele serviteur.

-- Comment, les jambes?

-- Oui, elles ne veulent plus me porter.

-- Les ingrates! Cependant, vous les nourrissez bien, Mousqueton,
a ce qu'il me parait.

-- Helas! oui, elles n'ont rien a me reprocher sous ce rapport-la,
dit Mousqueton avec un soupir; j'ai toujours fait tout ce que j'ai
pu pour mon corps; je ne suis pas egoiste.

Et Mousqueton soupira de nouveau.

"Est-ce que Mousqueton veut aussi etre baron, qu'il soupire de la
sorte?" pensa d'Artagnan.

-- Mon Dieu! monsieur, dit Mousqueton, s'arrachant a une reverie
penible, mon Dieu! que Monseigneur sera heureux que vous ayez
pense a lui.

-- Bon Porthos, s'ecria d'Artagnan; je brule de l'embrasser!

-- Oh! dit Mousqueton attendri, je le lui ecrirai bien
certainement, monsieur.

-- Comment, s'ecria d'Artagnan, tu le lui ecriras?

-- Aujourd'hui meme, sans retard.

-- Il n'est donc pas ici?

-- Mais, non, monsieur.

-- Mais est-il pres? est-il loin?

-- Eh! le sais-je, monsieur, le sais-je? fit Mousqueton.

-- Mordioux! s'ecria le mousquetaire en frappant du pied, je joue
de malheur! Porthos si casanier!

-- Monsieur, il n'y a pas d'homme plus sedentaire que Monseigneur.
Mais...

-- Mais quoi?

-- Quand un ami vous presse...

-- Un ami?

-- Eh! sans doute; ce digne M. d'Herblay.

-- C'est Aramis qui a presse Porthos?

-- Voici comment la chose s'est passee, monsieur d'Artagnan.
M. d'Herblay a ecrit a Monseigneur...

-- Vraiment?

-- Une lettre, monsieur, une lettre si pressante qu'elle a mis ici
tout a feu et a sang!

-- Conte-moi cela, cher ami, dit d'Artagnan, mais renvoie un peu
ces messieurs, d'abord.

Mousqueton poussa un "Au large, faquins!" avec des poumons si
puissants, qu'il eut suffi du souffle sans les paroles pour faire
evaporer les quatre laquais. D'Artagnan s'assit sur le brancard de
la boite et ouvrit ses oreilles.

-- Monsieur, dit Mousqueton, Monseigneur a donc recu une lettre de
M. le vicaire general d'Herblay, voici huit ou neuf jours; c'etait
le jour des plaisirs... champetres; oui, mercredi par consequent.

-- Comment cela! dit d'Artagnan; le jour des plaisirs champetres?

-- Oui, monsieur; nous avons tant de plaisirs a prendre dans ce
delicieux pays que nous en etions encombres; si bien que force a
ete pour nous d'en regler la distribution.

-- Comme je reconnais bien l'ordre de Porthos! Ce n'est pas a moi
que cette idee serait venue. Il est vrai que je ne suis pas
encombre de plaisirs, moi.

-- Nous l'etions, nous, dit Mousqueton.

-- Et comment avez-vous regle cela, voyons? demanda d'Artagnan.

-- C'est un peu long, monsieur.

-- N'importe, nous avons le temps, et puis vous parlez si bien,
mon cher Mousqueton, que c'est vraiment plaisir de vous entendre.

-- Il est vrai, dit Mousqueton avec un signe de satisfaction qui
provenait evidemment de la justice qui lui etait rendue, il est
vrai que j'ai fait de grands progres dans la compagnie de
Monseigneur.

-- J'attends la distribution des plaisirs, Mousqueton, et avec
impatience; je veux savoir si je suis arrive dans un bon jour.

-- Oh! monsieur d'Artagnan, dit melancoliquement Mousqueton,
depuis que Monseigneur est parti, tous les plaisirs sont envoles!

-- Eh bien! mon cher Mousqueton, rappelez vos souvenirs.

-- Par quel jour voulez-vous que nous commencions?

-- Eh pardieu! commencez par le dimanche, c'est le jour du
Seigneur.

-- Le dimanche, monsieur?

-- Oui.

-- Dimanche, plaisirs religieux: Monseigneur va a la messe, rend
le pain benit, se fait faire des discours et des instructions par
son aumonier ordinaire. Ce n'est pas fort amusant, mais nous
attendons un carme de Paris qui desservira notre aumonerie et qui
parle fort bien, a ce que l'on assure; cela nous eveillera, car
l'aumonier actuel nous endort toujours. Donc le dimanche, plaisirs
religieux. Le lundi, plaisirs mondains.

-- Ah! ah! dit d'Artagnan, comment comprends-tu cela, Mousqueton?
Voyons un peu les plaisirs mondains, voyons.

-- Monsieur, le lundi, nous allons dans le monde; nous recevons,
nous rendons des visites; on joue du luth, on danse, on fait des
bouts rimes, enfin on brule un peu d'encens en l'honneur des
dames.

-- Peste! c'est du supreme galant, dit le mousquetaire, qui eut
besoin d'appeler a son aide toute la vigueur de ses muscles
mastoides pour comprimer une enorme envie de rire.

-- Mardi, plaisirs savants.

-- Ah! bon! dit d'Artagnan, lesquels? Detaille-nous un peu cela,
mon cher Mousqueton.

-- Monseigneur a achete une sphere que je vous montrerai, elle
remplit tout le perimetre de la grosse tour, moins une galerie
qu'il a fait faire au-dessus de la sphere; il y a des petites
ficelles et des fils de laiton apres lesquels sont accroches le
soleil et la lune. Cela tourne; c'est fort beau. Monseigneur me
montre les mers et terres lointaines; nous nous promettons de ne
jamais y aller. C'est plein d'interet.

-- Plein d'interet, c'est le mot, repeta d'Artagnan. Et le
mercredi?

-- Plaisirs champetres, j'ai deja eu l'honneur de vous le dire,
monsieur le chevalier: nous regardons les moutons et les chevres
de Monseigneur; nous faisons danser les bergeres avec des
chalumeaux et des musettes, ainsi qu'il est ecrit dans un livre
que Monseigneur possede en sa bibliotheque et qu'on appelle
Bergeries. L'auteur est mort, voila un mois a peine.

-- M. Racan, peut-etre? fit d'Artagnan.

-- C'est cela, M. Racan. Mais ce n'est pas le tout. Nous pechons a
la ligne dans le petit canal, apres quoi nous dinons couronnes de
fleurs. Voila pour le mercredi.

-- Peste! dit d'Artagnan, il n'est pas mal partage, le mercredi.
Et le jeudi? que peut-il rester a ce pauvre jeudi?

-- Il n'est pas malheureux, monsieur, dit Mousqueton souriant.
Jeudi, plaisirs olympiques. Ah! monsieur, c'est superbe! Nous
faisons venir tous les jeunes vassaux de Monseigneur et nous les
faisons jeter le disque, lutter, courir. Monseigneur jette le
disque comme personne. Et lorsqu'il applique un coup de poing, oh!
quel malheur!

-- Comment, quel malheur!

-- Oui, monsieur, on a ete oblige de renoncer au ceste. Il cassait
les tetes, brisait les machoires, enfoncait les poitrines. C'est
un jeu charmant, mais personne ne voulait plus le jouer avec lui.

-- Ainsi, le poignet...

-- Oh! monsieur, plus solide que jamais. Monseigneur baisse un peu
quant aux jambes, il l'avoue lui-meme; mais cela s'est refugie
dans les bras, de sorte que...

-- De sorte qu'il assomme les boeufs comme autrefois.

-- Monsieur, mieux que cela, il enfonce les murs. Dernierement,
apres avoir soupe chez un de ses fermiers, vous savez combien
Monseigneur est populaire et bon, apres souper il fait cette
plaisanterie de donner un coup de poing dans le mur, le mur
s'ecroule, le toit glisse, et il y a trois hommes d'etouffes et
une vieille femme.

-- Bon Dieu! Mousqueton, et ton maitre?

-- Oh! Monseigneur! il a eu la tete un peu ecorchee. Nous lui
avons bassine les chairs avec une eau que les religieuses nous
donnent. Mais rien au poing.

-- Rien?

-- Rien, monsieur.

-- Foin des plaisirs olympiques! ils doivent couter trop cher, car
enfin les veuves et les orphelins...

-- On leur fait des pensions, monsieur, un dixieme du revenu de
Monseigneur est affecte a cela.

-- Passons au vendredi, dit d'Artagnan.

-- Le vendredi, plaisirs nobles et guerriers. Nous chassons, nous
faisons des armes, nous dressons des faucons, nous domptons des
chevaux. Enfin, le samedi est le jour des plaisirs spirituels:
nous meublons notre esprit, nous regardons les tableaux et les
statues de Monseigneur, nous ecrivons meme et nous tracons des
plans; enfin, nous tirons les canons de Monseigneur.

-- Vous tracez des plans, vous tirez les canons...

-- Oui, monsieur.

-- Mon ami, dit d'Artagnan, M. du Vallon possede en verite
l'esprit le plus subtil et le plus aimable que je connaisse; mais
il y a une sorte de plaisirs que vous avez oublies, ce me semble.

-- Lesquels, monsieur? demanda Mousqueton avec anxiete.

-- Les plaisirs materiels.

Mousqueton rougit.

-- Qu'entendez-vous par la, monsieur? dit-il en baissant les yeux.

-- J'entends la table, le bon vin, la soiree occupee aux
evolutions de la bouteille.

-- Ah! monsieur, ces plaisirs-la ne comptent point, nous les
pratiquons tous les jours.

-- Mon brave Mousqueton, reprit d'Artagnan, pardonne-moi, mais
j'ai ete tellement absorbe par ton recit plein de charmes, que
j'ai oublie le principal point de notre conversation, c'est a
savoir ce que M. le vicaire general d'Herblay a pu ecrire a ton
maitre.

-- C'est vrai, monsieur, dit Mousqueton, les plaisirs nous ont
distraits. Eh bien! monsieur, voici la chose tout entiere.

-- J'ecoute, mon cher Mousqueton.

-- Mercredi...

-- Jour des plaisirs champetres?

-- Oui. Une lettre arrive; il la recoit de mes mains. J'avais
reconnu l'ecriture.

-- Eh bien?

-- Monseigneur la lit et s'ecrie: "Vite, mes chevaux! mes armes!"

-- Ah! mon Dieu! dit d'Artagnan, c'etait encore quelque duel!

-- Non pas, monsieur, il y avait ces mots seulement: "Cher
Porthos, en route si vous voulez arriver avant l'equinoxe. Je vous
attends."

-- Mordioux! fit d'Artagnan reveur, c'etait presse a ce qu'il
parait.

-- Je le crois bien. En sorte, continua Mousqueton, que
Monseigneur est parti le jour meme avec son secretaire pour tacher
d'arriver a temps.

-- Et sera-t-il arrive a temps?

-- Je l'espere. Monseigneur qui est haut a la main, comme vous le
savez, monsieur, repetait sans cesse: "Tonne Dieu! qu'est-ce
encore que cela, l'equinoxe? N'importe, il faudra que le drole
soit bien monte, s'il arrivait avant moi."

-- Et tu crois que Porthos sera arrive le premier? demanda
d'Artagnan.

-- J'en suis sur. Cet equinoxe, si riche qu'il soit, n'a certes
pas des chevaux comme Monseigneur!

D'Artagnan contint son envie de rire, parce que la brievete de la
lettre d'Aramis lui donnait fort a penser. Il suivit Mousqueton,
ou plutot le chariot de Mousqueton, jusqu'au chateau; il s'assit a
une table somptueuse, dont on lui fit les honneurs comme a un roi,
mais il ne put rien tirer de Mousqueton: le fidele serviteur
pleurait a volonte, c'etait tout. D'Artagnan, apres une nuit
passee sur un excellent lit, reva beaucoup au sens de la lettre
d'Aramis, s'inquieta des rapports de l'equinoxe avec les affaires
de Porthos, puis n'y comprenant rien, sinon qu'il s'agissait de
quelque amourette de l'eveque pour laquelle il etait necessaire
que les jours fussent egaux aux nuits, d'Artagnan quitta
Pierrefonds comme il avait quitte Melun, comme il avait quitte le
chateau du comte de La Fere. Ce ne fut cependant pas sans une
melancolie qui pouvait a bon droit passer pour une des plus
sombres humeurs de d'Artagnan. La tete baissee, l'oeil fixe, il
laissait pendre ses jambes sur chaque flanc de son cheval et se
disait, dans cette vague reverie qui monte parfois a la plus
sublime eloquence; "Plus d'amis, plus d'avenir, plus rien! mes
forces sont brisees, comme le faisceau de notre amitie passee. Oh!
la vieillesse arrive, froide, inexorable; elle enveloppe dans son
crepe funebre tout ce qui reluisait, tout ce qui embaumait dans ma
jeunesse, puis elle jette ce doux fardeau sur son epaule et le
porte avec le reste dans ce gouffre sans fond de la mort." Un
frisson serra le coeur du Gascon, si brave et si fort contre tous
les malheurs de la vie, et pendant quelques moments les nuages lui
parurent noirs, la terre glissante et glaiseuse comme celle des
cimetieres.

-- Ou vais-je... se dit-il; que veux-je faire?... seul... tout
seul, sans famille, sans amis... Bah! s'ecria-t-il tout a coup.

Et il piqua des deux sa monture, qui, n'ayant rien trouve de
melancolique dans la lourde avoine de Pierrefonds, profita de la
permission pour montrer sa gaiete par un temps de galop qui
absorba deux lieues.

"A Paris!" se dit d'Artagnan.

Et le lendemain il descendit a Paris.

Il avait mis dix jours a faire ce voyage.


Chapitre XIX -- Ce que d'Artagnan venait faire a Paris


Le lieutenant mit pied a terre devant une boutique de la rue des
Lombards, a l'enseigne du Pilon-d'Or. Un homme de bonne mine,
portant un tablier blanc et caressant sa moustache grise avec une
bonne grosse main, poussa un cri de joie en apercevant le cheval
pie.

-- Monsieur le chevalier, dit-il; ah! c'est vous!

-- Bonjour, Planchet! repondit d'Artagnan en faisant le gros dos
pour entrer dans la boutique.

-- Vite, quelqu'un, cria Planchet, pour le cheval de
M. d'Artagnan, quelqu'un pour sa chambre, quelqu'un pour son
souper!

-- Merci, Planchet! bonjour, mes enfants, dit d'Artagnan aux
garcons empresses.

-- Vous permettez que j'expedie ce cafe, cette melasse et ces
raisins cuits? dit Planchet, ils sont destines a l'office de M. le
surintendant.

-- Expedie, expedie.

-- C'est l'affaire d'un moment, puis nous souperons.

-- Fais que nous soupions seuls, dit d'Artagnan, j'ai a te parler.

Planchet regarda son ancien maitre d'une facon significative.

-- Oh! tranquillise-toi, ce n'est rien que d'agreable, dit
d'Artagnan.

-- Tant mieux! tant mieux!...

Et Planchet respira, tandis que d'Artagnan s'asseyait fort
simplement dans la boutique sur une balle de bouchons, et prenait
connaissance des localites. La boutique etait bien garnie; on
respirait la un parfum de gingembre, de cannelle et de poivre pile
qui fit eternuer d'Artagnan. Les garcons, heureux d'etre aux cotes
d'un homme de guerre aussi renomme qu'un lieutenant de
mousquetaires qui approchait la personne du roi, se mirent a
travailler avec un enthousiasme qui tenait du delire, et a servir
les pratiques avec une precipitation dedaigneuse que plus d'un
remarqua.

Planchet encaissait l'argent et faisait ses comptes entrecoupes de
politesses a l'adresse de son ancien maitre.

Planchet avait avec ses clients la parole breve et la familiarite
hautaine du marchand riche, qui sert tout le monde et n'attend
personne. D'Artagnan observa cette nuance avec un plaisir que nous
analyserons plus tard. Il vit peu a peu la nuit venir; et enfin,
Planchet le conduisit dans une chambre du premier etage, ou, parmi
les ballots et les caisses, une table fort proprement servie
attendait deux convives.

D'Artagnan profita d'un moment de repit pour considerer la figure
de Planchet, qu'il n'avait pas vu depuis un an.

L'intelligent Planchet avait pris du ventre, mais son visage
n'etait pas boursoufle. Son regard brillant jouait encore avec
facilite dans ses orbites profondes, et la graisse, qui nivelle
toutes les saillies caracteristiques du visage humain, n'avait
encore touche ni a ses pommettes saillantes, indice de ruse et de
cupidite, ni a son menton aigu, indice de finesse et de
perseverance. Planchet tronait avec autant de majeste dans sa
salle a manger que dans sa boutique. Il offrit a son maitre un
repas frugal, mais tout parisien: le roti cuit au four du
boulanger, avec les legumes, la salade, et le dessert emprunte a
la boutique meme. D'Artagnan trouva bon que l'epicier eut tire de
derriere les fagots une bouteille de ce vin d'Anjou qui, durant
toute la vie de d'Artagnan, avait ete son vin de predilection.

-- Autrefois, monsieur, dit Planchet avec un sourire plein de
bonhomie, c'etait moi qui vous buvais votre vin; maintenant, j'ai
le bonheur que vous buviez le mien.

-- Et Dieu merci! ami Planchet, je le boirai encore longtemps,
j'espere, car a present me voila libre.

-- Libre! Vous avez conge, monsieur?

-- Illimite!

-- Vous quittez le service? dit Planchet stupefait.

-- Oui, je me repose.

-- Et le roi? s'ecria Planchet, qui ne pouvait supposer que le roi
put se passer des services d'un homme tel que d'Artagnan.

-- Et le roi cherchera fortune ailleurs... Mais nous avons bien
soupe, tu es en veine de saillies, tu m'excites a te faire des
confidences, ouvre donc tes oreilles.

-- J'ouvre.

Et Planchet, avec un rire plus franc que malin, decoiffa une
bouteille de vin blanc.

-- Laisse-moi ma raison seulement.

-- Oh! quand vous perdrez la tete, vous, monsieur...

-- Maintenant, ma tete est a moi, et je pretends la menager plus
que jamais. D'abord causons finances... Comment se porte notre
argent?

-- A merveille, monsieur. Les vingt mille livres que j'ai recues
de vous sont placees toujours dans mon commerce, ou elles
rapportent neuf pour cent; je vous en donne sept, je gagne donc
sur vous.

-- Et tu es toujours content?

-- Enchante. Vous m'en apportez d'autres?

-- Mieux que cela... Mais en as-tu besoin?

-- Oh! que non pas. Chacun m'en veut confier a present. J'etends
mes affaires.

-- C'etait ton projet.

-- Je fais un jeu de banque... J'achete les marchandises de mes
confreres necessiteux, je prete de l'argent a ceux qui sont genes
pour les remboursements.

-- Sans usure?...

-- Oh! monsieur, la semaine passee j'ai eu deux rendez-vous au
boulevard pour ce mot que vous venez de prononcer.

-- Comment!

-- Vous allez comprendre: il s'agissait d'un pret... L'emprunteur
me donne en caution des cassonades avec condition que je vendrais
si le remboursement n'avait pas lieu a une epoque fixe. Je prete
mille livres. Il ne me paie pas, je vends les cassonades treize
cents livres. Il l'apprend et reclame cent ecus. Ma foi, j'ai
refuse... pretendant que je pouvais ne les vendre que neuf cents
livres. Il m'a dit que je faisais de l'usure. Je l'ai prie de me
repeter cela derriere le boulevard. C'est un ancien garde, il est
venu; je lui ai passe votre epee au travers de la cuisse gauche.

-- Tudieu! quelle banque tu fais! dit d'Artagnan.

-- Au-dessus de treize pour cent je me bats, repliqua Planchet;
voila mon caractere.

-- Ne prends que douze, dit d'Artagnan, et appelle le reste prime
et courtage.

-- Vous avez raison, monsieur. Mais votre affaire?

-- Ah! Planchet, c'est bien long et bien difficile a dire.

-- Dites toujours.

D'Artagnan se gratta la moustache comme un homme embarrasse de sa
confidence et defiant du confident.

-- C'est un placement? demanda Planchet.

-- Mais, oui.

-- D'un beau produit?

-- D'un joli produit: quatre cents pour cent, Planchet.

Planchet donna un coup de poing sur la table avec tant de raideur
que les bouteilles en bondirent comme si elles avaient peur.

-- Est-ce Dieu possible!

-- Je crois qu'il y aura plus, dit froidement d'Artagnan, mais
enfin j'aime mieux dire moins.

-- Ah diable! fit Planchet se rapprochant... Mais, monsieur, c'est
magnifique!... Peut-on mettre beaucoup d'argent?

-- Vingt mille livres chacun, Planchet.

-- C'est tout votre avoir, monsieur. Pour combien de temps?

-- Pour un mois.

-- Et cela nous donnera?

-- Cinquante mille livres chacun; compte.

-- C'est monstrueux!... Il faudra se bien battre pour un jeu comme
celui-la?

-- Je crois en effet qu'il se faudra battre pas mal, dit
d'Artagnan avec la meme tranquillite; mais cette fois, Planchet,
nous sommes deux, et je prends les coups pour moi seul.

-- Monsieur, je ne souffrirai pas...

-- Planchet, tu ne peux en etre, il te faudrait quitter ton
commerce.

-- L'affaire ne se fait pas a Paris?

-- Non.

-- Ah! a l'etranger?

-- En Angleterre.

-- Pays de speculation, c'est vrai, dit Planchet... pays que je
connais beaucoup... Quelle sorte d'affaire, monsieur, sans trop de
curiosite?

-- Planchet, c'est une restauration.

-- De monuments?

-- Oui, de monuments, nous restaurerons White Hall.

-- C'est important... Et en un mois vous croyez?...

-- Je m'en charge.

-- Cela vous regarde, monsieur, et une fois que vous vous en
melez...

-- Oui, cela me regarde... je suis fort au courant... cependant je
te consulterai volontiers.

-- C'est beaucoup d'honneur... mais je m'entends mal a
l'architecture.

-- Planchet... tu as tort, tu es un excellent architecte, aussi
bon que moi pour ce dont il s'agit.

-- Merci...

-- J'avais, je te l'avoue, ete tente d'offrir la chose a ces
Messieurs, mais ils sont absents de leurs maisons... C'est
facheux, je n'en connais pas de plus hardis ni de plus adroits.

-- Ah ca! il parait qu'il y aura concurrence et que l'entreprise
sera disputee?

-- Oh! oui, Planchet, oui...

-- Je brule d'avoir des details, monsieur.

-- En voici, Planchet, ferme bien toutes les portes.

-- Oui, monsieur.

Et Planchet s'enferma d'un triple tour.

-- Bien, maintenant, approche-toi de moi.

Planchet obeit.

-- Et ouvre la fenetre, parce que le bruit des passants et des
chariots rendra sourds tous ceux qui pourraient nous entendre.

Planchet ouvrit la fenetre comme on le lui avait prescrit, et la
bouffee de tumulte qui s'engouffra dans la chambre, cris, roues,
aboiements et pas, assourdit d'Artagnan lui-meme, selon qu'il
l'avait desire. Ce fut alors qu'il but un verre de vin blanc et
qu'il commenca en ces termes:

-- Planchet, j'ai une idee.

-- Ah! monsieur, je vous reconnais bien la, repondit l'epicier,
pantelant d'emotion.


Chapitre XX -- De la societe qui se forme rue des Lombards a
l'enseigne du Pilon-d'Or, pour exploiter l'idee de M. d'Artagnan


Apres un instant de silence, pendant lequel d'Artagnan parut
recueillir non pas une idee, mais toutes ses idees:

-- Il n'est point, mon cher Planchet, dit-il, que tu n'aies
entendu parler de Sa Majeste Charles Ier, roi d'Angleterre?

-- Helas! oui, monsieur, puisque vous avez quitte la France pour
lui porter secours; que malgre ce secours il est tombe et a failli
vous entrainer dans sa chute.

-- Precisement; je vois que tu as bonne memoire, Planchet.

-- Peste! monsieur, l'etonnant serait que je l'eusse perdue, cette
memoire, si mauvaise qu'elle fut. Quand on a entendu Grimaud qui,
vous le savez, ne raconte guere, raconter comment est tombee la
tete du roi Charles, comment vous avez voyage la moitie d'une nuit
dans un batiment mine, et vu revenir sur l'eau ce bon M. Mordaunt
avec certain poignard a manche dore dans la poitrine, on n'oublie
pas ces choses-la.

-- Il y a pourtant des gens qui les oublient, Planchet.

-- Oui, ceux qui ne les ont pas vues ou qui n'ont pas entendu
Grimaud les raconter.

-- Eh bien! tant mieux, puisque tu te rappelles tout cela, je
n'aurai besoin de te rappeler qu'une chose, c'est que le roi
Charles Ier avait un fils.

-- Il en avait meme deux, monsieur, sans vous dementir, dit
Planchet; car j'ai vu le second a Paris, M. le duc d'York, un jour
qu'il se rendait au Palais-Royal, et l'on m'a assure que ce
n'etait que le second fils du roi Charles Ier. Quant a l'aine,
j'ai l'honneur de le connaitre de nom, mais pas de vue.

-- Voila justement, Planchet, ou nous en devons venir: c'est a ce
fils aine qui s'appelait autrefois le prince de Galles, et qui
s'appelle aujourd'hui Charles II, roi d'Angleterre.

-- Roi sans royaume, monsieur, repondit sentencieusement Planchet.

-- Oui, Planchet, et tu peux ajouter malheureux prince, plus
malheureux qu'un homme du peuple perdu dans le plus miserable
quartier de Paris.

Planchet fit un geste plein de cette compassion banale que l'on
accorde aux etrangers avec lesquels on ne pense pas qu'on puisse
jamais se trouver en contact. D'ailleurs, il ne voyait, dans cette
operation politico-sentimentale, poindre aucunement l'idee
commerciale de M. d'Artagnan, et c'etait a cette idee qu'il en
avait principalement. D'Artagnan, qui avait l'habitude de bien
comprendre les choses et les hommes, comprit Planchet.

-- J'arrive, dit-il. Ce jeune prince de Galles, roi sans royaume,
comme tu dis fort bien, Planchet, m'a interesse, moi, d'Artagnan.
Je l'ai vu mendier l'assistance de Mazarin, qui est un cuistre, et
le secours du roi Louis, qui est un enfant, et il m'a semble, a
moi qui m'y connais, que dans cet oeil intelligent du roi dechu,
dans cette noblesse de toute sa personne, noblesse qui a surnage
au-dessus de toutes les miseres, il y avait l'etoffe d'un homme de
coeur et d'un roi.

Planchet approuva tacitement: tout cela, a ses yeux du moins,
n'eclairait pas encore l'idee de d'Artagnan. Celui-ci continua:

-- Voici donc le raisonnement que je me suis fait. Ecoute bien,
Planchet, car nous approchons de la conclusion.

-- J'ecoute.

-- Les rois ne sont pas semes tellement dru sur la terre que les
peuples en trouvent la ou ils en ont besoin. Or ce roi sans
royaume est a mon avis une graine reservee qui doit fleurir en une
saison quelconque, pourvu qu'une main adroite, discrete et
vigoureuse, la seme bel et bien, en choisissant sol, ciel et
temps.

Planchet approuvait toujours de la tete, ce qui prouvait qu'il ne
comprenait toujours pas.

-- Pauvre petite graine de roi! me suis-je dit, et reellement
j'etais attendri, Planchet, ce qui me fait penser que j'entame une
betise. Voila pourquoi j'ai voulu te consulter, mon ami.

Planchet rougit de plaisir et d'orgueil.

-- Pauvre petite graine de roi! je te ramasse, moi, et je vais te
jeter dans une bonne terre.

-- Ah! mon Dieu! dit Planchet en regardant fixement son ancien
maitre, comme s'il eut doute de tout l'eclat de sa raison.

-- Eh bien! quoi? demanda d'Artagnan, qui te blesse?

-- Moi, rien, monsieur.

-- Tu as dit: "Ah! mon Dieu!"

-- Vous croyez?

-- J'en suis sur. Est-ce que tu comprendrais deja?

-- J'avoue, monsieur d'Artagnan, que j'ai peur...

-- De comprendre?

-- Oui.

-- De comprendre que je veux faire remonter sur le trone le roi
Charles II, qui n'a plus de trone? Est-ce cela?

Planchet fit un bond prodigieux sur sa chaise.

-- Ah! Ah! dit-il tout effare; voila donc ce que vous appelez une
restauration, vous!

-- Oui, Planchet, n'est-ce pas ainsi que la chose se nomme?

-- Sans doute, sans doute. Mais avez-vous bien reflechi?

-- A quoi?

-- A ce qu'il y a la-bas?

-- Ou?

-- En Angleterre.

-- Et qu'y a-t-il, voyons, Planchet?

-- D'abord, monsieur, je vous demande pardon si je me mele de ces
choses-la, qui ne sont point de mon commerce; mais puisque c'est
une affaire que vous me proposez... car vous me proposez une
affaire, n'est-ce pas?

-- Superbe, Planchet.

-- Mais puisque vous me proposez une affaire, j'ai le droit de la
discuter.

-- Discute, Planchet; de la discussion nait la lumiere.

-- Eh bien! puisque j'ai la permission de Monsieur, je lui dirai
qu'il y a la-bas les parlements d'abord.

-- Eh bien! apres?

-- Et puis l'armee.

-- Bon. Vois-tu encore quelque chose?

-- Et puis la nation.

-- Est-ce tout?

-- La nation, qui a consenti la chute et la mort du feu roi, pere
de celui-la, et qui ne se voudra point dementir.

-- Planchet, mon ami, dit d'Artagnan, tu raisonnes comme un
fromage. La nation... la nation est lasse de ces messieurs qui
s'appellent de noms barbares et qui lui chantent des psaumes.
Chanter pour chanter, mon cher Planchet, j'ai remarque que les
nations aimaient mieux chanter la gaudriole que le plain-chant.
Rappelle-toi la Fronde; a-t-on chante dans ces temps-la! Eh bien!
c'etait le bon temps.

-- Pas trop, pas trop; j'ai manque y etre pendu.

-- Oui, mais tu ne l'as pas ete?

-- Non.

-- Et tu as commence ta fortune au milieu de toutes ces chansons-
la?

-- C'est vrai.

-- Tu n'as donc rien a dire?

-- Si fait! j'en reviens a l'armee et aux parlements.

-- J'ai dit que j'empruntais vingt mille livres a M. Planchet, et
que je mettais vingt mille livres de mon cote; avec ces quarante
mille livres je leve une armee.

Planchet joignit les mains; il voyait d'Artagnan serieux, il crut
de bonne foi que son maitre avait perdu le sens.

-- Une armee!... Ah! monsieur, fit-il avec son plus charmant
sourire, de peur d'irriter ce fou et d'en faire un furieux. Une
armee... nombreuse?

-- De quarante hommes, dit d'Artagnan.

-- Quarante contre quarante mille, ce n'est point assez. Vous
valez bien mille hommes a vous tout seul, monsieur d'Artagnan, je
le sais bien; mais ou trouverez-vous trente-neuf hommes qui
vaillent autant que vous? ou, les trouvant, qui vous fournira
l'argent pour les payer?

-- Pas mal, Planchet... Ah! diable! tu te fais courtisan.

-- Non, monsieur, je dis ce que je pense, et voila justement
pourquoi je dis qu'a la premiere bataille rangee que vous livrerez
avec vos quarante hommes, j'ai bien peur...

-- Aussi ne livrerai-je pas de bataille rangee, mon cher Planchet,
dit en riant le Gascon. Nous avons, dans l'Antiquite, des exemples
tres beaux de retraites et de marches savantes qui consistaient a
eviter l'ennemi au lieu de l'aborder. Tu dois savoir cela,
Planchet, toi qui as commande les Parisiens le jour ou ils eussent
du se battre contre les mousquetaires, et qui as si bien calcule
les marches et les contremarches, que tu n'as point quitte la
place Royale.

Planchet se mit a rire.

-- Il est de fait, repondit-il, que si vos quarante hommes se
cachent toujours et qu'ils ne soient pas maladroits, ils peuvent
esperer de n'etre pas battus; mais enfin, vous vous proposez un
resultat quelconque?

-- Sans aucun doute. Voici donc, a mon avis, le procede a employer
pour replacer promptement Sa Majeste Charles II sur le trone.

-- Bon! s'ecria Planchet en redoublant d'attention, voyons ce
procede. Mais auparavant il me semble que nous oublions quelque
chose.

-- Quoi?

-- Nous avons mis de cote la nation, qui aime mieux chanter des
gaudrioles que des psaumes, et l'armee, que nous ne combattons
pas; mais restent les parlements, qui ne chantent guere.

-- Et qui ne se battent pas davantage. Comment, toi, Planchet, un
homme intelligent, tu t'inquietes d'un tas de braillards qui
s'appellent les croupions et les decharnes! Les parlements ne
m'inquietent pas, Planchet.

-- Du moment ou ils n'inquietent pas Monsieur, passons outre.

-- Oui, et arrivons au resultat. Te rappelles-tu Cromwell,
Planchet?

-- J'en ai beaucoup oui parler, monsieur.

-- C'etait un rude guerrier.

-- Et un terrible mangeur, surtout.

-- Comment cela?

-- Oui, d'un seul coup il a avale l'Angleterre.

-- Eh bien! Planchet, le lendemain du jour ou il avala
l'Angleterre, si quelqu'un eut avale M. Cromwell?...

-- Oh! monsieur, c'est un des premiers axiomes de mathematiques
que le contenant doit etre plus grand que le contenu.

-- Tres bien!... Voila notre affaire, Planchet.

-- Mais M. Cromwell est mort, et son contenant maintenant, c'est
la tombe.

-- Mon cher Planchet, je vois avec plaisir que non seulement tu es
devenu mathematicien, mais encore philosophe.

-- Monsieur, dans mon commerce d'epicerie, j'utilise beaucoup de
papier imprime; cela m'instruit.

-- Bravo! Tu sais donc, en ce cas-la... car tu n'as pas appris les
mathematiques et la philosophie sans un peu d'histoire... qu'apres
ce Cromwell si grand, il en est venu un tout petit.

-- Oui; celui-la s'appelait Richard, et il a fait comme vous,
monsieur d'Artagnan, il a donne sa demission.

-- Bien, tres bien! Apres le grand, qui est mort; apres le petit,
qui a donne sa demission, est venu un troisieme. Celui-la
s'appelle M. Monck; c'est un general fort habile, en ce qu'il ne
s'est jamais battu; c'est un diplomate tres fort, en ce qu'il ne
parle jamais, et qu'avant de dire bonjour a un homme, il medite
douze heures, et finit par dire bonsoir; ce qui fait crier au
miracle, attendu que cela tombe juste.

-- C'est tres fort, en effet, dit Planchet; mais je connais, moi,
un autre homme politique qui ressemble beaucoup a celui-la.

-- M. de Mazarin, n'est-ce pas?

-- Lui-meme.

-- Tu as raison, Planchet; seulement, M. de Mazarin n'aspire pas
au trone de France; cela change tout, vois-tu. Eh bien! ce
M. Monck, qui a deja l'Angleterre toute rotie sur son assiette et
qui ouvre deja la bouche pour l'avaler, ce M. Monck, qui dit aux
gens de Charles II et a Charles II lui-meme: "Nescio vos..."

-- Je ne sais pas l'anglais, dit Planchet.

-- Oui, mais moi, je le sais, dit d'Artagnan. Nescio vos signifie:
"Je ne vous connais pas." Ce M. Monck, l'homme important de
l'Angleterre elle-meme, quand il l'aura engloutie...

-- Eh bien? demanda Planchet.

-- Eh bien! mon ami, je vais la-bas, et avec mes quarante hommes
je l'enleve, je l'emballe, et je l'apporte en France, ou deux
partis se presentent a mes yeux eblouis.

-- Et aux miens! s'ecria Planchet, transporte d'enthousiasme. Nous
le mettons dans une cage et nous le montrons pour de l'argent.

-- Eh bien! Planchet, c'est un troisieme parti auquel je n'avais
pas songe et que tu viens de trouver, toi.

-- Le croyez-vous bon?

-- Oui, certainement; mais je crois les miens meilleurs.

-- Voyons les votres, alors.

-- 1 deg. je le mets a rancon.

-- De combien?

-- Peste! un gaillard comme cela vaut bien cent mille ecus.

-- Oh! oui.

-- Tu vois: 1 deg. je le mets a rancon de cent mille ecus.

-- Ou bien?...

-- Ou bien, ce qui est mieux encore, je le livre au roi Charles,
qui, n'ayant plus ni general d'armee a craindre, ni diplomate a
jouer, se restaurera lui-meme, et, une fois restaure, me comptera
les cent mille ecus en question. Voila l'idee que j'ai eue; qu'en
dis-tu, Planchet?

-- Magnifique, monsieur! s'ecria Planchet tremblant d'emotion. Et
comment cette idee-la vous est-elle venue?

-- Elle m'est venue un matin au bord de la Loire, tandis que le
roi Louis XIV, notre bien-aime roi, pleurnichait sur la main de
Mlle de Mancini.

-- Monsieur, je vous garantis que l'idee est sublime. Mais...

-- Ah! il y a un mais.

-- Permettez! Mais elle est un peu comme la peau de ce bel ours,
vous savez, qu'on devait vendre, mais qu'il fallait prendre sur
l'ours vivant. Or, pour prendre M. Monck, il y aura bagarre.

-- Sans doute, mais puisque je leve une armee.

-- Oui, oui, je comprends, parbleu! un coup de main. Oh! alors,
monsieur, vous triompherez, car nul ne vous egale en ces sortes de
rencontres.

-- J'y ai du bonheur, c'est vrai, dit d'Artagnan, avec une
orgueilleuse simplicite; tu comprends que si pour cela j'avais mon
cher Athos, mon brave Porthos et mon ruse Aramis, l'affaire etait
faite; mais ils sont perdus, a ce qu'il parait, et nul ne sait ou
les retrouver. Je ferai donc le coup tout seul. Maintenant,
trouves-tu l'affaire bonne et le placement avantageux?

-- Trop! trop!

-- Comment cela?

-- Parce que les belles choses n'arrivent jamais a point.

-- Celle-la est infaillible, Planchet, et la preuve, c'est que je
m'y emploie. Ce sera pour toi un assez joli lucre et pour moi un
coup assez interessant. On dira: "Voila quelle fut la vieillesse
de M. d'Artagnan"; et j'aurai une place dans les histoires et meme
dans l'histoire, Planchet.

-- Monsieur! s'ecria Planchet, quand je pense que c'est ici, chez
moi, au milieu de ma cassonade, de mes pruneaux et de ma cannelle
que ce gigantesque projet se murit, il me semble que ma boutique
est un palais.

-- Prends garde, prends garde, Planchet; si le moindre bruit
transpire, il y a Bastille pour nous deux; prends garde, mon ami,
car c'est un complot que nous faisons la: M. Monck est l'allie de
M. de Mazarin; prends garde.

-- Monsieur, quand on a eu l'honneur de vous appartenir, on n'a
pas peur, et quand on a l'avantage d'etre lie d'interet avec vous,
on se tait.

-- Fort bien, c'est ton affaire encore plus que la mienne, attendu
que dans huit jours, moi, je serai en Angleterre.

-- Partez, monsieur, partez; le plus tot sera le mieux.

-- Alors, l'argent est pret?

-- Demain il le sera, demain vous le recevrez de ma main. Voulez-
vous de l'or ou de l'argent?

-- De l'or, c'est plus commode. Mais comment allons-nous arranger
cela? Voyons.

-- Oh! mon Dieu, de la facon la plus simple: vous me donnez un
recu, voila tout.

-- Non pas, non pas, dit vivement d'Artagnan, il faut de l'ordre
en toutes choses.

-- C'est aussi mon opinion... mais avec vous, monsieur
d'Artagnan...

-- Et si je meurs la-bas, si je suis tue d'une balle de mousquet,
si je creve pour avoir bu de la biere?

-- Monsieur, je vous prie de croire qu'en ce cas je serais
tellement afflige de votre mort, que je ne penserais point a
l'argent.

-- Merci, Planchet, mais cela n'empeche. Nous allons, comme deux
clercs de procureur, rediger ensemble une convention, une espece
d'acte qu'on pourrait appeler un acte de societe.

-- Volontiers, monsieur.

-- Je sais bien que c'est difficile a rediger, mais nous
essaierons.

Planchet alla chercher une plume, de l'encre et du papier.

D'Artagnan prit la plume, la trempa dans l'encre et ecrivit:

"Entre messire d'Artagnan, ex-lieutenant des mousquetaires du roi,
actuellement demeurant rue Tiquetonne, Hotel de la Chevrette,

Et le sieur Planchet, epicier, demeurant rue des Lombards, a
l'enseigne du Pilon-d'Or,

A ete convenu ce qui suit:

Une societe au capital de quarante mille livres est formee a
l'effet d'exploiter une idee apportee par M. d'Artagnan. Le sieur
Planchet, qui connait cette idee et qui l'approuve en tous points,
versera vingt mille livres entre les mains de M. d'Artagnan. Il
n'en exigera ni remboursement ni interet avant le retour d'un
voyage que M. d'Artagnan va faire en Angleterre.

De son cote, M. d'Artagnan s'engage a verser vingt mille livres
qu'il joindra aux vingt mille deja versees par le sieur Planchet.
Il usera de ladite somme de quarante mille livres comme bon lui
semblera, s'engageant toutefois a une chose qui va etre enoncee
ci-dessous.

Le jour ou M. d'Artagnan aura retabli par un moyen quelconque Sa
Majeste le roi Charles II sur le trone d'Angleterre, il versera
entre les mains de M. Planchet la somme de..."

-- La somme de cent cinquante mille livres, dit naivement Planchet
voyant que d'Artagnan s'arretait.

-- Ah! diable! non, dit d'Artagnan, le partage ne peut passe faire
par moitie, ce ne serait pas juste.

-- Cependant, monsieur, nous mettons moitie chacun, objecta
timidement Planchet.

-- Oui, mais ecoute la clause, mon cher Planchet, et si tu ne la
trouves pas equitable en tout point quand elle sera ecrite, eh
bien! nous la rayerons.

Et d'Artagnan ecrivit:

"Toutefois, comme M. d'Artagnan apporte a l'association, outre le
capital de vingt mille livres, son temps, son idee, son industrie
et sa peau, choses qu'il apprecie fort, surtout cette derniere,
M. d'Artagnan gardera, sur les trois cent mille livres, deux cent
mille livres pour lui, ce qui portera sa part aux deux tiers."

-- Tres bien, dit Planchet.

-- Est-ce juste? demanda d'Artagnan.

-- Parfaitement juste, monsieur.

-- Et tu seras content moyennant cent mille livres?

-- Peste! je crois bien. Cent mille livres pour vingt mille
livres!

-- Et a un mois, comprends bien.

-- Comment, a un mois?

-- Oui, je ne te demande qu'un mois.

-- Monsieur, dit genereusement Planchet, je vous donne six
semaines.

-- Merci, repondit fort civilement le mousquetaire.

Apres quoi, les deux associes relurent l'acte.

-- C'est parfait, monsieur, dit Planchet, et feu M. Coquenard, le
premier epoux de Mme la baronne du Vallon, n'aurait pas fait
mieux.

-- Tu trouves? Eh bien! alors, signons.

Et tous deux apposerent leur parafe.

-- De cette facon, dit d'Artagnan, je n'aurai obligation a
personne.

-- Mais moi, j'aurai obligation a vous, dit Planchet.

-- Non, car si tendrement que j'y tienne, Planchet, je puis
laisser ma peau la-bas, et tu perdras tout. A propos, peste! cela
me fait penser au principal, une clause indispensable, je l'ecris:
"Dans le cas ou M. d'Artagnan succomberait a l'oeuvre; la
liquidation se trouvera faite et le sieur Planchet donne des a
present quittance a l'ombre de messire d'Artagnan des vingt mille
livres par lui versees dans la caisse de ladite association."

Cette derniere clause fit froncer le sourcil a Planchet; mais
lorsqu'il vit l'oeil si brillant, la main si musculeuse, l'echine
si souple et si robuste de son associe, il reprit courage, et sans
regret, haut la main, il ajouta un trait a son parafe. D'Artagnan
en fit autant. Ainsi fut redige le premier acte de societe connu;
peut-etre a-t-on un peu abuse depuis de la forme et du fond.

-- Maintenant, dit Planchet en versant un dernier verre de vin
d'Anjou a d'Artagnan, maintenant, allez dormir, mon cher maitre.

-- Non pas, repliqua d'Artagnan, car le plus difficile maintenant
reste a faire, et je vais rever a ce plus difficile.

-- Bah! dit Planchet, j'ai si grande confiance en vous, monsieur
d'Artagnan, que je ne donnerais pas mes cent mille livres pour
quatre-vingt-dix mille.

-- Et le diable m'emporte! dit d'Artagnan, je crois que tu aurais
raison.

Sur quoi d'Artagnan prit une chandelle, monta a sa chambre et se
coucha.


Chapitre XXI -- Ou d'Artagnan se prepare a voyager pour la maison
Planchet et Compagnie


D'Artagnan reva si bien toute la nuit, que son plan fut arrete des
le lendemain matin.

-- Voila! dit-il en se mettant sur son seant dans son lit et en
appuyant son coude sur son genou et son menton dans sa main,
voila! Je chercherai quarante hommes bien surs et bien solides,
recrutes parmi des gens un peu compromis, mais ayant des habitudes
de discipline. Je leur promettrai cinq cents livres pour un mois,
s'ils reviennent; rien, s'ils ne reviennent pas, ou moitie pour
leurs collateraux. Quant a la nourriture et au logement, cela
regarde les Anglais, qui ont des boeufs au paturage, du lard au
saloir, des poules au poulailler et du grain en grange. Je me
presenterai au general Monck avec ce corps de troupe. Il
m'agreera. J'aurai sa confiance, et j'en abuserai le plus vite
possible.

Mais, sans aller plus loin, d'Artagnan secoua la tete et
s'interrompit.

-- Non, dit-il, je n'oserais raconter cela a Athos; le moyen est
donc peu honorable. Il faut user de violence, continua-t-il, il le
faut bien certainement, sans avoir en rien engage ma loyaute. Avec
quarante hommes je courrai la campagne comme partisan. Oui, mais
si je rencontre, non pas quarante mille Anglais, comme disait
Planchet, mais purement et simplement quatre cents? Je serai
battu, attendu que, sur mes quarante guerriers, il s'en trouvera
dix au moins de vereux, dix qui se feront tuer tout de suite par
betise.

"Non, en effet, impossible d'avoir quarante hommes surs; cela
n'existe pas. Il faut savoir se contenter de trente. Avec dix
hommes de moins j'aurai le droit d'eviter la rencontre a main
armee, a cause du petit nombre de mes gens, et si la rencontre a
lieu, mon choix est bien plus certain sur trente hommes que sur
quarante. En outre, j'economise cinq mille francs, c'est-a-dire le
huitieme de mon capital, cela en vaut la peine. C'est dit, j'aurai
donc trente hommes. Je les diviserai en trois bandes, nous nous
eparpillerons dans le pays avec injonction de nous reunir a un
moment donne; de cette facon, dix par dix, nous ne donnons pas le
moindre soupcon, nous passons inapercus. Oui, oui, trente, c'est
un merveilleux nombre. Il y a trois dizaines; trois, ce nombre
divin. Et puis, vraiment, une compagnie de trente hommes,
lorsqu'elle sera reunie, cela aura encore quelque chose
d'imposant. Ah! malheureux que je suis, continua d'Artagnan, il
faut trente chevaux; c'est ruineux. Ou diable avais-je la tete en
oubliant les chevaux? On ne peut songer cependant a faire un coup
pareil sans chevaux. Eh bien! soit! ce sacrifice, nous le ferons,
quitte a prendre les chevaux dans le pays; ils n'y sont pas
mauvais, d'ailleurs.

"Mais j'oubliais, peste! trois bandes, cela necessite trois
commandants, voila la difficulte: sur les trois commandants, j'en
ai deja un, c'est moi; oui, mais les deux autres couteront a eux
seuls presque autant d'argent que tout le reste de la troupe. Non,
decidement, il ne faudrait qu'un seul lieutenant.

"En ce cas, alors, je reduirai ma troupe a vingt hommes. Je sais
bien que c'est peu, vingt hommes; mais puisque avec trente j'etais
decide a ne pas chercher les coups, je le serai bien plus encore
avec vingt. Vingt, c'est un compte rond; cela d'ailleurs reduit de
dix le nombre des chevaux, ce qui est une consideration; et alors,
avec un bon lieutenant...

"Mordieu! ce que c'est pourtant que patience et calcul! N'allais-
je pas m'embarquer avec quarante hommes, et voila maintenant que
je me reduis a vingt pour un egal succes. Dix mille livres
d'epargnees d'un seul coup et plus de surete, c'est bien cela.
Voyons a cette heure: il ne s'agit plus que de trouver ce
lieutenant; trouvons-le donc, et apres... Ce n'est pas facile, il
me le faut brave et bon, un second moi-meme.

"Oui, mais un lieutenant aura mon secret, et comme ce secret vaut
un million et que je ne paierai a mon homme que mille livres,
quinze cents livres au plus, mon homme vendra le secret a Monck.
Pas de lieutenant, mordioux! D'ailleurs, cet homme fut-il muet
comme un disciple de Pythagore, cet homme aura bien dans la troupe
un soldat favori dont il fera son sergent; le sergent penetrera le
secret du lieutenant, au cas ou celui-ci sera honnete et ne voudra
pas le vendre.

"Alors le sergent, moins probe et moins ambitieux, donnera le tout
pour cinquante mille livres. Allons, allons! c'est impossible!
Decidement le lieutenant est impossible. Mais alors plus de
fractions, je ne puis diviser ma troupe en deux et agir sur deux
points a la fois sans un autre moi-meme qui...Mais a quoi bon agir
sur deux points, puisque nous n'avons qu'un homme a prendre? A
quoi bon affaiblir un corps en mettant la droite ici, la gauche
la? Un seul corps, mordioux! un seul, et commande par d'Artagnan;
tres bien! Mais vingt hommes marchant d'une bande sont suspects a
tout le monde; il ne faut pas qu'on voie vingt cavaliers marcher
ensemble, autrement on leur detache une compagnie qui demande le
mot d'ordre, et qui, sur l'embarras qu'on eprouve a le donner,
fusille M. d'Artagnan et ses hommes comme des lapins. Je me reduis
donc a dix hommes; de cette facon; j'agis simplement et avec
unite; je serai force a la prudence, ce qui est la moitie de la
reussite dans une affaire du genre de celle que j'entreprends: le
grand nombre m'eut entraine a quelque folie peut-etre Dix chevaux
ne sont plus rien a acheter ou a prendre, Oh! excellente idee et
quelle tranquillite parfaite elle fait passer dans mes veines!
Plus de soupcons, plus de mots d'ordre, plus de danger. Dix
hommes, ce sont des valets ou des commis. Dix hommes conduisant
dix chevaux charges de marchandises quelconques sont toleres, bien
recus partout.

"Dix hommes voyagent pour le compte de la maison Planchet et Cie,
de France. Il n'y a rien a dire. Ces dix hommes, vetus comme des
manoeuvriers, ont un bon couteau de chasse, un bon mousqueton a la
croupe du cheval, un bon pistolet dans la fonte. Ils ne se
laissent jamais inquieter, parce qu'ils n'ont pas de mauvais
desseins. Ils sont peut-etre au fond un peu contrebandiers, mais
qu'est-ce que cela fait? la contrebande n'est pas comme la
polygamie, un cas pendable. Le pis qui puisse nous arriver, c'est
qu'on confisque nos marchandises.

"Les marchandises confisquees, la belle affaire! Allons, allons,
c'est un plan superbe. Dix hommes seulement, dix hommes que
j'engagerai pour mon service, dix hommes qui seront resolus comme
quarante, qui me couteront comme quatre, et a qui, pour plus
grande surete, je n'ouvrirai pas la bouche de mon dessein, et a
qui je dirai seulement: "Mes amis, il y a un coup a faire." De
cette facon, Satan sera bien malin s'il me joue un de ses tours.
Quinze mille livres d'economisees! c'est superbe sur vingt.

Ainsi reconforte par son industrieux calcul, d'Artagnan s'arreta a
ce plan et resolut de n'y plus rien changer. Il avait deja, sur
une liste fournie par son intarissable memoire, dix hommes
illustres parmi les chercheurs d'aventures, maltraites par la
fortune ou inquietes par la justice. Sur ce, d'Artagnan se leva et
se mit en quete a l'instant meme, en invitant Planchet a ne pas
l'attendre a dejeuner, et meme peut-etre a diner. Un jour et demi
passe a courir certains bouges de Paris lui suffit pour sa
recolte, et sans faire communiquer les uns avec les autres ses
aventuriers, il avait collige, collectionne, reuni en moins de
trente heures une charmante collection de mauvais visages parlant
un francais moins pur que l'anglais dont ils allaient se servir.
C'etaient pour la plupart des gardes dont d'Artagnan avait pu
apprecier le merite en differentes rencontres, et que
l'ivrognerie, des coups d'epee malheureux, des gains inesperes au
jeu ou les reformes economiques de M. de Mazarin avaient forces de
chercher l'ombre et la solitude, ces deux grands consolateurs des
ames incomprises et froissees. Ils portaient sur leur physionomie
et dans leurs vetements les traces des peines de coeur qu'ils
avaient eprouvees. Quelques-uns avaient le visage dechire; tous
avaient des habits en lambeaux.

D'Artagnan soulagea le plus presse de ces miseres fraternelles
avec une sage distribution des ecus de la societe; puis ayant
veille a ce que ces ecus fussent employes a l'embellissement
physique de la troupe, il assigna rendez-vous a ses recrues dans
le nord de la France, entre Berghes et Saint-Omer. Six jours
avaient ete donnes pour tout terme, et d'Artagnan connaissait
assez la bonne volonte, la belle humeur et la probite relative de
ces illustres engages, pour etre certain que pas un d'eux ne
manquerait a l'appel. Ces ordres donnes, ce rendez-vous pris, il
alla faire ses adieux a Planchet, qui lui demanda des nouvelles de
son armee. D'Artagnan ne jugea point a propos de lui faire part de
la reduction qu'il avait faite dans son personnel; il craignait
d'entamer par cet aveu la confiance de son associe. Planchet se
rejouit fort d'apprendre que l'armee etait toute levee, et que
lui, Planchet, se trouvait une espece de roi de compte a demi qui,
de son trone-comptoir, soudoyait un corps de troupes destine a
guerroyer contre la perfide Albion, cette ennemie de tous les
coeurs vraiment francais. Planchet compta donc en beaux louis
doubles vingt mille livres a d'Artagnan, pour sa part a lui,
Planchet, et vingt autres mille livres, toujours en beaux louis
doubles, pour la part de d'Artagnan. D'Artagnan mit chacun des
vingt mille francs dans un sac et pesant chaque sac de chaque
main:

-- C'est bien embarrassant, cet argent, mon cher Planchet, dit-il;
sais-tu que cela pese plus de trente livres?

-- Bah! votre cheval portera cela comme une plume.

D'Artagnan secoua la tete.

-- Ne me dis pas de ces choses-la, Planchet; un cheval surcharge
de trente livres, apres le portemanteau et le cavalier, ne passe
plus si facilement une riviere, ne franchit plus si legerement un
mur ou un fosse, et plus de cheval, plus de cavalier. Il est vrai
que tu ne sais pas cela, toi, Planchet, qui as servi toute ta vie
dans l'infanterie.

-- Alors, monsieur, comment faire? dit Planchet vraiment
embarrasse.

-- Ecoute, dit d'Artagnan, je paierai mon armee a son retour dans
ses foyers. Garde-moi ma moitie de vingt mille livres, que tu
feras valoir pendant ce temps-la.

-- Et ma moitie a moi? dit Planchet.

-- Je l'emporte.

-- Votre confiance m'honore, dit Planchet; mais si vous ne revenez
pas?

-- C'est possible, quoique la chose soit peu vraisemblable, Alors,
Planchet, pour le cas ou je ne reviendrais pas, donne-moi une
plume pour que je fasse mon testament.

D'Artagnan prit une plume, du papier et ecrivit sur une simple
feuille:

"Moi, d'Artagnan, je possede vingt mille livres economisees sou a
sou depuis trente-trois ans que je suis au service de Sa Majeste
le roi de France. J'en donne cinq mille a Athos, cinq mille a
Porthos, cinq mille a Aramis, pour qu'ils les donnent, en mon nom
et aux leurs, a mon petit ami Raoul, vicomte de Bragelonne. Je
donne les cinq mille dernieres a Planchet, pour qu'il distribue
avec moins de regret les quinze mille autres a mes amis.

"En fin de quoi j'ai signe les presentes.

"D'Artagnan.

Planchet paraissait fort curieux de savoir ce qu'avait ecrit
d'Artagnan.

-- Tiens, dit le mousquetaire a Planchet, lis.

Aux dernieres lignes, les larmes vinrent aux yeux de Planchet.

-- Vous croyez que je n'eusse pas donne l'argent sans cela? Alors,
je ne veux pas de vos cinq mille livres.

D'Artagnan sourit.

-- Accepte, Planchet, accepte, et de cette facon tu ne perdras que
quinze mille francs au lieu de vingt, et tu ne seras pas tente de
faire affront a la signature de ton maitre et ami, en cherchant a
ne rien perdre du tout.

Comme il connaissait le coeur des hommes et des epiciers, ce cher
M. d'Artagnan! Ceux qui ont appele fou Don Quichotte, parce qu'il
marchait a la conquete d'un empire avec le seul Sancho, son
ecuyer, et ceux qui ont appele fou Sancho, parce qu'il marchait
avec son maitre a la conquete du susdit empire, ceux-la
certainement n'eussent point porte un autre jugement sur
d'Artagnan et Planchet.

Cependant le premier passait pour un esprit subtil parmi les plus
fins esprits de la cour de France. Quant au second, il s'etait
acquis a bon droit la reputation d'une des plus fortes cervelles
parmi les marchands epiciers de la rue des Lombards, par
consequent de Paris, par consequent de France.

Or, a n'envisager ces deux hommes qu'au point de vue de tous les
hommes, et les moyens a l'aide desquels ils comptaient remettre un
roi sur son trone que comparativement aux autres moyens, le plus
mince cerveau du pays ou les cerveaux sont les plus minces se fut
revolte contre l'outrecuidance du lieutenant et la stupidite de
son associe. Heureusement d'Artagnan n'etait pas homme a ecouter
les sornettes qui se debitaient autour de lui, ni les commentaires
que l'on faisait sur lui. Il avait adopte la devise: "Faisons bien
et laissons dire." Planchet, de son cote, avait adopte celle-ci:
"Laissons faire et ne disons rien." Il en resultait que, selon
l'habitude de tous les genies superieurs, ces deux hommes se
flattaient _intra pectus_ d'avoir raison contre tous ceux qui leur
donnaient tort.

Pour commencer, d'Artagnan se mit en route par le plus beau temps
du monde, sans nuages au ciel, sans nuages a l'esprit, joyeux et
fort, calme et decide, gros de sa resolution, et par consequent
portant avec lui une dose decuple de ce fluide puissant que les
secousses de l'ame font jaillir des nerfs et qui procurent a la
machine humaine une force et une influence dont les siecles futurs
se rendront, selon toute probabilite, plus arithmetiquement compte
que nous ne pouvons le faire aujourd'hui. Il remonta, comme aux
temps passes, cette route feconde en aventures qui l'avait conduit
a Boulogne et qu'il faisait pour la quatrieme fois. Il put
presque, chemin faisant, reconnaitre la trace de son pas sur le
pave et celle de son poing sur les portes des hotelleries; sa
memoire, toujours active et presente, ressuscitait alors cette
jeunesse que n'eut, trente ans apres, dementie ni son grand coeur
ni son poignet d'acier. Quelle riche nature que celle de cet
homme! Il avait toutes les passions, tous les defauts, toutes les
faiblesses, et l'esprit de contrariete familier a son intelligence
changeait toutes ces imperfections en des qualites
correspondantes. D'Artagnan, grace a son imagination sans cesse
errante, avait peur d'une ombre, et honteux d'avoir eu peur, il
marchait a cette ombre, et devenait alors extravagant de bravoure
si le danger etait reel; aussi, tout en lui etait emotions et
partant jouissance. Il aimait fort la societe d'autrui, mais
jamais ne s'ennuyait dans la sienne, et plus d'une fois, si on eut
pu l'etudier quand il etait seul, on l'eut vu rire des quolibets
qu'il se racontait a lui-meme ou des bouffonnes imaginations qu'il
se creait justement cinq minutes avant le moment ou devait venir
l'ennui.

D'Artagnan ne fut pas peut-etre aussi gai cette fois qu'il l'eut
ete avec la perspective de trouver quelques bons amis a Calais au
lieu de celle qu'il avait d'y rencontrer les dix sacripants; mais
cependant la melancolie ne le visita point plus d'une fois par
jour, et ce fut cinq visites a peu pres qu'il recut de cette
sombre deite avant d'apercevoir la mer a Boulogne, encore les
visites furent-elles courtes.

Mais, une fois la, d'Artagnan se sentit pres de l'action, et tout
autre sentiment que celui de la confiance disparut, pour ne plus
jamais revenir. De Boulogne, il suivit la cote jusqu'a Calais.
Calais etait le rendez-vous general, et dans Calais il avait
designe a chacun de ses enroles l'hotellerie du Grand-Monarque, ou
la vie n'etait point chere, ou les matelots faisaient la
chaudiere, ou les hommes d'epee, a fourreau de cuir, bien entendu,
trouvaient gite, table, nourriture, et toutes les douceurs de la
vie enfin, a trente sous par jour. D'Artagnan se proposait de les
surprendre en flagrant delit de vie errante, et de juger par la
premiere apparence s'il fallait compter sur eux comme sur de bons
compagnons.

Il arriva le soir, a quatre heures et demie, a Calais.


Chapitre XXII -- D'Artagnan voyage pour la maison Planchet et
Compagnie


L'hotellerie du Grand-Monarque etait situee dans une petite rue
parallele au port, sans donner sur le port meme; quelques ruelles
coupaient, comme des echelons coupent les deux paralleles de
l'echelle, les deux grandes lignes droites du port et de la rue.
Par les ruelles on debouchait inopinement du port dans la rue et
de la rue dans le port.

D'Artagnan arriva sur le port, prit une de ces rues, et tomba
inopinement devant l'hotellerie du Grand-Monarque. Le moment etait
bien choisi et put rappeler a d'Artagnan son debut a l'hotellerie
du Franc-Meunier, a Meung. Des matelots qui venaient de jouer aux
des s'etaient pris de querelle et se menacaient avec fureur.
L'hote, l'hotesse et deux garcons surveillaient avec anxiete le
cercle de ces mauvais joueurs, du milieu desquels la guerre
semblait prete a s'elancer toute herissee de couteaux et de
haches.

Le jeu, cependant, continuait.

Un banc de pierre etait occupe par deux hommes qui semblaient
ainsi veiller a la porte; quatre tables placees au fond de la
chambre commune etaient occupees par huit autres individus. M. les
hommes du banc ni les hommes des tables ne prenaient part ni a la
querelle ni au jeu. D'Artagnan reconnut ses dix hommes dans ces
spectateurs si froids et si indifferents. La querelle allait
croissant. Toute passion a, comme la mer, sa maree qui monte et
qui descend. Arrive au paroxysme de sa passion, un matelot
renversa la table et l'argent qui etait dessus. La table tomba,
l'argent roula. A l'instant meme tout le personnel de l'hotellerie
se jeta sur les enjeux, et bon nombre de pieces blanches furent
ramassees par des gens qui s'esquiverent, tandis que les matelots
se dechiraient entre eux.

Seuls, les deux hommes du banc et les huit hommes de l'interieur,
quoiqu'ils eussent l'air parfaitement etrangers les uns aux
autres, seuls, disons-nous, ces dix hommes semblaient s'etre donne
le mot pour demeurer impassibles au milieu de ces cris de fureur
et de ce bruit d'argent. Deux seulement se contenterent de
repousser avec le pied les combattants qui venaient jusque sous
leur table.

Deux autres, enfin, plutot que de prendre part a tout ce vacarme,
sortirent leurs mains de leurs poches; deux autres, enfin,
monterent sur la table qu'ils occupaient, comme font, pour eviter
d'etre submerges, des gens surpris par une crue d'eau.

"Allons, allons, se dit d'Artagnan, qui n'avait perdu aucun de ces
details que nous venons de raconter, voila une jolie collection:
circonspects, calmes, habitues au bruit, faits aux coups; peste!
j'ai eu la main heureuse."

Tout a coup son attention fut appelee sur un point de la chambre.

Les deux hommes qui avaient repousse du pied les lutteurs furent
assaillis d'injures par les matelots qui venaient de se
reconcilier. L'un deux, a moitie ivre de colere et tout a fait de
biere, vint d'un ton menacant demander au plus petit de ces deux
sages de quel droit il avait touche de son pied des creatures du
bon Dieu qui n'etaient pas des chiens. Et en faisant cette
interpellation, il mit, pour la rendre plus directe, son gros
poing sous le nez de la recrue de M. d'Artagnan.

Cet homme palit sans qu'on put apprecier s'il palissait de crainte
ou bien de colere; ce que voyant, le matelot conclut que c'etait
de peur, et leva son poing avec l'intention bien manifeste de le
laisser retomber sur la tete de l'etranger.

Mais sans qu'on eut vu remuer l'homme menace, il detacha au
matelot une si rude bourrade dans l'estomac, que celui-ci roula
jusqu'au bout de la chambre avec des cris epouvantables. Au meme
instant, rallies par l'esprit de corps, tous les camarades du
vaincu tomberent sur le vainqueur.

Ce dernier, avec le meme sang-froid dont il avait deja fait
preuve, sans commettre l'imprudence de toucher a ses armes,
empoigna un pot de biere a couvercle d'etain, et assomma deux ou
trois assaillants; puis, comme il allait succomber sous le nombre,
les sept autres silencieux de l'interieur, qui n'avaient pas
bouge, comprirent que c'etait leur cause qui etait en jeu et se
ruerent a son secours.

En meme temps les deux indifferents de la porte se retournerent
avec un froncement de sourcils qui indiquait leur intention bien
prononcee de prendre l'ennemi a revers si l'ennemi ne cessait pas
son agression.

L'hote, ses garcons et deux gardes de nuit qui passaient et qui,
par curiosite, penetrerent trop avant dans la chambre furent
enveloppes dans la bagarre et roues de coups.

Les Parisiens frappaient comme des Cyclopes, avec un ensemble et
une tactique qui faisaient plaisir a voir; enfin, obliges de
battre en retraite devant le nombre, ils prirent leur
retranchement de l'autre cote de la grande table, qu'ils
souleverent d'un commun accord a quatre, tandis que les deux
autres s'armaient chacun d'un treteau, de telle sorte qu'en s'en
servant comme d'un gigantesque abattoir, ils renverserent d'un
coup huit matelots sur la tete desquels ils avaient fait jouer
leur monstrueuse catapulte.

Le sol etait donc jonche de blesses et la salle pleine de cris et
de poussiere, lorsque d'Artagnan, satisfait de l'epreuve, s'avanca
l'epee a la main, et, frappant du pommeau tout ce qu'il rencontra
de tetes dressees, il poussa un vigoureux _hola!_ qui mit a
l'instant meme fin a la lutte. Il se fit un grand refoulement du
centre a la circonference, de sorte que d'Artagnan se trouva isole
et dominateur.

-- Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il ensuite a l'assemblee, avec
le ton majestueux de Neptune prononcant le Cos ego...

A l'instant meme et au premier accent de cette voix, pour
continuer la metaphore virgilienne, les recrues de M. d'Artagnan,
reconnaissant chacun isolement son souverain seigneur,
rengainerent a la fois et leurs coleres, et leurs battements de
planche, et leurs coups de treteau. De leur cote, les matelots,
voyant cette longue epee nue, cet air martial et ce bras agile qui
venaient au secours de leurs ennemis dans la personne d'un homme
qui paraissait habitue au commandement, de leur cote, les matelots
ramasserent leurs blesses et leurs cruchons. Les Parisiens
s'essuyerent le front et tirerent leur reverence au chef.

D'Artagnan fut comble de felicitations par l'hote du Grand-
Monarque.

Il les recut en homme qui sait qu'on ne lui offre rien de trop,
puis il declara qu'en attendant de souper il allait se promener
sur le port. Aussitot chacun des enroles, qui comprit l'appel,
prit son chapeau, epousseta son habit et suivit d'Artagnan. Mais
d'Artagnan, tout en flanant, tout en examinant chaque chose, se
garda bien de s'arreter; il se dirigea vers la dune, et les dix
hommes, effares de se trouver ainsi a la piste les uns des autres,
inquiets de voir a leur droite, a leur gauche et derriere eux des
compagnons sur lesquels ils ne comptaient pas, le suivirent en se
jetant les uns les autres des regards furibonds.

Ce ne fut qu'au plus creux de la plus profonde dune que
d'Artagnan, souriant de les voir distances, se retourna vers eux,
et leur faisant de la main un signe pacifique:

-- Eh! la, la! messieurs, dit-il, ne nous devorons pas; vous etes
faits pour vivre ensemble, pour vous entendre en tous points, et
non pour vous devorer les uns les autres.

Alors toute hesitation cessa; les hommes respirerent comme s'ils
eussent ete tires d'un cercueil, et s'examinerent complaisamment
les uns les autres. Apres cet examen, ils porterent les yeux sur
leur chef, qui, connaissant des longtemps le grand art de parler a
des hommes de cette trempe, leur improvisa le petit discours
suivant, accentue avec une energie toute gasconne.

-- Messieurs, vous savez tous qui je suis. Je vous ai engages,
vous connaissant des braves et voulant vous associer a une
expedition glorieuse. Figurez-vous qu'en travaillant avec moi vous
travaillez pour le roi. Je vous previens seulement que si vous
laissez paraitre quelque chose de cette supposition, je me verrai
force de vous casser immediatement la tete de la facon qui me sera
la plus commode. Vous n'ignorez pas, messieurs, que les secrets
d'Etat sont comme un poison mortel; tant que ce poison est dans sa
boite et que la boite est fermee, il ne nuit pas; hors de la
boite, il tue. Maintenant, approchez-vous de moi, et vous allez
savoir de ce secret ce que je puis vous en dire.

Tous s'approcherent avec un mouvement de curiosite.

-- Approchez-vous, continua d'Artagnan, et que l'oiseau qui passe
au-dessus de nos tetes, que le lapin qui joue dans les dunes, que
le poisson qui bondit hors de l'eau ne puissent nous entendre. Il
s'agit de savoir et de rapporter a M. le surintendant des finances
combien la contrebande anglaise fait de tort aux marchands
francais. J'entrerai partout et je verrai tout. Nous sommes de
pauvres pecheurs picards jetes sur la cote par une bourrasque. Il
va sans dire que nous vendrons du poisson ni plus ni moins que de
vrais pecheurs.

"Seulement, on pourrait deviner qui nous sommes et nous inquieter;
il est donc urgent que nous soyons en etat de nous defendre. Voila
pourquoi je vous ai choisis comme des gens d'esprit et de courage.
Nous menerons bonne vie et nous ne courrons pas grand danger,
attendu que nous avons derriere nous un protecteur puissant, grace
auquel il n'y a pas d'embarras possible. Une seule chose me
contrarie, mais j'espere qu'apres une courte explication vous
allez me tirer d'embarras. Cette chose qui me contrarie, c'est
d'emmener avec moi un equipage de pecheurs stupides, lequel
equipage nous genera enormement, tandis que si, par hasard, il y
avait parmi vous des gens qui eussent vu la mer...

-- Oh! qu'a cela ne tienne! dit une des recrues de d'Artagnan;
moi, j'ai ete prisonnier des pirates de Tunis pendant trois ans,
et je connais la manoeuvre comme un amiral.

-- Voyez-vous, dit d'Artagnan, l'admirable chose que le hasard!

D'Artagnan prononca ces paroles avec un indefinissable accent de
feinte bonhomie; car d'Artagnan savait a merveille que cette
victime des pirates etait un ancien corsaire, et il l'avait engage
en connaissance de cause. Mais d'Artagnan n'en disait jamais plus
qu'il n'avait besoin d'en dire, pour laisser les gens dans le
doute. Il se paya donc de l'explication, et accueillit l'effet
sans paraitre se preoccuper de la cause.

-- Et moi, dit un second, j'ai, par chance, un oncle qui dirige
les travaux du port de La Rochelle. Tout enfant, j'ai joue sur les
embarcations; je sais donc manier l'aviron et la voile a defier le
premier matelot ponantais venu.

Celui-la ne mentait guere plus que l'autre, il avait rame six ans
sur les galeres de Sa Majeste, a La Ciotat.

Deux autres furent plus francs; ils avouerent tout simplement
qu'ils avaient servi sur un vaisseau comme soldats de penitence;
ils n'en rougissaient pas. D'Artagnan se trouva donc le chef de
dix hommes de guerre et de quatre matelots, ayant a la fois armee
de terre et de mer, ce qui eut porte l'orgueil de Planchet au
comble, si Planchet eut connu ce detail. Il ne s'agissait plus que
de l'ordre general, et d'Artagnan le donna precis. Il enjoignit a
ses hommes de se tenir prets a partir pour La Haye, en suivant,
les uns le littoral qui mene jusqu'a Breskens, les autres la route
qui mene a Anvers.

Le rendez-vous fut donne, en calculant chaque jour de marche, a
quinze jours de la, sur la place principale de La Haye. D'Artagnan
recommanda a ses hommes de s'accoupler comme ils l'entendraient,
par sympathie, deux par deux. Lui-meme choisit parmi les figures
les moins patibulaires deux gardes qu'il avait connus autrefois,
et dont les seuls defauts etaient d'etre joueurs et ivrognes. Ces
hommes n'avaient point perdu toute idee de civilisation, et, sous
des habits propres, leurs coeurs eussent recommence a battre.
D'Artagnan, pour ne pas donner de jalousie aux autres, fit passer
les autres devant. Il garda ses deux preferes, les habilla de ses
propres nippes et partit avec eux.

C'est a ceux-la, qu'il semblait honorer d'une confiance absolue,
que d'Artagnan fit une fausse confidence destinee a garantir le
succes de l'expedition. Il leur avoua qu'il s'agissait, non pas de
voir combien la contrebande anglaise pouvait faire de tort au
commerce francais, mais au contraire combien la contrebande
francaise pouvait faire tort au commerce anglais. Ces hommes
parurent convaincus; ils l'etaient effectivement.

D'Artagnan etait bien sur qu'a la premiere debauche, alors qu'ils
seraient morts-ivres, l'un des deux divulguerait ce secret capital
a toute la bande. Son jeu lui parut infaillible.

Quinze jours apres ce que nous venons de voir se passer a Calais,
toute la troupe se trouvait reunie a La Haye.

Alors, d'Artagnan s'apercut que tous ses hommes, avec une
intelligence remarquable, s'etaient deja travestis en matelots
plus ou moins maltraites par la mer. D'Artagnan les laissa dormir
en un bouge de Newkerkestreet, et se logea, lui, proprement, sur
le grand canal.

Il apprit que le roi d'Angleterre etait revenu pres de son allie
Guillaume II de Nassau, stathouder de Hollande. Il apprit encore
que le refus du roi Louis XIV avait un peu refroidi la protection
qui lui avait ete accordee jusque-la, et qu'en consequence il
avait ete se confiner dans une petite maison du village de
Scheveningen, situe dans les dunes, au bord de la mer, a une
petite lieue de La Haye.

La, disait-on, le malheureux banni se consolait de son exil en
regardant, avec cette melancolie particuliere aux princes de sa
race, cette mer immense du Nord, qui le separait de son
Angleterre, comme elle avait separe autrefois Marie Stuart de la
France. La, derriere quelques arbres du beau bois de Scheveningen,
sur le sable fin ou croissent les bruyeres dorees de la dune,
Charles II vegetait comme elles, plus malheureux qu'elles, car il
vivait de la vie de la pensee, et il esperait et desesperait tour
a tour. D'Artagnan poussa une fois jusqu'a Scheveningen, afin
d'etre bien sur de ce que l'on rapportait sur le prince. Il vit en
effet Charles II pensif et seul sortir par une petite porte
donnant sur le bois, et se promenant sur le rivage, au soleil
couchant, sans meme attirer l'attention des pecheurs qui, en
revenant le soir, tiraient, comme les anciens marins de
l'Archipel, leurs barques sur le sable de la greve.

D'Artagnan reconnut le roi. Il le vit fixer son regard sombre sur
l'immense etendue des eaux, et absorber sur son pale visage les
rouges rayons du soleil deja echancre par la ligne noire de
l'horizon. Puis Charles II rentra dans la maison isolee, toujours
seul, toujours lent et triste, s'amusant a faire crier sous ses
pas le sable friable et mouvant. Des le soir meme, d'Artagnan loua
pour mille livres une barque de pecheur qui en valait quatre
mille. Il donna ces mille livres comptant, et deposa les trois
mille autres chez le bourgmestre. Apres quoi il embarqua, sans
qu'on les vit et durant la nuit obscure, les six hommes qui
formaient son armee de terre; et, a la maree montante, a trois
heures du matin, il gagna le large manoeuvrant ostensiblement avec
les quatre autres et se reposant sur la science de son galerien,
comme il l'eut fait sur celle du premier pilote du port.


Chapitre XXIII -- Ou l'auteur est force, bien malgre lui, de faire
un peu d'histoire


Tandis que les rois et les hommes s'occupaient ainsi de
l'Angleterre, qui se gouvernait toute seule, et qui, il faut le
dire a sa louange, n'avait jamais ete si mal gouvernee, un homme
sur qui Dieu avait arrete son regard et pose son doigt, un homme
predestine a ecrire son nom en lettres eclatantes dans le livre de
l'histoire, poursuivait a la face du monde une oeuvre pleine de
mystere et d'audace. Il allait, et nul ne savait ou il voulait
aller, quoique non seulement l'Angleterre, mais la France, mais
l'Europe, le regardassent marcher d'un pas ferme et la tete haute.
Tout ce qu'on savait sur cet homme, nous allons le dire.

Monck venait de se declarer pour la liberte du Rump Parliament,
ou, si on l'aime mieux, le Parlement Croupion, comme on
l'appelait, Parlement que le general Lambert, imitant Cromwell,
dont il avait ete le lieutenant, venait de bloquer si etroitement,
pour lui faire faire sa volonte, qu'aucun membre, pendant tout le
blocus, n'avait pu en sortir, et qu'un seul, Pierre Wentwort,
avait pu y entrer.

Lambert et Monck, tout se resumait dans ces deux hommes, le
premier representant le despotisme militaire, le second
representant le republicanisme pur. Ces deux hommes, c'etaient les
deux seuls representants politiques de cette revolution dans
laquelle Charles Ier avait d'abord perdu sa couronne et ensuite sa
tete. Lambert, au reste, ne dissimulait pas ses vues; il cherchait
a etablir un gouvernement tout militaire et a se faire le chef de
ce gouvernement.

Monck, republicain rigide, disaient les uns, voulait maintenir le
Rump Parliament, cette representation visible, quoique degeneree,
de la republique. Monck, adroit ambitieux, disaient les autres,
voulait tout simplement se faire de ce Parlement, qu'il semblait
proteger, un degre solide pour monter jusqu'au trone que Cromwell
avait fait vide, mais sur lequel il n'avait pas ose s'asseoir.

Ainsi, Lambert en persecutant le Parlement, Monck en se declarant
pour lui, s'etaient mutuellement declares ennemis l'un de l'autre.
Aussi Monck et Lambert avaient-ils songe tout d'abord a se faire
chacun une armee: Monck en Ecosse, ou etaient les presbyteriens et
les royalistes, c'est-a-dire les mecontents; Lambert a Londres, ou
se trouvait comme toujours la plus forte opposition contre le
pouvoir qu'elle avait sous les yeux.

Monck avait pacifie l'Ecosse, il s'y etait forme une armee et s'en
etait fait un asile: l'une gardait l'autre; Monck savait que le
jour n'etait pas encore venu, jour marque par le Seigneur, pour un
grand changement; aussi son epee paraissait-elle collee au
fourreau. Inexpugnable dans sa farouche et montagneuse Ecosse,
general absolu, roi d'une armee de onze mille vieux soldats, qu'il
avait plus d'une fois conduits a la victoire; aussi bien et mieux
instruit des affaires de Londres que Lambert, qui tenait garnison
dans la Cite, voila quelle etait la position de Monck lorsque a
cent lieues de Londres il se declara pour le Parlement. Lambert,
au contraire, comme nous l'avons dit, habitait la capitale. Il y
avait le centre de toutes ses operations, et il y reunissait
autour de lui et tous ses amis et tout le bas peuple,
eternellement enclin a cherir les ennemis du pouvoir constitue. Ce
fut donc a Londres que Lambert apprit l'appui que des frontieres
d'Ecosse Monck pretait au Parlement. Il jugea qu'il n'y avait pas
de temps a perdre, et que la Tweed n'etait pas si eloignee de la
Tamise qu'une armee n'enjambat d'une riviere a l'autre surtout
lorsqu'elle etait bien commandee. Il savait en outre, qu'au fur et
a mesure qu'ils penetreraient en Angleterre, les soldats de Monck
formeraient sur la route cette boule de neige, embleme du globe de
la fortune, qui n'est pour l'ambitieux qu'un degre sans cesse
grandissant pour le conduire a son but. Il ramassa donc son armee,
formidable a la fois par sa composition ainsi que par le nombre,
et courut au-devant de Monck, qui, lui, pareil a un navigateur
prudent voguant au milieu des ecueils, s'avancait a toutes petites
journees et le nez au vent, ecoutant le bruit et flairant l'air
qui venait de Londres. Les deux armees s'apercurent a la hauteur
de Newcastle; Lambert, arrive le premier, campa dans la ville
meme.

Monck, toujours circonspect, s'arreta ou il etait et placa son
quartier general a Coldstream, sur la Tweed.

La vue de Lambert repandit la joie dans l'armee de Monck, tandis
qu'au contraire la vue de Monck jeta le desarroi dans l'armee de
Lambert. On eut cru que ces intrepides batailleurs, qui avaient
fait tant de bruit dans les rues de Londres, s'etaient mis en
route dans l'espoir de ne rencontrer personne, et que maintenant,
voyant qu'ils avaient rencontre une armee et que cette armee
arborait devant eux, non seulement un etendard, mais encore une
cause et un principe, on eut cru, disons-nous, que ces intrepides
batailleurs s'etaient mis a reflechir qu'ils etaient moins bons
republicains que les soldats de Monck, puisque ceux-ci soutenaient
le Parlement, tandis que Lambert ne soutenait rien, pas meme lui.
Quant a Monck, s'il eut a reflechir ou s'il reflechit, ce dut etre
fort tristement, car l'histoire raconte, et cette pudique dame, on
le sait, ne ment jamais, car l'histoire raconte que le jour de son
arrivee a Coldstream on chercha inutilement un mouton par toute la
ville. Si Monck eut commande une armee anglaise, il y eut eu de
quoi faire deserter toute l'armee. Mais il n'en est point des
Ecossais comme des Anglais, a qui cette chair coulante qu'on
appelle le sang est de toute necessite; les Ecossais, race pauvre
et sobre, vivent d'un peu d'orge ecrasee entre deux pierres,
delayee avec de l'eau de la fontaine et cuite sur un gres rougi.

Les Ecossais, leur distribution d'orge faite, ne s'inquieterent
donc point s'il y avait ou s'il n'y avait pas de viande a
Coldstream. Monck, peu familiarise avec les gateaux d'orge, avait
faim, et son etat-major, aussi affame pour le moins que lui,
regardait avec anxiete a droite et a gauche pour savoir ce qu'on
preparait a souper. Monck se fit renseigner; ses eclaireurs
avaient en arrivant trouve la ville deserte et les buffets vides;
de bouchers et de boulangers, il n'y fallait pas compter a
Coldstream. On ne trouva donc pas le moindre morceau de pain pour
la table du general.

Au fur et a mesure que les recits se succedaient, aussi peu
rassurants les uns que les autres, Monck, voyant l'effroi et le
decouragement sur tous les visages, affirma qu'il n'avait pas
faim; d'ailleurs on mangerait le lendemain, puisque Lambert etait
la probablement dans l'intention de livrer bataille, et par
consequent pour livrer ses provisions s'il etait force dans
Newcastle, ou pour delivrer a jamais les soldats de Monck de la
faim s'il etait vainqueur.

Cette consolation ne fut efficace que sur le petit nombre; mais
peu importait a Monck, car Monck etait fort absolu sous les
apparences de la plus parfaite douceur.

Force fut donc a chacun d'etre satisfait, ou tout au moins de le
paraitre. Monck, tout aussi affame que ses gens, mais affectant la
plus parfaite indifference pour ce mouton absent, coupa un
fragment de tabac, long d'un demi-pouce, a la carotte d'un sergent
qui faisait partie de sa suite, et commenca a mastiquer le susdit
fragment en assurant a ses lieutenants que la faim etait une
chimere, et que d'ailleurs on n'avait jamais faim tant qu'on avait
quelque chose a mettre sous sa dent. Cette plaisanterie satisfit
quelques-uns de ceux qui avaient resiste a la premiere deduction
que Monck avait tiree du voisinage de Lambert; le nombre des
recalcitrants diminua donc d'autant; la garde s'installa, les
patrouilles commencerent, et le general continua son frugal repas
sous sa tente ouverte.

Entre son camp et celui de l'ennemi s'elevait une vieille abbaye
dont il reste a peine quelques ruines aujourd'hui, mais qui alors
etait debout et qu'on appelait l'abbaye de Newcastle. Elle etait
batie sur un vaste terrain independant a la fois de la plaine et
de la riviere, parce qu'il etait presque un marais alimente par
des sources et entretenu par les pluies. Cependant, au milieu des
ces flaques d'eau couvertes de grandes herbes, de joncs et de
roseaux, on voyait s'avancer des terrains solides consacres
autrefois au potager, au parc, au jardin d'agrement et autres
dependances de l'abbaye, pareille a une de ces grandes araignees
de mer dont le corps est rond, tandis que les pattes vont en
divergeant a partir de cette circonference.

Le potager, l'une des pattes les plus allongees de l'abbaye,
s'etendait jusqu'au camp de Monck. Malheureusement on en etait,
comme nous l'avons dit, aux premiers jours de juin, et le potager,
abandonne d'ailleurs, offrait peu de ressources.

Monck avait fait garder ce lieu comme le plus propre aux
surprises. On voyait bien au-dela de l'abbaye les feux du general
ennemi; mais entre ces feux et l'abbaye s'etendait la Tweed,
deroulant ses ecailles lumineuses sous l'ombre epaisse de quelques
grands chenes verts. Monck connaissait parfaitement cette
position, Newcastle et ses environs lui ayant deja plus d'une fois
servi de quartier general. Il savait que le jour son ennemi
pourrait sans doute jeter des eclaireurs dans ces ruines et y
venir chercher une escarmouche, mais que la nuit il se garderait
bien de s'y hasarder. Il se trouverait donc en surete. Aussi ses
soldats purent-ils le voir, apres ce qu'il appelait fastueusement
son souper, c'est-a-dire apres l'exercice de mastication rapporte
par nous au commencement de ce chapitre, comme depuis Napoleon a
la veille d'Austerlitz, dormir tout assis sur sa chaise de jonc,
moitie sous la lueur de sa lampe, moitie sous le reflet de la lune
qui commencait a monter aux cieux.

Ce qui signifie qu'il etait a peu pres neuf heures et demie du
soir.

Tout a coup Monck fut tire de ce demi-sommeil, factice peut-etre,
par une troupe de soldats qui, accourant avec des cris joyeux,
venaient frapper du pied les batons de la tente de Monck, tout en
bourdonnant pour le reveiller.

Il n'etait pas besoin d'un si grand bruit. Le general ouvrit les
yeux.

-- Eh bien! mes enfants, que se passe-t-il donc? demanda le
general.

-- General, repondirent plusieurs voix, general, vous souperez.

-- J'ai soupe, messieurs, repondit tranquillement celui-ci, et je
digerais tranquillement, comme vous voyez; mais entrez, et dites-
moi ce qui vous amene.

-- General, une bonne nouvelle.

-- Bah! Lambert nous fait-il dire qu'il se battra demain?

-- Non, mais nous venons de capturer une barque de pecheurs qui
portait du poisson au camp de Newcastle.

-- Et vous avez eu tort, mes amis. Ces messieurs de Londres sont
delicats, ils tiennent a leur premier service; vous allez les
mettre de tres mauvaise humeur; ce soir et demain ils seront
impitoyables. Il serait de bon gout, croyez-moi, de renvoyer a
M. Lambert ses poissons et ses pecheurs, a moins que...

Le general reflechit un instant.

-- Dites-moi, continua-t-il, quels sont ces pecheurs, s'il vous
plait?

-- Des marins picards qui pechaient sur les cotes de France ou de
Hollande, et qui ont ete jetes sur les notres par un grand vent.

-- Quelques-uns d'entre eux parlent-ils notre langue?

-- Le chef nous a dit quelques mots d'anglais.

La defiance du general s'etait eveillee au fur et a mesure que les
renseignements lui venaient.

-- C'est bien, dit-il. Je desire voir ces hommes, amenez-les-moi.

Un officier se detacha aussitot pour aller les chercher.

-- Combien sont-ils? continua Monck, et quel bateau montent-ils?

-- Ils sont dix ou douze, mon general, et ils montent une espece
de chasse-maree, comme ils appellent cela, de construction
hollandaise, a ce qu'il nous a semble.

-- Et vous dites qu'ils portaient du poisson au camp de
M. Lambert?

-- Oui, general. Il parait meme qu'ils ont fait une assez bonne
peche.

-- Bien, nous allons voir cela, dit Monck. En effet, au moment
meme l'officier revenait, amenant le chef de ces pecheurs, homme
de cinquante a cinquante-cinq ans a peu pres, mais de bonne mine.
Il etait de moyenne taille et portait un justaucorps de grosse
laine, un bonnet enfonce jusqu'aux yeux; un coutelas etait passe a
sa ceinture, et il marchait avec cette hesitation toute
particuliere aux marins, qui, ne sachant jamais, grace au
mouvement du bateau, si leur pied posera sur la planche ou dans le
vide, donnent a chacun de leurs pas une assiette aussi sure que
s'il s'agissait de poser un pilotis. Monck, avec un regard fin et
penetrant, considera longtemps le pecheur, qui lui souriait de ce
sourire moitie narquois, moitie niais, particulier a nos paysans.

-- Tu parles anglais? lui demanda Monck en excellent francais.

-- Ah! bien mal, milord, repondit le pecheur.

Cette reponse fut faite bien plutot avec l'accentuation vive et
saccadee des gens d'outre-Loire qu'avec l'accent un peu trainard
des contrees de l'ouest et du nord de la France.

-- Mais enfin tu le parles, insista Monck, pour etudier encore une
fois cet accent.

-- Eh! nous autres gens de mer, repondit le pecheur, nous parlons
un peu toutes les langues.

-- Alors, tu es matelot pecheur?

-- Pour aujourd'hui, milord, pecheur, et fameux pecheur meme. J'ai
pris un bar qui pese au moins trente livres, et plus de cinquante
mulets; j'ai aussi de petits merlans qui seront parfaits dans la
friture.

-- Tu me fais l'effet d'avoir plus peche dans le golfe de Gascogne
que dans la Manche, dit Monck en souriant.

-- En effet, je suis du Midi; cela empeche-t-il d'etre bon
pecheur, milord?

-- Non pas, et je t'achete ta peche; maintenant parle avec
franchise: a qui la destinais-tu?

-- Milord, je ne vous cacherai point que j'allais a Newcastle,
tout en suivant la cote, lorsqu'un gros de cavaliers qui
remontaient le rivage en sens inverse ont fait signe a ma barque
de rebrousser chemin jusqu'au camp de Votre Honneur, sous peine
d'une decharge de mousqueterie. Comme je n'etais pas arme en
guerre, ajouta le pecheur en souriant, j'ai du obeir.

-- Et pourquoi allais-tu chez Lambert et non chez moi?

-- Milord, je serai franc; Votre Seigneurie le permet-elle?

-- Oui, et meme au besoin je te l'ordonne.

-- Eh bien! milord, j'allais chez M. Lambert, parce que ces
messieurs de la ville paient bien, tandis que vous autres
Ecossais, puritains, presbyteriens, covenantaires, comme vous
voudrez vous appeler, vous mangez peu, mais ne payez pas du tout.

Monck haussa les epaules sans cependant pouvoir s'empecher de
sourire en meme temps.

-- Et pourquoi, etant du Midi, viens-tu pecher sur nos cotes?

-- Parce que j'ai eu la betise de me marier en Picardie.

-- Oui; mais enfin la Picardie n'est pas l'Angleterre.

-- Milord, l'homme pousse le bateau a la mer, mais Dieu et le vent
font le reste et poussent le bateau ou il leur plait.

-- Tu n'avais donc pas l'intention d'aborder chez nous?

-- Jamais.

-- Et quelle route faisais-tu?

-- Nous revenions d'Ostende, ou l'on avait deja vu des maquereaux,
lorsqu'un grand vent du midi nous a fait deriver; alors, voyant
qu'il etait inutile de lutter avec lui, nous avons file devant
lui. Il a donc fallu, pour ne pas perdre la peche, qui etait
bonne, l'aller vendre au plus prochain port d'Angleterre; or, ce
plus prochain port, c'etait Newcastle; l'occasion etait bonne,
nous a-t-on dit, il y avait surcroit de population dans le camp;
surcroit de population dans la ville; l'un et l'autre etaient
pleins de gentilshommes tres riches et tres affames, nous disait-
on encore; alors je me suis dirige vers Newcastle.

-- Et tes compagnons, ou sont-ils?

-- Oh! mes compagnons, ils sont restes a bord; ce sont des
matelots sans instruction aucune.

-- Tandis que toi...? fit Monck.

-- Oh! moi, dit le patron en riant, j'ai beaucoup couru avec mon
pere, et je sais comment on dit un sou, un ecu, une pistole, un
louis et un double louis dans toutes les langues de l'Europe;
aussi mon equipage m'ecoute-t-il comme un oracle et m'obeit-il
comme a un amiral.

-- Alors c'est toi qui avais choisi M. Lambert comme la meilleure
pratique?

-- Oui, certes. Et soyez franc, milord, m'etais-je trompe?

-- C'est ce que tu verras plus tard.

-- En tout cas, milord, s'il y a faute, la faute est a moi, et il
ne faut pas en vouloir pour cela a mes camarades.

"Voila decidement un drole spirituel", pensa Monck.

Puis, apres quelques minutes de silence employees a detailler le
pecheur:

-- Tu viens d'Ostende, m'as-tu dit? demanda le general.

-- Oui, milord, en droite ligne.

-- Tu as entendu parler des affaires du jour alors, car je ne
doute point qu'on ne s'en occupe en France et en Hollande. Que
fait celui qui se dit le roi d'Angleterre?

-- Oh! milord, s'ecria le pecheur avec une franchise bruyante et
expansive, voila une heureuse question, et vous ne pouviez mieux
vous adresser qu'a moi, car en verite j'y peux faire une fameuse
reponse. Figurez-vous, milord, qu'en relachant a Ostende pour y
vendre le peu de maquereaux que nous y avions peches, j'ai vu
l'ex-roi qui se promenait sur les dunes, en attendant ses chevaux,
qui devaient le conduire a La Haye: c'est un grand pale avec des
cheveux noirs, et la mine un peu dure. Il a l'air de se mal
porter, au reste, et je crois que l'air de la Hollande ne lui est
pas bon.

Monck suivait avec une grande attention la conversation rapide,
coloree et diffuse du pecheur, dans une langue qui n'etait pas la
sienne; heureusement, avons-nous dit, qu'il la parlait avec une
grande facilite. Le pecheur, de son cote, employait tantot un mot
francais, tantot un mot anglais, tantot un mot qui paraissait
n'appartenir a aucune langue et qui etait un mot gascon.
Heureusement ses yeux parlaient pour lui, et si eloquemment, qu'on
pouvait bien perdre un mot de sa bouche, mais pas une seule
intention de ses yeux.

Le general paraissait de plus en plus satisfait de son examen.

-- Tu as du entendre dire que cet ex-roi, comme tu l'appelles, se
dirigeait vers La Haye dans un but quelconque.

-- Oh! oui, bien certainement, dit le pecheur, j'ai entendu dire
cela.

-- Et dans quel but?

-- Mais toujours le meme, fit le pecheur; n'a-t-il pas cette idee
fixe de revenir en Angleterre?

-- C'est vrai, dit Monck pensif.

-- Sans compter, ajouta le pecheur, que le stathouder... vous
savez, milord, Guillaume II...

-- Eh bien?

-- Il l'y aidera de tout son pouvoir.

-- Ah! tu as entendu dire cela?

-- Non, mais je le crois.

-- Tu es fort en politique, a ce qu'il parait? demanda Monck.

-- Oh! nous autres marins, milord, qui avons l'habitude d'etudier
l'eau et l'air, c'est-a-dire les deux choses les plus mobiles du
monde, il est rare que nous nous trompions sur le reste.

-- Voyons, dit Monck, changeant de conversation, on pretend que tu
vas nous bien nourrir.

-- Je ferai de mon mieux, milord.

-- Combien nous vends-tu ta peche, d'abord?

-- Pas si sot que de faire un prix, milord.

-- Pourquoi cela?

-- Parce que mon poisson est bien a vous.

-- De quel droit?

-- Du droit du plus fort.

-- Mais mon intention est de te le payer.

-- C'est bien genereux a vous, milord.

-- Et ce qu'il vaut, meme.

-- Je ne demande pas tant.

-- Et que demandes-tu donc, alors?

-- Mais je demande a m'en aller.

-- Ou cela? Chez le general Lambert?

-- Moi! s'ecria le pecheur; et pour quoi faire irais-je a
Newcastle, puisque je n'ai plus de poisson?

-- Dans tous les cas, ecoute-moi.

-- J'ecoute.

-- Un conseil.

-- Comment! Milord veut me payer et encore me donner un bon
conseil! mais milord me comble.

Monck regarda plus fixement que jamais le pecheur, sur lequel il
paraissait toujours conserver quelque soupcon.

-- Oui, je veux te payer et te donner un conseil, car les deux
choses se tiennent. Donc, si tu t'en retournes chez le general
Lambert ...

Le pecheur fit un mouvement de la tete et des epaules qui
signifiait: "S'il y tient, ne le contrarions pas."

-- Ne traverse pas le marais, continua Monck; tu seras porteur
d'argent, et il y a dans le marais quelques embuscades d'Ecossais
que j'ai placees la. Ce sont gens peu traitables, qui comprennent
mal la langue que tu parles, quoiqu'elle me paraisse se composer
de trois langues, et qui pourraient te reprendre ce que je
t'aurais donne, et de retour dans ton pays, tu ne manquerais pas
de dire que le general Monck a deux mains, l'une ecossaise,
l'autre anglaise, et qu'il reprend avec la main ecossaise ce qu'il
a donne avec la main anglaise.

-- Oh! general, j'irai ou vous voudrez, soyez tranquille, dit le
pecheur avec une crainte trop expressive pour n'etre pas exageree,
Je ne demande qu'a rester ici, moi, si vous voulez que je reste.

-- Je te crois bien, dit Monck, avec un imperceptible sourire;
mais je ne puis cependant te garder sous ma tente.

-- Je n'ai pas cette pretention, milord, et desire seulement que
Votre Seigneurie m'indique ou elle veut que je me poste. Qu'elle
ne se gene pas, pour nous une nuit est bientot passee.

-- Alors je vais te faire conduire a ta barque.

-- Comme il plaira a Votre Seigneurie. Seulement, si Votre
Seigneurie voulait me faire reconduire par un charpentier, je lui
en serais on ne peut plus reconnaissant.

-- Pourquoi cela?

-- Parce que ces messieurs de votre armee, en faisant remonter la
riviere a ma barque, avec le cable que tiraient leurs chevaux,
l'ont quelque peu dechiree aux roches de la rive, en sorte que
j'ai au moins deux pieds d'eau dans ma cale, milord.

-- Raison de plus pour que tu veilles sur ton bateau, ce me
semble.

-- Milord, je suis bien a vos ordres, dit le pecheur. Je vais
decharger mes paniers ou vous voudrez, puis vous me paierez si
cela vous plait; vous me renverrez si la chose vous convient. Vous
voyez que je suis facile a vivre, moi.

-- Allons, allons, tu es un bon diable, dit Monck, dont le regard
scrutateur n'avait pu trouver une seule ombre dans la limpidite de
l'oeil du pecheur. Hola! Digby!

Un aide de camp parut.

-- Vous conduirez ce digne garcon et ses compagnons aux petites
tentes des cantines, en avant des marais; de cette facon ils
seront a portee de joindre leur barque, et cependant ils ne
coucheront pas dans l'eau cette nuit. Qu'y a-t-il, Spithead?

Spithead etait le sergent auquel Monck, pour souper, avait
emprunte un morceau de tabac.

Spithead, en entrant dans la tente du general sans etre appele,
motivait cette question de Monck.

-- Milord, dit-il, un gentilhomme francais vient de se presenter
aux avant-postes et demande a parler a Votre Honneur. Tout cela
etait dit, bien entendu, en anglais.

Quoique la conversation eut lieu en cette langue, le pecheur fit
un leger mouvement que Monck, occupe de son sergent, ne remarqua
point.

-- Et quel est ce gentilhomme? demanda Monck.

-- Milord, repondit Spithead, il me l'a dit; mais ces diables de
noms francais sont si difficiles a prononcer pour un gosier
ecossais, que je n'ai pu le retenir. Au surplus, ce gentilhomme, a
ce que m'ont dit les gardes, est le meme qui s'est presente hier a
l'etape, et que Votre Honneur n'a pas voulu recevoir.

-- C'est vrai, j'avais conseil d'officiers.

-- Milord decide-t-il quelque chose a l'egard de ce gentilhomme?

-- Oui, qu'il soit amene ici.

-- Faut-il prendre des precautions?

-- Lesquelles?

-- Lui bander les yeux, par exemple.

-- A quoi bon? Il ne verra que ce que je desire qu'on voie, c'est-
a-dire que j'ai autour de moi onze mille braves qui ne demandent
pas mieux que de se couper la gorge en l'honneur du Parlement de
l'Ecosse et de l'Angleterre.

-- Et cet homme, milord? dit Spithead en montrant le pecheur, qui
pendant cette conversation etait reste debout et immobile, en
homme qui voit mais ne comprend pas.

-- Ah! c'est vrai, dit Monck.

Puis, se retournant vers le marchand de poisson:

-- Au revoir, mon brave homme, dit-il; je t'ai choisi un gite.
Digby, emmenez-le. Ne crains rien, on t'enverra ton argent tout a
l'heure.

-- Merci, milord, dit le pecheur.

Et, apres avoir salue, il partit accompagne de Digby. A cent pas
de la tente, il retrouva ses compagnons, lesquels chuchotaient
avec une volubilite qui ne paraissait pas exempte d'inquietude,
mais il leur fit un signe qui parut les rassurer.

-- Hola! vous autres, dit le patron, venez par ici; Sa Seigneurie
le general Monck a la generosite de nous payer notre poisson et la
bonte de nous donner l'hospitalite pour cette nuit.

Les pecheurs se reunirent a leur chef, et, conduite par Digby, la
petite troupe s'achemina vers les cantines, poste qui, on se le
rappelle, lui avait ete assigne.

Tout en cheminant, les pecheurs passerent dans l'ombre pres de la
garde qui conduisait le gentilhomme francais au general Monck. Ce
gentilhomme etait a cheval et enveloppe d'un grand manteau, ce qui
fit que le patron ne put le voir, quelle que parut etre sa
curiosite. Quant au gentilhomme, ignorant qu'il coudoyait des
compatriotes, il ne fit pas meme attention a cette petite troupe.
L'aide de camp installa ses hotes dans une tente assez propre d'ou
fut delogee une cantiniere irlandaise qui s'en alla coucher ou
elle put avec ses six enfants. Un grand feu brulait en avant de
cette tente et projetait sa lumiere pourpree sur les flaques
herbeuses du marais que ridait une brise assez fraiche. Puis
l'installation faite, l'aide de camp souhaita le bonsoir aux
matelots en leur faisant observer que l'on voyait du seuil de la
tente les mats de la barque qui se balancait sur la Tweed, preuve
qu'elle n'avait pas encore coule a fond. Cette vue parut rejouir
infiniment le chef des pecheurs.


Chapitre XXIV -- Le tresor


Le gentilhomme francais que Spithead avait annonce a Monck, et qui
avait passe si bien enveloppe de son manteau pres du pecheur qui
sortait de la tente du general cinq minutes avant qu'il y entrat,
le gentilhomme francais traversa les differents postes sans meme
jeter les yeux autour de lui, de peur de paraitre indiscret. Comme
l'ordre en avait ete donne, on le conduisit a la tente du general.
Le gentilhomme fut laisse seul dans l'antichambre qui precedait la
tente, et il attendit Monck, qui ne tarda a paraitre que le temps
qu'il mit a entendre le rapport de ses gens et a etudier par la
cloison de toile le visage de celui qui sollicitait un entretien.
Sans doute le rapport de ceux qui avaient accompagne le
gentilhomme francais etablissait la discretion avec laquelle il
s'etait conduit, car la premiere impression que l'etranger recut
de l'accueil fait a lui par le general fut plus favorable qu'il
n'avait a s'y attendre en un pareil moment, et de la part d'un
homme si soupconneux.

Neanmoins, selon son habitude, lorsque Monck se trouva en face de
l'etranger, il attacha sur lui ses regards percants, que, de son
cote, l'etranger soutint sans etre embarrasse ni soucieux. Au bout
de quelques secondes, le general fit un geste de la main et de la
tete en signe qu'il attendait.

-- Milord, dit le gentilhomme en excellent anglais, j'ai fait
demander une entrevue a Votre Honneur pour affaire de consequence.

-- Monsieur, repondit Monck en francais, vous parlez purement
notre langue pour un fils du continent. Je vous demande bien
pardon, car sans doute la question est indiscrete, parlez-vous le
francais avec la meme purete?

-- Il n'y a rien d'etonnant, milord, a ce que je parle anglais
assez familierement; j'ai, dans ma jeunesse, habite l'Angleterre,
et depuis j'y ai fait deux voyages.

Ces mots furent dits en francais et avec une purete de langue qui
decelait non seulement un Francais, mais encore un Francais des
environs de Tours.

-- Et quelle partie de l'Angleterre avez-vous habitee, monsieur?

-- Dans ma jeunesse, Londres, milord; ensuite, vers 1635, j'ai
fait un voyage de plaisir en Ecosse; enfin, en 1648, j'ai habite
quelque temps Newcastle, et particulierement le couvent dont les
jardins sont occupes par votre armee.

-- Excusez-moi, monsieur, mais de ma part, vous comprenez ces
questions, n'est-ce pas?

-- Je m'etonnerais, milord, qu'elles ne fussent point faites.

-- Maintenant, monsieur, que puis-je pour votre service, et que
desirez-vous de moi?

-- Voici, milord; mais, auparavant, sommes-nous seuls?

-- Parfaitement seuls, monsieur, sauf toutefois le poste qui nous
garde.

En disant ces mots, Monck ecarta la tente de la main, et montra au
gentilhomme que le factionnaire etait place a dix pas au plus, et
qu'au premier appel on pouvait avoir main-forte en une seconde.

-- En ce cas, milord, dit le gentilhomme d'un ton aussi calme que
si depuis longtemps il eut ete lie d'amitie avec son
interlocuteur, je suis tres decide a parler a Votre Honneur, parce
que je vous sais honnete homme. Au reste, la communication que je
vais vous faire vous prouvera l'estime dans laquelle je vous
tiens.

Monck, etonne de ce langage qui etablissait entre lui et le
gentilhomme francais l'egalite au moins, releva son oeil percant
sur l'etranger, et avec une ironie sensible par la seule inflexion
de sa voix, car pas un muscle de sa physionomie ne bougea:

-- Je vous remercie, monsieur, dit-il; mais, d'abord, qui etes-
vous, je vous prie?

-- J'ai deja dit mon nom a votre sergent, milord.

-- Excusez-le, monsieur; il est ecossais, il a eprouve de la
difficulte a le retenir.

-- Je m'appelle le comte de La Fere, monsieur, dit Athos en
s'inclinant.

-- Le comte de La Fere? dit Monck, cherchant a se souvenir.
Pardon, monsieur, mais il me semble que c'est la premiere fois que
j'entends ce nom. Remplissez-vous quelque poste a la cour de
France?

-- Aucun. Je suis simple gentilhomme.

-- Quelle dignite?

-- Le roi Charles Ier m'a fait chevalier de la Jarretiere, et la
reine Anne d'Autriche m'a donne le cordon du Saint-Esprit. Voila
mes seules dignites, monsieur.

-- La Jarretiere! le Saint-Esprit! vous etes chevalier de ces deux
ordres, monsieur?

-- Oui.

-- Et a quelle occasion une pareille faveur vous a-t-elle ete
accordee?

-- Pour services rendus a Leurs Majestes.

Monck regarda avec etonnement cet homme, qui lui paraissait si
simple et si grand en meme temps; puis, comme s'il eut renonce a
penetrer ce mystere de simplicite et de grandeur, sur lequel
l'etranger ne paraissait pas dispose a lui donner d'autres
renseignements que ceux qu'il avait deja recus:

-- C'est bien vous, dit-il, qui hier vous etes presente aux avant-
postes?

-- Et qu'on a renvoye; oui, milord.

-- Beaucoup d'officiers, monsieur, ne laissent entrer personne
dans le camp, surtout a la veille d'une bataille probable; mais
moi, je differe de mes collegues et aime a ne rien laisser
derriere moi. Tout avis m'est bon; tout danger m'est envoye par
Dieu, et je le pese dans ma main avec l'energie qu'il m'a donnee.
Aussi n'avez-vous ete congedie hier qu'a cause du conseil que je
tenais. Aujourd'hui, je suis libre, parlez.

-- Milord, vous avez d'autant mieux fait de me recevoir, qu'il ne
s'agit en rien ni de la bataille que vous allez livrer au general
Lambert, ni de votre camp, et la preuve, c'est que j'ai detourne
la tete pour ne pas voir vos hommes, et ferme les yeux pour ne pas
compter vos tentes. Non, je viens vous parler, milord, pour moi.

-- Parlez donc, monsieur, dit Monck.

-- Tout a l'heure, continua Athos, j'avais l'honneur de dire a
Votre Seigneurie que j'ai longtemps habite Newcastle: c'etait au
temps du roi Charles Ier et lorsque le feu roi fut livre a
M. Cromwell par les Ecossais.

-- Je sais, dit froidement Monck.

-- J'avais en ce moment une forte somme en or, et a la veille de
la bataille, par pressentiment peut-etre de la facon dont les
choses se devaient passer le lendemain, je la cachai dans la
principale cave du couvent de Newcastle, dans la tour dont vous
voyez d'ici le sommet argente par la lune.

"Mon tresor a donc ete enterre la, et je venais prier Votre
Honneur de permettre que je le retire avant que, peut-etre, la
bataille portant de ce cote, une mine ou quelque autre jeu de
guerre detruise le batiment et eparpille mon or, ou le rende
apparent de telle facon que les soldats s'en emparent.

Monck se connaissait en hommes; il voyait sur la physionomie de
celui-ci toute l'energie, toute la raison, toute la circonspection
possibles; il ne pouvait donc attribuer qu'a une magnanime
confiance la revelation du gentilhomme francais, et il s'en montra
profondement touche.

-- Monsieur, dit-il, vous avez en effet bien augure de moi. Mais
la somme vaut-elle la peine que vous vous exposiez? Croyez-vous
meme qu'elle soit encore a l'endroit ou vous l'avez laissee?

-- Elle y est, monsieur, n'en doutez pas.

-- Voila pour une question; mais pour l'autre?... Je vous ai
demande si la somme etait tellement forte que vous dussiez vous
exposer ainsi.

-- Elle est forte reellement, oui, milord, car c'est un million
que j'ai renferme dans deux barils.

-- Un million! s'ecria Monck, que cette fois a son tour Athos
regardait fixement et longuement Monck s'en apercut; alors sa
defiance revint.

"Voila, se dit-il, un homme qui me tend un piege..."

-- Ainsi, monsieur, reprit-il, vous voudriez retirer cette somme,
a ce que je comprends?

-- S'il vous plait, milord.

-- Aujourd'hui?

-- Ce soir meme, et a cause des circonstances que je vous ai
expliquees.

-- Mais, monsieur, objecta Monck, le general Lambert est aussi
pres de l'abbaye ou vous avez affaire que moi-meme, pourquoi donc
ne vous etes-vous pas adresse a lui?

-- Parce que, milord, quand on agit dans les circonstances
importantes, il faut consulter son instinct avant toutes choses.
Eh bien! le general Lambert ne m'inspire pas la confiance que vous
m'inspirez.

-- Soit, monsieur. Je vous ferai retrouver votre argent, si
toutefois il y est encore, car, enfin, il peut n'y etre plus.
Depuis 1648, douze ans sont revolus, et bien des evenements se
sont passes.

Monck insistait sur ce point pour voir si le gentilhomme francais
saisirait l'echappatoire qui lui etait ouverte; mais Athos ne
sourcilla point.

-- Je vous assure, milord, dit-il fermement, que ma conviction a
l'endroit des deux barils est qu'ils n'ont change ni de place ni
de maitre.

Cette reponse avait enleve a Monck un soupcon, mais elle lui en
avait suggere un autre.

Sans doute ce Francais etait quelque emissaire envoye pour induire
en faute le protecteur du Parlement; l'or n'etait qu'un leurre;
sans doute encore, a l'aide de ce leurre, on voulait exciter la
cupidite du general. Cet or ne devait pas exister. Il s'agissait,
pour Monck, de prendre en flagrant delit de mensonge et de ruse le
gentilhomme francais, et de se tirer du mauvais pas meme ou ses
ennemis voulaient l'engager, un triomphe pour sa renommee.

Monck, une fois fixe sur ce qu'il avait a faire:

-- Monsieur, dit-il a Athos, sans doute vous me ferez l'honneur de
partager mon souper ce soir!

-- Oui, milord, repondit Athos en s'inclinant, car vous me faites
un honneur dont je me sens digne par le penchant qui m'entraine
vers vous.

-- C'est d'autant plus gracieux a vous d'accepter avec cette
franchise, que mes cuisiniers sont peu nombreux et peu exerces, et
que mes approvisionneurs sont rentres ce soir les mains vides; si
bien que, sans un pecheur de votre nation qui s'est fourvoye dans
mon camp, le general Monck se couchait sans souper aujourd'hui.
J'ai donc du poisson frais, a ce que m'a dit le vendeur.

-- Milord, c'est principalement pour avoir l'honneur de passer
quelques instants de plus avec vous.

Apres cet echange de civilites, pendant lequel Monck n'avait rien
perdu de sa circonspection, le souper, ou ce qui devait en tenir
lieu, avait ete servi sur une table de bois de sapin. Monck fit
signe au comte de La Fere de s'asseoir a cette table et prit place
en face de lui. Un seul plat, couvert de poisson bouilli, offert
aux deux illustres convives, promettait plus aux estomacs affames
qu'aux palais difficiles.

Tout en soupant, c'est-a-dire en mangeant ce poisson arrose de
mauvaise ale, Monck se fit raconter les derniers evenements de la
Fronde, la reconciliation de M. de Conde avec le roi, le mariage
probable de Sa Majeste avec l'infante Marie-Therese; mais il
evita, comme Athos l'evitait lui-meme, toute allusion aux interets
politiques qui unissaient ou plutot qui desunissaient en ce moment
l'Angleterre, la France et la Hollande. Monck, dans cette
conversation, se convainquit d'une chose, qu'il avait deja
remarquee aux premiers mots echanges, c'est qu'il avait affaire a
un homme de haute distinction.

Celui-la ne pouvait etre un assassin, et il repugnait a Monck de
le croire un espion; mais il y avait assez de finesse et de
fermete a la fois dans Athos pour que Monck crut reconnaitre en
lui un conspirateur. Lorsqu'ils eurent quitte la table:

-- Vous croyez donc a votre tresor, monsieur? demanda Monck.

-- Oui, milord.

-- Serieusement?

-- Tres serieusement.

-- Et vous croyez retrouver la place a laquelle il a ete enterre?

-- A la premiere inspection.

-- Eh bien! monsieur, dit Monck, par curiosite, je vous
accompagnerai. Et il faut d'autant plus que je vous accompagne,
que vous eprouveriez les plus grandes difficultes a circuler dans
le camp sans moi ou l'un de mes lieutenants.

-- General, je ne souffrirais pas que vous vous derangeassiez si
je n'avais, en effet, besoin de votre compagnie; mais comme je
reconnais que cette compagnie m'est non seulement honorable, mais
necessaire, j'accepte.

-- Desirez-vous que nous emmenions du monde? demanda Monck a
Athos.

-- General, c'est inutile, je crois, si vous-meme n'en voyez pas
la necessite. Deux hommes et un cheval suffiront pour transporter
les deux barils sur la felouque qui m'a amene.

-- Mais il faudra piocher, creuser, remuer la terre, fendre des
pierres, et vous ne comptez pas faire cette besogne vous-meme,
n'est-ce pas?

-- General, il ne faut ni creuser, ni piocher. Le tresor est
enfoui dans le caveau des sepultures du couvent; sous une pierre,
dans laquelle est scelle un gros anneau de fer, s'ouvre un petit
degre de quatre marches. Les deux barils sont la, bout a bout,
recouverts d'un enduit de platre ayant la forme d'une biere. Il y
a en outre une inscription qui doit me servir a reconnaitre la
pierre; et comme je ne veux pas, dans une affaire de delicatesse
et de confiance, garder de secrets pour Votre Honneur, voici cette
inscription:

_Hic jacet venerabilis Petrus Guillelmus Scott, Canon._
_ _
_Honorab. Conventus Novi Castelli. Obiit quarta et decima die.
Feb. ann. Dom., MCCVIII. Requiescat in pace._

Monck ne perdait pas une parole. Il s'etonnait, soit de la
duplicite merveilleuse de cet homme et de la facon superieure dont
il jouait son role, soit de la bonne foi loyale avec laquelle il
presentait sa requete, dans une situation ou il s'agissait d'un
million aventure contre un coup de poignard, au milieu d'une armee
qui eut regarde le vol comme une restitution.

-- C'est bien, dit-il, je vous accompagne, et l'aventure me parait
si merveilleuse, que je veux porter moi-meme le flambeau. Et en
disant ces mots, il ceignit une courte epee, placa un pistolet a
sa ceinture, decouvrant, dans ce mouvement, qui fit entrouvrir son
pourpoint, les fins anneaux d'une cotte de mailles destinee a le
mettre a l'abri du premier coup de poignard d'un assassin. Apres
quoi, il passa un _dirk_ ecossais dans sa main gauche; puis, se
tournant vers Athos:

-- Etes-vous pret, monsieur? dit-il. Je le suis.

Athos, au contraire de ce que venait de faire Monck, detacha son
poignard, qu'il posa sur la table, degrafa le ceinturon de son
epee, qu'il coucha pres de son poignard, et sans affectation,
ouvrant les agrafes de son pourpoint comme pour y chercher son
mouchoir, montra sous sa fine chemise de batiste sa poitrine nue
et sans armes offensives ni defensives.

"Voila, en verite, un singulier homme, se dit Monck, il est sans
arme aucune; il a donc une embuscade placee la-bas?"

-- General, dit Athos, comme s'il eut devine la pensee de Monck,
vous voulez que nous soyons seuls, c'est fort bien; mais un grand
capitaine ne doit jamais s'exposer avec temerite: il fait nuit, le
passage du marais peut offrir des dangers, faites-vous
accompagner.

-- Vous avez raison, dit Monck.

Et appelant:

-- Digby!

L'aide de camp parut.

-- Cinquante hommes avec l'epee et le mousquet, dit-il.

Et il regardait Athos.

-- C'est bien peu, dit Athos, s'il y a du danger; c'est trop, s'il
n'y en a pas.

-- J'irai seul, dit Monck. Digby, je n'ai besoin de personne.
Venez, monsieur.


Chapitre XXV -- Le marais


Athos et Monck traverserent, allant du camp vers la Tweed, cette
partie de terrain que Digby avait fait traverser aux pecheurs
venant de la Tweed au camp. L'aspect de ce lieu, l'aspect des
changements qu'y avaient apportes les hommes, etait de nature a
produire le plus grand effet sur une imagination delicate et vive
comme celle d'Athos. Athos ne regardait que ces lieux desoles;
Monck ne regardait qu'Athos, Athos qui, les yeux tantot vers le
ciel, tantot vers la terre, cherchait, pensait, soupirait.

Digby, que le dernier ordre du general, et surtout l'accent avec
lequel il avait ete donne, avait un peu emu d'abord, Digby suivit
les nocturnes promeneurs pendant une vingtaine de pas; mais le
general s'etant retourne, comme s'il s'etonnait que l'on
n'executat point ses ordres, l'aide de camp comprit qu'il etait
indiscret et rentra dans sa tente. Il supposait que le general
voulait faire incognito dans son camp une de ces revues de
vigilance que tout capitaine experimente ne manque jamais de faire
a la veille d'un engagement decisif, il s'expliquait en ce cas la
presence d'Athos, comme un inferieur s'explique tout ce qui est
mysterieux de la part du chef, Athos pouvait etre, et meme aux
yeux de Digby devait etre un espion dont les renseignements
allaient eclairer le general. Au bout de dix minutes de marche a
peu pres parmi les tentes et les postes, plus serres aux environs
du quartier general, Monck s'engagea sur une petite chaussee qui
divergeait en trois branches. Celle de gauche conduisait a la
riviere, celle du milieu a l'abbaye de Newcastle sur le marais,
celle de droite traversait les premieres lignes du camp de Monck,
c'est-a-dire les lignes les plus rapprochees de l'armee de
Lambert.

Au-dela de la riviere etait un poste avance appartenant a l'armee
de Monck et qui surveillait l'ennemi; il etait compose de cent
cinquante Ecossais. Ils avaient passe la Tweed a la nage en
donnant l'alarme; mais comme il n'y avait pas de pont en cet
endroit, et que les soldats de Lambert n'etaient pas aussi prompts
a se mettre a l'eau que les soldats de Monck, celui-ci ne
paraissait pas avoir de grandes inquietudes de ce cote.

En deca de la riviere, a cinq cents pas a peu pres de la vieille
abbaye, les pecheurs avaient leur domicile au milieu d'une
fourmiliere de petites tentes elevees par les soldats des clans
voisins, qui avaient avec eux leurs femmes et leurs enfants.

Tout ce pele-mele aux rayons de la lune offrait un coup d'oeil
saisissant; la penombre ennoblissait chaque detail, et la lumiere,
cette flatteuse qui ne s'attache qu'au cote poli des choses,
sollicitait sur chaque mousquet rouille le point encore intact,
sur tout haillon de toile, la partie la plus blanche et la moins
souillee.

Monck arriva donc avec Athos, traversant ce paysage sombre eclaire
d'une double lueur, la lueur argentee de la lune, la lueur
rougeatre des feux mourants au carrefour des trois chaussees. La
il s'arreta, et s'adressant a son compagnon:

-- Monsieur, lui dit-il, reconnaitrez-vous votre chemin?

-- General, si je ne me trompe, la chaussee du milieu conduit
droit a l'abbaye.

-- C'est cela meme; mais nous aurions besoin de lumiere pour nous
guider dans le souterrain.

Monck se retourna.

-- Ah! Digby nous a suivis, a ce qu'il parait, dit-il; tant mieux,
il va nous procurer ce qu'il nous faut.

-- Oui, general, il y a effectivement la-bas un homme qui depuis
quelque temps marche derriere nous.

-- Digby! cria Monck, Digby! venez, je vous prie.

Mais, au lieu d'obeir, l'ombre fit un mouvement de surprise, et,
reculant au lieu d'avancer, elle se courba et disparut le long de
la jetee de gauche, se dirigeant vers le logement qui avait ete
donne aux pecheurs.

-- Il parait que ce n'etait pas Digby, dit Monck.

Tous deux avaient suivi l'ombre qui s'etait evanouie; mais ce
n'est pas chose assez rare qu'un homme rodant a onze heures du
soir dans un camp ou sont couches dix a douze mille hommes pour
qu'Athos et Monck s'inquietassent de cette disparition.

-- En attendant, comme il nous faut un falot, une lanterne, une
torche quelconque pour voir ou mettre nos pieds, cherchons ce
falot, dit Monck.

-- General, le premier soldat venu nous eclairera.

-- Non, dit Monck, pour voir s'il n'y aurait pas quelque
connivence entre le comte de La Fere et les pecheurs; non,
j'aimerais mieux quelqu'un de ces matelots francais qui sont venus
ce soir me vendre du poisson. Ils partent demain, et le secret
sera mieux garde par eux. Tandis que si le bruit se repand dans
l'armee ecossaise que l'on trouve des tresors dans l'abbaye de
Newcastle, mes highlanders croiront qu'il y a un million sous
chaque dalle, et ils ne laisseront pas pierre sur pierre dans le
batiment.

-- Faites comme vous voudrez, general, repondit Athos d'un ton de
voix si naturel, qu'il etait evident que, soldat ou pecheur, tout
lui etait egal et qu'il n'eprouvait aucune preference.

Monck s'approcha de la chaussee, derriere laquelle avait disparu
celui que le general avait pris pour Digby, et rencontra une
patrouille qui, faisant le tour des tentes, se dirigeait vers le
quartier general; il fut arrete avec son compagnon, donna le mot
de passe et poursuivit son chemin. Un soldat, reveille par le
bruit, se souleva dans son plaid pour voir ce qui se passait.

-- Demandez-lui, dit Monck a Athos, ou sont les pecheurs; si je
lui faisais cette question, il me reconnaitrait.

Athos s'approcha du soldat, lequel lui indiqua la tente; aussitot
Monck et Athos se dirigerent de ce cote.

Il sembla au general qu'au moment ou il s'approchait une ombre,
pareille a celle qu'il avait deja vue, se glissait dans cette
tente; mais en s'approchant, il reconnut qu'il devait s'etre
trompe, car tout le monde dormait pele-mele, et l'on ne voyait que
jambes et que bras entrelaces. Athos, craignant qu'on ne le
soupconnat de connivence avec quelqu'un de ses compatriotes, resta
en dehors de la tente.

-- Hola! dit Monck en francais, qu'on s'eveille ici.

Deux ou trois dormeurs se souleverent.

-- J'ai besoin d'un homme pour m'eclairer, continua Monck. Tout le
monde fit un mouvement, les uns se soulevant, les autres se levant
tout a fait. Le chef s'etait leve le premier.

-- Votre Honneur peut compter sur nous, dit-il d'une voix qui fit
tressaillir Athos. Ou s'agit-il d'aller?

-- Vous le verrez. Un falot! Allons, vite!

-- Oui, Votre Honneur. Plait-il a Votre Honneur que ce soit moi
qui l'accompagne?

-- Toi ou un autre, peu m'importe, pourvu que quelqu'un m'eclaire.

"C'est etrange, pensa Athos, quelle voix singuliere a ce pecheur!"

-- Du feu, vous autres! cria le pecheur; allons depechons!

Puis tout bas, s'adressant a celui de ses compagnons qui etait le
plus pres de lui:

-- Eclaire, toi, Menneville, dit-il, et tiens-toi pret a tout.

Un des pecheurs fit jaillir du feu d'une pierre, embrasa un
morceau d'amadou, et a l'aide d'une allumette eclaira une
lanterne. La lumiere envahit aussitot la tente.

-- Etes-vous pret, monsieur? dit Monck a Athos, qui se detournait
pour ne pas exposer son visage a la clarte.

-- Oui, general, repliqua-t-il.

-- Ah! le gentilhomme francais! fit tout bas le chef des pecheurs.
Peste! j'ai eu bonne idee de te charger de la commission,
Menneville, il n'aurait qu'a me reconnaitre, moi. Eclaire,
eclaire!

Ce dialogue fut prononce au fond de la tente, et si bas que Monck
n'en put entendre une syllabe; il causait d'ailleurs avec Athos.
Menneville s'appretait pendant ce temps-la, ou plutot recevait les
ordres de son chef.

-- Eh bien? dit Monck.

-- Me voici, mon general, dit le pecheur.

Monck, Athos et le pecheur quitterent la tente.

"C'etait impossible, pensa Athos. Quelle reverie avais-je donc ete
me mettre dans la cervelle!"

-- Va devant, suis la chaussee du milieu et allonge les jambes,
dit Monck au pecheur.

Ils n'etaient pas a vingt pas, que la meme ombre qui avait paru
rentrer dans la tente sortait, rampait jusqu'aux pilotis, et,
protegee par cette espece de parapet pose aux alentours de la
chaussee, observait curieusement la marche du general.

Tous trois disparurent dans la brume. Ils marchaient vers
Newcastle, dont on apercevait deja les pierres blanches comme des
sepulcres. Apres une station de quelques secondes sous le porche,
ils penetrerent dans l'interieur. La porte etait brisee a coups de
hache. Un poste de quatre hommes dormait en surete dans un
enfoncement, tant on avait la certitude que l'attaque ne pouvait
avoir lieu de ce cote.

-- Ces hommes ne vous generont point? dit Monck a Athos.

-- Au contraire, monsieur, ils aideront a rouler les barils, si
Votre Honneur le permet.

-- Vous avez raison.

Le poste, tout endormi qu'il etait, se reveilla cependant aux
premiers pas des deux visiteurs au milieu des ronces et des herbes
qui envahissaient le porche. Monck donna le mot de passe et
penetra dans l'interieur du couvent, precede toujours de son
falot. Il marchait le dernier, surveillant jusqu'au moindre
mouvement d'Athos, son _dirk_ tout nu dans sa manche, et pret a le
plonger dans les reins du gentilhomme au premier geste suspect
qu'il verrait faire a celui-ci. Mais Athos d'un pas ferme et sur
traversa les salles et les cours.

Plus une porte, plus une fenetre dans ce batiment. Les portes
avaient ete brulees, quelques-unes sur place, et les charbons en
etaient denteles encore par l'action du feu, qui s'etait eteint
tout seul, impuissant sans doute a mordre jusqu'au bout ces
massives jointures de chene assemblees par des clous de fer. Quant
aux fenetres, toutes les vitres ayant ete brisees, on voyait
s'enfuir par les trous des oiseaux de tenebres que la lueur du
falot effarouchait. En meme temps des chauves-souris gigantesques
se mirent a tracer autour des deux importuns leurs vastes cercles
silencieux, tandis qu'a la lumiere projetee sur les hautes parois
de pierre on voyait trembloter leur ombre. Ce spectacle etait
rassurant pour des raisonneurs. Monck conclut qu'il n'y avait
aucun homme dans le couvent, puisque les farouches betes y etaient
encore et s'envolaient a son approche. Apres avoir franchi les
decombres et arrache plus d'un lierre qui s'etait pose comme
gardien de la solitude, Athos arriva aux caveaux situes sous la
grande salle, mais dont l'entree donnait dans la chapelle. La il
s'arreta.

-- Nous y voila, general, dit-il.

-- Voici donc la dalle?

-- Oui.

-- En effet, je reconnais l'anneau; mais l'anneau est scelle a
plat.

-- Il nous faudrait un levier.

-- C'est chose facile a se procurer.

En regardant autour d'eux, Athos et Monck apercurent un petit
frene de trois pouces de diametre qui avait pousse dans un angle
du mur, montant jusqu'a une fenetre que ses branches avaient
aveuglee.

-- As-tu un couteau? dit Monck au pecheur.

-- Oui, monsieur.

-- Coupe cet arbre, alors.

Le pecheur obeit, mais non sans que son coutelas en fut ebreche.
Lorsque le frene fut arrache, faconne en forme de levier, les
trois hommes penetrerent dans le souterrain.

-- Arrete-toi la, dit Monck au pecheur en lui designant un coin du
caveau; nous avons de la poudre a deterrer, et ton falot serait
dangereux.

L'homme se recula avec une sorte de terreur et garda fidelement le
poste qu'on lui avait assigne, tandis que Monck et Athos
tournaient derriere une colonne au pied de laquelle, par un
soupirail, penetrait un rayon de lune reflete precisement par la
pierre que le comte de La Fere venait chercher de si loin.

-- Nous y voici, dit Athos en montrant au general l'inscription
latine.

-- Oui, dit Monck.

Puis, comme il voulait encore laisser au Francais un moyen evasif:

-- Ne remarquez-vous pas, continua-t-il, que l'on a deja penetre
dans ce caveau, et que plusieurs statues ont ete brisees?

-- Milord, vous avez sans doute entendu dire que le respect
religieux de vos Ecossais aime a donner en garde aux statues des
morts les objets precieux qu'ils ont pu posseder pendant leur vie.
Ainsi les soldats ont du penser que sous le piedestal des statues
qui ornaient la plupart de ces tombes un tresor etait enfoui; ils
ont donc brise piedestal et statue. Mais la tombe du venerable
chanoine a qui nous avons affaire ne se distingue par aucun
monument; elle est simple, puis elle a ete protegee par la crainte
superstitieuse que vos puritains ont toujours eue du sacrilege;
pas un morceau de cette tombe n'a ete ecaille.

-- C'est vrai, dit Monck.

Athos saisit le levier.

-- Voulez-vous que je vous aide? dit Monck.

-- Merci, milord, je ne veux pas que Votre Honneur mette la main a
une oeuvre dont peut-etre elle ne voudrait pas prendre la
responsabilite si elle en connaissait les consequences probables.
Monck leva la tete.

-- Que voulez-vous dire, monsieur? demanda-t-il.

-- Je veux dire... Mais cet homme...

-- Attendez, dit Monck, je comprends ce que vous craignez et vais
faire une epreuve.

Monck se retourna vers le pecheur, dont on apercevait la
silhouette eclairee par le falot.

-- _Come here, friend_, dit-il avec le ton du commandement.

Le pecheur ne bougea pas.

-- C'est bien, continua-t-il, il ne sait pas l'anglais. Parlez-moi
donc anglais, s'il vous plait, monsieur.

-- Milord, repondit Athos, j'ai souvent vu des hommes, dans
certaines circonstances, avoir sur eux-memes cette puissance de ne
point repondre a une question faite dans une langue qu'ils
comprennent. Le pecheur est peut-etre plus savant que nous le
croyons. Veuillez le congedier, milord, je vous prie.

"Decidement, pensa Monck, il desire me tenir seul dans ce caveau.
N'importe, allons jusqu'au bout, un homme vaut un homme, et nous
sommes seuls..."

-- Mon ami, dit Monck au pecheur, remonte cet escalier que nous
venons de descendre, et veille a ce que personne ne nous vienne
troubler.

Le pecheur fit un mouvement pour obeir.

-- Laisse ton falot, dit Monck, il trahirait ta presence et
pourrait te valoir quelque coup de mousquet effarouche.

Le pecheur parut apprecier le conseil, deposa le falot a terre et
disparut sous la voute de l'escalier.

Monck alla prendre le falot, qu'il apporta au pied de la colonne.

-- Ah ca! dit-il, c'est bien de l'argent qui est cache dans cette
tombe?

-- Oui, milord, et dans cinq minutes vous n'en douterez plus.

En meme temps, Athos frappait un coup violent sur le platre, qui
se fendait en presentant une gercure au bec du levier. Athos
introduisit la pince dans cette gercure, et bientot des morceaux
tout entiers de platre cederent, se soulevant comme des dalles
arrondies. Alors le comte de La Fere saisit les pierres et les
ecarta avec des ebranlements dont on n'aurait pas cru capables des
mains aussi delicates que les siennes.

-- Milord, dit Athos, voici bien la maconnerie dont j'ai parle a
Votre Honneur.

-- Oui, mais je ne vois pas encore les barils, dit Monck.

-- Si j'avais un poignard, dit Athos en regardant autour de lui,
vous les verriez bientot, monsieur. Malheureusement, j'ai oublie
le mien dans la tente de Votre Honneur.

-- Je vous offrirais bien le mien, dit Monck, mais la lame me
semble trop frele pour la besogne a laquelle vous la destinez.

Athos parut chercher autour de lui un objet quelconque qui put
remplacer l'arme qu'il desirait. Monck ne perdait pas un des
mouvements de ses mains, une des expressions de ses yeux.

-- Que ne demandez-vous le coutelas du pecheur? dit Monck. Il
avait un coutelas.

-- Ah! c'est juste, dit Athos, puisqu'il s'en est servi pour
couper cet arbre.

Et il s'avanca vers l'escalier.

-- Mon ami, dit-il au pecheur, jetez-moi votre coutelas, je vous
prie, j'en ai besoin.

Le bruit de l'arme retentit sur les marches.

-- Prenez, dit Monck, c'est un instrument solide, a ce que j'ai
vu, et dont une main ferme peut tirer bon parti.

Athos ne parut accorder aux paroles de Monck que le sens naturel
et simple sous lequel elles devaient etre entendues et comprises.
Il ne remarqua pas non plus, ou du moins il ne parut pas
remarquer, que, lorsqu'il revint a Monck, Monck s'ecarta en
portant la main gauche a la crosse de son pistolet; de la droite
il tenait deja son dirk. Il se mit donc a l'oeuvre, tournant le
dos a Monck et lui livrant sa vie sans defense possible. Alors il
frappa pendant quelques secondes si adroitement et si nettement
sur le platre intermediaire, qu'il le separa en deux parties, et
que Monck alors put voir deux barils places bout a bout et que
leur poids maintenait immobiles dans leur enveloppe crayeuse.

-- Milord, dit Athos, vous voyez que mes pressentiments ne
m'avaient point trompe.

-- Oui, monsieur, dit Monck, et j'ai tout lieu de croire que vous
etes satisfait, n'est-ce pas?

-- Sans doute; la perte de cet argent m'eut ete on ne peut plus
sensible; mais j'etais certain que Dieu, qui protege la bonne
cause, n'aurait pas permis que l'on detournat cet or qui doit la
faire triompher.

-- Vous etes, sur mon honneur, aussi mysterieux en paroles qu'en
actions, monsieur, dit Monck. Tout a l'heure, je vous ai peu
compris, quand vous m'avez dit que vous ne vouliez pas deverser
sur moi la responsabilite de l'oeuvre que nous accomplissons.

-- J'avais raison de dire cela, milord.

-- Et voila maintenant que vous me parlez de la bonne cause.
Qu'entendez-vous par ces mots, la bonne cause? Nous defendons en
ce moment en Angleterre cinq ou six causes, ce qui n'empeche pas
chacun de regarder la sienne non seulement comme la bonne, mais
encore comme la meilleure. Quelle est la votre, monsieur? Parlez
hardiment, que nous voyions si sur ce point, auquel vous paraissez
attacher une grande importance, nous sommes du meme avis.

Athos fixa sur Monck un de ces regards profonds qui semblent
porter a celui qu'on regarde ainsi le defi de cacher une seule de
ses pensees; puis, levant son chapeau, il commenca d'une voix
solennelle, tandis que son interlocuteur, une main sur le visage,
laissait cette main longue et nerveuse enserrer sa moustache et sa
barbe, en meme temps que son oeil vague et melancolique errait
dans les profondeurs du souterrain.


Chapitre XXVI -- Le coeur et l'esprit


-- Milord, dit le comte de La Fere, vous etes un noble Anglais,
vous etes un homme loyal, vous parlez a un noble Francais, a un
homme de coeur. Cet or, contenu dans les deux barils que voici, je
vous ai dit qu'il etait a moi, j'ai eu tort; c'est le premier
mensonge que j'aie fait de ma vie, mensonge momentane, il est
vrai: cet or, c'est le bien du roi Charles II, exile de sa patrie,
chasse de son palais, orphelin a la fois de son pere et de son
trone, et prive de tout, meme du triste bonheur de baiser a genoux
la pierre sur laquelle la main de ses meurtriers a ecrit cette
simple epitaphe qui criera eternellement vengeance contre eux:
"Ci-git le roi Charles Ier."

Monck palit legerement, et un imperceptible frisson rida sa peau
et herissa sa moustache grise.

-- Moi, continua Athos, moi, le comte de La Fere, le seul, le
dernier fidele qui reste au pauvre prince abandonne, je lui ai
offert de venir trouver l'homme duquel depend aujourd'hui le sort
de la royaute en Angleterre, et je suis venu, et je me suis place
sous le regard de cet homme, et je me suis mis nu et desarme dans
ses mains en lui disant: "Milord, ici est la derniere ressource
d'un prince que Dieu fit votre maitre, que sa naissance fit votre
roi; de vous, de vous seul dependent sa vie et son avenir. Voulez-
vous employer cet argent a consoler l'Angleterre des maux qu'elle
a du souffrir pendant l'anarchie, c'est-a-dire voulez-vous aider,
ou, sinon aider, du moins laisser faire le roi Charles II?"

"Vous etes le maitre, vous etes le roi, maitre et roi tout-
puissant, car le hasard defait parfois l'oeuvre du temps et de
Dieu. Je suis avec vous seul, milord; si le succes vous effraie
etant partage, si ma complicite vous pese, vous etes arme, milord,
et voici une tombe toute creusee; si, au contraire, l'enthousiasme
de votre cause vous enivre, si vous etes ce que vous paraissez
etre, si votre main, dans ce qu'elle entreprend, obeit a votre
esprit, et votre esprit a votre coeur, voici le moyen de perdre a
jamais la cause de votre ennemi Charles Stuart; tuez encore
l'homme que vous avez devant les yeux, car cet homme ne retournera
pas vers celui qui l'a envoye sans lui rapporter le depot que lui
confia Charles Ier, son pere, et gardez l'or qui pourrait servir a
entretenir la guerre civile. Helas! milord, c'est la condition
fatale de ce malheureux prince. Il faut qu'il corrompe ou qu'il
tue; car tout lui resiste, tout le repousse, tout lui est hostile,
et cependant il est marque du sceau divin, et il faut, pour ne pas
mentir a son sang, qu'il remonte sur le trone ou qu'il meure sur
le sol sacre de la patrie.

"Milord, vous m'avez entendu. A tout autre qu'a l'homme illustre
qui m'ecoute, j'eusse dit: "Milord, vous etes pauvre; milord, le
roi vous offre ce million comme arrhes d'un immense marche;
prenez-le et servez Charles II comme j'ai servi Charles Ier, et je
suis sur que Dieu, qui nous ecoute, qui nous voit, qui lit seul
dans votre coeur ferme a tous les regards humains; je suis sur que
Dieu vous donnera une heureuse vie eternelle apres une heureuse
mort." Mais au general Monck, a l'homme illustre dont je crois
avoir mesure la hauteur, je dis: "Milord, il y a pour vous dans
l'histoire des peuples et des rois une place brillante, une gloire
immortelle, imperissable, si seul, sans autre interet que le bien
de votre pays et l'interet de la justice, vous devenez le soutien
de votre roi. Beaucoup d'autres ont ete des conquerants et des
usurpateurs glorieux. Vous, milord, vous vous serez contente
d'etre le plus vertueux, le plus probe et le plus integre des
hommes; vous aurez tenu une couronne dans votre main, et, au lieu
de l'ajuster a votre front, vous l'aurez deposee sur la tete de
celui pour lequel elle avait ete faite. Oh! milord, agissez ainsi,
et vous leguerez a la posterite le plus envie des noms qu'aucune
creature humaine puisse s'enorgueillir de porter"

Athos s'arreta. Pendant tout le temps que le noble gentilhomme
avait parle, Monck n'avait pas donne un signe d'approbation ni
d'improbation; a peine meme si, durant cette vehemente allocution,
ses yeux s'etaient animes de ce feu qui indique l'intelligence. Le
comte de La Fere le regarda tristement et, voyant ce visage morne,
sentit le decouragement penetrer jusqu'a son coeur.

Enfin Monck parut s'animer, et, rompant le silence:

-- Monsieur, dit-il d'une voix douce et grave, je vais, pour vous
repondre, me servir de vos propres paroles. A tout autre qu'a
vous, je repondrais par l'expulsion, la prison ou pis encore. Car
enfin, vous me tentez et vous me violentez a la fois. Mais vous
etes un de ces hommes, monsieur, a qui l'on ne peut refuser
l'attention et les egards qu'ils meritent: vous etes un brave
gentilhomme, monsieur, je le dis et je m'y connais. Tout a
l'heure, vous m'avez parle d'un depot que le feu roi transmit pour
son fils: n'etes-vous donc pas un de ces Francais qui, je l'ai oui
dire, ont voulu enlever Charles a White Hall?

-- Oui, milord, c'est moi qui me trouvais sous l'echafaud pendant
l'execution; moi qui, n'ayant pu le racheter, recus sur mon front
le sang du roi martyr; je recus en meme temps la derniere parole
de Charles Ier, c'est a moi qu'il a dit "_Remember_!" et en me
disant "Souviens-toi!" il faisait allusion a cet argent qui est a
vos pieds, milord.

-- J'ai beaucoup entendu parler de vous, monsieur, dit Monck, mais
je suis heureux de vous avoir apprecie tout d'abord par ma propre
inspiration et non par mes souvenirs. Je vous donnerai donc des
explications que je n'ai donnees a personne, et vous apprecierez
quelle distinction je fais entre vous et les personnes qui m'ont
ete envoyees jusqu'ici.

Athos s'inclina, s'appretant a absorber avidement les paroles qui
tombaient une a une de la bouche de Monck, ces paroles rares et
precieuses comme la rosee dans le desert.

-- Vous me parliez, dit Monck, du roi Charles II; mais je vous
prie, monsieur, dites-moi, que m'importe a moi, ce fantome de roi?
J'ai vieilli dans la guerre et dans la politique, qui sont
aujourd'hui liees si etroitement ensemble, que tout homme d'epee
doit combattre en vertu de son droit ou de son ambition, avec un
interet personnel, et non aveuglement derriere un officier, comme
dans les guerres ordinaires. Moi, je ne desire rien peut-etre mais
je crains beaucoup. Dans la guerre aujourd'hui reside la liberte
de l'Angleterre, et peut-etre celle de chaque Anglais. Pourquoi
voulez-vous que, libre dans la position que je me suis faite,
j'aille tendre la main aux fers d'un etranger? Charles n'est que
cela pour moi. Il a livre ici des combats qu'il a perdus, c'est
donc un mauvais capitaine; il n'a reussi dans aucune negociation,
c'est donc un mauvais diplomate; il a colporte sa misere dans
toutes les cours de l'Europe, c'est donc un coeur faible et
pusillanime. Rien de noble, rien de grand, rien de fort n'est
sorti encore de ce genie qui aspire a gouverner un des plus grands
royaumes de la terre. Donc, je ne connais ce Charles que sous de
mauvais aspects, et vous voudriez que moi, homme de bon sens,
j'allasse me faire gratuitement l'esclave d'une creature qui m'est
inferieure en capacite militaire, en politique et en dignite? Non,
monsieur; quand quelque grande et noble action m'aura appris a
apprecier Charles, je reconnaitrai peut-etre ses droits a un trone
dont nous avons renverse le pere, parce qu'il manquait des vertus
qui jusqu'ici manquent au fils; mais jusqu'ici, en fait de droits,
je ne reconnais que les miens: la revolution m'a fait general, mon
epee me fera protecteur si je veux. Que Charles se montre, qu'il
se presente, qu'il subisse le concours ouvert au genie, et surtout
qu'il se souvienne qu'il est d'une race a laquelle on demandera
plus qu'a toute autre. Ainsi, monsieur, n'en parlons plus, je ne
refuse ni n'accepte: je me reserve, j'attends.

Athos savait Monck trop bien informe de tout ce qui avait rapport
a Charles II pour pousser plus loin la discussion. Ce n'etait ni
l'heure ni le lieu.

-- Milord, dit-il, je n'ai donc plus qu'a vous remercier.

-- Et de quoi, monsieur? de ce que vous m'avez bien juge et de ce
que j'ai agi d'apres votre jugement? Oh! vraiment, est-ce la
peine? Cet or que vous allez porter au roi Charles va me servir
d'epreuve pour lui: en voyant ce qu'il en saura faire, je prendrai
sans doute une opinion que je n'ai pas.

-- Cependant Votre Honneur ne craint-elle pas de se compromettre
en laissant partir une somme destinee a servir les armes de son
ennemi?

-- Mon ennemi, dites-vous? Eh! monsieur, je n'ai pas d'ennemis,
moi. Je suis au service du Parlement, qui m'ordonne de combattre
le general Lambert et le roi Charles, ses ennemis a lui et non les
miens; je combats donc. Si le Parlement, au contraire, m'ordonnait
de faire pavoiser le port de Londres, de faire assembler les
soldats sur le rivage, de recevoir le roi Charles II...

-- Vous obeiriez? s'ecria Athos avec joie.

-- Pardonnez-moi, dit Monck en souriant, j'allais, moi, une tete
grise... en verite, ou avais-je l'esprit? j'allais, moi, dire une
folie de jeune homme.

-- Alors, vous n'obeiriez pas? dit Athos.

-- Je ne dis pas cela non plus, monsieur. Avant tout, le salut de
ma patrie. Dieu, qui a bien voulu me donner la force, a voulu sans
doute que j'eusse cette force pour le bien de tous, et il m'a
donne en meme temps le discernement. Si le Parlement m'ordonnait
une chose pareille, je reflechirais.

Athos s'assombrit.

-- Allons, dit-il, je le vois, decidement Votre Honneur n'est
point disposee a favoriser le roi Charles II.

-- Vous me questionnez toujours, monsieur le comte; a mon tour,
s'il vous plait.

-- Faites, monsieur, et puisse Dieu vous inspirer l'idee de me
repondre aussi franchement que je vous repondrai!

-- Quand vous aurez rapporte ce million a votre prince, quel
conseil lui donnerez-vous?

Athos fixa sur Monck un regard fier et resolu.

-- Milord, dit-il, avec ce million que d'autres emploieraient a
negocier peut-etre, je veux conseiller au roi de lever deux
regiments, d'entrer par l'Ecosse que vous venez de pacifier; de
donner au peuple des franchises que la revolution lui avait
promises et n'a pas tout a fait tenues. Je lui conseillerai de
commander en personne cette petite armee, qui se grossirait,
croyez-le bien, de se faire tuer le drapeau a la main et l'epee au
fourreau, en disant: "Anglais! voila le troisieme roi de ma race
que vous tuez: prenez garde a la justice de Dieu!"

Monck baissa la tete et reva un instant.

-- S'il reussissait, dit-il, ce qui est invraisemblable, mais non
pas impossible, car tout est possible en ce monde, que lui
conseilleriez-vous?

-- De penser que par la volonte de Dieu il a perdu sa couronne,
mais que par la bonne volonte des hommes il l'a recouvree.

Un sourire ironique passa sur les levres de Monck.

-- Malheureusement, monsieur, dit-il, les rois ne savent pas
suivre un bon conseil.

-- Ah! milord, Charles II n'est pas un roi, repliqua Athos en
souriant a son tour, mais avec une tout autre expression que
n'avait fait Monck.

-- Voyons, abregeons, monsieur le comte... C'est votre desir,
n'est-il pas vrai?

Athos s'inclina.

-- Je vais donner l'ordre qu'on transporte ou il vous plaira ces
deux barils. Ou demeurez-vous, monsieur?

-- Dans un petit bourg, a l'embouchure de la riviere, Votre
Honneur.

-- Oh! je connais ce bourg, il se compose de cinq ou six maisons,
n'est-ce pas?

-- C'est cela. Eh bien! j'habite la premiere; deux faiseurs de
filets l'occupent avec moi; c'est leur barque qui m'a mis a terre.

-- Mais votre batiment a vous, monsieur?

-- Mon batiment est a l'ancre a un quart de mille en mer et
m'attend.

-- Vous ne comptez cependant point partir tout de suite?

-- Milord, j'essaierai encore une fois de convaincre Votre
Honneur.

-- Vous n'y parviendrez pas, repliqua Monck; mais il importe que
vous quittiez Newcastle sans y laisser de votre passage le moindre
soupcon qui puisse nuire a vous ou a moi. Demain, mes officiers
pensent que Lambert m'attaquera. Moi, je garantis, au contraire,
qu'il ne bougera point; c'est a mes yeux impossible. Lambert
conduit une armee sans principes homogenes, et il n'y a pas
d'armee possible avec de pareils elements. Moi, j'ai instruit mes
soldats a subordonner mon autorite a une autorite superieure, ce
qui fait qu'apres moi, autour de moi, au-dessus de moi, ils
tentent encore quelque chose. Il en resulte que, moi mort, ce qui
peut arriver, mon armee ne se demoralisera pas tout de suite; il
en resulte que, s'il me plaisait de m'absenter, par exemple, comme
cela me plait quelquefois, il n'y aurait pas dans mon camp l'ombre
d'une inquietude ou d'un desordre. Je suis l'aimant, la force
sympathique et naturelle des Anglais. Tous ces fers eparpilles
qu'on enverra contre moi, je les attirerai a moi.

"Lambert commande en ce moment dix-huit mille deserteurs; mais je
n'ai point parle de cela a mes officiers, vous le sentez bien.
Rien n'est plus utile a une armee que le sentiment d'une bataille
prochaine: tout le monde demeure eveille, tout le monde se garde.
Je vous dis cela a vous pour que vous viviez en toute securite. Ne
vous hatez donc pas de repasser la mer: d'ici a huit jours, il y
aura quelque chose de nouveau, soit la bataille, soit
l'accommodement. Alors, comme vous m'avez juge honnete homme et
confie votre secret, et que j'ai a vous remercier de cette
confiance, j'irai vous faire visite ou vous manderai. Ne partez
donc pas avant mon avis, je vous en reitere l'invitation.

-- Je vous le promets, general, s'ecria Athos, transporte d'une
joie si grande que, malgre toute sa circonspection, il ne put
s'empecher de laisser jaillir une etincelle de ses yeux.

Monck surprit cette flamme et l'eteignit aussitot par un de ces
muets sourires qui rompaient toujours chez ses interlocuteurs le
chemin qu'ils croyaient avoir fait dans son esprit.

-- Ainsi, milord, dit Athos, c'est huit jours que vous me fixez
pour delai?

-- Huit jours, oui, monsieur.

-- Et pendant ces huit jours, que ferai-je?

-- S'il y a bataille, tenez-vous loin, je vous prie. Je sais les
Francais curieux de ces sortes de divertissements; vous voudriez
voir comment nous nous battons, et vous pourriez recueillir
quelque balle egaree; nos Ecossais tirent fort mal, et je ne veux
pas qu'un digne gentilhomme tel que vous regagne, blesse, la terre
de France. Je ne veux pas enfin etre oblige de renvoyer moi-meme a
votre prince son million laisse par vous; car alors on dirait, et
cela avec quelque raison, que je paie le pretendant pour qu'il
guerroie contre le Parlement. Allez donc, monsieur, et qu'il soit
fait entre nous comme il est convenu.

-- Ah! milord, dit Athos, quelle joie ce serait pour moi d'avoir
penetre le premier dans le noble coeur qui bat sous ce manteau.

-- Vous croyez donc decidement que j'ai des secrets, dit Monck
sans changer l'expression demi-enjouee de son visage Eh! monsieur,
quel secret voulez-vous donc qu'il y ait dans la tete creuse d'un
soldat? Mais il se fait tard, et voici notre falot qui s'eteint,
rappelons notre homme Hola! cria Monck en francais; et
s'approchant de l'escalier: Hola! pecheur!

Le pecheur, engourdi par la fraicheur de la nuit, repondit d'une
voix enrouee en demandant quelle chose on lui voulait.

-- Va jusqu'au poste, dit Monck, et ordonne au sergent, de la part
du general Monck, de venir ici sur-le-champ.

C'etait une commission facile a remplir, car le sergent, intrigue
de la presence du general en cette abbaye deserte, s'etait
approche peu a peu, et n'etait qu'a quelques pas du pecheur.

L'ordre du general parvint donc directement jusqu'a lui, et il
accourut.

-- Prends un cheval et deux hommes, dit Monck.

-- Un cheval et deux hommes? repeta le sergent.

-- Oui, reprit Monck. As-tu un moyen de te procurer un cheval avec
un bat ou des paniers?

-- Sans doute, a cent pas d'ici, au camp des Ecossais.

-- Bien.

-- Que ferai-je du cheval, general?

-- Regarde.

Le sergent descendit les trois ou quatre marches qui le separaient
de Monck et apparut sous la voute.

-- Tu vois, lui dit Monck, la-bas ou est ce gentilhomme?

-- Oui, mon general.

-- Tu vois ces deux barils?

-- Parfaitement.

-- Ce sont deux barils contenant, l'un de la poudre, l'autre des
balles; je voudrais faire transporter ces barils dans le petit
bourg qui est au bord de la riviere, et que je compte faire
occuper demain par deux cents mousquets. Tu comprends que la
commission est secrete, car c'est un mouvement qui peut decider du
gain de la bataille.

-- Oh! mon general, murmura le sergent.

-- Bien! Fais donc attacher ces deux barils sur le cheval, et
qu'on les escorte, deux hommes et toi, jusqu'a la maison de ce
gentilhomme, qui est mon ami; mais tu comprends, que nul ne le
sache.

-- Je passerais par le marais si je connaissais un chemin, dit le
sergent.

-- J'en connais un, moi, dit Athos; il n'est pas large, mais il
est solide, ayant ete fait sur pilotis, et, avec de la precaution,
nous arriverons.

-- Faites ce que ce cavalier vous ordonnera, dit Monck.

-- Oh! oh! les barils sont lourds, dit le sergent, qui essaya d'en
soulever un.

-- Ils pesent quatre cents livres chacun, s'ils contiennent ce
qu'ils doivent contenir, n'est-ce pas, monsieur?

-- A peu pres, dit Athos.

Le sergent alla chercher le chevalet les hommes. Monck, reste seul
avec Athos, affecta de ne plus lui parler que de choses
indifferentes, tout en examinant distraitement le caveau. Puis,
entendant le pas du cheval:

-- Je vous laisse avec vos hommes, monsieur, dit-il, et retourne
au camp. Vous etes en surete.

-- Je vous reverrai donc, milord? demanda Athos.

-- C'est chose dite, monsieur, et avec grand plaisir.

Monck tendit la main a Athos.

-- Ah! milord, si vous vouliez! murmura Athos.

-- Chut! monsieur, dit Monck, il est convenu que nous ne parlerons
plus de cela.

Et, saluant Athos, il remonta, croisant au milieu de l'escalier
ses hommes qui descendaient. Il n'avait pas fait vingt pas hors de
l'abbaye, qu'un petit coup de sifflet lointain et prolonge se fit
entendre. Monck dressa l'oreille; mais ne voyant plus rien, il
continua sa route. Alors, il se souvint du pecheur et le chercha
des yeux, mais le pecheur avait disparu. S'il eut cependant
regarde avec plus d'attention qu'il ne le fit, il eut vu cet homme
courbe en deux, se glissant comme un serpent le long des pierres
et se perdant au milieu de la brume, rasant la surface du marais;
il eut vu egalement, essayant de percer cette brume, un spectacle
qui eut attire son attention: c'etait la mature de la barque du
pecheur qui avait change de place, et qui se trouvait alors au
plus pres du bord de la riviere. Mais Monck ne vit rien et,
pensant n'avoir rien a craindre, il s'engagea sur la chaussee
deserte qui conduisait a son camp. Ce fut alors que cette
disparition du pecheur lui parut etrange, et qu'un soupcon reel
commenca d'assieger son esprit. Il venait de mettre aux ordres
d'Athos le seul poste qui put le proteger. Il avait un mille de
chaussee a traverser pour regagner son camp.

Le brouillard montait avec une telle intensite, qu'a peine
pouvait-on distinguer les objets a une distance de dix pas.

Monck crut alors entendre comme le bruit d'un aviron qui battait
sourdement le marais a sa droite.

-- Qui va la? cria-t-il.

Mais personne ne repondit. Alors il arma son pistolet, mit l'epee
a la main, et pressa le pas sans cependant vouloir appeler
personne. Cet appel, dont l'urgence n'etait pas absolue, lui
paraissait indigne de lui.


Chapitre XXVII -- Le lendemain


Il etait sept heures du matin: les premiers rayons du jour
eclairaient les etangs, dans lesquels le soleil se refletait comme
un boulet rougi, lorsque Athos, se reveillant et ouvrant la
fenetre de sa chambre a coucher qui donnait sur les bords de la
riviere, apercut a quinze pas de distance a peu pres le sergent et
les hommes qui l'avaient accompagne la veille, et qui, apres avoir
depose les barils chez lui, etaient retournes au camp par la
chaussee de droite.

Pourquoi, apres etre retournes au camp, ces hommes etaient-ils
revenus? Voila la question qui se presenta soudainement a l'esprit
d'Athos.

Le sergent, la tete haute, paraissait guetter le moment ou le
gentilhomme paraitrait pour l'interpeller. Athos, surpris de
retrouver la ceux qu'il avait vus s'eloigner la veille, ne put
s'empecher de leur temoigner son etonnement.

-- Cela n'a rien de surprenant, monsieur, dit le sergent, car hier
le general m'a recommande de veiller a votre surete, et j'ai du
obeir a cet ordre.

-- Le general est au camp? demanda Athos.

-- Sans doute, monsieur, puisque vous l'avez quitte hier s'y
rendant.

-- Eh bien! attendez-moi; j'y vais aller pour rendre compte de la
fidelite avec laquelle vous avez rempli votre mission et pour
reprendre mon epee, que j'oubliai hier sur la table.

-- Cela tombe a merveille, dit le sergent, car nous allions vous
en prier.

Athos crut remarquer un certain air de bonhomie equivoque sur le
visage de ce sergent; mais l'aventure du souterrain pouvait avoir
excite la curiosite de cet homme, et il n'etait pas surprenant
alors qu'il laissat voir sur son visage un peu des sentiments qui
agitaient son esprit. Athos ferma donc soigneusement les portes,
et il en confia les clefs a Grimaud, lequel avait elu son domicile
sous l'appentis meme qui conduisait au cellier ou les barils
avaient ete enfermes.

Le sergent escorta le comte de La Fere jusqu'au camp. La, une
garde nouvelle attendait et relaya les quatre hommes qui avaient
conduit Athos.

Cette garde nouvelle etait commandee par l'aide de camp Digby,
lequel, durant le trajet, attacha sur Athos des regards si peu
encourageants, que le Francais se demanda d'ou venaient a son
endroit cette vigilance et cette severite, quand la veille il
avait ete si parfaitement libre.

Il n'en continua pas moins son chemin vers le quartier general,
renfermant en lui-meme les observations que le forcaient de faire
les hommes et les choses. Il trouva sous la tente du general ou il
avait ete introduit la veille trois officiers superieurs;
c'etaient le lieutenant de Monck et deux colonels. Athos reconnut
son epee; elle etait encore sur la table du general, a la place ou
il l'avait laissee la veille.

Aucun des officiers n'avait vu Athos, aucun par consequent ne le
connaissait. Le lieutenant de Monck demanda alors, a l'aspect
d'Athos, si c'etait bien la le meme gentilhomme avec lequel le
general etait sorti de la tente.

-- Oui, Votre Honneur, dit le sergent, c'est lui-meme.

-- Mais, dit Athos avec hauteur, je ne le nie pas, ce me semble;
et maintenant, messieurs, a mon tour, permettez-moi de vous
demander a quoi bon toutes ces questions, et surtout quelques
explications sur le ton avec lequel vous les demandez.

-- Monsieur, dit le lieutenant, si nous vous adressons ces
questions, c'est que nous avons le droit de les faire, et si nous
vous les faisons avec ce ton, c'est que ce ton convient, croyez-
moi, a la situation.

-- Messieurs, dit Athos, vous ne savez pas qui je suis, mais ce
que je dois vous dire, c'est que je ne reconnais ici pour mon egal
que le general Monck. Ou est-il? Qu'on me conduise devant lui, et
s'il a, lui, quelque question a m'adresser, je lui repondrai, et a
sa satisfaction, je l'espere. Je le repete, messieurs, ou est le
general?

-- Eh mordieu! vous le savez mieux que nous, ou il est, fit le
lieutenant.

-- Moi?

-- Certainement, vous.

-- Monsieur, dit Athos, je ne vous comprends pas.

-- Vous m'allez comprendre, et vous-meme d'abord, parlez plus bas,
monsieur. Que vous a dit le general, hier?

Athos sourit dedaigneusement.

-- Il ne s'agit pas de sourire, s'ecria un des colonels avec
emportement, il s'agit de repondre.

-- Et moi, messieurs, je vous declare que je ne vous repondrai
point que je ne sois en presence du general.

-- Mais, repeta le meme colonel qui avait deja parle, vous savez
bien que vous demandez une chose impossible.

-- Voila deja deux fois que l'on fait cette etrange reponse au
desir que j'exprime, reprit Athos Le general est-il absent?

La question d'Athos fut faite de si bonne foi, et le gentilhomme
avait l'air si naivement surpris, que les trois officiers
echangerent un regard. Le lieutenant prit la parole par une espece
de convention tacite des deux autres officiers.

-- Monsieur, dit-il, le general vous a quitte hier sur les limites
du monastere?

-- Oui, monsieur.

-- Et vous etes alle...?

-- Ce n'est point a moi de vous repondre, c'est a ceux qui m'ont
accompagne. Ce sont vos soldats, interrogez-les.

-- Mais s'il nous plait de vous interroger, vous?

-- Alors il me plaira de vous repondre, monsieur, que je ne releve
de personne ici, que je ne connais ici que le general, et que ce
n'est qu'a lui que je repondrai.

-- Soit, monsieur, mais comme nous sommes les maitres, nous nous
erigeons en conseil de guerre, et quand vous serez devant des
juges, il faudra bien que vous leur repondiez.

La figure d'Athos n'exprima que l'etonnement et le dedain, au lieu
de la terreur qu'a cette menace les officiers comptaient y lire.

-- Des juges ecossais ou anglais, a moi, sujet du roi de France; a
moi, place sous la sauvegarde de l'honneur britannique! Vous etes
fous, messieurs! dit Athos en haussant les epaules.

Les officiers se regarderent.

-- Alors, monsieur, dirent-ils, vous pretendez ne pas savoir ou
est le general?

-- A ceci, je vous ai deja repondu, monsieur.

-- Oui; mais vous avez deja repondu une chose incroyable.

-- Elle est vraie cependant, messieurs. Les gens de ma condition
ne mentent point d'ordinaire. Je suis gentilhomme, vous ai-je dit,
et quand je porte a mon cote l'epee que, par un exces de
delicatesse, j'ai laissee hier sur cette table ou elle est encore
aujourd'hui, nul, croyez-le bien, ne me dit des choses que je ne
veux pas entendre. Aujourd'hui, je suis desarme; si vous vous
pretendez mes juges, jugez-moi; si vous n'etes que mes bourreaux,
tuez-moi.

-- Mais, monsieur?... demanda d'une voix plus courtoise le
lieutenant, frappe de la grandeur et du sang-froid d'Athos.

-- Monsieur, j'etais venu parler confidentiellement a votre
general d'affaires d'importance. Ce n'est point un accueil
ordinaire que celui qu'il m'a fait. Les rapports de vos soldats
peuvent vous en convaincre. Donc, s'il m'accueillait ainsi, le
general savait quels etaient mes titres a l'estime. Maintenant
vous ne supposez pas, je presume, que je vous revelerai mes
secrets, et encore moins les siens.

-- Mais enfin, ces barils, que contenaient-ils?

-- N'avez-vous point adresse cette question a vos soldats? Que
vous ont-ils repondu?

-- Qu'ils contenaient de la poudre et du plomb.

-- De qui tenaient-ils ces renseignements? Ils ont du vous le
dire.

-- Du general; mais nous ne sommes point dupes.

-- Prenez garde, monsieur, ce n'est plus a moi que vous donnez un
dementi, c'est a votre chef.

Les officiers se regarderent encore. Athos continua:

-- Devant vos soldats, le general m'a dit d'attendre huit jours;
que dans huit jours il me donnerait la reponse qu'il avait a me
faire. Me suis-je enfui? Non, j'attends.

-- Il vous a dit d'attendre huit jours! s'ecria le lieutenant.

-- Il me l'a si bien dit, monsieur, que j'ai un sloop a l'ancre a
l'embouchure de la riviere, et que je pouvais parfaitement le
joindre hier et m'embarquer. Or, si je suis reste, c'est
uniquement pour me conformer aux desirs du general, Son Honneur
m'ayant recommande de ne point partir sans une derniere audience
que lui-meme a fixee a huit jours. Je vous le repete donc,
j'attends.

Le lieutenant se retourna vers les deux autres officiers, et a
voix basse:

-- Si ce gentilhomme dit vrai, il y aurait encore de l'espoir,
dit-il. Le general aurait du accomplir quelques negociations si
secretes qu'il aurait cru imprudent de prevenir, meme nous. Alors,
le temps limite pour son absence serait huit jours.

Puis, se retournant vers Athos:

-- Monsieur, dit-il, votre declaration est de la plus grave
importance; voulez-vous la repeter sous le sceau du serment?

-- Monsieur, repondit Athos, j'ai toujours vecu dans un monde ou
ma simple parole a ete regardee comme le plus saint des serments.

-- Cette fois cependant, monsieur, la circonstance est plus grave
qu'aucune de celles dans lesquelles vous vous etes trouve. Il
s'agit du salut de toute une armee. Songez-y bien, le general a
disparu, nous sommes a sa recherche. La disparition est-elle
naturelle? Un crime a-t-il ete commis? Devons-nous pousser nos
investigations jusqu'a l'extremite? Devons-nous attendre avec
patience? En ce moment, monsieur, tout depend du mot que vous
allez prononcer.

-- Interroge ainsi, monsieur, je n'hesite plus, dit Athos.

"Oui, j'etais venu causer confidentiellement avec le general Monck
et lui demander une reponse sur certains interets; oui, le
general, ne pouvant sans doute se prononcer avant la bataille
qu'on attend, m'a prie de demeurer huit jours encore dans cette
maison que j'habite, me promettant que dans huit jours je le
reverrais. Oui, tout cela est vrai, et je le jure sur Dieu, qui
est le maitre absolu de ma vie et de la votre.

Athos prononca ces paroles avec tant de grandeur et de solennite
que les trois officiers furent presque convaincus.

Cependant un des colonels essaya une derniere tentative:

-- Monsieur, dit-il, quoique nous soyons persuades maintenant de
la verite de ce que vous dites, il y a pourtant dans tout ceci un
etrange mystere. Le general est un homme trop prudent pour avoir
ainsi abandonne son armee a la veille d'une bataille, sans avoir
au moins donne a l'un de nous un avertissement. Quant a moi, je ne
puis croire, je l'avoue, qu'un evenement etrange ne soit pas la
cause de cette disparition. Hier, des pecheurs etrangers sont
venus vendre ici leur poisson; on les a loges la-bas aux Ecossais,
c'est-a-dire sur la route qu'a suivie le general pour aller a
l'abbaye avec Monsieur et pour en revenir. C'est un de ces
pecheurs qui a accompagne le general avec un falot. Et ce matin,
barque et pecheurs avaient disparu, emportes cette nuit par la
maree.

-- Moi, fit le lieutenant, je ne vois rien la que de bien naturel;
car, enfin, ces gens n'etaient pas prisonniers.

-- Non; mais, je le repete, c'est un d'eux qui a eclaire le
general et Monsieur dans le caveau de l'abbaye, et Digby nous a
assure que le general avait eu sur ces gens-la de mauvais
soupcons. Or, qui nous dit que ces pecheurs n'etaient pas
d'intelligence avec Monsieur, et que, le coup fait, Monsieur, qui
est brave assurement, n'est pas reste pour nous rassurer par sa
presence et empecher nos recherches dans la bonne voie?

Ce discours fit impression sur les deux autres officiers.

-- Monsieur, dit Athos, permettez-moi de vous dire que votre
raisonnement, tres specieux en apparence, manque cependant de
solidite quant a ce qui me concerne. Je suis reste, dites-vous,
pour detourner les soupcons. Eh bien! au contraire, les soupcons
me viennent a moi comme a vous et je vous dis: Il est impossible,
messieurs, que le general, la veille d'une bataille, soit parti
sans rien dire a personne. Oui, il y a un evenement etrange dans
tout cela; oui, au lieu de demeurer oisifs et d'attendre, il vous
faut deployer toute la vigilance, toute l'activite possibles Je
suis votre prisonnier, messieurs, sur parole ou autrement. Mon
honneur est interesse a ce que l'on sache ce qu'est devenu le
general Monck, a ce point que si vous me disiez: "Partez!" je
dirais: "Non, je reste." Et si vous me demandiez mon avis,
j'ajouterais: "Oui, le general est victime de quelque
conspiration, car s'il eut du quitter le camp, il me l'aurait dit.
Cherchez donc, fouillez donc, fouillez la terre, fouillez la mer;
le general n'est point parti, ou tout au moins n'est pas parti de
sa propre volonte."

Le lieutenant fit un signe aux autres officiers.

-- Non, monsieur, dit-il, non; a votre tour vous allez trop loin.
Le general n'a rien a souffrir des evenements, et sans doute, au
contraire, il les a diriges. Ce que fait Monck a cette heure, il
l'a fait souvent. Nous avons donc tort de nous alarmer; son
absence sera de courte duree, sans doute; aussi gardons-nous bien,
par une pusillanimite dont le general nous ferait un crime,
d'ebruiter son absence, qui pourrait demoraliser l'armee. Le
general donne une preuve immense de sa confiance en nous,
montrons-nous-en dignes Messieurs, que le plus profond silence
couvre tout ceci d'un voile impenetrable; nous allons garder
Monsieur, non pas par defiance de lui relativement au crime, mais
pour assurer plus efficacement le secret de l'absence du general
en le concentrant parmi nous; aussi, jusqu'a nouvel ordre,
Monsieur habitera le quartier general.

-- Messieurs, dit Athos, vous oubliez que cette nuit le general
m'a confie un depot sur lequel je dois veiller. Donnez-moi telle
garde qu'il vous plaira, enchainez-moi, s'il vous plait, mais
laissez-moi la maison que j'habite pour prison, Le general, a son
retour, vous reprocherait, je vous le jure, sur ma foi de
gentilhomme, de lui avoir deplu en ceci.

Les officiers se consulterent un moment; puis apres cette
consultation:

-- Soit, monsieur, dit le lieutenant; retournez chez vous.

Puis ils donnerent a Athos une garde de cinquante hommes qui
l'enferma dans sa maison, sans le perdre de vue un seul instant.
Le secret demeura garde, mais les heures, mais les jours
s'ecoulerent sans que le general revint et sans que nul recut de
ses nouvelles.


Chapitre XXVIII -- La marchandise de contrebande


Deux jours apres les evenements que nous venons de raconter, et
tandis qu'on attendait a chaque instant dans son camp le general
Monck, qui n'y rentrait pas, une petite felouque hollandaise,
montee par dix hommes, vint jeter l'ancre sur la cote de
Scheveningen, a une portee de canon a peu pres de la terre. Il
etait nuit serree, l'obscurite etait grande, la mer montait dans
l'obscurite: c'etait une heure excellente pour debarquer passagers
et marchandises.

La rade de Scheveningen forme un vaste croissant; elle est peu
profonde, et surtout peu sure, aussi n'y voit-on stationner que de
grandes houques flamandes, ou de ces barques hollandaises que les
pecheurs tirent au sable sur des rouleaux, comme faisaient les
Anciens, au dire de Virgile.

Lorsque le flot grandit, monte et pousse a la terre, il n'est pas
tres prudent de faire arriver l'embarcation trop pres de la cote,
car si le vent est frais, les proues s'ensablent, et le sable de
cette cote est spongieux; il prend facilement mais ne rend pas de
meme. C'est sans doute pour cette raison que la chaloupe se
detacha du batiment aussitot que le batiment eut jete l'ancre, et
vint avec huit de ses marins, au milieu desquels on distinguait un
objet de forme oblongue, une sorte de grand panier ou de ballot.
La rive etait deserte: les quelques pecheurs habitant la dune
etaient couches. La seule sentinelle qui gardat la cote (cote fort
mal gardee, attendu qu'un debarquement de grand navire etait
impossible), sans avoir pu suivre tout a fait l'exemple des
pecheurs qui etaient alles se coucher, les avait imites en ce
point qu'elle dormait au fond de sa guerite aussi profondement
qu'eux dormaient dans leurs lits. Le seul bruit que l'on entendit
etait donc le sifflement de la brise nocturne courant dans les
bruyeres de la dune. Mais c'etaient des gens defiants sans doute
que ceux qui s'approchaient, car ce silence reel et cette solitude
apparente ne les rassurerent point; aussi leur chaloupe, a peine
visible comme un point sombre sur l'ocean, glissa-t-elle sans
bruit, evitant de ramer de peur d'etre entendue, et vint-elle
toucher terre au plus pres.

A peine avait-on senti le fond qu'un seul homme sauta hors de
l'esquif apres avoir donne un ordre bref avec cette voix qui
indique l'habitude du commandement. En consequence de cet ordre,
plusieurs mousquets reluisirent immediatement aux faibles clartes
de la mer, ce miroir du ciel, et le ballot oblong dont nous avons
deja parle, lequel renfermait sans doute quelque objet de
contrebande, fut transporte a terre avec des precautions infinies.
Aussitot, l'homme qui avait debarque le premier courut
diagonalement vers le village de Scheveningen, se dirigeant vers
la pointe la plus avancee du bois. La il chercha cette maison
qu'une fois deja nous avons entrevue a travers les arbres, et que
nous avons designee comme la demeure provisoire, demeure bien
modeste, de celui qu'on appelait par courtoisie le roi
d'Angleterre.

Tout dormait la comme partout; seulement, un gros chien, de la
race de ceux que les pecheurs de Scheveningen attellent a de
petites charrettes pour porter leur poisson a La Haye, se mit a
pousser des aboiements formidables aussitot que l'etranger fit
entendre son pas devant les fenetres. Mais cette surveillance, au
lieu d'effrayer le nouveau debarque, sembla au contraire lui
causer une grande joie, car sa voix peut-etre eut ete insuffisante
pour reveiller les gens de la maison, tandis qu'avec un auxiliaire
de cette importance, sa voix etait devenue presque inutile.
L'etranger attendit donc que les aboiements sonores et reiteres
eussent, selon toute probabilite, produit leur effet, et alors il
hasarda un appel. A sa voix le dogue se mit a rugir avec une telle
violence, que bientot a l'interieur une autre voix se fit
entendre, apaisant celle du chien. Puis, lorsque le chien se fut
apaise:

-- Que voulez-vous? demanda cette voix a la fois faible, cassee et
polie.

-- Je demande Sa Majeste le roi Charles II, fit l'etranger.

-- Que lui voulez-vous?

-- Je veux lui parler.

-- Qui etes-vous?

-- Ah! mordioux! vous m'en demandez trop, je n'aime pas a
dialoguer a travers les portes.

-- Dites seulement votre nom.

-- Je n'aime pas davantage a decliner mon nom en plein air;
d'ailleurs, soyez tranquille, je ne mangerai pas votre chien, et
je prie Dieu qu'il soit aussi reserve a mon egard.

-- Vous apportez des nouvelles peut-etre, n'est-ce pas, monsieur?
reprit la voix, patiente et questionneuse comme celle d'un
vieillard.

-- Je vous en reponds, que j'en apporte des nouvelles, et
auxquelles on ne s'attend pas, encore! Ouvrez donc, s'il vous
plait, hein?

-- Monsieur, poursuivit le vieillard, sur votre ame et conscience,
croyez-vous que vos nouvelles vaillent la peine de reveiller le
roi?

-- Pour l'amour de Dieu! mon cher monsieur, tirez vos verrous,
vous ne serez pas fache, je vous jure, de la peine que vous aurez
prise. Je vaux mon pesant d'or, ma parole d'honneur!

-- Monsieur, je ne puis pourtant pas ouvrir que vous ne me disiez
votre nom.

-- Il le faut donc?

-- C'est l'ordre de mon maitre, monsieur.

-- Eh bien! mon nom, le voici... mais je vous en previens, mon nom
ne vous apprendra absolument rien.

-- N'importe, dites toujours.

-- Eh bien! je suis le chevalier d'Artagnan.

La voix poussa un cri.

-- Ah! mon Dieu! dit le vieillard de l'autre cote de la porte,
monsieur d'Artagnan! quel bonheur! Je me disais bien a moi-meme
que je connaissais cette voix-la.

-- Tiens! dit d'Artagnan, on connait ma voix ici! C'est flatteur.

-- Oh! oui, on la connait, dit le vieillard en tirant les verrous,
et en voici la preuve.

Et a ces mots il introduisit d'Artagnan, qui, a la lueur de la
lanterne qu'il portait a la main, reconnut son interlocuteur
obstine.

-- Ah! mordioux! s'ecria-t-il, c'est Parry! j'aurais du m'en
douter.

-- Parry, oui, mon cher monsieur d'Artagnan, c'est moi. Quelle
joie de vous revoir!

-- Vous avez bien dit: quelle joie! fit d'Artagnan serrant les
mains du vieillard. Ca! vous allez prevenir le roi, n'est-ce pas?

-- Mais le roi dort, mon cher monsieur.

-- Mordioux! reveillez-le, et il ne vous grondera pas de l'avoir
derange, c'est moi qui vous le dis.

-- Vous venez de la part du comte, n'est-ce-pas?

-- De quel comte?

-- Du comte de La Fere.

-- De la part d'Athos? Ma foi, non; je viens de ma part a moi.
Allons, vite, Parry, le roi! il me faut le roi!

Parry ne crut pas devoir resister plus longtemps; il connaissait
d'Artagnan de longue main; il savait que, quoique gascon, ses
paroles ne promettaient jamais plus qu'elles ne pouvaient tenir.
Il traversa une cour et un petit jardin, apaisa le chien, qui
voulait serieusement gouter du mousquetaire, et alla heurter au
volet d'une chambre faisant le rez-de-chaussee d'un petit
pavillon. Aussitot un petit chien habitant cette chambre repondit
au grand chien habitant la cour.

"Pauvre roi! se dit d'Artagnan, voila ses gardes du corps; il est
vrai qu'il n'en est pas plus mal garde pour cela."

-- Que veut-on? demanda le roi du fond de la chambre.

-- Sire, c'est M. le chevalier d'Artagnan qui apporte des
nouvelles.

On entendit aussitot du bruit dans cette chambre; une porte
s'ouvrit et une grande clarte inonda le corridor et le jardin. Le
roi travaillait a la lueur d'une lampe. Des papiers etaient epars
sur son bureau, et il avait commence le brouillon d'une lettre qui
accusait par ses nombreuses ratures la peine qu'il avait eue a
l'ecrire.

-- Entrez, monsieur le chevalier, dit-il en se retournant.

Puis, apercevant le pecheur:

-- Que me disiez-vous donc, Parry, et ou est M. le chevalier
d'Artagnan? demanda Charles.

-- Il est devant vous, Sire, dit d'Artagnan.

-- Sous ce costume?

-- Oui. Regardez-moi, Sire; ne me reconnaissez-vous pas pour
m'avoir vu a Blois dans les antichambres du roi Louis XIV?

-- Si fait, monsieur, et je me souviens meme que j'eus fort a me
louer de vous.

D'Artagnan s'inclina.

-- C'etait un devoir pour moi de me conduire comme je l'ai fait,
des que j'ai su que j'avais affaire a Votre Majeste.

-- Vous m'apportez des nouvelles, dites-vous?

-- Oui, Sire.

-- De la part du roi de France, sans doute?

-- Ma foi, non, Sire, repliqua d'Artagnan. Votre Majeste a du voir
la-bas que le roi de France ne s'occupait que de Sa Majeste a lui.

Charles leva les yeux au ciel.

-- Non, continua d'Artagnan, non, Sire. J'apporte, moi, des
nouvelles toutes composees de faits personnels. Cependant, j'ose
esperer que Votre Majeste les ecoutera, faits et nouvelles, avec
quelque faveur.

-- Parlez, monsieur.

-- Si je ne me trompe, Sire, Votre Majeste aurait fort parle a
Blois de l'embarras ou sont ses affaires en Angleterre.

Charles rougit.

-- Monsieur, dit-il, c'est au roi de France seul que je racontais.

-- Oh! Votre Majeste se meprend, dit froidement le mousquetaire;
je sais parler aux rois dans le malheur; ce n'est meme que
lorsqu'ils sont dans le malheur qu'ils me parlent; une fois
heureux, ils ne me regardent plus. J'ai donc pour Votre Majeste,
non seulement le plus grand respect, mais encore le plus absolu
devouement, et cela, croyez-le bien, chez moi, Sire, cela signifie
quelque chose. Or, entendant Votre Majeste se plaindre de la
destinee, je trouvai que vous etiez noble, genereux et portant
bien le malheur.

-- En verite, dit Charles etonne, je ne sais ce que je dois
preferer, de vos libertes ou de vos respects.

-- Vous choisirez tout a l'heure, Sire, dit d'Artagnan. Donc Votre
Majeste se plaignait a son frere Louis XIV de la difficulte
qu'elle eprouvait a rentrer en Angleterre et a remonter sur son
trone sans hommes et sans argent.

Charles laissa echapper un mouvement d'impatience.

-- Et le principal obstacle qu'elle rencontrait sur son chemin,
continua d'Artagnan, etait un certain general commandant les
armees du Parlement, et qui jouait la-bas le role d'un autre
Cromwell. Votre Majeste n'a-t-elle pas dit cela?

-- Oui; mais je vous le repete, monsieur, ces paroles etaient pour
les seules oreilles du roi.

-- Et vous allez voir, Sire, qu'il est bien heureux qu'elles
soient tombees dans celles de son lieutenant de mousquetaires. Cet
homme si genant pour Votre Majeste, c'etait le general Monck, je
crois; ai-je bien entendu son nom, Sire?

-- Oui, monsieur; mais, encore une fois, a quoi bon ces questions?

-- Oh! je le sais bien, Sire, l'etiquette ne veut point que l'on
interroge les rois. J'espere que tout a l'heure Votre Majeste me
pardonnera ce manque d'etiquette. Votre Majeste ajoutait que si
cependant elle pouvait le voir, conferer avec lui, le tenir face a
face, elle triompherait, soit par la force, soit par la
persuasion, de cet obstacle, le seul serieux, le seul
insurmontable, le seul reel qu'elle rencontrat sur son chemin.

-- Tout cela est vrai, monsieur; ma destinee, mon avenir, mon
obscurite ou ma gloire dependent de cet homme; mais que voulez-
vous induire de la?

-- Une seule chose: que si ce general Monck est genant au point
que vous dites, il serait expedient d'en debarrasser Votre Majeste
ou de lui en faire un allie.

-- Monsieur, un roi qui n'a ni armee ni argent, puisque vous avez
ecoute ma conversation avec mon frere, n'a rien a faire contre un
homme comme Monck.

-- Oui, Sire, c'etait votre opinion, je le sais bien, mais,
heureusement pour vous, ce n'etait pas la mienne.

-- Que voulez-vous dire?

-- Que sans armee et sans million j'ai fait, moi, ce que Votre
Majeste ne croyait pouvoir faire qu'avec une armee et un million.

-- Comment! Que dites-vous? Qu'avez-vous fait?

-- Ce que j'ai fait? Eh bien! Sire, je suis alle prendre la-bas
cet homme si genant pour Votre Majeste.

-- En Angleterre?

-- Precisement, Sire.

-- Vous etes alle prendre Monck en Angleterre?

-- Aurais-je mal fait par hasard?

-- En verite, vous etes fou, monsieur!

-- Pas le moins du monde, Sire.

-- Vous avez pris Monck?

-- Oui, Sire.

-- Ou cela?

-- Au milieu de son camp.

Le roi tressaillit d'impatience et haussa les epaules.

-- Et l'ayant pris sur la chaussee de Newcastle, dit simplement
d'Artagnan, je l'apporte a Votre Majeste.

-- Vous me l'apportez! s'ecria le roi presque indigne de ce qu'il
regardait comme une mystification.

-- Oui, Sire, repondit d'Artagnan du meme ton, je vous l'apporte;
il est la-bas, dans une grande caisse percee de trous pour qu'il
puisse respirer.

-- Mon Dieu!

-- Oh! soyez tranquille, Sire, on a eu les plus grands soins pour
lui. Il arrive donc en bon etat et parfaitement conditionne.
Plait-il a Votre Majeste de le voir, de causer avec lui ou de le
faire jeter a l'eau?

-- Oh! mon Dieu! repeta Charles, oh! mon Dieu! monsieur, dites-
vous vrai? Ne m'insultez-vous point par quelque indigne
plaisanterie? Vous auriez accompli ce trait inoui d'audace et de
genie! Impossible!

-- Votre Majeste me permet-elle d'ouvrir la fenetre? dit
d'Artagnan en l'ouvrant.

Le roi n'eut meme pas le temps de dire oui. D'Artagnan donna un
coup de sifflet aigu et prolonge qu'il repeta trois fois dans le
silence de la nuit.

-- La! dit-il, on va l'apporter a Votre Majeste.


Chapitre XXIX -- Ou d'Artagnan commence a craindre d'avoir place
son argent et celui de Planchet a fonds perdu


Le roi ne pouvait revenir de sa surprise, et regardait tantot le
visage souriant du mousquetaire, tantot cette sombre fenetre qui
s'ouvrait sur la nuit. Mais avant qu'il eut fixe ses idees, huit
des hommes de d'Artagnan, car deux resterent pour garder la
barque, apporterent a la maison, ou Parry le recut, cet objet de
forme oblongue qui renfermait pour le moment les destinees de
l'Angleterre.

Avant de partir de Calais, d'Artagnan avait fait confectionner
dans cette ville une sorte de cercueil assez large et assez
profond pour qu'un homme put s'y retourner a l'aise. Le fond et
les cotes, matelasses proprement, formaient un lit assez doux pour
que le roulis ne put transformer cette espece de cage en
assommoir. La petite grille dont d'Artagnan avait parle au roi,
pareille a la visiere d'un casque, existait a la hauteur du visage
de l'homme. Elle etait taillee de facon qu'au moindre cri une
pression subite put etouffer ce cri, et au besoin celui qui eut
crie. D'Artagnan connaissait si bien son equipage et si bien son
prisonnier, que, pendant toute la route, il avait redoute deux
choses: ou que le general ne preferat la mort a cet etrange
esclavage et ne se fit etouffer a force de vouloir parler; ou que
ses gardiens ne se laissassent tenter par les offres du prisonnier
et ne le missent, lui, d'Artagnan, dans la boite, a la place de
Monck.

Aussi d'Artagnan avait-il passe les deux jours et les deux nuits
pres du coffre, seul avec le general, lui offrant du vin et des
aliments qu'il avait refuses, et essayant eternellement de le
rassurer sur la destinee qui l'attendait a la suite de cette
singuliere captivite. Deux pistolets sur la table et son epee nue
rassuraient d'Artagnan sur les indiscretions du dehors.

Une fois a Scheveningen, il avait ete completement rassure. Ses
hommes redoutaient fort tout conflit avec les seigneurs de la
terre. Il avait d'ailleurs interesse a sa cause celui qui lui
servait moralement de lieutenant, et que nous avons vu repondre au
nom de Menneville. Celui-la, n'etant point un esprit vulgaire,
avait plus a risquer que les autres, parce qu'il avait plus de
conscience. Il croyait donc a un avenir au service de d'Artagnan,
et, en consequence, il se fut fait hacher plutot que de violer la
consigne donnee par le chef. Aussi etait-ce a lui qu'une fois
debarque d'Artagnan avait confie la caisse et la respiration du
general. C'etait aussi a lui qu'il avait recommande de faire
apporter la caisse par les sept hommes aussitot qu'il entendrait
le triple coup de sifflet. On voit que ce lieutenant obeit. Le
coffre une fois dans la maison du roi, d'Artagnan congedia ses
hommes avec un gracieux sourire et leur dit:

-- Messieurs, vous avez rendu un grand service a Sa Majeste le roi
Charles II qui, avant six semaines, sera roi d'Angleterre. Votre
gratification sera doublee; retournez m'attendre au bateau.

Sur quoi tous partirent avec des transports de joie qui
epouvanterent le chien lui-meme.

D'Artagnan avait fait apporter le coffre jusque dans l'antichambre
du roi. Il ferma avec le plus grand soin les portes de cette
antichambre; apres quoi, il ouvrit le coffre, et dit au general:

-- Mon general, j'ai mille excuses a vous faire; mes facons n'ont
pas ete dignes d'un homme tel que vous, je le sais bien; mais
j'avais besoin que vous me prissiez pour un patron de barque. Et
puis l'Angleterre est un pays fort incommode pour les transports.
J'espere donc que vous prendrez tout cela en consideration. Mais
ici, mon general, continua d'Artagnan, vous etes libre de vous
lever et de marcher.

Cela dit, il trancha les liens qui attachaient les bras et les
mains du general. Celui-ci se leva et s'assit avec la contenance
d'un homme qui attend la mort.

D'Artagnan ouvrit alors la porte du cabinet de Charles et lui dit:

-- Sire, voici votre ennemi, M. Monck; je m'etais promis de faire
cela pour votre service. C'est fait, ordonnez presentement.
Monsieur Monck, ajouta-t-il en se tournant vers le prisonnier,
vous etes devant Sa Majeste le roi Charles II, souverain seigneur
de la Grande-Bretagne.

Monck leva sur le jeune prince son regard froidement stoique, et
repondit:

-- Je ne connais aucun roi de la Grande-Bretagne; je ne connais
meme ici personne qui soit digne de porter le nom de gentilhomme;
car c'est au nom du roi Charles II qu'un emissaire, que j'ai pris
pour un honnete homme, m'est venu tendre un piege infame. Je suis
tombe dans ce piege, tant pis pour moi. Maintenant, vous, le
tentateur, dit-il au roi; vous l'executeur, dit-il a d'Artagnan,
rappelez-vous de ce que je vais vous dire: vous avez mon corps,
vous pouvez le tuer, je vous y engage, car vous n'aurez jamais mon
ame ni ma volonte. Et maintenant ne me demandez pas une seule
parole, car a partir de ce moment, je n'ouvrirai plus meme la
bouche pour crier. J'ai dit.

Et il prononca ces paroles avec la farouche et invincible
resolution du puritain le plus gangrene. D'Artagnan regarda son
prisonnier en homme qui sait la valeur de chaque mot et qui fixe
cette valeur d'apres l'accent avec lequel il a ete prononce.

-- Le fait est, dit-il tout bas au roi, que le general est un
homme decide; il n'a pas voulu prendre une bouchee de pain, ni
avaler une goutte de vin depuis deux jours. Mais comme a partir de
ce moment c'est Votre Majeste qui decide de son sort, je m'en lave
les mains, comme dit Pilate.

Monck, debout, pale et resigne, attendait l'oeil fixe et les bras
croises.

D'Artagnan se retourna vers lui.

-- Vous comprenez parfaitement, lui dit-il, que votre phrase, tres
belle du reste, ne peut accommoder personne, pas meme vous. Sa
Majeste voulait vous parler, vous vous refusiez a une entrevue;
pourquoi maintenant que vous voila face a face, que vous y voila
par une force independante de votre volonte, pourquoi nous
contraindriez-vous a des rigueurs que je regarde comme inutiles et
absurdes? Parlez, que diable! ne fut-ce que pour dire non.

Monck ne desserra pas les levres, Monck ne detourna point les
yeux, Monck se caressa la moustache avec un air soucieux qui
annoncait que les choses allaient se gater. Pendant ce temps,
Charles II etait tombe dans une reflexion profonde. Pour la
premiere fois, il se trouvait en face de Monck, c'est-a-dire de
cet homme qu'il avait tant desire voir, et, avec ce coup d'oeil
particulier que Dieu a donne a l'aigle et aux rois, il avait sonde
l'abime de son coeur.

Il voyait donc Monck resolu bien positivement a mourir plutot qu'a
parler, ce qui n'etait pas extraordinaire de la part d'un homme
aussi considerable, et dont la blessure devait en ce moment etre
si cruelle. Charles II prit a l'instant meme une de ces
determinations sur lesquelles un homme ordinaire joue sa vie, un
general sa fortune, un roi son royaume.

-- Monsieur, dit-il a Monck, vous avez parfaitement raison sur
certains points. Je ne vous demande donc pas de me repondre, mais
de m'ecouter.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel le roi regarda
Monck, qui resta impassible.

-- Vous m'avez fait tout a l'heure un douloureux reproche,
monsieur, continua le roi. Vous avez dit qu'un de mes emissaires
etait alle a Newcastle vous dresser une embuche, et, cela, par
parenthese, n'aura pas ete compris par M. d'Artagnan que voici, et
auquel, avant toute chose, je dois des remerciements bien sinceres
pour son genereux, pour son heroique devouement.

D'Artagnan salua avec respect. Monck ne sourcilla point.

-- Car M. d'Artagnan, et remarquez bien, monsieur Monck, que je ne
vous dis pas ceci pour m'excuser, car M. d'Artagnan, continua le
roi, est alle en Angleterre de son propre mouvement, sans interet,
sans ordre, sans espoir, comme un vrai gentilhomme qu'il est, pour
rendre service a un roi malheureux et pour ajouter un beau fait de
plus aux illustres actions d'une existence si bien remplie.

D'Artagnan rougit un peu et toussa pour se donner une contenance.
Monck ne bougea point.

-- Vous ne croyez pas a ce que je vous dis, monsieur Monck? reprit
le roi. Je comprends cela: de pareilles preuves de devouement sont
si rares, que l'on pourrait mettre en doute leur realite.

-- Monsieur aurait bien tort de ne pas vous croire, Sire, s'ecria
d'Artagnan, car ce que Votre Majeste vient de dire est l'exacte
verite, et la verite si exacte, qu'il parait que j'ai fait, en
allant trouver le general, quelque chose qui contrarie tout. En
verite, si cela est ainsi, j'en suis au desespoir.

-- Monsieur d'Artagnan, s'ecria le roi en prenant la main du
mousquetaire, vous m'avez plus oblige, croyez-moi, que si vous
eussiez fait reussir ma cause, car vous m'avez revele un ami
inconnu auquel je serai a jamais reconnaissant, et que j'aimerai
toujours.

Et le roi lui serra cordialement la main.

-- Et, continua-t-il en saluant Monck, un ennemi que j'estimerai
desormais a sa valeur.

Les yeux du puritain lancerent un eclair, mais un seul, et son
visage, un instant illumine par cet eclair, reprit sa sombre
impassibilite.

-- Donc, monsieur d'Artagnan, poursuivit Charles, voici ce qui
allait arriver: M. le comte de La Fere, que vous connaissez, je
crois, etait parti pour Newcastle...

-- Athos? s'ecria d'Artagnan.

-- Oui, c'est son nom de guerre, je crois. Le comte de La Fere
etait donc parti pour Newcastle, et il allait peut-etre amener le
general a quelque conference avec moi ou avec ceux de mon parti,
quand vous etes violemment, a ce qu'il parait, intervenu dans la
negociation.

-- Mordioux! repliqua d'Artagnan, c'etait lui sans doute qui
entrait dans le camp le soir meme ou j'y penetrais avec mes
pecheurs...

Un imperceptible froncement de sourcils de Monck apprit a
d'Artagnan qu'il avait devine juste.

-- Oui, oui, murmura-t-il, j'avais cru reconnaitre sa taille,
j'avais cru entendre sa voix. Maudit que je suis! Oh! Sire,
pardonnez-moi; je croyais cependant avoir bien mene ma barque.

-- Il n'y a rien de mal, monsieur, dit le roi, sinon que le
general m'accuse de lui avoir fait tendre un piege, ce qui n'est
pas. Non, general, ce ne sont pas la les armes dont je comptais me
servir avec vous; vous l'allez voir bientot. En attendant, quand
je vous donne ma foi de gentilhomme, croyez-moi, monsieur, croyez-
moi. Maintenant, monsieur d'Artagnan, un mot.

-- J'ecoute a genoux, Sire.

-- Vous etes bien a moi, n'est-ce pas?

-- Votre Majeste l'a vu. Trop!

-- Bien. D'un homme comme vous, un mot suffit. D'ailleurs, a cote
du mot, il y a les actions. General, veuillez me suivre. Venez
avec nous, monsieur d'Artagnan.

D'Artagnan, assez surpris, s'appreta a obeir. Charles II sortit,
Monck le suivit, d'Artagnan suivit Monck. Charles prit la route
que d'Artagnan avait suivie pour venir a lui; bientot l'air frais
de la mer vint frapper le visage des trois promeneurs nocturnes,
et, a cinquante pas au-dela d'une petite porte que Charles ouvrit,
ils se retrouverent sur la dune, en face de l'ocean qui, ayant
cesse de grandir, se reposait sur la rive comme un monstre
fatigue. Charles II, pensif, marchait la tete baissee et la main
sous son manteau.

Monck le suivait, les bras libres et le regard inquiet.

D'Artagnan venait ensuite, le poing sur le pommeau de son epee.

-- Ou est le bateau qui vous a amenes, messieurs? dit Charles au
mousquetaire.

-- La-bas, Sire; j'ai sept hommes et un officier qui m'attendent
dans cette petite barque qui est eclairee par un feu.

-- Ah! oui, la barque est tiree sur le sable, et je la vois; mais
vous n'etes certainement pas venu de Newcastle sur cette barque?

-- Non pas, Sire, j'avais frete a mon compte une felouque qui a
jete l'ancre a portee de canon des dunes. C'est dans cette
felouque que nous avons fait le voyage.

-- Monsieur, dit le roi a Monck, vous etes libre.

Monck, si ferme de volonte qu'il fut, ne put retenir une
exclamation. Le roi fit de la tete un mouvement affirmatif et
continua:

-- Nous allons reveiller un pecheur de ce village, qui mettra son
bateau en mer cette nuit meme et vous reconduira ou vous lui
commanderez d'aller. M. d'Artagnan, que voici, escortera Votre
Honneur. Je mets M. d'Artagnan sous la sauvegarde de votre
loyaute, monsieur Monck.

Monck laissa echapper un murmure de surprise, et d'Artagnan un
profond soupir. Le roi, sans paraitre rien remarquer, heurta au
treillis de bois de sapin qui fermait la cabane du premier pecheur
habitant la dune.

-- Hola! Keyser! cria-t-il, eveille-toi!

-- Qui m'appelle? demanda le pecheur.

-- Moi, Charles, roi.

-- Ah! milord, s'ecria Keyser en se levant tout habille de la
voile dans laquelle il couchait comme on couche dans un hamac,
qu'y a-t-il pour votre service?

-- Patron Keyser, dit Charles, tu vas appareiller sur-le-champ.
Voici un voyageur qui frete ta barque et te paiera bien; sers-le
bien.

Et le roi fit quelques pas en arriere pour laisser Monck parler
librement avec le pecheur.

-- Je veux passer en Angleterre, dit Monck, qui parlait hollandais
tout autant qu'il fallait pour se faire comprendre.

-- A l'instant, dit le patron; a l'instant meme, si vous voulez.

-- Mais ce sera bien long? dit Monck.

-- Pas une demi-heure, Votre Honneur. Mon fils aine fait en ce
moment l'appareillage, attendu que nous devons partir pour la
peche a trois heures du matin.

-- Eh bien! est-ce fait? demanda Charles en se rapprochant.

-- Moins le prix, dit le pecheur; oui, Sire.

-- Cela me regarde, dit Charles; Monsieur est mon ami. Monck
tressaillit et regarda Charles a ce mot.

-- Bien, milord, repliqua Keyser.

Et en ce moment on entendit le fils aine de Keyser qui sonnait, de
la greve, dans une corne de boeuf.

-- Et maintenant, messieurs, partez, dit le roi.

-- Sire, dit d'Artagnan, plaise a Votre Majeste de m'accorder
quelques minutes. J'avais engage des hommes, je pars sans eux, il
faut que je les previenne.

-- Sifflez-les, dit Charles en souriant.

D'Artagnan siffla effectivement, tandis que le patron Keyser
repondait a son fils, et quatre hommes, conduits par Menneville,
accoururent.

-- Voici toujours un bon acompte, dit d'Artagnan, leur remettant
une bourse qui contenait deux mille cinq cents livres en or. Allez
m'attendre a Calais, ou vous savez.

Et d'Artagnan, poussant un profond soupir, lacha la bourse dans
les mains de Menneville.

-- Comment! vous nous quittez? s'ecrierent les hommes.

-- Pour peu de temps, dit d'Artagnan, ou pour beaucoup, qui sait?
Mais avec ces deux mille cinq cents livres et les deux mille cinq
cents que vous avez deja recues, vous etes payes selon nos
conventions. Quittons-nous donc, mes enfants.

-- Mais le bateau?

-- Ne vous en inquietez pas.

-- Nos effets sont a bord de la felouque.

-- Vous irez les chercher, et aussitot vous vous mettrez en route.

-- Oui, commandant.

D'Artagnan revint a Monck en lui disant:

-- Monsieur, j'attends vos ordres, car nous allons partir
ensemble, a moins que ma compagnie ne vous soit pas agreable.

-- Au contraire, monsieur, dit Monck.

-- Allons, messieurs, embarquons! cria le fils de Keyser.

Charles salua noblement et dignement le general en lui disant:

-- Vous me pardonnerez le contretemps et la violence que vous avez
soufferts, quand vous serez convaincu que je ne les ai point
causes.

Monck s'inclina profondement sans repondre. De son cote, Charles
affecta de ne pas dire un mot en particulier a d'Artagnan; mais
tout haut:

-- Merci encore, monsieur le chevalier, lui dit-il, merci de vos
services. Ils vous seront payes par le Seigneur Dieu, qui reserve
a moi tout seul, je l'espere, les epreuves et la douleur.

Monck suivit Keyser et son fils, et s'embarqua avec eux.

D'Artagnan les suivit en murmurant:

-- Ah! mon pauvre Planchet, j'ai bien peur que nous n'ayons fait
une mauvaise speculation!


Chapitre XXX -- Les actions de la societe Planchet et Compagnie
remontent au pair


Pendant la traversee, Monck ne parla a d'Artagnan que dans les cas
d'urgente necessite. Ainsi, lorsque le Francais tardait a venir
prendre son repas, pauvre repas compose de poisson sale, de
biscuit et de genievre, Monck l'appelait et lui disait:

-- A table, monsieur!

C'etait tout. D'Artagnan, justement parce qu'il etait dans les
grandes occasions extremement concis, ne tira pas de cette
concision un augure favorable pour le resultat de sa mission. Or,
comme il avait beaucoup de temps de reste, il se creusait la tete
pendant ce temps a chercher comment Athos avait vu Charles II,
comment il avait conspire avec lui ce depart, comment enfin il
etait entre dans le camp de Monck; et le pauvre lieutenant de
mousquetaires s'arrachait un poil de sa moustache chaque fois
qu'il songeait qu'Athos etait sans doute le cavalier qui
accompagnait Monck dans la fameuse nuit de l'enlevement. Enfin,
apres deux nuits et deux jours de traversee, le patron Keyser
toucha terre a l'endroit ou Monck, qui avait donne tous les ordres
pendant la traversee, avait commande qu'on debarquat. C'etait
justement a l'embouchure de cette petite riviere pres de laquelle
Athos avait choisi son habitation. Le jour baissait; un beau
soleil, pareil a un bouclier d'acier rougi, plongeait l'extremite
inferieure de son disque sous la ligne bleue de la mer. La
felouque cinglait toujours, en remontant le fleuve, assez large en
cet endroit; mais Monck, en son impatience, ordonna de prendre
terre, et le canot de Keyser le debarqua, en compagnie de
d'Artagnan, sur le bord vaseux de la riviere, au milieu des
roseaux... D'Artagnan, resigne a l'obeissance, suivait Monck
absolument comme l'ours enchaine suit son maitre; mais sa position
l'humiliait fort, a son tour, et il grommelait tout bas que le
service des rois est amer, et que le meilleur de tous ne vaut
rien.

Monck marchait a grands pas. On eut dit qu'il n'etait pas encore
bien sur d'avoir reconquis la terre d'Angleterre, et deja l'on
apercevait distinctement les quelques maisons de marins et de
pecheurs eparses sur le petit quai de cet humble port.

Tout a coup d'Artagnan s'ecria:

-- Eh! mais, Dieu me pardonne, voila une maison qui brule!

Monck leva les yeux C'etait bien en effet le feu qui commencait a
devorer une maison. Il avait ete mis a un petit hangar attenant a
cette maison, dont il commencait a ronger la toiture. Le vent
frais du soir venait en aide a l'incendie. Les deux voyageurs
haterent le pas, entendirent de grands cris et virent, en
s'approchant, les soldats qui agitaient leurs armes et tendaient
le poing vers la maison incendiee. C'etait sans doute cette
menacante occupation qui leur avait fait negliger de signaler la
felouque. Monck s'arreta court un instant, et pour la premiere
fois formula sa pensee avec des paroles.

-- Eh! dit-il, ce ne sont peut-etre plus mes soldats, mais ceux de
Lambert.

Ces mots renfermaient tout a la fois une douleur, une apprehension
et un reproche que d'Artagnan comprit a merveille. En effet,
pendant l'absence du general, Lambert pouvait avoir livre
bataille, vaincu, disperse les parlementaires et pris avec son
armee la place de l'armee de Monck, privee de son plus ferme
appui. A ce doute qui passa de l'esprit de Monck au sien,
d'Artagnan fit ce raisonnement: "Il va arriver de deux choses
l'une: ou Monck a dit juste, et il n'y a plus que des lambertistes
dans le pays, c'est-a-dire des ennemis qui me recevront a
merveille, puisque c'est a moi qu'ils devront leur victoire; ou
rien n'est change, et Monck, transporte d'aise en retrouvant son
camp a la meme place, ne se montrera pas trop dur dans ses
represailles."

Tout en pensant de la sorte, les deux voyageurs avancaient, et ils
commencaient a se trouver au milieu d'une petite troupe de marins
qui regardaient avec douleur bruler la maison, mais qui n'osaient
rien dire, effrayes par les menaces des soldats. Monck s'adressa a
un de ces marins.

-- Que se passe-t-il donc? demanda-t-il.

-- Monsieur, repondit cet homme, ne reconnaissant pas Monck pour
un officier sous l'epais manteau qui l'enveloppait, il y a que
cette maison etait habitee par un etranger, et que cet etranger
est devenu suspect aux soldats. Alors ils ont voulu penetrer chez
lui sous pretexte de le conduire au camp; mais lui, sans
s'epouvanter de leur nombre, a menace de mort le premier qui
essaierait de franchir le seuil de la porte; et comme il s'en est
trouve un qui a risque la chose, le Francais l'a etendu a terre
d'un coup de pistolet.

-- Ah! c'est un Francais? dit d'Artagnan en se frottant les mains.
Bon!

-- Comment, bon? fit le pecheur.

-- Non, je voulais dire... apres... la langue m'a fourche.

-- Apres, monsieur? les autres sont devenus enrages comme des
lions; ils ont tire plus de cent coups de mousquet sur la maison;
mais le Francais etait a l'abri derriere le mur, et chaque fois
qu'on voulait entrer par la porte, on essuyait un coup de feu de
son laquais, qui tire juste, allez! Chaque fois qu'on menacait la
fenetre, on rencontrait le pistolet du maitre. Comptez, il y a
sept hommes a terre.

-- Ah! mon brave compatriote! s'ecria d'Artagnan, attends,
attends, je vais a toi, et nous aurons raison de toute cette
canaille!

-- Un instant, monsieur, dit Monck, attendez.

-- Longtemps?

-- Non, le temps de faire une question.

Puis se retournant vers le marin:

-- Mon ami, demanda-t-il avec une emotion, que malgre toute sa
force sur lui-meme il ne put cacher, a qui ces soldats, je vous
prie?

-- Et a qui voulez-vous que ce soit si ce n'est a cet enrage de
Monck?

-- Il n'y a donc pas eu de bataille livree?

-- Ah! bien oui! A quoi bon? L'armee de Lambert fond comme la
neige en avril. Tout vient a Monck, officiers et soldats. Dans
huit jours, Lambert n'aura plus cinquante hommes.

Le pecheur fut interrompu par une nouvelle salve de coups de feu
tires sur la maison, et par un nouveau coup de pistolet qui
repondit a cette salve et jeta bas le plus entreprenant des
agresseurs. La colere des soldats fut au comble. Le feu montait
toujours et un panache de flammes et de fumee tourbillonnait au
faite de la maison. D'Artagnan ne put se contenir plus longtemps.

-- Mordioux! dit-il a Monck en le regardant de travers, vous etes
general, et vous laissez vos soldats bruler les maisons et
assassiner les gens! et vous regardez cela tranquillement, en vous
chauffant les mains au feu de l'incendie! Mordioux! vous n'etes
pas un homme!

-- Patience, monsieur, patience, dit Monck en souriant.

-- Patience! patience! jusqu'a ce que ce gentilhomme si brave soit
roti, n'est-ce pas?

Et d'Artagnan s'elancait.

-- Restez, monsieur, dit imperieusement Monck.

Et il s'avanca vers la maison. Justement un officier venait de
s'en approcher et disait a l'assiege:

-- La maison brule, tu vas etre grille dans une heure! Il est
encore temps; voyons, veux-tu nous dire ce que tu sais du general
Monck, et nous te laisserons la vie sauve. Reponds, ou par saint
Patrick...!

L'assiege ne repondit pas; sans doute il rechargeait son pistolet.

-- On est alle chercher du renfort, continua l'officier; dans un
quart d'heure il y aura cent hommes autour de cette maison.

-- Je veux pour repondre, dit le Francais, que tout le monde soit
eloigne; je veux sortir libre, me rendre au camp seul, ou sinon je
me ferai tuer ici!

-- Mille tonnerres! s'ecria d'Artagnan, mais c'est la voix
d'Athos! Ah! canailles!

Et l'epee de d'Artagnan flamboya hors du fourreau. Monck l'arreta
et s'arreta lui-meme; puis d'une voix sonore:

-- Hola! que fait-on ici? Digby, pourquoi ce feu? pourquoi ces
cris?

-- Le general! cria Digby en laissant tomber son epee.

-- Le general! repeterent les soldats.

-- Eh bien! qu'y a-t-il d'etonnant? dit Monck d'une voix calme.

Puis le silence etant retabli:

-- Voyons, dit-il, qui a allume ce feu?

Les soldats baisserent la tete.

-- Quoi! je demande et l'on ne me repond pas! dit Monck. Quoi! je
reproche, et l'on ne repare pas! Ce feu brule encore, je crois?

Aussitot les vingt hommes s'elancerent cherchant des seaux, des
jarres, des tonnes, eteignant l'incendie enfin avec l'ardeur
qu'ils mettaient un instant auparavant a le propager.

Mais deja, avant toute chose et le premier, d'Artagnan avait
applique une echelle a la maison en criant:

-- Athos! c'est moi, moi, d'Artagnan! Ne me tuez pas, cher ami.

Et quelques minutes apres il serrait le comte dans ses bras.

Pendant ce temps, Grimaud, conservant son air calme, demantelait
la fortification du rez-de-chaussee, et, apres avoir ouvert la
porte, se croisait tranquillement les bras sur le seuil.
Seulement, a la voix de d'Artagnan, il avait pousse une
exclamation de surprise. Le feu eteint, les soldats se
presenterent confus, Digby en tete.

-- General, dit celui-ci, excusez-nous. Ce que nous avons fait,
c'est par amour pour Votre Honneur, que l'on croyait perdu.

-- Vous etes fous, messieurs. Perdu! Est-ce qu'un homme comme moi
se perd? Est-ce que par hasard il ne m'est pas permis de
m'absenter a ma guise sans prevenir? Est-ce que par hasard vous me
prenez pour un bourgeois de la Cite? Est-ce qu'un gentilhomme, mon
ami, mon hote, doit etre assiege, traque, menace de mort, parce
qu'on le soupconne? Qu'est-ce que signifie ce mot-la, soupconner?
Dieu me damne! si je ne fais pas fusiller tout ce que ce brave
gentilhomme a laisse de vivant ici!

-- General, dit piteusement Digby, nous etions vingt-huit, et en
voila huit a terre.

-- J'autorise M. le comte de La Fere a envoyer les vingt autres
rejoindre ces huit-la, dit Monck.

Et il tendit la main a Athos.

-- Qu'on rejoigne le camp, dit Monck. Monsieur Digby, vous
garderez les arrets pendant un mois.

-- General...

-- Cela vous apprendra, monsieur, a n'agir une autre fois que
d'apres mes ordres.

-- J'avais ceux du lieutenant, general.

-- Le lieutenant n'a pas d'ordres pareils a vous donner, et c'est
lui qui prendra les arrets a votre place, s'il vous a
effectivement commande de bruler ce gentilhomme.

-- Il n'a pas commande cela, general; il a commande de l'amener au
camp; mais M. le comte n'a pas voulu nous suivre.

-- Je n'ai pas voulu qu'on entrat piller ma maison, dit Athos avec
un regard significatif a Monck.

-- Et vous avez bien fait. Au camp, vous dis-je!

Les soldats s'eloignerent tete baissee.

-- Maintenant que nous sommes seuls, dit Monck a Athos, veuillez
me dire, monsieur, pourquoi vous vous obstiniez a rester ici, et
puisque vous aviez votre felouque...

-- Je vous attendais, general, dit Athos; Votre Honneur ne
m'avait-il pas donne rendez-vous dans huit jours?

Un regard eloquent de d'Artagnan fit voir a Monck que ces deux
hommes si braves et si loyaux n'etaient point d'intelligence pour
son enlevement. Il le savait deja.

-- Monsieur, dit-il a d'Artagnan, vous aviez parfaitement raison.
Veuillez me laisser causer un moment avec M. le comte de La Fere.

D'Artagnan profita du conge pour aller dire bonjour a Grimaud.

Monck pria Athos de le conduire a la chambre qu'il habitait. Cette
chambre etait pleine encore de fumee et de debris. Plus de
cinquante balles avaient passe par la fenetre et avaient mutile
les murailles. On y trouva une table, un encrier et tout ce qu'il
faut pour ecrire. Monck prit une plume et ecrivit une seule ligne,
signa, plia le papier, cacheta la lettre avec le cachet de son
anneau, et remit la missive a Athos, en lui disant:

-- Monsieur, portez, s'il vous plait, cette lettre au roi Charles
II, et partez a l'instant meme si rien ne vous arrete plus ici.

-- Et les barils? dit Athos.

-- Les pecheurs qui m'ont amene vont vous aider a les transporter
a bord. Soyez parti s'il se peut dans une heure.

-- Oui, general, dit Athos.

-- Monsieur d'Artagnan! cria Monck par la fenetre.

D'Artagnan monta precipitamment.

-- Embrassez votre ami et lui dites adieu, monsieur, car il
retourne en Hollande.

-- En Hollande! s'ecria d'Artagnan, et moi?

-- Vous etes libre de le suivre, monsieur; mais je vous supplie de
rester, dit Monck. Me refusez-vous?

-- Oh! non, general, je suis a vos ordres.

D'Artagnan embrassa Athos et n'eut que le temps de lui dire adieu.

Monck les observait tous deux. Puis il surveilla lui-meme les
apprets du depart, le transport des barils a bord, l'embarquement
d'Athos, et prenant par le bras d'Artagnan tout ebahi, tout emu,
il l'emmena vers Newcastle. Tout en allant au bras de Monck,
d'Artagnan murmurait tout bas:

-- Allons, allons, voila, ce me semble, les actions de la maison
Planchet et Cie qui remontent.


Chapitre XXXI -- Monck se dessine


D'Artagnan, bien qu'il se flattat d'un meilleur succes, n'avait
pourtant pas tres bien compris la situation. C'etait pour lui un
grave sujet de meditation que ce voyage d'Athos en Angleterre;
cette ligue du roi avec Athos et cet etrange enlacement de son
dessein avec celui du comte de La Fere.

Le meilleur etait de se laisser aller. Une imprudence avait ete
commise, et, tout en ayant reussi comme il l'avait promis,
d'Artagnan se trouvait n'avoir aucun des avantages de la reussite.
Puisque tout etait perdu, on ne risquait plus rien.

D'Artagnan suivit Monck au milieu de son camp. Le retour du
general avait produit un merveilleux effet, car on le croyait
perdu. Mais Monck, avec son visage austere et son glacial
maintien, semblait demander a ses lieutenants empresses et a ses
soldats ravis la cause de cette allegresse.

Aussi, au lieutenant qui etait venu au-devant de lui et qui lui
temoignait l'inquietude qu'ils avaient ressentie de son depart:

-- Pourquoi cela? dit-il. Suis-je oblige de vous rendre des
comptes?

-- Mais, Votre Honneur, les brebis sans le pasteur peuvent
trembler.

-- Trembler! repondit Monck avec sa voix calme et puissante; ah!
monsieur, quel mot!... Dieu me damne! si mes brebis n'ont pas
dents et ongles, je renonce a etre leur pasteur. Ah! vous
trembliez, monsieur!

-- General, pour vous.

-- Melez-vous de ce qui vous concerne, et si je n'ai pas l'esprit
que Dieu envoyait a Olivier Cromwell, j'ai celui qu'il m'a envoye;
je m'en contente, pour si petit qu'il soit.

L'officier ne repliqua pas, et Monck ayant ainsi impose silence a
ses gens, tous demeurerent persuades qu'il avait accompli une
oeuvre importante ou fait sur eux une epreuve.

C'etait bien peu connaitre ce genie scrupuleux et patient.

Monck, s'il avait la bonne foi des puritains, ses allies, dut
remercier avec bien de la ferveur le saint patron qui l'avait pris
de la boite de M. d'Artagnan.

Pendant que ces choses se passaient, notre mousquetaire ne cessait
de repeter:

-- Mon Dieu! fais que M. Monck n'ait pas autant d'amour-propre que
j'en ai moi-meme; car, je le declare, si quelqu'un m'eut mis dans
un coffre avec ce grillage sur la bouche et mene ainsi, voiture
comme un veau par-dela la mer, je garderais un si mauvais souvenir
de ma mine piteuse dans ce coffre et une si laide rancune a celui
qui m'aurait enferme; je craindrais si fort de voir eclore sur le
visage de ce malicieux un sourire sarcastique, ou dans son
attitude une imitation grotesque de ma position dans la boite,
que, mordioux!... je lui enfoncerais un bon poignard dans la gorge
en compensation du grillage, et le clouerais dans une veritable
biere en souvenir du faux cercueil ou j'aurais moisi deux jours.

Et d'Artagnan etait de bonne foi en parlant ainsi, car c'etait un
epiderme sensible que celui de notre Gascon.

Monck avait d'autres idees, heureusement. Il n'ouvrit pas la
bouche du passe a son timide vainqueur, mais il l'admit de fort
pres a ses travaux, l'emmena dans quelques reconnaissances, de
facon a obtenir ce qu'il desirait sans doute vivement, une
rehabilitation dans l'esprit de d'Artagnan. Celui-ci se conduisit
en maitre jure flatteur: il admira toute la tactique de Monck et
l'ordonnance de son camp; il plaisanta fort agreablement les
circonvallations de Lambert, qui, disait-il, s'etait bien
inutilement donne la peine de clore un camp pour vingt mille
hommes, tandis qu'un arpent de terrain lui eut suffi pour le
caporal et les cinquante gardes qui peut-etre lui demeureraient
fideles.

Monck, aussitot a son arrivee, avait accepte la proposition
d'entrevue faite la veille par Lambert et que les lieutenants de
Monck avaient refusee, sous pretexte que le general etait malade.
Cette entrevue ne fut ni longue ni interessante.

Lambert demanda une profession de foi a son rival. Celui-ci
declara qu'il n'avait d'autre opinion que celle de la majorite.

Lambert demanda s'il ne serait pas plus expedient de terminer la
querelle par une alliance que par une bataille Monck, la-dessus,
demanda huit jours pour reflechir. Or, Lambert ne pouvait les lui
refuser, et Lambert cependant etait venu en disant qu'il
devorerait l'armee de Monck. Aussi quand, a la suite de
l'entrevue, que ceux de Lambert attendaient avec impatience, rien
ne se decida, ni traite ni bataille, l'armee rebelle commenca,
ainsi que l'avait prevu M. d'Artagnan, a preferer la bonne cause a
la mauvaise, et le Parlement, tout Croupion qu'il etait, au neant
pompeux des desseins du general Lambert.

On se rappelait, en outre, les bons repas de Londres, la profusion
d'ale et de sherry que le bourgeois de la Cite payait a ses amis,
les soldats; on regardait avec terreur le pain noir de la guerre,
l'eau trouble de la Tweed, trop salee pour le verre, trop peu pour
la marmite, et l'on se disait: "Ne serions-nous pas mieux de
l'autre cote? Les rotis ne chauffent-ils pas a Londres pour
Monck?" Des lors, l'on n'entendit plus parler que de desertion
dans l'armee de Lambert. Les soldats se laissaient entrainer par
la force des principes, qui sont, comme la discipline, le lien
oblige de tout corps constitue dans un but quelconque. Monck
defendait le Parlement, Lambert l'attaquait. Monck n'avait pas
plus envie que Lambert de soutenir le Parlement, mais il l'avait
ecrit sur ses drapeaux, en sorte que tous ceux du parti contraire
etaient reduits a ecrire sur le leur: "Rebellion", ce qui sonnait
mal aux oreilles puritaines. On vint donc de Lambert a Monck comme
des pecheurs viennent de Baal a Dieu.

Monck fit son calcul: a mille desertions par jour, Lambert en
avait pour vingt jours; mais il y a dans les choses qui croulent
un tel accroissement du poids et de la vitesse qui se combinent,
que cent partirent le premier jour, cinq cents le second, mille le
troisieme. Monck pensa qu'il avait atteint sa moyenne. Mais de
mille la desertion passa vite a deux mille, puis a quatre mille,
et huit jours apres, Lambert, sentant bien qu'il n'avait plus la
possibilite d'accepter la bataille si on la lui offrait, prit le
sage parti de decamper pendant la nuit pour retourner a Londres,
et prevenir Monck en se reconstruisant une puissance avec les
debris du parti militaire.

Mais Monck, libre et sans inquietudes, marcha sur Londres en
vainqueur, grossissant son armee de tous les partis flottants sur
son passage. Il vint camper a Barnet, c'est-a-dire a quatre
lieues, cheri du Parlement, qui croyait voir en lui un protecteur,
et attendu par le peuple, qui voulait le voir se dessiner pour le
juger. D'Artagnan lui-meme n'avait rien pu juger de sa tactique.
Il observait, il admirait.

Monck ne pouvait entrer a Londres avec un parti pris sans y
rencontrer la guerre civile. Il temporisa quelque temps.

Soudain, sans que personne s'y attendit, Monck fit chasser de
Londres le parti militaire, s'installa dans la Cite au milieu des
bourgeois par ordre du Parlement, puis, au moment ou les bourgeois
criaient contre Monck, au moment ou les soldats eux-memes
accusaient leur chef, Monck, se voyant bien sur de la majorite,
declara au Parlement Croupion qu'il fallait abdiquer, lever le
siege, et ceder sa place a un gouvernement qui ne fut pas une
plaisanterie. Monck prononca cette declaration, appuye sur
cinquante mille epees, auxquelles, le soir meme, se joignirent,
avec des hourras de joie delirante, cinq cent mille habitants de
la bonne ville de Londres.

Enfin, au moment ou le peuple, apres son triomphe et ses repas
orgiaques en pleine rue, cherchait des yeux le maitre qu'il
pourrait bien se donner, on apprit qu'un batiment venait de partir
de La Haye, portant Charles II et sa fortune.

-- Messieurs, dit Monck a ses officiers, je pars au-devant du roi
legitime. Qui m'aime me suive!

Une immense acclamation accueillit ces paroles, que d'Artagnan
n'entendit pas sans un frisson de plaisir.

-- Mordioux! dit-il a Monck, c'est hardi, monsieur.

-- Vous m'accompagnez, n'est-ce pas? dit Monck.

-- Pardieu, general! Mais, dites-moi, je vous prie, ce que vous
aviez ecrit avec Athos, c'est-a-dire avec M. le comte de La
Fere... vous savez... le jour de notre arrivee?

-- Je n'ai pas de secrets pour vous, repliqua Monck: j'avais ecrit
ces mots: "Sire, j'attends Votre Majeste dans six semaines a
Douvres."

-- Ah! fit d'Artagnan, je ne dis plus que c'est hardi; je dis que
c'est bien joue. Voila un beau coup.

-- Vous vous y connaissez, repliqua Monck.

C'etait la seule allusion que le general eut jamais faite a son
voyage en Hollande.


Chapitre XXXII -- Comment Athos et d'Artagnan se retrouvent encore
une fois a l'hotellerie de la Corne du Cerf


Le roi d'Angleterre fit son entree en grande pompe a Douvres, puis
a Londres. Il avait mande ses freres; il avait amene sa mere et sa
soeur. L'Angleterre etait depuis si longtemps livree a elle-meme,
c'est-a-dire a la tyrannie, a la mediocrite et a la deraison, que
ce retour du roi Charles II, que les Anglais ne connaissaient
cependant que comme le fils d'un homme auquel ils avaient coupe la
tete, fut une fete pour les trois royaumes. Aussi, tous ces voeux,
toutes ces acclamations qui accompagnaient son retour, frapperent
tellement le jeune roi, qu'il se pencha a l'oreille de Jack
d'York, son jeune frere, pour lui dire:

-- En verite, Jack, il me semble que c'est bien notre faute si
nous avons ete si longtemps absents d'un pays ou l'on nous aime
tant.

Le cortege fut magnifique. Un admirable temps favorisait la
solennite.

Charles avait repris toute sa jeunesse, toute sa belle humeur; il
semblait transfigure; les coeurs lui riaient comme le soleil. Dans
cette foule bruyante de courtisans et d'adorateurs, qui ne
semblaient pas se rappeler qu'ils avaient conduit a l'echafaud de
White Hall le pere du nouveau roi, un homme, en costume de
lieutenant de mousquetaires, regardait, le sourire sur ses levres
minces et spirituelles, tantot le peuple qui vociferait ses
benedictions, tantot le prince qui jouait l'emotion et qui saluait
surtout les femmes dont les bouquets venaient tomber sous les
pieds de son cheval.

-- Quel beau metier que celui de roi! disait cet homme, entraine
dans sa contemplation, et si bien absorbe qu'il s'arreta au milieu
du chemin, laissant defiler le cortege.

Voici en verite un prince cousu d'or et de diamants comme un
Salomon, emaille de fleurs comme une prairie printaniere; il va
puiser a pleines mains dans l'immense coffre ou ses sujets tres
fideles aujourd'hui, naguere tres infideles, lui ont amasse une ou
deux charretees de lingots d'or. On lui jette des bouquets a
l'enfouir dessous, et il y a deux mois, s'il se fut presente, on
lui eut envoye autant de boulets et de balles qu'aujourd'hui on
lui envoie de fleurs.

Decidement, c'est quelque chose que de naitre d'une certaine
facon, n'en deplaise aux vilains qui pretendent que peu leur
importe de naitre vilains.

Le cortege defilait toujours, et, avec le roi, les acclamations
commencaient a s'eloigner dans la direction du palais, ce qui
n'empechait pas notre officier d'etre fort bouscule.

-- Mordioux! continuait le raisonneur, voila bien des gens qui me
marchent sur les pieds et qui me regardent comme fort peu, ou
plutot comme rien du tout, attendu qu'ils sont anglais et que je
suis francais. Si l'on demandait a tous ces gens-la: "Qu'est-ce
que M. d'Artagnan?" ils repondraient: "Nescio vos." Mais qu'on
leur dise: "Voila le roi qui passe, voila M. Monck qui passe", ils
vont hurler: "Vive le roi! Vive M. Monck!" jusqu'a ce que leurs
poumons leur refusent le service. "Cependant, continua-t-il en
regardant, de ce regard si fin et parfois si fier, s'ecouler la
foule, cependant, reflechissez un peu, bonnes gens, a ce que votre
roi Charles a fait, a ce que M. Monck a fait, puis songez a ce
qu'a fait ce pauvre inconnu qu'on appelle M. d'Artagnan. Il est
vrai que vous ne le savez pas puisqu'il est inconnu, ce qui vous
empeche peut-etre de reflechir. Mais, bah! qu'importe! ce
n'empeche pas Charles II d'etre un grand roi, quoiqu'il ait ete
exile douze ans, et M. Monck d'etre un grand capitaine, quoiqu'il
ait fait le voyage de France dans une boite. Or donc, puisqu'il
est reconnu que l'un est un grand roi et l'autre un grand
capitaine: _Hurrah for the king Charles II! Hurrah for the captain
Monck!_

Et sa voix se mela aux voix des milliers de spectateurs, qu'elle
domina un moment; et, pour mieux faire l'homme devoue, il leva son
feutre en l'air. Quelqu'un lui arreta le bras au beau milieu de
son expansif loyalisme. (On appelait ainsi en 1660 ce qu'on
appelle aujourd'hui royalisme.)

-- Athos! s'ecria d'Artagnan. Vous ici?

Et les deux amis s'embrasserent.

-- Vous ici! et etant ici, continua le mousquetaire, vous n'etes
pas au milieu de tous les courtisans, mon cher comte? Quoi! vous
le heros de la fete, vous ne chevauchez pas au cote gauche de Sa
Majeste restauree, comme M. Monck chevauche a son cote droit! En
verite, je ne comprends rien a votre caractere ni a celui du
prince qui vous doit tant.

-- Toujours railleur, mon cher d'Artagnan, dit Athos. Ne vous
corrigerez-vous donc jamais de ce vilain defaut?

-- Mais enfin, vous ne faites point partie du cortege?

-- Je ne fais point partie du cortege, parce que je ne l'ai point
voulu.

-- Et pourquoi ne l'avez-vous point voulu?

-- Parce que je ne suis ni envoye, ni ambassadeur, ni representant
du roi de France, et qu'il ne me convient pas de me montrer ainsi
pres d'un autre roi que Dieu ne m'a pas donne pour maitre.

-- Mordioux! vous vous montriez bien pres du roi son pere.

-- C'est autre chose, ami: celui-la allait mourir.

-- Et cependant ce que vous avez fait pour celui-ci...

-- Je l'ai fait parce que je devais le faire. Mais, vous le savez,
je deplore toute ostentation. Que le roi Charles II, qui n'a plus
besoin de moi, me laisse donc maintenant dans mon repos et dans
mon ombre, c'est tout ce que je reclame de lui.

D'Artagnan soupira.

-- Qu'avez-vous? lui dit Athos, on dirait que cet heureux retour
du roi a Londres vous attriste, mon ami, vous qui cependant avez
fait au moins autant que moi pour Sa Majeste.

-- N'est-ce pas, repondit d'Artagnan en riant de son rire gascon,
que j'ai fait aussi beaucoup pour Sa Majeste, sans que l'on s'en
doute?

-- Oh! oui s'ecria Athos; et le roi le sait bien, mon ami.

-- Il le sait, fit amerement le mousquetaire; par ma foi! je ne
m'en doutais pas, et je tachais meme en ce moment de l'oublier.

-- Mais lui, mon ami, n'oubliera point, je vous en reponds.

-- Vous me dites cela pour me consoler un peu, Athos.

-- Et de quoi?

-- Mordioux! de toutes les depenses que j'ai faites. Je me suis
ruine, mon ami, ruine pour la restauration de ce jeune prince qui
vient de passer en cabriolant sur son cheval isabelle.

-- Le roi ne sait pas que vous vous etes ruine, mon ami, mais il
sait qu'il vous doit beaucoup.

-- Cela m'avance-t-il en quelque chose, Athos? dites! car enfin,
je vous rends justice, vous avez noblement travaille. Mais, moi
qui, en apparence, ai fait manquer votre combinaison, c'est moi
qui en realite l'ai fait reussir. Suivez bien mon calcul: vous
n'eussiez peut-etre pas, par la persuasion et la douceur,
convaincu le general Monck, tandis que moi je l'ai si rudement
mene, ce cher general, que j'ai fourni a votre prince l'occasion
de se montrer genereux; cette generosite lui a ete inspiree par le
fait de ma bienheureuse bevue, Charles se la voit payer par la
restauration que Monck lui a faite.

-- Tout cela, cher ami, est d'une verite frappante, repondit
Athos.

-- Et bien! toute frappante qu'est cette verite, il n'en est pas
moins vrai, cher ami, que je m'en retournerai, fort cheri de
M. Monck, qui m'appelle _my dear captain_ toute la journee, bien
que je ne sois ni son cher, ni capitaine, et fort apprecie du roi,
qui a deja oublie mon nom; il n'en est pas moins vrai, dis-je, que
je m'en retournerai dans ma belle patrie, maudit par les soldats
que j'avais leves dans l'espoir d'une grosse solde, maudit du
brave Planchet, a qui j'ai emprunte une partie de sa fortune.

-- Comment cela? et que diable vient faire Planchet dans tout
ceci?

-- Eh! oui, mon cher: ce roi si pimpant, si souriant, si adore,
M. Monck se figure l'avoir rappele, vous vous figurez l'avoir
soutenu, je me figure l'avoir ramene, le peuple se figure l'avoir
reconquis, lui-meme se figure avoir negocie de facon a etre
restaure, et rien de tout cela n'est vrai, cependant: Charles II,
roi d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande, a ete remis sur son trone
par un epicier de France qui demeure rue des Lombards et qu'on
appelle Planchet. Ce que c'est que la grandeur! "Vanite! dit
l'Ecriture; vanite! tout est vanite!"

Athos ne put s'empecher de rire de la boutade de son ami.

-- Cher d'Artagnan, dit-il en lui serrant affectueusement la main,
ne seriez-vous plus philosophe? N'est-ce plus pour vous une
satisfaction que de m'avoir sauve la vie comme vous le fites en
arrivant si heureusement avec Monck, quand ces damnes
parlementaires voulaient me bruler vif?

-- Voyons, voyons, dit d'Artagnan, vous l'aviez un peu meritee,
cette brulure, mon cher comte.

-- Comment! pour avoir sauve le million du roi Charles?

-- Quel million?

-- Ah! c'est vrai, vous n'avez jamais su cela, vous, mon ami; mais
il ne faut pas m'en vouloir, ce n'etait pas mon secret. Ce mot
_Remember_! que le roi Charles a prononce sur l'echafaud...

-- Et qui veut dire _Souviens-toi_?

-- Parfaitement. Ce mot signifiait: Souviens-toi qu'il y a un
million enterre dans les caves de Newcastle, et que ce million
appartient a mon fils.

-- Ah! tres bien, je comprends. Mais ce que je comprends aussi, et
ce qu'il y a d'affreux, c'est que, chaque fois que Sa Majeste
Charles II pensera a moi, il se dira: "Voila un homme qui a
cependant manque me faire perdre ma couronne. Heureusement j'ai
ete genereux, grand, plein de presence d'esprit." Voila ce que
dira de moi et de lui ce jeune gentilhomme au pourpoint noir tres
rape, qui vint au chateau de Blois, son chapeau a la main, me
demander si je voulais bien lui accorder entree chez le roi de
France.

-- D'Artagnan! d'Artagnan! dit Athos en posant sa main sur
l'epaule du mousquetaire, vous n'etes pas juste.

-- J'en ai le droit.

-- Non, car vous ignorez l'avenir.

D'Artagnan regarda son ami entre les yeux et se mit a rire.

-- En verite, mon cher Athos, dit-il, vous avez des mots superbes
que je n'ai connus qu'a vous et a M. le cardinal Mazarin.

Athos fit un mouvement.

-- Pardon, continua d'Artagnan en riant, pardon si je vous
offense. L'avenir! hou! les jolis mots que les mots qui
promettent, et comme ils remplissent bien la bouche a defaut
d'autre chose! Mordioux! apres en avoir tant trouve qui
promettent, quand donc en trouverai-je un qui donne? Mais laissons
cela, continua d'Artagnan. Que faites-vous ici, mon cher Athos?
etes-vous tresorier du roi?

-- Comment! tresorier du roi?

-- Oui, puisque le roi possede un million, il lui faut un
tresorier. Le roi de France, qui est sans un sou, a bien un
surintendant des finances, M. Fouquet. Il est vrai qu'en echange
M. Fouquet a bon nombre de millions, lui.

-- Oh! notre million est depense depuis longtemps, dit a son tour
en riant Athos.

-- Je comprends, il a passe en satin, en pierreries, en velours et
en plumes de toute espece et de toute couleur. Tous ces princes et
toutes ces princesses avaient grand besoin de tailleurs et de
lingeres... Eh! Athos, vous souvenez-vous de ce que nous
depensames pour nous equiper, nous autres, lors de la campagne de
La Rochelle, et pour faire aussi notre entree a cheval? Deux ou
trois mille livres, par ma foi! mais un corsage de roi est plus
ample, et il faut un million pour en acheter l'etoffe. Au moins,
dites, Athos, si vous n'etes pas tresorier, vous etes bien en
cour?

-- Foi de gentilhomme, je n'en sais rien, repondit simplement
Athos.

-- Allons donc! vous n'en savez rien?

-- Non, je n'ai pas revu le roi depuis Douvres.

-- Alors, c'est qu'il vous a oublie aussi, mordioux! c'est
regalant!

-- Sa Majeste a eu tant d'affaires!

-- Oh! s'ecria d'Artagnan avec une de ces spirituelles grimaces
comme lui seul savait en faire, voila, sur mon honneur, que je me
reprends d'amour pour mon_signor_ Giulio Mazarini. Comment! mon
cher Athos, le roi ne vous a pas revu?

-- Non.

-- Et vous n'etes pas furieux?

-- Moi! pourquoi? Est-ce que vous vous figurez, mon cher
d'Artagnan, que c'est pour le roi que j'ai agi de la sorte? Je ne
le connais pas, ce jeune homme. J'ai defendu le pere, qui
representait un principe sacre pour moi, et je me suis laisse
aller vers le fils toujours par sympathie pour ce meme principe.
Au reste, c'etait un digne chevalier, une noble creature mortelle,
que ce pere, vous vous le rappelez.

-- C'est vrai, un brave et excellent homme, qui fit une triste
vie, mais une bien belle mort.

-- Eh bien! mon cher d'Artagnan, comprenez ceci: a ce roi, a cet
homme de coeur, a cet ami de ma pensee, si j'ose le dire, je jurai
a l'heure supreme de conserver fidelement le secret d'un depot qui
devait etre remis a son fils pour l'aider dans l'occasion; ce
jeune homme m'est venu trouver; il m'a raconte sa misere, il
ignorait que je fusse autre chose pour lui qu'un souvenir vivant
de son pere, j'ai accompli envers Charles II ce que j'avais promis
a Charles Ier, voila tout. Que m'importe donc qu'il soit ou non
reconnaissant! C'est a moi que j'ai rendu service en me delivrant
de cette responsabilite, et non a lui.

-- J'ai toujours dit, repondit d'Artagnan avec un soupir, que le
desinteressement etait la plus belle chose du monde.

-- Eh bien! quoi! cher ami, reprit Athos, vous-meme n'etes-vous
pas dans la meme situation que moi? Si j'ai bien compris vos
paroles, vous vous etes laisse toucher par le malheur de ce jeune
homme; c'est de votre part bien plus beau que de la mienne, car
moi, j'avais un devoir a accomplir, tandis que vous, vous ne
deviez absolument rien au fils du martyr. Vous n'aviez pas, vous,
a lui payer le prix de cette precieuse goutte de sang qu'il laissa
tomber sur mon front du plancher de son echafaud. Ce qui vous a
fait agir, vous, c'est le coeur uniquement, le coeur noble et bon
que vous avez sous votre apparent scepticisme, sous votre
sarcastique ironie; vous avez engage la fortune d'un serviteur, la
votre peut-etre, je vous en soupconne, bienfaisant avare! et l'on
meconnait votre sacrifice.

"Qu'importe! voulez-vous rendre a Planchet son argent? Je
comprends cela, mon ami, car il ne convient pas qu'un gentilhomme
emprunte a son inferieur sans lui rendre capital et interets. Eh
bien! je vendrai La Fere s'il le faut, ou, s'il n'est besoin,
quelque petite ferme. Vous paierez Planchet, et il restera,
croyez-moi, encore assez de grain pour nous deux et pour Raoul
dans mes greniers. De cette facon, mon ami, vous n'aurez
d'obligation qu'a vous-meme, et, si je vous connais bien, ce ne
sera pas pour votre esprit une mince satisfaction que de vous
dire: "J'ai fait un roi." Ai-je raison?

-- Athos! Athos! murmura d'Artagnan reveur, je vous l'ai dit une
fois, le jour ou vous precherez, j'irai au sermon; le jour ou vous
me direz qu'il y a un enfer, mordioux! j'aurai peur du gril et des
fourches. Vous etes meilleur que moi, ou plutot meilleur que tout
le monde, et je ne me reconnais qu'un merite, celui de n'etre pas
jaloux. Hors ce defaut, Dieu me damne! comme disent les Anglais,
j'ai tous les autres.

-- Je ne connais personne qui vaille d'Artagnan, repliqua Athos;
mais nous voici arrives tout doucement a la maison que j'habite.
Voulez-vous entrer chez moi, mon ami?

-- Eh! mais c'est la taverne de la Corne-du-Cerf, ce me semble?
dit d'Artagnan.

-- Je vous avoue, mon ami, que je l'ai un peu choisie pour cela.
J'aime les anciennes connaissances, j'aime a m'asseoir a cette
place ou je me suis laisse tomber tout abattu de fatigue, tout
abime de desespoir, lorsque vous revintes le 30 janvier au soir.

-- Apres avoir decouvert la demeure du bourreau masque? Oui, ce
fut un terrible jour!

-- Venez donc alors, dit Athos en l'interrompant.

Ils entrerent dans la salle autrefois commune. La taverne en
general, et cette salle commune en particulier, avaient subi de
grandes transformations; l'ancien hote des mousquetaires, devenu
assez riche pour un hotelier, avait ferme boutique et fait de
cette salle dont nous parlions un entrepot de denrees coloniales.
Quant au reste de la maison, il le louait tout meuble aux
etrangers.

Ce fut avec une indicible emotion que d'Artagnan reconnut tous les
meubles de cette chambre du premier etage: les boiseries, les
tapisseries et jusqu'a cette carte geographique que Porthos
etudiait si amoureusement dans ses loisirs.

-- Il y a onze ans! s'ecria d'Artagnan. Mordioux! il me semble
qu'il y a un siecle.

-- Et a moi qu'il y a un jour, dit Athos. Voyez-vous la joie que
j'eprouve, mon ami, a penser que je vous tiens la, que je serre
votre main, que je puis jeter bien loin l'epee et le poignard,
toucher sans defiance a ce flacon de xeres. Oh! cette joie, en
verite, je ne pourrais vous l'exprimer que si nos deux amis
etaient la, aux deux angles de cette table, et Raoul, mon bien-
aime Raoul, sur le seuil, a nous regarder avec ses grands yeux si
brillants et si doux!

-- Oui, oui, dit d'Artagnan fort emu, c'est vrai. J'approuve
surtout cette premiere partie de votre pensee: il est doux de
sourire la ou nous avons si legitimement frissonne, en pensant que
d'un moment a l'autre M. Mordaunt pouvait apparaitre sur le
palier.

En ce moment la porte s'ouvrit, et d'Artagnan, tout brave qu'il
etait, ne put retenir un leger mouvement d'effroi.

Athos le comprit et souriant:

-- C'est notre hote, dit-il, qui m'apporte quelque lettre.

-- Oui, milord, dit le bonhomme, j'apporte en effet une lettre a
Votre Honneur.

-- Merci, dit Athos prenant la lettre sans regarder. Dites-moi,
mon cher hote, vous ne reconnaissez pas Monsieur?

Le vieillard leva la tete et regarda attentivement d'Artagnan.

-- Non, dit-il.

-- C'est, dit Athos, un de ces amis dont je vous ai parle, et qui
logeait ici avec moi il y a onze ans.

-- Oh! dit le vieillard, il a loge ici tant d'etrangers!

-- Mais nous y logions, nous, le 30 janvier 1649 ajouta Athos,
croyant stimuler par cet eclaircissement la memoire paresseuse de
l'hote.

-- C'est possible, repondit-il en souriant, mais il y a si
longtemps!

Il salua et sortit.

-- Merci, dit d'Artagnan, faites des exploits, accomplissez des
revolutions, essayez de graver votre nom dans la pierre ou sur
l'airain avec de fortes epees; il y a quelque chose de plus
rebelle, de plus dur, de plus oublieux que le fer, l'airain et la
pierre, c'est le crane vieilli du premier logeur enrichi dans son
commerce; il ne me reconnait pas! Eh bien! moi, je l'eusse
vraiment reconnu.

Athos, tout en souriant, decachetait la lettre.

-- Ah! dit-il, une lettre de Parry.

-- Oh! oh! fit d'Artagnan, lisez mon ami, lisez, elle contient
sans doute du nouveau.

Athos secoua la tete et lut:

"Monsieur le comte, Le roi a eprouve bien du regret de ne pas vous
voir aujourd'hui pres de lui a son entree; Sa Majeste me charge de
vous le mander et de la rappeler a votre souvenir. Sa Majeste
attendra Votre Honneur ce soir meme, au palais de Saint James,
entre neuf et onze heures.

Je suis avec respect, monsieur le comte, de Votre Honneur, Le tres
humble et tres obeissant serviteur, Parry."

-- Vous le voyez, mon cher d'Artagnan, dit Athos, il ne faut pas
desesperer du coeur des rois.

-- N'en desesperez pas, vous avez raison, repartit d'Artagnan.

-- Oh! cher, bien cher ami, reprit Athos, a qui l'imperceptible
amertume de d'Artagnan n'avait pas echappe, pardon. Aurais-je
blesse, sans le vouloir, mon meilleur camarade?

-- Vous etes fou, Athos, et la preuve, c'est que je vais vous
conduire jusqu'au chateau, jusqu'a la porte, s'entend; cela me
promenera.

-- Vous entrerez avec moi, mon ami, je veux dire a Sa Majeste...

-- Allons donc! repliqua d'Artagnan avec une fierte vraie et pure
de tout melange, s'il est quelque chose de pire que de mendier
soi-meme, c'est de faire mendier par les autres.

-- Ca! partons, mon ami, la promenade sera charmante; je veux, en
passant, vous montrer la maison de M. Monck, qui m'a retire chez
lui: une belle maison, ma foi! Etre general en Angleterre rapporte
plus que d'etre marechal en France, savez-vous?

Athos se laissa emmener, tout triste de cette gaiete qu'affectait
d'Artagnan.

Toute la ville etait dans l'allegresse; les deux amis se
heurtaient a chaque moment contre des enthousiastes, qui leur
demandaient dans leur ivresse de crier: "Vive le bon roi
Charles!". D'Artagnan repondait par un grognement, et Athos par un
sourire. Ils arriverent ainsi jusqu'a la maison de Monck, devant
laquelle, comme nous l'avons dit, il fallait passer, en effet,
pour se rendre au palais de Saint-James.

Athos et d'Artagnan parlerent peu durant la route, par cela meme
qu'ils eussent eu sans doute trop de choses a se dire s'ils
eussent parle. Athos pensait que, parlant, il semblerait temoigner
de la joie, et que cette joie pourrait blesser d'Artagnan. Celui-
ci, de son cote, craignait, en parlant, de laisser percer une
aigreur qui le rendrait genant pour Athos.

C'etait une singuliere emulation de silence entre le contentement
et la mauvaise humeur. D'Artagnan ceda le premier a cette
demangeaison qu'il eprouvait d'habitude a l'extremite de la
langue.

-- Vous rappelez-vous, Athos, dit-il, le passage des Memoires de
d'Aubigne, dans lequel ce devoue serviteur, gascon comme moi,
pauvre comme moi, et j'allais presque dire brave comme moi,
raconte les ladreries de Henri IV? Mon pere m'a toujours dit, je
m'en souviens, que M. d'Aubigne etait menteur. Mais pourtant,
examinez comme tous les princes issus du grand Henri chassent de
race!

-- Allons, allons, d'Artagnan, dit Athos, les rois de France
avares? Vous etes fou, mon ami.

-- Oh! vous ne convenez jamais des defauts d'autrui, vous qui etes
parfait. Mais, en realite, Henri IV etait avare, Louis XIII, son
fils, l'etait aussi; nous en savons quelque chose, n'est-ce pas?
Gaston poussait ce vice a l'exageration, et s'est fait sous ce
rapport detester de tout ce qui l'entourait. Henriette, pauvre
femme! a bien fait d'etre avare, elle qui ne mangeait pas tous les
jours et ne se chauffait pas tous les ans; et c'est un exemple
qu'elle a donne a son fils Charles deuxieme, petit-fils du grand
Henri IV, avare comme sa mere et comme son grand-pere. Voyons, ai-
je bien deduit la genealogie des avares?

-- D'Artagnan, mon ami, s'ecria Athos, vous etes bien rude pour
cette race d'aigles qu'on appelle les Bourbons.

-- Et j'oubliais le plus beau!... l'autre petit-fils du Bearnais,
Louis quatorzieme, mon ex-maitre. Mais j'espere qu'il est avare,
celui-la, qui n'a pas voulu preter un million a son frere Charles!
Bon! je vois que vous vous fachez. Nous voila, par bonheur, pres
de ma maison, ou plutot pres de celle de mon ami M. Monck.

-- Cher d'Artagnan, vous ne me fachez point, vous m'attristez; il
est cruel, en effet, de voir un homme de votre merite a cote de la
position que ses services lui eussent du acquerir; il me semble
que votre nom, cher ami, est aussi radieux que les plus beaux noms
de guerre et de diplomatie. Dites-moi si les Luynes, si les
Bellegarde et les Bassompierre ont merite comme nous la fortune et
les honneurs; vous avez raison, cent fois raison, mon ami.

D'Artagnan soupira, et precedant son ami sous le porche de la
maison que Monck habitait au fond de la Cite:

-- Permettez, dit-il, que je laisse chez moi ma bourse; car si,
dans la foule, ces adroits filous de Londres, qui nous sont fort
vantes, meme a Paris, me volaient le reste de mes pauvres ecus, je
ne pourrais plus retourner en France. Or, content je suis parti de
France et fou de joie j'y retourne, attendu que toutes mes
preventions d'autrefois contre l'Angleterre me sont revenues,
accompagnees de beaucoup d'autres.

Athos ne repondit rien.

-- Ainsi donc, cher ami, lui dit d'Artagnan, une seconde et je
vous suis. Je sais bien que vous etes presse d'aller la-bas
recevoir vos recompenses; mais, croyez-le bien, je ne suis pas
moins presse de jouir de votre joie, quoique de loin... Attendez-
moi.

Et d'Artagnan franchissait deja le vestibule, lorsqu'un homme,
moitie valet, moitie soldat, qui remplissait chez Monck les
fonctions de portier et de garde, arreta notre mousquetaire en lui
disant en anglais:

-- Pardon, milord d'Artagnan!

-- Eh bien! repliqua celui-ci, quoi? Est-ce que le general aussi
me congedie?... Il ne me manque plus que d'etre expulse par lui!

Ces mots, dits en francais, ne toucherent nullement celui a qui on
les adressait, et qui ne parlait qu'un anglais mele de l'ecossais
le plus rude. Mais Athos en fut navre, car d'Artagnan commencait a
avoir l'air d'avoir raison.

L'Anglais montra une lettre a d'Artagnan.

-- _From the general_, dit-il.

-- Bien, c'est cela; mon conge, repliqua le Gascon. Faut-il lire,
Athos?

-- Vous devez vous tromper, dit Athos, ou je ne connais plus
d'honnetes gens que vous et moi.

D'Artagnan haussa les epaules et decacheta la lettre, tandis que
l'Anglais, impassible, approchait de lui une grosse lanterne dont
la lumiere devait l'aider a lire.

-- Eh bien! qu'avez-vous? dit Athos voyant changer la physionomie
du lecteur.

-- Tenez, lisez vous-meme, dit le mousquetaire.

Athos prit le papier et lut:

"Monsieur d'Artagnan, le roi a regrette bien vivement que vous ne
fussiez pas venu a Saint-Paul avec son cortege. Sa Majeste dit que
vous lui avez manque comme vous me manquiez aussi a moi, cher
capitaine. Il n'y a qu'un moyen de reparer tout cela. Sa Majeste
m'attend a neuf heures au palais de Saint-James; voulez-vous vous
y trouver en meme temps que moi? Sa Tres Gracieuse Majeste vous
fixe cette heure pour l'audience qu'elle vous accorde."

La lettre etait de Monck.


Chapitre XXXIII -- L'audience


-- Eh bien? s'ecria Athos avec un doux reproche, lorsque
d'Artagnan eut lu la lettre qui lui etait adressee par Monck.

-- Eh bien! dit d'Artagnan, rouge de plaisir et un peu de honte de
s'etre tant presse d'accuser le roi et Monck, c'est une
politesse... qui n'engage a rien, c'est vrai... mais enfin c'est
une politesse.

-- J'avais bien de la peine a croire le jeune prince ingrat, dit
Athos.

-- Le fait est que son present est bien pres encore de son passe,
repliqua d'Artagnan; mais enfin, jusqu'ici tout me donnait raison.

-- J'en conviens, cher ami, j'en conviens. Ah! voila votre bon
regard revenu. Vous ne sauriez croire combien je suis heureux.

-- Ainsi, voyez, dit d'Artagnan, Charles II recoit M. Monck a neuf
heures, moi il me recevra a dix heures; c'est une grande audience,
de celles que nous appelons au Louvre distribution d'eau benite de
cour. Allons nous mettre sous la gouttiere, mon cher ami, allons.

Athos ne lui repondit rien, et tous deux se dirigerent, en
pressant le pas, vers le palais de Saint-James que la foule
envahissait encore, pour apercevoir aux vitres les ombres des
courtisans et les reflets de la personne royale. Huit heures
sonnaient quand les deux amis prirent place dans la galerie pleine
de courtisans et de solliciteurs. Chacun donna un coup d'oeil a
ces habits simples et de forme etrangere, a ces deux tetes si
nobles, si pleines de caractere et de signification. De leur cote,
Athos et d'Artagnan, apres avoir en deux regards mesure toute
cette assemblee, se remirent a causer ensemble. Un grand bruit se
fit tout a coup aux extremites de la galerie: c'etait le general
Monck qui entrait, suivi de plus de vingt officiers qui quetaient
un de ses sourires, car il etait la veille encore maitre de
l'Angleterre, et on supposait un beau lendemain au restaurateur de
la famille des Stuarts.

-- Messieurs, dit Monck en se detournant, desormais, je vous prie,
souvenez-vous que je ne suis plus rien. Naguere encore je
commandais la principale armee de la republique; maintenant cette
armee est au roi, entre les mains de qui je vais remettre, d'apres
son ordre, mon pouvoir d'hier.

Une grande surprise se peignit sur tous les visages, et le cercle
d'adulateurs et de suppliants qui serrait Monck l'instant
d'auparavant s'elargit peu a peu et finit par se perdre dans les
grandes ondulations de la foule. Monck allait faire antichambre
comme tout le monde. D'Artagnan ne put s'empecher d'en faire la
remarque au comte de La Fere, qui fronca le sourcil. Soudain la
porte du cabinet de Charles s'ouvrit, et le jeune roi parut,
precede de deux officiers de sa maison.

-- Bonsoir, messieurs, dit-il. Le general Monck est-il ici?

-- Me voici, Sire, repliqua le vieux general.

Charles courut a lui et lui prit les mains avec une fervente
amitie.

-- General, dit tout haut le roi, je viens de signer votre brevet;
vous etes duc d'Albermale, et mon intention est que nul ne vous
egale en puissance et en fortune dans ce royaume, ou, le noble
Montrose excepte, nul ne vous a egale en loyaute, en courage et en
talent. Messieurs, le duc est commandant general de nos armees de
terre et de mer, rendez-lui vos devoirs, s'il vous plait, en cette
qualite.

Tandis que chacun s'empressait aupres du general, qui recevait
tous ces hommages sans perdre un instant son impassibilite
ordinaire, d'Artagnan dit a Athos:

-- Quand on pense que ce duche, ce commandement des armees de
terre et de mer, toutes ces grandeurs, en un mot, ont tenu dans
une boite de six pieds de long sur trois pieds de large!

-- Ami, repliqua Athos, de bien plus imposantes grandeurs tiennent
dans des boites moins grandes encore; elles renferment pour
toujours...

Tout a coup Monck apercut les deux gentilshommes qui se tenaient a
l'ecart, attendant que le flot se fut retire. Il se fit passage et
alla vers eux, en sorte qu'il les surprit au milieu de leurs
philosophiques reflexions.

-- Vous parliez de moi, dit-il avec un sourire.

-- Milord, repondit Athos, nous parlions aussi de Dieu.

Monck reflechit un moment et reprit gaiement:

-- Messieurs, parlons aussi un peu du roi, s'il vous plait; car
vous avez, je crois, audience de Sa Majeste.

-- A neuf heures, dit Athos.

-- A dix heures, dit d'Artagnan.

-- Entrons tout de suite dans ce cabinet, repondit Monck faisant
signe a ses deux compagnons de le preceder, ce a quoi ni l'un ni
l'autre ne voulut consentir.

Le roi, pendant ce debat tout francais, etait revenu au centre de
la galerie.

-- Oh! mes Francais, dit-il de ce ton d'insouciante gaiete que,
malgre tant de chagrins et de traverses, il n'avait pu perdre. Les
Francais, ma consolation!

Athos et d'Artagnan s'inclinerent.

-- Duc, conduisez ces messieurs dans ma salle d'etude. Je suis a
vous, messieurs, ajouta-t-il en francais.

Et il expedia promptement sa cour pour revenir a ses Francais,
comme il les appelait.

-- Monsieur d'Artagnan, dit-il en entrant dans son cabinet, je
suis aise de vous revoir.

-- Sire, ma joie est au comble de saluer Votre Majeste dans son
palais de Saint-James.

-- Monsieur, vous m'avez voulu rendre un bien grand service, et je
vous dois de la reconnaissance Si je ne craignais pas d'empieter
sur les droits de notre commandant general, je vous offrirais
quelque poste digne de vous pres de notre personne.

-- Sire, repliqua d'Artagnan, j'ai quitte le service du roi de
France en faisant a mon prince la promesse de ne servir aucun roi.

-- Allons, dit Charles, voila qui me rend tres malheureux, j'eusse
aime a faire beaucoup pour vous, vous me plaisez.

-- Sire...

-- Voyons, dit Charles avec un sourire, ne puis-je vous faire
manquer a votre parole? Duc, aidez-moi. Si l'on vous offrait,
c'est-a-dire si je vous offrais, moi, le commandement general de
mes mousquetaires?

D'Artagnan s'inclinant plus bas que la premiere fois:

-- J'aurais le regret de refuser ce que Votre Gracieuse Majeste
m'offrirait, dit-il; un gentilhomme n'a que sa parole, et cette
parole, j'ai eu l'honneur de le dire a Votre Majeste, est engagee
au roi de France.

-- N'en parlons donc plus, dit le roi en se tournant vers Athos.

Et il laissa d'Artagnan plonge dans les plus vives douleurs du
desappointement.

-- Ah! je l'avais bien dit, murmura le mousquetaire: paroles! eau
benite de cour! Les rois ont toujours un merveilleux talent pour
vous offrir ce qu'ils savent que nous n'accepterons pas, et se
montrer genereux sans risque. Sot!... triple sot que j'etais
d'avoir un moment espere!

Pendant ce temps, Charles prenait la main d'Athos.

-- Comte, lui dit-il, vous avez ete pour moi un second pere; le
service que vous m'avez rendu ne se peut payer. J'ai songe a vous
recompenser cependant. Vous futes cree par mon pere chevalier de
la Jarretiere; c'est un ordre que tous les rois d'Europe ne
peuvent porter; par la reine regente, chevalier du Saint-Esprit,
qui est un ordre non moins illustre; j'y joins cette Toison d'or
que m'a envoyee le roi de France, a qui le roi d'Espagne, son
beau-pere, en avait donne deux a l'occasion de son mariage; mais,
en revanche, j'ai un service a vous demander.

-- Sire, dit Athos avec confusion, la Toison d'or a moi! quand le
roi de France est le seul de mon pays qui jouisse de cette
distinction!

-- Je veux que vous soyez en votre pays et partout l'egal de tous
ceux que les souverains auront honores de leur faveur, dit Charles
en tirant la chaine de son cou; et j'en suis sur, comte, mon pere
me sourit du fond de son tombeau.

"Il est cependant etrange, se dit d'Artagnan tandis que son ami
recevait a genoux l'ordre eminent que lui conferait le roi, il est
cependant incroyable que j'aie toujours vu tomber la pluie des
prosperites sur tous ceux qui m'entourent, et que pas une goutte
ne m'ait jamais atteint! Ce serait a s'arracher les cheveux si
l'on etait jaloux, ma parole d'honneur!"

Athos se releva, Charles l'embrassa tendrement.

-- General, dit-il a Monck.

Puis, s'arretant, avec un sourire:

-- Pardon, c'est duc que je voulais dire. Voyez-vous, si je me
trompe, c'est que le mot duc est encore trop court pour moi... Je
cherche toujours un titre qui l'allonge... J'aimerais a vous voir
si pres de mon trone que je pusse vous dire, comme a Louis XIV:
Mon frere. Oh! j'y suis, et vous serez presque mon frere, car je
vous fais vice-roi d'Irlande et d'Ecosse, mon cher duc... De cette
facon, desormais, je ne me tromperai plus.

Le duc saisit la main du roi, mais sans enthousiasme, sans joie,
comme il faisait toute chose. Cependant son coeur avait ete remue
par cette derniere faveur. Charles, en menageant habilement sa
generosite, avait laisse au duc le temps de desirer... quoiqu'il
n'eut pu desirer autant qu'on lui donnait.

-- Mordioux! grommela d'Artagnan, voila l'averse qui recommence.
Oh! c'est a en perdre la cervelle.

Et il se tourna d'un air si contrit et si comiquement piteux, que
le roi ne put retenir un sourire. Monck se preparait a quitter le
cabinet pour prendre conge de Charles.

-- Eh bien! quoi! mon feal, dit le roi au duc, vous partez?

-- S'il plait a Votre Majeste; car, en verite, je suis bien las...
L'emotion de la journee m'a extenue: j'ai besoin de repos.

-- Mais, dit le roi, vous ne partez pas sans M. d'Artagnan,
j'espere!

-- Pourquoi, Sire? dit le vieux guerrier.

-- Mais, dit le roi, vous le savez bien, pourquoi.

Monck regarda Charles avec etonnement.

-- J'en demande bien pardon a Votre Majeste, dit-il, je ne sais
pas... ce qu'elle veut dire.

-- Oh! c'est possible; mais si vous oubliez, vous, M. d'Artagnan
n'oublie pas.

L'etonnement se peignit sur le visage du mousquetaire.

-- Voyons, duc, dit le roi, n'etes-vous pas loge avec
M. d'Artagnan?

-- J'ai l'honneur d'offrir un logement a M. d'Artagnan, oui, Sire.

-- Cette idee vous est venue de vous-meme et a vous seul?

-- De moi-meme et a moi seul, oui, Sire.

-- Eh bien! mais il n'en pouvait etre differemment... Le
prisonnier est toujours au logis de son vainqueur.

Monck rougit a son tour.

-- Ah! c'est vrai, je suis prisonnier de M. d'Artagnan.

-- Sans doute, Monck, puisque vous ne vous etes pas encore
rachete; mais ne vous inquietez pas, c'est moi qui vous ai arrache
a M. d'Artagnan, c'est moi qui paierai votre rancon.

Les yeux de d'Artagnan reprirent leur gaiete et leur brillant; le
Gascon commencait a comprendre. Charles s'avanca vers lui.

-- Le general, dit-il, n'est pas riche et ne pourrait vous payer
ce qu'il vaut. Moi, je suis plus riche certainement; mais a
present que le voila duc, et si ce n'est roi, du moins presque
roi, il vaut une somme que je ne pourrais peut-etre pas payer.
Voyons, monsieur d'Artagnan, menagez-moi: combien vous dois-je?

D'Artagnan, ravi de la tournure que prenait la chose, mais se
possedant parfaitement, repondit:

-- Sire, Votre Majeste a tort de s'alarmer. Lorsque j'eus le
bonheur de prendre Sa Grace, M. Monck n'etait que general; ce
n'est donc qu'une rancon de general qui m'est due. Mais que le
general veuille bien me rendre son epee, et je me tiens pour paye,
car il n'y a au monde que l'epee du general qui vaille autant que
lui.

-- _Odds fish!_ comme disait mon pere, s'ecria Charles II; voila
un galant propos et un galant homme, n'est-ce pas, duc?

-- Sur mon honneur! repondit le duc, oui, Sire.

Et il tira son epee.

-- Monsieur, dit-il a d'Artagnan, voila ce que vous demandez.
Beaucoup ont tenu de meilleures lames; mais, si modeste que soit
la mienne, je ne l'ai jamais rendue a personne.

D'Artagnan prit avec orgueil cette epee qui venait de faire un
roi.

-- Oh! oh! s'ecria Charles II: quoi! une epee qui m'a rendu mon
trone sortirait de mon royaume et ne figurerait pas un jour parmi
les joyaux de ma couronne? Non, sur mon ame! cela ne sera pas!
Capitaine d'Artagnan, je donne deux cent mille livres de cette
epee: si c'est trop peu, dites-le-moi.

-- C'est trop peu, Sire, repliqua d'Artagnan avec un serieux
inimitable. Et d'abord je ne veux point la vendre; mais Votre
Majeste desire, et c'est la un ordre. J'obeis donc; mais le
respect que je dois a l'illustre guerrier qui m'entend me commande
d'estimer a un tiers de plus le gage de ma victoire. Je demande
donc trois cent mille livres de l'epee, ou je la donne pour rien a
Votre Majeste.

Et, la prenant par la pointe, il la presenta au roi. Charles II se
mit a rire aux eclats.

-- Galant homme et joyeux compagnon! _Odds fish! _n'est-ce pas,
duc? n'est-ce pas, comte? Il me plait et je l'aime. Tenez,
chevalier d'Artagnan, dit-il, prenez ceci.

Et, allant a une table, il prit une plume et ecrivit un bon de
trois cent mille livres sur son tresorier.

D'Artagnan le prit, et se tournant gravement vers Monck:

-- J'ai encore demande trop peu, je le sais, dit-il; mais croyez-
moi, monsieur le duc, j'eusse aime mieux mourir que de me laisser
guider par l'avarice.

Le roi se remit a rire comme le plus heureux _cokney_ de son
royaume.

-- Vous reviendrez me voir avant de partir, chevalier, dit-il;
j'aurai besoin d'une provision de gaiete, maintenant que mes
Francais vont etre partis.

-- Ah! Sire, il n'en sera pas de la gaiete comme de l'epee du duc,
et je la donnerai gratis a Votre Majeste, repliqua d'Artagnan,
dont les pieds ne touchaient plus la terre.

-- Et vous, comte, ajouta Charles en se tournant vers Athos,
revenez aussi, j'ai un important message a vous confier. Votre
main, duc.

Monck serra la main du roi.

-- Adieu, messieurs, dit Charles en tendant chacune de ses mains
aux deux Francais, qui y poserent leurs levres.

-- Eh bien! dit Athos quand ils furent dehors, etes-vous content?

-- Chut! dit d'Artagnan tout emu de joie; je ne suis pas encore
revenu de chez le tresorier... la gouttiere peut me tomber sur la
tete.


Chapitre XXXIV -- De l'embarras des richesses


D'Artagnan ne perdit pas de temps, et sitot que la chose fut
convenable et opportune, il rendit visite au seigneur tresorier de
Sa Majeste.

Il eut alors la satisfaction d'echanger un morceau de papier,
couvert d'une fort laide ecriture, contre une quantite prodigieuse
d'ecus frappes tout recemment a l'effigie de Sa Tres Gracieuse
Majeste Charles II.

D'Artagnan se rendait facilement maitre de lui-meme; toutefois, en
cette occasion, il ne put s'empecher de temoigner une joie que le
lecteur comprendra peut-etre, s'il daigne avoir quelque indulgence
pour un homme qui, depuis sa naissance, n'avait jamais vu tant de
pieces et de rouleaux de pieces juxtaposes dans un ordre vraiment
agreable a l'oeil. Le tresorier renferma tous ces rouleaux dans
des sacs, ferma chaque sac d'une estampille aux armes
d'Angleterre, faveur que les tresoriers n'accordent pas a tout le
monde.

Puis, impassible et tout juste aussi poli qu'il devait l'etre
envers un homme honore de l'amitie du roi, il dit a d'Artagnan:

-- Emportez votre argent, monsieur.

Votre argent! Ce mot fit vibrer mille cordes que d'Artagnan
n'avait jamais senties en son coeur. Il fit charger les sacs sur
un petit chariot et revint chez lui meditant profondement. Un
homme qui possede trois cent mille livres ne peut plus avoir le
front uni: une ride par chaque centaine de mille livres, ce n'est
pas trop.

D'Artagnan s'enferma, ne dina point, refusa sa porte a tout le
monde, et, la lampe allumee, le pistolet arme sur la table, il
veilla toute la nuit, revant au moyen d'empecher que ces beaux
ecus, qui du coffre royal avaient passe dans ses coffres a lui, ne
passassent de ses coffres dans les poches d'un larron quelconque.
Le meilleur moyen que trouva le Gascon, ce fut d'enfermer son
tresor momentanement sous des serrures assez solides pour que nul
poignet ne les brisat, assez compliquees pour que nulle clef
banale ne les ouvrit.

D'Artagnan se souvint que les Anglais sont passes maitres en
mecanique et en industrie conservatrice; il resolut d'aller des le
lendemain a la recherche d'un mecanicien qui lui vendit un coffre-
fort. Il n'alla pas bien loin. Le sieur Will Jobson, domicilie
dans Piccadilly, ecouta ses propositions, comprit ses desastres,
et lui promit de confectionner une serrure de surete qui le
delivrat de toute crainte pour l'avenir.

-- Je vous donnerai, dit-il, un mecanisme tout nouveau. A la
premiere tentative un peu serieuse faite sur votre serrure, une
plaque invisible s'ouvrira, un petit canon egalement invisible
vomira un joli boulet de cuivre du poids d'un marc, qui jettera
bas le maladroit, non sans un bruit notable. Qu'en pensez-vous?

-- Je dis que c'est vraiment ingenieux, s'ecria d'Artagnan; le
petit boulet de cuivre me plait veritablement. Ca, monsieur le
mecanicien, les conditions?

-- Quinze jours pour l'execution, et quinze mille livres payables
a la livraison, repondit l'artiste.

D'Artagnan fronca le sourcil. Quinze jours etaient un delai
suffisant pour que tous les filous de Londres eussent fait
disparaitre chez lui la necessite d'un coffre-fort. Quant aux
quinze mille livres, c'etait payer bien cher ce qu'un peu de
vigilance lui procurerait pour rien.

-- Je reflechirai, fit-il; merci, monsieur.

Et il retourna chez lui au pas de course; personne n'avait encore
approche du tresor.

Le jour meme, Athos vint rendre visite a son ami et le trouva
soucieux au point qu'il lui en manifesta sa surprise.

-- Comment! vous voila riche, dit-il, et pas gai! vous qui
desiriez tant la richesse...

-- Mon ami, les plaisirs auxquels on n'est pas habitue genent plus
que les chagrins dont on avait l'habitude. Un avis, s'il vous
plait. Je puis vous demander cela, a vous qui avez toujours eu de
l'argent: quand on a de l'argent, qu'en fait-on?

-- Cela depend.

-- Qu'avez-vous fait du votre, pour qu'il ne fit de vous ni un
avare ni un prodigue? Car l'avarice desseche le coeur, et la
prodigalite le noie... n'est-ce pas?

-- Fabricius ne dirait pas plus juste. Mais, en verite, mon argent
ne m'a jamais gene.

-- Voyons, le placez-vous sur les rentes?

-- Non; vous savez que j'ai une assez belle maison et que cette
maison compose le meilleur de mon bien.

-- Je le sais.

-- En sorte que vous serez aussi riche que moi, plus riche meme
quand vous le voudrez, par le meme moyen.

-- Mais les revenus, les encaissez-vous?

-- Non.

-- Que pensez-vous d'une cachette dans un mur plein?

-- Je n'en ai jamais fait usage.

-- C'est qu'alors vous avez quelque confident, quelque homme
d'affaires sur, et qui vous paie l'interet a un taux honnete.

-- Pas du tout.

-- Mon Dieu! que faites-vous alors?

-- Je depense tout ce que j'ai, et je n'ai que ce que je depense,
mon cher d'Artagnan.

-- Ah! voila. Mais vous etes un peu prince, vous, et quinze a
seize mille livres de revenu vous fondent dans les doigts; et puis
vous avez des charges, de la representation.

-- Mais je ne vois pas que vous soyez beaucoup moins grand
seigneur que moi, mon ami, et votre argent vous suffira bien
juste.

-- Trois cent mille livres! Il y a la deux tiers de superflu.

-- Pardon, mais il me semblait que vous m'aviez dit... j'ai cru
entendre, enfin... je me figurais que vous aviez un associe...

-- Ah! mordioux! c'est vrai! s'ecria d'Artagnan en rougissant, il
y a Planchet. J'oubliais Planchet, sur ma vie!... Eh bien! voila
mes cent mille ecus entames... C'est dommage, le chiffre etait
rond, bien sonnant... C'est vrai, Athos, je ne suis plus riche du
tout. Quelle memoire vous avez!

-- Assez bonne, oui, Dieu merci!

-- Ce brave Planchet, grommela d'Artagnan, il n'a pas fait la un
mauvais reve. Quelle speculation, peste! Enfin, ce qui est dit,
est dit.

-- Combien lui donnez-vous?

-- Oh! fit d'Artagnan, ce n'est pas un mauvais garcon, je
m'arrangerai toujours bien avec lui; j'ai eu du mal, voyez-vous,
des frais, tout cela doit entrer en ligne de compte.

-- Mon cher, je suis bien sur de vous, dit tranquillement Athos,
et je n'ai pas peur pour ce bon Planchet; ses interets sont mieux
dans vos mains que dans les siennes; mais a present que vous
n'avez plus rien a faire ici, nous partirons si vous m'en croyez.
Vous irez remercier Sa Majeste, lui demander ses ordres, et, dans
six jours, nous pourrons apercevoir les tours de Notre-Dame.

-- Mon ami, je brule en effet de partir, et de ce pas je vais
presenter mes respects au roi.

-- Moi, dit Athos, je vais saluer quelques personnes par la ville,
et ensuite je suis a vous.

-- Voulez-vous me preter Grimaud?

-- De tout mon coeur... Qu'en comptez-vous faire?

-- Quelque chose de fort simple et qui ne le fatiguera pas, je le
prierai de me garder mes pistolets qui sont sur la table, a cote
des coffres que voici.

-- Tres bien, repliqua imperturbablement Athos.

-- Et il ne s'eloignera point, n'est-ce pas?

-- Pas plus que les pistolets eux-memes.

-- Alors, je m'en vais chez Sa Majeste. Au revoir.

D'Artagnan arriva en effet au palais de Saint-James, ou Charles
II, qui ecrivait sa correspondance, lui fit faire antichambre une
bonne heure.

D'Artagnan, tout en se promenant dans la galerie, des portes aux
fenetres, et des fenetres aux portes, crut bien voir un manteau
pareil a celui d'Athos traverser les vestibules; mais au moment ou
il allait verifier le fait, l'huissier l'appela chez Sa Majeste.

Charles II se frottait les mains tout en recevant les
remerciements de notre ami.

-- Chevalier, dit-il, vous avez tort de m'etre reconnaissant; je
n'ai pas paye le quart de ce qu'elle vaut l'histoire de la boite
ou vous avez mis ce brave general... je veux dire cet excellent
duc d'Albermale.

Et le roi rit aux eclats.

D'Artagnan crut ne pas devoir interrompre Sa Majeste et fit le
gros dos avec modestie.

-- A propos, continua Charles, vous a-t-il vraiment pardonne, mon
cher Monck?

-- Pardonne! mais j'espere que oui, Sire.

-- Eh!... c'est que le tour etait cruel... _Odds fish!_ encaquer
comme un hareng le premier personnage de la revolution anglaise! A
votre place, je ne m'y fierais pas, chevalier.

-- Mais, Sire...

-- Je sais bien que Monck vous appelle son ami... Mais il a l'oeil
bien profond pour n'avoir pas de memoire, et le sourcil bien haut
pour n'etre pas fort orgueilleux; vous savez, grande supercilium.

"J'apprendrai le latin, bien sur", se dit d'Artagnan.

-- Tenez, s'ecria le roi enchante, il faut que j'arrange votre
reconciliation; je saurai m'y prendre de telle sorte...

D'Artagnan se mordit la moustache.

-- Votre Majeste me permet de lui dire la verite?

-- Dites, chevalier, dites.

-- Eh bien! Sire, vous me faites une peur affreuse... Si Votre
Majeste arrange mon affaire, comme elle parait en avoir envie, je
suis un homme perdu, le duc me fera assassiner.

Le roi partit d'un nouvel eclat de rire, qui changea en epouvante
la frayeur de d'Artagnan.

-- Sire, de grace, promettez-moi de me laisser traiter cette
negociation; et puis, si vous n'avez plus besoin de mes
services...

-- Non, chevalier. Vous voulez partir? repondit Charles avec une
hilarite de plus en plus inquietante.

-- Si Votre Majeste n'a plus rien a me demander.

Charles redevint a peu pres serieux.

-- Une seule chose. Voyez ma soeur, lady Henriette. Vous connait-
elle?

-- Non, Sire; mais... un vieux soldat comme moi n'est pas un
spectacle agreable pour une jeune et joyeuse princesse.

-- Je veux, vous dis-je, que ma soeur vous connaisse; je veux
qu'elle puisse au besoin compter sur vous.

-- Sire, tout ce qui est cher a Votre Majeste sera sacre pour moi.

-- Bien... Parry! viens, mon bon Parry.

La porte laterale s'ouvrit, et Parry entra, le visage rayonnant
des qu'il eut apercu le chevalier.

-- Que fait Rochester? dit le roi.

-- Il est sur le canal avec les dames, repliqua Parry.

-- Et Buckingham?

-- Aussi.

-- Voila qui est au mieux. Tu conduiras le chevalier pres de
Villiers... c'est le duc de Buckingham, chevalier... et tu prieras
le duc de presenter M. d'Artagnan a lady Henriette.

Parry s'inclina et sourit a d'Artagnan.

-- Chevalier, continua le roi, c'est votre audience de conge; vous
pourrez ensuite partir quand il vous plaira.

-- Sire, merci!

-- Mais faites bien votre paix avec Monck.

-- Oh! Sire...

-- Vous savez qu'il y a un de mes vaisseaux a votre disposition?

-- Mais, Sire, vous me comblez, et je ne souffrirai jamais que des
officiers de Votre Majeste se derangent pour moi.

Le roi frappa sur l'epaule de d'Artagnan.

-- Personne ne se derange pour vous, chevalier, mais bien pour un
ambassadeur que j'envoie en France et a qui vous servirez
volontiers, je crois, de compagnon, car vous le connaissez.

D'Artagnan regarda etonne.

-- C'est un certain comte de La Fere... celui que vous appelez
Athos, ajouta le roi en terminant la conversation, comme il
l'avait commencee, par un joyeux eclat de rire. Adieu, chevalier,
adieu! Aimez-moi comme je vous aime.

Et la-dessus, faisant un signe a Parry pour lui demander si
quelqu'un n'attendait pas dans un cabinet voisin, le roi disparut
dans ce cabinet, laissant la place au chevalier, tout etourdi de
cette singuliere audience.

Le vieillard lui prit le bras amicalement et l'emmena vers les
jardins.


Chapitre XXXV -- Sur le canal


Sur le canal aux eaux d'un vert opaque, borde de margelles de
marbre ou le temps avait deja seme ses taches noires et des
touffes d'herbes moussues, glissait majestueusement une longue
barque plate, pavoisee aux armes d'Angleterre, surmontee d'un dais
et tapissee de longues etoffes damassees qui trainaient leurs
franges dans l'eau. Huit rameurs, pesant mollement sur les
avirons, la faisaient mouvoir sur le canal avec la lenteur
gracieuse des cygnes, qui, troubles dans leur antique possession
par le sillage de la barque, regardaient de loin passer cette
splendeur et ce bruit. Nous disons ce bruit, car la barque
renfermait quatre joueurs de guitare et de luth, deux chanteurs et
plusieurs courtisans, tout chamarres d'or et de pierreries,
lesquels montraient leurs dents blanches a l'envi pour plaire a
lady Stuart, petite-fille de Henri IV, fille de Charles Ier, soeur
de Charles II, qui occupait sous le dais de cette barque la place
d'honneur. Nous connaissons cette jeune princesse, nous l'avons
vue au Louvre avec sa mere, manquant de bois, manquant de pain,
nourrie par le coadjuteur et les parlements. Elle avait donc,
comme ses freres, passe une dure jeunesse; puis tout a coup elle
venait de se reveiller de ce long et horrible reve, assise sur les
degres d'un trone, entouree de courtisans et de flatteurs.

Comme Marie Stuart au sortir de la prison, elle aspirait donc la
vie et la liberte, et, de plus, la puissance et la richesse.

Lady Henriette en grandissant etait devenue une beaute remarquable
que la restauration qui venait d'avoir lieu avait rendue celebre.
Le malheur lui avait ote l'eclat de l'orgueil, mais la prosperite
venait de le lui rendre. Elle resplendissait dans sa joie et son
bien-etre, pareille a ces fleurs de serre qui, oubliees pendant
une nuit aux premieres gelees d'automne, ont penche la tete, mais
qui le lendemain, rechauffees a l'atmosphere dans laquelle elles
sont nees, se relevent plus splendides que jamais. Lord Villiers
de Buckingham, fils de celui qui joue un role si celebre dans les
premiers chapitres de cette histoire, lord Villiers de Buckingham,
beau cavalier, melancolique avec les femmes, rieur avec les
hommes, et Vilmot de Rochester, rieur avec les deux sexes, se
tenaient en ce moment debout devant lady Henriette, et se
disputaient le privilege de la faire sourire.

Quant a cette jeune et belle princesse, adossee a un coussin de
velours brode d'or, les mains inertes et pendantes qui trempaient
dans l'eau, elle ecoutait nonchalamment les musiciens sans les
entendre, et elle entendait les deux courtisans sans avoir l'air
de les ecouter. C'est que lady Henriette, cette creature pleine de
charmes, cette femme qui joignait les graces de la France a celles
de l'Angleterre, n'ayant pas encore aime, etait cruelle dans sa
coquetterie.

Aussi le sourire, cette naive faveur des jeunes filles,
n'eclairait pas meme son visage, et si parfois elle levait les
yeux, c'etait pour les attacher avec tant de fixite sur l'un ou
l'autre cavalier, que leur galanterie, si effrontee qu'elle fut
d'habitude, s'en alarmait et en devenait timide.

Cependant le bateau marchait toujours, les musiciens faisaient
rage, et les courtisans commencaient a s'essouffler comme eux.
D'ailleurs, la promenade paraissait sans doute monotone a la
princesse, car, secouant tout a coup la tete d'impatience:

-- Allons, dit-elle, assez comme cela, messieurs, rentrons.

-- Ah! madame, dit Buckingham, nous sommes bien malheureux, nous
n'avons pu reussir a faire trouver la promenade agreable a Votre
Altesse.

-- Ma mere m'attend, repondit lady Henriette; puis, je vous
l'avouerai franchement, messieurs, je m'ennuie.

Et tout en disant ce mot cruel, la princesse essayait de consoler
par un regard chacun des deux jeunes gens, qui paraissaient
consternes d'une pareille franchise. Le regard produisit son
effet, les deux visages s'epanouirent; mais aussitot, comme si la
royale coquette eut pense qu'elle venait de faire trop pour de
simples mortels, elle fit un mouvement, tourna le dos a ses deux
orateurs et parut se plonger dans une reverie a laquelle il etait
evident qu'ils n'avaient aucune part. Buckingham se mordit les
levres avec colere, car il etait veritablement amoureux de lady
Henriette, et, en cette qualite, il prenait tout au serieux.
Rochester se les mordit aussi; mais, comme son esprit dominait
toujours son coeur, ce fut purement et simplement pour reprimer un
malicieux eclat de rire. La princesse laissait donc errer sur la
berge aux gazons fins et fleuris ses yeux, qu'elle detournait des
deux jeunes gens. Elle apercut au loin Parry et d'Artagnan.

-- Qui vient la-bas? demanda-t-elle.

Les deux jeunes gens firent volte-face avec la rapidite de
l'eclair.

-- Parry, repondit Buckingham, rien que Parry.

-- Pardon, dit Rochester, mais je lui vois un compagnon, ce me
semble.

-- Oui d'abord, reprit la princesse avec langueur; puis, que
signifient ces mots: "Rien que Parry", dites, milord?

-- Parce que, madame, repliqua Buckingham pique, parce que le
fidele Parry, l'errant Parry, l'eternel Parry, n'est pas, je
crois, de grande importance.

-- Vous vous trompez, monsieur le duc: Parry, l'errant Parry,
comme vous dites, a erre toujours pour le service de ma famille,
et voir ce vieillard est toujours pour moi un doux spectacle.

Lady Henriette suivait la progression ordinaire aux jolies femmes,
et surtout aux femmes coquettes; elle passait du caprice a la
contrariete; le galant avait subi le caprice, le courtisan devait
plier sous l'humeur contrariante.

Buckingham s'inclina, mais ne repondit point.

-- Il est vrai, madame, dit Rochester en s'inclinant a son tour,
que Parry est le modele des serviteurs; mais, madame, il n'est
plus jeune, et nous ne rions, nous, qu'en voyant les choses gaies.
Est-ce bien gai, un vieillard?

-- Assez, milord, dit sechement lady Henriette, ce sujet de
conversation me blesse.

Puis, comme se parlant a elle-meme:

-- Il est vraiment inoui, continua-t-elle, combien les amis de mon
frere ont peu d'egards pour ses serviteurs!

-- Ah! madame, s'ecria Buckingham, Votre Grace me perce le coeur
avec un poignard forge par ses propres mains.

-- Que veut dire cette phrase tournee en maniere de madrigal
francais, monsieur le duc? Je ne la comprends pas.

-- Elle signifie, madame, que vous-meme, si bonne, si charmante,
si sensible, vous avez ri quelquefois, pardon, je voulais dire
souri, des radotages futiles de ce bon Parry, pour lequel Votre
Altesse se fait aujourd'hui d'une si merveilleuse susceptibilite.

-- Eh bien! milord, dit lady Henriette, si je me suis oubliee a ce
point, vous avez tort de me le rappeler.

Et elle fit un mouvement d'impatience.

-- Ce bon Parry veut me parler, je crois. Monsieur de Rochester,
faites donc aborder, je vous prie.

Rochester s'empressa de repeter le commandement de la princesse.
Une minute apres, la barque touchait le rivage.

-- Debarquons, messieurs, dit lady Henriette en allant chercher le
bras que lui offrait Rochester, bien que Buckingham fut plus pres
d'elle et eut presente le sien.

Alors Rochester, avec un orgueil mal dissimule qui perca d'outre
en outre le coeur du malheureux Buckingham, fit traverser a la
princesse le petit pont que les gens de l'equipage avaient jete du
bateau royal sur la berge.

-- Ou va Votre Grace? demanda Rochester.

-- Vous le voyez, milord, vers ce bon Parry qui erre, comme disait
milord Buckingham, et me cherche avec ses yeux affaiblis par les
larmes qu'il a versees sur nos malheurs.

-- Oh! mon Dieu! dit Rochester, que Votre Altesse est triste
aujourd'hui, madame! nous avons, en verite, l'air de lui paraitre
des fous ridicules.

-- Parlez pour vous, milord, interrompit Buckingham avec depit;
moi, je deplais tellement a Son Altesse que je ne lui parais
absolument rien.

Ni Rochester ni la princesse ne repondirent; on vit seulement lady
Henriette entrainer son cavalier d'une course plus rapide.
Buckingham resta en arriere et profita de cet isolement pour se
livrer, sur son mouchoir, a des morsures tellement furieuses que
la batiste fut mise en lambeaux au troisieme coup de dents.

-- Parry, bon Parry, dit la princesse avec sa petite voix, viens
par ici; je vois que tu me cherches, et j'attends.

-- Ah! madame, dit Rochester venant charitablement au secours de
son compagnon, demeure, comme nous l'avons dit, en arriere, si
Parry ne voit pas Votre Altesse, l'homme qui le suit est un guide
suffisant, meme pour un aveugle; car, en verite, il a des yeux de
flamme; c'est un fanal a double lampe que cet homme.

-- Eclairant une fort belle et fort martiale figure, dit la
princesse decidee a rompre en visiere a tout propos.

Rochester s'inclina.

-- Une de ces vigoureuses tetes de soldat comme on n'en voit qu'en
France, ajouta la princesse avec la perseverance de la femme sure
de l'impunite.

Rochester et Buckingham se regarderent comme pour se dire: "Mais
qu'a-t-elle donc?"

-- Voyez, monsieur de Buckingham, ce que veut Parry, dit lady
Henriette: allez.

Le jeune homme, qui regardait cet ordre comme une faveur, reprit
courage et courut au-devant de Parry, qui, toujours suivi par
d'Artagnan, s'avancait avec lenteur du cote de la noble compagnie.
Parry marchait avec lenteur a cause de son age. D'Artagnan
marchait lentement et noblement, comme devait marcher d'Artagnan
double d'un tiers de million, c'est-a-dire sans forfanterie, mais
aussi sans timidite. Lorsque Buckingham, qui avait mis un grand
empressement a suivre les intentions de la princesse, laquelle
s'etait arretee sur un banc de marbre, comme fatiguee des quelques
pas qu'elle venait de faire, lorsque Buckingham, disons-nous, ne
fut plus qu'a quelques pas de Parry, celui-ci le reconnut.

-- Ah! milord, dit-il tout essouffle, Votre Grace veut-elle obeir
au roi?

-- En quoi, monsieur Parry? demanda le jeune homme avec une sorte
de froideur temperee par le desir d'etre agreable a la princesse.

-- Eh bien! Sa Majeste prie Votre Grace de presenter Monsieur a
lady Henriette Stuart.

-- Monsieur qui, d'abord? demanda le duc avec hauteur.

D'Artagnan, on le sait, etait facile a effaroucher; le ton de
milord Buckingham lui deplut. Il regarda le courtisan a la hauteur
des yeux, et deux eclairs brillerent sous ses sourcils fronces.
Puis, faisant un effort sur lui-meme:

-- Monsieur le chevalier d'Artagnan, milord, repondit-il
tranquillement.

-- Pardon, monsieur, mais ce nom m'apprend votre nom, voila tout.

-- C'est-a-dire?

-- C'est-a-dire que je ne vous connais pas.

-- Je suis plus heureux que vous, monsieur, repondit d'Artagnan,
car, moi, j'ai eu l'honneur de connaitre beaucoup votre famille et
particulierement milord duc de Buckingham, votre illustre pere.

-- Mon pere? fit Buckingham. En effet, monsieur, il me semble
maintenant me rappeler... M. le chevalier d'Artagnan, dites-vous?

D'Artagnan s'inclina.

-- En personne, dit-il.

-- Pardon, n'etes-vous point l'un de ces Francais qui eurent avec
mon pere certains rapports secrets?

-- Precisement, monsieur le duc, je suis un de ces Francais-la.

-- Alors, monsieur, permettez-moi de vous dire qu'il est etrange
que mon pere, de son vivant, n'ait jamais entendu parler de vous.

-- Non, monsieur, mais il en a entendu parler au moment de sa
mort; c'est moi qui lui ai fait passer, par le valet de chambre de
la reine Anne d'Autriche, l'avis du danger qu'il courait;
malheureusement l'avis est arrive trop tard.

-- N'importe! monsieur, dit Buckingham, je comprends maintenant
qu'ayant eu l'intention de rendre un service au pere, vous veniez
reclamer la protection du fils.

-- D'abord, milord, repondit flegmatiquement d'Artagnan, je ne
reclame la protection de personne. Sa Majeste le roi Charles II, a
qui j'ai eu l'honneur de rendre quelques services (il faut vous
dire, monsieur, que ma vie s'est passee a cette occupation), le
roi Charles II, donc, qui veut bien m'honorer de quelque
bienveillance, a desire que je fusse presente a lady Henriette, sa
soeur, a laquelle j'aurai peut-etre aussi le bonheur d'etre utile
dans l'avenir. Or, le roi vous savait en ce moment aupres de Son
Altesse, et m'a adresse a vous, par l'entremise de Parry. Il n'y a
pas d'autre mystere. Je ne vous demande absolument rien, et si
vous ne voulez pas me presenter a Son Altesse, j'aurai la douleur
de me passer de vous et la hardiesse de me presenter moi-meme.

-- Au moins, monsieur, repliqua Buckingham, qui tenait a avoir le
dernier mot, vous ne reculerez pas devant une explication
provoquee par vous.

-- Je ne recule jamais, monsieur, dit d'Artagnan.

-- Vous devez savoir alors, puisque vous avez eu des rapports
secrets avec mon pere, quelque detail particulier?

-- Ces rapports sont deja loin de nous, monsieur, car vous n'etiez
pas encore ne, et pour quelques malheureux ferrets de diamant que
j'ai recus de ses mains et rapportes en France, ce n'est vraiment
pas la peine de reveiller tant de souvenirs.

-- Ah! monsieur, dit vivement Buckingham en s'approchant de
d'Artagnan et en lui tendant la main, c'est donc vous! vous que
mon pere a tant cherche et qui pouviez tant attendre de nous!

-- Attendre, monsieur! en verite, c'est la mon fort, et toute ma
vie j'ai attendu.

Pendant ce temps, la princesse, lasse de ne pas voir venir a elle
l'etranger, s'etait levee et s'etait approchee.

-- Au moins, monsieur, dit Buckingham, n'attendrez-vous point
cette presentation que vous reclamez de moi.

Alors, se retournant et s'inclinant devant lady Henriette:

-- Madame, dit le jeune homme, le roi votre frere desire que j'aie
l'honneur de presenter a Votre Altesse M. le chevalier d'Artagnan.

-- Pour que Votre Altesse ait au besoin un appui solide et un ami
sur, ajouta Parry.

D'Artagnan s'inclina.

-- Vous avez encore quelque chose a dire, Parry? repondit lady
Henriette souriant a d'Artagnan, tout en adressant la parole au
vieux serviteur.

-- Oui, madame, le roi desire que Votre Altesse garde
religieusement dans sa memoire le nom et se souvienne du merite de
M. d'Artagnan, a qui Sa Majeste doit, dit-elle, d'avoir recouvre
son royaume.

Buckingham, la princesse et Rochester se regarderent etonnes.

-- Cela, dit d'Artagnan, est un autre petit secret dont, selon
toute probabilite, je ne me vanterai pas au fils de Sa Majeste le
roi Charles II, comme j'ai fait a vous a l'endroit des ferrets de
diamant.

-- Madame, dit Buckingham, Monsieur vient, pour la seconde fois,
de rappeler a ma memoire un evenements qui excite tellement ma
curiosite, que j'oserai vous demander la permission de l'ecarter
un instant de vous, pour l'entretenir en particulier.

-- Faites, milord, dit la princesse, mais rendez bien vite a la
soeur cet ami si devoue au frere.

Et elle reprit le bras de Rochester, pendant que Buckingham
prenait celui de d'Artagnan.

-- Oh! racontez-moi donc, chevalier, dit Buckingham, toute cette
affaire des diamants, que nul ne sait en Angleterre, pas meme le
fils de celui qui en fut le heros.

-- Milord, une seule personne avait le droit de raconter toute
cette affaire, comme vous dites, c'etait votre pere; il a juge a
propos de se taire, je vous demanderai la permission de l'imiter.

Et d'Artagnan s'inclina en homme sur lequel il est evident
qu'aucune instance n'aura de prise.

-- Puisqu'il en est ainsi, monsieur, dit Buckingham, pardonnez-moi
mon indiscretion, je vous prie; et si quelque jour, moi aussi,
j'allais en France...

Et il se retourna pour donner un dernier regard a la princesse,
qui ne s'inquietait guere de lui, toute occupee qu'elle etait ou
paraissait etre de la conversation de Rochester.

Buckingham soupira.

-- Eh bien? demanda d'Artagnan.

-- Je disais donc que si quelque jour, moi aussi, j'allais en
France...

-- Vous irez, milord, dit en souriant d'Artagnan, c'est moi qui
vous en reponds.

-- Et pourquoi cela?

-- Oh! j'ai d'etranges manieres de prediction, moi; et une fois
que je predis, je me trompe rarement. Si donc vous venez en
France?

-- Eh bien! monsieur, vous a qui les rois demandent cette
precieuse amitie qui leur rend des couronnes, j'oserai vous
demander un peu de ce grand interet que vous avez voue a mon pere.

-- Milord, repondit d'Artagnan, croyez que je me tiendrai pour
fort honore, si, la-bas, vous voulez bien encore vous souvenir que
vous m'avez vu ici. Et maintenant, permettez...

Se retournant alors vers lady Henriette:

-- Madame, dit-il, Votre Altesse est fille de France, et, en cette
qualite, j'espere la revoir a Paris. Un de mes jours heureux sera
celui ou Votre Altesse me donnera un ordre quelconque qui me
rappelle, a moi, qu'elle n'a point oublie les recommandations de
son auguste frere.

Et il s'inclina devant la jeune princesse, qui lui donna sa main a
baiser avec une grace toute royale.

-- Ah! madame, dit tout bas Buckingham, que faudrait-il faire pour
obtenir de Votre Altesse une pareille faveur?

-- Dame! milord, repondit lady Henriette, demandez a
M. d'Artagnan, il vous le dira.


Chapitre XXXVI -- Comment d'Artagnan tira, comme eut fait une fee,
une maison de plaisance d'une boite de sapin


Les paroles du roi, touchant l'amour-propre de Monck, n'avaient
pas inspire a d'Artagnan une mediocre apprehension. Le lieutenant
avait eu toute sa vie le grand art de choisir ses ennemis, et
lorsqu'il les avait pris implacables et invincibles, c'est qu'il
n'avait pu, sous aucun pretexte, faire autrement. Mais les points
de vue changent beaucoup dans la vie. C'est une lanterne magique
dont l'oeil de l'homme modifie chaque annee les aspects. Il en
resulte que, du dernier jour d'une annee ou l'on voyait blanc, au
premier jour de l'autre ou l'on verra noir, il n'y a que l'espace
d'une nuit. Or, d'Artagnan, lorsqu'il partit de Calais avec ses
dix sacripants, se souciait aussi peu de prendre a partie Goliath,
Nabuchodonosor ou Holopherne, que de croiser l'epee avec une
recrue, ou que de discuter avec son hotesse. Alors il ressemblait
a l'epervier qui a jeun attaque un belier. La faim aveugle. Mais
d'Artagnan rassasie, d'Artagnan riche, d'Artagnan vainqueur,
d'Artagnan fier d'un triomphe si difficile, d'Artagnan avait trop
a perdre pour ne pas compter chiffre a chiffre avec la mauvaise
fortune probable.

Il songeait donc, tout en revenant de sa presentation, a une seule
chose, c'est-a-dire a menager un homme aussi puissant que Monck,
un homme que Charles menageait aussi, tout roi qu'il etait; car, a
peine etabli, le protege pouvait encore avoir besoin du
protecteur, et ne lui refuserait point par consequent, le cas
echeant, la mince satisfaction de deporter M. d'Artagnan, ou de le
renfermer dans quelque tour du Middlesex, ou de le faire un peu
noyer dans le trajet maritime de Douvres a Boulogne. Ces sortes de
satisfactions se rendent de rois a vice-rois, sans tirer autrement
a consequence.

Il n'etait meme pas besoin que le roi fut actif dans cette
contrepartie de la piece ou Monck prendrait sa revanche. Le role
du roi se bornerait tout simplement a pardonner au vice-roi
d'Irlande tout ce qu'il aurait entrepris contre d'Artagnan. Il ne
fallait rien autre chose pour mettre la conscience du duc
d'Albermale en repos qu'un _te absolvo_ dit en riant, ou le
griffonnage du Charles, _the king_, trace au bas d'un parchemin;
et avec ces deux mots prononces, ou ces trois mots ecrits, le
pauvre d'Artagnan etait a tout jamais enterre sous les ruines de
son imagination. Et puis, chose assez inquietante pour un homme
aussi prevoyant que l'etait notre mousquetaire, il se voyait seul,
et l'amitie d'Athos ne suffisait point pour le rassurer. Certes,
s'il se fut agi d'une bonne distribution de coups d'epee, le
mousquetaire eut compte sur son compagnon; mais dans des
delicatesses avec un roi, lorsque le peut-etre d'un hasard
malencontreux viendrait aider a la justification de Monck ou de
Charles II, d'Artagnan connaissait assez Athos pour etre sur qu'il
ferait la plus belle part a la loyaute du survivant, et se
contenterait de verser force larmes sur la tombe du mort, quitte,
si le mort etait son ami, a composer ensuite son epitaphe avec les
superlatifs les plus pompeux.

"Decidement, pensait le Gascon, et cette pensee etait le resultat
des reflexions qu'il venait de faire tout bas, et que nous venons
de faire tout haut, decidement il faut que je me reconcilie avec
M. Monck, et que j'acquiere la preuve de sa parfaite indifference
pour le passe. Si, ce qu'a Dieu ne plaise, il est encore maussade
et reserve dans l'expression de ce sentiment, je donne mon argent
a emporter a Athos, je demeure en Angleterre juste assez de temps
pour le devoiler; puis, comme j'ai l'oeil vif et le pied leger, je
saisis le premier signe hostile, je decampe, je me cache chez
milord de Buckingham, qui me parait bon diable au fond, et auquel,
en recompense de son hospitalite, je raconte alors toute cette
histoire de diamants, qui ne peut plus compromettre qu'une vieille
reine, laquelle peut bien passer, etant la femme d'un ladre vert
comme M. de Mazarin, pour avoir ete autrefois la maitresse d'un
beau seigneur comme Buckingham. Mordioux! c'est dit, et ce Monck
ne me surmontera pas. Eh! d'ailleurs, une idee!"

On sait que ce n'etaient pas, en general, les idees qui manquaient
a d'Artagnan. C'est que, pendant son monologue, d'Artagnan venait
de se boutonner jusqu'au menton, et rien n'excitait en lui
l'imagination comme cette preparation a un combat quelconque,
nommee accinction par les Romains. Il arriva tout echauffe au
logis du duc d'Albermale. On l'introduisit chez le vice-roi avec
une celerite qui prouvait qu'on le regardait comme etant de la
maison. Monck etait dans son cabinet de travail.

-- Milord, lui dit d'Artagnan avec cette expression de franchise
que le Gascon savait si bien etendre sur son visage ruse, milord,
je viens demander un conseil a Votre Grace.

Monck, aussi boutonne moralement que son antagoniste l'etait
physiquement, Monck repondit:

-- Demandez, mon cher.

Et sa figure presentait une expression non moins ouverte que celle
de d'Artagnan.

-- Milord, avant toute chose, promettez-moi secret et indulgence.

-- Je vous promets tout ce que vous voudrez. Qu'y a-t-il? dites!

-- Il y a, milord, que je ne suis pas tout a fait content du roi.

-- Ah! vraiment! Et en quoi, s'il vous plait, mon cher lieutenant?

-- En ce que Sa Majeste se livre parfois a des plaisanteries fort
compromettantes pour ses serviteurs, et la plaisanterie, milord,
est une arme qui blesse fort les gens d'epee comme nous.

Monck fit tous ses efforts pour ne pas trahir sa pensee; mais
d'Artagnan le guettait avec une attention trop soutenue pour ne
pas apercevoir une imperceptible rougeur sur ses joues.

-- Mais quant a moi, dit Monck de l'air le plus naturel du monde,
je ne suis pas ennemi de la plaisanterie, mon cher monsieur
d'Artagnan; mes soldats vous diront meme que bien des fois, au
camp, j'entendais fort indifferemment, et avec un certain gout
meme, les chansons satiriques qui, de l'armee de Lambert,
passaient dans la mienne, et qui, bien certainement, eussent
ecorche les oreilles d'un general plus susceptible que je ne le
suis.

-- Oh! milord, fit d'Artagnan, je sais que vous etes un homme
complet, je sais que vous etes place depuis longtemps au-dessus
des miseres humaines, mais il y a plaisanteries et plaisanteries,
et certaines, quant a moi, ont le privilege de m'irriter au-dela
de toute expression.

-- Peut-on savoir lesquelles, _my dear_?

-- Celles qui sont dirigees contre mes amis ou contre les gens que
je respecte, milord.

Monck fit un imperceptible mouvement que d'Artagnan apercut.

-- Et en quoi, demanda Monck, en quoi le coup d'epingle qui
egratigne autrui peut-il vous chatouiller la peau? Contez-moi
cela, voyons!

-- Milord, je vais vous l'expliquer par une seule phrase; il
s'agissait de vous.

Monck fit un pas vers d'Artagnan.

-- De moi? dit-il.

-- Oui, et voila ce que je ne puis m'expliquer; mais aussi peut-
etre est-ce faute de connaitre son caractere. Comment le roi a-t-
il le coeur de railler un homme qui lui a rendu tant et de si
grands services? Comment comprendre qu'il s'amuse a mettre aux
prises un lion comme vous avec un moucheron comme moi?

-- Aussi je ne vois cela en aucune facon, dit Monck.

-- Si fait! Enfin, le roi, qui me devait une recompense, pouvait
me recompenser comme un soldat, sans imaginer cette histoire de
rancon qui vous touche, milord.

-- Non, fit Monck en riant, elle ne me touche en aucune facon, je
vous jure.

-- Pas a mon endroit, je le comprends; vous me connaissez, milord,
je suis si discret que la tombe paraitrait bavarde aupres de moi;
mais... comprenez-vous, milord?

-- Non, s'obstina a dire Monck.

-- Si un autre savait le secret que je sais...

-- Quel secret?

-- Eh! milord, ce malheureux secret de Newcastle.

-- Ah! le million de M. le comte de La Fere?

-- Non, milord, non; l'entreprise faite sur Votre Grace.

-- C'etait bien joue, chevalier, voila tout; et il n'y avait rien
a dire; vous etes un homme de guerre, brave et ruse a la fois, ce
qui prouve que vous reunissez les qualites de Fabius et d'Annibal.
Donc, vous avez use de vos moyens, de la force et de la ruse; il
n'y a rien a dire a cela, et c'etait a moi de me garantir.

-- Eh! je le sais, milord, et je n'attendais pas moins de votre
impartialite, aussi, s'il n'y avait que l'enlevement en lui-meme,
mordioux! ce ne serait rien; mais il y a...

-- Quoi?

-- Les circonstances de cet enlevement.

-- Quelles circonstances?

-- Vous savez bien, milord, ce que je veux dire.

-- Non, Dieu me damne!

-- Il y a... c'est qu'en verite c'est fort difficile a dire.

-- Il y a?

-- Eh bien! il y a cette diable de boite.

Monck rougit visiblement.

-- Cette indignite de boite, continua d'Artagnan, de boite en
sapin, vous savez?

-- Bon! je l'oubliais.

-- En sapin, continua d'Artagnan, avec des trous pour le nez et la
bouche. En verite, milord, tout le reste etait bien; mais la
boite, la boite! decidement, c'etait une mauvaise plaisanterie.

Monck se demenait dans tous les sens.

-- Et cependant, que j'aie fait cela, reprit d'Artagnan, moi, un
capitaine d'aventures, c'est tout simple, parce que, a cote de
l'action un peu legere que j'ai commise, mais que la gravite de la
situation peut faire excuser, j'ai la circonspection et la
reserve.

-- Oh! dit Monck, croyez que je vous connais bien, monsieur
d'Artagnan, et que je vous apprecie.

D'Artagnan ne perdait pas Monck de vue, etudiant tout ce qui se
passait dans l'esprit du general au fur et a mesure qu'il parlait.

-- Mais il ne s'agit pas de moi, reprit-il.

-- Enfin, de qui s'agit-il donc? demanda Monck, qui commencait a
s'impatienter.

-- Il s'agit du roi, qui jamais ne retiendra sa langue.

-- Eh bien! quand il parlerait, au bout du compte? dit Monck en
balbutiant.

-- Milord, reprit d'Artagnan, ne dissimulez pas, je vous en
supplie, avec un homme qui parle aussi franchement que je le fais.
Vous avez le droit de herisser votre susceptibilite, si benigne
qu'elle soit. Que diable! ce n'est pas la place d'un homme serieux
comme vous, d'un homme qui joue avec des couronnes et des sceptres
comme un bohemien avec des boules; ce n'est pas la place d'un
homme serieux, disais-je, que d'etre enferme dans une boite, ainsi
qu'un objet curieux d'histoire naturelle; car enfin, vous
comprenez, ce serait pour faire crever de rire tous vos ennemis,
et vous etes si grand, si noble, si genereux, que vous devez en
avoir beaucoup. Ce secret pourrait faire crever de rire la moitie
du genre humain si l'on vous representait dans cette boite. Or, il
n'est pas decent que l'on rie ainsi du second personnage de ce
royaume.

Monck perdit tout a fait contenance a l'idee de se voir represente
dans sa boite.

Le ridicule, comme l'avait judicieusement prevu d'Artagnan,
faisait sur lui ce que ni les hasards de la guerre, ni les desirs
de l'ambition, ni la crainte de la mort n'avaient pu faire.

"Bon! pensa le Gascon, il a peur; je suis sauve."

-- Oh! quant au roi, dit Monck, ne craignez rien, cher monsieur
d'Artagnan, le roi ne plaisantera pas avec Monck, je vous jure!

L'eclair de ses yeux fut intercepte au passage par d'Artagnan.
Monck se radoucit aussitot.

-- Le roi, continua-t-il, est d'un trop noble naturel, le roi a un
coeur trop haut place pour vouloir du mal a qui lui fait du bien.

-- Oh! certainement s'ecria d'Artagnan. Je suis entierement de
votre opinion sur le coeur du roi, mais non sur sa tete; il est
bon, mais il est leger.

-- Le roi ne sera pas leger avec Monck, soyez tranquille.

-- Ainsi, vous etes tranquille, vous, milord?

-- De ce cote du moins, oui, parfaitement.

-- Oh! je vous comprends, vous etes tranquille du cote du roi.

-- Je vous l'ai dit.

-- Mais vous n'etes pas aussi tranquille du mien?

-- Je croyais vous avoir affirme que je croyais a votre loyaute et
a votre discretion.

-- Sans doute, sans doute; mais vous reflechirez a une chose...

-- A laquelle?...

-- C'est que je ne suis pas seul, c'est que j'ai des compagnons;
et quels compagnons!

-- Oh! oui, je les connais.

-- Malheureusement, milord, et ils vous connaissent aussi.

-- Eh bien?

-- Eh bien! ils sont la-bas, a Boulogne, ils m'attendent.

-- Et vous craignez...?

-- Oui, je crains qu'en mon absence... Parbleu! Si j'etais pres
d'eux, je repondrais bien de leur silence.

-- Avais-je raison de vous dire que le danger, s'il y avait
danger, ne viendrait pas de Sa Majeste, quelque peu disposee
qu'elle soit a la plaisanterie, mais de vos compagnons, comme vous
dites... Etre raille par un roi, c'est tolerable encore, mais par
des goujats d'armee... Goddam!

-- Oui, je comprends, c'est insupportable; et voila pourquoi,
milord, je venais vous dire: "Ne croyez-vous pas qu'il serait bon
que je partisse pour la France le plus tot possible?"

-- Certes, si vous croyez que votre presence...

-- Impose a tous ces coquins? De cela, oh! j'en suis sur, milord.

-- Votre presence n'empechera point le bruit de se repandre s'il a
transpire deja.

-- Oh! il n'a point transpire, milord, je vous le garantis. En
tout cas, croyez que je suis bien determine a une grande chose.

-- Laquelle?

-- A casser la tete au premier qui aura propage ce bruit et au
premier qui l'aura entendu. Apres quoi, je reviens en Angleterre
chercher un asile et peut-etre de l'emploi aupres de Votre Grace.

-- Oh! revenez, revenez!

-- Malheureusement, milord, je ne connais que vous, ici, et je ne
vous trouverai plus, ou vous m'aurez oublie dans vos grandeurs.

-- Ecoutez, monsieur d'Artagnan, repondit Monck, vous etes un
charmant gentilhomme, plein d'esprit et de courage; vous meritez
toutes les fortunes de ce monde; venez avec moi en Ecosse, et, je
vous jure, je vous y ferai dans ma vice-royaute un sort que chacun
enviera.

-- Oh! milord, c'est impossible a cette heure. A cette heure, j'ai
un devoir sacre a remplir; j'ai a veiller autour de votre gloire;
j'ai a empecher qu'un mauvais plaisant ne ternisse aux yeux des
contemporains, qui sait? aux yeux de la posterite meme, l'eclat de
votre nom.

-- De la posterite, monsieur d'Artagnan?

-- Eh! sans doute; il faut que, pour la posterite, tous les
details de cette histoire restent un mystere; car enfin, admettez
que cette malheureuse histoire du coffre de sapin se repande, et
l'on dira, non pas que vous avez retabli le roi loyalement, en
vertu de votre libre arbitre, mais bien par suite d'un compromis
fait entre vous deux a Scheveningen. J'aurai beau dire comment la
chose s'est passee, moi qui le sais, on ne me croira pas, et l'on
dira que j'ai recu ma part du gateau et que je la mange.

Monck fronca le sourcil.

-- Gloire, honneur, probite, dit-il, vous n'etes que de vains
mots!

-- Brouillard, repliqua d'Artagnan, brouillard a travers lequel
personne ne voit jamais bien clair.

-- Eh bien! alors, allez en France, mon cher monsieur, dit Monck;
allez et, pour vous rendre l'Angleterre plus accessible et plus
agreable, acceptez un souvenir de moi.

"Mais allons donc!" pensa d'Artagnan.

-- J'ai sur les bords de la Clyde, continua Monck, une petite
maison sous des arbres, un cottage, comme on appelle cela ici. A
cette maison sont attaches une centaine d'arpents de terre;
acceptez-la.

-- Oh! milord...

-- Dame! vous serez la chez vous, et ce sera le refuge dont vous
me parliez tout a l'heure.

-- Moi, je serais votre oblige a ce point, milord! En verite, j'en
ai honte!

-- Non pas, monsieur, reprit Monck avec un fin sourire, non pas,
c'est moi qui serai le votre.

Et serrant la main du mousquetaire:

-- Je vais faire dresser l'acte de donation, dit-il.

Et il sortit.

D'Artagnan le regarda s'eloigner et demeura pensif et meme emu.

-- Enfin, dit-il, voila pourtant un brave homme. Il est triste de
sentir seulement que c'est par peur de moi et non par affection
qu'il agit ainsi. Eh! bien! je veux que l'affection lui vienne.

Puis, apres un instant de reflexion plus profonde:

-- Bah! dit-il, a quoi bon? C'est un Anglais!

Et il sortit, a son tour, un peu etourdi de ce combat.

-- Ainsi, dit-il, me voila proprietaire. Mais comment diable
partager le cottage avec Planchet? A moins que je ne lui donne les
terres et que je ne prenne le chateau, ou bien que ce ne soit lui
qui ne prenne le chateau, et moi... Fi donc! M. Monck ne
souffrirait point que je partageasse avec un epicier une maison
qu'il a habitee! Il est trop fier pour cela! D'ailleurs, pourquoi
en parler? Ce n'est point avec l'argent de la societe que j'ai
acquis cet immeuble; c'est avec ma seule intelligence; il est donc
bien a moi. Allons retrouver Athos.

Et il se dirigea vers la demeure du comte de La Fere.


Chapitre XXXVII -- Comment d'Artagnan regla le passif de la
societe avant d'etablir son actif


"Decidement, se dit d'Artagnan, je suis en veine. Cette etoile qui
luit une fois dans la vie de tout homme, qui a lui pour Job et
pour Irus, le plus malheureux des Juifs et le plus pauvre des
Grecs, vient enfin de luire pour moi. Je ne ferai pas de folie, je
profiterai; c'est assez tard pour que je sois raisonnable."

Il soupa ce soir-la de fort bonne humeur avec son amis Athos, ne
lui parla pas de la donation attendue, mais ne put s'empecher,
tout en mangeant, de questionner son ami sur les provenances, les
semailles, les plantations.

Athos repondit complaisamment, comme il faisait toujours. Son idee
etait que d'Artagnan voulait devenir proprietaire; seulement, il
se prit plus d'une fois a regretter l'humeur si vive, les saillies
si divertissantes du gai compagnon d'autrefois. D'Artagnan, en
effet, profitait du reste de graisse figee sur l'assiette pour y
tracer des chiffres et faire des additions d'une rotondite
surprenante.

L'ordre ou plutot la licence d'embarquement arriva chez eux le
soir. Tandis qu'on remettait le papier au comte, un autre messager
tendait a d'Artagnan une petite liasse de parchemins revetus de
tous les sceaux dont se pare la propriete fonciere en Angleterre.
Athos le surprit a feuilleter ces differents actes, qui
etablissaient la transmission de propriete. Le prudent Monck,
d'autres eussent dit le genereux Monck, avait commue la donation
en une vente, et reconnaissait avoir recu la somme de quinze mille
livres pour prix de la cession.

Deja le messager s'etait eclipse. D'Artagnan lisait toujours,
Athos le regardait en souriant. D'Artagnan, surprenant un de ces
sourires par-dessus son epaule, renferma toute la liasse dans son
etui.

-- Pardon, dit Athos.

-- Oh! vous n'etes pas indiscret, mon cher, repliqua le
lieutenant; je voudrais...

-- Non, ne me dites rien, je vous prie: des ordres sont choses si
sacrees, qu'a son frere, a son pere, le charge de ces ordres ne
doit pas avouer un mot. Ainsi, moi qui vous parle et qui vous aime
plus tendrement que frere, pere et tout au monde...

-- Hors votre Raoul?

-- J'aimerai plus encore Raoul lorsqu'il sera un homme et que je
l'aurai vu se dessiner dans toutes les phases de son caractere et
de ses actes... comme je vous ai vu, vous, mon ami.

-- Vous disiez donc que vous aviez un ordre aussi, et que vous ne
me le communiqueriez pas?

-- Oui, cher d'Artagnan.

Le Gascon soupira.

-- Il fut un temps, dit-il, ou cet ordre, vous l'eussiez mis la,
tout ouvert sur la table, en disant: "D'Artagnan, lisez-nous ce
grimoire, a Porthos, a Aramis et a moi."

-- C'est vrai... Oh! c'etait la jeunesse, la confiance, la
genereuse saison ou le sang commande lorsqu'il est echauffe par la
passion!

-- Eh bien! Athos, voulez-vous que je vous dise?

-- Dites, ami.

-- Cet adorable temps, cette genereuse saison, cette domination du
sang echauffe, toutes choses fort belles sans doute, je ne les
regrette pas du tout. C'est absolument comme le temps des
etudes... J'ai toujours rencontre quelque part un sot pour me
vanter ce temps des pensums, des ferules, des croutes de pain
sec... C'est singulier, je n'ai jamais aime cela, moi; et si
actif, si sobre que je fusse (vous savez si je l'etais, Athos), si
simple que je parusse dans mes habits, je n'ai pas moins prefere
les broderies de Porthos a ma petite casaque poreuse, qui laissait
passer la bise en hiver, le soleil en ete. Voyez-vous, mon ami, je
me defierai toujours de celui qui pretendra preferer le mal au
bien. Or, du temps passe, tout fut mal pour moi, du temps ou
chaque mois voyait un trou de plus a ma peau et a ma casaque, un
ecu d'or de moins dans ma pauvre bourse; de cet execrable temps de
bascules et de balancoires, je ne regrette absolument rien, rien,
rien, que notre amitie; car chez moi il y a un coeur; et, c'est
miracle, ce coeur n'a pas ete desseche par le vent de la misere
qui passait aux trous de mon manteau, ou traverse par les epees de
toute fabrique qui passaient aux trous de ma pauvre chair.

-- Ne regrettez pas notre amitie, dit Athos; elle ne mourra
qu'avec nous. L'amitie se compose surtout de souvenirs et
d'habitudes, et si vous avez fait tout a l'heure une petite satire
de la mienne parce que j'hesite a vous reveler ma mission en
France...

-- Moi?... O ciel! si vous saviez, cher et bon ami, comme
desormais toutes les missions du monde vont me devenir
indifferentes!

Et il serra ses parchemins dans sa vaste poche. Athos se leva de
table et appela l'hote pour payer la depense.

-- Depuis que je suis votre ami, dit d'Artagnan, je n'ai jamais
paye un ecot. Porthos souvent, Aramis quelquefois, et vous,
presque toujours, vous tirates votre bourse au dessert.
Maintenant, je suis riche, et je vais essayer si cela est heroique
de payer.

-- Faites, dit Athos en remettant sa bourse dans sa poche.

Les deux amis se dirigerent ensuite vers le port, non sans que
d'Artagnan eut regarde en arriere pour surveiller le transport de
ses chers ecus. La nuit venait d'etendre son voile epais sur l'eau
jaune de la Tamise; on entendait ces bruits de tonnes et de
poulies, precurseurs de l'appareillage, qui tant de fois avaient
fait battre le coeur des mousquetaires, alors que le danger de la
mer etait le moindre de ceux qu'ils allaient affronter. Cette
fois, ils devaient s'embarquer sur un grand vaisseau qui les
attendait a Gravesend, et Charles II, toujours delicat dans les
petites choses, avait envoye un de ses yachts avec douze hommes de
sa garde ecossaise, pour faire honneur a l'ambassadeur qu'il
deputait en France. A minuit le yacht avait depose ses passagers a
bord du vaisseau, et a huit heures du matin le vaisseau debarquait
l'ambassadeur et son ami devant la jetee de Boulogne.

Tandis que le comte avec Grimaud s'occupait des chevaux pour aller
droit a Paris, d'Artagnan courait a l'hotellerie ou, selon ses
ordres, sa petite armee devait l'attendre. Ces messieurs
dejeunaient d'huitres, de poisson et d'eau-de-vie aromatisee,
lorsque parut d'Artagnan, Ils etaient bien gais, mais aucun
n'avait encore franchi les limites de la raison. Un hourra de joie
accueillit le general.

-- Me voici, dit d'Artagnan; la campagne est terminee. Je viens
apporter a chacun le supplement de solde qui etait promis.

Les yeux brillerent.

-- Je gage qu'il n'y a deja plus cent livres dans l'escarcelle du
plus riche de vous?

-- C'est vrai! s'ecria-t-on en choeur.

-- Messieurs, dit alors d'Artagnan, voici la derniere consigne. Le
traite de commerce a ete conclu, grace a ce coup de main qui nous
a rendus maitres du plus habile financier de l'Angleterre; car a
present, je dois vous l'avouer, l'homme qu'il s'agissait
d'enlever, c'etait le tresorier du general Monck.

Ce mot de tresorier produisit un certain effet dans son armee.
D'Artagnan remarqua que les yeux du seul Menneville ne
temoignaient pas d'une foi parfaite.

-- Ce tresorier, continua d'Artagnan, je l'ai emmene sur un
terrain neutre, la Hollande; je lui ai fait signer le traite, je
l'ai reconduit moi-meme a Newcastle, et, comme il devait etre
satisfait de nos procedes a son egard, comme le coffre de sapin
avait ete porte toujours sans secousses et rembourre
moelleusement, j'ai demande pour vous une gratification. La voici.

Il jeta un sac assez respectable sur la nappe. Tous etendirent
involontairement la main.

-- Un moment, mes agneaux, dit d'Artagnan; s'il y a les benefices,
il y a aussi les charges.

-- Oh! oh! murmura l'assemblee.

-- Nous allons nous trouver, mes amis, dans une position qui ne
serait pas tenable pour des gens sans cervelle; je parle net: nous
sommes entre la potence et la Bastille.

-- Oh! oh! dit le choeur.

-- C'est aise a comprendre. Il a fallu expliquer au general Monck
la disparition de son tresorier; j'ai attendu pour cela le moment
fort inespere de la restauration du roi Charles II, qui est de mes
amis...

L'armee echangea un regard de satisfaction contre le regard assez
orgueilleux de d'Artagnan.

-- Le roi restaure, j'ai rendu a M. Monck son homme d'affaires, un
peu deplume, c'est vrai, mais enfin je le lui ai rendu. Or, le
general Monck, en me pardonnant, car il m'a pardonne, n'a pu
s'empecher de me dire ces mots que j'engage chacun de vous a se
graver profondement la, entre les yeux, sous la voute du crane:
"Monsieur, la plaisanterie est bonne, mais je n'aime pas
naturellement les plaisanteries; si jamais un mot de ce que vous
avez fait (vous comprenez, monsieur Menneville) s'echappait de vos
levres ou des levres de vos compagnons, j'ai dans mon gouvernement
d'Ecosse et d'Irlande sept cent quarante et une potences en bois
de chene, chevillees de fer et graissees a neuf toutes les
semaines. Je ferais present d'une de ces potences a chacun de
vous, et, remarquez-le bien, cher monsieur d'Artagnan, ajouta-t-il
(remarquez le aussi, cher monsieur Menneville), il m'en resterait
encore sept cent trente pour mes menus plaisirs. De plus..."

-- Ah! ah! firent les auxiliaires, il y a du plus?

-- Une misere de plus: "Monsieur d'Artagnan, j'expedie au roi de
France le traite en question, avec priere de faire fourrer a la
Bastille provisoirement, puis de m'envoyer la-bas tous ceux qui
ont pris part a l'expedition; et c'est une priere a laquelle le
roi se rendra certainement."

Un cri d'effroi partit de tous les coins de la table.

-- La! la! dit d'Artagnan; ce brave M. Monck a oublie une chose,
c'est qu'il ne sait le nom d'aucun d'entre vous; moi seul je vous
connais, et ce n'est pas moi, vous le croyez bien, qui vous
trahirai. Pour quoi faire? Quant a vous, je ne suppose pas que
vous soyez jamais assez niais pour vous denoncer vous-memes, car
alors le roi, pour s'epargner des frais de nourriture et de
logement, vous expedierait en Ecosse, ou sont les sept cent
quarante et une potences. Voila, messieurs. Et maintenant je n'ai
plus un mot a ajouter a ce que je viens d'avoir l'honneur de vous
dire. Je suis sur que l'on m'a compris parfaitement, n'est-ce pas,
monsieur de Menneville?

-- Parfaitement, repliqua celui-ci.

-- Maintenant, les ecus! dit d'Artagnan. Fermez les portes.

Il dit et ouvrit un sac sur la table d'ou tomberent plusieurs
beaux ecus d'or. Chacun fit un mouvement vers le plancher.

-- Tout beau! s'ecria d'Artagnan; que personne ne se baisse et je
retrouverai mon compte.

Il le retrouva en effet, donna cinquante de ces beaux ecus a
chacun, et recut autant de benedictions qu'il avait donne de
pieces.

-- Maintenant, dit-il, s'il vous etait possible de vous ranger un
peu, si vous deveniez de bons et honnetes bourgeois...

-- C'est bien difficile dit un des assistants.

-- Mais pourquoi cela capitaine? dit un autre.

-- C'est parce que je vous aurais retrouves, et, qui sait?
rafraichis de temps en temps par quelque aubaine...

Il fit signe a Menneville, qui ecoutait tout cela d'un air
compose.

-- Menneville, dit-il, venez avec moi. Adieu mes braves; je ne
vous recommande pas d'etre discrets.

Menneville le suivit, tandis que les salutations des auxiliaires
se melaient au doux bruit de l'or tintant dans leurs poches.

-- Menneville, dit d'Artagnan une fois dans la rue, vous n'etes
pas dupe, prenez garde de le devenir; vous ne me faites pas
l'effet d'avoir peur des potences de Monck ni de la Bastille de Sa
Majeste le roi Louis XIV, mais vous me ferez bien la grace d'avoir
peur de moi. Eh bien! ecoutez: Au moindre mot qui vous
echapperait, je vous tuerais comme un poulet. J'ai deja dans ma
poche l'absolution de notre Saint-Pere le pape.

-- Je vous assure que je ne sais absolument rien, mon cher
monsieur d'Artagnan, et que toutes vos paroles sont pour moi
articles de foi.

-- J'etais bien sur que vous etiez un garcon d'esprit, dit le
mousquetaire; il y a vingt-cinq ans que je vous ai juge. Ces
cinquante ecus d'or que je vous donne en plus vous prouveront le
cas que je fais de vous. Prenez.

-- Merci, monsieur d'Artagnan, dit Menneville.

-- Avec cela vous pouvez reellement devenir honnete homme,
repliqua d'Artagnan du ton le plus serieux. Il serait honteux
qu'un esprit comme le votre et un nom que vous n'osez plus porter
se trouvassent effaces a jamais sous la rouille d'une mauvaise
vie. Devenez galant homme, Menneville, et vivez un an avec ces
cent ecus d'or, c'est un beau denier: deux fois la solde d'un haut
officier. Dans un an, venez me voir, et, mordioux! je ferai de
vous quelque chose.

Menneville jura, comme avaient fait ses camarades, qu'il serait
muet comme la tombe. Et cependant, il faut bien que quelqu'un ait
parle, et comme a coup sur ce n'est pas nos neuf compagnons, comme
certainement ce n'est pas Menneville, il faut bien que ce soit
d'Artagnan, qui, en sa qualite de Gascon, avait la langue bien
pres des levres. Car enfin, si ce n'est pas lui, qui serait-ce? Et
comment s'expliquerait le secret du coffre de sapin perce de trous
parvenu a notre connaissance, et d'une facon si complete, que nous
en avons, comme on a pu le voir, raconte l'histoire dans ses
details les plus intimes? details qui, au reste, eclairent d'un
jour aussi nouveau qu'inattendu toute cette portion de l'histoire
d'Angleterre, laissee jusqu'aujourd'hui dans l'ombre par les
historiens nos confreres.


Chapitre XXXVIII -- Ou l'on voit que l'epicier francais s'etait
deja rehabilite au XVIIeme siecle


Une fois ses comptes regles et ses recommandations faites,
d'Artagnan ne songea plus qu'a regagner Paris le plus promptement
possible. Athos, de son cote, avait hate de regagner sa maison et
de s'y reposer un peu. Si entiers que soient restes le caractere
et l'homme, apres les fatigues du voyage, le voyageur s'apercoit
avec plaisir, a la fin du jour, meme quand le jour a ete beau, que
la nuit va venir apporter un peu de sommeil. Aussi, de Boulogne a
Paris, chevauchant cote a cote, les deux amis, quelque peu
absorbes dans leurs pensees individuelles, ne causerent-ils pas de
choses assez interessantes pour que nous en instruisions le
lecteur: chacun d'eux, livre a ses reflexions personnelles, et se
construisant l'avenir a sa facon, s'occupa surtout d'abreger la
distance par la vitesse. Athos et d'Artagnan arriverent le soir du
quatrieme jour, apres leur depart de Boulogne, aux barrieres de
Paris.

-- Ou allez-vous, mon cher ami? demanda Athos. Moi, je me dirige
droit vers mon hotel.

-- Et moi tout droit chez mon associe.

-- Chez Planchet?

-- Mon Dieu, oui: au Pilon-d'Or.

-- N'est-il pas bien entendu que nous nous reverrons?

-- Si vous restez a Paris, oui; car j'y reste, moi.

-- Non. Apres avoir embrasse Raoul, a qui j'ai fait donner rendez-
vous chez moi, dans l'hotel, je pars immediatement pour La Fere.

-- Eh bien! adieu, alors, cher et parfait ami.

-- Au revoir plutot, car enfin je ne sais pas pourquoi vous ne
viendriez pas habiter avec moi a Blois. Vous voila libre, vous
voila riche; je vous acheterai, si vous voulez, un beau bien dans
les environs de Cheverny ou dans ceux de Bracieux. D'un cote, vous
aurez les plus beaux bois du monde, qui vont rejoindre ceux de
Chambord; de l'autre, des marais admirables. Vous qui aimez la
chasse, et qui, bon gre mal gre, etes poete, cher ami, vous
trouverez des faisans, des rales et des sarcelles, sans compter
des couchers de soleil et des promenades en bateau a faire rever
Nemrod et Apollon eux-memes. En attendant l'acquisition, vous
habiterez La Fere, et nous irons voler la pie dans les vignes,
comme faisait le roi Louis XIII. C'est un sage plaisir pour des
vieux comme nous.

D'Artagnan prit les mains d'Athos.

-- Cher comte, lui dit-il, je ne vous dis ni oui ni non. Laissez-
moi passer a Paris le temps indispensable pour regler toutes mes
affaires et m'accoutumer peu a peu a la tres lourde et tres
reluisante idee qui bat dans mon cerveau et m'eblouit. Je suis
riche, voyez-vous, et d'ici a ce que j'aie pris l'habitude de la
richesse, je me connais, je serai un animal insupportable. Or, je
ne suis pas encore assez bete pour manquer d'esprit devant un ami
tel que vous, Athos. L'habit est beau, l'habit est richement dore,
mais il est neuf, et me gene aux entournures.

Athos sourit.

-- Soit, dit-il. Mais a propos de cet habit, cher d'Artagnan,
voulez-vous que je vous donne un conseil?

-- Oh! tres volontiers.

-- Vous ne vous facherez point?

-- Allons donc!

-- Quand la richesse arrive a quelqu'un, tard et tout a coup, ce
quelqu'un, pour ne pas changer, doit se faire avare, c'est-a-dire
ne pas depenser beaucoup plus d'argent qu'il n'en avait
auparavant, ou se faire prodigue, et avoir tant de dettes qu'il
redevienne pauvre.

-- Oh! mais, ce que vous me dites la ressemble fort a un sophisme,
mon cher philosophe.

-- Je ne crois pas. Voulez-vous devenir avare?

-- Non, parbleu! Je l'etais deja, n'ayant rien. Changeons.

-- Alors, soyez prodigue.

-- Encore moins, mordioux! les dettes m'epouvantent. Les
creanciers me representent par anticipation ces diables qui
retournent les damnes sur le gril, et comme la patience n'est pas
ma vertu dominante, je suis toujours tente de rosser les diables.

-- Vous etes l'homme le plus sage que je connaisse, et vous n'avez
de conseils a recevoir de personne. Bien fous ceux qui croiraient
avoir quelque chose a vous apprendre! Mais ne sommes-nous pas a la
rue Saint-Honore?

-- Oui, cher Athos.

-- Tenez, la-bas, a gauche, cette petite maison longue et blanche,
c'est l'hotel ou j'ai mon logement. Vous remarquerez qu'il n'a que
deux etages. J'occupe le premier; l'autre est loue a un officier
que son service tient eloigne huit ou neuf mois de l'annee, en
sorte que je suis dans cette maison comme je serais chez moi, sans
la depense.

-- Oh! que vous vous arrangez bien, Athos! Quel ordre et quelle
largeur! Voila ce que je voudrais reunir. Mais que voulez-vous,
c'est de naissance, et cela ne s'acquiert point.

-- Flatteur! Allons, adieu, cher ami. A propos, rappelez-moi au
souvenir de monsieur Planchet; c'est toujours un garcon d'esprit,
n'est-ce pas?

-- Et de coeur, Athos. Adieu!

Ils se separerent. Pendant toute cette conversation, d'Artagnan
n'avait pas une seconde perdu de vue certain cheval de charge dans
les paniers duquel, sous du foin, s'epanouissaient les sacoches
avec le portemanteau: Neuf heures du soir sonnaient a Saint-Merri;
les garcons de Planchet fermaient la boutique. D'Artagnan arreta
le postillon qui conduisait le cheval de charge au coin de la rue
des Lombards, sous un auvent, et, appelant un garcon de Planchet,
il lui donna a garder non seulement les deux chevaux, mais encore
le postillon; apres quoi, il entra chez l'epicier dont le souper
venait de finir, et qui, dans son entresol, consultait avec une
certaine anxiete le calendrier sur lequel il rayait chaque soir le
jour qui venait de finir. Au moment ou, selon son habitude
quotidienne, Planchet, du dos de sa plume, biffait en soupirant le
jour ecoule, d'Artagnan heurta du pied le seuil de la porte, et le
choc fit sonner son eperon de fer.

-- Ah mon Dieu! cria Planchet.

Le digne epicier n'en put dire davantage; il venait d'apercevoir
son associe. D'Artagnan entra le dos voute, l'oeil morne. Le
Gascon avait son idee a l'endroit de Planchet.

"Bon Dieu! pensa l'epicier en regardant le voyageur, il est
triste!"

Le mousquetaire s'assit.

-- Cher monsieur d'Artagnan, dit Planchet avec un horrible
battement de coeur, vous voila! et la sante?

-- Assez bonne, Planchet, assez bonne, dit d'Artagnan en poussant
un soupir.

-- Vous n'avez point ete blesse, j'espere?

-- Peuh!

-- Ah! je vois, continua Planchet de plus en plus alarme,
l'expedition a ete rude?

-- Oui, fit d'Artagnan.

Un frisson courut par tout le corps de Planchet.

-- Je boirais bien, dit le mousquetaire en levant piteusement la
tete.

Planchet courut lui-meme a l'armoire et servit du vin a d'Artagnan
dans un grand verre. D'Artagnan regarda la bouteille.

-- Quel est ce vin? demanda-t-il.

-- Helas! celui que vous preferez, monsieur, dit Planchet; c'est
ce bon vieux vin d'Anjou qui a failli nous couter un jour si cher
a tous.

-- Ah! repliqua d'Artagnan avec un sourire melancolique; ah! mon
pauvre Planchet, dois-je boire encore du bon vin?

-- Voyons, mon cher maitre, dit Planchet en faisant un effort
surhumain, tandis que tous ses muscles contractes, sa paleur et
son tremblement decelaient la plus vive angoisse. Voyons, j'ai ete
soldat, par consequent j'ai du courage; ne me faites donc pas
languir, cher monsieur d'Artagnan: notre argent est perdu, n'est-
ce pas?

D'Artagnan prit, avant de repondre, un temps qui parut un siecle
au pauvre epicier.

Cependant il n'avait fait que de se retourner sur sa chaise.

-- Et si cela etait, dit-il avec lenteur et en balancant la tete
du haut en bas, que dirais-tu, mon pauvre ami?

Planchet, de pale qu'il etait, devint jaune. On eut dit qu'il
allait avaler sa langue, tant son gosier s'enflait, tant ses yeux
rougissaient.

-- Vingt mille livres! murmura-t-il, vingt mille livres,
cependant!...

D'Artagnan, le cou detendu, les jambes allongees, les mains
paresseuses, ressemblait a une statue du decouragement; Planchet
arracha un douloureux soupir des cavites les plus profondes de sa
poitrine.

-- Allons, dit-il, je vois ce qu'il en est. Soyons hommes. C'est
fini, n'est-ce pas? Le principal, monsieur, est que vous ayez
sauve votre vie.

-- Sans doute, sans doute, c'est quelque chose que la vie; mais,
en attendant, je suis ruine, moi.

-- Cordieu! monsieur, dit Planchet, s'il en est ainsi, il ne faut
point se desesperer pour cela; vous vous mettrez epicier avec moi;
je vous associe a mon commerce; nous partagerons les benefices, et
quand il n'y aura plus de benefices, eh bien! nous partagerons les
amandes, les raisins secs et les pruneaux, et nous grignoterons
ensemble le dernier quartier de fromage de Hollande.

D'Artagnan ne put y resister plus longtemps.

-- Mordioux! s'ecria-t-il tout emu, tu es un brave garcon, sur
l'honneur, Planchet! Voyons, tu n'as pas joue la comedie? Voyons,
tu n'avais pas vu la-bas dans la rue, sous l'auvent, le cheval aux
sacoches?

-- Quel cheval? quelles sacoches? dit Planchet, dont le coeur se
serra a l'idee que d'Artagnan devenait fou.

-- Eh! les sacoches anglaises, mordioux! dit d'Artagnan tout
radieux, tout transfigure.

-- Ah! mon Dieu! articula Planchet en se reculant devant le feu
eblouissant de ses regards.

-- Imbecile! s'ecria d'Artagnan, tu me crois fou. Mordioux!
jamais, au contraire, je n'ai eu la tete plus saine et le coeur
plus joyeux. Aux sacoches, Planchet, aux sacoches!

-- Mais a quelles sacoches, mon Dieu?

D'Artagnan poussa Planchet vers la fenetre.

-- Sous l'auvent, la-bas, lui dit-il, vois-tu un cheval?

-- Oui.

-- Lui vois-tu le dos embarrasse?

-- Oui, oui.

-- Vois-tu un de tes garcons qui cause avec le postillon?

-- Oui, oui, oui.

-- Eh bien! tu sais le nom de ce garcon, puisqu'il est a toi.
Appelle-le.

-- Abdon! Abdon! vocifera Planchet par la fenetre.

-- Amene le cheval, souffla d'Artagnan.

-- Amene le cheval! hurla Planchet.

-- Maintenant, dix livres au postillon, dit d'Artagnan du ton
qu'il eut mis a commander une manoeuvre; deux garcons pour monter
les deux premieres sacoches, deux autres pour les deux dernieres,
et du feu, mordioux! de l'action!

Planchet se precipita par les degres comme si le diable eut mordu
ses chausses. Un moment apres, les garcons montaient l'escalier,
pliant sous leur fardeau. D'Artagnan les renvoyait a leur galetas,
fermait soigneusement la porte et s'adressant a Planchet, qui a
son tour devenait fou:

-- Maintenant, a nous deux! dit-il.

Et il etendit a terre une vaste couverture et vida dessus la
premiere sacoche. Autant fit Planchet de la seconde; puis
d'Artagnan, tout fremissant, eventra la troisieme a coups de
couteau. Lorsque Planchet entendit le bruit agacant de l'argent et
de l'or, lorsqu'il vit bouillonner hors du sac les ecus reluisants
qui fretillaient comme des poissons hors de l'epervier, lorsqu'il
se sentit trempant jusqu'au mollet dans cette maree toujours
montante de pieces fauves ou argentees, le saisissement le prit,
il tourna sur lui-meme comme un homme foudroye, et vint s'abattre
lourdement sur l'enorme monceau que sa pesanteur fit crouler avec
un fracas indescriptible. Planchet, suffoque par la joie, avait
perdu connaissance. D'Artagnan lui jeta un verre de vin blanc au
visage, ce qui le rappela incontinent a la vie.

-- Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu! disait Planchet
essuyant sa moustache et sa barbe.

En ce temps-la comme aujourd'hui, les epiciers portaient la
moustache cavaliere et la barbe de lansquenet; seulement les bains
d'argent, deja tres rares en ce temps-la, sont devenus a peu pres
inconnus aujourd'hui.

-- Mordioux! dit d'Artagnan, il y a la cent mille livres a vous,
monsieur mon associe. Tirez votre epingle, s'il vous plait; moi,
je vais tirer la mienne.

-- Oh! la belle somme, monsieur d'Artagnan, la belle somme!

-- Je regrettais un peu la somme qui te revient, il y a une demi-
heure, dit d'Artagnan; mais a present, je ne la regrette plus, et
tu es un brave epicier, Planchet. Ca! faisons de bons comptes,
puisque les bons comptes, dit-on, font de bons amis.

-- Oh! racontez-moi d'abord toute l'histoire, dit Planchet: ce
doit etre encore plus beau que l'argent.

-- Ma foi, repliqua d'Artagnan se caressant la moustache, je ne
dis pas non, et si jamais l'historien pense a moi pour le
renseigner, il pourra dire qu'il n'aura pas puise a une mauvaise
source. Ecoute donc, Planchet, je vais conter.

-- Et moi faire des piles, dit Planchet. Commencez, mon cher
patron.

-- Voici, dit d'Artagnan en prenant haleine.

-- Voila, dit Planchet en ramassant sa premiere poignee d'ecus.


Chapitre XXXIX -- Le jeu de M. de Mazarin


Dans une grande chambre du Palais-Royal, tendue de velours sombre
que rehaussaient les bordures dorees d'un grand nombre de
magnifiques tableaux, on voyait, le soir meme de l'arrivee de nos
deux Francais, toute la cour reunie devant l'alcove de M. le
cardinal Mazarin, qui donnait a jouer au roi et a la reine.

Un petit paravent separait trois tables dressees dans la chambre.
A l'une de ces tables, le roi et les deux reines etaient assis;
Louis XIV, place en face de la jeune reine, sa femme, lui souriait
avec une expression de bonheur tres reel.

Anne d'Autriche tenait les cartes contre le cardinal, et sa bru
l'aidait au jeu, lorsqu'elle ne souriait pas a son epoux. Quant au
cardinal, qui etait couche avec une figure fort amaigrie, fort
fatiguee, son jeu etait tenu par la comtesse de Soissons, et il y
plongeait un regard incessant plein d'interet et de cupidite.

Le cardinal s'etait fait farder par Bernouin; mais le rouge qui
brillait aux pommettes seules faisait ressortir d'autant plus la
paleur maladive du reste de la figure et le jaune luisant du
front. Seulement les yeux en prenaient un eclat plus vif, et sur
ces yeux de malade s'attachaient de temps en temps les regards
inquiets du roi, des reines et des courtisans. Le fait est que les
deux yeux du _signor_ Mazarin etaient les etoiles plus ou moins
brillantes sur lesquelles la France du XVIIeme siecle lisait sa
destinee chaque soir et chaque matin.

Monseigneur ne gagnait ni ne perdait; il n'etait donc ni gai ni
triste. C'etait une stagnation dans laquelle n'eut pas voulu le
laisser Anne d'Autriche, pleine de compassion pour lui; mais, pour
attirer l'attention du malade par quelque coup d'eclat, il eut
fallu gagner ou perdre. Gagner, c'etait dangereux, parce que
Mazarin eut change son indifference en une laide grimace; perdre,
c'etait dangereux aussi, parce qu'il eut fallu tricher, et que
l'infante, veillant au jeu de sa belle-mere, se fut sans doute
recriee sur sa bonne disposition pour M. de Mazarin.

Profitant de ce calme, les courtisans causaient. M. de Mazarin,
lorsqu'il n'etait pas de mauvaise humeur, etait un prince
debonnaire, et lui, qui n'empechait personne de chanter, pourvu
que l'on payat, n'etait pas assez tyran pour empecher que l'on
parlat, pourvu qu'on se decidat a perdre.

Donc l'on causait. A la premiere table, le jeune frere du roi,
Philippe, duc d'Anjou, mirait sa belle figure dans la glace d'une
boite. Son favori, le chevalier de Lorraine, appuye sur le
fauteuil du prince, ecoutait avec une secrete envie le comte de
Guiche, autre favori de Philippe, qui racontait, en des termes
choisis, les differentes vicissitudes de fortune du roi aventurier
Charles II. Il disait, comme des evenements fabuleux, toute
l'histoire de ses peregrinations dans l'Ecosse, et ses terreurs
quand les partis ennemis le suivaient a la piste; les nuits
passees dans des arbres; les jours passes dans la faim et le
combat. Peu a peu, le sort de ce roi malheureux avait interesse
les auditeurs a tel point que le jeu languissait, meme a la table
royale, et que le jeune roi, pensif, l'oeil perdu, suivait, sans
paraitre y donner d'attention, les moindres details de cette
odyssee, fort pittoresquement racontee par le comte de Guiche.

La comtesse de Soissons interrompit le narrateur:

-- Avouez, comte, dit-elle, que vous brodez.

-- Madame, je recite, comme un perroquet, toutes les histoires que
differents Anglais m'ont racontees. Je dirai meme, a ma honte, que
je suis textuel comme une copie.

-- Charles II serait mort s'il avait endure tout cela.

Louis XIV souleva sa tete intelligente et fiere.

-- Madame, dit-il d'une voix posee qui sentait encore l'enfant
timide, M. le cardinal vous dira que, dans ma minorite, les
affaires de France ont ete a l'aventure... et que si j'eusse ete
plus grand et oblige de mettre l'epee a la main, c'aurait ete
quelquefois pour la soupe du soir.

-- Dieu merci! repartit le cardinal, qui parlait pour la premiere
fois, Votre Majeste exagere, et son souper a toujours ete cuit a
point avec celui de ses serviteurs.

Le roi rougit.

-- Oh! s'ecria Philippe etourdiment, de sa place et sans cesser de
se mirer, je me rappelle qu'une fois, a Melun, ce souper n'etait
mis pour personne, et que le roi mangea les deux tiers d'un
morceau de pain dont il m'abandonna l'autre tiers.

Toute l'assemblee, voyant sourire Mazarin, se mit a rire.

On flatte les rois avec le souvenir d'une detresse passee, comme
avec l'espoir d'une fortune future.

-- Toujours est-il que la couronne de France a toujours bien tenu
sur la tete des rois, se hata d'ajouter Anne d'Autriche, et
qu'elle est tombee de celle du roi d'Angleterre; et lorsque par
hasard cette couronne oscillait un peu, car il y a parfois des
tremblements de trone, comme il y a des tremblements de terre,
chaque fois, dis-je, que la rebellion menacait, une bonne victoire
ramenait la tranquillite.

-- Avec quelques fleurons de plus a la couronne, dit Mazarin.

Le comte de Guiche se tut; le roi composa son visage, et Mazarin
echangea un regard avec Anne d'Autriche comme pour la remercier de
son intervention.

-- Il n'importe, dit Philippe en lissant ses cheveux, mon cousin
Charles n'est pas beau, mais il est tres brave et s'est battu
comme un reitre, et s'il continue a se battre ainsi, nul doute
qu'il ne finisse par gagner une bataille!... comme Rocroy...

-- Il n'a pas de soldats, interrompit le chevalier de Lorraine.

-- Le roi de Hollande, son allie, lui en donnera. Moi, je lui en
eusse bien donne, si j'eusse ete roi de France.

Louis XIV rougit excessivement.

Mazarin affecta de regarder son jeu avec plus d'attention que
jamais.

-- A l'heure qu'il est, reprit le comte de Guiche, la fortune de
ce malheureux prince est accomplie. S'il a ete trompe par Monck,
il est perdu. La prison, la mort peut-etre, finiront ce que
l'exil, les batailles et les privations avaient commence.

Mazarin fronca le sourcil.

-- Est-il bien sur, dit Louis XIV, que Sa Majeste Charles II ait
quitte La Haye?

-- Tres sur, Votre Majeste, repliqua le jeune homme. Mon pere a
recu une lettre qui lui donne des details; on sait meme que le roi
a debarque a Douvres; des pecheurs l'ont vu entrer dans le port;
le reste est encore un mystere.

-- Je voudrais bien savoir le reste, dit impetueusement Philippe.
Vous savez, vous, mon frere?

Louis XIV rougit encore. C'etait la troisieme fois depuis une
heure.

-- Demandez a M. le cardinal, repliqua-t-il d'un ton qui fit lever
les yeux a Mazarin, a Anne d'Autriche, a tout le monde.

-- Ce qui veut dire, mon fils, interrompit en riant Anne
d'Autriche, que le roi n'aime pas qu'on cause des choses de l'Etat
hors du conseil.

Philippe accepta de bonne volonte la mercuriale et fit un grand
salut, tout en souriant a son frere d'abord, puis a sa mere. Mais
Mazarin vit du coin de l'oeil qu'un groupe allait se reformer dans
un angle de la chambre, et que le duc d'Orleans avec le comte de
Guiche et le chevalier de Lorraine, prives de s'expliquer tout
haut, pourraient bien tout bas en dire plus qu'il n'etait
necessaire. Il commencait donc a leur lancer des oeillades pleines
de defiance et d'inquietude, invitant Anne d'Autriche a jeter
quelque perturbation dans le conciliabule, quand tout a coup
Bernouin, entrant sous la portiere a la ruelle du lit, vint dire a
l'oreille de son maitre:

-- Monseigneur, un envoye de Sa Majeste le roi d'Angleterre.

Mazarin ne put cacher une legere emotion que le roi saisit au
passage. Pour eviter d'etre indiscret, moins encore que pour ne
pas paraitre inutile, Louis XIV se leva donc aussitot, et,
s'approchant de Son Eminence, il lui souhaita le bonsoir.

Toute l'assemblee s'etait levee avec un grand bruit de chaises
roulantes et de tables poussees.

-- Laissez partir peu a peu tout le monde, dit Mazarin tout bas a
Louis XIV, et veuillez m'accorder quelques minutes. J'expedie une
affaire dont, ce soir meme, je veux entretenir Votre Majeste.

-- Et les reines? demanda Louis XIV.

-- Et M. le duc d'Anjou, dit Son Eminence.

En meme temps, il se retourna dans sa ruelle, dont les rideaux, en
retombant, cacherent le lit. Le cardinal, cependant, n'avait pas
perdu de vue ses conspirateurs.

-- Monsieur le comte de Guiche! dit-il d'une voix chevrotante,
tout en revetant, derriere le rideau, la robe de chambre que lui
tendait Bernouin.

-- Me voici, monseigneur, dit le jeune homme en s'approchant.

-- Prenez mes cartes; vous avez du bonheur, vous... Gagnez-moi un
peu l'argent de ces messieurs.

-- Oui, monseigneur.

Le jeune homme s'assit a table, d'ou le roi s'eloigna pour causer
avec les reines.

Une partie serieuse commenca entre le comte et plusieurs riches
courtisans.

Cependant, Philippe causait parures avec le chevalier de Lorraine,
et l'on avait cesse d'entendre derriere les rideaux de l'alcove le
frolement de la robe de soie du cardinal.

Son Eminence avait suivi Bernouin dans le cabinet adjacent a la
chambre a coucher.


Chapitre XL -- Affaire d'Etat


Le cardinal, en passant dans son cabinet, trouva le comte de La
Fere qui attendait, fort occupe d'admirer un Raphael tres beau,
place au-dessus d'un dressoir garni d'orfevrerie.

Son Eminence arriva doucement, leger et silencieux comme une
ombre, et surprit la physionomie du comte, ainsi qu'il avait
l'habitude de le faire, pretendant deviner a la simple inspection
du visage d'un interlocuteur quel devait etre le resultat de la
conversation. Mais, cette fois, l'attente de Mazarin fut trompee;
il ne lut absolument rien sur le visage d'Athos, pas meme le
respect qu'il avait l'habitude de lire sur toutes les
physionomies.

Athos etait vetu de noir avec une simple broderie d'argent.

Il portait le Saint-Esprit, la Jarretiere et la Toison d'or, trois
ordres d'une telle importance, qu'un roi seul ou un comedien
pouvait les reunir.

Mazarin fouilla longtemps dans sa memoire un peu troublee pour se
rappeler le nom qu'il devait mettre sur cette figure glaciale et
n'y reussit pas.

-- J'ai su, dit-il enfin, qu'il m'arrivait un message
d'Angleterre.

Et il s'assit, congediant Bernouin et Brienne, qui se preparait,
en sa qualite de secretaire, a tenir la plume.

-- De la part de Sa Majeste le roi d'Angleterre, oui, Votre
Eminence.

-- Vous parlez bien purement le francais, monsieur, pour un
Anglais, dit gracieusement Mazarin en regardant toujours a travers
ses doigts le Saint-Esprit, la Jarretiere, la Toison et surtout le
visage du messager.

-- Je ne suis pas anglais, je suis francais, monsieur le cardinal,
repondit Athos.

-- Voila qui est particulier, le roi d'Angleterre choisissant des
Francais pour ses ambassades; c'est d'un excellent augure... Votre
nom, monsieur, je vous prie?

-- Comte de La Fere, repliqua Athos en saluant plus legerement que
ne l'exigeaient le ceremonial et l'orgueil du ministre tout-
puissant.

Mazarin plia les epaules comme pour dire: "Je ne connais pas ce
nom-la." Athos ne sourcilla point.

-- Et vous venez, monsieur, continua Mazarin, pour me dire....

-- Je venais de la part de Sa Majeste le roi de la Grande-Bretagne
annoncer au roi de France...

Mazarin fronca le sourcil.

-- Annoncer au roi de France, poursuivit imperturbablement Athos,
l'heureuse restauration de Sa Majeste Charles II sur le trone de
ses peres.

Cette nuance n'echappa point a la rusee Eminence. Mazarin avait
trop l'habitude des hommes pour ne pas voir, dans la politesse
froide et presque hautaine d'Athos, un indice d'hostilite qui
n'etait pas la temperature ordinaire de cette serre chaude qu'on
appelle la cour.

-- Vous avez ses pouvoirs, sans doute? demanda Mazarin d'un ton
bref et querelleur.

-- Oui... monseigneur.

Ce mot: "Monseigneur" sortit peniblement des levres d'Athos; on
eut dit qu'il les ecorchait.

-- En ce cas, montrez-les.

Athos tira d'un sachet de velours brode qu'il portait sous son
pourpoint une depeche. Le cardinal etendit la main.

-- Pardon, monseigneur, dit Athos; mais ma depeche est pour le
roi.

-- Puisque vous etes francais, monsieur, vous devez savoir ce
qu'un Premier ministre vaut a la cour de France.

-- Il fut un temps, repondit Athos, ou je m'occupais, en effet, de
ce que valent les Premiers ministres; mais j'ai forme, il y a deja
plusieurs annees de cela, la resolution de ne plus traiter qu'avec
le roi.

-- Alors, monsieur, dit Mazarin, qui commencait a s'irriter, vous
ne verrez ni le ministre ni le roi.

Et Mazarin se leva. Athos remit sa depeche dans le sachet, salua
gravement et fit quelques pas vers la porte. Ce sang-froid
exaspera Mazarin.

-- Quels etranges procedes diplomatiques! s'ecria-t-il. Sommes-
nous encore au temps ou M. Cromwell nous envoyait des pourfendeurs
en guise de charges d'affaires? Il ne vous manque, monsieur, que
le pot en tete et la bible a la ceinture.

-- Monsieur, repliqua sechement Athos, je n'ai jamais eu comme
vous l'avantage de traiter avec M. Cromwell, et je n'ai vu ses
charges d'affaires que l'epee a la main; j'ignore donc comment il
traitait avec les Premiers ministres. Quant au roi d'Angleterre,
Charles II, je sais que, quand il ecrit a Sa Majeste le roi Louis
XIV, ce n'est pas a son Eminence le cardinal Mazarin; dans cette
distinction, je ne vois aucune diplomatie.

-- Ah! s'ecria Mazarin en relevant sa tete amaigrie et en frappant
de la main sur sa tete, je me souviens maintenant!

Athos le regarda etonne.

-- Oui, c'est cela! dit le cardinal en continuant de regarder son
interlocuteur; oui, c'est bien cela... Je vous reconnais,
monsieur. Ah! _diavolo_! je ne m'etonne plus.

-- En effet, je m'etonnais qu'avec l'excellente memoire de Votre
Eminence, repondit en souriant Athos, Votre Eminence ne m'eut pas
encore reconnu.

-- Toujours recalcitrant et grondeur... monsieur... monsieur...
comment vous appelait-on? Attendez donc... un nom de fleuve...
Potamos... non... un nom d'ile... Naxos... non, _per Jove_! un nom
de montagne... Athos! m'y voila! Enchante de vous revoir, et de
n'etre plus a Rueil, ou vous me fites payer rancon avec vos damnes
complices... Fronde! toujours Fronde! Fronde maudite! oh! quel
levain! Ah ca! monsieur, pourquoi vos antipathies ont-elles
survecu aux miennes? Si quelqu'un avait a se plaindre, pourtant,
je crois que ce n'etait pas vous, qui vous etes tire de la, non
seulement les braies nettes, mais encore avec le cordon du Saint-
Esprit au cou.

-- Monsieur le cardinal, repondit Athos, permettez-moi de ne pas
entrer dans des considerations de cet ordre J'ai une mission a
remplir... me faciliterez-vous les moyens de remplir cette
mission?

-- Je m'etonne, dit Mazarin, tout joyeux d'avoir retrouve la
memoire, et tout herisse de pointes malicieuses; je m'etonne,
monsieur... Athos... qu'un frondeur tel que vous ait accepte une
mission pres du Mazarin, comme on disait dans le bon temps.

Et Mazarin se mit a rire, malgre une toux douloureuse qui coupait
chacune de ses phrases et qui en faisait des sanglots.

-- Je n'ai accepte de mission qu'aupres du roi de France, monsieur
le cardinal, riposta le comte avec moins d'aigreur cependant, car
il croyait avoir assez d'avantages pour se montrer modere.

-- Il faudra toujours, monsieur le frondeur, dit Mazarin gaiement,
que, du roi, l'affaire dont vous vous etes charge...

-- Dont on m'a charge, monseigneur, je ne cours pas apres les
affaires.

-- Soit! il faudra, dis-je, que cette negociation passe un peu par
mes mains... Ne perdons pas un temps precieux... dites-moi les
conditions.

-- J'ai eu l'honneur d'assurer a Votre Eminence que la lettre
seule de Sa Majeste le roi Charles II contenait la revelation de
son desir.

-- Tenez! vous etes ridicule avec votre roideur, monsieur Athos.
On voit que vous vous etes frotte aux puritains de la-bas... Votre
secret, je le sais mieux que vous, et vous avez eu tort, peut-
etre, de ne pas avoir quelques egards pour un homme tres vieux et
tres souffrant, qui a beaucoup travaille dans sa vie et tenu
bravement la campagne pour ses idees, comme vous pour les
votres... Vous ne voulez rien dire? bien; vous ne voulez pas me
communiquer votre lettre?... a merveille; venez avec moi dans ma
chambre, vous allez parler au roi... et devant le roi...
Maintenant, un dernier mot: Qui donc vous a donne la Toison? Je me
rappelle que vous passiez pour avoir la Jarretiere; mais quant a
la Toison, je ne savais pas...

-- Recemment, monseigneur, l'Espagne, a l'occasion du mariage de
Sa Majeste Louis XIV, a envoye au roi Charles II un brevet de la
Toison en blanc; Charles II me l'a transmis aussitot, en
remplissant le blanc avec mon nom.

Mazarin se leva, et, s'appuyant sur le bras de Bernouin, il rentra
dans sa ruelle, au moment ou l'on annoncait dans la chambre:
"Monsieur le prince!"

Le prince de Conde, le premier prince du sang, le vainqueur de
Rocroy, de Lens et de Nordlingen, entrait en effet chez Mgr de
Mazarin, suivi de ses gentilshommes, et deja il saluait le roi,
quand le Premier ministre souleva son rideau.

Athos eut le temps d'apercevoir Raoul serrant la main du comte de
Guiche, et d'echanger un sourire contre son respectueux salut. Il
eut le temps de voir aussi la figure rayonnante du cardinal,
lorsqu'il apercut devant lui, sur la table, une masse enorme d'or
que le comte de Guiche avait gagnee, par une heureuse veine,
depuis que Son Eminence lui avait confie les cartes. Aussi,
oubliant ambassadeur, ambassade et prince, sa premiere pensee fut-
elle pour l'or.

-- Quoi! s'ecria le vieillard, tout cela... de gain?

-- Quelque chose comme cinquante mille ecus; oui, monseigneur,
repliqua le comte de Guiche en se levant. Faut-il que je rende la
place a Votre Eminence ou que je continue?

-- Rendez, rendez! Vous etes un fou. Vous reperdriez tout ce que
vous avez gagne, peste!

-- Monseigneur, dit le prince de Conde en saluant.

-- Bonsoir, monsieur le prince, dit le ministre d'un ton leger;
c'est bien aimable a vous de rendre visite a un ami malade.

-- Un ami!... murmura le comte de La Fere en voyant avec stupeur
cette alliance monstrueuse de mots; ami! lorsqu'il s'agit de
Mazarin et de Conde.

Mazarin devina la pensee de ce frondeur, car il lui sourit avec
triomphe, et tout aussitot:

-- Sire, dit-il au roi, j'ai l'honneur de presenter a Votre
Majeste M. le comte de La Fere, ambassadeur de Sa Majeste
britannique... Affaire d'Etat, messieurs! ajouta-t-il en
congediant de la main tous ceux qui garnissaient la chambre, et
qui, le prince de Conde en tete, s'eclipserent sur le geste seul
de Mazarin.

Raoul, apres un dernier regard jete au comte de La Fere, suivit
M. de Conde.

Philippe d'Anjou et la reine parurent alors se consulter comme
pour partir.

-- Affaire de famille, dit subitement Mazarin en les arretant sur
leurs sieges. Monsieur, que voici, apporte au roi une lettre par
laquelle Charles II, completement restaure sur le trone, demande
une alliance entre Monsieur, frere du roi, et Mademoiselle
Henriette, petite-fille de Henri IV... voulez vous remettre au roi
votre lettre de creance, monsieur le comte.

Athos resta un instant stupefait. Comment le ministre pouvait-il
savoir le contenu d'une lettre qui ne l'avait pas quitte un seul
instant? Cependant, toujours maitre de lui, il tendit sa depeche
au jeune roi Louis XIV, qui la prit en rougissant. Un silence
solennel regnait dans la chambre du cardinal. Il ne fut trouble
que par le bruit de l'or que Mazarin, de sa main jaune et seche,
empilait dans un coffret pendant la lecture du roi.


Chapitre XLI -- Le recit


La malice du cardinal ne laissait pas beaucoup de choses a dire a
l'ambassadeur; cependant le mot de restauration avait frappe le
roi, qui, s'adressant au comte, sur lequel il avait les yeux fixes
depuis son entree:

-- Monsieur, dit-il, veuillez nous donner quelques details sur la
situation des affaires en Angleterre. Vous venez du pays, vous
etes francais, et les ordres que je vois briller sur votre
personne annoncent un homme de merite en meme temps qu'un homme de
qualite.

-- Monsieur, dit le cardinal en se tournant vers la reine mere,
est un ancien serviteur de Votre Majeste, M. le comte de La Fere.

Anne d'Autriche etait oublieuse comme une reine dont la vie a ete
melee d'orages et de beaux jours. Elle regarda Mazarin, dont le
mauvais sourire lui promettait quelque noirceur; puis elle
sollicita d'Athos, par un autre regard, une explication.

-- Monsieur, continua le cardinal, etait un mousquetaire Treville,
au service du feu roi... Monsieur connait parfaitement
l'Angleterre, ou il a fait plusieurs voyages a diverses epoques;
c'est un sujet du plus haut merite.

Ces mots faisaient allusion a tous les souvenirs qu'Anne
d'Autriche tremblait toujours d'evoquer. L'Angleterre, c'etait sa
haine pour Richelieu et son amour pour Buckingham; un mousquetaire
Treville, c'etait toute l'odyssee des triomphes qui avaient fait
battre le coeur de la jeune femme, et des dangers qui avaient a
moitie deracine le trone de la jeune reine.

Ces mots avaient bien de la puissance, car ils rendirent muettes
et attentives toutes les personnes royales, qui, avec des
sentiments bien divers, se mirent a recomposer en meme temps les
mysterieuses annees que les jeunes n'avaient pas vues, que les
vieux avaient crues a jamais effacees.

-- Parlez, monsieur, dit Louis XIV, sorti le premier du trouble,
des soupcons et des souvenirs.

-- Oui, parlez, ajouta Mazarin, a qui la petite mechancete faite a
Anne d'Autriche venait de rendre son energie et sa gaiete.

-- Sire, dit le comte, une sorte de miracle a change toute la
destinee du roi Charles II. Ce que les hommes n'avaient pu faire
jusque-la, Dieu s'est resolu a l'accomplir.

Mazarin toussa en se demenant dans son lit.

-- Le roi Charles II, continua Athos, est sorti de La Haye, non
plus en fugitif ou en conquerant, mais en roi absolu qui, apres un
voyage loin de son royaume, revient au milieu des benedictions
universelles.

-- Grand miracle en effet, dit Mazarin, car si les nouvelles ont
ete vraies, le roi Charles II, qui vient de rentrer au milieu des
benedictions, etait sorti au milieu des coups de mousquet.

Le roi demeura impassible.

Philippe, plus jeune et plus frivole, ne put reprimer un sourire
qui flatta Mazarin comme un applaudissement de sa plaisanterie.

-- En effet, dit le roi, il y a eu miracle; mais Dieu, qui fait
tant pour les rois, monsieur le comte, emploie cependant la main
des hommes pour faire triompher ses desseins. A quels hommes
principalement Charles II doit-il son retablissement?

-- Mais, interrompit le cardinal sans aucun souci de l'amour-
propre du roi, Votre Majeste ne sait-elle pas que c'est a
M. Monck?...

-- Je dois le savoir, repliqua resolument Louis XIV; cependant, je
demande a M. l'ambassadeur les causes du changement de ce
M. Monck.

-- Et Votre Majeste touche precisement la question, repondit
Athos; car, sans le miracle dont j'ai eu l'honneur de parler,
M. Monck demeurait probablement un ennemi invincible pour le roi
Charles II. Dieu a voulu qu'une idee etrange, hardie et ingenieuse
tombat dans l'esprit d'un certain homme, tandis qu'une idee
devouee, courageuse, tombait en l'esprit d'un certain autre. La
combinaison de ces deux idees amena un tel changement dans la
position de M. Monck, que, d'ennemi acharne, il devint un ami pour
le roi dechu.

-- Voila precisement aussi le detail que je demandais, fit le
roi... Quels sont ces deux hommes dont vous parlez?

-- Deux Francais, Sire.

-- En verite, j'en suis heureux.

-- Et les deux idees? s'ecria Mazarin. Je suis plus curieux des
idees que des hommes, moi.

-- Oui, murmura le roi.

-- La deuxieme, l'idee devouee, raisonnable... La moins
importante, Sire, c'etait d'aller deterrer un million en or enfoui
par le roi Charles Ier dans Newcastle, et d'acheter, avec cet or,
le concours de Monck.

-- Oh! oh! dit Mazarin ranime a ce mot million... mais Newcastle
etait precisement occupe par ce meme Monck?

-- Oui, monsieur le cardinal, voila pourquoi j'ai ose appeler
l'idee courageuse en meme temps que devouee. Il s'agissait donc,
si M. Monck refusait les offres du negociateur, de reintegrer le
roi Charles II dans la propriete de ce million que l'on devait
arracher a la loyaute et non plus au loyalisme du general Monck...
Cela se fit malgre quelques difficultes; le general fut loyal et
laissa emporter l'or.

-- Il me semble, dit le roi timide et reveur, que Charles II
n'avait pas connaissance de ce million pendant son sejour a Paris.

-- Il me semble, ajouta le cardinal malicieusement, que Sa Majeste
le roi de la Grande-Bretagne savait parfaitement l'existence du
million, mais qu'elle preferait deux millions a un seul.

-- Sire, repondit Athos avec fermete, Sa Majeste le roi Charles II
s'est trouve en France tellement pauvre, qu'il n'avait pas
d'argent pour prendre la poste; tellement denue d'esperances,
qu'il pensa plusieurs fois a mourir. Il ignorait si bien
l'existence du million de Newcastle, que sans un gentilhomme,
sujet de Votre Majeste, depositaire moral du million et qui revela
le secret a Charles II, ce prince vegeterait encore dans le plus
cruel oubli.

-- Passons a l'idee ingenieuse, etrange et hardie, interrompit
Mazarin, dont la sagacite pressentait un echec. Quelle etait cette
idee?

-- La voici. M. Monck faisant seul obstacle au retablissement de
Sa Majeste le roi dechu, un Francais imagina de supprimer cet
obstacle.

-- Oh! oh! mais c'est un scelerat que ce Francais-la, dit Mazarin,
et l'idee n'est pas tellement ingenieuse qu'elle ne fasse brancher
ou rouer son auteur en place de Greve par arret du Parlement.

-- Votre Eminence se trompe, dit sechement Athos; je n'ai pas dit
que le Francais en question eut resolu d'assassiner Monck, mais
bien de le supprimer. Les mots de la langue francaise ont une
valeur que des gentilshommes de France connaissent absolument.
D'ailleurs, c'est affaire de guerre, et quand on sert les rois
contre leurs ennemis, on n'a pas pour juge le Parlement, on a
Dieu. Donc ce gentilhomme francais imagina de s'emparer de la
personne de M. Monck, et il executa son plan.

Le roi s'animait au recit des belles actions. Le jeune frere de Sa
Majeste frappa du poing sur la table en s'ecriant:

-- Ah! c'est beau!

-- Il enleva Monck? dit le roi, mais Monck etait dans son camp...

-- Et le gentilhomme etait seul, Sire.

-- C'est merveilleux! dit Philippe.

-- En effet, merveilleux! s'ecria le roi.

-- Bon! voila les deux petits lions dechaines, murmura le
cardinal.

Et d'un air de depit qu'il ne dissimulait pas:

-- J'ignore ces details, dit-il; en garantissez-vous
l'authenticite, monsieur?

-- D'autant plus aisement, monsieur le cardinal, que j'ai vu les
evenements.

-- Vous?

-- Oui, monseigneur.

Le roi s'etait involontairement rapproche du comte; le duc d'Anjou
avait fait volte-face, et pressait Athos de l'autre cote.

-- Apres, monsieur, apres? s'ecrierent-ils tous deux en meme
temps.

-- Sire, M. Monck, etant pris par le Francais, fut amene au roi
Charles II a La Haye. Le roi rendit la liberte a M. Monck, et le
general, reconnaissant, donna en retour a Charles II le trone de
la Grande-Bretagne, pour lequel tant de vaillantes gens ont
combattu sans resultat.

Philippe frappa dans ses mains avec enthousiasme. Louis XIV, plus
reflechi, se tourna vers le comte de La Fere:

-- Cela est vrai, dit-il, dans tous ses details?

-- Absolument vrai, Sire.

-- Un de mes gentilshommes connaissait le secret du million et
l'avait garde?

-- Oui, Sire.

-- Le nom de ce gentilhomme?

-- C'est votre serviteur, dit simplement Athos.

Un murmure d'admiration vint gonfler le coeur d'Athos. Il pouvait
etre fier a moins. Mazarin lui-meme avait leve les bras au ciel.

-- Monsieur, dit le roi, je chercherai, je tacherai de trouver un
moyen de vous recompenser.

Athos fit un mouvement.

-- Oh! non pas de votre probite; etre paye pour cela vous
humilierait; mais je vous dois une recompense pour avoir participe
a la restauration de mon frere Charles II.

-- Certainement, dit Mazarin.

-- Triomphe d'une bonne cause qui comble de joie toute la maison
de France, dit Anne d'Autriche.

-- Je continue, dit Louis XIV. Est-il vrai aussi qu'un homme ait
penetre jusqu'a Monck, dans son camp, et l'ait enleve?

-- Cet homme avait dix auxiliaires pris dans un rang inferieur.

-- Rien que cela?

-- Rien que cela.

-- Et vous le nommez?

-- M. d'Artagnan, autrefois lieutenant des mousquetaires de Votre
Majeste.

Anne d'Autriche rougit, Mazarin devint honteux et jaune; Louis XIV
s'assombrit, et une goutte de sueur tomba de son front pale.

-- Quels hommes! murmura-t-il.

Et, involontairement, il lanca au ministre un coup d'oeil qui
l'eut epouvante, si Mazarin n'eut pas en ce moment cache sa tete
sous l'oreiller.

-- Monsieur, s'ecria le jeune duc d'Anjou en posant sa main
blanche et fine comme celle d'une femme sur le bras d'Athos, dites
a ce brave homme, je vous prie, que Monsieur, frere du roi, boira
demain a sa sante devant cent des meilleurs gentilshommes de
France.

Et en achevant ces mots, le jeune homme, s'apercevant que
l'enthousiasme avait derange une de ses manchettes, s'occupa de la
retablir avec le plus grand soin.

-- Causons d'affaires, Sire, interrompit Mazarin, qui ne
s'enthousiasmait pas et qui n'avait pas de manchettes.

-- Oui, monsieur, repliqua Louis XIV. Entamez votre communication,
monsieur le comte, ajouta-t-il en se tournant vers Athos.

Athos commenca en effet, et proposa solennellement la main de lady
Henriette Stuart au jeune prince frere du roi. La conference dura
une heure; apres quoi, les portes de la chambre furent ouvertes
aux courtisans, qui reprirent leurs places comme si rien n'avait
ete supprime pour eux dans les occupations de cette soiree.

Athos se retrouva alors pres de Raoul, et le pere et le fils
purent se serrer la main.


Chapitre XLII -- Ou M. de Mazarin se fait prodigue


Pendant que Mazarin cherchait a se remettre de la chaude alarme
qu'il venait d'avoir, Athos et Raoul echangeaient quelques mots
dans un coin de la chambre.

-- Vous voila donc a Paris, Raoul? dit le comte.

-- Oui, monsieur, depuis que M. le prince est revenu.

-- Je ne puis m'entretenir avec vous en ce lieu, ou l'on nous
observe, mais je vais tout a l'heure retourner chez moi, et je
vous y attends aussitot que votre service le permettra.

Raoul s'inclina. M. le prince venait droit a eux. Le prince avait
ce regard clair et profond qui distingue les oiseaux de proie de
l'espece noble; sa physionomie elle-meme offrait plusieurs traits
distinctifs de cette ressemblance. On sait que, chez le prince de
Conde, le nez aquilin sortait aigu, incisif, d'un front legerement
fuyant et plus bas que haut; ce qui, au dire des railleurs de la
cour, gens impitoyables meme pour le genie, constituait plutot un
bec d'aigle qu'un nez humain a l'heritier des illustres princes de
la maison de Conde. Ce regard penetrant, cette expression
imperieuse de toute la physionomie, troublaient ordinairement ceux
a qui le prince adressait la parole plus que ne l'eut fait la
majeste ou la beaute reguliere du vainqueur de Rocroy. D'ailleurs,
la flamme montait si vite a ces yeux saillants, que chez M. le
prince toute animation ressemblait a de la colere. Or, a cause de
sa qualite, tout le monde a la cour respectait M. le prince, et
beaucoup meme, ne voyant que l'homme, poussaient le respect
jusqu'a la terreur.

Donc, Louis de Conde s'avanca vers le comte de La Fere et Raoul
avec l'intention marquee d'etre salue par l'un et d'adresser la
parole a l'autre.

Nul ne saluait avec plus de grace reservee que le comte de La
Fere. Il dedaignait de mettre dans une reverence toutes les
nuances qu'un courtisan n'emprunte d'ordinaire qu'a la meme
couleur: le desir de plaire. Athos connaissait sa valeur
personnelle et saluait un prince comme un homme, corrigeant par
quelque chose de sympathique et d'indefinissable ce que pouvait
avoir de blessant pour l'orgueil du rang supreme l'inflexibilite
de son attitude.

Le prince allait parler a Raoul. Athos le prevint.

-- Si M. le vicomte de Bragelonne, dit-il, n'etait pas un des tres
humbles serviteurs de Votre Altesse, je le prierais de prononcer
mon nom devant vous... mon prince.

-- J'ai l'honneur de parler a M. le comte de La Fere, dit aussitot
M. de Conde.

-- Mon protecteur, ajouta Raoul en rougissant.

-- L'un des plus honnetes hommes du royaume, continua le prince;
l'un des premiers gentilshommes de France, et dont j'ai oui dire
tant de bien, que souvent je desirais de le compter au nombre de
mes amis.

-- Honneur dont je ne serais digne, monseigneur, repliqua Athos,
que par mon respect et mon admiration pour Votre Altesse.

-- M. de Bragelonne, dit le prince, est un bon officier qui, on le
voit, a ete a bonne ecole. Ah! monsieur le comte, de votre temps,
les generaux avaient des soldats...

-- C'est vrai, monseigneur; mais aujourd'hui, les soldat sont des
generaux.

Ce compliment, qui sentait si peu son flatteur, fit tressaillir de
joie un homme que toute l'Europe regardait comme un heros et qui
pouvait etre blase sur la louange.

-- Il est facheux pour moi, repartit le prince, que vous vous
soyez retire du service, monsieur le comte; car, incessamment, il
faudra que le roi s'occupe d'une guerre avec la Hollande ou d'une
guerre avec l'Angleterre, et les occasions ne manqueront point
pour un homme comme vous qui connait la Grande-Bretagne comme la
France.

-- Je crois pouvoir vous dire, monseigneur, que j'ai sagement fait
de me retirer du service, dit Athos en souriant. La France et la
Grande-Bretagne vont desormais vivre comme deux soeurs, si j'en
crois mes pressentiments.

-- Vos pressentiments?

-- Tenez, monseigneur, ecoutez ce qui se dit la-bas a la table de
M. le cardinal.

-- Au jeu?

-- Au jeu... Oui, monseigneur.

Le cardinal venait en effet de se soulever sur un coude et de
faire un signe au jeune frere du roi, qui s'approcha de lui.

-- Monseigneur, dit le cardinal, faites ramasser, je vous prie,
tous ces ecus d'or.

Et il designait l'enorme amas de pieces fauves et brillantes que
le comte de Guiche avait eleve peu a peu devant lui, grace a une
veine des plus heureuses.

-- A moi? s'ecria le duc d'Anjou.

-- Ces cinquante mille ecus, oui, monseigneur; ils sont a vous.

-- Vous me les donnez?

-- J'ai joue a votre intention, monseigneur, repliqua le cardinal
en s'affaiblissant peu a peu, comme si cet effort de donner de
l'argent eut epuise chez lui toutes les facultes physiques ou
morales.

-- Oh! mon Dieu, murmura Philippe presque etourdi de joie, la
belle journee!

Et lui-meme, faisant le rateau avec ses doigts, attira une partie
de la somme dans ses poches, qu'il remplit...

Cependant plus d'un tiers restait encore sur la table.

-- Chevalier, dit Philippe a son favori le chevalier de Lorraine,
viens.

Le favori accourut.

-- Empoche le reste, dit le jeune prince.

Cette scene singuliere ne fut prise par aucun des assistants que
comme une touchante fete de famille. Le cardinal se donnait des
airs de pere avec les fils de France, et les deux jeunes princes
avaient grandi sous son aile. Nul n'imputa donc a orgueil ou meme
a impertinence, comme on le ferait de nos jours, cette liberalite
du Premier ministre. Les courtisans se contenterent d'envier... Le
roi detourna la tete.

-- Jamais je n'ai eu tant d'argent, dit joyeusement le jeune
prince en traversant la chambre avec son favori pour aller gagner
son carrosse. Non, jamais... Comme c'est lourd, cent cinquante
mille livres!

-- Mais pourquoi M. le cardinal donne-t-il tout cet argent d'un
coup? demanda tout bas M. le prince au comte de La Fere. Il est
donc bien malade, ce cher cardinal?

-- Oui, monseigneur, bien malade sans doute; il a d'ailleurs
mauvaise mine, comme Votre Altesse peut le voir.

-- Certes... Mais il en mourra!... Cent cinquante mille livres!...
Oh! c'est a ne pas croire. Voyons, comte, pourquoi? Trouvez-nous
une raison.

-- Monseigneur, patientez, je vous prie; voila M. le duc d'Anjou
qui vient de ce cote causant avec le chevalier de Lorraine; je ne
serais pas surpris qu'ils m'epargnassent la peine d'etre
indiscret. Ecoutez-les.

En effet, le chevalier disait au prince a demi-voix:

-- Monseigneur, ce n'est pas naturel que M. Mazarin vous donne
tant d'argent... Prenez garde, vous allez laisser tomber des
pieces, monseigneur... Que vous veut le cardinal pour etre si
genereux?

-- Quand je vous disais, murmura Athos a l'oreille de M. le
prince; voici peut-etre la reponse a votre question.

-- Dites donc, monseigneur? reitera impatiemment le chevalier, qui
supputait, en pesant sa poche, la quotite de la somme qui lui
etait echue par ricochet.

-- Mon cher chevalier, cadeau de noces.

-- Comment, cadeau de noces!

-- Eh! oui, je me marie! repliqua le duc d'Anjou, sans
s'apercevoir qu'il passait a ce moment meme devant M. le prince et
devant Athos, qui tous deux le saluerent profondement.

Le chevalier lanca au jeune duc un regard si etrange, si haineux,
que le comte de La Fere en tressaillit.

-- Vous! vous marier! repeta-t-il. Oh! c'est impossible. Vous
feriez cette folie!

-- Bah! ce n'est pas moi qui la fais; on me la fait faire,
repliqua le duc d'Anjou. Mais viens vite; allons depenser notre
argent.

La-dessus, il disparut avec son compagnon riant et causant, tandis
que les fronts se courbaient sur son passage.

Alors M. le prince dit tout bas a Athos:

-- Voila donc le secret?

-- Ce n'est pas moi qui vous l'ai dit, monseigneur.

-- Il epouse la soeur de Charles II?

-- Je crois que oui.

Le prince reflechit un moment et son oeil lanca un vif eclair.

-- Allons, dit-il avec lenteur, comme s'il se parlait a lui-meme,
voila encore une fois les epees au croc... pour longtemps!

Et il soupira.

Tout ce que renfermait ce soupir d'ambitions sourdement etouffees,
d'illusions eteintes, d'esperances decues, Athos seul le devina,
car seul il avait entendu le soupir.

Aussitot M. le prince prit conge, le roi partait. Athos, avec un
signe qu'il fit a Bragelonne, lui renouvela l'invitation faite au
commencement de cette scene.

Peu a peu la chambre devint deserte, et Mazarin resta seul en
proie a des souffrances qu'il ne songeait plus a dissimuler.

-- Bernouin! Bernouin! cria-t-il d'une voix brisee.

-- Que veut Monseigneur?

-- Guenaud... qu'on appelle Guenaud, dit l'eminence; il me semble
que je vais mourir.

Bernouin, effare, courut au cabinet donner un ordre, et le piqueur
qui courut chercher le medecin croisa le carrosse du roi dans la
rue Saint-Honore.


Chapitre XLIII -- Guenaud


L'ordre du cardinal etait pressant: Guenaud ne se fit pas
attendre.

Il trouva son malade renverse sur le lit, les jambes enflees,
livide, l'estomac comprime. Mazarin venait de subir une rude
attaque de goutte. Il souffrait cruellement et avec l'impatience
d'un homme qui n'a pas l'habitude des resistances. A l'arrivee de
Guenaud:

-- Ah! dit-il, me voila sauve!

Guenaud etait un homme fort savant et fort circonspect, qui
n'avait pas besoin des critiques de Boileau pour avoir de la
reputation. Lorsqu'il etait en face de la maladie, fut-elle
personnifiee dans un roi, il traitait le malade de Turc a More. Il
ne repliqua donc pas a Mazarin comme le ministre s'y attendait:
"Voila le medecin; adieu la maladie!" Tout au contraire, examinant
le malade d'un air fort grave:

-- Oh! oh! dit-il.

-- Eh quoi! Guenaud?... Quel air vous avez!

-- J'ai l'air qu'il faut pour voir votre mal, monseigneur, et un
mal fort dangereux.

-- La goutte... Oh! oui, la goutte.

-- Avec des complications, monseigneur.

Mazarin se souleva sur un coude, et interrogeant du regard, du
geste:

-- Que me dites-vous la! Suis-je plus malade que je ne crois moi-
meme?

-- Monseigneur, dit Guenaud en s'asseyant pres du lit, Votre
Eminence a beaucoup travaille dans sa vie, Votre Eminence a
souffert beaucoup.

-- Mais je ne suis pas si vieux, ce me semble... Feu
M. de Richelieu n'avait que dix-sept mois de moins que moi
lorsqu'il est mort, et mort de maladie mortelle. Je suis jeune,
Guenaud, songez-y donc: j'ai cinquante deux ans a peine.

-- Oh! monseigneur, vous avez bien plus que cela... Combien la
Fronde a t-elle dure?

-- A quel propos, Guenaud, me faites-vous cette question?

-- Pour un calcul medical, monseigneur.

-- Mais quelque chose comme dix ans... forte ou faible.

-- Tres bien; veuillez compter chaque annee de Fronde pour trois
ans... cela fait trente; or, vingt et cinquante-deux font
soixante-douze ans. Vous avez soixante-douze ans, monseigneur...
et c'est un grand age.

En disant cela, il tatait le pouls du malade. Ce pouls etait
rempli de si facheux pronostics, que le medecin poursuivit
aussitot, malgre les interruptions du malade:

-- Mettons les annees de Fronde a quatre ans l'une, c'est quatre-
vingt-deux ans que vous avez vecu.

Mazarin devint fort pale, et d'une voix eteinte il dit:

-- Vous parlez serieusement, Guenaud?

-- Helas! oui, monseigneur.

-- Vous prenez alors un detour pour m'annoncer que je suis bien
malade?

-- Ma foi, oui, monseigneur, et avec un homme de l'esprit et du
courage de Votre Eminence, on ne devrait pas prendre de detour.

Le cardinal respirait si difficilement, qu'il fit pitie meme a
l'impitoyable medecin.

-- Il y a maladie et maladie, reprit Mazarin. De certaines on
echappe.

-- C'est vrai, monseigneur.

-- N'est-ce pas? s'ecria Mazarin presque joyeux; car enfin, a quoi
serviraient la puissance, la force de volonte? A quoi servirait le
genie, votre genie a vous, Guenaud? A quoi enfin servent la
science et l'art, si le malade qui dispose de tout cela ne peut se
sauver du peril?

Guenaud allait ouvrir la bouche. Mazarin continua:

-- Songez, dit-il, que je suis le plus confiant de vos clients,
songez que je vous obeis en aveugle, et que par consequent...

-- Je sais tout cela, dit Guenaud.

-- Je guerirai alors?

-- Monseigneur, il n'y a ni force de volonte, ni puissance, ni
genie, ni science qui resistent au mal que Dieu envoie sans doute,
ou qu'il jette sur la terre a la creation, avec plein pouvoir de
detruire et de tuer les hommes. Quand le mal est mortel, il tue,
et rien n'y fait...

-- Mon mal... est... mortel? demanda Mazarin.

-- Oui, monseigneur.

L'Eminence s'affaissa un moment, comme le malheureux qu'une chute
de colonne vient d'ecraser... Mais c'etait une ame bien trempee ou
plutot un esprit bien solide, que l'esprit de M. de Mazarin.

-- Guenaud, dit-il en se relevant, vous me permettrez bien d'en
appeler de votre jugement. Je veux rassembler les plus savants
hommes de l'Europe, je veux les consulter... je veux vivre enfin
par la vertu de n'importe quel remede.

-- Monseigneur ne suppose pas, dit Guenaud, que j'aie la
pretention d'avoir prononce tout seul sur une existence precieuse
comme la sienne; j'ai assemble deja tous les bons medecins et
praticiens de France et d'Europe... ils etaient douze.

-- Et ils ont dit...?

-- Ils ont dit que Votre Eminence etait atteinte d'une maladie
mortelle; j'ai la consultation signee dans mon portefeuille. Si
Votre Eminence veut en prendre connaissance, elle verra le nom de
toutes les maladies incurables que nous avons decouvertes. Il y a
d'abord...

-- Non! non! s'ecria Mazarin en repoussant le papier. Non,
Guenaud, je me rends, je me rends!

Et un profond silence, pendant lequel le cardinal reprenait ses
esprits et reparait ses forces, succeda aux agitations de cette
scene.

-- Il y a autre chose, murmura Mazarin; il y a les empiriques, les
charlatans. Dans mon pays, ceux que les medecins abandonnent
courent la chance d'un vendeur d'orvietan, qui dix fois les tue,
mais qui cent fois les sauve.

-- Depuis un mois, Votre Eminence ne s'apercoit-elle pas que j'ai
change dix fois ses remedes?

-- Oui... Eh bien?

-- Eh bien! j'ai depense cinquante mille livres a acheter les
secrets de tous ces droles: la liste est epuisee; ma bourse aussi.
Vous n'etes pas gueri, et sans mon art vous seriez mort.

-- C'est fini, murmura le cardinal; c'est fini.

Il jeta un regard sombre autour de lui sur ses richesses.

-- Il faudra quitter tout cela! soupira-t-il. Je suis mort,
Guenaud! je suis mort!

-- Oh! pas encore, monseigneur, dit le medecin.

Mazarin lui saisit la main.

-- Dans combien de temps? demanda-t-il en arretant deux grands
yeux fixes sur le visage du medecin.

-- Monseigneur, on ne dit jamais cela.

-- Aux hommes ordinaires, soit; mais a moi... a moi dont chaque
minute vaut un tresor, dis-le-moi, Guenaud, dis-le-moi!

-- Non, non, monseigneur.

-- Je le veux, te dis-je. Oh! donne-moi un mois, et pour chacun de
ces trente jours, je te paierai cent mille livres.

-- Monseigneur, repliqua Guenaud d'une voix ferme, c'est Dieu qui
vous donne les jours de grace et non pas moi. Dieu ne vous donne
donc que quinze jours!

Le cardinal poussa un douloureux soupir et retomba sur son
oreiller en murmurant:

-- Merci, Guenaud, merci!

Le medecin allait s'eloigner; le moribond se redressa:

-- Silence, dit-il avec des yeux de flamme, silence!

-- Monseigneur, il y a deux mois que je sais ce secret; vous voyez
que je l'ai bien garde.

-- Allez, Guenaud, j'aurai soin de votre fortune; allez, et dites
a Brienne de m'envoyer un commis; qu'on appelle M. Colbert. Allez.


Chapitre XLIV -- Colbert


Colbert n'etait pas loin.

Durant toute la soiree, il s'etait tenu dans un corridor, causant
avec Bernouin, avec Brienne, et commentant, avec l'habilete
ordinaire des gens de cour, les nouvelles qui se dessinaient comme
les bulles d'air sur l'eau a la surface de chaque evenement. Il
est temps, sans doute, de tracer, en quelques mots, un des
portraits les plus interessants de ce siecle, et de le tracer avec
autant de verite peut-etre que les peintres contemporains l'ont pu
faire. Colbert fut un homme sur lequel l'historien et le moraliste
ont un droit egal.

Il avait treize ans de plus que Louis XIV, son maitre futur.

D'une taille mediocre, plutot maigre que gras, il avait l'oeil
enfonce, la mine basse, les cheveux gros, noirs et rares, ce qui,
disent les biographes de son temps, lui fit prendre de bonne heure
la calotte. Un regard plein de severite, de durete meme; une sorte
de roideur qui, pour les inferieurs, etait de la fierte, pour les
superieurs, une affectation de vertu digne; la morgue sur toutes
choses, meme lorsqu'il etait seul a se regarder dans une glace:
voila pour l'exterieur du personnage.

Au moral, on vantait la profondeur de son talent pour les comptes,
son ingeniosite a faire produire la sterilite meme. Colbert avait
imagine de forcer les gouverneurs des places frontieres a nourrir
les garnisons sans solde de ce qu'ils tiraient des contributions.
Une si precieuse qualite donna l'idee a M. le cardinal Mazarin de
remplacer Joubert, son intendant qui venait de mourir, par
M. Colbert, qui rognait si bien les portions.

Colbert peu a peu se lancait a la cour, malgre la mediocrite de sa
naissance, car il etait fils d'un homme qui vendait du vin comme
son pere, qui ensuite avait vendu du drap, puis des etoffes de
soie. Colbert, destine d'abord au commerce, avait ete commis chez
un marchand de Lyon, qu'il avait quitte pour venir a Paris dans
l'etude d'un procureur au Chatelet nomme Biterne. C'est ainsi
qu'il avait appris l'art de dresser un compte et l'art plus
precieux de l'embrouiller.

Cette roideur de Colbert lui avait fait le plus grand bien, tant
il est vrai que la fortune, lorsqu'elle a un caprice, ressemble a
ces femmes de l'Antiquite dont rien au physique et au moral des
choses et des hommes ne rebute la fantaisie.

Colbert, place chez Michel Letellier, secretaire d'Etat en 1648,
par son cousin Colbert, seigneur de Saint-Pouange, qui le
favorisait, recut un jour du ministre une commission pour le
cardinal Mazarin. Son Eminence le cardinal jouissait alors d'une
sante florissante, et les mauvaises annees de la Fronde n'avaient
pas encore compte triple et quadruple pour lui. Il etait a Sedan,
fort empeche d'une intrigue de cour dans laquelle Anne d'Autriche
paraissait vouloir deserter sa cause.

Cette intrigue, Letellier en tenait les fils. Il venait de
recevoir une lettre d'Anne d'Autriche, lettre fort precieuse pour
lui et fort compromettante pour Mazarin; mais comme il jouait deja
le role double qui lui servit si bien, et qu'il menageait toujours
deux ennemis pour tirer parti de l'un et de l'autre, soit en les
brouillant plus qu'ils ne l'etaient, soit en les reconciliant,
Michel Letellier voulut envoyer a Mazarin la lettre d'Anne
d'Autriche, afin qu'il en prit connaissance, et par consequent
afin qu'il sut gre d'un service aussi galamment rendu. Envoyer la
lettre, c'etait facile; la recouvrer apres communication, c'etait
la difficulte.

Letellier jeta les yeux autour de lui, et voyant le commis noir et
maigre qui griffonnait, le sourcil fronce, dans ses bureaux, il le
prefera au meilleur gendarme pour l'execution de ce dessein.
Colbert dut partir pour Sedan avec l'ordre de communiquer la
lettre a Mazarin et de la rapporter a Letellier. Il ecouta sa
consigne avec une attention scrupuleuse, s'en fit repeter la
teneur deux fois, insista sur la question de savoir si rapporter
etait aussi necessaire que communiquer, et Letellier lui dit: --
Plus necessaire.

Alors il partit, voyagea comme un courrier sans souci de son
corps, et remit a Mazarin, d'abord une lettre de Letellier qui
annoncait au cardinal l'envoi de la lettre precieuse, puis cette
lettre elle-meme. Mazarin rougit fort en voyant la lettre d'Anne
d'Autriche, fit un gracieux sourire a Colbert et le congedia.

-- A quand la reponse, monseigneur? dit le courrier humblement.

-- A demain.

-- Demain matin?

-- Oui, monsieur.

Le commis tourna les talons et essaya sa plus noble reverence.

Le lendemain il etait au poste des sept heures. Mazarin le fit
attendre jusqu'a dix. Colbert ne sourcilla point dans
l'antichambre; son tour venu, il entra.

Mazarin lui remit alors un paquet cachete. Sur l'enveloppe de ce
paquet etaient ecrits ces mots: "A M. Michel Letellier, etc."

Colbert regarda le paquet avec beaucoup d'attention; le cardinal
fit une charmante mine et le poussa vers la porte.

-- Et la lettre de la reine mere, monseigneur? demanda Colbert.

-- Elle est avec le reste, dans le paquet, dit Mazarin.

-- Ah! fort bien, repliqua Colbert.

Et, placant son chapeau entre ses genoux, il se mit a decacheter
le paquet.

Mazarin poussa un cri.

-- Que faites-vous donc! dit-il brutalement.

-- Je decachette le paquet, monseigneur.

-- Vous defiez-vous de moi, monsieur le cuistre? A-t-on vu
pareille impertinence!

-- Oh! monseigneur, ne vous fachez pas contre moi! Ce n'est
certainement pas la parole de Votre Eminence que je mets en doute,
a Dieu ne plaise.

-- Quoi donc, alors?

-- C'est l'exactitude de votre chancellerie, monseigneur. Qu'est-
ce qu'une lettre? Un chiffon. Un chiffon ne peut-il etre
oublie?... Et tenez, monseigneur, tenez, voyez si j'avais tort!
Vos commis ont oublie le chiffon: la lettre ne se trouve pas dans
le paquet.

-- Vous etes un insolent et vous n'avez rien vu! s'ecria Mazarin
irrite; retirez-vous et attendez mon plaisir!

En disant ces mots, avec une subtilite tout italienne, il arracha
le paquet des mains de Colbert et rentra dans ses appartements.
Mais cette colere ne pouvait tant durer qu'elle ne fut remplacee
un jour par le raisonnement.

Mazarin, chaque matin, en ouvrant la porte de son cabinet,
trouvait la figure de Colbert en sentinelle derriere la banquette,
et cette figure desagreable lui demandait humblement, mais avec
tenacite, la lettre de la reine mere.

Mazarin n'y put tenir et dut la rendre. Il accompagna cette
restitution d'une mercuriale des plus rudes, pendant laquelle
Colbert se contenta d'examiner, de ressaisir, de flairer meme le
papier, les caracteres et la signature, ni plus ni moins que s'il
eut eu affaire au dernier faussaire du royaume. Mazarin le traita
plus rudement encore, et Colbert, impassible, ayant acquis la
certitude que la lettre etait la vraie, partit comme s'il eut ete
sourd.

Cette conduite lui valut plus tard le poste de Joubert, car
Mazarin, au lieu d'en garder rancune, l'admira et souhaita de
s'attacher une pareille fidelite.

On voit par cette seule histoire ce qu'etait l'esprit de Colbert.
Les evenements, se deroulant peu a peu, laisseront fonctionner
librement tous les ressorts de cet esprit. Colbert ne fut pas long
a s'insinuer dans les bonnes graces du cardinal: il lui devint
meme indispensable. Tous ses comptes, le commis les connaissait,
sans que le cardinal lui en eut jamais parle. Ce secret entre eux,
a deux, etait un lien puissant, et voila pourquoi, pres de
paraitre devant le maitre d'un autre monde, Mazarin voulait
prendre un parti et un bon conseil pour disposer du bien qu'il
etait force de laisser en ce monde-ci.

Apres la visite de Guenaud, il appela donc Colbert, le fit asseoir
et lui dit:

-- Causons, monsieur Colbert, et serieusement, car je suis malade
et il se pourrait que je vinsse a mourir.

-- L'homme est mortel, repliqua Colbert.

-- Je m'en suis toujours souvenu, monsieur Colbert, et j'ai
travaille dans cette prevision... Vous savez que j'ai amasse un
peu de bien ...

-- Je le sais, monseigneur.

-- A combien estimez-vous a peu pres ce bien, monsieur Colbert?

-- A quarante millions cinq cent soixante mille deux cents livres
neuf sous et huit deniers, repondit Colbert.

Le cardinal poussa un gros soupir et regarda Colbert avec
admiration; mais il se permit un sourire.

-- Argent connu, ajouta Colbert en reponse a ce sourire.

Le cardinal fit un soubresaut dans son lit.

-- Qu'entendez-vous par la? dit-il.

-- J'entends, dit Colbert, qu'outre ces quarante millions cinq
cent soixante mille deux cents livres neuf sous huit deniers il y
a treize autres millions que l'on ne connait pas.

-- Ouf! soupira Mazarin, quel homme!

A ce moment la tete de Bernouin apparut dans l'embrasure de la
porte.

-- Qu'y a-t-il, demanda Mazarin, et pourquoi me trouble-t-on?

-- Le pere theatin, directeur de Son Eminence, avait ete mande
pour ce soir; il ne pourrait revenir qu'apres-demain chez
Monseigneur.

Mazarin regarda Colbert, qui aussitot prit son chapeau en disant:
-- Je reviendrai, monseigneur.

Mazarin hesita.

-- Non, non, dit-il, j'ai autant affaire de vous que de lui.
D'ailleurs, vous etes mon autre confesseur, vous... et ce que je
dis a l'un, l'autre peut l'entendre. Restez-la, Colbert.

-- Mais, monseigneur, s'il n'y a pas secret de penitence, le
directeur consentira-t-il?

-- Ne vous inquietez pas de cela, entrez dans la ruelle.

-- Je puis attendre dehors, monseigneur.

-- Non, non, mieux vaut que vous entendiez la confession d'un
homme de bien.

Colbert s'inclina et passa dans la ruelle.

-- Introduisez le pere theatin, dit Mazarin en fermant les
rideaux.


Chapitre XLV -- Confession d'un homme de bien


Le theatin entra deliberement, sans trop s'etonner du bruit et du
mouvement que les inquietudes sur la sante du cardinal avaient
souleves dans sa maison.

-- Venez, mon reverend, dit Mazarin apres un dernier regard a la
ruelle; venez et soulagez-moi.

-- C'est mon devoir, monseigneur, repliqua le theatin.

-- Commencez par vous asseoir commodement, car je vais debuter par
une confession generale; vous me donnerez tout de suite une bonne
absolution, et je me croirai plus tranquille.

-- Monseigneur, dit le reverend, vous n'etes pas tellement malade
qu'une confession generale soit urgente... Et ce sera bien
fatigant, prenez garde!

-- Vous supposez qu'il y en a long, mon reverend?

-- Comment croire qu'il en soit autrement, quand on a vecu aussi
completement que Votre Eminence?

-- Ah! c'est vrai... Oui, le recit peut etre long.

-- La misericorde de Dieu est grande, nasilla le theatin.

-- Tenez, dit Mazarin, voila que je commence a m'effrayer moi-meme
d'avoir tant laisse passer de choses que le Seigneur pouvait
reprouver.

-- N'est-ce pas? dit naivement le theatin en eloignant de la lampe
sa figure fine et pointue comme celle d'une taupe. Les pecheurs
sont comme cela: oublieux avant, puis scrupuleux quand il est trop
tard.

-- Les pecheurs? repliqua Mazarin. Me dites-vous ce mot avec
ironie et pour me reprocher toutes les genealogies que j'ai laisse
faire sur mon compte... moi, fils de pecheur, en effet?

-- Hum! fit le theatin.

-- C'est la un premier peche, mon reverend; car enfin, j'ai
souffert qu'on me fit descendre des vieux consuls de Rome, T.
Geganius Macerinus Ier, Macerinus II et Proculus Macerinus III,
dont parle la chronique de Haolander... De Macerinus a Mazarin, la
proximite etait tentante. Macerinus, diminutif, veut dire
maigrelet. Oh! mon reverend, Mazarini peut signifier aujourd'hui,
a l'augmentatif, maigre comme un Lazare. Voyez!

Et il montra ses bras decharnes et ses jambes devorees par la
fievre.

-- Que vous soyez ne d'une famille de pecheurs, reprit le theatin,
je n'y vois rien de facheux pour vous... car enfin, saint Pierre
etait un pecheur, et si vous etes prince de l'Eglise, monseigneur,
il en a ete le chef supreme. Passons, s'il vous plait.

-- D'autant plus que j'ai menace de la Bastille un certain Bounet,
pretre d'Avignon, qui voulait publier une genealogie de Casa
Mazarini beaucoup trop merveilleuse.

-- Pour etre vraisemblable? repliqua le theatin.

-- Oh! alors, si j'eusse agi dans cette idee, mon reverend,
c'etait vice d'orgueil... autre peche.

-- C'etait exces d'esprit, et jamais on ne peut reprocher a
personne ces sortes d'abus. Passons, passons.

-- J'en etais a l'orgueil... Voyez-vous, mon reverend, je vais
tacher de diviser cela par peches capitaux.

-- J'aime les divisions bien faites.

-- J'en suis aise. Il faut que vous sachiez qu'en 1630... helas!
voila trente et un ans!

-- Vous aviez vingt-neuf ans, monseigneur.

-- Age bouillant. Je tranchais du soldat en me jetant a Casal dans
les arquebusades, pour montrer que je montais a cheval aussi bien
qu'un officier. Il est vrai que j'apportai la paix aux Espagnols
et aux Francais. Cela rachete un peu mon peche.

-- Je ne vois pas le moindre peche a montrer qu'on monte a cheval,
dit le theatin, c'est du gout parfait, et cela honore notre robe.
En ma qualite de chretien, j'approuve que vous ayez empeche
l'effusion du sang; en ma qualite de religieux, je suis fier de la
bravoure qu'un collegue a temoignee.

Mazarin fit un humble salut de la tete.

-- Oui, dit-il, mais les suites!

-- Quelles suites?

-- Eh! ce damne peche d'orgueil a des racines sans fin...Depuis
que je m'etais jete comme cela entre deux armees, que j'avais
flaire la poudre et parcouru des lignes de soldats, je regardais
un peu en pitie les generaux.

-- Ah!

-- Voila le mal... En sorte que je n'en ai plus trouve un seul
supportable depuis ce temps-la.

-- Le fait est, dit le theatin, que les generaux que nous avons
eus n'etaient pas forts.

-- Oh! s'ecria Mazarin, il y avait M. le prince... je l'ai bien
tourmente, celui-la!

-- Il n'est pas a plaindre, il a acquis assez de gloire et assez
de bien.

-- Soit pour M. le prince; mais M. de Beaufort, par exemple... que
j'ai tant fait souffrir au donjon de Vincennes?

-- Ah! mais c'etait un rebelle, et la surete de l'Etat exigeait
que vous fissiez le sacrifice... Passons.

-- Je crois que j'ai epuise l'orgueil. Il y a un autre peche que
j'ai peur de qualifier...

-- Je le qualifierai, moi... Dites toujours.

-- Un bien grand peche, mon reverend.

-- Nous verrons, monseigneur.

-- Vous ne pouvez manquer d'avoir oui parler de certaines
relations que j'aurais eues... avec Sa Majeste la reine mere...
Les malveillants...

-- Les malveillants, monseigneur, sont des sots... Ne fallait-il
pas, pour le bien de l'Etat et pour l'interet du jeune roi, que
vous vecussiez en bonne intelligence avec la reine? Passons,
passons.

-- Je vous assure, dit Mazarin, que vous m'enlevez de la poitrine
un terrible poids.

-- Vetilles que tout cela!... Cherchez les choses serieuses.

-- Il y a bien de l'ambition, mon reverend...

-- C'est la marche des grandes choses, monseigneur.

-- Meme cette velleite de la tiare?...

-- Etre pape, c'est etre le premier des chretiens... Pourquoi ne
l'eussiez vous pas desire?

-- On a imprime que j'avais, pour arriver la, vendu Cambrai aux
Espagnols.

-- Vous avez fait peut-etre vous-meme des pamphlets sans trop
persecuter les pamphletaires?

-- Alors, mon reverend, j'ai vraiment le coeur bien net. Je ne
sens plus que de legeres peccadilles.

-- Dites.

-- Le jeu.

-- C'est un peu mondain; mais enfin, vous etiez oblige, par le
devoir de la grandeur, a tenir maison.

-- J'aimais a gagner...

-- Il n'est pas de joueur qui joue pour perdre.

-- Je trichais bien un peu...

-- Vous preniez votre avantage. Passons.

-- Eh bien! mon reverend, je ne sens plus rien du tout sur ma
conscience. Donnez-moi l'absolution, et mon ame pourra, lorsque
Dieu l'appellera, monter sans obstacle jusqu'a son trone.

Le theatin ne remua ni les bras ni les levres.

-- Qu'attendez-vous, mon reverend, dit Mazarin.

-- J'attends la fin.

-- La fin de quoi?

-- De la confession, monseigneur.

-- Mais j'ai fini.

-- Oh! non! Votre Eminence fait erreur.

-- Pas que je sache.

-- Cherchez bien.

-- J'ai cherche aussi bien que possible.

-- Alors je vais aider votre memoire.

-- Voyons.

Le theatin toussa plusieurs fois.

-- Vous ne me parlez pas de l'avarice, autre peche capital, ni de
ces millions, dit-il.

-- Quels millions, mon reverend?

-- Mais ceux que vous possedez, monseigneur.

-- Mon pere, cet argent est a moi, pourquoi vous en parlerais-je?

-- C'est que, voyez-vous, nos deux opinions different. Vous dites
que cet argent est a vous, et, moi, je crois qu'il est un peu a
d'autres.

Mazarin porta une main froide a son front perle de sueur.

-- Comment cela? balbutia-t-il.

-- Voici. Votre Eminence a gagne beaucoup de biens au service du
roi...

-- Hum! beaucoup... ce n'est pas trop.

-- Quoi qu'il en soit, d'ou venait ce bien?

-- De l'Etat.

-- L'Etat, c'est le roi.

-- Mais que concluez-vous, mon reverend? dit Mazarin, qui
commencait a trembler.

-- Je ne puis conclure sans une liste des biens que vous avez.
Comptons un peu, s'il vous plait: vous avez l'eveche de Metz.

-- Oui.

-- Les abbayes de Saint-Clement, de Saint-Arnoud et de Saint-
Vincent, toujours a Metz.

-- Oui.

-- Vous avez l'abbaye de Saint-Denis, en France, un beau bien.

-- Oui, mon reverend.

-- Vous avez l'abbaye de Cluny, qui est si riche.

-- Je l'ai.

-- Celle de Saint-Medard, a Soissons, cent mille livres de
revenus.

-- Je ne le nie pas.

-- Celle de Saint-Victor, a Marseille, une des meilleures du Midi.

-- Oui, mon pere.

-- Un bon million par an. Avec les emoluments du cardinalat et du
ministere, c'est peut-etre deux millions par an.

-- Eh!

-- Pendant dix ans, c'est vingt millions... et vingt millions
places a cinquante pour cent donnent, par progression, vingt
autres millions en dix ans.

-- Comme vous comptez, pour un theatin!

-- Depuis que Votre Eminence a place notre ordre dans le couvent
que nous occupons pres de Saint-Germain-des-Pres, en 1644, c'est
moi qui fais les comptes de la societe.

-- Et les miens, a ce que je vois, mon reverend.

-- Il faut savoir un peu de tout, monseigneur.

-- Eh bien! concluez a present.

-- Je conclus que le bagage est trop gros pour que vous passiez a
la porte du paradis.

-- Je serai damne?

-- Si vous ne restituez pas, oui.

Mazarin poussa un cri pitoyable.

-- Restituer! mais a qui, bon Dieu!

-- Au maitre de cet argent, au roi!

-- Mais c'est le roi qui m'a tout donne!...

-- Un moment! le roi ne signe pas les ordonnances!

Mazarin passa des soupirs aux gemissements.

-- L'absolution, dit-il.

-- Impossible, monseigneur... Restituez, restituez, repliqua le
theatin.

-- Mais, enfin, vous m'absolvez de tous les peches; pourquoi pas
de celui la?

-- Parce que, repondit le reverend, vous absoudre pour ce motif
est un peche dont le roi ne m'absoudrait jamais, monseigneur.

La-dessus, le confesseur quitta son penitent avec une mine pleine
de componction, puis il sortit du meme pas qu'il etait entre.

-- Hola! mon Dieu, gemit le cardinal... Venez ca, Colbert; je suis
bien malade, mon ami!


Chapitre XLVI -- La donation


Colbert reparut sous les rideaux.

-- Avez-vous entendu? dit Mazarin.

-- Helas! oui, monseigneur.

-- Est-ce qu'il a raison? Est-ce que tout cet argent est du bien
mal acquis?

-- Un theatin, monseigneur, est un mauvais juge en matiere de
finances, repondit froidement Colbert. Cependant il se pourrait
que, d'apres ses idees theologiques, Votre Eminence eut de
certains torts. On en a toujours eu... quand on meurt.

-- On a d'abord celui de mourir, Colbert.

-- C'est vrai, monseigneur. Envers qui cependant le theatin vous
aurait-il trouve des torts? Envers le roi.

Mazarin haussa les epaules.

-- Comme si je n'avais pas sauve son Etat et ses finances!

-- Cela ne souffre pas de controverse, monseigneur.

-- N'est-ce pas? Donc, j'aurais gagne tres legitimement un
salaire, malgre mon confesseur?

-- C'est hors de doute.

-- Et je pourrais garder pour ma famille, si besogneuse, une bonne
partie... le tout meme de ce que j'ai gagne!

-- Je n'y vois aucun empechement, monseigneur.

-- J'etais bien sur, en vous consultant, Colbert, d'avoir un avis
sage, repliqua Mazarin tout joyeux.

Colbert fit sa grimace de pedant.

-- Monseigneur, interrompit-il, il faudrait bien voir cependant si
ce qu'a dit le theatin n'est pas un piege.

-- Non, un piege... pourquoi? Le theatin est honnete homme.

-- Il a cru Votre Eminence aux portes du tombeau, puisque Votre
Eminence le consultait... Ne l'ai-je pas entendu vous dire:
"Distinguez ce que le roi vous a donne de ce que vous vous etes
donne a vous-meme..." Cherchez bien, monseigneur, s'il ne vous a
pas un peu dit cela, c'est assez une parole de theatin.

-- Il serait possible.

-- Auquel cas, monseigneur, je vous regarderais comme mis en
demeure par le religieux...

-- De restituer? s'ecria Mazarin tout echauffe.

-- Eh! je ne dis pas non.

-- De restituer tout! Vous n'y songez pas... Vous dites comme le
confesseur.

-- Restituer une partie, c'est-a-dire faire la part de Sa Majeste,
et cela, monseigneur, peut avoir des dangers. Votre Eminence est
un politique trop habile pour ignorer qu'a cette heure le roi ne
possede pas cent cinquante mille livres nettes dans ses coffres.

-- Ce n'est pas mon affaire, dit Mazarin triomphant, c'est celle
de M. le surintendant Fouquet, dont je vous ai donne, ces derniers
mois, tous les comptes a verifier.

Colbert pinca les levres a ce seul nom de Fouquet.

-- Sa Majeste, dit-il entre ses dents, n'a d'argent que celui
qu'amasse M. Fouquet; votre argent a vous, monseigneur, lui sera
une friande pature.

-- Enfin, je ne suis pas le surintendant des finances du roi, moi;
j'ai ma bourse... Certes, je ferais bien, pour le bonheur de Sa
Majeste... quelques legs... mais je ne puis frustrer ma famille...

-- Un legs partiel vous deshonore et offense le roi. Une partie
leguee a Sa Majeste, c'est l'aveu que cette partie vous a inspire
des doutes comme n'etant pas acquise legitimement.

-- Monsieur Colbert!...

-- J'ai cru que Votre Eminence me faisait l'honneur de me demander
un conseil.

-- Oui, mais vous ignorez les principaux details de la question.

-- Je n'ignore rien, monseigneur; voila dix ans que je passe en
revue toutes les colonnes de chiffres qui se font en France, et si
je les ai peniblement clouees en ma tete, elles y sont si bien
rivees a present, que depuis l'office de M. Letellier, qui est
sobre, jusqu'aux petites largesses secretes de M. Fouquet, qui est
prodigue, je reciterais, chiffre par chiffre, tout l'argent qui se
depense de Marseille a Cherbourg.

-- Alors, vous voudriez que je jetasse tout mon argent dans les
coffres du roi! s'ecria ironiquement Mazarin, a qui la goutte
arrachait en meme temps plusieurs soupirs douloureux. Certes, le
roi ne me reprocherait rien, mais il se moquerait de moi en
mangeant mes millions, et il aurait bien raison.

-- Votre Eminence ne m'a pas compris. Je n'ai pas pretendu le
moins du monde que le roi dut depenser votre argent.

-- Vous le dites clairement, ce me semble, en me conseillant de le
lui donner.

-- Ah! repliqua Colbert, c'est que Votre Eminence, absorbee
qu'elle est par son mal, perd de vue completement le caractere de
Sa Majeste Louis XIV.

-- Comment cela?...

-- Ce caractere, je crois, si j'ose m'exprimer ainsi, ressemble a
celui que Monseigneur confessait tout a l'heure au theatin.

-- Osez; c'est...?

-- C'est l'orgueil. Pardon, monseigneur; la fierte, voulais-je
dire. Les rois n'ont pas d'orgueil: c'est une passion humaine.

-- L'orgueil, oui, vous avez raison. Apres?...

-- Eh bien! monseigneur, si j'ai rencontre juste, Votre Eminence
n'a qu'a donner tout son argent au roi, et tout de suite.

-- Mais pourquoi? dit Mazarin fort intrigue.

-- Parce que le roi n'acceptera pas le tout.

-- Oh! un jeune homme qui n'a pas d'argent et qui est ronge
d'ambition.

-- Soit.

-- Un jeune homme qui desire ma mort.

-- Monseigneur...

-- Pour heriter, oui, Colbert; oui, il desire ma mort pour
heriter. Triple sot que je suis! je le previendrais!

-- Precisement. Si la donation est faite dans une certaine forme,
il refusera.

-- Allons donc!

-- C'est positif. Un jeune homme qui n'a rien fait, qui brule de
devenir illustre, qui brule de regner seul, ne prendra rien de
bati; il voudra construire lui-meme. Ce prince-la, monseigneur, ne
se contentera pas du Palais-Royal que M. de Richelieu lui a legue,
ni du palais Mazarin que vous avez si superbement fait construire,
ni du Louvre que ses ancetres ont habite, ni de Saint-Germain ou
il est ne. Tout ce qui ne procedera pas de lui, il le dedaignera,
je le predis.

-- Et vous garantissez que si je donne mes quarante millions au
roi...

-- En lui disant de certaines choses, je garantis qu'il refusera.

-- Ces choses... sont?

-- Je les ecrirai, si Monseigneur veut me les dicter.

-- Mais enfin, quel avantage pour moi?

-- Un enorme. Personne ne peut plus accuser Votre Eminence de
cette injuste avarice que les pamphletaires ont reprochee au plus
brillant esprit de ce siecle.

-- Tu as raison, Colbert, tu as raison; va trouver le roi de ma
part et porte lui mon testament.

-- Une donation, monseigneur.

-- Mais s'il acceptait! s'il allait accepter?

-- Alors, il resterait treize millions a votre famille, et c'est
une jolie somme.

-- Mais tu serais un traitre ou un sot, alors.

-- Et je ne suis ni l'un ni l'autre, monseigneur... Vous me
paraissez craindre beaucoup que le roi n'accepte... Oh! craignez
plutot qu'il n'accepte pas...

-- S'il n'accepte pas, vois-tu, je lui veux garantir mes treize
millions de reserve... Oui, je le ferai... Oui... Mais voici la
douleur qui vient; je vais tomber en faiblesse.... C'est que je
suis malade, Colbert, que je suis pres de ma fin.

Colbert tressaillit.

Le cardinal etait bien mal en effet: il suait a grosses gouttes
sur son lit de douleur, et cette paleur effrayante d'un visage
ruisselant d'eau etait un spectacle que le plus endurci praticien
n'eut pas supporte sans compassion. Colbert fut sans doute tres
emu, car il quitta la chambre en appelant Bernouin pres du
moribond et passa dans le corridor. La, se promenant de long en
large avec une expression meditative qui donnait presque de la
noblesse a sa tete vulgaire, les epaules arrondies, le cou tendu,
les levres entrouvertes pour laisser echapper des lambeaux
decousus de pensees incoherentes, il s'enhardit a la demarche
qu'il voulait tenter, tandis qu'a dix pas de lui, separe seulement
par un mur, son maitre etouffait dans des angoisses qui lui
arrachaient des cris lamentables, ne pensant plus ni aux tresors
de la terre ni aux joies du paradis, mais bien a toutes les
horreurs de l'enfer.

Tandis que les serviettes brulantes, les topiques, les revulsifs
et Guenaud, rappele pres du cardinal, fonctionnaient avec une
activite toujours croissante, Colbert, tenant a deux mains sa
grosse tete, pour y comprimer la fievre des projets enfantes par
le cerveau, meditait la teneur de la donation qu'il allait faire
ecrire a Mazarin des la premiere heure de repit que lui donnerait
le mal. Il semblait que tous ces cris du cardinal et toutes ces
entreprises de la mort sur ce representant du passe fussent des
stimulants pour le genie de ce penseur aux sourcils epais qui se
tournait deja vers le lever du nouveau soleil d'une societe
regeneree.

Colbert revint pres de Mazarin lorsque la raison fut revenue au
malade, et lui persuada de dicter une donation ainsi concue: "Pres
de paraitre devant Dieu, maitre des hommes, je prie le roi, qui
fut mon maitre sur la terre, de reprendre les biens que sa bonte
m'avait donnes, et que ma famille sera heureuse de voir passer en
de si illustres mains. Le detail de mes biens se trouvera, il est
dresse, a la premiere requisition de Sa Majeste, ou au dernier
soupir de son plus devoue serviteur. Jules, cardinal de Mazarin."
Le cardinal signa en soupirant; Colbert cacheta le paquet et le
porta immediatement au Louvre, ou le roi venait de rentrer. Puis
il revint a son logis, se frottant les mains avec la confiance
d'un ouvrier qui a bien employe sa journee.


Chapitre XLVII -- Comment Anne d'Autriche donna un conseil a Louis
XIV, et comment M. Fouquet lui en donna un autre


La nouvelle de l'extremite ou se trouvait le cardinal s'etait deja
repandue, et elle attirait au moins autant de gens au Louvre que
la nouvelle du mariage de Monsieur, le frere du roi, laquelle
avait deja ete annoncee a titre de fait officiel.

A peine Louis XIV rentrait-il chez lui, tout reveur encore des
choses qu'il avait vues ou entendu dire dans cette soiree, que
l'huissier annonca que la meme foule de courtisans qui, le matin,
s'etait empressee a son lever, se representait de nouveau a son
coucher, faveur insigne que depuis le regne du cardinal la cour,
fort peu discrete dans ses preferences, avait accordee au ministre
sans grand souci de deplaire au roi. Mais le ministre avait eu,
comme nous l'avons dit, une grave attaque de goutte, et la maree
de la flatterie montait vers le trone. Les courtisans ont ce
merveilleux instinct de flairer d'avance tous les evenements; les
courtisans ont la science supreme: ils sont diplomates pour
eclairer les grands denouements des circonstances difficiles,
capitaines pour deviner l'issue des batailles, medecins pour
guerir les maladies.

Louis XIV, a qui sa mere avait appris cet axiome, entre beaucoup
d'autres, comprit que Son Eminence Monseigneur le cardinal Mazarin
etait bien malade. A peine Anne d'Autriche eut-elle conduit la
jeune reine dans ses appartements et soulage son front du poids de
la coiffure de ceremonie, qu'elle revint trouver son fils dans le
cabinet ou, seul, morne et le coeur ulcere, il passait sur lui-
meme, comme pour exercer sa volonte, une de ces coleres sourdes et
terribles, coleres de roi, qui font des evenements quand elles
eclatent, et qui, chez Louis XIV, grace a sa puissance
merveilleuse sur lui-meme, devinrent des orages si benins, que sa
plus fougueuse, son unique colere, celle que signale Saint-Simon,
tout en s'en etonnant, fut cette fameuse colere qui eclata
cinquante ans plus tard a propos d'une cachette de M. le duc du
Maine, et qui eut pour resultat une grele de coups de canne donnes
sur le dos d'un pauvre laquais qui avait vole un biscuit.

Le jeune roi etait donc, comme nous l'avons vu, en proie a une
douloureuse surexcitation, et il se disait en se regardant dans
une glace:

-- O roi!... roi de nom, et non de fait... fantome, vain fantome
que tu es!.... statue inerte qui n'as d'autre puissance que celle
de provoquer un salut de la part des courtisans, quand pourras-tu
donc lever ton bras de velours, serrer ta main de soie? quand
pourras-tu ouvrir pour autre chose que pour soupirer ou sourire
tes levres condamnees a la stupide immobilite des marbres de ta
galerie?

Alors, passant la main sur son front et cherchant l'air, il
s'approcha de la fenetre et vit au bas quelques cavaliers qui
causaient entre eux, quelques groupes timidement curieux. Ces
cavaliers, c'etait une fraction du guet; ce groupe, c'etaient les
empresses du peuple, ceux-la pour qui un roi est toujours une
chose curieuse, comme un rhinoceros, un crocodile ou un serpent.

Il frappa son front du plat de sa main en s'ecriant:

-- Roi de France! quel titre! Peuple de France! quelle masse de
creatures! Et voila que je rentre dans mon Louvre; mes chevaux, a
peine deteles, fument encore, et j'ai tout juste souleve assez
d'interet pour que vingt personnes a peine me regardent passer...
Vingt... que dis-je! non, il n'y a pas meme vingt curieux pour le
roi de France, il n'y a pas meme dix archers pour veiller sur ma
maison: archers, peuple, gardes, tout est au Palais-Royal.
Pourquoi mon Dieu? Moi, le roi, n'ai-je pas le droit de vous
demander cela?

-- Parce que, dit une voix repondant a la sienne et qui retentit
de l'autre cote de la portiere du cabinet, parce qu'au Palais-
Royal il y a tout l'or, c'est-a-dire toute la puissance de celui
qui veut regner.

Louis se retourna precipitamment.

La voix qui venait de prononcer ces paroles etait celle d'Anne
d'Autriche. Le roi tressaillit, et s'avancant vers sa mere:

-- J'espere, dit-il, que Votre Majeste n'a pas fait attention aux
vaines declamations dont la solitude et le degout familiers aux
rois donnent l'idee aux plus heureux caracteres?

-- Je n'ai fait attention qu'a une chose, mon fils: c'est que vous
vous plaigniez.

-- Moi? pas du tout, dit Louis XIV; non, en verite; vous vous
trompez, madame.

-- Que faisiez-vous donc, Sire?

-- Il me semblait etre sous la ferule de mon professeur et
developper un sujet d'amplification.

-- Mon fils, reprit Anne d'Autriche en secouant la tete, vous avez
tort de ne vous point fier a ma parole; vous avez tort de ne me
point accorder votre confiance. Un jour va venir, jour prochain
peut-etre, ou vous aurez besoin de vous rappeler cet axiome: "L'or
est la toute puissance, et ceux-la seuls sont veritablement rois
qui sont tout-puissants."

-- Votre intention, poursuivit le roi, n'etait point cependant de
jeter un blame sur les riches de ce siecle?

-- Non, dit vivement Anne d'Autriche, non, Sire; ceux qui sont
riches en ce siecle, sous votre regne, sont riches parce que vous
l'avez bien voulu, et je n'ai contre eux ni rancune ni envie; ils
ont sans doute assez bien servi Votre Majeste pour que Votre
Majeste leur ait permis de se recompenser eux-memes. Voila ce que
j'entends dire par la parole que vous semblez me reprocher.

-- A Dieu ne plaise, madame, que je reproche jamais quelque chose
a ma mere!

-- D'ailleurs, continua Anne d'Autriche, le Seigneur ne donne
jamais que pour un temps les biens de la terre; le Seigneur, comme
correctif aux honneurs et a la richesse, le Seigneur a mis la
souffrance, la maladie, la mort, et nul, ajouta Anne d'Autriche
avec un douloureux sourire qui prouvait qu'elle faisait a elle-
meme l'application du funebre precepte, nul n'emporte son bien ou
sa grandeur dans le tombeau. Il en resulte que les jeunes
recoltent les fruits de la feconde moisson preparee par les vieux.

Louis ecoutait avec une attention croissante ces paroles
accentuees par Anne d'Autriche dans un but evidemment consolateur.

-- Madame, dit Louis XIV regardant fixement sa mere, on dirait, en
verite, que vous avez quelque chose de plus a m'annoncer?

-- Je n'ai rien absolument, mon fils; seulement, vous aurez
remarque ce soir que M. le cardinal est bien malade?

Louis regarda sa mere, cherchant une emotion dans sa voix, une
douleur dans sa physionomie. Le visage d'Anne d'Autriche semblait
legerement altere; mais cette souffrance avait un caractere tout
personnel.

Peut-etre cette alteration etait-elle causee par le cancer qui
commencait a la mordre au sein.

-- Oui, madame, dit le roi, oui, M. de Mazarin est bien malade.

-- Et ce serait une grande perte pour le royaume si Son Eminence
venait a etre appelee par Dieu. N'est-ce point votre avis comme le
mien, mon fils? demanda Anne d'Autriche.

-- Oui, madame, oui certainement, ce serait une grande perte pour
le royaume, dit Louis en rougissant; mais le peril n'est pas si
grand, ce me semble, et d'ailleurs M. le cardinal est jeune
encore. Le roi achevait a peine de parler, qu'un huissier souleva
la tapisserie et se tint debout, un papier a la main, en attendant
que le roi l'interrogeat.

-- Qu'est-ce que cela? demanda le roi.

-- Un message de M. de Mazarin, repondit l'huissier.

-- Donnez, dit le roi.

Et il prit le papier. Mais, au moment ou il l'allait ouvrir, il se
fit a la fois un grand bruit dans la galerie, dans les
antichambres et dans la cour.

-- Ah! ah! dit Louis XIV, qui sans doute reconnut ce triple bruit,
que disais-je donc qu'il n'y avait qu'un roi en France! je me
trompais, il y en a deux.

En ce moment, la porte s'ouvrit, et le surintendant des finances
Fouquet apparut a Louis XIV. C'etait lui qui faisait ce bruit dans
la galerie; c'etaient ses laquais qui faisaient ce bruit dans les
antichambres; c'etaient ses chevaux qui faisaient ce bruit dans la
cour. En outre, on entendait un long murmure sur son passage qui
ne s'eteignait que longtemps apres qu'il avait passe. C'etait ce
murmure que Louis XIV regrettait si fort de ne point entendre
alors sous ses pas et mourir derriere lui.

-- Celui-la n'est pas precisement un roi comme vous le croyez, dit
Anne d'Autriche a son fils; c'est un homme trop riche, voila tout.

Et en disant ces mots, un sentiment amer donnait aux paroles de la
reine leur expression la plus haineuse; tandis que le front de
Louis, au contraire, reste calme et maitre de lui, etait pur de la
plus legere ride. Il salua donc librement Fouquet de la tete,
tandis qu'il continuait de deplier le rouleau que venait de lui
remettre l'huissier. Fouquet vit ce mouvement, et, avec une
politesse a la fois aisee et respectueuse, il s'approcha d'Anne
d'Autriche pour laisser toute liberte au roi. Louis avait ouvert
le papier, et cependant il ne lisait pas. Il ecoutait Fouquet
faire a sa mere des compliments adorablement tournes sur sa main
et sur ses bras.

La figure d'Anne d'Autriche se derida et passa presque au sourire.

Fouquet s'apercut que le roi, au lieu de lire, le regardait et
l'ecoutait; il fit un demi-tour, et, tout en continuant pour ainsi
dire d'appartenir a Anne d'Autriche, il se retourna en face du
roi.

-- Vous savez, monsieur Fouquet, dit Louis XIV, que Son Eminence
est fort mal?

-- Oui, Sire, je sais cela, dit Fouquet; et en effet elle est fort
mal. J'etais a ma campagne de Vaux lorsque la nouvelle m'en est
venue, si pressante que j'ai tout quitte.

-- Vous avez quitte Vaux ce soir, monsieur?

-- Il y a une heure et demie, oui, Votre Majeste, dit Fouquet,
consultant une montre toute garnie de diamants.

-- Une heure et demie! dit le roi, assez puissant pour maitriser
sa colere, mais non pour cacher son etonnement.

-- Je comprends, Sire, Votre Majeste doute de ma parole, et elle a
raison; mais, si je suis venu ainsi, c'est vraiment par merveille.
On m'avait envoye d'Angleterre trois couples de chevaux fort vifs,
m'assurait-on; ils etaient disposes de quatre lieues en quatre
lieues, et je les ai essayes ce soir. Ils sont venus en effet de
Vaux au Louvre en une heure et demie, et Votre Majeste voit qu'on
ne m'avait pas trompe.

La reine mere sourit avec une secrete envie. Fouquet alla au-
devant de cette mauvaise pensee.

-- Aussi, madame, se hata-t-il d'ajouter, de pareils chevaux sont
faits, non pour des sujets, mais pour des rois, car les rois ne
doivent jamais le ceder a qui que ce soit en quoi que ce soit.

Le roi leva la tete.

-- Cependant, interrompit Anne d'Autriche, vous n'etes point roi,
que je sache, monsieur Fouquet?

-- Aussi, madame, les chevaux n'attendent-ils qu'un signe de Sa
Majeste pour entrer dans les ecuries du Louvre; et si je me suis
permis de les essayer, c'etait dans la seule crainte d'offrir au
roi quelque chose qui ne fut pas precisement une merveille.

Le roi etait devenu fort rouge.

-- Vous savez, monsieur Fouquet, dit la reine, que l'usage n'est
point a la cour de France qu'un sujet offre quelque chose a son
roi?

Louis fit un mouvement.

-- J'esperais, madame, dit Fouquet fort agite, que mon amour pour
Sa Majeste, mon desir incessant de lui plaire, serviraient de
contrepoids a cette raison d'etiquette. Ce n'etait point
d'ailleurs un present que je me permettais d'offrir, c'etait un
tribut que je payais.

-- Merci, monsieur Fouquet, dit poliment le roi, et je vous sais
gre de l'intention, car j'aime en effet les bons chevaux; mais
vous savez que je suis bien peu riche; vous le savez mieux que
personne, vous, mon surintendant des finances. Je ne puis donc,
lors meme que je le voudrais, acheter un attelage si cher.

Fouquet lanca un regard plein de fierte a la reine mere qui
semblait triompher de la fausse position du ministre, et repondit:

-- Le luxe est la vertu des rois, Sire; c'est le luxe qui les fait
ressembler a Dieu; c'est par le luxe qu'ils sont plus que les
autres hommes. Avec le luxe un roi nourrit ses sujets et les
honore. Sous la douce chaleur de ce luxe des rois nait le luxe des
particuliers, source de richesses pour le peuple. Sa Majeste, en
acceptant le don de six chevaux incomparables, eut pique d'amour-
propre les eleveurs de notre pays, du Limousin, du Perche, de la
Normandie; cette emulation eut ete profitable a tous... Mais le
roi se tait, et par consequent je suis condamne.

Pendant ce temps, Louis XIV, par contenance, pliait et depliait le
papier de Mazarin, sur lequel il n'avait pas encore jete les yeux.
Sa vue s'y arreta enfin, et il poussa un petit cri des la premiere
ligne.

-- Qu'y a-t-il donc, mon fils? demanda Anne d'Autriche en se
rapprochant vivement du roi.

-- De la part du cardinal? reprit le roi en continuant sa lecture.
Oui, oui, c'est bien de sa part.

-- Est-il donc plus mal?

-- Lisez, acheva le roi en passant le parchemin a sa mere, comme
s'il eut pense qu'il ne fallait pas moins que la lecture pour
convaincre Anne d'Autriche d'une chose aussi etonnante que celle
qui etait renfermee dans ce papier.

Anne d'Autriche lut a son tour. A mesure qu'elle lisait, ses yeux
petillaient d'une joie plus vive qu'elle essayait inutilement de
dissimuler et qui attira les regards de Fouquet.

-- Oh! une donation en regle, dit-elle.

-- Une donation? repeta Fouquet.

-- Oui, fit le roi repondant particulierement au surintendant des
finances; oui, sur le point de mourir, M. le cardinal me fait une
donation de tous ses biens.

-- Quarante millions! s'ecria la reine. Ah! mon fils, voila un
beau trait de la part de M. le cardinal, et qui va contredire bien
des malveillantes rumeurs; quarante millions amasses lentement et
qui reviennent d'un seul coup en masse au tresor royal, c'est d'un
sujet fidele et d'un vrai chretien.

Et ayant jete une fois encore les yeux sur l'acte, elle le rendit
a Louis XIV, que l'enonce de cette somme faisait tout palpitant.
Fouquet avait fait quelques pas en arriere et se taisait. Le roi
le regarda et lui tendit le rouleau a son tour. Le surintendant ne
fit qu'y arreter une seconde son regard hautain.

Puis, s'inclinant:

-- Oui, Sire, dit-il, une donation, je le vois.

-- Il faut repondre, mon fils, s'ecria Anne d'Autriche; il faut
repondre sur-le-champ.

-- Et comment cela, madame?

-- Par une visite au cardinal.

-- Mais il y a une heure a peine que je quitte Son Eminence, dit
le roi.

-- Ecrivez alors, Sire.

-- Ecrire! fit le jeune roi avec repugnance.

-- Enfin, reprit Anne d'Autriche, il me semble, mon fils, qu'un
homme qui vient de faire un pareil present est bien en droit
d'attendre qu'on le remercie avec quelque hate.

Puis, se retournant vers le surintendant:

-- Est-ce que ce n'est point votre avis, monsieur Fouquet?

-- Le present en vaut la peine, oui, madame, repliqua le
surintendant avec une noblesse qui n'echappa point au roi.

-- Acceptez donc et remerciez, insista Anne d'Autriche.

-- Que dit M. Fouquet? demanda Louis XIV.

-- Sa Majeste veut savoir ma pensee?

-- Oui.

-- Remerciez, Sire...

-- Ah! fit Anne d'Autriche.

-- Mais n'acceptez pas, continua Fouquet.

-- Et pourquoi cela? demanda Anne d'Autriche.

-- Mais vous l'avez dit vous-memes, madame, repliqua Fouquet,
parce que les rois ne doivent et ne peuvent recevoir de presents
de leurs sujets.

Le roi demeurait muet entre ces deux opinions si opposees.

-- Mais quarante millions! dit Anne d'Autriche du meme ton dont la
pauvre Marie-Antoinette dit plus tard: "Vous m'en direz tant!"

-- Je le sais, dit Fouquet en riant, quarante millions font une
belle somme, et une pareille somme pourrait tenter meme une
conscience royale.

-- Mais, monsieur, dit Anne d'Autriche, au lieu de detourner le
roi de recevoir ce present, faites donc observer a Sa Majeste,
vous dont c'est la charge, que ces quarante millions lui font une
fortune.

-- C'est precisement, madame, parce que ces quarante millions font
une fortune que je dirai au roi: "Sire, s'il n'est point decent
qu'un roi accepte d'un sujet six chevaux de vingt mille livres, il
est deshonorant qu'il doive sa fortune a un autre sujet plus ou
moins scrupuleux dans le choix des materiaux qui contribuaient a
l'edification de cette fortune."

-- Il ne vous sied guere, monsieur, dit Anne d'Autriche, de faire
une lecon au roi; procurez-lui plutot quarante millions pour
remplacer ceux que vous lui faites perdre.

-- Le roi les aura quand il voudra, dit en s'inclinant le
surintendant des finances.

-- Oui, en pressurant les peuples, fit Anne d'Autriche.

-- Eh! ne l'ont-ils pas ete, madame, repondit Fouquet, quand on
leur a fait suer les quarante millions donnes par cet acte? Au
surplus, Sa Majeste m'a demande mon avis, le voila; que Sa Majeste
me demande mon concours, il en sera de meme.

-- Allons, allons, acceptez, mon fils, dit Anne d'Autriche; vous
etes au dessus des bruits et des interpretations.

-- Refusez, Sire, dit Fouquet. Tant qu'un roi vit, il n'a d'autre
niveau que sa conscience, d'autre juge que son desir; mais, mort,
il a la posterite qui applaudit ou qui accuse.

-- Merci, ma mere, repliqua Louis en saluant respectueusement la
reine. Merci, monsieur Fouquet, dit-il en congediant civilement le
surintendant.

-- Acceptez-vous? demanda encore Anne d'Autriche.

-- Je reflechirai, repliqua le roi en regardant Fouquet.


Chapitre XLVIII -- Agonie


Le jour meme ou la donation avait ete envoyee au roi, le cardinal
s'etait fait transporter a Vincennes. Le roi et la cour l'y
avaient suivi. Les dernieres lueurs de ce flambeau jetaient encore
assez d'eclat pour absorber, dans leur rayonnement, toutes les
autres lumieres. Au reste, comme on le voit, satellite fidele de
son ministre, le jeune Louis XIV marchait jusqu'au dernier moment
dans le sens de sa gravitation. Le mal, selon les pronostics de
Guenaud, avait empire; ce n'etait plus une attaque de goutte,
c'etait une attaque de mort. Puis il y avait une chose qui faisait
cet agonisant plus agonisant encore: c'etait l'anxiete que jetait
dans son esprit cette donation envoyee au roi, et qu'au dire de
Colbert le roi devait renvoyer non acceptee au cardinal.

Le cardinal avait grande foi, comme nous avons vu, dans les
predictions de son secretaire; mais la somme etait forte, et quel
que fut le genie de Colbert, de temps en temps le cardinal
pensait, a part lui, que le theatin, lui aussi, avait bien pu se
tromper, et qu'il y avait au-moins autant de chances pour qu'il ne
fut pas damne, qu'il y en avait pour que Louis XIV lui renvoyat
ses millions.

D'ailleurs, plus la donation tardait a revenir, plus Mazarin
trouvait que quarante millions valent bien la peine que l'on
risque quelque chose et surtout une chose aussi hypothetique que
l'ame. Mazarin, en sa qualite de cardinal et de premier ministre,
etait a peu pres athee et tout a fait materialiste.

A chaque fois que la porte s'ouvrait, il se retournait donc
vivement vers la porte, croyant voir entrer par la sa malheureuse
donation; puis, trompe dans son esperance, il se recouchait avec
un soupir et retrouvait sa douleur d'autant plus vive qu'un
instant il l'avait oubliee. Anne d'Autriche, elle aussi, avait
suivi le cardinal; son coeur, quoique l'age l'eut faite egoiste,
ne pouvait se refuser de temoigner a ce mourant une tristesse
qu'elle lui devait en qualite de femme, disent les uns, en qualite
de souveraine, disent les autres.

Elle avait, en quelque sorte, pris le deuil de la physionomie par
avance, et toute la cour le portait comme elle.

Louis, pour ne pas montrer sur son visage ce qui se passait au
fond de son ame, s'obstinait a rester confine dans son appartement
ou sa nourrice toute seule lui faisait compagnie; plus il croyait
approcher du terme ou toute contrainte cesserait pour lui, plus il
se faisait humble et patient, se repliant sur lui-meme comme tous
les hommes forts qui ont quelque dessein, afin de se donner plus
de ressort au moment decisif. L'extreme-onction avait ete
secretement administree au cardinal, qui, fidele a ses habitudes
de dissimulation, luttait contre les apparences, et meme contre la
realite, recevant dans son lit comme s'il n'eut ete atteint que
d'un mal passager.

Guenaud, de son cote, gardait le secret le plus absolu: interroge,
fatigue de poursuites et de questions, il ne repondait rien,
sinon: "Son Eminence est encore pleine de jeunesse et de force;
mais Dieu veut ce qu'il veut, et quand il a decide qu'il doit
abattre l'homme, il faut que l'homme soit abattu."

Ces paroles, qu'il semait avec une sorte de discretion, de reserve
et de preference, deux personnes les commentaient avec grand
interet: le roi et le cardinal.

Mazarin, malgre la prophetie de Guenaud, se leurrait toujours, ou,
pour mieux dire, il jouait si bien son role, que les plus fins, en
disant qu'il se leurrait, prouvaient qu'ils etaient des dupes.
Louis, eloigne du cardinal depuis deux jours; Louis, l'oeil fixe
sur cette donation qui preoccupait si fort le cardinal; Louis ne
savait point au juste ou en etait Mazarin. Le fils de Louis XIII,
suivant les traditions paternelles, avait ete si peu roi jusque-
la, que, tout en desirant ardemment la royaute, il la desirait
avec cette terreur qui accompagne toujours l'inconnu. Aussi, ayant
pris sa resolution, qu'il ne communiquait d'ailleurs a personne,
se resolut-il a demander a Mazarin une entrevue. Ce fut Anne
d'Autriche qui, toujours assidue pres du cardinal, entendit la
premiere cette proposition du roi et qui la transmit au mourant,
qu'elle fit tressaillir. Dans quel but Louis XIV lui demandait-il
une entrevue? Etait-ce pour rendre, comme l'avait dit Colbert?
Etait-ce pour garder apres remerciement, comme le pensait Mazarin?
Neanmoins, comme le mourant sentait cette incertitude augmenter
encore son mal, il n'hesita pas un instant.

-- Sa Majeste sera la bienvenue, oui, la tres bienvenue, s'ecria-
t-il en faisant a Colbert, qui etait assis au pied du lit, un
signe que celui-ci comprit parfaitement. Madame, continua Mazarin,
Votre Majeste serait-elle assez bonne pour assurer elle-meme le
roi de la verite de ce que je viens de dire?

Anne d'Autriche se leva; elle avait hate, elle aussi, d'etre fixee
a l'endroit des quarante millions qui etaient la sourde pensee de
tout le monde.

Anne d'Autriche sortie, Mazarin fit un grand effort, et se
soulevant vers Colbert:

-- Eh bien! Colbert, dit-il, voila deux jours malheureux! voila
deux mortels jours, et, tu le vois, rien n'est revenu de la-bas.

-- Patience, monseigneur, dit Colbert.

-- Es-tu fou, malheureux! tu me conseilles la patience! Oh! en
verite, Colbert, tu te moques de moi: je meurs, et tu me cries
d'attendre!

-- Monseigneur, dit Colbert avec son sang-froid habituel, il est
impossible que les choses n'arrivent pas comme je l'ai dit. Sa
Majeste vient vous voir, c'est qu'elle vous rapporte elle-meme la
donation.

-- Tu crois, toi? Eh bien! moi, au contraire, je suis sur que Sa
Majeste vient pour me remercier.

Anne d'Autriche rentra en ce moment; en se rendant pres de son
fils, elle avait rencontre dans les antichambres un nouvel
empirique. Il etait question d'une poudre qui devait sauver le
cardinal. Anne d'Autriche apportait un echantillon de cette
poudre. Mais ce n'etait point cela que Mazarin attendait, aussi ne
voulait-il pas meme jeter les yeux dessus, assurant que la vie ne
valait point toutes les peines qu'on prenait pour la conserver.
Mais, tout en proferant cet axiome philosophique, son secret, si
longtemps contenu, lui echappa enfin.

-- La, madame, dit-il, la n'est point l'interessant de la
situation; j'ai fait au roi, voici tantot deux jours, une petite
donation; jusqu'ici, par delicatesse sans doute, Sa Majeste n'en a
point voulu parler; mais le moment arrive des explications et je
supplie Votre Majeste de me dire si le roi a quelques idees sur
cette matiere.

Anne d'Autriche fit un mouvement pour repondre: Mazarin l'arreta.

-- La verite, madame, dit-il; au nom du Ciel, la verite! Ne
flattez pas un mourant d'un espoir qui serait vain.

La, il arreta un regard de Colbert lui disant qu'il allait faire
fausse route.

-- Je sais, dit Anne d'Autriche, en prenant la main du cardinal;
je sais que vous avez fait genereusement, non pas une petite
donation, comme vous dites avec tant de modestie, mais un don
magnifique; je sais combien il vous serait penible que le roi...

Mazarin ecoutait, tout mourant qu'il etait, comme dix vivants
n'eussent pu le faire.

-- Que le roi? reprit-il.

-- Que le roi, continua Anne d'Autriche, n'acceptat point de bon
coeur ce que vous offrez si noblement.

Mazarin se laissa retomber sur l'oreiller comme Pantalon, c'est-a-
dire avec tout le desespoir de l'homme qui s'abandonne au
naufrage, mais il conserva encore assez de force et de presence
d'esprit pour jeter a Colbert un de ces regards qui valent bien
dix sonnets, c'est-a-dire dix longs poemes.

-- N'est-ce pas, ajouta la reine, que vous eussiez considere le
refus du roi comme une sorte d'injure?

Mazarin roula sa tete sur l'oreiller sans articuler une seule
syllabe.

La reine se trompa, ou feignit de se tromper, a cette
demonstration.

-- Aussi, reprit-elle, je l'ai circonvenu par de bons conseils, et
comme certains esprits, jaloux sans doute de la gloire que vous
allez acquerir par cette generosite, s'efforcaient de prouver au
roi qu'il devait refuser cette donation, j'ai lutte en votre
faveur, et lutte si bien, que vous n'aurez pas, je l'espere, cette
contrariete a subir.

-- Oh! murmura Mazarin avec des yeux languissants, ah! que voila
un service que je n'oublierai pas une minute, pendant le peu
d'heures qui me restent a vivre!

-- Au reste, je dois le dire, continua Anne d'Autriche, ce n'est
point sans peine que je l'ai rendu a Votre Eminence.

-- Ah! peste! je le crois. Oh!

-- Qu'avez-vous, mon Dieu?

-- Il y a que je brule.

-- Vous souffrez donc beaucoup?

-- Comme un damne!

Colbert eut voulu disparaitre sous les parquets.

-- En sorte, reprit Mazarin, que Votre Majeste pense que le roi...
(il s'arreta quelques secondes) que le roi, reprit-il apres
quelques secondes, vient ici pour me faire un petit bout de
compliment?

-- Je le crois, dit la reine.

Mazarin foudroya Colbert de son dernier regard. En ce moment, les
huissiers annoncerent le roi dans les antichambres pleines de
monde. Cette annonce produisit un remue-menage dont Colbert
profita pour s'esquiver par la porte de la ruelle. Anne d'Autriche
se leva, et debout attendit son fils. Louis XIV parut au seuil de
la chambre, les yeux fixes sur le moribond, qui ne prenait plus
meme la peine de se remuer pour cette Majeste de laquelle il
pensait n'avoir plus rien a attendre.

Un huissier roula un fauteuil pres du lit. Louis salua sa mere,
puis le cardinal, et s'assit. La reine s'assit a son tour.

Puis, comme le roi avait regarde derriere lui, l'huissier comprit
ce regard, fit un signe et ce qui restait de courtisans sous les
portieres s'eloigna aussitot.

Le silence retomba dans la chambre avec les rideaux de velours. Le
roi, encore tres jeune et tres timide devant celui qui avait ete
son maitre depuis sa naissance, le respectait encore bien plus
dans cette supreme majeste de la mort; il n'osait donc entamer la
conversation, sentant que chaque parole devait avoir une portee,
non pas seulement sur les choses de ce monde, mais encore sur
celles de l'autre. Quant au cardinal, il n'avait qu'une pensee en
ce moment: sa donation. Ce n'etait point la douleur qui lui
donnait cet air abattu et ce regard morne; c'etait l'attente
devant de ce remerciement qui allait sortir de la bouche du roi,
et couper court a toute esperance de restitution. Ce fut Mazarin
qui rompit le premier le silence.

-- Votre Majeste, dit-il, est venue s'etablir a Vincennes?

Louis fit un signe de tete.

-- C'est une gracieuse faveur, continua Mazarin, qu'elle accorde a
un mourant, et qui lui rendra la mort plus douce.

-- J'espere, repondit le roi, que je viens visiter, non pas un
mourant, mais un malade susceptible de guerison.

Mazarin fit un mouvement de tete qui signifiait: "Votre Majeste
est bien bonne, mais j'en sais plus qu'elle la-dessus."

-- La derniere visite, dit-il, Sire, la derniere.

-- S'il en etait ainsi, monsieur le cardinal, dit Louis XIV, je
viendrais une derniere fois prendre les conseils d'un guide a qui
je dois tout.

Anne d'Autriche etait femme; elle ne put retenir ses larmes. Louis
se montra lui-meme fort emu, et Mazarin plus encore que ses deux
hotes, mais pour d'autres motifs.

Ici le silence recommenca; la reine essuya ses joues et Louis
reprit de la fermete.

-- Je disais, poursuivit le roi, que je devais beaucoup a Votre
Eminence.

Les yeux du cardinal devorerent Louis XIV, car il sentait venir le
moment supreme.

-- Et, continua le roi, le principal objet de ma visite etait un
remerciement bien sincere pour le dernier temoignage d'amitie que
vous avez bien voulu m'envoyer.

Les joues du cardinal se creuserent ses levres s'entrouvrirent et
le plus lamentable soupir qu'il eut jamais pousse se prepara a
sortir de sa poitrine.

-- Sire, dit-il, j'aurai depouille ma pauvre famille; j'aurai
ruine tous les miens, ce qui peut m'etre impute a mal; mais au
moins on ne dira pas que j'ai refuse de tout sacrifier a mon roi.

Anne d'Autriche recommenca ses pleurs.

-- Cher monsieur Mazarin, dit le roi d'un ton plus grave qu'on
n'eut du l'attendre de sa jeunesse, vous m'avez mal compris, a ce
que je vois.

Mazarin se souleva sur son coude.

-- Il ne s'agit point ici de ruiner votre chere famille, ni de
depouiller vos serviteurs; oh! non, cela ne sera point.

"Allons, il va me rendre quelque bribe, pensa Mazarin; tirons donc
le morceau le plus large possible."

"Le roi va s'attendrir et faire le genereux, pensa la reine; ne le
laissons pas s'appauvrir, pareille occasion de fortune ne se
representera jamais."

-- Sire, dit tout haut le cardinal, ma famille est bien nombreuse
et mes nieces vont etre bien privees, moi n'y etant plus.

-- Oh! s'empressa d'interrompre la reine, n'ayez aucune inquietude
a l'endroit de votre famille, cher monsieur Mazarin; nous n'aurons
pas d'amis plus precieux que vos amis; vos nieces seront mes
enfants, les soeurs de Sa Majeste, et, s'il se distribue une
faveur en France, ce sera pour ceux que vous aimez.

"Fumee!" pensa Mazarin, qui connaissait mieux que personne le fond
que l'on peut faire sur les promesses des rois. Louis lut la
pensee du moribond sur son visage.

-- Rassurez-vous, cher monsieur de Mazarin, lui dit-il avec un
demi sourire triste sous son ironie, Mlles de Mazarin perdront en
vous perdant leur bien le plus precieux; mais elles n'en resteront
pas moins les plus riches heritieres de France, et puisque vous
avez bien voulu me donner leur dot...

Le cardinal etait haletant.

-- Je la leur rends, continua Louis, en tirant de sa poitrine et
en allongeant vers le lit du cardinal le parchemin qui contenait
la donation qui, depuis deux jours, avait souleve tant d'orages
dans l'esprit de Mazarin.

-- Que vous avais-je dit, monseigneur? murmura dans la ruelle une
voix qui passa comme un souffle.

-- Votre Majeste me rend ma donation! s'ecria Mazarin si trouble
par la joie qu'il oublia son role de bienfaiteur.

-- Votre Majeste rend les quarante millions! s'ecria Anne
d'Autriche, si stupefaite qu'elle oublia son role d'affligee.

-- Oui, monsieur le cardinal, oui, madame, repondit Louis XIV, en
dechirant le parchemin que Mazarin n'avait pas encore ose
reprendre; oui, j'aneantis cet acte qui spoliait toute une
famille; le bien acquis par Son Eminence a mon service est son
bien et non le mien.

-- Mais, Sire, s'ecria Anne d'Autriche, Votre Majeste songe-t-elle
qu'elle n'a pas dix mille ecus dans ses coffres?

-- Madame, je viens de faire ma premiere action royale, et, je
l'espere, elle inaugurera dignement mon regne.

-- Ah! Sire, vous avez raison! s'ecria Mazarin; c'est
veritablement grand, c'est veritablement genereux, ce que vous
venez de faire la!

Et il regardait, l'un apres l'autre, les morceaux de l'acte epars
sur son lit, pour se bien assurer qu'on avait dechire la minute et
non pas une copie.

Enfin, ses yeux rencontrerent celui ou se trouvait sa signature,
et, la reconnaissant, il se renversa tout pame sur son chevet.
Anne d'Autriche, sans force pour cacher ses regrets, levait les
mains et les yeux au ciel.

-- Ah! Sire, s'ecria Mazarin, ah! Sire, serez-vous beni! Mon Dieu!
serez-vous aime par toute ma famille!... _Per bacco!_ si jamais un
mecontentement vous venait de la part des miens, Sire, froncez les
sourcils et je sors de mon tombeau.

Cette pantalonnade ne produisit pas tout l'effet sur lequel avait
compte Mazarin. Louis avait deja passe a des considerations d'un
ordre plus eleve; et, quant a Anne d'Autriche, ne pouvant
supporter, sans s'abandonner a la colere qu'elle sentait gronder
en elle, et cette magnanimite de son fils et cette hypocrisie du
cardinal, elle se leva et sortit de la chambre, peu soucieuse de
trahir ainsi son depit.

Mazarin devina tout, et, craignant que Louis XIV ne revint sur sa
premiere decision, il se mit, pour entrainer les esprits sur une
autre voie, a crier comme plus tard devait le faire Scapin, dans
cette sublime plaisanterie que le morose et grondeur Boileau osa
reprocher a Moliere. Cependant, peu a peu les cris se calmerent,
et quand Anne d'Autriche fut sortie de la chambre, ils
s'eteignirent meme tout a fait.

-- Monsieur le cardinal, dit le roi, avez-vous maintenant quelque
recommandation a me faire?

-- Sire, repondit Mazarin, vous etes deja la sagesse meme, la
prudence en personne; quant a la generosite, je n'en parle pas: ce
que vous venez de faire depasse ce que les hommes les plus
genereux de l'antiquite et des temps modernes ont jamais fait.

Le roi demeura froid a cet eloge.

-- Ainsi, dit-il, vous vous bornez a un remerciement, monsieur, et
votre experience, bien plus connue encore que ma sagesse, que ma
prudence et que ma generosite, ne vous fournit pas un avis amical
qui me serve pour l'avenir?

Mazarin reflechit un moment.

-- Vous venez, dit-il, de faire beaucoup pour moi, c'est-a-dire
pour les miens, Sire.

-- Ne parlons pas de cela, dit le roi.

-- Eh bien! continua Mazarin, je veux vous rendre quelque chose en
echange de ces quarante millions que vous abandonnez si
royalement.

Louis XIV fit un mouvement qui indiquait que toutes ces flatteries
le faisaient souffrir.

-- Je veux, reprit Mazarin, vous donner un avis; oui, un avis, et
un avis plus precieux que ces quarante millions.

-- Monsieur le cardinal! interrompit Louis XIV.

-- Sire, ecoutez cet avis.

-- J'ecoute.

-- Approchez-vous, Sire, car je m'affaiblis... Plus pres, Sire,
plus pres.

Le roi se courba sur le lit du mourant.

-- Sire, dit Mazarin, si bas que le souffle de sa parole arriva
seul comme une recommandation du tombeau aux oreilles attentives
du jeune roi... Sire, ne prenez jamais de Premier ministre.

Louis se redressa, etonne.

L'avis etait une confession.

C'etait un tresor, en effet, que cette confession sincere de
Mazarin. Le legs du cardinal au jeune roi se composait de sept
paroles seulement; mais ces sept paroles, Mazarin l'avait dit,
elles valaient quarante millions.

Louis en resta un instant etourdi.

Quant a Mazarin, il semblait avoir dit une chose toute naturelle.

-- Maintenant, a part votre famille, demanda le jeune roi, avez-
vous quelqu'un a me recommander, monsieur de Mazarin?

Un petit grattement se fit entendre le long des rideaux de la
ruelle.

Mazarin comprit.

-- Oui! oui! s'ecria-t-il vivement; oui, Sire; je vous recommande
un homme sage, un honnete homme, un habile homme.

-- Dites son nom, monsieur le cardinal.

-- Son nom vous est presque inconnu encore, Sire: c'est celui de
M. Colbert, mon intendant. Oh! essayez de lui, ajouta Mazarin
d'une voix accentuee; tout ce qu'il m'a predit est arrive; il a du
coup d'oeil, et ne s'est jamais trompe, ni sur les choses, ni sur
les hommes, ce qui est bien plus surprenant encore. Sire, je vous
dois beaucoup; mais je crois m'acquitter envers vous, en vous
donnant M. Colbert.

-- Soit, dit faiblement Louis XIV; car, ainsi que le disait
Mazarin, ce nom de Colbert lui etait bien inconnu, et il prenait
cet enthousiasme du cardinal pour le dire d'un mourant.

Le cardinal etait retombe sur son oreiller.

-- Pour cette fois, adieu, Sire... adieu, murmura Mazarin... je
suis las et j'ai encore un rude chemin a faire avant de me
presenter devant mon nouveau maitre. Adieu, Sire.

Le jeune roi sentit des larmes dans ses yeux; il se pencha sur le
mourant, deja a moitie cadavre... puis il s'eloigna
precipitamment.


Chapitre XLIX -- La premiere apparition de Colbert


Toute la nuit se passa en angoisses communes, au mourant et au
roi.

Le mourant attendait sa delivrance.

Le roi attendait sa liberte.

Louis ne se coucha point. Une heure apres sa sortie de la chambre
du cardinal, il sut que le mourant, reprenant un peu de forces,
s'etait fait habiller, farder, peigner, et qu'il avait voulu
recevoir les ambassadeurs.

Pareil a Auguste, il considerait sans doute le monde comme un
grand theatre, et voulait jouer proprement le dernier acte de sa
comedie.

Anne d'Autriche ne reparut plus chez le cardinal, elle n'avait
plus rien a y faire. Les convenances furent un pretexte a son
absence. Au reste, le cardinal ne s'enquit point d'elle: le
conseil que la reine avait donne a son fils lui etait reste sur le
coeur. Vers minuit, encore tout farde, Mazarin entra en agonie. Il
avait revu son testament et comme ce testament etait l'expression
exacte de sa volonte, et qu'il craignait qu'une influence
interessee ne profitat de sa faiblesse pour faire changer quelque
chose a ce testament, il avait donne le mot d'ordre a Colbert,
lequel se promenait dans le corridor qui conduisait a la chambre a
coucher du cardinal, comme la plus vigilante des sentinelles. Le
roi, renferme chez lui, depechait toutes les heures sa nourrice
vers l'appartement de Mazarin, avec ordre de lui rapporter le
bulletin exact de la sante du cardinal.

Apres avoir appris que Mazarin s'etait fait habiller, farder,
peigner et avait recu les ambassadeurs, Louis apprit que l'on
commencait pour le cardinal les prieres des agonisants.

A une heure du matin, Guenaud avait essaye le dernier remede, dit
remede heroique. C'etait un reste des vieilles habitudes de ce
temps d'escrime, qui allait disparaitre pour faire place a un
autre temps, que de croire que l'on pouvait garder contre la mort
quelque bonne botte secrete. Mazarin, apres avoir pris le remede,
respira pendant pres de dix minutes.

Aussitot, il donna l'ordre que l'on repandit en tout lieu et tout
de suite le bruit d'une crise heureuse.

Le roi, a cette nouvelle, sentit passer comme une sueur froide sur
son front: il avait entrevu le jour de la liberte, l'esclavage lui
paraissait plus sombre, et moins acceptable que jamais.

Mais le bulletin qui suivit changea entierement la face des
choses.

Mazarin ne respirait plus du tout, et suivait a peine les prieres
que le cure de Saint-Nicolas-des-Champs recitait aupres de lui. Le
roi se remit a marcher avec agitation dans sa chambre, et a
consulter, tout en marchant, plusieurs papiers tires d'une
cassette, dont seul il avait la clef.

Une troisieme fois la nourrice retourna. M. de Mazarin venait de
faire un jeu de mots et d'ordonner que l'on revernit sa Flore du
Titien.

Enfin, vers deux heures et demie du matin, le roi ne put resister
a l'accablement; depuis vingt-quatre heures, il ne dormait pas.

Le sommeil, si puissant a son age, s'empara donc de lui et le
terrassa pendant une heure environ.

Mais il ne se coucha point pendant cette heure; il dormit sur son
fauteuil.

Vers quatre heures, la nourrice, en rentrant dans la chambre, le
reveilla.

-- Eh bien? demanda le roi.

-- Eh bien! mon cher Sire, dit la nourrice en joignant les mains
avec un air de commiseration, eh bien! il est mort.

Le roi se leva d'un seul coup et comme si un ressort d'acier l'eut
mis sur ses jambes.

-- Mort! s'ecria-t-il.

-- Helas! oui.

-- Est-ce donc bien sur?

-- Oui.

-- Officiel?

-- Oui.

-- La nouvelle en est-elle donnee?

-- Pas encore.

-- Mais qui t'a dit, a toi, que le cardinal etait mort?

-- M. Colbert.

-- M. Colbert?

-- Oui.

-- Et lui-meme etait sur de ce qu'il disait?

-- Il sortait de la chambre et avait tenu, pendant quelques
minutes, une glace devant les levres du cardinal.

-- Ah! fit le roi; et qu'est-il devenu, M. Colbert?

-- Il vient de quitter la chambre de Son Eminence.

-- Pour aller ou?

-- Pour me suivre.

-- De sorte qu'il est...?

-- La, mon cher Sire, attendant a votre porte que votre bon
plaisir soit de le recevoir.

Louis courut a la porte, l'ouvrit lui-meme et apercut dans le
couloir Colbert debout et attendant.

Le roi tressaillit a l'aspect de cette statue toute vetue de noir.

Colbert, saluant avec un profond respect, fit deux pas vers Sa
Majeste.

Louis rentra dans la chambre, en faisant a Colbert signe de le
suivre.

Colbert entra. Louis congedia la nourrice qui ferma la porte en
sortant.

Colbert se tint modestement debout pres de cette porte.

-- Que venez-vous m'annoncer, monsieur? dit Louis, fort trouble
d'etre ainsi surpris dans sa pensee intime qu'il ne pouvait
completement cacher.

-- Que M. le cardinal vient de trepasser, Sire, et que je vous
apporte son dernier adieu.

Le roi demeura un instant pensif.

Pendant cet instant, il regardait attentivement Colbert; il etait
evident que la derniere pensee du cardinal lui revenait a
l'esprit.

-- C'est vous qui etes M. Colbert? demanda-t-il.

-- Oui, Sire.

-- Fidele serviteur de Son Eminence, a ce que Son Eminence m'a dit
elle meme?

-- Oui, Sire.

-- Depositaire d'une partie de ses secrets?

-- De tous.

-- Les amis et les serviteurs de Son Eminence defunte me seront
chers, monsieur, et j'aurai soin que vous soyez place dans mes
bureaux.

Colbert s'inclina.

-- Vous etes financier, monsieur, je crois.

-- Oui, Sire.

-- Et M. le cardinal vous employait a son economat?

-- J'ai eu cet honneur, Sire.

-- Jamais vous ne fites personnellement rien pour ma maison, je
crois.

-- Pardon, Sire; c'est moi qui eus le bonheur de donner a M. le
cardinal l'idee d'une economie qui met trois cent mille francs par
an dans les coffres de Sa Majeste.

-- Quelle economie, monsieur? demanda Louis XIV.

-- Votre Majeste sait que les cent-suisses ont des dentelles
d'argent de chaque cote de leurs rubans?

-- Sans doute.

-- Eh bien! Sire, c'est moi qui ai propose que l'on mit a ces
rubans des dentelles d'argent faux. Cela ne parait point et cent
mille ecus font la nourriture d'un regiment pendant le semestre,
ou le prix de dix mille bons mousquets, ou la valeur d'une flute
de dix canons prete a prendre la mer.

-- C'est vrai, dit Louis XIV en considerant plus attentivement le
personnage, et voila, par ma foi, une economie bien placee;
d'ailleurs, il etait ridicule que des soldats portassent la meme
dentelle que portent des seigneurs.

-- Je suis heureux d'etre approuve par Sa Majeste, dit Colbert.

-- Est-ce la le seul emploi que vous teniez pres du cardinal?
demanda le roi.

-- C'est moi que Son Eminence avait charge d'examiner les comptes
de la surintendance, Sire.

-- Ah! fit Louis XIV qui s'appretait a renvoyer Colbert et que ce
mot arreta; ah! c'est vous que Son Eminence avait charge de
controler M. Fouquet. Et le resultat du controle?

-- Est qu'il y a deficit, Sire; mais si Votre Majeste daigne me
permettre...

-- Parlez, monsieur Colbert.

-- Je dois donner a Votre Majeste quelques explications.

-- Point du tout, monsieur; c'est vous qui avez controle ces
comptes, donnez-m'en le releve.

-- Ce sera facile, Sire. Vide partout, argent nulle part.

-- Prenez-y garde, monsieur; vous attaquez rudement la gestion de
M. Fouquet, lequel, a ce que j'ai entendu dire cependant, est un
habile homme.

Colbert rougit, puis palit, car il sentit que, de ce moment, il
entrait en lutte avec un homme dont la puissance balancait presque
la puissance de celui qui venait de mourir.

-- Oui, Sire, un tres habile homme, repeta Colbert en s'inclinant.

-- Mais si M. Fouquet est un habile homme et que, malgre cette
habilete, l'argent manque, a qui la faute?

-- Je n'accuse pas, Sire, je constate.

-- C'est bien; faites vos comptes et presentez-les-moi. Il y a
deficit, dites vous? Un deficit peut etre passager, le credit
revient, les fonds rentrent.

-- Non, Sire.

-- Sur cette annee peut-etre, je comprends cela; mais sur l'an
prochain?

-- L'an prochain, Sire, est mange aussi ras que l'an qui court.

-- Mais l'an d'apres alors?

-- Comme l'an prochain.

-- Que me dites-vous la, monsieur Colbert?

-- Je dis qu'il y a quatre annees engagees d'avance.

-- On fera un emprunt, alors.

-- On en a fera trois, Sire.

-- Je creerai des offices pour les faire resigner et l'on
encaissera l'argent des charges.

-- Impossible, Sire, car il y a deja eu creations sur creations
d'offices dont les provisions sont livrees en blanc, en sorte que
les acquereurs en jouissent sans les remplir. Voila pourquoi Votre
Majeste ne peut resigner. De plus; sur chaque traite, M. le
surintendant a donne un tiers de remise, en sorte que les peuples
sont foules sans que Votre Majeste en profite.

Le roi fit un mouvement.

-- Expliquez-moi cela, monsieur Colbert.

-- Que Votre Majeste formule clairement sa pensee, et me dise ce
qu'elle desire que je lui explique.

-- Vous avez raison. La clarte, n'est-ce pas?

-- Oui, Sire, la clarte. Dieu est Dieu surtout parce qu'il a fait
la lumiere.

-- Eh bien, par exemple, reprit Louis XIV, si aujourd'hui que
M. le cardinal est mort et que me voila roi, si je voulais avoir
de l'argent?

-- Votre Majeste n'en aurait pas.

-- Oh! voila qui est etrange, monsieur; comment, mon surintendant
ne me trouverait point d'argent?

Colbert secoua sa grosse tete.

-- Qu'est-ce donc? dit le roi; les revenus de l'Etat sont-ils donc
oberes a ce point qu'ils ne soient plus des revenus?

-- Oui, Sire, a ce point.

Le roi fronca le sourcil.

-- Soit, dit-il; j'assemblerai les ordonnances pour obtenir des
porteurs un degrevement, une liquidation a bon marche.

-- Impossible, car les ordonnances ont ete converties en billets,
lesquels billets, pour commodite de rapport et facilite de
transaction, sont coupes en tant de parts que l'on ne peut plus
reconnaitre l'original.

Louis, fort agite, se promenait de long en large, le sourcil
toujours fronce.

-- Mais si cela etait comme vous le dites, monsieur Colbert, fit-
il en s'arretant tout d'un coup, je serais ruine avant meme de
regner?

-- Vous l'etes en effet, Sire, repartit l'impassible aligneur de
chiffres.

-- Mais cependant, monsieur, l'argent est quelque part?

-- Oui, Sire, et meme pour commencer, j'apporte a Votre Majeste
une note de fonds que M. le cardinal Mazarin n'a pas voulu relater
dans son testament, ni dans aucun acte quelconque; mais qu'il
m'avait confies, a moi.

-- A vous?

-- Oui, Sire, avec injonction de les remettre a Votre Majeste.

-- Comment! outre les quarante millions du testament?

-- Oui, Sire.

-- M. de Mazarin avait encore d'autres fonds? Colbert s'inclina.

-- Mais c'etait donc un gouffre que cet homme! murmura le roi.
M. de Mazarin d'un cote, M. Fouquet de l'autre; plus de cent
millions peut-etre pour eux deux! Cela ne m'etonne point que mes
coffres soient vides.

Colbert attendait sans bouger.

-- Et la somme que vous m'apportez en vaut-elle la peine? demanda
le roi.

-- Oui, Sire; la somme est assez ronde.

-- Elle s'eleve?

-- A treize millions de livres, Sire.

-- Treize millions! s'ecria Louis XIV en frissonnant de joie. Vous
dites treize millions, monsieur Colbert.

-- J'ai dit treize millions, oui, Votre Majeste.

-- Que tout le monde ignore?

-- Que tout le monde ignore.

-- Qui sont entre vos mains?

-- En mes mains, oui, Sire.

-- Et que je puis avoir?

-- Dans deux heures.

-- Mais ou sont-ils donc?

-- Dans la cave d'une maison que M. le cardinal possedait en ville
et qu'il veut bien me laisser par une clause particuliere de son
testament.

-- Vous connaissez donc le testament du cardinal?

-- J'en ai un double signe de sa main.

-- Un double?

-- Oui, Sire, et le voici.

Colbert tira simplement l'acte de sa poche et le montra au roi.

Le roi lut l'article relatif a la donation de cette maison.

-- Mais, dit-il, il n'est question ici que de la maison et nulle
part l'argent n'est mentionne.

-- Pardon, Sire, il l'est dans ma conscience.

-- Et M. de Mazarin s'en est rapporte a vous?

-- Pourquoi pas, Sire?

-- Lui, l'homme defiant par excellence?

-- Il ne l'etait pas pour moi, Sire, comme Votre Majeste peut le
voir.

Louis arreta avec admiration son regard sur cette tete vulgaire,
mais expressive.

-- Vous etes un honnete homme, monsieur Colbert, dit le roi.

-- Ce n'est pas une vertu, Sire, c'est un devoir, repondit
froidement Colbert.

-- Mais, ajouta Louis XIV, cet argent n'est-il pas a la famille?

-- Si cet argent etait a la famille, il serait porte au testament
du cardinal comme le reste de sa fortune. Si cet argent etait a la
famille, moi qui ai redige l'acte de donation fait en faveur de
Votre Majeste, j'eusse ajoute la somme de treize millions a celle
de quarante millions qu'on vous offrait deja.

-- Comment! s'ecria Louis XIV, c'est vous qui avez redige la
donation, monsieur Colbert?

-- Oui, Sire.

-- Et le cardinal vous aimait? ajouta naivement le roi.

-- J'avais repondu a Son Eminence que Votre Majeste n'accepterait
point, dit Colbert de ce meme ton tranquille que nous avons dit et
qui, meme dans les habitudes de la vie, avait quelque chose de
solennel. Louis passa une main sur son front:

"Oh! que je suis jeune, murmura-t-il tout bas, pour commander aux
hommes!"

Colbert attendait la fin de ce monologue interieur. Il vit Louis
relever la tete.

-- A quelle heure enverrai-je l'argent a Votre Majeste? demanda-t-
il.

-- Cette nuit, a onze heures. Je desire que personne ne sache que
je possede cet argent.

Colbert ne repondit pas plus que si la chose n'avait point ete
dite pour lui.

-- Cette somme est-elle en lingots ou en or monnaye?

-- En or monnaye, Sire.

-- Bien.

-- Ou l'enverrai-je?

-- Au Louvre. Merci, monsieur Colbert.

Colbert s'inclina et sortit.

-- Treize millions! s'ecria Louis XIV lorsqu'il fut seul; mais
c'est un reve!

Puis il laissa tomber son front dans ses mains, comme s'il dormait
effectivement.

Mais, au bout d'un instant, il releva le front, secoua sa belle
chevelure, se leva, et, ouvrant violemment la fenetre, il baigna
son front brulant dans l'air vif du matin qui lui apportait l'acre
senteur des arbres et le doux parfum des fleurs.

Une resplendissante aurore se levait a l'horizon et les premiers
rayons du soleil inonderent de flamme le front du jeune roi.

-- Cette aurore est celle de mon regne, murmura Louis XIV, et est-
ce un presage que vous m'envoyez, Dieu tout-puissant?...


Chapitre L -- Le premier jour de la royaute de Louis XIV


Le matin, la mort du cardinal se repandit dans le chateau, et du
chateau dans la ville.

Les ministres Fouquet, Lyonne et Letellier entrerent dans la salle
des seances pour tenir conseil.

Le roi les fit mander aussitot.

-- Messieurs, dit-il, M. le cardinal a vecu. Je l'ai laisse
gouverner mes affaires; mais a present, j'entends les gouverner
moi-meme. Vous me donnerez vos avis quand je vous les demanderai.
Allez!

Les ministres se regarderent avec surprise. S'ils dissimulerent un
sourire, ce fut un grand effort, car ils savaient que le prince,
eleve dans une ignorance absolue des affaires, se chargeait la,
par amour-propre, d'un fardeau trop lourd pour ses forces.

Fouquet prit conge de ses collegues sur l'escalier en leur disant:

-- Messieurs, voila bien de la besogne de moins pour nous.

Et il monta tout joyeux dans son carrosse. Les autres, un peu
inquiets de la tournure que prendraient les evenements, s'en
retournerent ensemble a Paris.

Le roi, vers les dix heures, passa chez sa mere, avec laquelle il
eut un entretien fort particulier; puis, apres le diner, il monta
en voiture fermee et se rendit tout droit au Louvre. La, il recut
beaucoup de monde, et prit un certain plaisir a remarquer
l'hesitation de tous et la curiosite de chacun.

Vers le soir, il commanda que les portes du Louvre fussent
fermees, a l'exception d'une seule, de celle qui donnait sur le
quai. Il mit en sentinelle a cet endroit deux Cent-Suisses qui ne
parlaient pas un mot de francais, avec consigne de laisser entrer
tout ce qui serait ballot, mais rien autre chose, et de ne laisser
rien sortir.

A onze heures precises, il entendit le roulement d'un pesant
chariot sous la voute, puis d'un autre, puis d'un troisieme. Apres
quoi, la grille roula sourdement sur ses gonds pour se refermer.
Bientot quelqu'un gratta de l'ongle a la porte du cabinet. Le roi
alla ouvrir lui-meme, et il vit Colbert, dont le premier mot fut
celui-ci:

-- L'argent est dans la cave de Votre Majeste.

Louis descendit alors et alla visiter lui-meme les barriques
d'especes, or et argent, que, par les soins de Colbert, quatre
hommes a lui venaient de rouler dans un caveau dont le roi avait
fait passer la clef a Colbert le matin meme. Cette revue achevee,
Louis rentra chez lui, suivi de Colbert, qui n'avait pas rechauffe
son immobile froideur du moindre rayon de satisfaction
personnelle.

-- Monsieur, lui dit le roi, que voulez-vous que je vous donne en
recompense de ce devouement et de cette probite?

-- Rien absolument, Sire.

-- Comment, rien? pas meme l'occasion de me servir?

-- Votre Majeste ne me fournirait pas cette occasion que je ne la
servirais pas moins. Il m'est impossible de n'etre pas le meilleur
serviteur du roi.

-- Vous serez intendant des finances, monsieur Colbert.

-- Mais il y a un surintendant, Sire?

-- Justement.

-- Sire, le surintendant est l'homme le plus puissant du royaume.

-- Ah! s'ecria Louis en rougissant, vous croyez?

-- Il me broiera en huit jours, Sire; car enfin, Votre Majeste me
donne un controle pour lequel la force est indispensable.
Intendant sous un surintendant, c'est l'inferiorite.

-- Vous voulez des appuis... vous ne faites pas fond sur moi?

-- J'ai eu l'honneur de dire a Votre Majeste que M. Fouquet, du
vivant de M. Mazarin, etait le second personnage du royaume; mais
voila M. Mazarin mort, et M. Fouquet est devenu le premier.

-- Monsieur, je consens a ce que vous me disiez toutes choses
aujourd'hui encore; mais demain, songez-y, je ne le souffrirai
plus.

-- Alors je serai inutile a Votre Majeste?

-- Vous l'etes deja, puisque vous craignez de vous compromettre en
me servant.

-- Je crains seulement d'etre mis hors d'etat de vous servir.

-- Que voulez-vous alors?

-- Je veux que Votre Majeste me donne des aides dans le travail de
l'intendance.

-- La place perd de sa valeur?

-- Elle gagne de la surete.

-- Choisissez vos collegues.

-- MM. Breteuil, Marin, Hervard.

-- Demain, l'ordonnance paraitra.

-- Sire, merci!

-- C'est tout ce que vous demandez?

-- Non, Sire; encore une chose...

-- Laquelle?

-- Laissez-moi composer une Chambre de justice.

-- Pourquoi faire, cette Chambre de justice?

-- Pour juger les traitants et les partisans qui, depuis dix ans,
ont mal verse.

-- Mais... que leur fera-t-on?

-- On en pendra trois, ce qui fera rendre gorge aux autres.

-- Je ne puis cependant commencer mon regne par des executions,
monsieur Colbert.

-- Au contraire, Sire, afin de ne pas le finir par des supplices.

Le roi ne repondit pas.

-- Votre Majeste consent-elle? dit Colbert.

-- Je reflechirai, monsieur.

-- Il sera trop tard quand la reflexion sera faite.

-- Pourquoi?

-- Parce que nous avons affaire a des gens plus forts que nous,
s'ils sont avertis.

-- Composez cette Chambre de justice, monsieur.

-- Je la composerai.

-- Est-ce tout?

-- Non, Sire; il y a encore une chose importante... Quels droits
attache Votre Majeste a cette intendance?

-- Mais... je ne sais... il y a des usages...

-- Sire, j'ai besoin qu'a cette intendance soit devolu le droit de
lire la correspondance avec l'Angleterre.

-- Impossible, monsieur, car cette correspondance se depouille au
conseil; M. le cardinal lui-meme le faisait.

-- Je croyais que Votre Majeste avait declare ce matin qu'elle
n'aurait plus de conseil.

-- Oui, je l'ai declare.

-- Que Votre Majeste alors veuille bien lire elle-meme et toute
seule ses lettres, surtout celles d'Angleterre; je tiens
particulierement a ce point.

-- Monsieur, vous aurez cette correspondance et m'en rendrez
compte.

-- Maintenant, Sire, qu'aurai-je a faire des finances?

-- Tout ce que M. Fouquet ne fera pas.

-- C'est la ce que je demandais a Votre Majeste. Merci, je pars
tranquille.

Il partit en effet sur ces mots. Louis le regarda partir.

Colbert n'etait pas encore a cent pas du Louvre que le roi recut
un courrier d'Angleterre. Apres avoir regarde, sonde l'enveloppe,
le roi la decacheta precipitamment, et trouva tout d'abord une
lettre du roi Charles II.

Voici ce que le prince anglais ecrivait a son royal frere:

"Votre Majeste doit etre fort inquiete de la maladie de M. le
cardinal Mazarin; mais l'exces du danger ne peut que vous servir.
Le cardinal est condamne par son medecin. Je vous remercie de la
gracieuse reponse que vous avez faite a ma communication touchant
lady Henriette Stuart, ma soeur, et dans huit jours la princesse
partira pour Paris avec sa cour.

"Il est doux pour moi de reconnaitre la paternelle amitie que vous
m'avez temoignee, et de vous appeler plus justement encore mon
frere. Il m'est doux, surtout, de prouver a Votre Majeste combien
je m'occupe de ce qui peut lui plaire. Vous faites sourdement
fortifier Belle-Ile-en-Mer. C'est un tort. Jamais nous n'aurons la
guerre ensemble. Cette mesure ne m'inquiete pas; elle
m'attriste...

"Vous depensez la des millions inutiles, dites-le bien a vos
ministres, et croyez que ma police est bien informee; rendez-moi,
mon frere, les memes services, le cas echeant."

Le roi sonna violemment, et son valet de chambre parut.

-- M. Colbert sort d'ici et ne peut etre loin... Qu'on l'appelle!
s'ecria-t-il.

Le valet de chambre allait executer l'ordre, le roi l'arreta.

-- Non, dit-il, non... Je vois toute la trame de cet homme. Belle-
Ile est a M. Fouquet; Belle-Ile fortifiee, c'est une conspiration
de M. Fouquet... La decouverte de cette conspiration, c'est la
ruine du surintendant, et cette decouverte resulte de la
correspondance d'Angleterre; voila pourquoi Colbert voulait avoir
cette correspondance. Oh! je ne puis cependant mettre toute ma
force sur cet homme; il n'est que la tete, il me faut le bras.

Louis poussa tout a coup un cri joyeux.

-- J'avais, dit-il au valet de chambre, un lieutenant de
mousquetaires?

-- Oui, Sire; M. d'Artagnan.

-- Il a quitte momentanement mon service?

-- Oui, Sire.

-- Qu'on me le trouve, et que demain il soit ici a mon lever.

Le valet de chambre s'inclina et sortit.

-- Treize millions dans ma cave, dit alors le roi; Colbert tenant
ma bourse et d'Artagnan portant mon epee: je suis roi!


Chapitre LI -- Une passion


Le jour meme de son arrivee, en revenant du Palais-Royal, Athos,
comme nous l'avons vu, rentra en son hotel de la rue Saint-Honore.
Il y trouva le vicomte de Bragelonne qui l'attendait dans sa
chambre en faisant la conversation avec Grimaud.

Ce n'etait pas une chose aisee que de causer avec le vieux
serviteur; deux hommes seulement possedaient ce secret: Athos et
d'Artagnan. Le premier y reussissait, parce que Grimaud cherchait
a le faire parler lui-meme; d'Artagnan, au contraire, parce qu'il
savait faire causer Grimaud.

Raoul etait occupe a se faire raconter le voyage d'Angleterre, et
Grimaud l'avait conte dans tous ses details avec un certain nombre
de gestes et huit mots, ni plus ni moins.

Il avait d'abord indique, par un mouvement onduleux de la main,
que son maitre et lui avaient traverse la mer.

-- Pour quelque expedition? avait demande Raoul.

Grimaud, baissant la tete, avait repondu: Oui.

-- Ou M. le comte courut des dangers? interrogea Raoul.

Grimaud haussa legerement les epaules comme pour dire: "Ni trop ni
trop"

-- Mais encore, quels dangers! insista Raoul.

Grimaud montra l'epee, il montra le feu et un mousquet pendu au
mur.

-- M. le comte avait donc la-bas un ennemi? s'ecria Raoul.

-- Monck, repliqua Grimaud.

-- Il est etrange, continua Raoul, que M. le comte persiste a me
regarder comme un novice et a ne pas me faire partager l'honneur
ou le danger de ces rencontres.

Grimaud sourit.

C'est a ce moment que revint Athos.

L'hote lui eclairait l'escalier, et Grimaud, reconnaissant le pas
de son maitre, courut a sa rencontre, ce qui coupa court a
l'entretien.

Mais Raoul etait lance; en voie d'interrogation, il ne s'arreta
pas, et, prenant les deux mains du comte avec une tendresse vive,
mais respectueuse:

-- Comment se fait-il, monsieur, dit-il, que vous partiez pour un
voyage dangereux sans me dire adieu, sans me demander l'aide de
mon epee, a moi qui dois etre pour vous un soutien, depuis que
j'ai de la force; a moi, que vous avez eleve comme un homme? Ah!
monsieur, voulez-vous donc m'exposer a cette cruelle epreuve de ne
plus vous revoir jamais?

-- Qui vous a dit, Raoul, que mon voyage fut dangereux? repliqua
le comte en deposant son manteau et son chapeau dans les mains de
Grimaud, qui venait de lui degrafer l'epee.

-- Moi, dit Grimaud.

-- Et pourquoi cela? fit severement Athos.

Grimaud s'embarrassait; Raoul le prevint en repondant pour lui.

-- Il est naturel, monsieur, que ce bon Grimaud me dise la verite
sur ce qui vous concerne. Par qui serez-vous aime, soutenu, si ce
n'est par moi?

Athos ne repliqua point. Il fit un geste amical qui eloigna
Grimaud, puis s'assit dans un fauteuil, tandis que Raoul demeurait
debout devant lui.

-- Toujours est-il, continua Raoul, que votre voyage etait une
expedition... et que le fer, le feu vous ont menace.

-- Ne parlons plus de cela, vicomte, dit doucement Athos; je suis
parti vite, c'est vrai; mais le service du roi Charles II exigeait
ce prompt depart. Quant a votre inquietude, je vous en remercie,
et je sais que je puis compter sur vous... Vous n'avez manque de
rien, vicomte, en mon absence?

-- Non, monsieur, merci.

-- J'avais ordonne a Blaisois de vous faire compter cent pistoles
au premier besoin d'argent.

-- Monsieur, je n'ai pas vu Blaisois.

-- Vous vous etes passe d'argent, alors!

-- Monsieur, il me restait trente pistoles de la vente des chevaux
que je pris lors de ma derniere campagne, et M. le prince avait eu
la bonte de me faire gagner deux cents pistoles a son jeu, il y a
trois mois.

-- Vous jouez?... Je n'aime pas cela, Raoul.

-- Je ne joue jamais, monsieur; c'est M. le prince qui m'a ordonne
de tenir ses cartes a Chantilly... un soir qu'il etait venu un
courrier du roi. J'ai obei; le gain de la partie, M. le prince m'a
commande de le prendre.

-- Est-ce que c'est une habitude de la maison, Raoul? dit Athos en
froncant le sourcil.

-- Oui, monsieur; chaque semaine, M. le prince fait, sur une cause
ou sur une autre, un avantage pareil a l'un de ses gentilshommes.
Il y a cinquante gentilshommes chez Son Altesse; mon tour s'est
rencontre cette fois.

-- Bien! vous allates donc en Espagne?

-- Oui, monsieur, je fis un fort beau voyage, et fort interessant.

-- Voila un mois que vous etes revenu?

-- Oui, monsieur.

-- Et depuis ce mois?

-- Depuis ce mois...

-- Qu'avez-vous fait?

-- Mon service, monsieur.

-- Vous n'avez point ete chez moi, a La Fere? Raoul rougit.

Athos le regarda de son oeil fixe et tranquille.

-- Vous auriez tort de ne pas me croire, dit Raoul, je rougis et
je le sens bien; c'est malgre moi. La question que vous me faites
l'honneur de m'adresser est de nature a soulever en moi beaucoup
d'emotions; je rougis donc, parce que je suis emu, non parce que
je mens.

-- Je sais, Raoul, que vous ne mentez jamais.

-- Non, monsieur.

-- D'ailleurs, mon ami, vous auriez tort, ce que je voulais vous
dire...

-- Je le sais bien, monsieur; vous voulez me demander si je n'ai
pas ete a Blois.

-- Precisement.

-- Je n'y suis pas alle; je n'ai meme pas apercu la personne dont
vous voulez me parler.

La voix de Raoul tremblait en prononcant ces paroles. Athos,
souverain juge en toute delicatesse, ajouta aussitot:

-- Raoul, vous repondez avec un sentiment penible; vous souffrez.

-- Beaucoup, monsieur; vous m'avez defendu d'aller a Blois et de
revoir Mlle de La Valliere.

Ici le jeune homme s'arreta. Ce doux nom, si charmant a prononcer,
dechirait son coeur en caressant ses levres.

-- Et j'ai bien fait, Raoul, se hata de dire Athos. Je ne suis pas
un pere barbare ni injuste; je respecte l'amour vrai; mais je
pense pour vous a un avenir... a un immense avenir. Un regne
nouveau va luire comme une aurore; la guerre appelle le jeune roi
plein d'esprit chevaleresque. Ce qu'il faut a cette ardeur
heroique, c'est un bataillon de lieutenants jeunes et libres, qui
courent aux coups avec enthousiasme et tombent en criant: "Vive le
roi!" au lieu de crier: "Adieu, ma femme!..." Vous comprenez cela,
Raoul. Tout brutal que paraisse etre mon raisonnement, je vous
adjure donc de me croire et de detourner vos regards de ces
premiers jours de jeunesse ou vous prites l'habitude d'aimer,
jours de molle insouciance qui attendrissent le coeur et le
rendent incapable de contenir ces fortes liqueurs ameres qu'on
appelle la gloire et l'adversite. Ainsi, Raoul, je vous le repete,
voyez dans mon conseil le seul desir de vous etre utile, la seule
ambition de vous voir prosperer. Je vous crois capable de devenir
un homme remarquable; marchez seul, vous marcherez mieux et plus
vite.

-- Vous avez commande, monsieur, repliqua Raoul, j'obeis.

-- Commande! s'ecria Athos. Est-ce ainsi que vous me repondez! Je
vous ai commande! Oh! vous detournez mes paroles, comme vous
meconnaissez mes intentions! je n'ai pas commande, j'ai prie.

-- Non pas, monsieur, vous avez commande, dit Raoul avec
opiniatrete... mais n'eussiez-vous fait qu'une priere, votre
priere est encore plus efficace qu'un ordre. Je n'ai pas revu Mlle
de La Valliere.

-- Mais vous souffrez! vous souffrez! insista Athos.

Raoul ne repondit pas.

-- Je vous trouve pali, je vous trouve attriste... Ce sentiment
est donc bien fort!

-- C'est une passion, repliqua Raoul.

-- Non... une habitude.

-- Monsieur, vous savez que j'ai voyage beaucoup, que j'ai passe
deux ans loin d'elle... Toute habitude se peut rompre en deux
annees, je crois... Eh bien! au retour, j'aimais, non pas
davantage, c'est impossible, mais autant. Mlle de La Valliere est
pour moi la compagne par excellence; mais vous etes pour moi Dieu
sur la terre... A vous je sacrifierai tout.

-- Vous auriez tort, dit Athos; je n'ai plus aucun droit sur vous.
L'age vous a emancipe; vous n'avez plus meme besoin de mon
consentement. D'ailleurs, le consentement, je ne le refuserai pas,
apres tout ce que vous venez de me dire. Epousez Mlle de La
Valliere, si vous le voulez.

Raoul fit un mouvement, puis soudain:

-- Vous etes bon, monsieur, dit-il, et votre concession me penetre
de reconnaissance; mais je n'accepterai pas.

-- Voila que vous refusez, a present?

-- Oui, monsieur.

-- Je ne vous en temoignerai rien, Raoul.

-- Mais vous avez au fond du coeur une idee contre ce mariage.
Vous ne me l'avez pas choisi.

-- C'est vrai.

-- Il suffit pour que je ne persiste pas: j'attendrai.

-- Prenez-y garde, Raoul! ce que vous dites est serieux.

-- Je le sais bien, monsieur; j'attendrai, vous dis-je.

-- Quoi! que je meure? fit Athos tres emu.

-- Oh! monsieur! s'ecria Raoul avec des larmes dans la voix, est-
il possible que vous me dechiriez le coeur ainsi, a moi qui ne
vous ai pas donne un sujet de plainte?

-- Cher enfant, c'est vrai, murmura Athos en serrant violemment
ses levres pour comprimer l'emotion dont il n'allait plus etre
maitre. Non, je ne veux point vous affliger; seulement, je ne
comprends pas ce que vous attendrez... Attendrez-vous que vous
n'aimiez plus?

-- Ah! pour cela, non, monsieur; j'attendrai que vous changiez
d'avis.

-- Je veux faire une epreuve, Raoul; je veux voir si Mlle de La
Valliere attendra comme vous.

-- Je l'espere, monsieur.

-- Mais, prenez garde, Raoul! si elle n'attendait pas! Ah! vous
etes si jeune, si confiant, si loyal... les femmes sont
changeantes.

-- Vous ne m'avez jamais dit de mal des femmes, monsieur; jamais
vous n'avez eu a vous en plaindre; pourquoi vous en plaindre a
moi, a propos de Mlle de La Valliere?

-- C'est vrai, dit Athos en baissant les yeux... jamais je ne vous
ai dit de mal des femmes; jamais je n'ai eu a me plaindre d'elles;
jamais Mlle de La Valliere n'a motive un soupcon; mais quand on
prevoit, il faut aller jusqu'aux exceptions, jusqu'aux
improbabilites! Si, dis-je, Mlle de La Valliere ne vous attendait
pas?

-- Comment cela, monsieur?

-- Si elle tournait ses vues d'un autre cote?

-- Ses regards sur un autre homme, voulez-vous dire? fit Raoul
pale d'angoisse.

-- C'est cela.

-- Eh bien! monsieur, je tuerais cet homme, dit simplement Raoul,
et tous les hommes que Mlle de La Valliere choisirait, jusqu'a ce
qu'un d'entre eux m'eut tue ou jusqu'a ce que Mlle de La Valliere
m'eut rendu son coeur.

Athos tressaillit.

-- Je croyais, reprit-il d'une voix sourde, que vous m'appeliez
tout a l'heure votre dieu, votre loi en ce monde?

-- Oh! dit Raoul tremblant, vous me defendriez le duel?

-- Si je le defendais, Raoul?

-- Vous me defendriez d'esperer, monsieur, et, par consequent,
vous ne me defendriez pas de mourir.

Athos leva les yeux sur le vicomte. Il avait prononce ces mots
avec une sombre inflexion, qu'accompagnait le plus sombre regard.

-- Assez, dit Athos apres un long silence, assez sur ce triste
sujet, ou tous deux nous exagerons. Vivez au jour le jour, Raoul;
faites votre service, aimez Mlle de La Valliere, en un mot,
agissez comme un homme, puisque vous avez l'age d'homme;
seulement, n'oubliez pas que je vous aime tendrement et que vous
pretendez m'aimer.

-- Ah! monsieur le comte! s'ecria Raoul en pressant la main
d'Athos sur son coeur.

-- Bien, cher enfant; laissez-moi, j'ai besoin de repos. A propos,
M. d'Artagnan est revenu d'Angleterre avec moi; vous lui devez une
visite.

-- J'irai la lui rendre, monsieur, avec une bien grande joie;
j'aime tant M. d'Artagnan!

-- Vous avez raison: c'est un honnete homme et un brave cavalier.

-- Qui vous aime! dit Raoul.

-- J'en suis sur... Savez-vous son adresse?

-- Mais au Louvre, au Palais-Royal, partout ou est le roi. Ne
commande-t-il pas les mousquetaires?

-- Non, pour le moment, M. d'Artagnan est en conge; il se
repose...

-- Ne le cherchez donc pas aux postes de son service. Vous aurez
de ses nouvelles chez un certain M. Planchet.

-- Son ancien laquais?

-- Precisement, devenu epicier.

-- Je sais; rue des Lombards?

-- Quelque chose comme cela... Ou rue des Arcis.

-- Je trouverai, monsieur, je trouverai.

-- Vous lui direz mille choses tendres de ma part et l'amenerez
diner avec moi avant mon depart pour La Fere.

-- Oui, monsieur.

-- Bonsoir, Raoul!

-- Monsieur, je vous vois un ordre que je ne vous connaissais pas;
recevez mes compliments.

-- La Toison?... c'est vrai... Hochet, mon fils... qui n'amuse
meme plus un vieil enfant comme moi... Bonsoir, Raoul!


Chapitre LII -- La lecon de M. d'Artagnan


Raoul ne trouva pas le lendemain M. d'Artagnan, comme il l'avait
espere. Il ne rencontra que Planchet, dont la joie fut vive en
revoyant ce jeune homme, et qui sut lui faire deux ou trois
compliments guerriers qui ne sentaient pas du tout l'epicerie.
Mais comme Raoul revenait de Vincennes, le lendemain, ramenant
cinquante dragons que lui avait confies M. le prince, il apercut,
sur la place Baudoyer, un homme qui, le nez en l'air, regardait
une maison comme on regarde un cheval qu'on a envie d'acheter. Cet
homme, vetu d'un costume bourgeois boutonne comme un pourpoint de
militaire, coiffe d'un tout petit chapeau, et portant au cote une
longue epee garnie de chagrin, tourna la tete aussitot qu'il
entendit le pas des chevaux, et cessa de regarder la maison pour
voir les dragons. C'etait tout simplement M. d'Artagnan;
M. d'Artagnan a pied; d'Artagnan les mains derriere le dos, qui
passait une petite revue des dragons apres avoir passe une revue
des edifices. Pas un homme, pas une aiguillette, pas un sabot de
cheval n'echappa a son inspection. Raoul marchait sur les flancs
de sa troupe; d'Artagnan l'apercut le dernier.

-- Eh! fit-il, eh! mordioux!

-- Je ne me trompe pas? dit Raoul en poussant son cheval.

-- Non, tu ne te trompes pas; bonjour! repliqua l'ancien
mousquetaire.

Et Raoul vint serrer avec effusion la main de son vieil ami.

-- Prends garde, Raoul, dit d'Artagnan, le deuxieme cheval du
cinquieme rang sera deferre avant le pont Marie; il n'a plus que
deux clous au pied de devant hors montoir.

-- Attendez-moi, dit Raoul, je reviens.

-- Tu quittes ton detachement?

-- Le cornette est la pour me remplacer.

-- Tu viens diner avec moi?

-- Tres volontiers monsieur d'Artagnan.

-- Alors fais vite, quitte ton cheval ou fais-m'en donner un.

-- J'aime mieux revenir a pied avec vous.

Raoul se hata d'aller prevenir le cornette, qui prit rang a sa
place; puis il mit pied a terre, donna son cheval a l'un des
dragons, et, tout joyeux, prit le bras de M. d'Artagnan, qui le
considerait depuis toutes ces evolutions avec la satisfaction d'un
connaisseur.

-- Et tu viens de Vincennes? dit-il d'abord.

-- Oui, monsieur le chevalier.

-- Le cardinal?...

-- Est bien malade; on dit meme qu'il est mort.

-- Es-tu bien avec M. Fouquet? demanda d'Artagnan, montrant, par
un dedaigneux mouvement d'epaules, que cette mort de Mazarin ne
l'affectait pas outre mesure.

-- Avec M. Fouquet? dit Raoul. Je ne le connais pas.

-- Tant pis, tant pis, car un nouveau roi cherche toujours a se
faire des creatures.

-- Oh! le roi ne me veut pas de mal, repondit le jeune homme.

-- Je ne parle pas de la couronne, dit d'Artagnan, mais du roi...
Le roi, c'est M. Fouquet, a present que le cardinal est mort. Il
s'agit d'etre tres bien avec M. Fouquet, si tu ne veux pas moisir
toute ta vie comme j'ai moisi... Il est vrai que tu as d'autres
protecteurs, fort heureusement.

-- M. le prince, d'abord.

-- Use, use, mon ami.

-- M. le comte de La Fere.

-- Athos? oh! c'est different; oui, Athos... et si tu veux faire
un bon chemin en Angleterre, tu ne peux mieux t'adresser. Je te
dirai meme, sans trop de vanite, que moi-meme j'ai quelque credit
a la cour de Charles II. Voila un roi, a la bonne heure!

-- Ah! fit Raoul avec la curiosite naive des jeunes gens bien nes
qui entendent parler l'experience et la valeur.

-- Oui, un roi qui s'amuse, c'est vrai, mais qui a su mettre
l'epee a la main et apprecier les hommes utiles. Athos est bien
avec Charles II. Prends-moi du service par la, et laisse un peu
les cuistres de traitants qui volent aussi bien avec des mains
francaises qu'avec des doigts italiens; laisse le petit pleurard
de roi, qui va nous donner un regne de Francois II. Sais-tu
l'histoire, Raoul?

-- Oui, monsieur le chevalier.

-- Tu sais que Francois II avait toujours mal aux oreilles, alors?

-- Non, je ne le savais pas.

-- Que Charles IX avait toujours mal a la tete?

-- Ah!

-- Et Henri III toujours mal au ventre?

Raoul se mit a rire.

-- Eh bien! mon cher ami, Louis XIV a toujours mal au coeur; c'est
deplorable a voir, qu'un roi soupire du soir au matin, et ne dise
pas une fois dans la journee: "Ventre-saint-gris!" ou "Corne de
boeuf!", quelque chose qui reveille, enfin.

-- C'est pour cela, monsieur le chevalier, que vous avez quitte le
service? demanda Raoul.

-- Oui.

-- Mais vous-meme, cher monsieur d'Artagnan, vous jetez le manche
apres la cognee; vous ne ferez pas fortune.

-- Oh! moi, repliqua d'Artagnan d'un ton leger, je suis fixe.
J'avais quelque bien de ma famille.

Raoul le regarda. La pauvrete de d'Artagnan etait proverbiale.
Gascon, il encherissait, par le guignon, sur toutes les
gasconnades de France et de Navarre; Raoul, cent fois, avait
entendu nommer Job et d'Artagnan, comme on nomme les jumeaux
Romulus et Remus. D'Artagnan surprit ce regard d'etonnement.

-- Et puis ton pere t'aura dit que j'avais ete en Angleterre?

-- Oui, monsieur le chevalier.

-- Et que j'avais fait la une heureuse rencontre?

-- Non, monsieur, j'ignorais cela.

-- Oui, un de mes bons amis, un tres grand seigneur, le vice-roi
d'Ecosse et d'Irlande, m'a fait retrouver un heritage.

-- Un heritage?

-- Assez rond.

-- En sorte que vous etes riche?

-- Peuh!...

-- Recevez mes bien sinceres compliments.

-- Merci... Tiens, voici ma maison.

-- Place de Greve?

-- Oui; tu n'aimes pas ce quartier?

-- Au contraire: l'eau est belle a voir... Oh! la jolie maison
antique!

-- L'Image-de-Notre-Dame, c'est un vieux cabaret que j'ai
transforme en maison depuis deux jours.

-- Mais le cabaret est toujours ouvert?

-- Pardieu!

-- Et vous, ou logez-vous?

-- Moi, je loge chez Planchet.

-- Vous m'avez dit tout a l'heure: "Voici ma maison!"

-- Je l'ai dit parce que c'est ma maison en effet... j'ai achete
cette maison.

-- Ah! fit Raoul.

-- Le denier dix, mon cher Raoul; une affaire superbe!... J'ai
achete la maison trente mille livres: elle a un jardin sur la rue
de la Mortellerie; le cabaret se loue mille livres avec le premier
etage; le grenier, ou second etage, cinq cents livres.

-- Allons donc!

-- Sans doute.

-- Un grenier cinq cents livres? Mais ce n'est pas habitable.

-- Aussi ne l'habite-t-on pas; seulement, tu vois que ce grenier a
deux fenetres sur la place.

-- Oui, monsieur.

-- Eh bien! chaque fois qu'on roue, qu'on pend, qu'on ecartele ou
qu'on brule, les deux fenetres se louent jusqu'a vingt pistoles.

-- Oh! fit Raoul avec horreur.

-- C'est degoutant, n'est-ce pas? dit d'Artagnan.

-- Oh! repeta Raoul.

-- C'est degoutant, mais c'est comme cela... Ces badauds de
Parisiens sont parfois de veritables anthropophages. Je ne concois
pas que des hommes, des chretiens, puissent faire de pareilles
speculations.

-- C'est vrai.

-- Quant a moi, continua d'Artagnan, si j'habitais cette maison,
je fermerais, les jours d'execution, jusqu'aux trous de serrures;
mais je ne l'habite pas.

-- Et vous louez cinq cents livres ce grenier?

-- Au feroce cabaretier qui le sous-loue lui-meme... Je disais
donc quinze cents livres.

-- L'interet naturel de l'argent, dit Raoul, au denier cinq.

-- Juste. Il me reste le corps de logis du fond: magasins,
logements et caves inondees chaque hiver, deux cents livres, et le
jardin, qui est tres beau, tres bien plante, tres enfoui sous les
murs et sous l'ombre du portail de Saint Gervais et Saint-Protais,
treize cents livres.

-- Treize cents livres! mais c'est royal.

-- Voici l'histoire. Je soupconne fort un chanoine quelconque de
la paroisse (ces chanoines sont des Cresus), je le soupconne donc
d'avoir loue ce jardin pour y prendre ses ebats. Le locataire a
donne pour nom M. Godard... C'est un faux nom ou un vrai nom; s'il
est vrai, c'est un chanoine; s'il est faux, c'est quelque inconnu;
pourquoi le connaitrais-je? Il paie toujours d'avance. Aussi
j'avais cette idee tout a l'heure, quand je t'ai rencontre,
d'acheter, place Baudoyer, une maison dont les derrieres se
joindraient a mon jardin, et feraient une magnifique propriete.
Tes dragons m'ont distrait de mon idee. Tiens, prenons la rue de
la Vannerie: nous allons droit chez maitre Planchet.

D'Artagnan pressa le pas et amena en effet Raoul chez Planchet,
dans une chambre que l'epicier avait cedee a son ancien maitre.
Planchet etait sorti, mais le diner etait servi. Il y avait chez
cet epicier un reste de la regularite, de la ponctualite
militaire.

D'Artagnan remit Raoul sur le chapitre de son avenir.

-- Ton pere te tient severement? dit-il.

-- Justement, monsieur le chevalier.

-- Oh! je sais qu'Athos est juste, mais serre, peut-etre?

-- Une main royale, monsieur d'Artagnan.

-- Ne te gene pas, garcon, si jamais tu as besoin de quelques
pistoles, le vieux mousquetaire est la.

-- Cher monsieur d'Artagnan...

-- Tu joues bien un peu?

-- Jamais.

-- Heureux en femmes, alors?... Tu rougis... Oh! petit Aramis, va!
Mon cher, cela coute encore plus cher que le jeu. Il est vrai
qu'on se bat quand on a perdu, c'est une compensation. Bah! le
petit pleurard de roi fait payer l'amende aux gens qui degainent.
Quel regne, mon pauvre Raoul, quel regne! Quand on pense que de
mon temps on assiegeait les mousquetaires dans les maisons, comme
Hector et Priam dans la ville de Troie; et alors les femmes
pleuraient, et alors les murailles riaient, et alors cinq cents
gredins battaient des mains et criaient: "Tue! Tue!" quand il ne
s'agissait pas d'un mousquetaire! Mordioux! vous ne verrez pas
cela vous autres.

-- Vous tenez rigueur au roi, cher monsieur d'Artagnan, et vous le
connaissez a peine.

-- Moi? Ecoute, Raoul: jour par jour, heure par heure, prends bien
note de mes paroles, je te predis ce qu'il fera. Le cardinal mort,
il pleurera; bien: c'est ce qu'il fera de moins niais, surtout
s'il n'en pense pas une larme.

-- Ensuite?

-- Ensuite, il se fera faire une pension par M. Fouquet et s'en
ira composer des vers a Fontainebleau pour des Mancini quelconques
a qui la reine arrachera les yeux. Elle est espagnole, vois-tu, la
reine, et elle a pour belle-mere Mme Anne d'Autriche. Je connais
cela, moi, les Espagnoles de la maison d'Autriche.

-- Ensuite?

-- Ensuite, apres avoir fait arracher les galons d'argent de ses
Suisses parce que la broderie coute trop cher, il mettra les
mousquetaires a pied, parce que l'avoine et le foin du cheval
coutent cinq sols par jour.

-- Oh! ne dites pas cela.

-- Que m'importe! je ne suis plus mousquetaire, n'est-ce pas?
Qu'on soit a cheval, a pied, qu'on porte une lardoire, une broche,
une epee ou rien, que m'importe?

-- Cher monsieur d'Artagnan, je vous en supplie, ne me dites plus
de mal du roi... Je suis presque a son service, et mon pere m'en
voudrait beaucoup d'avoir entendu, meme de votre bouche, des
paroles offensantes pour Sa Majeste.

-- Ton pere?... Eh! c'est un chevalier de toute cause vereuse.
Pardieu! oui, ton pere est un brave, un Cesar, c'est vrai; mais un
homme sans coup d'oeil.

-- Allons, bon! chevalier, dit Raoul en riant, voila que vous
allez dire du mal de mon pere, de celui que vous appeliez le grand
Athos; vous etes en veine mechante aujourd'hui, et la richesse
vous rend aigre, comme les autres la pauvrete.

-- Tu as, pardieu, raison; je suis un belitre, et je radote; je
suis un malheureux vieilli, une corde a fourrage effilee, une
cuirasse percee, une botte sans semelle, un eperon sans molette;
mais fais-moi un plaisir, dis moi une seule chose.

-- Quelle chose, cher monsieur d'Artagnan?

-- Dis-moi ceci: "Mazarin etait un croquant."

-- Il est peut-etre mort.

-- Raison de plus; je dis etait; si je n'esperais pas qu'il fut
mort, je te prierais de dire: "Mazarin est un croquant." Dis,
voyons, dis, pour l'amour de moi.

-- Allons, je le veux bien.

-- Dis!

-- Mazarin etait un croquant, dit Raoul en souriant au
mousquetaire, qui s'epanouissait comme en ses beaux jours.

-- Un moment, fit celui-ci. Tu as dit la premiere proposition;
voici la conclusion. Repete, Raoul, repete: "Mais je regretterais
Mazarin."

-- Chevalier!

-- Tu ne veux pas le dire, je vais le dire deux fois pour toi...
Mais tu regretterais Mazarin.

Ils riaient encore et discutaient cette redaction d'une profession
de principes, quand un des garcons epiciers entra.

-- Une lettre, monsieur, dit-il, pour M. d'Artagnan.

-- Merci... Tiens!... s'ecria le mousquetaire.

-- L'ecriture de M. le comte, dit Raoul.

-- Oui, oui.

Et d'Artagnan decacheta.

"Cher ami, disait Athos, on vient de me prier de la part du roi de
vous faire chercher..."

-- Moi? dit d'Artagnan, laissant tomber le papier sous la table.

Raoul le ramassa et continua de lire tout haut: "Hatez-vous... Sa
Majeste a grand besoin de vous parler, et vous attend au Louvre."

-- Moi? repeta encore le mousquetaire.

-- He! he! dit Raoul.

-- Oh! oh! repondit d'Artagnan. Qu'est-ce que cela veut dire?


Chapitre LIII -- Le roi


Le premier mouvement de surprise passe, d'Artagnan relut encore le
billet d'Athos.

-- C'est etrange, dit-il, que le roi me fasse appeler.

-- Pourquoi, dit Raoul, ne croyez-vous pas, monsieur, que le roi
doive regretter un serviteur tel que vous?

-- Oh! oh! s'ecria l'officier en riant du bout des dents, vous me
la donnez belle, maitre Raoul. Si le roi m'eut regrette, il ne
m'eut pas laisse partir. Non, non, je vois la quelque chose de
mieux, ou de pis, si vous voulez.

-- De pis! Quoi donc, monsieur le chevalier?

-- Tu es jeune, tu es confiant, tu es admirable... Comme je
voudrais etre encore ou tu en es! Avoir vingt-quatre ans, le front
uni ou le cerveau vide de tout, si ce n'est de femmes, d'amour ou
de bonne intentions... Oh! Raoul! tant que tu n'auras pas recu les
sourires des rois et les confidences des reines; tant que tu
n'auras pas eu deux cardinaux tues sous toi, l'un tigre, l'autre
renard; tant que tu n'auras pas... Mais a quoi bon toutes ces
niaiseries? Il faut nous quitter, Raoul!

-- Comme vous me dites cela! Quel air grave!

-- Eh! mais la chose en vaut la peine... Ecoute-moi: j'ai une
belle recommandation a te faire.

-- J'ecoute, cher monsieur d'Artagnan.

-- Tu vas prevenir ton pere de mon depart.

-- Vous partez?

-- Pardieu!... Tu lui diras que je suis passe en Angleterre et que
j'habite ma petite maison de plaisance.

-- En Angleterre, vous!... Et les ordres du roi?

-- Je te trouve de plus en plus naif: tu te figures que je vais
comme cela me rendre au Louvre et me remettre a la disposition de
ce petit louveteau couronne?

-- Louveteau! le roi? Mais, monsieur le chevalier, vous etes fou.

-- Je ne fus jamais si sage, au contraire. Tu ne sais donc pas ce
qu'il veut faire de moi, ce digne fils de Louis le Juste?... Mais,
mordioux! c'est de la politique...Il veut me faire embastiller
purement et simplement, vois-tu.

-- A quel propos? s'ecria Raoul effare de ce qu'il entendait.

-- A propos de ce que je lui ai dit un certain jour a Blois...
J'ai ete vif; il s'en souvient.

-- Vous lui avez dit?

-- Qu'il etait un ladre, un polisson, un niais.

-- Ah! mon Dieu!... dit Raoul; est-il possible que de pareils mots
soient sortis de votre bouche?

-- Peut-etre que je ne te donne pas la lettre de mon discours,
mais au moins je t'en donne le sens.

-- Mais le roi vous eut fait arreter tout de suite!

-- Par qui? C'etait moi qui commandais les mousquetaires: il eut
fallu me commander a moi-meme de me conduire en prison; je n'y
eusse jamais consenti; je me fusse resiste a moi-meme... Et puis
j'ai passe en Angleterre... plus de d'Artagnan... Aujourd'hui, le
cardinal est mort ou a peu pres: on me sait a Paris; on met la
main sur moi.

-- Le cardinal etait donc votre protecteur?

-- Le cardinal me connaissait; il savait de moi certaines
particularites; j'en savais de lui certaines aussi: nous nous
apprecions mutuellement... Et puis, en rendant son ame au diable,
il aura conseille a Anne d'Autriche de me faire habiter en lieu
sur. Va donc trouver ton pere, conte-lui le fait, et adieu!

-- Mon cher monsieur d'Artagnan, dit Raoul tout emu apres avoir
regarde par la fenetre, vous ne pouvez pas meme fuir.

-- Pourquoi donc?

-- Parce qu'il y a en bas un officier des Suisses qui vous attend.

-- Eh bien?

-- Eh bien! il vous arretera.

D'Artagnan partit d'un eclat de rire homerique.

-- Oh! je sais bien que vous lui resisterez, que vous le
combattrez meme; je sais bien que vous serez vainqueur; mais c'est
de la rebellion, cela, et vous etes officier vous-meme, sachant ce
que c'est que la discipline.

-- Diable d'enfant! comme c'est eleve, comme c'est logique!
grommela d'Artagnan.

-- Vous m'approuvez, n'est-ce pas?

-- Oui. Au lieu de passer par la rue ou ce benet m'attend, je vais
m'esquiver simplement par les derrieres. J'ai un cheval a
l'ecurie; il est bon; je le creverai, mes moyens me le permettent,
et, de cheval creve en cheval creve, j'arriverai a Boulogne en
onze heures; je sais le chemin... Ne dis plus qu'une chose a ton
pere.

-- Laquelle?

-- C'est que... ce qu'il sait bien est place chez Planchet, sauf
un cinquieme, et que...

-- Mais, mon cher monsieur d'Artagnan, prenez bien garde; si vous
fuyez, on va dire deux choses.

-- Lesquelles, cher ami?

-- D'abord, que vous avez eu peur.

-- Oh! qui donc dira cela?

-- Le roi tout le premier.

-- Eh bien! mais... il dira la verite. J'ai peur.

-- La seconde, c'est que vous vous sentiez coupable.

-- Coupable de quoi?

-- Mais des crimes que l'on voudra bien vous imputer.

-- C'est encore vrai... Et alors tu me conseilles d'aller me faire
embastiller?

-- M. le comte de La Fere vous le conseillerait comme moi.

-- Je le sais pardieu bien! dit d'Artagnan reveur; tu as raison,
je ne me sauverai pas. Mais si l'on me jette a la Bastille?

-- Nous vous en tirerons, dit Raoul d'un air tranquille et calme.

-- Mordioux! s'ecria d'Artagnan en lui prenant la main, tu as dit
cela d'une brave facon, Raoul; c'est de l'Athos tout pur. Eh bien!
je pars. N'oublie pas mon dernier mot.

-- Sauf un cinquieme, dit Raoul.

-- Oui, tu es un joli garcon, et je veux que tu ajoutes une chose
a cette derniere.

-- Parlez!

-- C'est que, si vous ne me tirez pas de la Bastille et que j'y
meure... Oh! cela s'est vu... et je serais un detestable
prisonnier, moi qui fus un homme passable... en ce cas, je donne
trois cinquiemes a toi et le quatrieme a ton pere.

-- Chevalier!

-- Mordioux! si vous voulez m'en faire dire, des messes, vous etes
libres.

Cela dit, d'Artagnan decrocha son baudrier, ceignit son epee, prit
un chapeau dont la plume etait fraiche, et tendit la main a Raoul,
qui se jeta dans ses bras.

Une fois dans la boutique, il lanca un coup d'oeil sur les
garcons, qui consideraient la scene avec un orgueil mele de
quelque inquietude; puis plongeant la main dans une caisse de
petits raisins secs de Corinthe, il poussa vers l'officier, qui
attendait philosophiquement devant la porte de la boutique.

-- Ces traits!... C'est vous, monsieur de Friedisch! s'ecria
gaiement le mousquetaire. Eh! eh! nous arretons donc nos amis?

-- Arreter! firent entre eux les garcons.

-- C'est moi, dit le Suisse. Ponchour, monsir d'Artagnan.

-- Faut-il vous donner mon epee? Je vous previens qu'elle est
longue et lourde. Laissez-la-moi jusqu'au Louvre; je suis tout
bete quand je n'ai pas d'epee par les rues, et vous seriez encore
plus bete que moi d'en avoir deux.

-- Le roi n'afre bas dit, repliqua le Suisse, cartez tonc votre
epee.

-- Eh bien! c'est fort gentil de la part du roi. Partons vite.

M. de Friedisch n'etait pas causeur, et d'Artagnan avait beaucoup
trop a penser pour l'etre. De la boutique de Planchet au Louvre,
il n'y avait pas loin; on arriva en dix minutes. Il faisait nuit
alors. M. de Friedisch voulut entrer par le guichet.

-- Non, dit d'Artagnan, vous perdrez du temps par la: prenez le
petit escalier.

Le Suisse fit ce que lui recommandait d'Artagnan et le conduisit
au vestibule du cabinet de Louis XIV. Arrive la, il salua son
prisonnier, et, sans rien dire, retourna a son poste.

D'Artagnan n'avait pas eu le temps de se demander pourquoi on ne
lui otait pas son epee, que la porte du cabinet s'ouvrit et qu'un
valet de chambre appela:

-- Monsieur d'Artagnan!

Le mousquetaire prit sa tenue de parade et entra, l'oeil grand
ouvert, le front calme, la moustache roide.

Le roi etait assis devant sa table et ecrivait. Il ne se derangea
point quand le pas du mousquetaire retentit sur le parquet; il ne
tourna meme pas la tete. D'Artagnan s'avanca jusqu'au milieu de la
salle, et voyant que le roi ne faisait pas attention a lui,
comprenant d'ailleurs fort bien que c'etait de l'affectation,
sorte de preambule facheux pour l'explication qui se preparait, il
tourna le dos au prince et se mit a regarder de tous ses yeux les
fresques de la corniche et les lezardes du plafond. Cette
manoeuvre fut accompagnee de ce petit monologue tacite: "Ah! tu
veux m'humilier, toi que j'ai vu tout petit, toi que j'ai sauve
comme mon enfant, toi que j'ai servi comme mon Dieu, c'est-a-dire
pour rien... Attends, attends; tu vas voir ce que peut faire un
homme qui a sifflote l'air du branle des Huguenots a la barbe de
M. le cardinal, le vrai cardinal!"

Louis XIV se retourna en ce moment.

-- Vous etes la, monsieur d'Artagnan? dit-il.

D'Artagnan vit le mouvement et l'imita.

-- Oui, Sire, dit-il.

-- Bien, veuillez attendre que j'aie additionne.

D'Artagnan ne repondit rien; seulement il s'inclina.

"C'est assez poli, pensa-t-il, et je n'ai rien a dire."

Louis fit un trait de plume violent et jeta sa plume avec colere.

"Va, fache-toi pour te mettre en train, pensa le mousquetaire, tu
me mettras a mon aise: aussi bien, je n'ai pas l'autre jour, a
Blois, vide le fond du sac."

Louis se leva, passa une main sur son front; puis, s'arretant vis-
a-vis de d'Artagnan, il le regarda d'un air imperieux et
bienveillant tout a la fois.

"Que me veut-il? Voyons, qu'il finisse", pensa le mousquetaire.

-- Monsieur, dit le roi, vous savez sans doute que M. le cardinal
est mort?

-- Je m'en doute, Sire.

-- Vous savez par consequent que je suis maitre chez moi?

-- Ce n'est pas une chose qui date de la mort du cardinal, Sire;
on est toujours maitre chez soi quand on veut.

-- Oui; mais vous vous rappelez tout ce que vous m'avez dit a
Blois?

"Nous y voici, pensa d'Artagnan; je ne m'etais pas trompe. Allons,
tant mieux! c'est signe que j'ai le flair assez fin encore."

-- Vous ne me repondez pas? dit Louis.

-- Sire, je crois me souvenir...

-- Vous croyez seulement?

-- Il y a longtemps.

-- Si vous ne vous rappelez pas, je me souviens, moi. Voici ce que
vous m'avez dit; ecoutez avec attention.

-- Oh! j'ecoute de toutes mes oreilles, Sire; car
vraisemblablement la conversation tournera d'une facon
interessante pour moi.

Louis regarda encore une fois le mousquetaire. Celui-ci caressa la
plume de son chapeau, puis sa moustache, et attendit
intrepidement. Louis XIV continua:

-- Vous avez quitte mon service, monsieur, apres m'avoir dit toute
la verite?

-- Oui, Sire.

-- C'est-a-dire apres m'avoir declare tout ce que vous croyiez
etre vrai sur ma facon de penser et d'agir. C'est toujours un
merite. Vous commencates par me dire que vous serviez ma famille
depuis trente-quatre ans, et que vous etiez fatigue.

-- Je l'ai dit, oui, Sire.

-- Et vous avez avoue ensuite que cette fatigue etait un pretexte,
que le mecontentement etait la cause reelle.

-- J'etais mecontent, en effet; mais ce mecontentement ne s'est
trahi nulle part, que je sache, et si comme un homme de coeur,
j'ai parle haut devant Votre Majeste, je n'ai pas meme pense en
face de quelqu'un autre.

-- Ne vous excusez pas, d'Artagnan, et continuez de m'ecouter. En
me faisant le reproche que vous etiez mecontent, vous recutes pour
reponse une promesse; je vous dis: "Attendez." Est-ce vrai?

-- Oui, Sire, vrai comme ce que je vous disais.

-- Vous me repondites: "Plus tard? Non pas; tout de suite, a la
bonne heure!..." Ne vous excusez pas, vous dis-je... C'etait
naturel; mais vous n'aviez pas de charite pour votre prince,
monsieur d'Artagnan.

-- Sire... de la charite!... pour un roi, de la part d'un pauvre
soldat!

-- Vous me comprenez bien; vous savez bien que j'en avais besoin;
vous savez bien que je n'etais pas le maitre; vous savez bien que
j'avais l'avenir en esperance. Or, vous me repondites, quand je
parlai de cet avenir: "Mon conge... tout de suite!"

D'Artagnan mordit sa moustache.

-- C'est vrai, murmura-t-il.

-- Vous ne m'avez pas flatte quand j'etais dans la detresse,
ajouta Louis XIV.

-- Mais, dit d'Artagnan relevant la tete avec noblesse, je n'ai
pas flatte Votre Majeste pauvre, je ne l'ai point trahie non plus.
J'ai verse mon sang pour rien; j'ai veille comme un chien a la
porte, sachant bien qu'on ne me jetterait ni pain, ni os. Pauvre
aussi, moi, je n'ai rien demande que le conge dont Votre Majeste
parle.

-- Je sais que vous etes un brave homme; mais j'etais un jeune
homme, vous deviez me menager... Qu'aviez-vous a reprocher au roi?
qu'il laissait Charles II sans secours?... disons plus... qu'il
n'epousait point Mlle de Mancini?

En disant ce mot, le roi fixa sur le mousquetaire un regard
profond.

"Ah! ah! pensa ce dernier, il fait plus que se souvenir, il
devine... Diable!"

-- Votre jugement, continua Louis XIV, tombait sur le roi et
tombait sur l'homme... Mais, monsieur d'Artagnan... cette
faiblesse, car vous regardiez cela comme une faiblesse...

D'Artagnan ne repondit pas.

-- Vous me la reprochiez aussi a l'egard de M. le cardinal defunt;
car M. le cardinal ne m'a-t-il pas eleve, soutenu?... en
s'elevant, en se soutenant lui-meme, je le sais bien; mais enfin,
le bienfait demeure acquis. Ingrat, egoiste, vous m'eussiez donc
plus aime, mieux servi?

-- Sire...

-- Ne parlons plus de cela, monsieur: ce serait causer a vous trop
de regrets, a moi trop de peine.

D'Artagnan n'etait pas convaincu. Le jeune roi, en reprenant avec
lui un ton de hauteur, n'avancait pas dans les affaires.

-- Vous avez reflechi depuis? reprit Louis XIV.

-- A quoi, Sire? demanda poliment d'Artagnan.

-- Mais a tout ce que je vous dis, monsieur.

-- Oui, Sire, sans doute...

-- Et vous n'avez attendu qu'une occasion de revenir sur vos
paroles?

-- Sire...

-- Vous hesitez, ce me semble...

-- Je ne comprends pas bien ce que Votre Majeste me fait l'honneur
de me dire.

Louis fronca le sourcil.

-- Veuillez m'excuser, Sire; j'ai l'esprit particulierement
epais... les choses n'y penetrent qu'avec difficulte; il est vrai
qu'une fois entrees, elles y restent.

-- Oui, vous me semblez avoir de la memoire.

-- Presque autant que Votre Majeste.

-- Alors, donnez-moi vite une solution... Mon temps est cher. Que
faites vous depuis votre conge?

-- Ma fortune, Sire.

-- Le mot est dur, monsieur d'Artagnan.

-- Votre Majeste le prend en mauvaise part, certainement. Je n'ai
pour le roi qu'un profond respect, et, fusse-je impoli, ce qui
peut s'excuser par ma longue habitude des camps et des casernes,
Sa Majeste est trop au-dessus de moi pour s'offenser d'un mot
echappe innocemment a un soldat.

-- En effet, je sais que vous avez fait une action d'eclat en
Angleterre, monsieur. Je regrette seulement que vous ayez manque a
votre promesse.

-- Moi? s'ecria d'Artagnan.

-- Sans doute... Vous m'aviez engage votre foi de ne servir aucun
prince en quittant mon service... Or, c'est pour le roi Charles II
que vous avez travaille a l'enlevement merveilleux de M. Monck.

-- Pardonnez-moi, Sire, c'est pour moi.

-- Cela vous a reussi?

-- Comme aux capitaines du XVeme siecle les coups demain et les
aventures.

-- Qu'appelez-vous reussite? une fortune?

-- Cent mille ecus, Sire, que je possede: c'est, en une semaine,
le triple de tout ce que j'avais eu d'argent en cinquante annees.

-- La somme est belle... mais vous etes ambitieux, je crois?

-- Moi, Sire? Le quart me semblait un tresor, et je vous jure que
je ne pense pas a l'augmenter.

-- Ah! vous comptez demeurer oisif?

-- Oui, Sire.

-- Quitter l'epee?

-- C'est fait deja.

-- Impossible, monsieur d'Artagnan, dit Louis avec resolution.

-- Mais, Sire...

-- Eh bien?

-- Pourquoi?

-- Parce que je ne le veux pas! dit le jeune prince d'une voix
tellement grave et imperieuse, que d'Artagnan fit un mouvement de
surprise, d'inquietude meme.

-- Votre Majeste me permettra-t-elle un mot de reponse? demanda-t-
il.

-- Dites.

-- Cette resolution, je l'avais prise etant pauvre et denue.

-- Soit. Apres?

-- Or, aujourd'hui que, par mon industrie, j'ai acquis un bien-
etre assure, Votre Majeste me depouillerait de ma liberte, Votre
Majeste me condamnerait au moins lorsque j'ai bien gagne le plus.

-- Qui vous a permis, monsieur, de sonder mes desseins et de
compter avec moi? reprit Louis d'une voix presque courroucee; qui
vous a dit ce que je ferai, ce que vous ferez vous-meme?

-- Sire, dit tranquillement le mousquetaire, la franchise, a ce
que je vois, n'est plus a l'ordre de la conversation, comme le
jour ou nous nous expliquames a Blois.

-- Non, monsieur, tout est change.

-- J'en fais a Votre Majeste mes sinceres compliments; mais ...

-- Mais vous n'y croyez pas?

-- Je ne suis pas un grand homme d'Etat, cependant j'ai mon coup
d'oeil pour les affaires; il ne manque pas de surete; or, je ne
vois pas tout a fait comme Votre Majeste, Sire. Le regne de
Mazarin est fini, mais celui des financiers commence. Ils ont
l'argent: Votre Majeste ne doit pas en voir souvent. Vivre sous la
patte de ces loups affames, c'est dur pour un homme qui comptait
sur l'independance.

A ce moment quelqu'un gratta a la porte du cabinet; le roi leva la
tete orgueilleusement.

-- Pardon, monsieur d'Artagnan, dit-il; c'est M. Colbert qui vient
me faire un rapport. Entrez, monsieur Colbert.

D'Artagnan s'effaca. Colbert entra, des papiers a la main, et vint
au-devant du roi.

Il va sans dire que le Gascon ne perdit pas l'occasion d'appliquer
son coup d'oeil si fin et si vif sur la nouvelle figure qui se
presentait.

-- L'instruction est donc faite? demanda le roi a Colbert.

-- Oui, Sire.

-- Et l'avis des instructeurs?

-- Est que les accuses ont merite la confiscation et la mort.

-- Ah! ah! fit le roi sans sourciller, en jetant un regard oblique
a d'Artagnan... Et votre avis a vous, monsieur Colbert? dit le
roi.

Colbert regarda d'Artagnan a son tour. Cette figure genante
arretait la parole sur ses levres. Louis XIV comprit.

-- Ne vous inquietez pas, dit-il, c'est M. d'Artagnan; ne
reconnaissez-vous pas M. d'Artagnan?

Ces deux hommes se regarderent alors; d'Artagnan, l'oeil ouvert et
flamboyant; Colbert, l'oeil a demi couvert et nuageux. La franche
intrepidite de l'un deplut a l'autre; la cauteleuse circonspection
du financier deplut au soldat.

-- Ah! ah! c'est Monsieur qui a fait ce beau coup en Angleterre,
dit Colbert.

Et il salua legerement d'Artagnan.

-- Ah! ah! dit le Gascon, c'est Monsieur qui a rogne l'argent des
galons des Suisses... Louable economie!

Et il salua profondement.

Le financier avait cru embarrasser le mousquetaire; mais le
mousquetaire percait a jour le financier.

-- Monsieur d'Artagnan, reprit le roi, qui n'avait pas remarque
toutes les nuances dont Mazarin n'eut pas laisse echapper une
seule, il s'agit de traitants qui m'ont vole, que je fais prendre,
et dont je vais signer l'arret de mort.

D'Artagnan tressaillit.

-- Oh! oh! fit-il.

-- Vous dites?

-- Rien, Sire; ce ne sont pas mes affaires.

Le roi tenait deja la plume et l'approchait du papier.

-- Sire, dit a demi-voix Colbert, je previens Votre Majeste que si
un exemple est necessaire, cet exemple peut soulever quelques
difficultes dans l'execution.

-- Plait-il? dit Louis XIV.

-- Ne vous dissimulez pas, continua tranquillement Colbert, que
toucher aux traitants, c'est toucher a la surintendance. Les deux
malheureux, les deux coupables dont il s'agit sont des amis
particuliers d'un puissant personnage, et le jour du supplice, que
d'ailleurs on peut etouffer dans le Chatelet, des troubles
s'eleveront, a n'en pas douter.

Louis rougit et se retourna vers d'Artagnan, qui rongeait
doucement sa moustache, non sans un sourire de pitie pour le
financier, comme aussi pour le roi, qui l'ecoutait si longtemps.

Alors Louis XIV saisit la plume et, d'un mouvement si rapide que
la main lui trembla, apposa ses deux signatures au bas des pieces
presentees par Colbert; puis, regardant ce dernier en face:

-- Monsieur Colbert, dit-il, quand vous me parlerez affaires,
effacez souvent le mot difficulte de vos raisonnements et de vos
avis; quant au mot impossibilite, ne le prononcez jamais.

Colbert s'inclina, tres humilie d'avoir subi cette lecon devant le
mousquetaire; puis il allait sortir; mais, jaloux de reparer son
echec:

-- J'oubliais d'annoncer a Votre Majeste, dit-il, que les
confiscations s'elevent a la somme de cinq millions de livres.

"C'est gentil", pensa d'Artagnan.

-- Ce qui fait en mes coffres? dit le roi.

-- Dix-huit millions de livres, Sire, repliqua Colbert en
s'inclinant.

-- Mordioux! grommela d'Artagnan, c'est beau!

-- Monsieur Colbert, ajouta le roi, vous traverserez, je vous
prie, la galerie ou M. de Lyonne attend, et vous lui direz
d'apporter ce qu'il a redige... par mon ordre.

-- A l'instant meme, Sire. Votre Majeste n'a plus besoin de moi ce
soir?

-- Non, monsieur; adieu!

"Revenons a notre affaire, monsieur d'Artagnan, reprit Louis XIV,
comme si rien ne s'etait passe. Vous voyez que, quant a l'argent,
il y a deja un changement notable."

-- Comme de zero a dix-huit, repliqua gaiement le mousquetaire.
Ah! voila ce qu'il eut fallu a Votre Majeste, le jour ou Sa
Majeste Charles II vint a Blois. Les deux Etats ne seraient point
en brouille aujourd'hui, car, il faut bien que je le dise, la
aussi je vois une pierre d'achoppement.

-- Et d'abord, riposta Louis, vous etes injuste, monsieur; car si
la Providence m'eut permis de donner ce jour-la le million a mon
frere, vous n'eussiez pas quitte mon service, et, par consequent,
vous n'eussiez pas fait votre fortune... comme vous disiez tout a
l'heure... Mais, outre ce bonheur, j'en ai un autre, et ma
brouille avec la Grande-Bretagne ne doit pas vous etonner.

Un valet de chambre interrompit le roi et annonca M. de Lyonne.

-- Entrez, monsieur, dit le roi; vous etes exact, c'est d'un bon
serviteur. Voyons votre lettre a mon frere Charles II.

D'Artagnan dressa l'oreille.

-- Un moment, monsieur, dit negligemment Louis au Gascon; il faut
que j'expedie a Londres le consentement au mariage de mon frere,
M. le duc d'Orleans, avec lady Henriette Stuart.

-- Il me bat, ce me semble, murmura d'Artagnan, tandis que le roi
signait cette lettre et congediait M. de Lyonne; mais, ma foi, je
l'avoue, plus je serai battu, plus je serai content.

Le roi suivit des yeux M. de Lyonne jusqu'a ce que la porte fut
bien refermee derriere lui; il fit meme trois pas, comme s'il eut
voulu suivre son ministre. Mais, apres ces trois pas, s'arretant,
faisant une pause et revenant sur le mousquetaire;

-- Maintenant, monsieur, dit-il; hatons-nous de terminer. Vous me
disiez l'autre jour a Blois que vous n'etiez pas riche?

-- Je le suis a present, Sire.

-- Oui, mais cela ne me regarde pas; vous avez votre argent, non
le mien; ce n'est pas mon compte.

-- Je n'entends pas tres bien ce que dit Votre Majeste.

-- Alors, au lieu de vous laisser tirer les paroles, parlez
spontanement. Aurez-vous assez de vingt mille livres par an,
argent fixe?

-- Mais, Sire... dit d'Artagnan ouvrant de grands yeux.

-- Aurez-vous assez de quatre chevaux entretenus et fournis, et
d'un supplement de fonds tel que vous le demanderez, selon les
occasions et les necessites; ou bien preferez-vous un fixe qui
serait, par exemple, de quarante mille livres? Repondez.

-- Sire, Votre Majeste...

-- Oui, vous etes surpris, c'est tout naturel, et je m'y
attendais; repondez, voyons, ou je croirai que vous n'avez plus
cette rapidite de jugement que j'ai toujours appreciee en vous.

-- Il est certain, Sire, que vingt mille livres par an sont une
belle somme; mais...

-- Pas de mais. Oui ou non; est-ce une indemnite honorable?

-- Oh! certes...

-- Vous vous en contenterez alors! C'est tres bien. Il vaut mieux,
d'ailleurs, vous compter a part les faux frais; vous vous
arrangerez de cela avec Colbert; maintenant, passons a quelque
chose de plus important.

-- Mais, Sire, j'avais dit a Votre Majeste...

-- Que vous vouliez vous reposer, je le sais bien; seulement, je
vous ai repondu que je ne le voulais pas... Je suis le maitre, je
pense?

-- Oui, Sire.

-- A la bonne heure! Vous etiez en veine de devenir autrefois
capitaine de mousquetaires?

-- Oui, Sire.

-- Eh bien! voici votre brevet signe. Je le mets dans le tiroir.
Le jour ou vous reviendrez de certaine expedition que j'ai a vous
confier, ce jour la vous prendrez vous-meme ce brevet dans le
tiroir.

D'Artagnan hesitait encore et tenait la tete baissee.

-- Allons, monsieur, dit le roi, on croirait a vous voir que vous
ne savez pas qu'a la cour du roi tres chretien le capitaine
general des mousquetaires a le pas sur les marechaux de France?

-- Sire, je le sais.

-- Alors, on dirait que vous ne vous fiez pas a ma parole?

-- Oh! Sire, jamais... ne croyez pas de telles choses.

-- J'ai voulu vous prouver que vous, si bon serviteur vous aviez
perdu un bon maitre: suis-je un peu le maitre qu'il vous faut?

-- Je commence a penser que oui, Sire.

-- Alors, monsieur, vous allez entrer en fonctions. Votre
compagnie est toute desorganisee depuis votre depart, et les
hommes s'en vont flanant et heurtant les cabarets ou l'on se bat,
malgre mes edits et ceux de mon pere. Vous reorganiserez le
service au plus vite.

-- Oui, Sire.

-- Vous ne quitterez plus ma personne.

-- Bien.

-- Et vous marcherez avec moi a l'armee, ou vous camperez autour
de ma tente.

-- Alors, Sire, dit d'Artagnan, si c'est pour m'imposer un service
comme celui-la, Votre Majeste n'a pas besoin de me donner vingt
mille livres que je ne gagnerai pas.

-- Je veux que vous ayez un etat de maison; je veux que vous
teniez table; je veux que mon capitaine de mousquetaires soit un
personnage.

-- Et moi, dit brusquement d'Artagnan, je n'aime pas l'argent
trouve; je veux l'argent gagne! Votre Majeste me donne un metier
de paresseux, que le premier venu fera pour quatre mille livres.

-- Vous etes un fin Gascon, monsieur d'Artagnan; vous me tirez mon
secret du coeur.

-- Bah! Votre Majeste a donc un secret?

-- Oui, monsieur.

-- Eh bien! alors, j'accepte les vingt mille livres, car je
garderai ce secret, et la discretion, cela n'a pas de prix par le
temps qui court. Votre Majeste veut-elle parler a present?

-- Vous allez vous botter, monsieur d'Artagnan, et monter a
cheval.

-- Tout de suite?

-- Sous deux jours.

-- A la bonne heure, Sire; car j'ai mes affaires a regler avant le
depart, surtout s'il y a des coups a recevoir.

-- Cela peut se presenter.

-- On le prendra. Mais, Sire, vous avez parle a l'avarice, a
l'ambition; vous avez parle au coeur de M. d'Artagnan; vous avez
oublie une chose.

-- Laquelle?

-- Vous n'avez pas parle a la vanite: quand serai-je chevalier des
ordres du roi?

-- Cela vous occupe?

-- Mais, oui. J'ai mon ami Athos qui est tout chamarre, cela
m'offusque.

-- Vous serez chevalier de mes ordres un mois apres avoir pris le
brevet de capitaine.

-- Ah! ah! dit l'officier reveur, apres l'expedition?

-- Precisement.

-- Ou m'envoie Votre Majeste, alors?

-- Connaissez-vous la Bretagne?

-- Non, Sire.

-- Y avez-vous des amis?

-- En Bretagne? Non, ma foi!

-- Tant mieux. Vous connaissez-vous en fortifications?

D'Artagnan sourit.

-- Je crois que oui Sire.

-- C'est-a-dire que vous pouvez bien distinguer une forteresse
d'avec une simple fortification comme on en permet aux chatelains,
nos vassaux?

-- Je distingue un fort d'avec un rempart, comme on distingue une
cuirasse d'avec une croute de pate, Sire. Est-ce suffisant?

-- Oui, monsieur. Vous allez donc partir.

-- Pour la Bretagne?

-- Oui.

-- Seul?

-- Absolument seul. C'est-a-dire que vous ne pourrez meme emmener
un laquais.

-- Puis-je demander a Votre Majeste pour quelle raison?

-- Parce que, monsieur, vous ferez bien de vous travestir vous-
meme quelquefois en valet de bonne maison. Votre visage est fort
connu en France, monsieur d'Artagnan.

-- Et puis, Sire?

-- Et puis vous vous promenerez par la Bretagne, et vous
examinerez soigneusement les fortifications de ce pays.

-- Les cotes?

-- Aussi les iles.

-- Ah!

-- Vous commencerez par Belle-Ile-en-Mer.

-- Qui est a M. Fouquet? dit d'Artagnan d'un ton serieux, en
levant sur Louis XIV son oeil intelligent.

-- Je crois que vous avez raison, monsieur, et que Belle-Ile est,
en effet, a M. Fouquet.

-- Alors Votre Majeste veut que je sache si Belle-Ile est une
bonne place?

-- Oui.

-- Si les fortifications en sont neuves ou vieilles?

-- Precisement.

-- Si par hasard les vassaux de M. le surintendant sont assez
nombreux pour former garnison?

-- Voila ce que je vous demande, monsieur; vous avez mis le doigt
sur la question.

-- Et si l'on ne fortifie pas, Sire?

-- Vous vous promenerez dans la Bretagne, ecoutant et jugeant.

D'Artagnan se chatouilla la moustache.

-- Je suis espion du roi, dit-il tout net.

-- Non, monsieur.

-- Pardon, Sire, puisque j'epie pour le compte de Votre Majeste.

-- Vous allez a la decouverte, monsieur. Est-ce que si vous
marchiez a la tete de mes mousquetaires, l'epee au poing, pour
eclairer un lieu quelconque ou une position de l'ennemi...

A ce mot, d'Artagnan tressaillit invisiblement.

-- ... Est-ce que, continua le roi, vous vous croiriez un espion?

-- Non, non! dit d'Artagnan pensif; la chose change de face quand
on eclaire l'ennemi; on n'est qu'un soldat... Et si l'on fortifie
Belle-Ile? ajouta-t-il aussitot.

-- Vous prendrez un plan exact de la fortification.

-- On me laissera entrer?

-- Cela ne me regarde pas, ce sont vos affaires. Vous n'avez donc
pas entendu que je vous reservais un supplement de vingt mille
livres par an, si vous vouliez?

-- Si fait, Sire; mais si l'on ne fortifie pas?

-- Vous reviendrez tranquillement, sans fatiguer votre cheval.

-- Sire, je suis pret.

-- Vous debuterez demain par aller chez M. le surintendant toucher
le premier quartier de la pension que je vous fais. Connaissez-
vous M. Fouquet?

-- Fort peu, Sire; mais je ferai observer a Votre Majeste qu'il
n'est pas tres urgent que je le connaisse.

-- Je vous demande pardon, monsieur; car il vous refusera l'argent
que je veux vous faire toucher, et c'est ce refus que j'attends.

-- Ah! fit d'Artagnan. Apres, Sire?

-- L'argent refuse, vous irez le chercher pres de M. Colbert. A
propos, avez-vous un bon cheval?

-- Un excellent, Sire.

-- Combien le payates-vous?

-- Cent cinquante pistoles.

-- Je vous l'achete. Voici un bon de deux cents pistoles.

-- Mais il me faut un cheval pour voyager, Sire?

-- Eh bien?

-- Eh bien! vous me prenez le mien.

-- Pas du tout; je vous le donne, au contraire. Seulement, comme
il est a moi et non plus a vous, je suis sur que vous ne le
menagerez pas.

-- Votre Majeste est donc pressee?

-- Beaucoup.

-- Alors qui me force d'attendre deux jours?

-- Deux raisons a moi connues.

-- C'est different. Le cheval peut rattraper ces deux jours sur
les huit qu'il a a faire; et puis il y a la poste.

-- Non, non, la poste compromet assez, monsieur d'Artagnan. Allez
et n'oubliez pas que vous etes a moi.

-- Sire, ce n'est pas moi qui l'ai jamais oublie! A quelle heure
prendrai-je conge de Votre Majeste apres-demain?

-- Ou logez-vous?

-- Je dois loger desormais au Louvre.

-- Je ne le veux pas. Vous garderez votre logement en ville, je le
paierai. Pour le depart, je le fixe a la nuit, attendu que vous
devez partir sans etre vu de personne, ou si vous etes vu, sans
qu'on sache que vous etes a moi... Bouche close, monsieur.

-- Votre Majeste gate tout ce qu'elle a dit par ce seul mot.

-- Je vous demandais ou vous logez, car je ne puis vous envoyer
chercher toujours chez M. le comte de La Fere.

-- Je loge chez M. Planchet, epicier, rue des Lombards, a
l'enseigne du Pilon-d'Or.

-- Sortez peu, montrez-vous moins encore et attendez mes ordres.

-- Il faut que j'aille toucher cependant, Sire.

-- C'est vrai; mais pour aller a la surintendance, ou vont tant de
gens, vous vous melerez a la foule.

-- Il me manque les bons pour toucher, Sire.

-- Les voici.

Le roi signa.

D'Artagnan regarda pour s'assurer de la regularite.

-- C'est de l'argent, dit-il, et l'argent se lit ou se compte.

-- Adieu, monsieur d'Artagnan, ajouta le roi; je pense que vous
m'avez bien compris?

-- Moi, j'ai compris que Votre Majeste m'envoie a Belle-Ile-en-
Mer, voila tout.

-- Pour savoir?...

-- Pour savoir comment vont les travaux de M. Fouquet; voila tout.

-- Bien; j'admets que vous soyez pris?

-- Moi, je ne l'admets pas, repliqua hardiment le Gascon.

-- J'admets que vous soyez tue? poursuivit le roi.

-- Ce n'est pas probable, Sire.

-- Dans le premier cas, vous ne parlez pas; dans le second, aucun
papier ne parle sur vous.

D'Artagnan haussa les epaules sans ceremonie, et prit conge du roi
en se disant: "La pluie d'Angleterre continue! restons sous la
gouttiere".


Chapitre LIV -- Les maisons de M. Fouquet


Tandis que d'Artagnan revenait chez Planchet, la tete bourrelee et
alourdie par tout ce qui venait de lui arriver, il se passait une
scene d'un tout autre genre et qui cependant n'est pas etrangere a
la conversation que notre mousquetaire venait d'avoir avec le roi.
Seulement, cette scene avait lieu hors Paris, dans une maison que
possedait le surintendant Fouquet dans le village de Saint-Mande.

Le ministre venait d'arriver a cette maison de campagne, suivi de
son premier commis, lequel portait un enorme portefeuille plein de
papiers a examiner et d'autres attendant la signature. Comme il
pouvait etre cinq heures du soir, les maitres avaient dine, le
souper se preparait pour vingt convives subalternes. Le
surintendant ne s'arreta point, en descendant de voiture. Il
franchit du meme bond le seuil de la porte, traversa les
appartements et gagna son cabinet, ou il declara qu'il s'enfermait
pour travailler, defendant qu'on le derangeat pour quelque chose
que ce fut, excepte pour ordre du roi.

En effet, aussitot cet ordre donne, Fouquet s'enferma, et deux
valets de pied furent places en sentinelle a sa porte.

Alors Fouquet poussa un verrou, lequel deplacait un panneau qui
murait l'entree, et qui empechait que rien de ce qui se passait
dans ce cabinet fut vu ou entendu. Mais contre toute probabilite,
c'etait bien pour s'enfermer que Fouquet s'enfermait ainsi; car il
alla droit a son bureau, s'y assit, ouvrit le portefeuille et se
mit a faire un choix dans la masse enorme de papiers qu'il
renfermait. Il n'y avait pas dix minutes qu'il etait entre, et que
toutes les precautions que nous avons dites avaient ete prises,
quand le bruit repete de plusieurs petits coups egaux frappa son
oreille, et parut appeler toute son attention.

Fouquet redressa la tete, tendit l'oreille et ecouta. Les petits
coups continuerent. Alors le travailleur se leva avec un leger
mouvement d'impatience, et marcha droit a une glace derriere
laquelle les coups etaient frappes par une main ou par un
mecanisme invisible.

C'etait une grande glace prise dans un panneau. Trois autres
glaces absolument pareilles completaient la symetrie de
l'appartement.

Rien ne distinguait celle-la des autres. A n'en pas douter, ces
petits coups reiteres etaient un signal; car au moment ou Fouquet
approchait de la glace en ecoutant, le meme bruit se renouvela et
dans la meme mesure.

-- Oh! oh! murmura le surintendant avec surprise; qui donc est la-
bas? Je n'attendais personne aujourd'hui.

Et, sans doute pour repondre au signal qui avait ete fait, le
surintendant tira un clou dore dans cette meme glace et l'agita
trois fois. Puis, revenant a sa place et se rasseyant:

-- Ma foi, qu'on attende, dit-il.

Et se replongeant dans l'ocean de papier deroule devant lui, il ne
parut songer qu'au travail. En effet, avec une rapidite
incroyable, une lucidite merveilleuse, Fouquet dechiffrait les
papiers les plus longs, les ecritures les plus compliquees, les
corrigeant, les annotant d'une plume emportee comme par la fievre,
et l'ouvrage fondant entre ses doigts, les signatures, les
chiffres, les renvois se multipliaient comme si dix commis, c'est-
a-dire cent doigts et dix cerveaux, eussent fonctionne, au lieu de
cinq doigts et du seul esprit de cet homme.

De temps en temps seulement, Fouquet, abime dans ce travail,
levait la tete pour jeter un coup d'oeil furtif sur une horloge
placee en face de lui.

C'est que Fouquet se donnait sa tache; c'est que, cette tache une
fois donnee, en une heure de travail il faisait, lui, ce qu'un
autre n'eut point accompli dans sa journee: toujours certain, par
consequent, pourvu qu'il ne fut point derange, d'arriver au but
dans le delai que son activite devorante avait fixe. Mais, au
milieu de ce travail ardent, les coups secs du petit timbre place
derriere la glace retentirent encore une fois, plus presses, et
par consequent plus instants.

-- Allons, il parait que la dame s'impatiente, dit Fouquet;
voyons, voyons, du calme, ce doit etre la comtesse; mais non, la
comtesse est a Rambouillet pour trois jours. La presidente, alors.
Oh! la presidente ne prendrait point de ces grands airs; elle
sonnerait bien humblement, puis elle attendrait mon bon plaisir.
Le plus clair de tout cela, c'est que je ne puis savoir qui cela
peut etre, mais que je sais bien qui cela n'est pas. Et puisque ce
n'est pas vous, marquise, puisque ce ne peut etre vous, foin de
tout autre!

Et il poursuivit sa besogne, malgre les appels reiteres du timbre.
Cependant, au bout d'un quart d'heure, l'impatience gagna Fouquet
a son tour; il brula plutot qu'il n'acheva le reste de son
ouvrage, repoussa ses papiers dans le portefeuille, et donnant un
coup d'oeil a son miroir, tandis que les petits coups continuaient
plus presses que jamais:

-- Oh! oh! dit-il, d'ou vient cette fougue? Qu'est-il arrive, et
quelle est l'Ariane qui m'attend avec une pareille impatience?
Voyons.

Alors il appuya le bout de son doigt sur le clou parallele a celui
qu'il avait tire. Aussitot la glace joua comme le battant d'une
porte et decouvrit un placard assez profond, dans lequel le
surintendant disparut comme dans une vaste boite. La, il poussa un
nouveau ressort, qui ouvrit, non pas une planche, mais un bloc de
muraille, et sortit par cette tranchee, laissant la porte se
refermer d'elle-meme.

Alors Fouquet descendit une vingtaine de marches qui s'enfoncaient
en tournoyant sous la terre, et trouva un long souterrain dalle et
eclaire par des meurtrieres imperceptibles. Les parois de ce
souterrain etaient couvertes de dalles, et le sol de tapis. Ce
souterrain passait sous la rue meme qui separait la maison de
Fouquet du parc de Vincennes. Au bout du souterrain tournoyait un
escalier parallele a celui par lequel Fouquet etait descendu. Il
monta cet autre escalier, entra par le moyen d'un ressort pose
dans un placard semblable a celui de son cabinet, et, de ce
placard, il passa dans une chambre absolument vide, quoique
meublee avec une supreme elegance.

Une fois entre, il examina soigneusement si la glace fermait sans
laisser de trace, et, content sans doute de son observation, il
alla ouvrir, a l'aide d'une petite cle de vermeil, les triples
tours d'une porte situee en face de lui.

Cette fois, la porte ouvrait sur un beau cabinet meuble
somptueusement et dans lequel se tenait assise sur des coussins
une femme d'une beaute supreme, qui, au bruit des verrous, se
precipita vers Fouquet.

-- Ah! mon Dieu! s'ecria celui-ci reculant d'etonnement: madame la
marquise de Belliere, vous, vous ici!

-- Oui, murmura la marquise; oui, moi, monsieur.

-- Marquise, chere marquise, ajouta Fouquet pret a se prosterner.
Ah! mon Dieu! mais comment donc etes-vous venue? Et moi qui vous
ai fait attendre!

-- Bien longtemps, monsieur, oh! oui, bien longtemps.

-- Je suis assez heureux pour que cette attente vous ait dure,
marquise?

-- Une eternite, monsieur; oh! j'ai sonne plus de vingt fois;
n'entendiez vous pas?

-- Marquise, vous etes pale, vous etes tremblante.

-- N'entendiez-vous donc pas qu'on vous appelait?

-- Oh! si fait, j'entendais bien, madame; mais je ne pouvais
venir. Comment supposer que ce fut vous, apres vos rigueurs, apres
vos refus? Si j'avais pu soupconner le bonheur qui m'attendait,
croyez-le bien, marquise, j'eusse tout quitte pour venir tomber a
vos genoux, comme je le fais en ce moment.

La marquise regarda autour d'elle.

-- Sommes-nous bien seuls, monsieur? demanda-t-elle.

-- Oh! oui, madame, je vous en reponds.

-- En effet, dit la marquise tristement.

-- Vous soupirez?

-- Que de mysteres, que de precautions, dit la marquise avec une
legere amertume et comme on voit que vous craignez de laisser
soupconner vos amours!

-- Aimeriez-vous mieux que je les affichasse?

-- Oh! non, et c'est d'un homme delicat, dit la marquise en
souriant.

-- Voyons, voyons, marquise, pas de reproches, je vous en supplie!

-- Des reproches, ai-je le droit de vous en faire?

-- Non, malheureusement non; mais, dites-moi, vous, que depuis un
an j'aime sans retour et sans espoir...

-- Vous vous trompez: sans espoir, c'est vrai; mais sans retour,
non.

-- Oh! pour moi, a l'amour, il n'y a qu'une preuve, et cette
preuve, je l'attends encore.

-- Je viens vous l'apporter, monsieur.

Fouquet voulut entourer la marquise de ses bras, mais elle se
degagea d'un geste.

-- Vous tromperez-vous donc toujours, monsieur, et n'accepterez-
vous pas de moi la seule chose que je veuille vous donner, le
devouement?

-- Ah! vous ne m'aimez pas, alors; le devouement n'est qu'une
vertu, l'amour est une passion.

-- Ecoutez-moi, monsieur, je vous en supplie; je ne serais pas
venue ici sans un motif grave, vous le comprenez bien.

-- Peu m'importe le motif, puisque vous voila, puisque je vous
parle, puisque je vous vois.

-- Oui, vous avez raison, le principal est que j'y sois, sans que
personne m'ait vue, et que je puisse vous parler.

Fouquet se laissa tomber a deux genoux.

-- Parlez, parlez, madame, dit-il, je vous ecoute.

La marquise regardait Fouquet a ses genoux, et il y avait dans les
regards de cette femme une etrange expression d'amour et de
melancolie.

-- Oh! murmura-t-elle enfin, que je voudrais etre celle qui a le
droit de vous voir a chaque minute, de vous parler a chaque
instant! Que je voudrais etre celle qui veille sur vous, celle qui
n'a pas besoin de mysterieux ressorts pour appeler, pour faire
apparaitre comme un sylphe l'homme qu'elle aime, pour le regarder
une heure, et puis le voir disparaitre dans les tenebres, d'un
mystere encore plus etrange a sa sortie qu'il n'etait a son
arrivee. Oh!... c'est une femme bien heureuse.

-- Par hasard, marquise, dit Fouquet en souriant, parleriez-vous
de ma femme?

-- Oui, certes, j'en parle.

-- Eh bien! n'enviez pas son sort, marquise; de toutes les femmes
avec lesquelles je suis en relations, Mme Fouquet est celle qui me
voit le moins, qui me parle le moins et qui a le moins de
confidences avec moi.

-- Au moins, monsieur, n'en est-elle pas reduite a appuyer, comme
je l'ai fait, la main sur un ornement de glace pour vous faire
venir; au moins ne lui repondez-vous pas par ce bruit mysterieux,
effrayant, d'un timbre dont le ressort vient je ne sais d'ou; au
moins ne lui avez-vous jamais defendu de chercher a percer le
secret de ces communications, sous peine de voir se rompre a
jamais votre liaison avec elle, comme vous le defendez a celles
qui sont venues ici avant moi et qui y viendront apres moi.

-- Ah! chere marquise, que vous etes injuste et que vous savez peu
ce que vous faites en recriminant contre le mystere! c'est avec le
mystere seulement que l'on peut aimer sans trouble, c'est avec
l'amour sans trouble qu'on peut etre heureux. Mais revenons a
vous, a ce devouement dont vous me parliez, ou plutot trompez-moi,
marquise, et me laissez croire que ce devouement, c'est de
l'amour.

-- Tout a l'heure, reprit la marquise en passant sur ses yeux
cette main modelee sur les plus suaves contours de l'antique, tout
a l'heure j'etais prete a parler, mes idees etaient nettes,
hardies; maintenant, je suis tout interdite, toute troublee, toute
tremblante; je crains de venir vous apporter une mauvaise
nouvelle.

-- Si c'est a cette mauvaise nouvelle que je dois votre presence,
marquise, que cette mauvaise nouvelle soit la bienvenue; ou
plutot, marquise, puisque vous voila, puisque vous m'avouez que je
ne vous suis pas tout a fait indifferent, laissons de cote cette
mauvaise nouvelle, et ne parlons que de vous.

-- Non, non, au contraire, demandez-la-moi; exigez que je vous la
dise a l'instant, que je ne me laisse detourner par aucun
sentiment; Fouquet, mon ami, il y va d'un interet immense.

-- Vous m'etonnez, marquise; je dirai meme plus, vous me faites
presque peur, vous, si serieuse, si reflechie, vous qui connaissez
si bien le monde ou nous vivons. C'est donc grave.

-- Oh! tres grave, ecoutez!

-- D'abord, comment etes-vous venue ici?

-- Vous le saurez tout a l'heure; mais, d'abord, au plus presse.

-- Dites, marquise, dites! Je vous en supplie, prenez en pitie mon
impatience.

-- Vous savez que M. Colbert est nomme intendant des finances?

-- Bah! Colbert, le petit Colbert?

-- Oui, Colbert, le petit Colbert.

-- Le factotum de M. de Mazarin?

-- Justement.

-- Eh bien! que voyez-vous la d'effrayant, chere marquise? Le
petit Colbert intendant, c'est etonnant, j'en conviens, mais ce
n'est pas terrible.

-- Croyez-vous que le roi ait donne, sans motifs pressants, une
pareille place a celui que vous appelez un petit cuistre?

-- D'abord, est-ce bien vrai que le roi la lui ait donnee.

-- On le dit.

-- Qui le dit?

-- Tout le monde.

-- Tout le monde, ce n'est personne; citez-moi quelqu'un qui
puisse etre bien informe et qui le dise.

-- Mme Vanel.

-- Ah! vous commencez a m'effrayer, en effet, dit Fouquet en
riant; le fait est que si quelqu'un est bien renseigne, ou doit
etre bien renseigne, c'est la personne que vous nommez.

-- Ne dites pas de mal de la pauvre Marguerite, monsieur Fouquet,
car elle vous aime toujours.

-- Bah! vraiment? C'est a ne pas croire. Je pensais que ce petit
Colbert, comme vous disiez tout a l'heure, avait passe par-dessus
cet amour-la et l'avait empreint d'une tache d'encre ou d'une
couche de crasse.

-- Fouquet, Fouquet, voila donc comme vous etes pour celles que
vous abandonnez?

-- Allons, n'allez-vous pas prendre la defense de Mme Vanel,
marquise?

-- Oui, je la prendrai; car, je vous le repete, elle vous aime
toujours, et la preuve, c'est qu'elle vous sauve.

-- Par votre entremise, marquise; c'est adroit a elle. Nul ange ne
pourrait m'etre plus agreable, et me mener plus surement au salut.
Mais d'abord, comment connaissez-vous Marguerite?

-- C'est mon amie de couvent.

-- Et vous dites donc qu'elle vous a annonce que M. Colbert etait
nomme intendant?

-- Oui.

-- Eh bien! eclairez-moi, marquise; voila M. Colbert intendant,
soit. En quoi un intendant, c'est-a-dire mon subordonne, mon
commis, peut-il me porter ombrage ou prejudice, fut-ce M. Colbert?

-- Vous ne reflechissez pas, monsieur, a ce qu'il parait, repondit
la marquise.

-- A quoi?

-- A ceci: que M. Colbert vous hait.

-- Moi! s'ecria Fouquet. Eh! mon Dieu! marquise, d'ou sortez-vous
donc? Mais, tout le monde me hait, celui-la comme les autres.

-- Celui-la plus que les autres.

-- Plus que les autres, soit.

-- Il est ambitieux.

-- Qui ne l'est pas, marquise?

-- Oui; mais a lui son ambition n'a pas de borne.

-- Je le vois bien, puisqu'il a tendu a me succeder pres de
Mme Vanel.

-- Et qu'il a reussi; prenez-y garde.

-- Voudriez-vous dire qu'il a la pretention de passer d'intendant
surintendant?

-- N'en avez-vous pas eu deja la crainte?

-- Oh! oh! fit Fouquet, me succeder pres de Mme Vanel, soit; mais
pres du roi, c'est autre chose. La France ne s'achete pas si
facilement que la femme d'un maitre des comptes.

-- Eh! monsieur, tout s'achete; quand ce n'est point par l'or,
c'est par l'intrigue.

-- Vous savez bien le contraire, vous, madame, vous a qui j'ai
offert des millions.

-- Il fallait, au lieu de ces millions, Fouquet, m'offrir un amour
vrai, unique, absolu; j'eusse accepte. Vous voyez bien que tout
s'achete, si ce n'est pas d'une facon, c'est de l'autre.

-- Ainsi M. Colbert, a votre avis, est en train de marchander ma
place de surintendant? Allons, allons, marquise, tranquillisez-
vous, il n'est pas encore assez riche pour l'acheter.

-- Mais s'il vous la vole?

-- Ah! ceci est autre chose. Malheureusement, avant que d'arriver
a moi, c'est-a-dire au corps de la place, il faut detruire, il
faut battre en breche les ouvrages avances, et je suis diablement
bien fortifie, marquise.

-- Et ce que vous appelez vos ouvrages avances, ce sont vos
creatures, n'est-ce pas, ce sont vos amis?

-- Justement.

-- Et M. d'Emerys est-il de vos creatures?

-- Oui.

-- M. Lyodot est-il de vos amis?

-- Certainement.

-- M. de Vanin?

-- Oh! M. de Vanin, qu'on en fasse ce que l'on voudra, mais ...

-- Mais?...

-- Mais qu'on ne touche pas aux autres.

-- Eh bien! si vous voulez qu'on ne touche point a MM. d'Emerys et
Lyodot, il est temps de vous y prendre.

-- Qui les menace?

-- Voulez-vous m'entendre maintenant?

-- Toujours, marquise.

-- Sans m'interrompre?

-- Parlez.

-- Eh bien! ce matin, Marguerite m'a envoye chercher.

-- Ah!

-- Oui.

-- Et que vous voulait-elle?

-- "Je n'ose voir M. Fouquet moi-meme", m'a-t-elle dit.

-- Bah! pourquoi? pense-t-elle que je lui eusse fait des
reproches? Pauvre femme, elle se trompe bien, mon Dieu!

-- "Voyez-le, vous, et dites-lui qu'il se garde de M. de Colbert."

-- Comment, elle me fait prevenir de me garder de son amant?

-- Je vous ai dit qu'elle vous aime toujours.

-- Apres, marquise?

-- "M. de Colbert, a-t-elle ajoute, est venu il y a deux heures
m'annoncer qu'il etait intendant."

-- Je vous ai deja dit, marquise, que M. de Colbert n'en serait
que mieux sous ma main.

-- Oui, mais ce n'est pas le tout: Marguerite est liee, comme vous
savez, avec Mme d'Emerys et Mme Lyodot.

-- Oui.

-- Eh bien! M. de Colbert lui a fait de grandes questions sur la
fortune de ces deux messieurs, sur le degre de devouement qu'ils
vous portent.

-- Oh! quant a ces deux-la, je reponds d'eux; il faudra les tuer
pour qu'ils ne soient plus a moi.

-- Puis, comme Mme Vanel a ete obligee, pour recevoir une visite,
de quitter un instant M. Colbert, et que M. Colbert est un
travailleur, a peine le nouvel intendant est-il reste seul, qu'il
a tire un crayon de sa poche, et, comme il y avait du papier sur
une table, s'est mis a crayonner des notes.

-- Des notes sur Emerys et Lyodot?

-- Justement.

-- Je serais curieux de savoir ce que disaient ces notes.

-- C'est justement ce que je viens vous apporter.

-- Mme Vanel a pris les notes de Colbert et me les envoie?

-- Non, mais, par un hasard qui ressemble a un miracle, elle a un
double de ces notes.

-- Comment cela?

-- Ecoutez. Je vous ai dit que Colbert avait trouve du papier sur
une table?

-- Oui.

-- Qu'il avait tire un crayon de sa poche?

-- Oui.

-- Et avait ecrit sur ce papier?

-- Oui.

-- Eh bien! ce crayon etait de mine de plomb, dur par consequent:
il a marque en noir sur la premiere feuille et, sur la seconde, a
trace son empreinte en blanc.

-- Apres?

-- Colbert, en dechirant la premiere feuille, n'a pas songe a la
seconde.

-- Eh bien?

-- Eh bien! sur la seconde on pouvait lire ce qui avait ete ecrit
sur la premiere; Mme Vanel l'a lu et m'a envoye chercher.

-- Ah!

-- Puis, apres s'etre assuree que j'etais pour vous une amie
devouee, elle m'a donne le papier et m'a dit le secret de cette
maison.

-- Et ce papier? dit Fouquet en se troublant quelque peu.

-- Le voila, monsieur; lisez, dit la marquise.

Fouquet lut: "Noms des traitants a faire condamner par la Chambre
de justice: d'Emerys, ami de M. F. ...; Lyodot, ami de M. F. ...;
de Vanin, indif."

-- D'Emerys! Lyodot! s'ecria Fouquet en relisant.

-- Amis de M. F., indiqua du doigt la marquise.

-- Mais que veulent dire ces mots: "A faire condamner par la
Chambre de justice"?

-- Dame! fit la marquise, c'est clair, ce me semble. D'ailleurs,
vous n'etes pas au bout. Lisez, lisez.

Fouquet continua: "Les deux premiers, a mort, le troisieme a
renvoyer, avec MM. d'Hautemont et de La Valette, dont les biens
seront seulement confisques."

-- Grand Dieu! s'ecria Fouquet, a mort, a mort, Lyodot et
d'Emerys! Mais, quand meme la Chambre de justice les condamnerait
a mort, le roi ne ratifiera pas leur condamnation, et l'on
n'execute pas sans la signature du roi.

-- Le roi a fait M. Colbert intendant.

-- Oh! s'ecria Fouquet, comme s'il entrevoyait sous ses pieds un
abime apercu, impossible! impossible! Mais qui a passe un crayon
sur les traces de celui de M. Colbert.

-- Moi. J'avais peur que le premier trait ne s'effacat.

-- Oh! je saurai tout.

-- Vous ne saurez rien, monsieur; vous meprisez trop votre ennemi
pour cela.

-- Pardonnez-moi, chere marquise, excusez-moi; oui, M. Colbert est
mon ennemi, je le crois; oui, M. Colbert est un homme a craindre,
je l'avoue. Mais... mais, j'ai le temps, et puisque vous voila,
puisque vous m'avez assure de votre devouement, puisque vous
m'avez laisse entrevoir votre amour, puisque nous sommes seuls...

-- Je suis venue pour vous sauver, monsieur Fouquet, et non pour
me perdre, dit la marquise en se relevant; ainsi, gardez-vous...

-- Marquise, en verite, vous vous effrayez par trop, et a moins
que cet effroi ne soit un pretexte...

-- C'est un coeur profond que ce M. Colbert! gardez-vous...

Fouquet se redressa a son tour.

-- Et moi? demanda-t-il.

-- Oh! vous, vous n'etes qu'un noble coeur. Gardez-vous! gardez-
vous!

-- Ainsi?

-- J'ai fait ce que je devais faire, mon ami, au risque de me
perdre de reputation. Adieu!

-- Non pas adieu, au revoir!

-- Peut-etre, dit la marquise.

Et, donnant sa main a baiser a Fouquet, elle s'avanca si
resolument vers la porte que Fouquet n'osa lui barrer le passage.
Quant a Fouquet, il reprit, la tete inclinee et avec un nuage au
front, la route de ce souterrain le long duquel couraient les fils
de metal qui communiquaient d'une maison a l'autre, transmettant,
au revers des deux glaces, les desirs et les appels des deux
correspondants.


Chapitre LV -- L'abbe Fouquet


Fouquet se hata de repasser chez lui par le souterrain et de faire
jouer le ressort du miroir. A peine fut-il dans son cabinet, qu'il
entendit heurter a la porte; en meme temps une voix bien connue
criait:

-- Ouvrez, monseigneur, je vous prie, ouvrez.

Fouquet, par un mouvement rapide, rendit un peu d'ordre a tout ce
qui pouvait deceler son agitation et son absence; il eparpilla les
papiers sur le bureau, prit une plume dans sa main, et a travers
la porte, pour gagner du temps:

-- Qui etes-vous? demanda-t-il.

-- Quoi! Monseigneur ne me reconnait pas? repondit la voix.

"Si fait, dit en lui-meme Fouquet, si fait, mon ami, je te
reconnais a merveille!"

Et tout haut:

-- N'etes-vous pas Gourville?

-- Mais oui, monseigneur.

Fouquet se leva jeta un dernier regard sur une de ses glaces, alla
a la porte, poussa le verrou, et Gourville entra.

-- Ah! monseigneur, monseigneur, dit-il, quelle cruaute!

-- Pourquoi?

-- Voila un quart d'heure que je vous supplie d'ouvrir et que vous
ne me repondez meme pas.

-- Une fois pour toutes, vous savez bien que je ne veux pas etre
derange lorsque je travaille. Or, bien que vous fassiez exception,
Gourville, je veux, pour les autres, que ma consigne soit
respectee.

-- Monseigneur, en ce moment, consignes, portes, verrous et
murailles, j'eusse tout brise, renverse, enfonce.

-- Ah! ah! il s'agit donc d'un grand evenement? demanda Fouquet.

-- Oh! je vous en reponds, monseigneur! dit Gourville.

-- Et quel est cet evenement? reprit Fouquet un peu emu du trouble
de son plus intime confident.

-- Il y a une Chambre de justice secrete, monseigneur.

-- Je le sais bien; mais s'assemble-t-elle, Gourville?

-- Non seulement elle s'assemble, mais encore elle a rendu un
arret... monseigneur.

-- Un arret! fit le surintendant avec un frissonnement et une
paleur qu'il ne put cacher. Un arret! Et contre qui?

-- Contre deux de vos amis.

-- Lyodot, d'Emerys, n'est-ce pas?

-- Oui, monseigneur.

-- Mais arret de quoi?

-- Arret de mort.

-- Rendu! Oh! vous vous trompez, Gourville, et c'est impossible.

-- Voici la copie de cet arret que le roi doit signer aujourd'hui,
si toutefois il ne l'a point signe deja.

Fouquet saisit avidement le papier, le lut et le rendit a
Gourville.

-- Le roi ne signera pas, dit-il.

Gourville secoua la tete.

-- Monseigneur, M. Colbert est un hardi conseiller; ne vous y fiez
pas.

-- Encore M. Colbert! s'ecria Fouquet; ca! pourquoi ce nom vient-
il a tout propos tourmenter depuis deux ou trois jours mes
oreilles? C'est par trop d'importance, Gourville, pour un sujet si
mince. Que M. Colbert paraisse, je le regarderai; qu'il leve la
tete, je l'ecraserai; mais vous comprenez qu'il me faut au moins
une asperite pour que mon regard s'arrete, une surface pour que
mon pied se pose.

-- Patience, monseigneur; car vous ne savez pas ce que vaut
Colbert... Etudiez-le vite; il en est de ce sombre financier comme
des meteores que l'oeil ne voit jamais completement avant leur
invasion desastreuse; quand on les sent, on est mort.

-- Oh! Gourville, c'est beaucoup, repliqua Fouquet en souriant;
permettez-moi, mon ami, de ne pas m'epouvanter avec cette
facilite; meteore, M. Colbert! Corbleu! nous entendrons le
meteore... Voyons, des actes, et non des mots. Qu'a-t-il fait?

-- Il a commande deux potences chez l'executeur de Paris, repondit
simplement Gourville.

Fouquet leva la tete, et un eclair passa dans ses yeux.

-- Vous etes sur de ce que vous dites? s'ecria-t-il.

-- Voici la preuve, monseigneur.

Et Gourville tendit au surintendant une note communiquee par l'un
des secretaires de l'Hotel de Ville, qui etait a Fouquet.

-- Oui, c'est vrai, murmura le ministre, l'echafaud se dresse...
mais le roi n'a pas signe, Gourville, le roi ne signera pas.

-- Je le saurai tantot, dit Gourville.

-- Comment cela?

-- Si le roi a signe, les potences seront expediees ce soir a
l'Hotel de Ville, afin d'etre tout a fait dressees demain matin.

-- Mais non, non! s'ecria encore une fois Fouquet; vous vous
trompez tous, et me trompez a mon tour; avant-hier matin, Lyodot
me vint voir; il y a trois jours je recus un envoi de vin de
Syracuse de ce pauvre d'Emerys.

-- Qu'est-ce que cela prouve? repliqua Gourville, sinon que la
Chambre de justice s'est assemblee secretement, a delibere en
l'absence des accuses, et que toute la procedure etait faite quand
on les a arretes.

-- Mais ils sont donc arretes?

-- Sans doute.

-- Mais ou, quand, comment ont-ils ete arretes?

-- Lyodot, hier au point du jour; d'Emerys, avant-hier au soir,
comme il revenait de chez sa maitresse; leur disparition n'avait
inquiete personne; mais tout a coup Colbert a leve le masque et
fait publier la chose; on le crie a son de trompe en ce moment
dans les rues de Paris, et, en verite, monseigneur, il n'y a plus
guere que vous qui ne connaissiez pas l'evenement.

Fouquet se mit a marcher dans la chambre avec une inquietude de
plus en plus douloureuse.

-- Que decidez-vous, monseigneur? dit Gourville.

-- S'il en etait ainsi, j'irais chez le roi, s'ecria Fouquet.
Mais, pour aller au Louvre, je veux passer auparavant a l'Hotel de
Ville. Si l'arret a ete signe, nous verrons!

Gourville haussa les epaules.

-- Incredulite! dit-il, tu es la peste de tous les grands esprits!

-- Gourville!

-- Oui, continua-t-il, et tu les perds, comme la contagion tue les
santes les plus robustes, c'est-a-dire en un instant.

-- Partons, s'ecria Fouquet; faites ouvrir, Gourville.

-- Prenez garde, dit celui-ci, M. l'abbe Fouquet est la.

-- Ah! mon frere, repliqua Fouquet d'un ton chagrin, il est la? il
sait donc quelque mauvaise nouvelle qu'il est tout joyeux de
m'apporter, comme a son habitude? Diable! si mon frere est la, mes
affaires vont mal, Gourville; que ne me disiez-vous cela plus tot,
je me fusse plus facilement laisse convaincre.

-- Monseigneur le calomnie, dit Gourville en riant; s'il vient, ce
n'est pas dans une mauvaise intention.

-- Allons, voila que vous l'excusez, s'ecria Fouquet; un garcon
sans coeur, sans suite d'idees, un mangeur de tous biens.

-- Il vous sait riche.

-- Et il veut ma ruine.

-- Non; il veut votre bourse. Voila tout.

-- Assez! Assez! Cent mille ecus par mois pendant deux ans!
Corbleu! c'est moi qui paie, Gourville, et je sais mes chiffres.

Gourville se mit a rire d'un air silencieux et fin.

-- Oui, vous voulez dire que c'est le roi, fit le surintendant;
ah! Gourville, voila une vilaine plaisanterie; ce n'est pas le
lieu.

-- Monseigneur, ne vous fachez pas.

-- Allons donc! Qu'on renvoie l'abbe Fouquet, je n'ai pas le sou.

Gourville fit un pas vers la porte.

-- Il est reste un mois sans me voir, continua Fouquet; pourquoi
ne resterait-il pas deux mois?

-- C'est qu'il se repent de vivre en mauvaise compagnie, dit
Gourville, et qu'il vous prefere a tous ses bandits.

-- Merci de la preference. Vous faites un etrange avocat,
Gourville, aujourd'hui... avocat de l'abbe Fouquet!

-- Eh! mais toute chose et tout homme ont leur bon cote, leur cote
utile, monseigneur.

-- Les bandits que l'abbe solde et grise ont leur cote utile?
Prouvez-le-moi donc.

-- Vienne la circonstance, monseigneur, et vous serez bienheureux
de trouver ces bandits sous votre main.

-- Alors tu me conseilles de me reconcilier avec M. l'abbe? dit
ironiquement Fouquet.

-- Je vous conseille, monseigneur, de ne pas vous brouiller avec
cent ou cent vingt garnements qui, en mettant leurs rapieres bout
a bout, feraient un cordon d'acier capable d'enfermer trois mille
hommes.

Fouquet lanca un coup d'oeil profond a Gourville, et passant
devant lui:

-- C'est bien; qu'on introduise M. l'abbe Fouquet, dit-il aux
valets de pied. Vous avez raison, Gourville.

Deux minutes apres, l'abbe parut avec de grandes reverences sur le
seuil de la porte.

C'etait un homme de quarante a quarante-cinq ans, moitie homme
d'Eglise, moitie homme de guerre, un spadassin greffe sur un abbe;
on voyait qu'il n'avait pas d'epee au cote, mais on sentait qu'il
avait des pistolets. Fouquet le salua en frere aine, moins qu'en
ministre.

-- Qu'y a-t-il pour votre service, dit-il, monsieur l'abbe?

-- Oh! oh! comme vous dites cela, mon frere!

-- Je vous dis cela comme un homme presse, monsieur.

L'abbe regarda malicieusement Gourville, anxieusement Fouquet, et
dit:

-- J'ai trois cents pistoles a payer a M. de Bregi ce soir...
Dette de jeu, dette sacree.

-- Apres? dit Fouquet bravement, car il comprenait que l'abbe
Fouquet ne l'eut point derange pour une pareille misere.

-- Mille a mon boucher, qui ne veut plus fournir.

-- Apres?

-- Douze cents au tailleur d'habits... continua l'abbe: le drole
m'a fait reprendre sept habits de mes gens, ce qui fait que mes
livrees sont compromises, et que ma maitresse parle de me
remplacer par un traitant, ce qui serait humiliant pour l'Eglise.

-- Qu'y a-t-il encore? dit Fouquet.

-- Vous remarquerez, monsieur, dit humblement l'abbe, que je n'ai
rien demande pour moi.

-- C'est delicat, monsieur, repliqua Fouquet; aussi, comme vous
voyez, j'attends.

-- Et je ne demande rien; oh! non... Ce n'est pas faute pourtant
de chomer... je vous en reponds.

Le ministre reflechit un moment.

-- Douze cents pistoles au tailleur d'habits, dit-il; ce sont bien
des habits, ce me semble?

-- J'entretiens cent hommes! dit fierement l'abbe; c'est une
charge, je crois.

-- Pourquoi cent hommes? dit Fouquet; est-ce que vous etes un
Richelieu ou un Mazarin pour avoir cent hommes de garde? A quoi
vous servent ces cent hommes? Parlez, dites!

-- Vous me le demandez? s'ecria l'abbe Fouquet; ah! comment pouvez
vous faire une question pareille, pourquoi j'entretiens cent
hommes? Ah!

-- Mais oui, je vous fais cette question. Qu'avez-vous a faire de
cent hommes? Repondez!

-- Ingrat! continua l'abbe s'affectant de plus en plus.

-- Expliquez-vous.

-- Mais, monsieur le surintendant, je n'ai besoin que d'un valet
de chambre, moi, et encore, si j'etais seul, me servirais-je moi-
meme; mais vous, vous qui avez tant d'ennemis... cent hommes ne me
suffisent pas pour vous defendre. Cent hommes!... il en faudrait
dix mille. J'entretiens donc tout cela pour que dans les endroits
publics, pour que dans les assemblees, nul n'eleve la voix contre
vous; et sans cela, monsieur, vous seriez charge d'imprecations,
vous seriez dechire a belles dents, vous ne dureriez pas huit
jours, non, pas huit jours, entendez-vous?

-- Ah! je ne savais pas que vous me fussiez un pareil champion,
monsieur l'abbe.

-- Vous en doutez! s'ecria l'abbe. Ecoutez donc ce qui est arrive.
Pas plus tard qu'hier, rue de la Huchette, un homme marchandait un
poulet.

-- Eh bien! en quoi cela me nuisait-il, l'abbe?

-- En ceci. Le poulet n'etait pas gras. L'acheteur refusa d'en
donner dix-huit sous, en disant qu'il ne pouvait payer dix-huit
sous la peau d'un poulet dont M. Fouquet avait pris toute la
graisse.

-- Apres?

-- Le propos fit rire, continua l'abbe, rire a vos depens, mort de
tous les diables! et la canaille s'amassa. Le rieur ajouta ces
mots: "Donnez-moi un poulet nourri par M. Colbert, a la bonne
heure! et je le paierai ce que vous voudrez." Et aussitot l'on
battit des mains. Scandale affreux! vous comprenez; scandale qui
force un frere a se voiler le visage.

Fouquet rougit.

-- Et vous vous le voilates? dit le surintendant.

-- Non; car justement, continua l'abbe, j'avais un de mes hommes
dans la foule; une nouvelle recrue qui vient de province, un
M. de Menneville que j'affectionne. Il fendit la presse, en disant
au rieur: "-- Mille barbes! monsieur le mauvais plaisant, tope un
coup d'epee au Colbert! -- Tope et tingue au Fouquet! repliqua le
rieur." Sur quoi ils degainerent devant la boutique du rotisseur,
avec une haie de curieux autour d'eux et cinq cents curieux aux
fenetres.

-- Eh bien? dit Fouquet.

-- Eh bien! monsieur, mon Menneville embrocha le rieur au grand
ebahissement de l'assistance, et dit au rotisseur: "-- Prenez ce
dindon, mon ami, il est plus gras que votre poulet." Voila,
monsieur, acheva l'abbe triomphalement, a quoi je depense mes
revenus; je soutiens l'honneur de la famille, monsieur.

Fouquet baissa la tete.

-- Et j'en ai cent comme cela, poursuivit l'abbe.

-- Bien, dit Fouquet; donnez votre addition a Gourville et restez
ici ce soir, chez moi.

-- On soupe?

-- On soupe.

-- Mais la caisse est fermee?

-- Gourville vous l'ouvrira. Allez, monsieur l'abbe, allez.

L'abbe fit une reverence.

-- Alors nous voila amis? dit-il.

-- Oui, amis. Venez, Gourville.

-- Vous sortez? Vous ne soupez donc pas?

-- Je serai ici dans une heure, soyez tranquille. Puis tout bas a
Gourville: -- Qu'on attelle mes chevaux anglais, dit-il, et qu'on
touche a l'Hotel de Ville de Paris.


Chapitre LVI -- Le vin de M. de La Fontaine


Les carrosses amenaient deja les convives de Fouquet a Saint-
Mande; deja toute la maison s'echauffait des apprets du souper,
quand le surintendant lanca sur la route de Paris ses chevaux
rapides, et, prenant par les quais pour trouver moins de monde sur
sa route, gagna l'Hotel de Ville. Il etait huit heures moins un
quart. Fouquet descendit au coin de la rue du Long-Pont, se
dirigea vers la place de Greve, a pied, avec Gourville. Au detour
de la place, ils virent un homme vetu de noir et de violet d'une
bonne mine, qui s'appretait a monter dans un carrosse de louage et
disait au cocher de toucher a Vincennes Il avait devant lui un
grand panier plein de bouteilles qu'il venait d'acheter au cabaret
de l'Image de-Notre-Dame.

-- Eh! mais c'est Vatel, mon maitre d'hotel! dit Fouquet a
Gourville.

-- Oui, monseigneur, repliqua celui-ci.

-- Que vient-il faire a l'Image-de-Notre-Dame?

-- Acheter du vin sans doute.

-- Comment, on achete pour moi du vin au cabaret? dit Fouquet. Ma
cave est donc bien miserable!

Et il s'avanca vers le maitre d'hotel, qui faisait ranger son vin
dans le carrosse avec un soin minutieux.

-- Hola! Vatel! dit-il d'une voix de maitre.

-- Prenez garde, monseigneur, dit Gourville, vous allez etre
reconnu.

-- Bon!... que m'importe? Vatel!

L'homme vetu de noir et de violet se retourna. C'etait une bonne
et douce figure sans expression, une figure de mathematicien,
moins l'orgueil. Un certain feu brillait dans les yeux de ce
personnage, un sourire assez fin voltigeait sur ses levres; mais
l'observateur eut remarque bien vite que ce feu, que ce sourire ne
s'appliquaient a rien et n'eclairaient rien.

Vatel riait comme un distrait, ou s'occupait comme un enfant.

Au son de la voix qui l'interpellait, il se retourna.

-- Oh! fit-il, monseigneur?

-- Oui, moi. Que diable faites-vous la, Vatel?... Du vin! vous
achetez du vin dans un cabaret de la place de Greve! Passe encore
pour la Pomme-de-Pin ou les Barreaux-Verts.

-- Mais, monseigneur, dit Vatel tranquillement, apres avoir lance
un regard hostile a Gourville, de quoi se mele-t-on ici?... Est-ce
que ma cave est mal tenue?

-- Non, certes, Vatel, non; mais...

-- Quoi! mais?... repliqua Vatel.

Gourville toucha le coude du surintendant.

-- Ne vous fachez pas, Vatel; je croyais ma cave, votre cave assez
bien garnie pour que je pusse me dispenser de recourir a l'Image-
de-Notre-Dame.

-- Eh! monsieur, dit Vatel, tombant du monseigneur au monsieur,
avec un certain dedain, votre cave est si bien garnie que, lorsque
certains de vos convives vont diner chez vous, ils ne boivent pas.

Fouquet, surpris, regarda Gourville, puis Vatel.

-- Que dites-vous la?

-- Je dis que votre sommelier n'avait pas de vins pour tous les
gouts, monsieur, et que M. de La Fontaine, M. Pellisson et
M. Conrart ne boivent pas quand ils viennent a la maison. Ces
messieurs n'aiment pas le grand vin: que voulez-vous y faire?

-- Et alors?

-- Alors, j'ai ici un vin de Joigny qu'ils affectionnent. Je sais
qu'ils le viennent boire a l'Image-de-Notre-Dame une fois par
semaine. Voila pourquoi je fais ma provision.

Fouquet n'avait plus rien a dire... Il etait presque emu.

Vatel, lui, avait encore beaucoup a dire sans doute, et l'on vit
bien qu'il s'echauffait.

-- C'est comme si vous me reprochiez, monseigneur, d'aller rue
Planche-Mibray chercher moi-meme le cidre que boit M. Loret quand
il vient diner a la maison.

-- Loret boit du cidre chez moi? s'ecria Fouquet en riant.

-- Eh! oui, monsieur, eh! oui, voila pourquoi il dine chez vous
avec plaisir.

-- Vatel, s'ecria Fouquet en serrant la main de son maitre
d'hotel, vous etes un homme! Je vous remercie, Vatel, d'avoir
compris que chez moi M. de La Fontaine, M. Conrart et M. Loret
sont autant que des ducs et des pairs, autant que des princes,
plus que moi. Vatel, vous etes un bon serviteur, et je double vos
honoraires.

Vatel ne remercia meme pas; il haussa legerement les epaules en
murmurant ce mot superbe:

-- Etre remercie pour avoir fait son devoir, c'est humiliant.

-- Il a raison, dit Gourville en attirant l'attention de Fouquet
sur un autre point par un seul geste.

Il lui montrait en effet un chariot de forme basse, traine par
deux chevaux, sur lequel s'agitaient deux potences toutes ferrees,
liees l'une a l'autre et dos a dos par des chaines; tandis qu'un
archer, assis sur l'epaisseur de la poutre, soutenait, tant bien
que mal, la mine un peu basse, les commentaires d'une centaine de
vagabonds qui flairaient la destination de ces potences et les
escortaient jusqu'a l'Hotel de Ville. Fouquet tressaillit.

-- C'est decide, voyez-vous, dit Gourville.

-- Mais ce n'est pas fait, repliqua Fouquet.

-- Oh! ne vous abusez pas, monseigneur; si l'on a ainsi endormi
votre amitie, votre defiance, si les choses en sont la, vous ne
deferez rien.

-- Mais je n'ai pas ratifie, moi.

-- M. de Lyonne aura ratifie pour vous.

-- Je vais au Louvre.

-- Vous n'irez pas.

-- Vous me conseilleriez cette lachete! s'ecria Fouquet, vous me
conseilleriez d'abandonner mes amis, vous me conseilleriez,
pouvant combattre, de jeter a terre les armes que j'ai dans la
main?

-- Je ne vous conseille rien de tout cela, monseigneur; pouvez-
vous quitter la surintendance en ce moment?

-- Non.

-- Eh bien! si le roi nous veut remplacer cependant?

-- Il me remplacera de loin comme de pres.

-- Oui, mais vous ne l'aurez jamais blesse.

-- Oui, mais j'aurai ete lache; or, je ne veux pas que mes amis
meurent, et ils ne mourront pas.

-- Pour cela, il est necessaire que vous alliez au Louvre?

-- Gourville!

-- Prenez garde... une fois au Louvre, ou vous serez force de
defendre tout haut vos amis, c'est-a-dire de faire une profession
de foi, ou vous serez force de les abandonner sans retour
possible.

-- Jamais!

-- Pardonnez-moi... le roi vous proposera forcement l'alternative,
ou bien vous la lui proposerez vous-meme.

-- C'est juste.

-- Voila pourquoi il ne faut pas de conflit... Retournons a Saint-
Mande, monseigneur.

-- Gourville, je ne bougerai pas de cette place ou doit
s'accomplir le crime, ou doit s'accomplir ma honte; je ne bougerai
pas, dis-je, que je n'aie trouve un moyen de combattre mes
ennemis.

-- Monseigneur, repliqua Gourville, vous me feriez pitie si je ne
savais que vous etes un des bons esprits de ce monde. Vous
possedez cent cinquante millions, vous etes autant que le roi par
la position, cent cinquante fois plus par l'argent.

"M. Colbert n'a pas eu meme l'esprit de faire accepter le
testament de Mazarin. Or, quand on est le plus riche d'un royaume
et qu'on veut se donner la peine de depenser de l'argent, si l'on
ne fait pas ce qu'on veut, c'est qu'on est un pauvre homme.
Retournons, vous dis-je, a Saint Mande.

-- Pour consulter Pellisson? Oui.

-- Non, monseigneur, pour compter votre argent.

-- Allons! dit Fouquet les yeux enflammes; oui! oui! a Saint-
Mande!

Il remonta dans son carrosse, et Gourville avec lui. Sur la route,
au bout du faubourg Saint-Antoine, ils rencontrerent le petit
equipage de Vatel, qui voiturait tranquillement son vin de Joigny.
Les chevaux noirs, lances a toute bride, epouvanterent en passant
le timide cheval du maitre d'hotel, qui, mettant la tete a la
portiere, cria, effare:

-- Gare a mes bouteilles!


Chapitre LVII -- La galerie de Saint-Mande


Cinquante personnes attendaient le surintendant. Il ne prit meme
pas le temps de se confier un moment a son valet de chambre, et du
perron passa dans le premier salon. La ses amis etaient rassembles
et causaient.

L'intendant s'appretait a faire servir le souper; mais, par-dessus
tout, l'abbe Fouquet guettait le retour de son frere et s'etudiait
a faire les honneurs de la maison en son absence.

Ce fut a l'arrivee du surintendant un murmure de joie et de
tendresse: Fouquet, plein d'affabilite et de bonne humeur, de
munificence, etait aime de ses poetes, de ses artistes et de ses
gens d'affaires. Son front, sur lequel sa petite cour lisait,
comme sur celui d'un dieu, tous les mouvements de son ame, pour en
faire des regles de conduite, son front que les affaires ne
ridaient jamais, etait ce soir-la plus pale que de coutume, et
plus d'un oeil ami remarqua cette paleur.

Fouquet se mit au centre de la table et presida gaiement le
souper. Il raconta l'expedition de Vatel a La Fontaine.

Il raconta l'histoire de Menneville et du poulet maigre a
Pellisson, de telle facon que toute la table l'entendit.

Ce fut alors une tempete de rires et de railleries qui ne s'arreta
que sur un geste grave et triste de Pellisson. L'abbe Fouquet, ne
sachant pas a quel propos son frere avait engage la conversation
sur ce sujet, ecoutait de toutes ses oreilles et cherchait sur le
visage de Gourville ou sur celui du surintendant une explication
que rien ne lui donnait.

Pellisson prit la parole.

-- On parle donc de M. Colbert? dit-il.

-- Pourquoi non, repliqua Fouquet, s'il est vrai, comme on le dit,
que le roi l'ait fait son intendant?

A peine Fouquet eut-il laisse echapper cette parole, prononcee
avec une intention marquee, que l'explosion se fit entendre parmi
les convives.

-- Un avare! dit l'un.

-- Un croquant! dit l'autre.

-- Un hypocrite! dit un troisieme.

Pellisson echangea un regard profond avec Fouquet.

-- Messieurs, dit-il, en verite, nous maltraitons la un homme que
nul ne connait: ce n'est ni charitable, ni raisonnable, et voila
M. le surintendant qui, j'en suis sur, est de cet avis.

-- Entierement, repliqua Fouquet. Laissons les poulets gras de
M. Colbert, il ne s'agit aujourd'hui que des faisans truffes de
M. Vatel.

Ces mots arreterent le nuage sombre qui precipitait sa marche au-
dessus des convives.

Gourville anima si bien les poetes avec le vin de Joigny; l'abbe,
intelligent comme un homme qui a besoin des ecus d'autrui, anima
si bien les financiers et les gens d'epee, que, dans les
brouillards de cette joie et les rumeurs de la conversation,
l'objet des inquietudes disparut completement.

Le testament du cardinal Mazarin fut le texte de la conversation
au second service et au dessert; puis Fouquet commanda qu'on
portat les bassins de confiture et les fontaines de liqueurs dans
le salon attenant a la galerie. Il s'y rendit, menant par la main
une femme, reine, ce soir-la, par sa preference.

Puis les violons souperent, et les promenades dans la galerie,
dans le jardin commencerent, par un ciel de printemps doux et
parfume. Pellisson vint alors aupres du surintendant et lui dit:

-- Monseigneur a un chagrin?

-- Un grand, repondit le ministre; faites-vous conter cela par
Gourville.

Pellisson, en se retournant, trouva La Fontaine qui lui marchait
sur les deux pieds. Il lui fallut ecouter un vers latin que le
poete avait compose sur Vatel.

La Fontaine, depuis une heure, scandait ce vers dans tous les
coins et lui cherchait un placement avantageux. Il crut tenir
Pellisson, mais celui-ci lui echappa. Il se retourna sur Loret,
qui, lui, venait de composer un quatrain en l'honneur du souper et
de l'amphitryon. La Fontaine voulut en vain placer son vers; Loret
voulait placer son quatrain.

Il fut oblige de retrograder devant M. le comte de Chanost, a qui
Fouquet venait de prendre le bras.

L'abbe Fouquet sentit que le poete, distrait comme toujours,
allait suivre les deux causeurs: il intervint.

La Fontaine se cramponna aussitot et recita son vers.

L'abbe, qui ne savait pas le latin, balancait la tete en cadence,
a chaque mouvement de roulis que La Fontaine imprimait a son
corps, selon les ondulations des dactyles ou des spondees. Pendant
ce temps, derriere les bassins de confiture, Fouquet racontait
l'evenement a M. de Chanost, son gendre.

-- Il faut envoyer les inutiles au feu d'artifice, dit Pellisson a
Gourville, tandis que nous causerons ici.

-- Soit, repliqua Gourville, qui dit quatre mots a Vatel.

Alors on vit ce dernier emmener vers les jardins la majeure partie
des muguets, des dames et des babillards, tandis que les hommes se
promenaient dans la galerie, eclairee de trois cents bougies de
cire, au vu de tous les amateurs du feu d'artifice, occupes a
courir le jardin.

Gourville s'approcha de Fouquet. Alors, il lui dit:

-- Monsieur, nous sommes tous ici.

-- Tous? dit Fouquet.

-- Oui, comptez.

Le surintendant se retourna et compta. Il y avait huit personnes.

Pellisson et Gourville marchaient en se tenant par le bras, comme
s'ils causaient de sujets vagues et legers.

Loret et deux officiers les imitaient en sens inverse. L'abbe
Fouquet se promenait seul.

Fouquet, avec M. de Chanost, marchait aussi comme s'il eut ete
absorbe par la conversation de son gendre.

-- Messieurs, dit-il, que personne de vous ne leve la tete en
marchant et ne paraisse faire attention a moi; continuez de
marcher, nous sommes seuls, ecoutez-moi.

Un grand silence se fit, trouble seulement par les cris lointains
des joyeux convives qui prenaient place dans les bosquets pour
mieux voir les fusees.

C'etait un bizarre spectacle que celui de ces hommes marchant
comme par groupes, comme occupes chacun a quelque chose, et
pourtant attentifs a la parole d'un seul d'entre eux, qui, lui-
meme, ne semblait parler qu'a son voisin.

-- Messieurs, dit Fouquet, vous avez remarque, sans doute, que
deux de nos amis manquaient ce soir a la reunion du mercredi...
Pour Dieu! l'abbe, ne vous arretez pas, ce n'est pas necessaire
pour ecouter; marchez, de grace, avec vos airs de tete les plus
naturels, et comme vous avez la vue percante, mettez-vous a la
fenetre ouverte, et si quelqu'un revient vers la galerie,
prevenez-nous en toussant.

L'abbe obeit.

-- Je n'ai pas remarque les absents, dit Pellisson, qui, a ce
moment, tournait absolument le dos a Fouquet et marchait en sens
inverse.

-- Moi, dit Loret, je ne vois pas M. Lyodot, qui me fait ma
pension.

-- Et moi, dit l'abbe, a la fenetre, je ne vois pas mon cher
d'Emerys, qui me doit onze cents livres de notre dernier brelan.

-- Loret, continua Fouquet en marchant sombre et incline, vous ne
toucherez plus la pension de Lyodot; et vous, l'abbe, vous ne
toucherez jamais vos onze cents livres d'Emerys, car l'un et
l'autre vont mourir.

-- Mourir? s'ecria l'assemblee, arretee malgre elle dans son jeu
de scene par le mot terrible.

-- Remettez-vous, messieurs, dit Fouquet, car on nous epie peut-
etre... J'ai dit: mourir.

-- Mourir! repeta Pellisson, ces hommes que j'ai vus, il n'y a pas
six jours, pleins de sante, de gaiete, d'avenir. Qu'est-ce donc
que l'homme, bon Dieu! pour qu'une maladie le jette en bas tout
d'un coup?

-- Ce n'est pas la maladie, dit Fouquet.

-- Alors, il y a du remede, dit Loret.

-- Aucun remede. MM. de Lyodot et d'Emerys sont a la veille de
leur dernier jour.

-- De quoi ces messieurs meurent-ils, alors? s'ecria un officier.

-- Demandez a celui qui les tue, repliqua Fouquet.

-- Qui les tue! On les tue? s'ecria le choeur epouvante.

-- On fait mieux encore. On les pend! murmura Fouquet d'une voix
sinistre qui retentit comme un glas funebre dans cette riche
galerie, tout etincelante de tableaux, de fleurs, de velours et
d'or.

Involontairement chacun s'arreta; l'abbe quitta sa fenetre; les
premieres fusees du feu d'artifice commencaient a monter par-
dessus la cime des arbres.

Un long cri, parti des jardins, appela le surintendant a jouir du
coup d'oeil.

Il s'approcha d'une fenetre, et, derriere lui, se placerent ses
amis, attentifs a ses moindres desirs.

-- Messieurs, dit-il, M. Colbert a fait arreter, juger et fera
executer a mort mes deux amis: que convient-il que je fasse?

-- Mordieu! dit l'abbe le premier, il faut faire eventrer
M. Colbert.

-- Monseigneur, dit Pellisson, il faut parler a Sa Majeste.

-- Le roi, mon cher Pellisson, a signe l'ordre d'execution.

-- Eh bien! dit le comte de Chanost, il faut que l'execution n'ait
pas lieu, voila tout.

-- Impossible, dit Gourville, a moins que l'on ne corrompe les
geoliers.

-- Ou le gouverneur, dit Fouquet.

-- Cette nuit, l'on peut faire evader les prisonniers.

-- Qui de vous se charge de la transaction?

-- Moi, dit l'abbe, je porterai l'argent.

-- Moi, dit Pellisson, je porterai la parole.

-- La parole et l'argent, dit Fouquet, cinq cent mille livres au
gouverneur de la Conciergerie, c'est assez; cependant on mettra un
million s'il le faut.

-- Un million! s'ecria l'abbe; mais pour la moitie moins je ferais
mettre a sac la moitie de Paris.

-- Pas de desordre, dit Pellisson; le gouverneur etant gagne, les
deux prisonniers s'evadent; une fois hors de cause, ils ameutent
les ennemis de Colbert et prouvent au roi que sa jeune justice
n'est pas infaillible, comme toutes les exagerations.

-- Allez donc a Paris, Pellisson, dit Fouquet, et ramenez les deux
victimes; demain, nous verrons. Gourville, donnez les cinq cent
mille livres a Pellisson.

-- Prenez garde que le vent ne vous emporte, dit l'abbe; quelle
responsabilite, peste! Laissez-moi vous aider un peu.

-- Silence! dit Fouquet; on s'approche. Ah! le feu d'artifice est
d'un effet magique!

A ce moment, une pluie d'etincelles tomba, ruisselante, dans les
branchages du bois voisin.

Pellisson et Gourville sortirent ensemble par la porte de la
galerie; Fouquet descendit au jardin avec les cinq derniers
conjures.


Chapitre LVIII -- Les epicuriens


Comme Fouquet donnait ou paraissait donner toute son attention aux
illuminations brillantes, a la musique langoureuse des violons et
des hautbois, aux gerbes etincelantes des artifices qui, embrasant
le ciel de fauves reflets, accentuaient, derriere les arbres, la
sombre silhouette du donjon de Vincennes; comme, disons-nous, le
surintendant souriait aux dames et aux poetes, la fete ne fut pas
moins gaie qu'a l'ordinaire, et Vatel, dont le regard inquiet,
jaloux meme, interrogeait avec insistance le regard de Fouquet, ne
se montra pas mecontent de l'accueil fait a l'ordonnance de la
soiree.

Le feu tire, la societe se dispersa dans les jardins et sous les
portiques de marbre, avec cette molle liberte qui decele, chez le
maitre de la maison, tant d'oubli de la grandeur, tant de
courtoise hospitalite, tant de magnifique insouciance.

Les poetes s'egarerent, bras dessus, bras dessous, dans les
bosquets; quelques-uns s'etendirent sur des lits de mousse, au
grand desastre des habits de velours et des frisures, dans
lesquelles s'introduisaient les petites feuilles seches et les
brins de verdure. Les dames, en petit nombre, ecouterent les
chants des artistes et les vers des poetes; d'autre ecouterent la
prose que disaient, avec beaucoup d'art, des hommes qui n'etaient
ni comediens ni poetes, mais a qui la jeunesse et la solitude
donnaient une eloquence inaccoutumee qui leur paraissait etre la
preferable de toutes.

-- Pourquoi, dit La Fontaine, notre maitre Epicure n'est-il pas
descendu au jardin? Jamais Epicure n'abandonnait ses disciples, le
maitre a tort.

-- Monsieur, lui dit Conrart, vous avez bien tort de persister a
vous decorer du nom d'epicurien; en verite, rien ici ne rappelle
la doctrine du philosophe de Gargette.

-- Bah! repliqua La Fontaine, n'est-il pas ecrit qu'Epicure acheta
un grand jardin et y vecut tranquillement avec ses amis?

-- C'est vrai.

-- Eh bien! M. Fouquet n'a-t-il pas achete un grand jardin a
Saint-Mande, et n'y vivons-nous pas, fort tranquillement, avec lui
et nos amis?

-- Oui, sans doute; malheureusement ce n'est ni le jardin ni les
amis qui peuvent faire la ressemblance. Or, ou est la ressemblance
de la doctrine de M. Fouquet avec celle d'Epicure?

-- La voici: "Le plaisir donne le bonheur."

-- Apres?

-- Eh bien?

-- Je ne crois pas que nous nous trouvions malheureux, moi, du
moins. Un bon repas, du vin de Joigny qu'on a la delicatesse
d'aller chercher pour moi a mon cabaret favori; pas une ineptie
dans tout un souper d'une heure, malgre dix millionnaires et vingt
poetes.

-- Je vous arrete la. Vous avez parle de vin de Joigny et d'un bon
repas; persistez-vous?

-- Je persiste, _antecho_, comme on dit a Port-Royal.

-- Alors, rappelez-vous que le grand Epicure vivait et faisait
vivre ses disciples de pain, de legumes et d'eau claire.

-- Cela n'est pas certain, dit La Fontaine, et vous pourriez bien
confondre Epicure avec Pythagore, mon cher Conrart.

-- Souvenez-vous aussi que le philosophe ancien etait un assez
mauvais ami des dieux et des magistrats.

-- Oh! voila ce que je ne puis souffrir, repliqua LaFontaine,
Epicure comme M. Fouquet.

-- Ne le comparez pas a M. le surintendant, dit Conrart, d'une
voix emue, sinon vous accrediteriez les bruits qui courent deja
sur lui et sur nous.

-- Quels bruits?

-- Que nous sommes de mauvais Francais, tiedes au monarque, sourds
a la loi.

-- J'en reviens donc a mon texte, alors, dit La Fontaine. Ecoutez,
Conrart, voici la morale d'Epicure... lequel, d'ailleurs, je
considere, s'il faut que je vous le dise, comme un mythe. Tout ce
qu'il y a d'un peu tranche dans l'Antiquite est mythe. Jupiter, si
l'on veut bien y faire attention, c'est la vie, Alcide, c'est la
force. Les mots sont la pour me donner raison: Zeus, c'est _zen_,
vivre; Alcide, c'est _alce_, vigueur. Eh bien! Epicure, c'est la
douce surveillance, c'est la protection; or, qui surveille mieux
l'Etat et qui protege mieux les individus que M. Fouquet?

-- Vous me parlez etymologie, mais non pas morale: je dis que,
nous autres epicuriens modernes, nous sommes de facheux citoyens.

-- Oh! s'ecria La Fontaine, si nous devenons de facheux citoyens,
ce ne sera pas en suivant les maximes du maitre. Ecoutez un de ses
principaux aphorismes.

-- J'ecoute.

-- "Souhaitez de bons chefs."

-- Eh bien?

-- Eh bien! que nous dit M. Fouquet tous les jours? "Quand donc
serons nous gouvernes?" Le dit-il? Voyons, Conrart, soyez franc!

-- Il le dit, c'est vrai.

-- Eh bien! doctrine d'Epicure.

-- Oui, mais c'est un peu seditieux, cela.

-- Comment! c'est seditieux de vouloir etre gouverne par de bons
chefs?

-- Certainement, quand ceux qui gouvernent sont mauvais.

-- Patience! j'ai reponse a tout.

-- Meme a ce que je viens de vous dire?

-- Ecoutez: "Soumettez-vous a ceux qui gouvernent mal..." Oh!
c'est ecrit: _Cacos politeuousi_... Vous m'accordez le texte?

-- Pardieu! je le crois bien. Savez-vous que vous parlez grec
comme Esope, mon cher La Fontaine?

-- Est-ce une mechancete, mon cher Conrart?

-- Dieu m'en garde!

-- Alors, revenons a M. Fouquet. Que nous repetait-il toute la
journee? N'est-ce pas ceci: "Quel cuistre que ce Mazarin! quel
ane! quelle sangsue! Il faut pourtant obeir a ce drole!..."
Voyons, Conrart, le disait-il ou ne le disait-il pas?

-- J'avoue qu'il le disait, et meme peut-etre un peu trop.

-- Comme Epicure, mon ami, toujours comme Epicure; je le repete,
nous sommes epicuriens, et c'est fort amusant.

-- Oui, mais j'ai peur qu'il ne s'eleve, a cote de nous, une secte
comme celle d'Epictete; vous savez bien, le philosophe
d'Hierapolis, celui qui appelait le pain du luxe, les legumes de
la prodigalite et l'eau claire de l'ivrognerie; celui qui, battu
par son maitre, lui disait en grognant un peu, c'est vrai, mais
sans se facher autrement: "Gageons que vous m'avez casse la
jambe?" et qui gagnait son pari.

-- C'etait un oison que cet Epictete.

-- Soit; mais il pourrait bien revenir a la mode en changeant
seulement son nom en celui de Colbert.

-- Bah! repliqua La Fontaine, c'est impossible; jamais vous ne
trouverez Colbert dans Epictete.

-- Vous avez raison, j'y trouverai... Coluber, tout au plus.

-- Ah! vous etes battu, Conrart; vous vous refugiez dans le jeu de
mots. M. Arnault pretend que je n'ai pas de logique... j'en ai
plus que M. Nicolle.

-- Oui, riposta Conrart, vous avez de la logique, mais vous etes
janseniste.

Cette peroraison fut accueillie par un immense eclat de rire. Peu
a peu, les promeneurs avaient ete attires par les exclamations des
deux ergoteurs autour du bosquet sous lequel ils peroraient. Toute
la discussion avait ete religieusement ecoutee, et Fouquet lui-
meme, se contenant a peine, avait donne l'exemple de la
moderation.

Mais le denouement de la scene le jeta hors de toute mesure; il
eclata. Tout le monde eclata comme lui, et les deux philosophes
furent salues par des felicitations unanimes.

Cependant La Fontaine fut declare vainqueur, a cause de son
erudition profonde et de son irrefragable logique.

Conrart obtint les dedommagements dus a un combattant malheureux;
on le loua sur la loyaute de ses intentions et la purete de sa
conscience.

Au moment ou cette joie se manifestait par les plus vives
demonstrations; au moment ou les dames reprochaient aux deux
adversaires de n'avoir pas fait entrer les femmes dans le systeme
du bonheur epicurien, on vit Gourville venir de l'autre bout du
jardin, s'approcher de Fouquet, qui le couvait des yeux, et, par
sa seule presence, le detacher du groupe.

Le surintendant conserva sur son visage le rire et tous les
caracteres de l'insouciance; mais a peine hors de vue, il quitta
le masque.

-- Eh bien! dit-il vivement, ou est Pellisson? que fait Pellisson?

-- Pellisson revient de Paris.

-- A-t-il ramene les prisonniers?

-- Il n'a pas seulement pu voir le concierge de la prison.

-- Quoi! n'a-t-il pas dit qu'il venait de ma part?

-- Il l'a dit; mais le concierge a fait repondre ceci: "Si l'on
vient de la part de M. Fouquet, on doit avoir une lettre de
M. Fouquet."

-- Oh! s'ecria celui-ci, s'il ne s'agit que de lui donner une
lettre...

-- Jamais, repliqua Pellisson, qui se montra au coin du petit
bois, jamais, monseigneur... Allez vous-meme et parlez en votre
nom.

-- Oui, vous avez raison; je rentre chez moi comme pour
travailler; laissez les chevaux atteles, Pellisson. Retenez mes
amis, Gourville.

-- Un dernier avis, monseigneur, repondit celui-ci.

-- Parlez, Gourville.

-- N'allez chez le concierge qu'au dernier moment; c'est brave,
mais ce n'est pas adroit. Excusez-moi, monsieur Pellisson, si je
suis d'un autre avis que vous; mais croyez-moi, monseigneur,
envoyez encore porter des paroles a ce concierge, c'est un galant
homme; mais ne les portez pas vous meme.

-- J'aviserai, dit Fouquet; d'ailleurs, nous avons la nuit tout
entiere.

-- Ne comptez pas trop sur le temps, ce temps fut-il double de
celui que nous avons, repliqua Pellisson; ce n'est jamais une
faute d'arriver trop tot.

-- Adieu, dit le surintendant; venez avec moi, Pellisson.
Gourville, je vous recommande mes convives.

Et il partit.

Les epicuriens ne s'apercurent pas que le chef de l'ecole avait
disparu; les violons allerent toute la nuit.


Chapitre LIX -- Un quart d'heure de retard


Fouquet, hors de sa maison pour la deuxieme fois dans cette
journee, se sentit moins lourd et moins trouble qu'on n'eut pu le
croire.

Il se tourna vers Pellisson, qui gravement meditait dans son coin
de carrosse quelque bonne argumentation contre les emportements de
Colbert.

-- Mon cher Pellisson, dit alors Fouquet, c'est bien dommage que
vous ne soyez pas une femme.

-- Je crois que c'est bien heureux, au contraire, repliqua
Pellisson; car, enfin, monseigneur, je suis excessivement laid.

-- Pellisson! Pellisson! dit le surintendant en riant, vous
repetez trop que vous etes laid pour ne pas laisser croire que
cela vous fait beaucoup de peine.

-- Beaucoup, en effet, monseigneur; il n'y a pas d'homme plus
malheureux que moi; j'etais beau, la petite verole m'a rendu
hideux; je suis prive d'un grand moyen de seduction; or, je suis
votre premier commis ou a peu pres; j'ai affaire de vos interets,
et si, en ce moment, j'etais une jolie femme, je vous rendrais un
important service.

-- Lequel?

-- J'irais trouver le concierge du palais, je le seduirais, car
c'est un galant homme et un galantin; puis j'emmenerais nos deux
prisonniers.

-- J'espere bien encore le pouvoir moi-meme, quoique je ne sois
pas une jolie femme, repliqua Fouquet.

-- D'accord, monseigneur; mais vous vous compromettez beaucoup.

-- Oh! s'ecria soudain Fouquet, avec un de ces transports secrets
comme en possede dans le coeur le sang genereux de la jeunesse ou
le souvenir de quelque douce emotion; oh! je connais une femme qui
fera pres du lieutenant gouverneur de la Conciergerie le
personnage dont nous avons besoin.

-- Moi, j'en connais cinquante, monseigneur, cinquante trompettes
qui instruiront l'univers de votre generosite, de votre devouement
a vos amis, et par consequent vous perdront tot ou tard en se
perdant.

-- Je ne parle pas de ces femmes, Pellisson; je parle d'une noble
et belle creature qui joint a l'esprit de son sexe la valeur et le
sang-froid du notre; je parle d'une femme assez belle pour que les
murs de la prison s'inclinent pour la saluer, d'une femme assez
discrete pour que nul ne soupconne par qui elle aura ete envoyee.

-- Un tresor, dit Pellisson; vous feriez la un fameux cadeau a
M. le gouverneur de la Conciergerie. Peste! monseigneur, on lui
couperait la tete, cela peut arriver, mais il aurait eu avant de
mourir une bonne fortune, telle que jamais homme ne l'aurait
rencontree avant lui.

-- Et j'ajoute, dit Fouquet, que le concierge du palais n'aurait
pas la tete coupee, car il recevrait de moi mes chevaux pour se
sauver, et cinq cent mille livres pour vivre honorablement en
Angleterre; j'ajoute que la femme, mon ami, ne lui donnerait que
les chevaux et l'argent. Allons trouver cette femme, Pellisson.

Le surintendant etendit la main vers le cordon de soie et d'or
place a l'interieur de son carrosse. Pellisson l'arreta.

-- Monseigneur, dit-il, vous allez perdre a chercher cette femme
autant de temps que Colomb en mit a trouver le Nouveau Monde. Or,
nous n'avons que deux heures a peine pour reussir; le concierge
une fois couche, comment penetrer chez lui sans de grands eclats?
le jour une fois venu, comment cacher nos demarches? Allez, allez,
monseigneur, allez vous meme, et ne cherchez ni ange ni femme pour
cette nuit.

-- Mais, cher Pellisson, nous voila devant sa porte.

-- Devant la porte de l'ange.

-- Eh oui!

-- C'est l'hotel de Mme de Belliere, cela.

-- Chut!

-- Ah! mon Dieu! s'ecria Pellisson.

-- Qu'avez-vous a dire contre elle? demanda Fouquet.

-- Rien, helas! c'est ce qui me desespere. Rien, absolument
rien... Que ne puis je vous dire, au contraire, assez de mal pour
vous empecher de monter chez elle!

Mais deja Fouquet avait donne l'ordre d'arreter; le carrosse etait
immobile.

-- M'empecher! dit Fouquet; nulle puissance au monde ne
m'empecherait, vois-tu, de dire un compliment a Mme du Plessis-
Belliere; d'ailleurs, qui sait si nous n'aurons pas besoin d'elle!
Montez-vous avec moi?

-- Non, monseigneur, non.

-- Mais je ne veux pas que vous m'attendiez, Pellisson, repliqua
Fouquet avec une courtoisie sincere.

-- Raison de plus, monseigneur; sachant que vous me faites
attendre, vous resterez moins longtemps la-haut... Prenez garde!
vous voyez un carrosse dans la cour; elle a quelqu'un chez elle!

Fouquet se pencha vers le marchepied du carrosse.

-- Encore un mot, s'ecria Pellisson: n'allez chez cette dame qu'en
revenant de la Conciergerie, par grace!

-- Eh! cinq minutes, Pellisson, repliqua Fouquet en descendant au
perron meme de l'hotel.

Pellisson demeura au fond du carrosse, le sourcil fronce.

Fouquet monta chez la marquise, dit son nom au valet, ce qui
excita un empressement et des respects qui temoignaient de
l'habitude que la maitresse de la maison avait prise de faire
respecter et aimer ce nom chez elle.

-- Monsieur le surintendant! s'ecria la marquise en s'avancant
fort pale au devant de Fouquet. Quel honneur! quel imprevu! dit-
elle. Puis tout bas:

-- Prenez garde! ajouta la marquise, Marguerite Vanel est chez
moi.

-- Madame, repondit Fouquet trouble, je venais pour affaires... Un
seul mot pressant.

Et il entra dans le salon.

Mme Vanel s'etait levee plus pale, plus livide que l'Envie elle-
meme.

Fouquet lui adressa vainement un salut des plus charmants, des
plus pacifiques; elle n'y repondit que par un coup d'oeil
terrible, lance sur la marquise et sur Fouquet. Ce regard acere
d'une femme jalouse est un stylet qui trouve le defaut de toutes
les cuirasses; Marguerite Vanel plongea du coup dans le coeur des
deux confidents. Elle fit une reverence a son amie, une plus
profonde a Fouquet, et prit conge, en pretextant un grand nombre
de visites a faire avant que la marquise, interdite, ni Fouquet,
saisi d'inquietude, eussent songe a la retenir. A peine fut-elle
partie, que Fouquet, reste seul avec la marquise, se mit a ses
genoux sans dire un mot.

-- Je vous attendais, repondit la marquise avec un doux sourire.

-- Oh! non, dit-il, car vous eussiez renvoye cette femme.

-- Elle arrive depuis un quart d'heure a peine, et je ne pouvais
soupconner qu'elle dut venir ce soir.

-- Vous m'aimez donc un peu, marquise?

-- Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, monsieur, c'est de vos
dangers; ou en sont vos affaires?

-- Je vais ce soir arracher mes amis aux prisons du palais.

-- Comment cela?

-- En achetant, en seduisant le gouverneur.

-- Il est de mes amis; puis-je vous aider sans vous nuire?

-- Oh! marquise, ce serait un signale service; mais comment vous
employer sans vous compromettre? Or, jamais ni ma vie, ni ma
puissance, ni ma liberte meme, ne seront rachetees, s'il faut
qu'une larme tombe de vos yeux, s'il faut qu'une douleur
obscurcisse votre front.

-- Monseigneur, ne me dites plus de ces mots qui m'enivrent; je
suis coupable d'avoir voulu vous servir, sans calculer la portee
de ma demarche. Je vous aime, en effet, comme une tendre amie, et,
comme amie, je vous suis reconnaissante de votre delicatesse mais,
helas!... helas! jamais vous ne trouverez en moi une maitresse.

-- Marquise!... s'ecria Fouquet d'une voix desesperee, pourquoi?

-- Parce que vous etes trop aime, dit tout bas la jeune femme,
parce que vous l'etes de trop de gens... parce que l'eclat de la
gloire et de la fortune blesse mes yeux, tandis que la sombre
douleur les attire; parce qu'enfin, moi qui vous ai repousse dans
vos fastueuses magnificences, moi qui vous ai a peine regarde
lorsque vous resplendissiez, j'ai ete, comme une femme egaree, me
jeter, pour ainsi dire, dans vos bras lorsque je vis un malheur
planer sur votre tete... Vous me comprenez maintenant,
monseigneur... Redevenez heureux pour que je redevienne chaste de
coeur et de pensee: votre infortune me perdrait.

-- Oh! madame, dit Fouquet avec une emotion qu'il n'avait jamais
ressentie, dusse-je tomber au dernier degre de la misere humaine,
j'entendrai de votre bouche ce mot que vous me refusez, et ce
jour-la, madame, vous vous serez abusee dans votre noble egoisme;
ce jour-la, vous croirez consoler le plus malheureux des hommes,
et vous aurez dit: "Je t'aime!" au plus illustre, au plus
souriant, au plus triomphant des heureux de ce monde!

Il etait encore a ses pieds, lui baisant la main, lorsque
Pellisson entra precipitamment en s'ecriant avec humeur:

-- Monseigneur! madame! par grace, madame! veuillez m'excuser...
Monseigneur, il y a une demi-heure que vous etes ici... Oh! ne me
regardez pas ainsi tous deux d'un air de reproche... madame, je
vous prie, qui est cette dame qui est sortie de chez vous a
l'entree de Monseigneur?

-- Mme Vanel, dit Fouquet.

-- La! s'ecria Pellisson, j'en etais sur!

-- Eh bien! quoi?

-- Eh bien! elle est montee, toute pale, dans son carrosse.

-- Que m'importe! dit Fouquet.

-- Oui, mais ce qui vous importe, c'est ce qu'elle a dit a son
cocher.

-- Quoi donc, mon Dieu? s'ecria la marquise.

-- "Chez M. Colbert!" dit Pellisson d'une voix rauque.

-- Grand Dieu! partez! partez, monseigneur! repondit la marquise
en poussant Fouquet hors du salon, tandis que Pellisson
l'entrainait par la main.

-- En verite, dit le surintendant, suis-je un enfant a qui l'on
fasse peur d'une ombre?

-- Vous etes un geant, dit la marquise, qu'une vipere cherche a
mordre au talon.

Pellisson continua d'entrainer Fouquet jusqu'au carrosse.

-- Au palais, ventre a terre! cria Pellisson au cocher.

Les chevaux partirent comme l'eclair; nul obstacle ne ralentit
leur marche un seul instant. Seulement, a l'arcade Saint-Jean,
lorsqu'ils allaient deboucher sur la place de Greve, une longue
file de cavaliers, barrant le passage etroit, arreta le carrosse
du surintendant. Nul moyen de forcer cette barriere; il fallut
attendre que les archers du guet a cheval, car c'etaient eux,
fussent passes, avec le chariot massif qu'ils escortaient et qui
remontait rapidement vers la place Baudoyer.

Fouquet et Pellisson ne prirent garde a cet evenement que pour
deplorer la minute de retard qu'ils eurent a subir. Ils entrerent
chez le concierge du palais cinq minutes apres.

Cet officier se promenait encore dans la premiere cour. Au nom de
Fouquet, prononce a son oreille par Pellisson, le gouverneur
s'approcha du carrosse avec empressement, et, le chapeau a la
main, multiplia les reverences.

-- Quel honneur pour moi, monseigneur! dit-il.

-- Un mot, monsieur le gouverneur. Voulez-vous prendre la peine
d'entrer dans mon carrosse?

L'officier vint s'asseoir en face de Fouquet dans la lourde
voiture.

-- Monsieur, dit Fouquet, j'ai un service a vous demander.

-- Parlez, monseigneur.

-- Service compromettant pour vous, monsieur, mais qui vous assure
a jamais ma protection et mon amitie.

-- Fallut-il me jeter au feu pour vous, monseigneur, je le ferais.

-- Bien, dit Fouquet; ce que je vous demande est plus simple.

-- Ceci fait, monseigneur, alors; de quoi s'agit-il?

-- De me conduire aux chambres de MM. Lyodot et d'Emerys.

-- Monseigneur veut-il m'expliquer pourquoi?

-- Je vous le dirai en leur presence, monsieur, en meme temps que
je vous donnerai tous les moyens de pallier cette evasion.

-- Evasion! Mais Monseigneur ne sait donc pas?

-- Quoi?

-- MM. Lyodot et d'Emerys ne sont plus ici.

-- Depuis quand? s'ecria Fouquet tremblant.

-- Depuis un quart d'heure.

-- Ou sont-ils donc?

-- A Vincennes, au donjon.

-- Qui les a tires d'ici?

-- Un ordre du roi.

-- Malheur! s'ecria Fouquet en se frappant le front, malheur!

Et, sans dire un seul mot de plus au gouverneur, il regagna son
carrosse, le desespoir dans l'ame, la mort sur le visage.

-- Eh bien? fit Pellisson avec anxiete.

-- Eh bien! nos amis sont perdus! Colbert les emmene au donjon. Ce
sont eux qui nous ont croises sous l'arcade Saint-Jean.

Pellisson, frappe comme d'un coup de foudre, ne repliqua pas. D'un
reproche, il eut tue son maitre.

-- Ou va Monseigneur? demanda le valet de pied.

-- Chez moi, a Paris; vous, Pellisson, retournez a Saint-Mande,
ramenez moi l'abbe Fouquet sous une heure. Allez!


Chapitre LX -- Plan de bataille


La nuit etait deja avancee quand l'abbe Fouquet arriva pres de son
frere.

Gourville l'avait accompagne. Ces trois hommes, pales des
evenements futurs, ressemblaient moins a trois puissants du jour
qu'a trois conspirateurs unis par une meme pensee de violence.

Fouquet se promena longtemps, l'oeil fixe sur le parquet, les
mains froissees l'une contre l'autre.

Enfin, prenant son courage au milieu d'un grand soupir:

-- L'abbe, dit-il, vous m'avez parle aujourd'hui meme de certaines
gens que vous entretenez?

-- Oui, monsieur, repliqua l'abbe.

-- Au juste, qui sont ces gens?

L'abbe hesitait.

-- Voyons! pas de crainte, je ne menace pas; pas de forfanterie,
je ne plaisante pas.

-- Puisque vous demandez la verite, monsieur, la voici: j'ai cent
vingt amis ou compagnons de plaisir qui sont voues a moi comme les
larrons a la potence.

-- Et vous pouvez compter sur eux?

-- En tout.

-- Et vous ne serez pas compromis?

-- Je ne figurerai meme pas.

-- Et ce sont des gens de resolution?

-- Ils bruleront Paris si je leur promets qu'ils ne seront pas
brules.

-- La chose que je vous demande, l'abbe, dit Fouquet en essuyant
la sueur qui tombait de son visage, c'est de lancer vos cent vingt
hommes sur les gens que je vous designerai, a un certain moment
donne... Est-ce possible?

-- Ce n'est pas la premiere fois que pareille chose leur sera
arrivee, monsieur.

-- Bien; mais ces bandits attaqueront-ils... la force armee?

-- C'est leur habitude.

-- Alors, rassemblez vos cent vingt hommes, l'abbe.

-- Bien! Ou cela?

-- Sur le chemin de Vincennes, demain, a deux heures precises.

-- Pour enlever Lyodot et d'Emerys?... Il y a des coups a gagner?

-- De nombreux. Avez-vous peur?

-- Pas pour moi, mais pour vous.

-- Vos hommes sauront donc ce qu'ils font?

-- Ils sont trop intelligents pour ne pas le deviner. Or, un
ministre qui fait emeute contre son roi... s'expose.

-- Que vous importe, si je paie?... D'ailleurs, si je tombe, vous
tombez avec moi.

-- Il serait alors plus prudent, monsieur, de ne pas remuer, de
laisser le roi prendre cette petite satisfaction.

-- Pensez bien a ceci, l'abbe, que Lyodot et d'Emerys a Vincennes
sont un prelude de ruine pour ma maison. Je le repete, moi arrete,
vous serez emprisonne; moi emprisonne, vous serez exile.

-- Monsieur, je suis a vos ordres. En avez-vous a me donner?

-- Ce que j'ai dit: je veux que demain les deux financiers que
l'on cherche a rendre victimes, quand il y a tant de criminels
impunis, soient arraches a la fureur de mes ennemis. Prenez vos
mesures en consequence. Est-ce possible?

-- C'est possible.

-- Indiquez-moi votre plan.

-- Il est d'une riche simplicite. La garde ordinaire aux
executions est de douze archers.

-- Il y en aura cent demain.

-- J'y compte; je dis plus, il y en aura deux cents.

-- Alors, vous n'avez pas assez de cent vingt hommes?

-- Pardonnez-moi. Dans toute foule composee de cent mille
spectateurs, il y a dix mille bandits ou coupeurs de bourse;
seulement, ils n'osent pas prendre d'initiative.

-- Eh bien?

-- Il y aura donc demain sur la place de Greve, que je choisis
pour terrain, dix mille auxiliaires a mes cent vingt hommes.
L'attaque commencee par ceux-ci, les autres l'acheveront.

-- Bien! mais que fera-t-on des prisonniers sur la place de Greve?

-- Voici: on les fera entrer dans une maison quelconque de la
place; la, il faudra un siege pour qu'on puisse les enlever... Et,
tenez, autre idee, plus sublime encore: certaines maisons ont deux
issues, l'une sur la place, l'autre sur la rue de la Mortellerie,
ou de la Vannerie, ou de la Tixeranderie. Les prisonniers, entres
par l'une, sortiront par l'autre.

-- Mais dites quelque chose de positif.

-- Je cherche.

-- Et moi, s'ecria Fouquet, je trouve. Ecoutez bien ce qui me
vient en ce moment.

-- J'ecoute.

Fouquet fit un signe a Gourville qui parut comprendre.

-- Un de mes amis me prete parfois les clefs d'une maison qu'il
loue rue Baudoyer, et dont les jardins spacieux s'etendent
derriere certaine maison de la place de Greve.

-- Voila notre affaire, dit l'abbe. Quelle maison?

-- Un cabaret assez achalande, dont l'enseigne represente l'image
de Notre Dame.

-- Je le connais, dit l'abbe.

-- Ce cabaret a des fenetres sur la place, une sortie sur une
cour, laquelle doit aboutir aux jardins de mon ami par une porte
de communication.

-- Bon!

-- Entrez par le cabaret, faites entrer les prisonniers, defendez
la porte pendant que vous les ferez fuir par le jardin de la place
Baudoyer.

-- C'est vrai, monsieur, vous feriez un general excellent, comme
M. le prince.

-- Avez-vous compris?

-- Parfaitement.

-- Combien vous faut-il pour griser vos bandits avec du vin et les
satisfaire avec de l'or?

-- Oh! monsieur, quelle expression! Oh! monsieur, s'ils vous
entendaient! Quelques-uns parmi eux sont tres susceptibles.

-- Je veux dire qu'on doit les amener a ne plus reconnaitre le
ciel d'avec la terre, car je lutterai demain contre le roi, et
quand je lutte, je veux vaincre, entendez-vous?

-- Ce sera fait, monsieur... Donnez-moi, monsieur, vos autres
idees.

-- Cela vous regarde.

-- Alors donnez-moi votre bourse.

-- Gourville, comptez cent mille livres a l'abbe.

-- Bon... et ne menageons rien, n'est-ce pas?

-- Rien.

-- A la bonne heure!

-- Monseigneur, objecta Gourville, si cela est su, nous y perdons
la tete.

-- Eh! Gourville, repliqua Fouquet, pourpre de colere, vous me
faites pitie; parlez donc pour vous, mon cher. Mais ma tete a moi
ne branle pas comme cela sur mes epaules. Voyons, l'abbe, est-ce
dit?

-- C'est dit.

-- A deux heures, demain?

-- A midi, parce qu'il faut maintenant preparer d'une maniere
secrete nos auxiliaires.

-- C'est vrai: ne menagez pas le vin du cabaretier.

-- Je ne menagerai ni son vin ni sa maison, repartit l'abbe en
ricanant. J'ai mon plan, vous dis-je; laissez-moi me mettre a
l'oeuvre, et vous verrez.

-- Ou vous tiendrez-vous?

-- Partout, et nulle part.

-- Et comment serai-je informe?

-- Par un courrier dont le cheval se tiendra dans le jardin meme
de votre ami. A propos, le nom de cet ami?

Fouquet regarda encore Gourville. Celui-ci vint au secours du
maitre en disant:

-- Accompagnez M. l'abbe pour plusieurs raisons; seulement, la
maison est reconnaissable: l'image de Notre-Dame par-devant, un
jardin, le seul du quartier, par-derriere.

-- Bon, bon. Je vais prevenir mes soldats.

-- Accompagnez-le, Gourville, dit Fouquet, et lui comptez
l'argent. Un moment, l'abbe... un moment, Gourville... Quelle
tournure donne-t-on a cet enlevement?

-- Une bien naturelle, monsieur... L'emeute.

-- L'emeute propos de quoi? Car enfin, si jamais le peuple de
Paris est dispose a faire sa cour au roi, c'est quand il fait
pendre des financiers.

-- J'arrangerai cela... dit l'abbe.

-- Oui, mais vous l'arrangerez mal et l'on devinera.

-- Non pas, non pas... j'ai encore une idee.

-- Dites.

-- Mes hommes crieront: "Colbert! Vive Colbert!" et se jetteront
sur les prisonniers comme pour les mettre en pieces et les
arracher a la potence, supplice trop doux.

-- Ah! voila une idee, en effet, dit Gourville. Peste, monsieur
l'abbe, quelle imagination!

-- Monsieur, on est digne de la famille, riposta fierement l'abbe.

-- Drole! murmura Fouquet.

Puis il ajouta:

-- C'est ingenieux! Faites et ne versez pas de sang.

Gourville et l'abbe partirent ensemble fort affaires. Le
surintendant se coucha sur des coussins, moitie veillant aux
sinistres projets du lendemain, moitie revant d'amour.


Chapitre LXI -- Le cabaret de l'Image-de-Notre-Dame


A deux heures, le lendemain, cinquante mille spectateurs avaient
pris position sur la place autour de deux potences que l'on avait
elevees en Greve entre le quai de la Greve et le quai Pelletier,
l'une aupres de l'autre, adossees au parapet de la riviere.

Le matin aussi, tous les crieurs jures de la bonne ville de Paris
avaient parcouru les quartiers de la cite, surtout les halles et
les faubourgs, annoncant de leurs voix rauques et infatigables la
grande justice faite par le roi sur deux prevaricateurs, deux
larrons affameurs du peuple. Et ce peuple dont on prenait si
chaudement les interets, pour ne pas manquer de respect a son roi,
quittait boutique, etaux, ateliers, afin d'aller temoigner un peu
de reconnaissance a Louis XIV, absolument comme feraient des
invites qui craindraient de faire une impolitesse en ne se rendant
pas chez celui qui les aurait convies.

Selon la teneur de l'arret, que lisaient haut et mal les crieurs,
deux traitants, accapareurs d'argent, dilapidateurs des deniers
royaux, concussionnaires et faussaires, allaient subir la peine
capitale en place de Greve, "leurs noms affiches sur leurs tetes",
disait l'arret. Quant a ces noms, l'arret n'en faisait pas
mention. La curiosite des Parisiens etait a son comble, et, ainsi
que nous l'avons dit, une foule immense attendait avec une
impatience febrile l'heure fixee pour l'execution. La nouvelle
s'etait deja repandue que les prisonniers, transferes au chateau
de Vincennes, seraient conduits de cette prison a la place de
Greve. Aussi le faubourg et la rue Saint-Antoine etaient-ils
encombres, car la population de Paris, dans ces jours de grande
execution, se divise en deux categories: ceux qui veulent voir
passer les condamnes, ceux-la sont les coeurs timides et doux,
mais curieux de philosophie, et ceux qui veulent voir les
condamnes mourir, ceux-la sont les coeurs avides d'emotions.

Ce jour-la, M. d'Artagnan, ayant recu ses dernieres instructions
du roi et fait ses adieux a ses amis, et pour le moment le nombre
en etait reduit a Planchent, se traca le plan de sa journee comme
doit le faire tout homme occupe et dont les instants sont comptes,
parce qu'il apprecie leur importance.

-- Le depart est, dit-il, fixe au point du jour, trois heures du
matin; j'ai donc quinze heures devant moi. Notons-en les six
heures de sommeil qui me sont indispensables, six; une heure de
repas, sept; une heure de visite a Athos, huit; deux heures pour
l'imprevu. Total: dix. "Restent donc cinq heures." Une heure pour
toucher, c'est-a-dire pour me faire refuser l'argent chez
M. Fouquet; une autre pour aller chercher cet argent chez
M. Colbert et recevoir ses questions et ses grimaces; une heure
pour surveiller mes armes, mes habits et faire graisser mes
bottes. Il me reste encore deux heures. Mordioux! que je suis
riche!

Et ce disant, d'Artagnan sentit une joie etrange, une joie de
jeunesse, un parfum de ces belles et heureuses annees d'autrefois
monter a sa tete et l'enivrer.

-- Pendant ces deux heures, j'irai, dit le mousquetaire, toucher
mon quartier de loyer de l'Image-de-Notre-Dame. Ce sera
rejouissant. Trois cent soixante-quinze livres! Mordioux! que
c'est etonnant! Si le pauvre qui n'a qu'une livre dans sa poche
avait une livre et douze deniers, ce serait justice, ce serait
excellent; mais jamais pareille aubaine n'arrive au pauvre. Le
riche, au contraire, se fait des revenus avec son argent, auquel
il ne touche pas... Voila trois cent soixante-quinze livres qui me
tombent du ciel.

"J'irai donc a l'Image-de-Notre-Dame, et je boirai avec mon
locataire un verre de vin d'Espagne qu'il ne manquera pas de
m'offrir.

"Mais il faut de l'ordre, monsieur d'Artagnan, il faut de l'ordre.

"Organisons donc notre temps et repartissons-en l'emploi.

"Article premier. Athos.

"Art. 2. L'Image-de-Notre-Dame.

"Art. 3. M. Fouquet.

"Art. 4. M. Colbert.

"Art. 5. Souper.

"Art. 6. Habits, bottes, chevaux, portemanteau.

"Art. 7 et dernier. Le sommeil.

En consequence de cette disposition, d'Artagnan s'en alla tout
droit chez le comte de La Fere auquel modestement et naivement il
raconta une partie de ses bonnes aventures.

Athos n'etait pas sans inquietude depuis la veille au sujet de
cette visite de d'Artagnan au roi; mais quatre mots lui suffirent
comme explications.

Athos devina que Louis avait charge d'Artagnan de quelque mission
importante et n'essaya pas meme de lui faire avouer le secret. Il
lui recommanda de se menager, lui offrit discretement de
l'accompagner si la chose etait possible.

-- Mais, cher ami, dit d'Artagnan, je ne pars point.

-- Comment! vous venez me dire adieu et vous ne partez point?

-- Oh! si fait, si fait, repliqua d'Artagnan en rougissant un peu,
je pars pour faire une acquisition.

-- C'est autre chose. Alors, je change ma formule. Au lieu de: "Ne
vous faites pas tuer", je dirai: "Ne vous faites pas voler."

-- Mon ami, je vous ferai prevenir si j'arrete mon idee sur
quelque propriete; puis vous voudrez bien me rendre le service de
me conseiller.

-- Oui, oui, dit Athos, trop delicat pour se permettre la
compensation d'un sourire.

Raoul imitait la reserve paternelle. D'Artagnan comprit qu'il
etait par trop mysterieux de quitter des amis sous un pretexte
sans leur dire meme la route qu'on prenait.

-- J'ai choisi Le Mans, dit-il a Athos. Est-ce pas un bon pays?

-- Excellent, mon ami, repliqua le comte sans lui faire remarquer
que Le Mans etait dans la meme direction que la Touraine, et qu'en
attendant deux jours au plus il pourrait faire route avec un ami.

Mais d'Artagnan, plus embarrasse que le comte, creusait a chaque
explication nouvelle le bourbier dans lequel il s'enfoncait peu a
peu.

-- Je partirai demain au point du jour, dit-il enfin. Jusque-la,
Raoul, veux-tu venir avec moi?

-- Oui, monsieur le chevalier, dit le jeune homme, si M. le comte
n'a pas affaire de moi.

-- Non, Raoul; j'ai audience aujourd'hui de Monsieur, frere du
roi, voila tout.

Raoul demanda son epee a Grimaud, qui la lui apporta sur-le-champ.

-- Alors, ajouta d'Artagnan ouvrant ses deux bras a Athos, adieu,
cher ami!

Athos l'embrassa longuement, et le mousquetaire, qui comprit bien
sa discretion, lui glissa a l'oreille:

-- Affaire d'Etat!

Ce a quoi Athos ne repondit que par un serrement de main plus
significatif encore.

Alors ils se separerent. Raoul prit le bras de son vieil ami, qui
l'emmena par la rue Saint-Honore.

-- Je te conduis chez le dieu Plutus, dit d'Artagnan au jeune
homme; prepare-toi; toute la journee tu verras empiler des ecus.
Suis-je change, mon Dieu!

-- Oh! oh! voila bien du monde dans la rue, dit Raoul.

-- Est-ce procession, aujourd'hui? demanda d'Artagnan a un
flaneur.

-- Monsieur, c'est pendaison, repliqua le passant.

-- Comment! pendaison, fit d'Artagnan, en Greve?

-- Oui, monsieur.

-- Diable soit du maraud qui se fait pendre le jour ou j'ai besoin
d'aller toucher mon terme de loyer! s'ecria d'Artagnan. Raoul, as-
tu vu pendre?

-- Jamais, monsieur... Dieu merci!

-- Voila bien la jeunesse... Si tu etais de garde a la tranchee,
comme je le fus, et qu'un espion... Mais, vois-tu, pardonne,
Raoul, je radote... Tu as raison, c'est hideux de voir pendre... A
quelle heure pendra-t-on, monsieur, s'il vous plait?

-- Monsieur, reprit le flaneur avec deference, charme qu'il etait
de lier conversation avec deux hommes d'epee, ce doit etre pour
trois heures.

-- Oh! il n'est qu'une heure et demie, allongeons les jambes, nous
arriverons a temps pour toucher mes trois cent soixante-quinze
livres et repartir avant l'arrivee du patient.

-- Des patients, monsieur, continua le bourgeois, car ils sont
deux.

-- Monsieur, je vous rends mille graces, dit d'Artagnan, qui, en
vieillissant, etait devenu d'une politesse raffinee.

En entrainant Raoul, il se dirigea rapidement vers le quartier de
la Greve.

Sans cette grande habitude que le mousquetaire avait de la foule
et le poignet irresistible auquel se joignait une souplesse peu
commune des epaules, ni l'un ni l'autre des deux voyageurs ne fut
arrive a destination.

Ils suivaient le quai qu'ils avaient gagne en quittant la rue
Saint-Honore, dans laquelle ils s'etaient engages apres avoir pris
conge d'Athos.

D'Artagnan marchait le premier: son coude, son poignet, son
epaule, formaient trois coins qu'il savait enfoncer avec art dans
les groupes pour les faire eclater et se disjoindre comme des
morceaux de bois. Souvent il usait comme renfort de la poignee en
fer de son epee. Il l'introduisait entre des cotes trop rebelles,
et la faisant jouer, en guise de levier ou de pince, separait a
propos l'epoux de l'epouse, l'oncle du neveu, le frere du frere.
Tout cela si naturellement et avec de si gracieux sourires, qu'il
eut fallu avoir des cotes de bronze pour ne pas crier merci quand
la poignee faisait son jeu, ou des coeurs de diamant pour ne pas
etre enchante quand le sourire s'epanouissait sur les levres du
mousquetaire. Raoul, suivant son ami, menageait les femmes, qui
admiraient sa beaute, contenait les hommes, qui sentaient la
rigidite de ses muscles, et tous deux fendaient, grace a cette
manoeuvre, l'onde un peu compacte et un peu bourbeuse du
populaire.

Ils arriverent en vue des deux potences, et Raoul detourna les
yeux avec degout. Pour d'Artagnan, il ne les vit meme pas; sa
maison au pignon dentele, aux fenetres pleines de curieux,
attirait, absorbait meme toute l'attention dont il etait capable.

Il distingua dans la place et autour des maisons bon nombre de
mousquetaires en conge, qui, les uns avec des femmes, les autres
avec des amis, attendaient l'instant de la ceremonie. Ce qui le
rejouit par-dessus tout, ce fut de voir que le cabaretier, son
locataire, ne savait auquel entendre.

Trois garcons ne pouvaient suffire a servir les buveurs. Il y en
avait dans la boutique, dans les chambres, dans la cour meme.
D'Artagnan fit observer cette affluence a Raoul et ajouta:

-- Le drole n'aura pas d'excuse pour ne pas payer son terme. Vois
tous ces buveurs, Raoul, on dirait des gens de bonne compagnie.
Mordioux! mais on n'a pas de place ici.

Cependant d'Artagnan reussit a attraper le patron par le coin de
son tablier et a se faire reconnaitre de lui.

-- Ah! monsieur le chevalier, dit le cabaretier a moitie fou, une
minute, de grace! J'ai ici cent enrages qui mettent ma cave sens
dessus dessous.

-- La cave, bon, mais non le coffre-fort.

-- Oh! monsieur, vos trente-sept pistoles et demie sont la-haut
toutes comptees dans ma chambre; mais il y a dans cette chambre
trente compagnons qui sucent les douves d'un petit baril de porto
que j'ai defonce ce matin pour eux... Donnez-moi une minute, rien
qu'une minute.

-- Soit, soit.

-- Je m'en vais, dit Raoul bas a d'Artagnan; cette joie est
ignoble.

-- Monsieur, repliqua severement d'Artagnan, vous allez me faire
le plaisir de rester ici. Le soldat doit se familiariser avec tous
les spectacles. Il y a dans l'oeil, quand il est jeune, des fibres
qu'il faut savoir endurcir, et l'on n'est vraiment genereux et bon
que du moment ou l'oeil est devenu dur et le coeur reste tendre.
D'ailleurs, mon petit Raoul, veux-tu me laisser seul ici? Ce
serait mal a toi. Tiens, il y a la cour la-bas, et un arbre dans
cette cour; viens a l'ombre, nous respirerons mieux que dans cette
atmosphere chaude de vins repandus.

De l'endroit ou s'etaient places les deux nouveaux hotes de
l'Image-de-Notre-Dame, ils entendaient le murmure toujours
grossissant des flots du peuple, et ne perdaient ni un cri ni un
geste des buveurs attables dans le cabaret ou dissemines dans les
chambres. D'Artagnan eut voulu se placer en vedette pour une
expedition, qu'il n'eut pas mieux reussi.

L'arbre sous lequel Raoul et lui etaient assis les couvrait d'un
feuillage deja epais. C'etait un marronnier trapu, aux branches
inclinees, qui versait son ombre sur une table tellement brisee,
que les buveurs avaient du renoncer a s'en servir.

Nous disons que de ce poste d'Artagnan voyait tout. Il observait,
en effet, les allees et venues des garcons, l'arrivee des nouveaux
buveurs, l'accueil tantot amical, tantot hostile, qui etait fait a
certains arrivants par certains installes Il observait pour passer
le temps, car les trente-sept pistoles et demie tardaient beaucoup
a arriver.

Raoul le lui fit remarquer.

-- Monsieur, lui dit-il, vous ne pressez pas votre locataire, et
tout a l'heure les patients vont arriver. Il y aura une telle
presse en ce moment, que nous ne pourrons plus sortir.

-- Tu as raison, dit le mousquetaire Hola! oh! quelqu'un,
mordioux!

Mais il eut beau crier, frapper sur les debris de la table, qui
tomberent en poussiere sous son poing, nul ne vint. D'Artagnan se
preparait a aller trouver lui-meme le cabaretier pour le forcer a
une explication definitive, lorsque la porte de la cour dans
laquelle il se trouvait avec Raoul, porte qui communiquait au
jardin situe derriere, s'ouvrit en criant peniblement sur ses
gonds rouilles, et un homme vetu en cavalier sortit de ce jardin
l'epee au fourreau, mais non a la ceinture, traversa la cour sans
refermer la porte, et ayant jete un regard oblique sur d'Artagnan
et son compagnon, se dirigea vers le cabaret meme en promenant
partout ses yeux qui semblaient percer les murs et les
consciences.

"Tiens, se dit d'Artagnan, mes locataires communiquent... Ah!
c'est sans doute encore quelque curieux de pendaison."

Au meme moment, les cris et le vacarme des buveurs cesserent dans
les chambres superieures. Le silence, en pareille circonstance,
surprend comme un redoublement de bruit. D'Artagnan voulut voir
quelle etait la cause de ce silence subit. Il vit alors que cet
homme, en habit de cavalier, venait d'entrer dans la chambre
principale et qu'il haranguait les buveurs, qui tous l'ecoutaient
avec une attention minutieuse. Son allocution, d'Artagnan l'eut
entendue peut-etre sans le bruit dominant des clameurs populaires
qui faisait un formidable accompagnement a la harangue de
l'orateur. Mais elle finit bientot, et tous les gens que contenait
le cabaret sortirent les uns apres les autres par petits groupes;
de telle sorte, cependant, qu'il n'en demeura que six dans la
chambre: l'un de ces six, l'homme a l'epee, prit a part le
cabaretier, l'occupant par des discours plus ou moins serieux,
tandis que les autres allumaient un grand feu dans l'atre: chose
assez etrange par le beau temps et la chaleur.

-- C'est singulier, dit d'Artagnan a Raoul; mais je connais ces
figures-la.

-- Ne trouvez-vous pas, dit Raoul, que cela sent la fumee ici?

-- Je trouve plutot que cela sent la conspiration, repliqua
d'Artagnan.

Il n'avait pas acheve que quatre de ces hommes etaient descendus
dans la cour, et, sans apparence de mauvais desseins, montaient la
garde aux environs de la porte de communication, en lancant par
intervalles a d'Artagnan des regards qui signifiaient beaucoup de
choses.

-- Mordioux! dit tout bas d'Artagnan a Raoul, il y a quelque
chose. Es-tu curieux, toi, Raoul?

-- C'est selon, monsieur le chevalier.

-- Moi, je suis curieux comme une vieille femme. Viens un peu sur
le devant, nous verrons le coup d'oeil de la place. Il y a gros a
parier que ce coup d'oeil va etre curieux.

-- Mais vous savez, monsieur le chevalier, que je ne veux pas me
faire le spectateur passif et indifferent de la mort de deux
pauvres diables.

-- Et moi donc, crois-tu que je sois un sauvage? Nous rentrerons
quand il sera temps de rentrer. Viens!

Ils s'acheminerent donc vers le corps de logis et se placerent
pres de la fenetre, qui, chose plus etrange encore que le reste,
etait demeuree inoccupee.

Les deux derniers buveurs, au lieu de regarder par cette fenetre,
entretenaient le feu.

En voyant entrer d'Artagnan et son ami:

-- Ah! ah! du renfort, murmurerent-ils.

D'Artagnan poussa le coude a Raoul.

-- Oui, mes braves, du renfort, dit-il; cordieu! voila un fameux
feu... Qui voulez-vous donc faire cuire?

Les deux hommes pousserent un eclat de rire jovial, et, au lieu de
repondre, ajouterent du bois au feu. D'Artagnan ne pouvait se
lasser de les regarder.

-- Voyons, dit un des chauffeurs, on vous a envoyes pour nous dire
le moment, n'est-ce pas?

-- Sans doute, dit d'Artagnan, qui voulait savoir a quoi s'en
tenir. Pourquoi serais-je donc ici, si ce n'etait pour cela?

-- Alors, mettez-vous a la fenetre, s'il vous plait.

D'Artagnan sourit dans sa moustache, fit signe a Raoul et se mit
complaisamment a la fenetre.


Chapitre LXII -- Vive Colbert!


C'etait un effrayant spectacle que celui que presentait la Greve
en ce moment. Les tetes, nivelees par la perspective, s'etendaient
au loin, drues et mouvantes comme les epis dans une grande plaine.
De temps en temps, un bruit inconnu, une rumeur lointaine, faisait
osciller les tetes et flamboyer des milliers d'yeux.

Parfois il y avait de grands refoulements. Tous ces epis se
courbaient et devenaient des vagues plus mouvantes que celles de
l'ocean, qui roulaient des extremites au centre, et allaient
battre, comme des marees, la haie d'archers qui entouraient les
potences. Alors les manches des hallebardes s'abaissaient sur la
tete ou les epaules des temeraires envahisseurs; parfois aussi
c'etait le fer au lieu du bois, et, dans ce cas, il se faisait un
large cercle vide autour de la garde: espace conquis aux depens
des extremites, qui subissaient a leur tour l'oppression de ce
refoulement subit qui les repoussait contre les parapets de la
Seine.

Du haut de sa fenetre, qui dominait toute la place, d'Artagnan
vit, avec une satisfaction interieure, que ceux des mousquetaires
et des gardes qui se trouvaient pris dans la foule savaient, a
coups de poing et de pommeaux d'epee, se faire place. Il remarqua
meme qu'ils avaient reussi, par suite de cet esprit de corps qui
double les forces du soldat, a se reunir en un groupe d'a peu pres
cinquante hommes; et que, sauf une douzaine d'egares qu'il voyait
encore rouler ca et la, le noyau etait complet et a la portee de
la voix. Mais ce n'etaient pas seulement les mousquetaires et les
gardes qui attiraient l'attention de d'Artagnan. Autour des
potences, et surtout aux abords de l'arcade Saint-Jean, s'agitait
un tourbillon bruyant, brouillon, affaire; des figures hardies,
des mines resolues se dessinaient ca et la au milieu des figures
niaises et des mines indifferentes; des signaux s'echangeaient,
des mains se touchaient. D'Artagnan remarqua dans les groupes, et
meme dans les groupes les plus animes, la figure du cavalier qu'il
avait vu entrer par la porte de communication de son jardin et qui
etait monte au premier pour haranguer les buveurs. Cet homme
organisait des escouades et distribuait des ordres.

-- Mordioux! s'ecria d'Artagnan, je ne me trompais pas, je connais
cet homme, c'est Menneville. Que diable fait-il ici?

Un murmure sourd et qui s'accentuait par degres arreta sa
reflexion et attira ses regards d'un autre cote. Ce murmure etait
occasionne par l'arrivee des patients; un fort piquet d'archers
les precedait et parut a l'angle de l'arcade. La foule tout
entiere se mit a pousser des cris. Tous ces cris formerent un
hurlement immense. D'Artagnan vit Raoul palir; il lui frappa
rudement sur l'epaule.

Les chauffeurs, a ce grand cri, se retournerent et demanderent ou
l'on en etait.

-- Les condamnes arrivent, dit d'Artagnan.

-- Bien, repondirent-ils en avivant la flamme de la cheminee.

D'Artagnan les regarda avec inquietude; il etait evident que ces
hommes qui faisaient un pareil feu, sans utilite aucune, avaient
d'etranges intentions.

Les condamnes parurent sur la place. Ils marchaient a pied, le
bourreau devant eux; cinquante archers se tenaient en haie a leur
droite et a leur gauche. Tous deux etaient vetus de noir, pales
mais resolus. Ils regardaient impatiemment au-dessus des tetes en
se haussant a chaque pas.

D'Artagnan remarqua ce mouvement.

-- Mordioux! dit-il, ils sont bien presses de voir la potence.

Raoul se reculait sans avoir la force cependant de quitter tout a
fait la fenetre. La terreur, elle aussi, a son attraction.

-- A mort! a mort! crierent cinquante mille voix.

-- Oui a mort! hurlerent une centaine de furieux, comme si la
grande masse leur eut donne la replique.

-- A la hart! a la hart! cria le grand ensemble; vive le roi!

-- Tiens! murmura d'Artagnan, c'est drole, j'aurais cru que
c'etait M. de Colbert qui les faisait pendre, moi.

Il y eut en ce moment un refoulement qui arreta un instant la
marche des condamnes.

Les gens a mine hardie et resolue qu'avait remarques d'Artagnan, a
force de se presser, de se pousser, de se hausser, etaient
parvenus a toucher presque la haie d'archers.

Le cortege se remit en marche.

Tout a coup, aux cris de: "Vive Colbert!" ces hommes que
d'Artagnan ne perdait pas de vue se jeterent sur l'escorte, qui
essaya vainement de lutter. Derriere ces hommes, il y avait la
foule. Alors commenca, au milieu d'un affreux vacarme, une
affreuse confusion.

Cette fois, ce sont mieux que des cris d'attente ou des cris de
joie, ce sont des cris de douleur.

En effet, les hallebardes frappent, les epees trouent, les
mousquets commencent a tirer.

Il se fit alors un tourbillonnement etrange au milieu duquel
d'Artagnan ne vit plus rien. Puis de ce chaos surgit tout a coup
comme une intention visible, comme une volonte arretee.

Les condamnes avaient ete arraches des mains des gardes et on les
entrainait vers la maison de l'Image-de-Notre-Dame. Ceux qui les
entrainaient criaient:

-- Vive Colbert!

Le peuple hesitait, ne sachant s'il devait tomber sur les archers
ou sur les agresseurs.

Ce qui arretait le peuple, c'est que ceux qui criaient: "Vive
Colbert!" commencaient a crier en meme temps: "Pas de hart! a bas
la potence! au feu! au feu! brulons les voleurs! brulons les
affameurs!" Ce cri pousse d'ensemble obtint un succes
d'enthousiasme. La populace etait venue pour voir un supplice, et
voila qu'on lui offrait l'occasion d'en faire un elle-meme.

C'etait ce qui pouvait etre le plus agreable a la populace.

Aussi se rangea-t-elle immediatement du parti des agresseurs
contre les archers, en criant avec la minorite, devenue, grace a
elle, majorite des plus compactes:

-- Oui, oui, au feu, les voleurs! vive Colbert!

-- Mordioux! s'ecria d'Artagnan, il me semble que cela devient
serieux.

Un des hommes qui se tenaient pres de la cheminee s'approcha de la
fenetre, son brandon a la main.

-- Ah! ah! dit-il, cela chauffe.

Puis, se retournant vers son compagnon:

-- Voila le signal! dit-il.

Et soudain il appuya le tison brulant a la boiserie. Ce n'etait
pas une maison tout a fait neuve que le cabaret de l'Image de
Notre-Dame; aussi ne se fit-elle pas prier pour prendre feu.

En une seconde, les ais craquent et la flamme monte en petillant.
Un hurlement du dehors repond aux cris que poussent les
incendiaires.

D'Artagnan, qui n'a rien vu parce qu'il regarde sur la place, sent
a la fois la fumee qui l'etouffe et la flamme qui le grille.

-- Hola! s'ecrie-t-il en se retournant, le feu est-il ici? etes-
vous fous ou enrages, mes maitres?

Les deux hommes le regarderent d'un air etonne.

-- Eh quoi! demanderent-ils a d'Artagnan, n'est-ce pas chose
convenue?

-- Chose convenue que vous brulerez ma maison? vocifere d'Artagnan
en arrachant le tison des mains de l'incendiaire et le lui portant
au visage.

Le second veut porter secours a son camarade; mais Raoul le
saisit, l'enleve et le jette par la fenetre, tandis que d'Artagnan
pousse son compagnon par les degres. Raoul, le premier libre,
arrache les lambris qu'il jette tout fumants par la chambre.

D'un coup d'oeil, d'Artagnan voit qu'il n'y a plus rien a craindre
pour l'incendie et court a la fenetre.

Le desordre est a son comble. On crie a la fois: -- Au feu! au
meurtre! a la hart! au bucher! vive Colbert et vive le roi!

Le groupe qui arrache les patients aux mains des archers s'est
rapproche de la maison, qui semble le but vers lequel on les
entraine. Menneville est a la tete du groupe criant plus haut que
personne: -- Au feu! au feu! vive Colbert!

D'Artagnan commence a comprendre. On veut bruler les condamnes, et
sa maison est le bucher qu'on leur prepare.

-- Halte-la! cria-t-il l'epee a la main et un pied sur la fenetre.
Menneville, que voulez-vous?

-- Monsieur d'Artagnan, s'ecrie celui-ci, passage, passage!

-- Au feu! au feu, les voleurs! vive Colbert! crie la foule.

Ces cris exaspererent d'Artagnan.

-- Mordioux! dit-il, bruler ces pauvres diables qui ne sont
condamnes qu'a etre pendus, c'est infame!

Cependant, devant la porte, la masse des curieux, refoulee contre
les murailles, est plus epaisse et ferme la voie.

Menneville et ses hommes, qui trainent les patients, ne sont plus
qu'a dix pas de la porte.

Menneville fait un dernier effort.

-- Passage! passage! crie-t-il le pistolet au poing.

-- Brulons! brulons! repete la foule. Le feu est a l'Image-de-
Notre-Dame. Brulons les voleurs! brulons-les tous deux dans
l'Image-de-Notre-Dame.

Cette fois, il n'y a pas de doute, c'est bien a la maison de
d'Artagnan qu'on en veut.

D'Artagnan se rappelle l'ancien cri, toujours si efficacement
pousse par lui.

-- A moi, mousquetaires!... dit-il d'une voix de geant, d'une de
ces voix qui dominent le canon, la mer, la tempete; a moi,
mousquetaires!...

Et, se suspendant par le bras au balcon, il se laisse tomber au
milieu de la foule, qui commence a s'ecarter de cette maison d'ou
il pleut des hommes. Raoul est a terre aussitot que lui. Tous deux
ont l'epee a la main. Tout ce qu'il y a de mousquetaires sur la
place a entendu ce cri d'appel; tous se sont retournes a ce cri et
ont reconnu d'Artagnan.

-- Au capitaine! au capitaine! crient-ils tous a leur tour.

Et la foule s'ouvre devant eux comme devant la proue d'un
vaisseau. En ce moment d'Artagnan et Menneville se trouverent face
a face.

-- Passage! passage! s'ecrie Menneville en voyant qu'il n'a plus
que le bras a etendre pour toucher la porte.

-- On ne passe pas! dit d'Artagnan.

-- Tiens, dit Menneville en lachant son coup de pistolet presque a
bout portant.

Mais avant que le rouet ait tourne, d'Artagnan a releve le bras de
Menneville avec la poignee de son epee et lui a passe la lame au
travers du corps.

-- Je t'avais bien dit de te tenir tranquille, dit d'Artagnan a
Menneville qui roula a ses pieds.

-- Passage! passage! crient les compagnons de Menneville
epouvantes d'abord, mais qui se rassurent bientot en s'apercevant
qu'ils n'ont affaire qu'a deux hommes.

Mais ces deux hommes sont deux geants a cent bras, l'epee voltige
entre leurs mains comme le glaive flamboyant de l'archange. Elle
troue avec la pointe, frappe de revers, frappe de taille. Chaque
coup renverse son homme.

-- Pour le roi! crie d'Artagnan a chaque homme qu'il frappe,
c'est-a-dire a chaque homme qui tombe.

Ce cri devient le mot d'ordre des mousquetaires, qui, guides par
lui, rejoignent d'Artagnan.

Pendant ce temps les archers se remettent de la panique qu'ils ont
eprouvee, chargent les agresseurs en queue, et, reguliers comme
des moulins, foulent et abattent tout ce qu'ils rencontrent. La
foule, qui voit reluire les epees, voler en l'air les gouttes de
sang, la foule fuit et s'ecrase elle-meme.

Enfin des cris de misericorde et de desespoir retentissent; c'est
l'adieu des vaincus. Les deux condamnes sont retombes aux mains
des archers.

D'Artagnan s'approche d'eux, et les voyant pales et mourants:

-- Consolez-vous, pauvres gens, dit-il, vous ne subirez pas le
supplice affreux dont ces miserables vous menacaient. Le roi vous
a condamnes a etre pendus. Vous ne serez que pendus. Ca! qu'on les
pende, et voila tout.

Il n'y a plus rien a l'Image-de-Notre-Dame. Le feu a ete eteint
avec deux tonnes de vin a defaut d'eau. Les conjures ont fui par
le jardin. Les archers entrainent les patients aux potences.

L'affaire ne fut pas longue a partir de ce moment.

L'executeur, peu soucieux d'operer selon les formes de l'art, se
hate et expedie les deux malheureux en une minute.

Cependant on s'empresse autour de d'Artagnan; on le felicite, on
le caresse. Il essuie son front ruisselant de sueur, son epee
ruisselante de sang, hausse les epaules en voyant Menneville qui
se tord a ses pieds dans les dernieres convulsions de l'agonie. Et
tandis que Raoul detourne les yeux avec compassion, il montre aux
mousquetaires les potences chargees de leurs tristes fruits.

-- Pauvres diables! dit-il, j'espere qu'ils sont morts en me
benissant, car je leur en ai sauve de belles.

Ces mots vont atteindre Menneville au moment ou lui-meme va rendre
le dernier soupir. Un soupir sombre et ironique voltige sur ses
levres. Il veut repondre, mais l'effort qu'il fait acheve de
briser sa vie. Il expire.

-- Oh! tout cela est affreux, murmura Raoul; partons, monsieur le
chevalier.

-- Tu n'es pas blesse? demande d'Artagnan.

-- Non, merci.

-- Eh bien! tu es un brave, mordioux! C'est la tete du pere et le
bras de Porthos. Ah! s'il avait ete ici, Porthos, il en aurait vu
de belles.

Puis, par maniere de se souvenir:

-- Mais ou diable peut-il etre, ce brave Porthos? murmura
d'Artagnan.

-- Venez, chevalier, venez, insista Raoul.

-- Une derniere minute, mon ami, que je prenne mes trente-sept
pistoles et demie, je suis a toi. La maison est d'un bon produit,
ajouta d'Artagnan en rentrant a l'Image-de-Notre-Dame; mais
decidement, dut-elle etre moins productive, je l'aimerais mieux
dans un autre quartier.


Chapitre LXIII -- Comment le diamant de M. d'Emerys passa entre
les mains de d'Artagnan


Tandis que cette scene bruyante et ensanglantee se passait sur la
Greve, plusieurs hommes, barricades derriere la porte de
communication du jardin, remettaient leurs epees au fourreau,
aidaient l'un d'eux a monter sur son cheval tout selle qui
attendait dans le jardin, et, comme une volee d'oiseaux effares,
s'enfuyaient dans toutes les directions, les uns escaladant les
murs, les autres se precipitant par les portes avec toute l'ardeur
de la panique.

Celui qui monta sur le cheval et qui lui fit sentir l'eperon avec
une telle brutalite que l'animal faillit franchir la muraille, ce
cavalier, disons-nous, traversa la place Baudoyer, passa comme
l'eclair devant la foule des rues, ecrasant, culbutant, renversant
tout, et dix minutes apres arriva aux portes de la surintendance,
plus essouffle encore que son cheval. L'abbe Fouquet, au bruit
retentissant des fers sur le pave, parut a une fenetre de la cour,
et avant meme que le cavalier eut mis pied a terre:

-- Eh bien! Danicamp? demanda-t-il, a moitie penche hors de la
fenetre.

-- Eh bien! c'est fini, repondit le cavalier.

-- Fini! cria l'abbe; alors ils sont sauves?

-- Non pas, monsieur, repliqua le cavalier. Ils sont pendus.

-- Pendus! repeta l'abbe palissant.

Une porte laterale s'ouvrit soudain, et Fouquet apparut dans la
chambre, pale, egare, les levres entrouvertes par un cri de
douleur et de colere.

Il s'arreta sur le seuil, ecoutant ce qui se disait de la cour a
la fenetre.

-- Miserables! dit l'abbe, vous ne vous etes donc pas battus!

-- Comme des lions.

-- Dites comme des laches.

-- Monsieur!

-- Cent hommes de guerre, l'epee a la main, valent dix mille
archers dans une surprise. Ou est Menneville, ce fanfaron, ce
vantard qui ne devait revenir que mort ou vainqueur?

-- Eh bien! monsieur, il a tenu parole. Il est mort.

-- Mort! qui l'a tue?

-- Un demon deguise en homme, un geant arme de dix epees
flamboyantes, un enrage qui a d'un seul coup eteint le feu, eteint
l'emeute, et fait sortir cent mousquetaires du pave de la place de
Greve.

Fouquet souleva son front tout ruisselant de sueur.

-- Oh! Lyodot et d'Emerys! murmura-t-il, morts! morts! morts! et
moi deshonore.

L'abbe se retourna, et apercevant son frere ecrase, livide:

-- Allons! allons! dit-il, c'est un coup du sort, monsieur, il ne
faut pas nous lamenter ainsi. Puisque cela ne s'est point fait,
c'est que Dieu...

-- Taisez-vous, l'abbe! taisez-vous! cria Fouquet; vos excuses
sont des blasphemes. Faites monter ici cet homme, et qu'il raconte
les details de l'horrible evenement.

-- Mais, mon frere...

-- Obeissez, monsieur!

L'abbe fit un signe, et une demi-minute apres on entendit les pas
de l'homme dans l'escalier.

En meme temps, Gourville apparut derriere Fouquet, pareil a l'ange
gardien du surintendant, appuyant un doigt sur ses levres pour lui
enjoindre de s'observer au milieu des elans memes de sa douleur.
Le ministre reprit toute la serenite que les forces humaines
peuvent laisser a la disposition d'un coeur a demi brise par la
douleur. Danicamp parut.

-- Faites votre rapport, dit Gourville.

-- Monsieur, repondit le messager, nous avions recu l'ordre
d'enlever les prisonniers et de crier: "Vive Colbert!" en les
enlevant.

-- Pour les bruler vifs, n'est-ce pas, l'abbe? interrompit
Gourville.

-- Oui! oui! l'ordre avait ete donne a Menneville. Menneville
savait ce qu'il en fallait faire, et Menneville est mort.

Cette nouvelle parut rassurer Gourville au lieu de l'attrister.

-- Pour les bruler vifs? repeta le messager, comme s'il eut doute
que cet ordre, le seul qui lui eut ete donne au reste, fut bien
reel.

-- Mais certainement pour les bruler vifs, reprit brutalement
l'abbe.

-- D'accord, monsieur, d'accord, reprit l'homme en cherchant des
yeux sur la physionomie des deux interlocuteurs ce qu'il y avait
de triste ou d'avantageux pour lui a raconter selon la verite.

-- Maintenant, racontez, dit Gourville.

-- Les prisonniers, continua Danicamp, devaient donc etre amenes a
la Greve, et le peuple en fureur voulait qu'ils fussent brules au
lieu d'etre pendus.

-- Le peuple a ses raisons, dit l'abbe; continuez.

-- Mais, reprit l'homme, au moment ou les archers venaient d'etre
enfonces, au moment ou le feu prenait dans une des maisons de la
place destinee a servir de bucher aux coupables, un furieux, ce
demon, ce geant dont je vous parlais, et qu'on nous avait dit etre
le proprietaire de la maison en question, aide d'un jeune homme
qui l'accompagnait, jeta par la fenetre ceux qui activaient le
feu, appela au secours les mousquetaires qui se trouvaient dans la
foule, sauta lui-meme du premier etage dans la place, et joua si
desesperement de l'epee, que la victoire fut rendue aux archers,
les prisonniers repris et Menneville tue. Une fois repris, les
condamnes furent executes en trois minutes.

Fouquet, malgre sa puissance sur lui-meme, ne put s'empecher de
laisser echapper un sourd gemissement.

-- Et cet homme, le proprietaire de la maison, reprit l'abbe,
comment le nomme-t-on?

-- Je ne vous le dirai pas, n'ayant pas pu le voir; mon poste
m'avait ete designe dans le jardin, et je suis reste a mon poste;
seulement, on est venu me raconter l'affaire. J'avais ordre, la
chose une fois finie, de venir vous annoncer en toute hate de
quelle facon elle etait finie. Selon l'ordre, je suis parti au
galop, et me voila.

-- Tres bien, monsieur, nous n'avons pas autre chose a demander de
vous, dit l'abbe, de plus en plus atterre a mesure qu'approchait
le moment d'aborder son frere seul a seul.

-- On vous a paye? demanda Gourville.

-- Un acompte, monsieur, repondit Danicamp.

-- Voila vingt pistoles. Allez, monsieur, et n'oubliez pas de
toujours defendre, comme cette fois, les veritables interets du
roi.

-- Oui, monsieur, dit l'homme en s'inclinant et en serrant
l'argent dans sa poche.

Apres quoi il sortit.

A peine fut-il dehors que Fouquet, qui etait reste immobile,
s'avanca d'un pas rapide et se trouva entre l'abbe et Gourville.
Tous deux ouvrirent en meme temps la bouche pour parler.

-- Pas d'excuses! dit-il, pas de recriminations contre qui que ce
soit. Si je n'eusse pas ete un faux ami, je n'eusse confie a
personne le soin de delivrer Lyodot et d'Emerys. C'est moi seul
qui suis coupable, a moi seul donc les reproches et les remords.
Laissez-moi, l'abbe.

-- Cependant, monsieur, vous n'empecherez pas, repondit celui-ci,
que je ne fasse rechercher le miserable qui s'est entremis pour le
service de M. Colbert dans cette partie si bien preparee; car,
s'il est d'une bonne politique de bien aimer ses amis, je ne crois
pas mauvaise celle qui consiste a poursuivre ses ennemis d'une
facon acharnee.

-- Treve de politique, l'abbe; sortez, je vous prie, et que je
n'entende plus parler de vous jusqu'a nouvel ordre; il me semble
que nous avons besoin de beaucoup de silence et de circonspection.
Vous avez un terrible exemple devant vous. Messieurs, pas de
represailles, je vous le defends.

-- Il n'y a pas d'ordres, grommela l'abbe, qui m'empechent de
venger sur un coupable l'affront fait a ma famille.

-- Et moi, s'ecria Fouquet de cette voix imperative a laquelle on
sent qu'il n'y a rien a repondre, si vous avez une pensee, une
seule, qui ne soit pas l'expression absolue de ma volonte, je vous
ferai jeter a la Bastille deux heures apres que cette pensee se
sera manifestee. Reglez-vous la-dessus, l'abbe.

L'abbe s'inclina en rougissant.

Fouquet fit signe a Gourville de le suivre, et deja se dirigeait
vers son cabinet, lorsque l'huissier annonca d'une voix haute:

-- M. le chevalier d'Artagnan.

-- Qu'est-ce? fit negligemment Fouquet a Gourville.

-- Un ex-lieutenant des mousquetaires de Sa Majeste, repondit
Gourville sur le meme ton.

Fouquet ne prit pas meme la peine de reflechir et se remit a
marcher.

-- Pardon, monseigneur! dit alors Gourville; mais, je reflechis,
ce brave garcon a quitte le service du roi, et probablement vient-
il toucher un quart de pension quelconque.

-- Au diable! dit Fouquet; pourquoi prend-il si mal son temps?

-- Permettez, monseigneur, que je lui dise un mot de refus alors;
car il est de ma connaissance, et c'est un homme qu'il vaut mieux,
dans les circonstances ou nous nous trouvons, avoir pour ami que
pour ennemi.

-- Repondez tout ce que vous voudrez, dit Fouquet.

-- Eh! mon Dieu! dit l'abbe plein de rancune, comme un homme
d'Eglise, repondez qu'il n'y a pas d'argent, surtout pour les
mousquetaires.

Mais l'abbe n'avait pas plutot lache ce mot imprudent, que la
porte entrebaillee s'ouvrit tout a fait et que d'Artagnan parut.

-- Eh! monsieur Fouquet, dit-il, je le savais bien, qu'il n'y
avait pas d'argent pour les mousquetaires. Aussi je ne venais
point pour m'en faire donner, mais bien pour m'en faire refuser.
C'est fait, merci. Je vous donne le bonjour et vais en chercher
chez M. Colbert.

Et il sortit apres un salut assez leste.

-- Gourville, dit Fouquet, courez apres cet homme et me le
ramenez.

Gourville obeit et rejoignit d'Artagnan sur l'escalier.
D'Artagnan, entendant des pas derriere lui, se retourna et apercut
Gourville.

-- Mordioux! mon cher monsieur, dit-il, ce sont de tristes facons
que celles de messieurs vos gens de finances; Je viens chez
M. Fouquet pour toucher une somme ordonnancee par Sa Majeste, et
l'on m'y recoit comme un mendiant qui vient pour demander une
aumone, ou comme un filou qui vient pour voler une piece
d'argenterie.

-- Mais vous avez prononce le nom de M. Colbert, cher monsieur
d'Artagnan; vous avez dit que vous alliez chez M. Colbert?

-- Certainement que j'y vais, ne fut-ce que pour lui demander
satisfaction des gens qui veulent bruler les maisons en criant:
"Vive Colbert!"

Gourville dressa les oreilles.

-- Oh! oh! dit-il, vous faites allusion a ce qui vient de se
passer en Greve?

-- Oui, certainement.

-- Et en quoi ce qui vient de se passer vous importe-t-il?

-- Comment! vous me demandez en quoi il m'importe ou il ne
m'importe pas que M. Colbert fasse de ma maison un bucher?

-- Ainsi, votre maison... C'est votre maison qu'on voulait bruler?

-- Pardieu!

-- Le cabaret de l'Image-de-Notre-Dame est a vous?

-- Depuis huit jours.

-- Et vous etes ce brave capitaine, vous etes cette vaillante epee
qui a disperse ceux qui voulaient bruler les condamnes?

-- Mon cher monsieur Gourville, mettez-vous a ma place: je suis
agent de la force publique et proprietaire. Comme capitaine, mon
devoir est de faire accomplir les ordres du roi. Comme
proprietaire, mon interet est qu'on ne me brule pas ma maison.
J'ai donc suivi a la fois les lois de l'interet et du devoir en
remettant MM. Lyodot et d'Emerys entre les mains des archers.

-- Ainsi c'est vous qui avez jete un homme par la fenetre?

-- C'est moi-meme, repliqua modestement d'Artagnan.

-- C'est vous qui avez tue Menneville?

-- J'ai eu ce malheur, dit d'Artagnan saluant comme un homme que
l'on felicite.

-- C'est vous enfin qui avez ete cause que les deux condamnes ont
ete pendus?

-- Au lieu d'etre brules, oui, monsieur, et je m'en fais gloire.
J'ai arrache ces pauvres diables a d'effroyables tortures.
Comprenez-vous, mon cher monsieur Gourville, qu'on voulait les
bruler vifs? cela passe toute imagination.

-- Allez, mon cher monsieur d'Artagnan, allez, dit Gourville
voulant epargner a Fouquet la vue d'un homme qui venait de lui
causer une si profonde douleur.

-- Non pas, dit Fouquet, qui avait entendu de la porte de
l'antichambre; non pas, monsieur d'Artagnan, venez, au contraire.

D'Artagnan essuya au pommeau de son epee une derniere trace
sanglante qui avait echappe a son investigation et rentra. Alors
il se retrouva en face de ces trois hommes, dont les visages
portaient trois expressions bien differentes: chez l'abbe celle de
la colere, chez Gourville celle de la stupeur, chez Fouquet celle
de l'abattement.

-- Pardon, monsieur le ministre, dit d'Artagnan, mais mon temps
est compte, il faut que je passe a l'intendance pour m'expliquer
avec M. Colbert et toucher mon quartier.

-- Mais, monsieur, dit Fouquet, il y a de l'argent ici.

D'Artagnan, etonne, regarda le surintendant.

-- Il vous a ete repondu legerement, monsieur, je le sais, je l'ai
entendu, dit le ministre; un homme de votre merite devrait etre
connu de tout le monde.

D'Artagnan s'inclina.

-- Vous avez une ordonnance? ajouta Fouquet.

-- Oui, monsieur.

-- Donnez, je vais vous payer moi-meme; venez.

Il fit un signe a Gourville et a l'abbe, qui demeurerent dans la
chambre ou ils etaient, et emmena d'Artagnan dans son cabinet. Une
fois arrive:

-- Combien vous doit-on, monsieur?

-- Mais quelque chose comme cinq mille livres, monseigneur.

-- Pour votre arriere de solde?

-- Pour un quartier.

-- Un quartier de cinq mille livres! dit Fouquet attachant sur le
mousquetaire un profond regard; c'est donc vingt mille livres par
an que le roi vous donne?

-- Oui, monseigneur, c'est vingt mille livres; trouvez-vous que
cela soit trop?

-- Moi! s'ecria Fouquet, et il sourit amerement. Si je me
connaissais en hommes, si j'etais, au lieu d'un esprit leger,
inconsequent et vain, un esprit prudent et reflechi; si, en un
mot, j'avais, comme certaines gens, su arranger ma vie, vous ne
recevriez pas vingt mille livres par an, mais cent mille, et vous
ne seriez pas au roi, mais a moi!

D'Artagnan rougit legerement. Il y a dans la facon dont se donne
l'eloge, dans la voix du louangeur, dans son accent affectueux, un
poison si doux, que le plus fort en est parfois enivre.

Le surintendant termina cette allocution en ouvrant un tiroir, ou
il prit quatre rouleaux qu'il posa devant d'Artagnan.

Le Gascon en ecorna un.

-- De l'or! dit-il.

-- Cela vous chargera moins, monsieur.

-- Mais alors, monsieur, cela fait vingt mille livres.

-- Sans doute.

-- Mais on ne m'en doit que cinq.

-- Je veux vous epargner la peine de passer quatre fois a la
surintendance.

-- Vous me comblez, monsieur.

-- Je fais ce que je dois, monsieur le chevalier, et j'espere que
vous ne me garderez pas rancune pour l'accueil de mon frere. C'est
un esprit plein d'aigreur et de caprice.

-- Monsieur, dit d'Artagnan, croyez que rien ne me facherait plus
qu'une excuse de vous.

-- Aussi ne le ferai-je plus, et me contenterai-je de vous
demander une grace.

-- Oh! monsieur.

Fouquet tira de son doigt un diamant d'environ mille pistoles.

-- Monsieur, dit-il, la pierre que voici me fut donnee par un ami
d'enfance, par un homme a qui vous avez rendu un grand service.

La voix de Fouquet s'altera sensiblement.

-- Un service, moi! fit le mousquetaire; j'ai rendu un service a
l'un de vos amis?

-- Vous ne pouvez l'avoir oublie, monsieur, car c'est aujourd'hui
meme.

-- Et cet ami s'appelait?...

-- M. d'Emerys.

-- L'un des condamnes?

-- Oui, l'une des victimes... Eh bien! monsieur d'Artagnan, en
faveur du service que vous lui avez rendu, je vous prie d'accepter
ce diamant. Faites cela pour l'amour de moi.

-- Monsieur...

-- Acceptez, vous dis-je. Je suis aujourd'hui dans un jour de
deuil, plus tard vous saurez cela peut-etre; aujourd'hui j'ai
perdu un ami; eh bien! j'essaie d'en retrouver un autre.

-- Mais, monsieur Fouquet...

-- Adieu, monsieur d'Artagnan, adieu! s'ecria Fouquet le coeur
gonfle, ou plutot, au revoir!

Et le ministre sortit de son cabinet; laissant aux mains du
mousquetaire la bague et les vingt mille livres.

-- Oh! oh!dit d'Artagnan apres un moment de reflexion sombre; est-
ce que je comprendrais? Mordioux! si je comprends, voila un bien
galant homme!... Je m'en vais me faire expliquer cela par
M. Colbert.

Et il sortit.


Chapitre LXIV -- De la difference notable que d'Artagnan trouva
entre M. l'intendant et Mgr le surintendant


M. Colbert demeurait rue Neuve-des-Petits-Champs, dans une maison
qui avait appartenu a Beautru. Les jambes de d'Artagnan firent le
trajet en un petit quart d'heure.

Lorsqu'il arriva chez le nouveau favori, la cour etait pleine
d'archers et de gens de police qui venaient, soit le feliciter,
soit s'excuser, selon qu'il choisirait eloge ou blame. Le
sentiment de la flatterie est instinctif chez les gens de
condition abjecte; ils en ont le sens, comme l'animal sauvage a
celui de l'ouie ou de l'odorat. Ces gens, ou leur chef, avaient
donc compris qu'il y avait un plaisir a faire a M. Colbert, en lui
rendant compte de la facon dont son nom avait ete prononce pendant
l'echauffouree.

D'Artagnan se produisit juste au moment ou le chef du guet faisait
son rapport. D'Artagnan se tint pres de la porte, derriere les
archers.

Cet officier prit Colbert a part, malgre sa resistance et le
froncement de ses gros sourcils.

-- Au cas, dit-il, ou vous auriez reellement desire, monsieur, que
le peuple fit justice de deux traitres, il eut ete sage de nous en
avertir; car enfin, monsieur, malgre notre douleur de vous
deplaire ou de contrarier vos vues, nous avions notre consigne a
executer.

-- Triple sot! repliqua Colbert furieux en secouant ses cheveux
tasses et noirs comme une criniere, que me racontez-vous la? Quoi!
j'aurais eu, moi, l'idee d'une emeute? Etes-vous fou ou ivre?

-- Mais, monsieur, on a crie: "Vive Colbert!" repliqua le chef du
guet fort emu.

-- Une poignee de conspirateurs...

-- Non pas, non pas, une masse de peuple!

-- Oh! vraiment, dit Colbert en s'epanouissant, une masse du
peuple criait: "Vive Colbert!" Etes-vous bien sur de ce que vous
dites, monsieur?...

-- Il n'y avait qu'a ouvrir les oreilles, ou plutot a les fermer,
tant les cris etaient terribles.

-- Et c'etait du peuple, du vrai peuple?

-- Certainement, monsieur; seulement, ce vrai peuple nous a
battus.

-- Oh! fort bien, continua Colbert tout a sa pensee. Alors vous
supposez que c'est le peuple seul qui voulait faire bruler les
condamnes?

-- Oh! oui, monsieur.

-- C'est autre chose... Vous avez donc bien resiste?

-- Nous avons eu trois hommes etouffes, monsieur.

-- Vous n'avez tue personne, au moins?

-- Monsieur, il est reste sur le carreau quelques mutins, un,
entre autres, qui n'etait pas un homme ordinaire.

-- Qui?

-- Un certain Menneville, sur qui, depuis longtemps, la police
avait l'oeil ouvert.

-- Menneville! s'ecria Colbert; celui qui tua, rue de la Huchette,
un brave homme qui demandait un poulet gras?

-- Oui, monsieur, c'est le meme.

-- Et ce Menneville, criait-il aussi: "Vive Colbert!" lui?

-- Plus fort que tous les autres; comme un enrage.

Le front de Colbert devint nuageux et se rida. L'espece d'aureole
ambitieuse qui eclairait son visage s'eteignit comme le feu des
vers luisants qu'on ecrase sous l'herbe.

-- Que disiez-vous donc, reprit alors l'intendant decu, que
l'initiative venait du peuple? Menneville etait mon ennemi; je
l'eusse fait pendre, et il le savait bien; Menneville etait a
l'abbe Fouquet... toute l'affaire vient de Fouquet; ne sait-on pas
que les condamnes etaient ses amis d'enfance?

"C'est vrai, pensa d'Artagnan, et voila mes doutes eclaircis. Je
le repete, M. Fouquet peut-etre ce qu'on voudra, mais c'est un
galant homme."

-- Et, poursuivit Colbert, pensez-vous etre sur que ce Menneville
est mort?

D'Artagnan jugea que le moment etait venu de faire son entree.

-- Parfaitement, monsieur, repliqua-t-il en s'avancant tout a
coup.

-- Ah! c'est vous; monsieur? dit Colbert.

-- En personne, repliqua le mousquetaire avec son ton delibere; il
parait que vous aviez dans Menneville un joli petit ennemi?

-- Ce n'est pas moi, monsieur, qui avais un ennemi, repondit
Colbert, c'est le roi.

"Double brute! pensa d'Artagnan, tu fais de la morgue et de
l'hypocrisie avec moi..."

-- Eh bien! poursuivit-il, je suis tres heureux d'avoir rendu un
si bon service au roi, voudrez-vous vous charger de le dire a Sa
Majeste, monsieur l'intendant?

-- Quelle commission me donnez-vous, et que me chargez-vous de
dire, monsieur? Precisez, je vous prie, repondit Colbert d'une
voix aigre et toute chargee d'avance d'hostilites.

-- Je ne vous donne aucune commission, repartit d'Artagnan avec le
calme qui n'abandonne jamais les railleurs. Je pensais qu'il vous
serait facile d'annoncer a Sa Majeste que c'est moi qui, me
trouvant la par hasard, ai fait justice de M. Menneville et remis
les choses dans l'ordre.

Colbert ouvrit de grands yeux et interrogea du regard le chef du
guet.

-- Ah! c'est bien vrai, dit celui-ci, que monsieur a ete notre
sauveur.

-- Que ne me disiez-vous, monsieur, que vous veniez me raconter
cela? fit Colbert avec envie; tout s'expliquait, et mieux pour
vous que pour tout autre.

-- Vous faites erreur, monsieur l'intendant, je ne venais pas du
tout vous raconter cela.

-- C'est un exploit pourtant, monsieur.

-- Oh! dit le mousquetaire avec insouciance, la grande habitude
blase l'esprit.

-- A quoi dois-je l'honneur de votre visite, alors?

-- Tout simplement a ceci: le roi m'a commande de venir vous
trouver.

-- Ah! dit Colbert en reprenant son aplomb, parce qu'il voyait
d'Artagnan tirer un papier de sa poche, c'est pour me demander de
l'argent?

-- Precisement, monsieur.

-- Veuillez attendre, je vous prie, monsieur; j'expedie le rapport
du guet.

D'Artagnan tourna sur ses talons assez insolemment, et, se
retrouvant en face de Colbert apres ce premier tour, il le salua
comme Arlequin eut pu le faire; puis, operant une seconde
evolution, il se dirigea vers la porte d'un bon pas.

Colbert fut frappe de cette vigoureuse resistance a laquelle il
n'etait pas accoutume. D'ordinaire, les gens d'epee, lorsqu'ils
venaient chez lui, avaient un tel besoin d'argent, que, leurs
pieds eussent-ils du prendre racine dans le marbre, leur patience
ne s'epuisait pas. D'Artagnan allait-il droit chez le roi? allait-
il se plaindre d'une reception mauvaise ou raconter son exploit?
C'etait une grave matiere a reflexion.

En tout cas, le moment etait mal choisi pour renvoyer d'Artagnan,
soit qu'il vint de la part du roi, soit qu'il vint de la sienne.
Le mousquetaire venait de rendre un trop grand service, et depuis
trop peu de temps, pour qu'il fut deja oublie.

Aussi Colbert pensa-t-il que mieux valait secouer toute arrogance
et rappeler d'Artagnan.

-- He! monsieur d'Artagnan, cria Colbert, quoi! vous me quittez
ainsi?

D'Artagnan se retourna.

-- Pourquoi non? dit-il tranquillement; nous n'avons plus rien a
nous dire, n'est-ce pas?

-- Vous avez au moins de l'argent a toucher, puisque vous avez une
ordonnance?

-- Moi? pas le moins du monde, mon cher monsieur Colbert.

-- Mais enfin, monsieur, vous avez un bon! Et de meme que, vous,
vous donnez un coup d'epee pour le roi quand vous en etes requis,
je paie, moi, quand on me presente une ordonnance. Presentez.

-- Inutile, mon cher monsieur Colbert, dit d'Artagnan, qui
jouissait interieurement du desarroi mis dans les idees de
Colbert; ce bon est paye.

-- Paye! par qui donc?

-- Mais par le surintendant.

Colbert palit.

-- Expliquez-vous alors, dit-il d'une voix etranglee; si vous etes
paye, pourquoi me montrer ce papier?

-- Suite de la consigne dont vous parliez si ingenieusement tout a
l'heure, cher monsieur Colbert; le roi m'avait dit de toucher un
quartier de la pension qu'il veut bien me faire...

-- Chez moi?... dit Colbert.

-- Pas precisement. Le roi m'adit: "Allez chez M. Fouquet: le
surintendant n'aura peut-etre pas d'argent, alors vous irez chez
M. Colbert."

Le visage de Colbert s'eclaircit un moment; mais il en etait de sa
malheureuse physionomie comme du ciel d'orage, tantot radieux,
tantot sombre comme la nuit, selon que brille l'eclair ou que
passe le nuage.

-- Et... il y avait de l'argent chez le surintendant? demanda-t-
il.

-- Mais, oui, pas mal d'argent, repliqua d'Artagnan... Il faut le
croire, puisque M. Fouquet, au lieu de me payer un quartier de
cinq mille livres...

-- Un quartier de cinq mille livres! s'ecria Colbert, saisi comme
l'avait ete Fouquet de l'ampleur d'une somme destinee a payer le
service d'un soldat; cela ferait donc vingt mille livres de
pension?

-- Juste, monsieur Colbert. Peste! vous comptez comme feu
Pythagore; oui, vingt mille livres.

-- Dix fois les appointements d'un intendant des finances. Je vous
en fais mon compliment, dit Colbert avec un venimeux sourire.

-- Oh! dit d'Artagnan, le roi s'est excuse de me donner si peu;
aussi m'a-t-il fait promesse de reparer plus tard, quand il serait
riche ... Mais j'acheve etant fort presse...

-- Oui, et malgre l'attente du roi, le surintendant vous a paye?

-- Comme, malgre l'attente du roi, vous avez refuse de me payer,
vous.

-- Je n'ai pas refuse, monsieur, je vous ai prie d'attendre. Et
vous dites que M. Fouquet vous a paye vos cinq mille livres?

-- Oui; c'est ce que vous eussiez fait, vous; et encore, encore...
il a fait mieux que cela, cher monsieur Colbert.

-- Et qu'a-t-il fait?

-- Il m'a poliment compte la totalite de la somme, en disant que
pour le roi les caisses etaient toujours pleines.

-- La totalite de la somme! M. Fouquet vous a compte vingt mille
livres au lieu de cinq mille.

-- Oui, monsieur.

-- Et pourquoi cela?

-- Afin de m'epargner trois visites a la caisse de la
surintendance; donc, j'ai les vingt mille livres la, dans ma
poche, en fort bel or tout neuf. Vous voyez donc que je puis m'en
aller, n'ayant aucunement besoin de vous et n'etant passe ici que
pour la forme.

Et d'Artagnan frappa sur ses poches en riant, ce qui decouvrit a
Colbert trente-deux magnifiques dents aussi blanches que des dents
de vingt-cinq ans, et qui semblaient dire dans leur langage:
"Servez-nous trente-deux petits Colbert, et nous les mangerons
volontiers." Le serpent est aussi brave que le lion, l'epervier
aussi courageux que l'aigle, cela ne se peut contester. Il n'est
pas jusqu'aux animaux qu'on a nommes laches qui ne soient braves
quand il s'agit de la defense. Colbert n'eut pas peur des trente-
deux dents de d'Artagnan; il se roidit, et soudain:

-- Monsieur, dit-il, ce que M. le surintendant a fait la, il
n'avait pas le droit de le faire.

-- Comment dites-vous? repliqua d'Artagnan.

-- Je dis que votre bordereau... Voulez-vous me le montrer, s'il
vous plait, votre bordereau?

-- Tres volontiers; le voici.

Colbert saisit le papier avec un empressement que le mousquetaire
ne remarqua pas sans inquietude et surtout sans un certain regret
de l'avoir livre.

-- Eh bien! monsieur, dit Colbert, l'ordonnance royale porte ceci:
A vue, j'entends qu'il soit paye a M. d'Artagnan la somme de cinq
mille livres, formant un quartier de la pension que je lui ai
faite.

-- C'est ecrit, en effet, dit d'Artagnan affectant le calme.

-- Eh bien! le roi ne vous devait que cinq mille livres, pourquoi
vous en a t-on donne davantage?

-- Parce qu'on avait davantage, et qu'on voulait me donner
davantage; cela ne regarde personne.

-- Il est naturel, dit Colbert avec une orgueilleuse aisance, que
vous ignoriez les usages de la comptabilite; mais, monsieur, quand
vous avez mille livres a payer, que faites-vous?

-- Je n'ai jamais mille livres a payer, repliqua d'Artagnan.

-- Encore... s'ecria Colbert irrite, encore, si vous aviez un
paiement a faire, ne paieriez-vous que ce que vous devez.

-- Cela ne prouve qu'une chose, dit d'Artagnan: c'est que vous
avez vos habitudes particulieres en comptabilite, tandis que
M. Fouquet a les siennes.

-- Les miennes, monsieur, sont les bonnes.

-- Je ne dis pas non.

-- Et vous avez recu ce qu'on ne vous devait pas.

L'oeil de d'Artagnan jeta un eclair.

-- Ce qu'on ne me devait pas encore, voulez-vous dire, monsieur
Colbert; car si j'avais recu ce qu'on ne me devait pas du tout,
j'aurais fait un vol.

Colbert ne repondit pas sur cette subtilite.

-- C'est donc quinze mille livres que vous devez a la caisse, dit-
il, emporte par sa jalouse ardeur.

-- Alors vous me ferez credit, repliqua d'Artagnan avec son
imperceptible ironie.

-- Pas du tout, monsieur.

-- Bon! comment cela?... Vous me reprendrez mes trois rouleaux,
vous?

-- Vous les restituerez a ma caisse.

-- Moi? Ah! monsieur Colbert, n'y comptez pas...

-- Le roi a besoin de son argent, monsieur.

-- Et moi, monsieur, j'ai besoin de l'argent du roi.

-- Soit; mais vous restituerez.

-- Pas le moins du monde. J'ai toujours entendu dire qu'en matiere
de comptabilite, comme vous dites, un bon caissier ne rend et ne
reprend jamais.

-- Alors, monsieur, nous verrons ce que dira le roi, a qui je
montrerai ce bordereau, qui prouve que M. Fouquet non seulement
paie ce qu'il ne doit pas, mais meme ne garde pas quittance de ce
qu'il paie.

-- Ah! je comprends, s'ecria d'Artagnan, pourquoi vous m'avez pris
ce papier, monsieur Colbert.

Colbert ne comprit pas tout ce qu'il y avait de menace dans son
nom prononce d'une certaine facon.

-- Vous en verrez l'utilite plus tard, repliqua-t-il en elevant
l'ordonnance dans ses doigts.

-- Oh! s'ecria d'Artagnan en attrapant le papier par un geste
rapide, je le comprends parfaitement, monsieur Colbert, et je n'ai
pas besoin d'attendre pour cela.

Et il serra dans sa poche le papier qu'il venait de saisir au vol.

-- Monsieur, monsieur! s'ecria Colbert... cette violence...

-- Allons donc! est-ce qu'il faut faire attention aux manieres
d'un soldat? repondit le mousquetaire; recevez mes baise-mains,
cher monsieur Colbert!

Et il sortit en riant au nez du futur ministre.

-- Cet homme-la va m'adorer, murmura-t-il; c'est bien dommage
qu'il me faille lui fausser compagnie.


Chapitre LXV -- Philosophie du coeur et de l'esprit


Pour un homme qui en avait vu de plus dangereuses, la position de
d'Artagnan vis-a-vis de Colbert n'etait que comique. D'Artagnan ne
se refusa donc pas la satisfaction de rire aux depens de
M. l'intendant, depuis la rue Neuve-des-Petits-Champs jusqu'a la
rue des Lombards.

Il y a loin. D'Artagnan rit donc longtemps. Il riait encore
lorsque Planchet lui apparut, riant aussi, sur la porte de sa
maison.

Car Planchet, depuis le retour de son patron, depuis la rentree
des guinees anglaises, passait la plus grande partie de sa vie a
faire ce que d'Artagnan venait de faire seulement de la rue Neuve-
des-Petits-Champs a la rue des Lombards.

-- Vous arrivez donc, mon cher maitre? dit Planchet a d'Artagnan.

-- Non, mon ami, repliqua le mousquetaire, je pars au plus vite,
c'est-a-dire que je vais souper, me coucher, dormir cinq heures,
et qu'au point du jour je sauterai en selle... A-t-on donne ration
et demie a mon cheval?

-- Eh! mon cher maitre, repliqua Planchet, vous savez bien que
votre cheval est le bijou de la maison, que mes garcons le baisent
toute la journee et lui font manger mon sucre, mes noisettes et
mes biscuits. Vous me demandez s'il a eu sa ration d'avoine?
demandez donc plutot s'il n'en a pas eu de quoi crever dix fois.

-- Bien, Planchet, bien. Alors, je passe a ce qui me concerne. Le
souper?

-- Pret: un roti fumant, du vin blanc, des ecrevisses, des cerises
fraiches. C'est du nouveau, mon maitre.

-- Tu es un aimable homme, Planchet; soupons donc, et que je me
couche.

Pendant le souper, d'Artagnan observa que Planchet se frottait le
front frequemment comme pour faciliter la sortie d'une idee logee
a l'etroit dans son cerveau. Il regarda d'un air affectueux ce
digne compagnon de ses traverses d'autrefois, et heurtant le verre
au verre:

-- Voyons, dit-il, ami Planchet, voyons ce qui te gene tant a
m'annoncer; mordioux! parle franc, tu parleras vite.

-- Voici, repondit Planchet, vous me faites l'effet d'aller a une
expedition quelconque.

-- Je ne dis pas non.

-- Alors vous auriez eu quelque idee nouvelle.

-- C'est possible, Planchet.

-- Alors, il y aurait un nouveau capital a aventurer? Je mets
cinquante mille livres sur l'idee que vous allez exploiter.

Et, ce disant, Planchet frotta ses mains l'une contre l'autre avec
la rapidite que donne une grande joie.

-- Planchet, repliqua d'Artagnan, il n'y a qu'un malheur.

-- Et lequel?

-- L'idee n'est pas a moi... Je ne puis rien placer dessus.

Ces mots arracherent un gros soupir du coeur de Planchet.

C'est une ardente conseillere, l'avarice; elle enleve son homme
comme Satan fit a Jesus sur la montagne, et lorsqu'une fois elle a
montre a un malheureux tous les royaumes de la terre, elle peut se
reposer, sachant bien qu'elle a laisse sa compagne, l'envie, pour
mordre le coeur.

Planchet avait goute la richesse facile, il ne devait plus
s'arreter dans ses desirs; mais, comme c'etait un bon coeur malgre
son avidite, comme il adorait d'Artagnan, il ne put s'empecher de
lui faire mille recommandations plus affectueuses les unes que les
autres. Il n'eut pas ete fache non plus d'attraper une petite
bribe du secret que cachait si bien son maitre: ruses, mines,
conseils et traquenards furent inutiles; d'Artagnan ne lacha rien
de confidentiel. La soiree se passa ainsi. Apres souper, le
portemanteau occupa d'Artagnan; il fit un tour a l'ecurie, caressa
son cheval en lui visitant les fers et les jambes; puis, ayant
recompte son argent, il se mit au lit, ou, dormant comme a vingt
ans, parce qu'il n'avait ni inquietude ni remords, il ferma la
paupiere cinq minutes apres avoir souffle la lampe. Beaucoup
d'evenements pouvaient pourtant le tenir eveille. La pensee
bouillonnait en son cerveau, les conjectures abondaient, et
d'Artagnan etait grand tireur d'horoscopes; mais; avec ce flegme
imperturbable qui fait plus que le genie pour la fortune et le
bonheur des gens d'action, il remit au lendemain la reflexion, de
peur, se dit-il, de n'etre pas frais en ce moment.

Le jour vint. La rue des Lombards eut sa part des caresses de
l'aurore aux doigts de rose, et d'Artagnan se leva comme l'aurore.
Il n'eveilla personne, mit son portemanteau sous son bras,
descendit l'escalier sans faire crier une marche, sans troubler un
seul des ronflements sonores etages du grenier a la cave; puis,
ayant selle son cheval, referme l'ecurie et la boutique, il partit
au pas pour son expedition de Bretagne.

Il avait eu bien raison de ne pas penser la veille a toutes les
affaires politiques et diplomatiques qui sollicitaient son esprit,
car au matin, dans la fraicheur et le doux crepuscule, il sentit
ses idees se developper pures et fecondes. Et d'abord, il passa
devant la maison de Fouquet, et jeta dans une large boite beante a
la porte du surintendant le bienheureux bordereau que, la veille,
il avait eu tant de peine a soustraire aux doigts crochus de
l'intendant.

Mis sous enveloppe a l'adresse de Fouquet, le bordereau n'avait
pas meme ete devine par Planchet, qui, en fait de divination,
valait Calchas ou Apollon Pythien.

D'Artagnan renvoyait donc la quittance a Fouquet, sans se
compromettre lui-meme et sans avoir desormais de reproches a
s'adresser. Lorsqu'il eut fait cette restitution commode:

-- Maintenant, se dit-il, humons beaucoup d'air matinal, beaucoup
d'insouciance et de sante, laissons respirer le cheval Zephire,
qui gonfle ses flancs comme s'il s'agissait d'aspirer un
hemisphere, et soyons tres ingenieux dans nos petites
combinaisons.

"Il est temps, poursuivit d'Artagnan, de faire un plan de
campagne, et, selon la methode de M. de Turenne, qui a une fort
grosse tete pleine de toutes sortes de bons avis, avant le plan de
campagne, il convient de dresser un portrait ressemblant des
generaux ennemis a qui nous avons affaire.

"Tout d'abord se presente M. Fouquet. Qu'est-ce que M. Fouquet?

"M. Fouquet, se repondit a lui-meme d'Artagnan, c'est un bel homme
fort aime des femmes; un galant homme fort aime des poetes; un
homme d'esprit tres execre des faquins.

"Je ne suis ni femme, ni poete, ni faquin; je n'aime donc ni ne
hais M. le surintendant, je me trouve donc absolument dans la
position ou se trouva M. de Turenne, lorsqu'il s'agit de gagner la
bataille des Dunes: il ne haissait pas les Espagnols, mais il les
battit a plate couture.

"Non pas; il y a meilleur exemple, mordioux: je suis dans la
position ou se trouva le meme M. de Turenne lorsqu'il eut en tete
le prince de Conde a Jargeau, a Gien et au faubourg Saint-Antoine.
Il n'execrait pas M. le prince, c'est vrai, mais il obeissait au
roi. M. le prince est un homme charmant, mais le roi est le roi;
Turenne poussa un gros soupir, appela Conde "mon cousin", et lui
rafla son armee.

"Maintenant, que veut le roi? Cela ne me regarde pas.

"Maintenant, que veut M. Colbert? oh! c'est autre chose.
M. Colbert veut tout ce que ne veut pas M. Fouquet.

"Que veut donc M. Fouquet? oh! oh! ceci est grave. M. Fouquet veut
precisement tout ce que veut le roi.

Ce monologue acheve, d'Artagnan se remit a rire en faisant siffler
sa houssine. Il etait deja en pleine grande route, effarouchant
les oiseaux sur les haies, ecoutant les louis qui dansaient a
chaque secousse dans sa poche de peau, et, avouons-le, chaque fois
que d'Artagnan se rencontrait en de pareilles conditions, la
tendresse n'etait pas son vice dominant.

-- Allons, dit-il, l'expedition n'est pas fort dangereuse, et il
en sera de mon voyage comme de cette piece que M. Monck me mena
voir a Londres, et qui s'appelle, je crois: beaucoup de bruit pour
rien.


Chapitre LXVI -- Voyage


C'etait la cinquantieme fois peut-etre, depuis le jour ou nous
avons ouvert cette histoire, que cet homme au coeur de bronze et
aux muscles d'acier avait quitte maison et amis, tout enfin, pour
aller chercher la fortune et la mort. L'une, c'est-a-dire la mort,
avait constamment recule devant lui comme si elle en eut peur;
l'autre, c'est-a-dire la fortune, depuis un mois seulement avait
fait reellement alliance avec lui. Quoique ce ne fut pas un grand
philosophe, selon Epicure ou selon Socrate, c'etait un puissant
esprit, ayant la pratique de la vie et de la pensee. On n'est pas
brave, on n'est pas aventureux, on n'est pas adroit comme l'etait
d'Artagnan, sans etre en meme temps un peu reveur. Il avait donc
retenu ca et la quelques bribes de M. de La Rochefoucauld, dignes
d'etre mises en latin par messieurs de Port-Royal, et il avait
fait collection en passant, dans la societe d'Athos et d'Aramis,
de beaucoup de morceaux de Seneque et de Ciceron, traduits par eux
et appliques a l'usage de la vie commune.

Ce mepris des richesses, que notre Gascon avait observe comme
article de foi pendant les trente-cinq premieres annees de sa vie,
avait ete regarde longtemps par lui comme l'article premier du
code de la bravoure.

-- Article premier, disait-il:

"On est brave parce qu'on n'a rien;

"On n'a rien parce qu'on meprise les richesses.

Aussi avec ces principes, qui, ainsi que nous l'avons dit, avaient
regi les trente-cinq premieres annees de sa vie, d'Artagnan ne fut
pas plutot riche qu'il dut se demander si, malgre sa richesse, il
etait toujours brave.

A cela, pour tout autre que d'Artagnan, l'evenement de la place de
Greve eut pu servir de reponse. Bien des consciences s'en fussent
contentees; mais d'Artagnan etait assez brave pour se demander
sincerement et consciencieusement s'il etait brave.

Aussi a ceci:

-- Mais il me semble que j'ai assez vivement degaine et assez
proprement estocade sur la place de Greve pour etre rassure sur ma
bravoure.

D'Artagnan s'etait repondu a lui-meme.

-- Tout beau, capitaine! ceci n'est point une reponse. J'ai ete
brave ce jour-la parce qu'on brulait ma maison, et il y a cent et
meme mille a parier contre un que, si ces messieurs de l'emeute
n'eussent pas eu cette malencontreuse idee, leur plan d'attaque
eut reussi, ou du moins ce n'eut point ete moi qui m'y fusse
oppose.

"Maintenant, que va-t-on tenter contre moi? Je n'ai pas de maison
a bruler en Bretagne; je n'ai pas de tresor qu'on puisse
m'enlever.

"Non! mais j'ai ma peau; cette precieuse peau de M. d'Artagnan,
qui vaut toutes les maisons et tous les tresors du monde; cette
peau a laquelle je tiens par-dessus tout parce qu'elle est, a tout
prendre, la reliure d'un corps qui renferme un coeur tres chaud et
tres satisfait de battre, et par consequent de vivre.

"Donc, je desire vivre, et en realite je vis bien mieux, bien plus
completement, depuis que je suis riche. Qui diable disait que
l'argent gatait la vie? Il n'en est rien, sur mon ame! il semble,
au contraire, que maintenant j'absorbe double quantite d'air et de
soleil. Mordioux! que sera-ce donc si je double encore cette
fortune, et si, au lieu de cette badine que je tiens en ma main,
je porte jamais le baton de marechal?

"Alors je ne sais plus s'il y aura, a partir de ce moment-la,
assez d'air et de soleil pour moi.

"Au fait, ce n'est pas un reve; qui diable s'opposerait a ce que
le roi me fit duc et marechal, comme son pere, le roi Louis XIII,
a fait duc et connetable Albert de Luynes? Ne suis-je pas aussi
brave et bien autrement intelligent que cet imbecile de Vitry?

"Ah! voila justement ce qui s'opposera a mon avancement; j'ai trop
d'esprit.

"Heureusement, s'il y a une justice en ce monde, la fortune en est
avec moi aux compensations. Elle me doit, certes, une recompense
pour tout ce que j'ai fait pour Anne d'Autriche et un
dedommagement pour tout ce qu'elle n'a point fait pour moi.

"Donc, a l'heure qu'il est, me voila bien avec un roi, et avec un
roi qui a l'air de vouloir regner.

"Dieu le maintienne dans cette illustre voie! Car s'il veut
regner, il a besoin de moi, et s'il a besoin de moi, il faudra
bien qu'il me donne ce qu'il m'a promis. Chaleur et lumiere. Donc,
je marche, comparativement, aujourd'hui, comme je marchais
autrefois, de rien a tout.

"Seulement, le rien aujourd'hui, c'est le tout d'autrefois; il n'y
a que ce petit changement dans ma vie.

"Et maintenant, voyons! faisons la part du coeur, puisque j'en ai
parle tout a l'heure.

"Mais, en verite, je n'en ai parle que pour memoire.

Et le Gascon appuya la main sur sa poitrine, comme s'il y eut
cherche effectivement la place du coeur.

-- Ah! malheureux! murmura-t-il en souriant avec amertume. Ah!
pauvre espece! tu avais espere un instant n'avoir pas de coeur, et
voila que tu en as un, courtisan manque que tu es, et meme un des
plus seditieux.

"Tu as un coeur qui te parle en faveur de M. Fouquet.

"Qu'est-ce que M. Fouquet, cependant, lorsqu'il s'agit du roi? Un
conspirateur, un veritable conspirateur, qui ne s'est meme pas
donne la peine de te cacher qu'il conspirait; aussi, quelle arme
n'aurais-tu pas contre lui, si sa bonne grace et son esprit
n'eussent pas fait un fourreau a cette arme.

"La revolte a main armee!... car enfin, M. Fouquet a fait de la
revolte a main armee.

"Ainsi, quand le roi soupconne vaguement M. Fouquet de sourde
rebellion, moi, je sais, moi, je puis prouver que M. Fouquet a
fait verser le sang des sujets du roi.

"Voyons maintenant: sachant tout cela et le taisant, que veut de
plus ce coeur si pitoyable pour un bon procede de M. Fouquet, pour
une avance de quinze mille livres, pour un diamant de mille
pistoles, pour un sourire ou il y avait bien autant d'amertume que
de bienveillance? Je lui sauve la vie.

"Maintenant j'espere, continua le mousquetaire, que cet imbecile
de coeur va garder le silence et qu'il est bel et bien quitte avec
M. Fouquet.

"Donc, maintenant le roi est mon soleil, et comme voila mon coeur
quitte avec M. Fouquet, gare a qui se remettra devant mon soleil!
En avant pour Sa Majeste Louis XIV, en avant!

Ces reflexions etaient les seuls empechements qui pussent retarder
l'allure de d'Artagnan. Or, ces reflexions une fois faites, il
pressa le pas de sa monture.

Mais, si parfait que fut le cheval Zephire, il ne pouvait aller
toujours. Le lendemain du depart de Paris, il fut laisse a
Chartres chez un vieil ami que d'Artagnan s'etait fait d'un
hotelier de la ville. Puis, a partir de ce moment, le mousquetaire
voyagea sur des chevaux de poste. Grace a ce mode de locomotion,
il traversa donc l'espace qui separe Chartres de Chateaubriant.
Dans cette derniere ville, encore assez eloignee des cotes pour
que nul ne devinat que d'Artagnan allait gagner la mer, assez
eloignee de Paris pour que nul ne soupconnat qu'il en venait, le
messager de Sa Majeste Louis XIV, que d'Artagnan avait appele son
soleil sans se douter que celui qui n'etait encore qu'une assez
pauvre etoile dans le ciel de la royaute ferait un jour de cet
astre son embleme, le messager du roi Louis XIV, disons-nous,
quitta la poste et acheta un bidet de la plus pauvre apparence,
une de ces montures que jamais officier de cavalerie ne se
permettrait de choisir, de peur d'etre deshonore. Sauf le pelage,
cette nouvelle acquisition rappelait fort a d'Artagnan ce fameux
cheval orange avec lequel ou plutot sur lequel il avait fait son
entree dans le monde.

Il est vrai de dire que, du moment ou il avait enfourche cette
nouvelle monture, ce n'etait plus d'Artagnan qui voyageait,
c'etait un bonhomme vetu d'un justaucorps gris de fer, d'un haut-
de-chausses marron, tenant le milieu entre le pretre et le laique;
ce qui, surtout, le rapprochait de l'homme d'Eglise, c'est que
d'Artagnan avait mis sur son crane une calotte de velours rape, et
par-dessus la calotte un grand chapeau noir; plus d'epee: un baton
pendu par une corde a son avant-bras, mais auquel il se
promettait, comme auxiliaire inattendu, de joindre a l'occasion
une bonne dague de dix pouces cachee sous son manteau. Le bidet
achete a Chateaubriant completait la difference. Il s'appelait, ou
plutot d'Artagnan l'avait appele Furet.

-- Si de Zephire j'ai fait Furet, dit d'Artagnan, il faut faire de
mon nom un diminutif quelconque.

"Donc, au lieu de d'Artagnan, je serai Agnan tout court; c'est une
concession que je dois naturellement a mon habit gris, a mon
chapeau rond et a ma calotte rapee.

M. Agnan voyagea donc sans secousse exageree sur Furet, qui
trottait l'amble comme un veritable cheval delure, et qui, tout en
trottant l'amble, faisait gaillardement ses douze lieues par jour,
grace a quatre jambes seches comme des fuseaux, dont l'art exerce
de d'Artagnan avait apprecie l'aplomb et la surete sous l'epaisse
fourrure qui les cachait.

Chemin faisant, le voyageur prenait des notes, etudiait le pays
severe et froid qu'il traversait, tout en cherchant le pretexte le
plus plausible d'aller a Belle-Ile-en-Mer et de tout voir sans
eveiller le soupcon. De cette facon, il put se convaincre de
l'importance que prenait l'evenement a mesure qu'il s'en
approchait.

Dans cette contree reculee, dans cet ancien duche de Bretagne qui
n'etait pas francais a cette epoque, et qui ne l'est guere encore
aujourd'hui, le peuple ne connaissait pas le roi de France. Non
seulement il ne le connaissait pas, mais meme ne voulait pas le
connaitre. Un fait, un seul, surnageait visible pour lui sur le
courant de la politique. Ses anciens ducs ne gouvernaient plus,
mais c'etait un vide: rien de plus. A la place du duc souverain,
les seigneurs de paroisse regnaient sans limite.

Et au-dessus de ces seigneurs, Dieu, qui n'a jamais ete oublie en
Bretagne.

Parmi ces suzerains de chateaux et de clochers, le plus puissant,
le plus riche et surtout le plus populaire, c'etait M. Fouquet,
seigneur de Belle-Ile.

Meme dans le pays, meme en vue de cette ile mysterieuse, les
legendes et les traditions consacraient ses merveilles.

Tout le monde n'y penetrait pas; l'ile, d'une etendue de six
lieues de long sur six de large, etait une propriete seigneuriale
que longtemps le peuple avait respectee, couverte qu'elle etait du
nom de Retz, si fort redoute dans la contree.

Peu apres l'erection de cette seigneurie en marquisat par Charles
IX, Belle-Ile etait passee a M. Fouquet.

La celebrite de l'ile ne datait pas d'hier: son nom, ou plutot sa
qualification, remontait a la plus haute Antiquite; les anciens
l'appelaient Kalonese, de deux mots grecs qui signifient belle
ile. Ainsi, a dix huit cents ans de distance, elle avait, dans un
autre idiome, porte le meme nom qu'elle portait encore.

C'etait donc quelque chose en soi que cette propriete de M. le
surintendant, outre sa position a six lieues des cotes de France,
position qui la fait souveraine dans sa solitude maritime, comme
un majestueux navire qui dedaignerait les rades et qui jetterait
fierement ses ancres au beau milieu de l'ocean.

D'Artagnan apprit tout cela sans paraitre le moins du monde
etonne: il apprit aussi que le meilleur moyen de prendre langue
etait de passer a La Roche-Bernard, ville assez importante sur
l'embouchure de la Vilaine.

Peut-etre la pourrait-il s'embarquer. Sinon, traversant les marais
salins, il se rendrait a Guerande ou au Croisic pour attendre
l'occasion de passer a Belle-Ile. Il s'etait apercu, au reste,
depuis son depart de Chateaubriant, que rien ne serait impossible
a Furet sous l'impulsion de M. Agnan, et rien a M. Agnan sur
l'initiative de Furet.

Il s'appreta donc a souper d'une sarcelle et d'un tourteau dans un
hotel de La Roche-Bernard, et fit tirer de la cave, pour arroser
ces deux mets bretons, un cidre qu'au seul toucher du bout des
levres il reconnut pour etre infiniment plus breton encore.


Chapitre LXVII -- Comment d'Artagnan fit connaissance d'un poete
qui s'etait fait imprimeur pour que ses vers fussent imprimes


Avant de se mettre a table, d'Artagnan prit, comme d'habitude, ses
informations; mais c'est un axiome de curiosite que tout homme qui
veut bien et fructueusement questionner doit d'abord s'offrir lui-
meme aux questions.

D'Artagnan chercha donc avec son habilete ordinaire un utile
questionneur dans l'hotellerie de La Roche-Bernard.

Justement il y avait dans cette maison, au premier etage, deux
voyageurs occupes aussi des preparatifs de leur souper ou de leur
souper lui-meme.

D'Artagnan avait vu a l'ecurie leur monture, et dans la salle leur
equipage.

L'un voyageait avec un laquais, comme une sorte de personnage;
deux juments du Perche, belles et rondes betes, leur servaient de
monture.

L'autre, assez petit compagnon, voyageur de maigre apparence,
portant surtout poudreux, linge use, bottes plus fatiguees par le
pave que par l'etrier, l'autre etait venu de Nantes avec un
chariot traine par un cheval tellement pareil a Furet pour la
couleur que d'Artagnan eut fait cent lieues avant de trouver mieux
pour apparier un attelage. Ce chariot renfermait divers gros
paquets enfermes dans de vieilles etoffes.

"Ce voyageur-la, se dit d'Artagnan, est de ma farine. Il me va, il
me convient. Je dois lui aller et lui convenir. M. Agnan, au
justaucorps gris et a la calotte rapee, n'est pas indigne de
souper avec le monsieur aux vieilles bottes et au vieux cheval."

Cela dit, d'Artagnan appela l'hote et lui commanda de monter sa
sarcelle, son tourteau et son cidre dans la chambre du monsieur
aux dehors modestes.

Lui-meme, gravissant, une assiette a la main, un escalier de bois
qui montait a la chambre, se mit a heurter a la porte.

-- Entrez! dit l'inconnu.

D'Artagnan entra la bouche en coeur, son assiette sous le bras,
son chapeau d'une main, sa chandelle de l'autre.

-- Monsieur, dit-il, excusez-moi, je suis comme vous un voyageur,
je ne connais personne dans l'hotel et j'ai la mauvaise habitude
de m'ennuyer quand je mange seul, de sorte que mon repas me parait
mauvais et ne me profite point. Votre figure, que j'apercus tout a
l'heure quand vous descendites pour vous faire ouvrir des huitres,
votre figure me revient fort; en outre, j'ai observe que vous
aviez un cheval tout pareil au mien, et que l'hote, a cause de
cette ressemblance sans doute, les a places cote a cote dans son
ecurie, ou ils paraissent se trouver a merveille de cette
compagnie. Je ne vois donc pas, monsieur, pourquoi les maitres
seraient separes, quand les chevaux sont reunis. En consequence,
je viens vous demander le plaisir d'etre admis a votre table. Je
m'appelle Agnan, Agnan pour vous servir, monsieur, intendant
indigne d'un riche seigneur qui veut acheter des salines dans le
pays et m'envoie visiter ses futures acquisitions. En verite,
monsieur, je voudrais que ma figure vous agreat autant que la
votre m'agree, car je suis tout votre en honneur.

L'etranger, que d'Artagnan voyait pour la premiere fois, car
d'abord il ne l'avait qu'entrevu, l'etranger avait des yeux noirs
et brillants, le teint jaune, le front un peu plisse par le poids
de cinquante annees, de la bonhomie dans l'ensemble des traits,
mais de la finesse dans le regard.

"On dirait, pensa d'Artagnan, que ce gaillard-la n'a jamais exerce
que la partie superieure de sa tete, l'oeil et le cerveau et ce
doit etre un homme de science: la bouche, le nez, le menton ne
signifient absolument rien."

-- Monsieur, repliqua celui dont on fouillait ainsi l'idee et la
personne, vous me faites honneur, non pas que je m'ennuyasse;
j'ai, ajouta-t-il en souriant, une compagnie qui me distrait
toujours; mais n'importe, je suis tres heureux de vous recevoir.

Mais, en disant ces mots, l'homme aux bottes usees jeta un regard
inquiet sur sa table, dont les huitres avaient disparu et sur
laquelle il ne restait plus qu'un morceau de lard sale.

-- Monsieur, se hata de dire d'Artagnan, l'hote me monte une jolie
volaille rotie et un superbe tourteau.

D'Artagnan avait lu dans le regard de son compagnon, si rapide
qu'il eut ete, la crainte d'une attaque par un parasite. Il avait
devine juste: a cette ouverture, les traits de l'homme aux dehors
modestes se deriderent.

En effet comme s'il eut guette son entree, l'hote parut aussitot,
portant les mets annonces.

Le tourteau et la sarcelle etant ajoutes au morceau de lard
grille, d'Artagnan et son convive se saluerent, s'assirent face a
face, et comme deux freres firent le partage du lard et des autres
plats.

-- Monsieur, dit d'Artagnan, avouez que c'est une merveilleuse
chose que l'association.

-- Pourquoi? demanda l'etranger la bouche pleine.

-- Eh bien! je vais vous le dire, repondit d'Artagnan.

L'etranger donna treve aux mouvements de ses machoires pour mieux
ecouter.

-- D'abord, continua d'Artagnan, au lieu d'une chandelle que nous
avions chacun, en voici deux.

-- C'est vrai, dit l'etranger, frappe de l'extreme justesse de
l'observation.

-- Puis je vois que vous mangez mon tourteau par preference,
tandis que moi, par preference, je mange votre lard.

-- C'est encore vrai.

-- Enfin, par-dessus le plaisir d'etre mieux eclaire et de manger
des choses de son gout, je mets le plaisir de la societe.

-- En verite, monsieur, vous etes jovial, dit agreablement
l'inconnu.

-- Mais oui, monsieur; jovial comme tous ceux qui n'ont rien dans
la tete. Oh! il n'en est pas ainsi de vous, poursuivit d'Artagnan,
et je vois dans vos yeux toute sorte de genie.

-- Oh! monsieur...

-- Voyons, avouez-moi une chose.

-- Laquelle?

-- C'est que vous etes un savant.

-- Ma foi, monsieur...

-- Hein?

-- Presque.

-- Allons donc!

-- Je suis un auteur.

-- La! s'ecria d'Artagnan ravi en frappant dans ses deux mains, je
ne m'etais pas trompe! C'est du miracle...

-- Monsieur...

-- Eh quoi! continua d'Artagnan, j'aurais le bonheur de passer
cette nuit dans la societe d'un auteur, d'un auteur celebre peut-
etre?

-- Oh! fit l'inconnu en rougissant, celebre, monsieur, celebre
n'est pas le mot.

-- Modeste! s'ecria d'Artagnan transporte; il est modeste!

Puis, revenant a l'etranger avec le caractere d'une brusque
bonhomie:

-- Mais, dites-moi au moins le nom de vos oeuvres, monsieur, car
vous remarquerez que vous ne m'avez point dit le votre, et que
j'ai ete force de vous deviner.

-- Je m'appelle Jupenet, monsieur, dit l'auteur.

-- Beau nom! fit d'Artagnan; beau nom, sur ma parole, et je ne
sais pourquoi, pardonnez-moi cette bevue, si c'en est une, je ne
sais comment je me figure avoir entendu prononcer ce nom quelque
part.

-- Mais j'ai fait des vers, dit modestement le poete.

-- Eh! voila! on me les aura fait lire.

-- Une tragedie.

-- Je l'aurai vu jouer.

Le poete rougit encore.

-- Je ne crois pas, car mes vers n'ont pas ete imprimes.

-- Eh bien! je vous le dis, c'est la tragedie qui m'aura appris
votre nom.

-- Vous vous trompez encore, car messieurs les comediens de
l'hotel de Bourgogne n'en ont pas voulu, dit le poete avec le
sourire dont certains orgueils savent seuls le secret.

D'Artagnan se mordit les levres.

-- Ainsi donc, monsieur, continua le poete, vous voyez que vous
etes dans l'erreur a mon endroit, et que, n'etant point connu du
tout de vous, vous n'avez pu entendre parler de moi.

-- Voila qui me confond. Ce nom de Jupenet me semble cependant un
beau nom et bien digne d'etre connu, aussi bien que ceux de
MM. Corneille, ou Rotrou, ou Garnier. J'espere, monsieur, que vous
voudrez bien me dire un peu votre tragedie, plus tard, comme cela,
au dessert. Ce sera la rotie au sucre, mordioux! Ah! pardon,
monsieur, c'est un juron, qui m'echappe parce qu'il est habituel a
mon seigneur et maitre. Je me permets donc quelquefois d'usurper
ce juron qui me parait de bon gout. Je me permets cela en son
absence seulement, bien entendu, car vous comprenez qu'en sa
presence... Mais en verite, monsieur, ce cidre est abominable;
n'etes-vous point de mon avis? Et de plus le pot est de forme si
peu reguliere qu'il ne tient point sur la table.

-- Si nous le calions?

-- Sans doute: mais avec quoi?

-- Avec ce couteau.

-- Et la sarcelle, avec quoi la decouperons-nous? comptez-vous par
hasard ne pas toucher a la sarcelle?

-- Si fait.

-- Eh bien! alors...

-- Attendez.

Le poete fouilla dans sa poche et en tira un petit morceau de
fonte oblong, quadrangulaire, epais d'une ligne a peu pres, long
d'un pouce et demi.

Mais a peine le petit morceau de fonte eut-il vu le jour que le
poete parut avoir commis une imprudence et fit un mouvement pour
le remettre dans sa poche.

D'Artagnan s'en apercut. C'etait un homme a qui rien n'echappait.

Il etendit la main vers le petit morceau de fonte.

-- Tiens, c'est gentil, ce que vous tenez la, dit-il; peut-on
voir?

-- Certainement, dit le poete, qui parut avoir cede trop vite a un
premier mouvement, certainement qu'on peut voir; mais vous avez
beau regarder, ajouta-t-il d'un air satisfait, si je ne vous dis
point a quoi cela sert, vous ne le saurez pas.

D'Artagnan avait saisi comme un aveu les hesitations du poete et
son empressement a cacher le morceau de fonte qu'un premier
mouvement l'avait porte a sortir de sa poche.

Aussi, son attention une fois eveillee sur ce point, il se
renferma dans une circonspection qui lui donnait en toute occasion
la superiorite. D'ailleurs, quoi qu'en eut dit M. Jupenet, a la
simple inspection de l'objet, il l'avait parfaitement reconnu.

C'etait un caractere d'imprimerie.

-- Devinez-vous ce que c'est? continua le poete.

-- Non! dit d'Artagnan; non, ma foi!

-- Eh bien! monsieur, dit maitre Jupenet, ce petit morceau de
fonte est une lettre d'imprimerie.

-- Bah!

-- Une majuscule.

-- Tiens! tiens! fit M. Agnan ecarquillant des yeux bien naifs.

-- Oui, monsieur, un J majuscule, la premiere lettre de mon nom.

-- Et c'est une lettre, cela?

-- Oui, monsieur.

-- Eh bien! je vais vous avouer une chose.

-- Laquelle?

-- Non! car c'est encore une betise que je vais vous dire.

-- Eh! non, fit maitre Jupenet d'un air protecteur.

-- Eh bien! je ne comprends pas, si cela est une lettre, comment
on peut faire un mot.

-- Un mot?

-- Pour l'imprimer, oui.

-- C'est bien facile.

-- Voyons.

-- Cela vous interesse?

-- Enormement.

-- Eh bien! je vais vous expliquer la chose. Attendez!

-- J'attends.

-- M'y voici.

-- Bon!

-- Regardez bien.

-- Je regarde.

D'Artagnan, en effet, paraissait absorbe dans sa contemplation.
Jupenet tira de sa poche sept ou huit autres morceaux de fonte,
mais plus petits.

-- Ah! ah! fit d'Artagnan.

-- Quoi?

-- Vous avez donc toute une imprimerie dans votre poche. Peste!
c'est curieux, en effet.

-- N'est-ce pas?

-- Que de choses on apprend en voyageant, mon Dieu!

-- A votre sante, dit Jupenet enchante.

-- A la votre, mordioux, a la votre! Mais un instant, pas avec ce
cidre. C'est une abominable boisson et indigne d'un homme qui
s'abreuve a l'Hippocrene: n'est-ce pas ainsi que vous appelez
votre fontaine, a vous autres poetes?

-- Oui, monsieur, notre fontaine s'appelle ainsi en effet. Cela
vient de deux mots grecs, _hippos_, qui veut dire cheval... et...

-- Monsieur, interrompit d'Artagnan, je vais vous faire boire une
liqueur qui vient d'un seul mot francais et qui n'en est pas plus
mauvaise pour cela, du mot raisin; ce cidre m'ecoeure et me gonfle
a la fois. Permettez-moi de m'informer pres de notre hote s'il n'a
pas quelque bonne bouteille de Beaugency ou de la coulee de Ceran
derriere les grosses buches de son cellier.

En effet, l'hote interpelle monta aussitot.

-- Monsieur, interrompit le poete, prenez garde, nous n'aurons pas
le temps de boire le vin, a moins que nous ne nous pressions fort,
car je dois profiter de la maree pour prendre le bateau.

-- Quel bateau? demanda d'Artagnan.

-- Mais le bateau qui part pour Belle-Ile.

-- Ah! pour Belle-Ile? dit le mousquetaire. Bon!

-- Bah! vous aurez tout le temps, monsieur, repliqua l'hotelier en
debouchant la bouteille; le bateau ne part que dans une heure.

-- Mais qui m'avertira? fit le poete.

-- Votre voisin, repliqua l'hote.

-- Mais je le connais a peine.

-- Quand vous l'entendrez partir, il sera temps que vous partiez.

-- Il va donc a Belle-Ile aussi?

-- Oui.

-- Ce monsieur qui a un laquais? demanda d'Artagnan.

-- Ce monsieur qui a un laquais.

-- Quelque gentilhomme, sans doute?

-- Je l'ignore.

-- Comment, vous l'ignorez?

-- Oui. Tout ce que je sais, c'est qu'il boit le meme vin que
vous.

-- Peste! voila bien de l'honneur pour nous, dit d'Artagnan en
versant a boire a son compagnon, tandis que l'hote s'eloignait.

-- Ainsi, reprit le poete, revenant a ses idees dominantes, vous
n'avez jamais vu imprimer?

-- Jamais.

-- Tenez, on prend ainsi les lettres qui composent le mot, voyez-
vous; AB; ma foi, voici un R. deux EE, puis un G.

Et il assembla les lettres avec une vitesse et une habilete qui
n'echapperent point a l'oeil de d'Artagnan.

-- Abrege, dit-il en terminant.

-- Bon! dit d'Artagnan; voici bien les lettres assemblees; mais
comment tiennent-elles?

Et il versa un second verre de vin a son hote. M. Jupenet sourit
en homme qui a reponse a tout; puis il tira, de sa poche toujours,
une petite regle de metal, composee de deux parties assemblees en
equerre, sur laquelle il reunit et aligna les caracteres en les
maintenant sous son pouce gauche.

-- Et comment appelle-t-on cette petite regle de fer? dit
d'Artagnan; car enfin tout cela doit avoir un nom.

-- Cela s'appelle un composteur, dit Jupenet. C'est a l'aide de
cette regle que l'on forme les lignes.

-- Allons, allons, je maintiens ce que j'ai dit; vous avez une
presse dans votre poche, dit d'Artagnan en riant d'un air de
simplicite si lourde, que le poete fut completement sa dupe.

-- Non, repliqua-t-il, mais je suis paresseux pour ecrire, et
quand j'ai fait un vers dans ma tete, je le compose tout de suite
pour l'imprimerie. C'est une besogne dedoublee.

"Mordioux! pensa en lui-meme d'Artagnan, il s'agit d'eclaircir
cela."

Et sous un pretexte qui n'embarrassa pas le mousquetaire, homme
fertile en expedients, il quitta la table, descendit l'escalier,
courut au hangar sous lequel etait le petit chariot, fouilla avec
la pointe de son poignard l'etoffe et les enveloppes d'un des
paquets, qu'il trouva plein de caracteres de fonte pareils a ceux
que le poete imprimeur avait dans sa poche.

"Bien! dit d'Artagnan, je ne sais point encore si M. Fouquet veut
fortifier materiellement Belle-Ile; mais voila, en tout cas, des
munitions spirituelles pour le chateau."

Puis, riche de cette decouverte, il revint se mettre a table.

D'Artagnan savait ce qu'il voulait savoir. Il n'en resta pas moins
en face de son partenaire jusqu'au moment ou l'on entendit dans la
chambre voisine le remue-menage d'un homme qui s'apprete a partir.
Aussitot l'imprimeur fut sur pied; il avait donne des ordres pour
que son cheval fut attele. La voiture l'attendait a la porte. Le
second voyageur se mettait en selle dans la cour avec son laquais.
D'Artagnan suivit Jupenet jusqu'au port; il embarqua sa voiture et
son cheval sur le bateau.

Quant au voyageur opulent, il en fit autant de ses deux chevaux et
de son domestique. Mais quelque esprit que depensat d'Artagnan
pour savoir son nom, il ne put rien apprendre.

Seulement, il remarqua son visage, de facon que le visage se
gravat pour toujours dans sa memoire. D'Artagnan avait bonne envie
de s'embarquer avec les deux passagers, mais un interet plus
puissant que celui de la curiosite, celui du succes, le repoussa
du rivage et le ramena dans l'hotellerie.

Il y rentra en soupirant et se mit immediatement au lit afin
d'etre pret le lendemain de bonne heure avec de fraiches idees et
le conseil de la nuit.


Chapitre LXVIII -- D'Artagnan continue ses investigations


Au point du jour, d'Artagnan sella lui-meme Furet, qui avait fait
bombance toute la nuit, et devore a lui seul les restes de
provisions de ses deux compagnons.

Le mousquetaire prit tous ses renseignements de l'hote, qu'il
trouva fin, defiant, et devoue corps et ame a M. Fouquet. Il en
resulta que, pour ne donner aucun soupcon a cet homme, il continua
sa fable d'un achat probable de quelques salines. S'embarquer pour
Belle-Ile a La Roche-Bernard, c'eut ete s'exposer a des
commentaires que peut-etre on avait deja faits et qu'on allait
porter au chateau.

De plus, il etait singulier que ce voyageur et son laquais fussent
restes un secret pour d'Artagnan, malgre toutes les questions
adressees par lui a l'hote, qui semblait le connaitre
parfaitement. Le mousquetaire se fit donc renseigner sur les
salines et prit le chemin des marais, laissant la mer a sa droite
et penetrant dans cette plaine vaste et desolee qui ressemble a
une mer de boue, dont ca et la quelques cretes de sel argentent
les ondulations.

Furet marchait a merveille avec ses petits pieds nerveux, sur les
chaussees larges d'un pied qui divisent les salines.

D'Artagnan, rassure sur les consequences d'une chute qui
aboutirait a un bain froid, le laissait faire, se contentant, lui,
de regarder a l'horizon les trois rochers aigus qui sortaient
pareils a des fers de lance du sein de la plaine sans verdure.

Piriac, le bourg de Batz et Le Croisic, semblables les uns aux
autres, attiraient et suspendaient son attention. Si le voyageur
se retournait pour mieux s'orienter, il voyait de l'autre cote un
horizon de trois autres clochers, Guerande, Le Pouliguen, Saint-
Joachim, qui, dans leur circonference, lui figuraient un jeu de
quilles, dont Furet et lui n'etaient que la boule vagabonde.
Piriac etait le premier petit port sur sa droite. Il s'y rendit,
le nom des principaux sauniers a la bouche. Au moment ou il visita
le petit port de Piriac, cinq gros chalands charges de pierres
s'en eloignaient.

Il parut etrange a d'Artagnan que des pierres partissent d'un pays
ou l'on n'en trouve pas. Il eut recours a toute l'amenite de
M. Agnan pour demander aux gens du port la cause de cette
singularite. Un vieux pecheur repondit a M. Agnan que les pierres
ne venaient pas de Piriac, ni des marais, bien entendu.

-- D'ou viennent-elles, alors? demanda le mousquetaire.

-- Monsieur, elles viennent de Nantes et de Paimboeuf.

-- Ou donc vont-elles?

-- Monsieur, a Belle-Ile.

-- Ah! ah! fit d'Artagnan, du meme ton qu'il avait pris pour dire
a l'imprimeur que ses caracteres l'interessaient... On travaille
donc, a Belle-Ile?

-- Mais oui-da! monsieur. Tous les ans, M. Fouquet fait reparer
les murs du chateau.

-- Il est en ruine donc?

-- Il est vieux.

-- Fort bien.

"Le fait est, se dit d'Artagnan, que rien n'est plus naturel, et
que tout proprietaire a le droit de faire reparer sa propriete.
C'est comme si l'on venait me dire, a moi, que je fortifie
l'Image-de-Notre-Dame, lorsque je serai purement et simplement
oblige d'y faire des reparations. En verite, je crois qu'on a fait
de faux rapports a Sa Majeste et qu'elle pourrait bien avoir
tort..."

-- Vous m'avouerez, continua-t-il alors tout haut en s'adressant
au pecheur, car son role d'homme defiant lui etait impose par le
but meme de la mission, vous m'avouerez, mon bon monsieur, que ces
pierres voyagent d'une bien singuliere facon.

-- Comment! dit le pecheur.

-- Elles viennent de Nantes ou de Paimboeuf par la Loire, n'est-ce
pas?

-- Ca descend.

-- C'est commode, je ne dis pas; mais pourquoi ne vont-elles pas
droit de Saint-Nazaire a Belle-Ile?

-- Eh! parce que les chalands sont de mauvais bateaux et tiennent
mal la mer, repliqua le pecheur.

-- Ce n'est pas une raison.

-- Pardonnez-moi, monsieur, on voit bien que vous n'avez jamais
navigue, ajouta le pecheur, non sans une sorte de dedain.

-- Expliquez-moi cela, je vous prie, mon bonhomme. Il me semble a
moi que venir de Paimboeuf a Piriac, pour aller de Piriac a Belle-
Ile, c'est comme si on allait de La Roche-Bernard a Nantes et de
Nantes a Piriac.

-- Par eau, ce serait plus court, repliqua imperturbablement le
pecheur.

-- Mais il y a un coude?

Le pecheur secoua la tete.

-- Le chemin le plus court d'un point a un autre, c'est la ligne
droite, poursuivit d'Artagnan.

-- Vous oubliez le flot, monsieur.

-- Soit! va pour le flot.

-- Et le vent.

-- Ah! bon!

-- Sans doute; le courant de la Loire pousse presque les barques
jusqu'au Croisic. Si elles ont besoin de se radouber un peu ou de
rafraichir l'equipage, elles viennent a Piriac en longeant la
cote; de Piriac, elles trouvent un autre courant inverse qui les
mene a l'ile Dumet, deux lieues et demie.

-- D'accord.

-- La, le courant de la Vilaine les jette sur une autre ile, l'ile
d'Hoedic.

-- Je le veux bien.

-- Eh! monsieur, de cette ile a Belle-Ile, le chemin est tout
droit. La mer, brisee en amont et en aval, passe comme un canal,
comme un miroir entre les deux iles; les chalands glissent la-
dessus semblables a des canards sur la Loire, voila!

-- N'importe, dit l'entete M. Agnan, c'est bien du chemin.

-- Ah!... M. Fouquet le veut! repliqua pour conclusion le pecheur
en otant son bonnet de laine a l'enonce de ce nom respectable.

Un regard de d'Artagnan, regard vif et percant comme une lame
d'epee, ne trouva dans le coeur du vieillard que la confiance
naive, sur ses traits que la satisfaction et l'indifference Il
disait: "M, Fouquet le veut", comme il eut dit: "Dieu l'a voulu!"
D'Artagnan s'etait encore trop avance a cet endroit; d'ailleurs,
les chalands partis, il ne restait a Piriac qu'une seule barque,
celle du vieillard, et elle ne semblait pas disposee a reprendre
la mer sans beaucoup de preparatifs.

Aussi, d'Artagnan caressa-t-il Furet, qui, pour nouvelle preuve de
son charmant caractere, se remit en marche les pieds dans les
salines et le nez au vent tres sec qui courbe les ajoncs et les
maigres bruyeres de ce pays. Il arriva vers cinq heures au
Croisic.

Si d'Artagnan eut ete poete, c'etait un beau spectacle que celui
de ces immenses greves, d'une lieue et plus, que couvre la mer aux
marees, et qui, au reflux, apparaissent grisatres, desolees,
jonchees de polypes et d'algues mortes avec leurs galets epars et
blancs, comme des ossements dans un vaste cimetiere. Mais le
soldat, le politique, l'ambitieux n'avait plus meme cette douce
consolation de regarder au ciel pour y lire un espoir ou un
avertissement. Le ciel rouge signifie pour ces gens du vent et de
la tourmente. Les nuages blancs et ouates sur l'azur disent tout
simplement que la mer sera egale et douce. D'Artagnan trouva le
ciel bleu, la bise embaumee de parfums salins, et se dit: "Je
m'embarquerai a la premiere maree, fut-ce sur une coquille de
noix." Au Croisic, comme a Piriac, il avait remarque des tas
enormes de pierres alignees sur-la greve. Ces murailles
gigantesques, demolies a chaque maree par les transports qu'on
operait pour Belle-Ile, furent aux yeux du mousquetaire la suite
et la preuve de ce qu'il avait si bien devine a Piriac. Etait-ce
un mur que M. Fouquet reconstruisait? etait-ce une fortification
qu'il edifiait? Pour le savoir, il fallait le voir. D'Artagnan mit
Furet a l'ecurie, soupa, se coucha, et le lendemain, au jour, il
se promenait sur le port, ou mieux, sur les galets. Le Croisic a
un port de cinquante pieds, il a une vigie qui ressemble a une
enorme brioche elevee sur un plat.

Les greves plates sont le plat. Cent brouettees de terre
solidifiees avec des galets, et arrondies en cone avec des allees
sinueuses sont la brioche et la vigie en meme temps.

C'est ainsi aujourd'hui, c'etait ainsi il y a cent quatre-vingts
ans; seulement, la brioche etait moins grosse et l'on ne voyait
probablement pas autour de la brioche les treillages de lattes qui
en font l'ornement et que l'edilite de cette pauvre et pieuse
bourgade a plantes comme garde-fous le long des allees en limacon
qui aboutissent a la petite terrasse. Sur les galets, trois ou
quatre pecheurs causaient sardines et chevrettes.

M. Agnan, l'oeil anime d'une bonne grosse gaiete, le sourire aux
levres, s'approcha des pecheurs.

-- Peche-t-on aujourd'hui? dit-il.

-- Oui monsieur, dit l'un d'eux, et nous attendons la maree.

-- Ou pechez-vous, mes amis?

-- Sur les cotes, monsieur.

-- Quelles sont les bonnes cotes?

-- Ah! c'est selon; le tour des iles, par exemple.

-- Mais c'est loin, les iles?

-- Pas trop; quatre lieues.

-- Quatre lieues! C'est un voyage!

Le pecheur se mit a rire au nez de M. Agnan.

-- Ecoutez donc, reprit celui-ci avec sa native betise, a quatre
lieues on perd de vue la cote, n'est-ce pas?

-- Mais... pas toujours.

-- Enfin... c'est loin... trop loin meme; sans quoi, je vous eusse
demande de me prendre a bord et de me montrer ce que je n'ai
jamais vu.

-- Quoi donc?

-- Un poisson de mer vivant.

-- Monsieur est de province? dit un des pecheurs.

-- Oui, je suis de Paris.

Le Breton haussa les epaules; puis:

-- Avez-vous vu M. Fouquet a Paris? demanda-t-il.

-- Souvent, repondit Agnan.

-- Souvent? firent les pecheurs en resserrant leur cercle autour
du Parisien. Vous le connaissez?

-- Un peu; il est ami intime de mon maitre.

-- Ah! firent les pecheurs.

-- Et, ajouta d'Artagnan, j'ai vu tous ses chateaux, de Saint-
Mande, de Vaux, et son hotel de Paris.

-- C'est beau?

-- Superbe.

-- Ce n'est pas si beau que Belle-Ile, dit un pecheur.

-- Bah! repliqua M. Agnan en eclatant d'un rire assez dedaigneux,
qui courrouca tous les assistants.

-- On voit bien que vous n'avez pas vu Belle-Ile, repliqua le
pecheur le plus curieux. Savez-vous que cela fait six lieues, et
qu'il a des arbres que l'on n'en voit pas de pareils a Nantes sur
le fosse?

-- Des arbres! en mer! s'ecria d'Artagnan. Je voudrais bien voir
cela!

-- C'est facile, nous pechons a l'ile de Hoedic; venez avec nous.
De cet endroit, vous verrez comme un paradis les arbres noirs de
Belle-Ile sur le ciel; vous verrez la ligne blanche du chateau,
qui coupe comme une lame l'horizon de la mer.

-- Oh! fit d'Artagnan, ce doit etre beau. Mais il y a cent
clochers au chateau de M. Fouquet, a Vaux, savez-vous?

Le Breton leva la tete avec une admiration profonde, mais ne fut
pas convaincu.

-- Cent clochers! dit-il; c'est egal, Belle-Ile est plus beau.
Voulez-vous voir Belle-Ile?

-- Est-ce que c'est possible? demanda M. Agnan.

-- Oui, avec la permission du gouverneur.

-- Mais je ne le connais pas, moi, ce gouverneur.

-- Puisque vous connaissez M. Fouquet, vous direz votre nom.

-- Oh! mes amis, je ne suis pas un gentilhomme, moi!

-- Tout le monde entre a Belle-Ile, continua le pecheur dans sa
langue forte et pure, pourvu qu'on ne veuille pas de mal a Belle-
Ile ni a son seigneur.

Un frisson leger parcourut le corps du mousquetaire.

"C'est vrai", pensa-t il.

Puis, se reprenant:

-- Si j'etais sur, dit-il, de ne pas souffrir du mal de mer...

-- La-dessus? fit le pecheur en montrant avec orgueil sa jolie
barque au ventre rond.

-- Allons! vous me persuadez, s'ecria M. Agnan; j'irai voir Belle-
Ile; mais on ne me laissera pas entrer.

-- Nous entrons bien, nous.

-- Vous! pourquoi?

-- Mais dame!... pour vendre du poisson aux corsaires.

-- He!... des corsaires, que dites-vous?

-- Je dis que M. Fouquet fait construire deux corsaires pour la
chasse aux Hollandais ou aux Anglais, et que nous vendons du
poisson aux equipages de ces petits navires.

-- Tiens!... tiens!... fit d'Artagnan, de mieux en mieux! une
imprimerie, des bastions et des corsaires!... Allons, M. Fouquet
n'est pas un mediocre ennemi, comme je l'avais presume. Il vaut la
peine qu'on se remue pour le voir de pres.

-- Nous partons a cinq heures et demie, ajouta gravement le
pecheur.

-- Je suis tout a vous, je ne vous quitte pas.

En effet, d'Artagnan vit les pecheurs haler avec un tourniquet
leurs barques jusqu'au flot; la mer monta, M. Agnan se laissa
glisser jusqu'au bord, non sans jouer la frayeur et preter a rire
aux petits mousses qui le surveillaient de leurs grands yeux
intelligents.

Il se coucha sur une voile pliee en quatre, laissa l'appareillage
se faire, et la barque, avec sa grande voile carree, prit le large
en deux heures de temps.

Les pecheurs, qui faisaient leur etat tout en marchant, ne
s'apercurent pas que leur passager n'avait point pali, point gemi,
point souffert; que malgre l'horrible tangage et le roulis brutal
de la barque, a laquelle nulle main n'imprimait la direction, le
passager novice avait conserve sa presence d'esprit et son
appetit.

Ils pechaient, et la peche etait assez heureuse. Aux lignes
amorcees de crevettes venaient mordre, avec force soubresauts, les
soles et les carrelets. Deux fils avaient deja ete brises par des
congres et des cabillauds d'un poids enorme; trois anguilles de
mer labouraient la cale de leurs replis vaseux et de leurs
fretillements d'agonie.

D'Artagnan leur portait bonheur; ils le lui dirent. Le soldat
trouva la besogne si rejouissante, qu'il mit la main a l'oeuvre,
c'est-a-dire aux lignes, et poussa des rugissements de joie et des
mordioux a etonner ses mousquetaires eux-memes, chaque fois qu'une
secousse imprimee a la ligne, par une proie conquise, venait
dechirer les muscles de son bras, et solliciter l'emploi de ses
forces et de son adresse. La partie de plaisir lui avait fait
oublier la mission diplomatique. Il en etait a lutter contre un
effroyable congre, a se cramponner au bordage d'une main pour
attirer la hure beante de son antagoniste, lorsque le patron lui
dit:

-- Prenez garde qu'on ne vous voie de Belle-Ile!

Ces mots firent l'effet a d'Artagnan du premier boulet qui siffle
en un jour de bataille: il lacha le fil et le congre, qui, l'un
tirant l'autre, s'en retournerent a l'eau.

D'Artagnan venait d'apercevoir a une demi-lieue au plus la
silhouette bleuatre et accentuee des rochers de Belle-Ile, dominee
par la ligne blanche et majestueuse du chateau. Au loin, la terre,
avec des forets et des plaines verdoyantes; dans les herbages, des
bestiaux.

Voila ce qui tout d'abord attira l'attention du mousquetaire.

Le soleil, parvenu au quart du ciel, lancait des rayons d'or sur
la mer et faisait voltiger une poussiere resplendissante autour de
cette ile enchantee. On n'en voyait, grace a cette lumiere
eblouissante, que les points aplanis; toute ombre tranchait
durement et zebrait d'une bande de tenebres le drap lumineux de la
prairie ou des murailles.

-- Eh! eh! fit d'Artagnan a l'aspect de ces masses de roches
noires, voila, ce me semble, des fortifications qui n'ont besoin
d'aucun ingenieur pour inquieter un debarquement. Par ou diable
peut-on descendre sur cette terre que Dieu a defendue si
complaisamment?

-- Par ici, repliqua le patron de la barque en changeant la voile
et en imprimant au gouvernail une secousse qui mena l'esquif dans
la direction d'un joli petit port tout coquet, tout rond et tout
crenele a neuf.

-- Que diable vois-je la, dit d'Artagnan.

-- Vous voyez Locmaria, repliqua le pecheur.

-- Mais la-bas?

-- C'est Bangos.

-- Et plus loin?

-- Saujeu... Puis Le Palais.

-- Mordioux! c'est un monde. Ah! voila des soldats.

-- Il y a dix-sept cents hommes a Belle-Ile, monsieur, repliqua le
pecheur avec orgueil. Savez-vous que la moindre garnison est de
vingt-deux compagnies d'infanterie?

-- Mordioux! s'ecria d'Artagnan en frappant du pied, Sa Majeste
pourrait bien avoir raison.


Chapitre LXIX -- Ou le lecteur sera sans doute aussi etonne que le
fut d'Artagnan de retrouver une ancienne connaissance


Il y a toujours dans un debarquement, fut-ce celui du plus petit
esquif de la mer, un trouble et une confusion qui ne laissent pas
a l'esprit la liberte dont il aurait besoin pour etudier du
premier coup d'oeil l'endroit nouveau qui lui est offert.

Le pont mobile, le matelot agite, le bruit de l'eau sur le galet,
les cris et les empressements de ceux qui attendent au rivage,
sont les details multiples de cette sensation, qui se resume en un
seul resultat, l'hesitation.

Ce ne fut donc qu'apres avoir debarque et quelques minutes de
station sur le rivage que d'Artagnan vit sur le port, et surtout
dans l'interieur de l'ile, s'agiter un monde de travailleurs. A
ses pieds, d'Artagnan reconnut les cinq chalands charges de
moellons qu'il avait vus partir du port de Piriac. Les pierres
etaient transportees au rivage a l'aide d'une chaine formee par
vingt cinq ou trente paysans.

Les grosses pierres etait chargees sur des charrettes qui les
conduisaient dans la meme direction que les moellons, c'est-a-dire
vers des travaux dont d'Artagnan ne pouvait encore apprecier la
valeur ni l'etendue.

Partout regnait une activite egale a celle que remarqua Telemaque
en debarquant a Salente. D'Artagnan avait bonne envie de penetrer
plus avant; mais il ne pouvait, sous peine de defiance, se laisser
soupconner de curiosite. Il n'avancait donc que petit a petit,
depassant a peine la ligne que les pecheurs formaient sur la
plage, observant tout, ne disant rien, et allant au-devant de
toutes les suppositions que l'on eut pu faire avec une question
niaise ou un salut poli.

Cependant, tandis que ses compagnons faisaient leur commerce,
vendant ou vantant leurs poissons aux ouvriers ou aux habitants de
la ville, d'Artagnan avait gagne peu a peu du terrain, et, rassure
par le peu d'attention qu'on lui accordait, il commenca a jeter un
regard intelligent et assure sur les hommes et les choses qui
apparaissaient a ses yeux.

Au reste, les premiers regards de d'Artagnan rencontrerent des
mouvements de terrain auxquels l'oeil d'un soldat ne pouvait se
tromper.

Aux deux extremites du port, afin que les feux se croisassent sur
le grand axe de l'ellipse formee par le bassin, on avait eleve
d'abord deux batteries destinees evidemment a recevoir des pieces
de cote, car d'Artagnan vit les ouvriers achever les plates-formes
et disposer la demi-circonference en bois sur laquelle la roue des
pieces doit tourner pour prendre toutes les directions au-dessus
de l'epaulement. A cote de chacune de ces batteries, d'autres
travailleurs garnissaient de gabions remplis de terre le
revetement d'une autre batterie. Celle-ci avait des embrasures, et
un conducteur de travaux appelait successivement les hommes qui,
avec des harts, liaient des saucissons, et ceux qui decoupaient
les losanges et les rectangles de gazon destines a retenir les
joncs des embrasures.

A l'activite deployee a ces travaux deja avances, on pouvait les
regarder comme termines; ils n'etaient point garnis de leurs
canons, mais les plates-formes avaient leurs gites et leurs
madriers tout dresses; la terre, battue avec soin, les avait
consolides, et, en supposant l'artillerie dans l'ile, en moins de
deux ou trois jours le port pouvait etre completement arme.

Ce qui etonna d'Artagnan, lorsqu'il reporta ses regards des
batteries de cote aux fortifications de la ville, fut de voir que
Belle-Ile etait defendue par un systeme tout a fait nouveau, dont
il avait entendu parler plus d'une fois au comte de La Fere comme
d'un grand progres, mais dont il n'avait point encore vu
l'application.

Ces fortifications n'appartenaient plus ni a la methode
hollandaise de Marollois, ni a la methode francaise du chevalier
Antoine de Ville, mais au systeme de Manesson Mallet, habile
ingenieur qui, depuis six ou huit ans a peu pres, avait quitte le
service du Portugal pour entrer au service de France.

Ces travaux avaient cela de remarquable qu'au lieu de s'elever
hors de terre, comme faisaient les anciens remparts destines a
defendre la ville des echellades, ils s'y enfoncaient au
contraire; et ce qui faisait la hauteur des murailles, c'etait la
profondeur des fosses. Il ne fallut pas un long temps a d'Artagnan
pour reconnaitre toute la superiorite d'un pareil systeme, qui ne
donne aucune prise au canon.

En outre, comme les fosses etaient au-dessous du niveau de la mer,
ces fosses pouvaient etre inondes par des ecluses souterraines. Au
reste, les travaux etaient presque acheves, et un groupe de
travailleurs, recevant des ordres d'un homme qui paraissait etre
le conducteur des travaux, etait occupe a poser les dernieres
pierres. Un pont de planches jete sur le fosse, pour la plus
grande commodite des manoeuvres conduisant les brouettes, reliait
l'interieur a l'exterieur.

D'Artagnan demanda avec une curiosite naive s'il lui etait permis
de traverser le pont, et il lui fut repondu qu'aucun ordre ne s'y
opposait.

En consequence, d'Artagnan traversa le pont et s'avanca vers le
groupe. Ce groupe etait domine par cet homme qu'avait deja
remarque d'Artagnan, et qui paraissait etre l'ingenieur en chef.
Un plan etait etendu sur une grosse pierre formant table, et a
quelques pas de cet homme une grue fonctionnait.

Cet ingenieur, qui, en raison de son importance, devait tout
d'abord attirer l'attention de d'Artagnan, portait un justaucorps
qui, par sa somptuosite, n'etait guere en harmonie avec la besogne
qu'il faisait, laquelle eut plutot necessite le costume d'un
maitre macon que celui d'un seigneur.

C'etait, en outre, un homme d'une haute taille, aux epaules larges
et carrees, et portant un chapeau tout couvert de panaches. Il
gesticulait d'une facon on ne peut plus majestueuse, et
paraissait, car on ne le voyait que de dos, gourmander les
travailleurs sur leur inertie ou leur faiblesse.

D'Artagnan approchait toujours.

En ce moment, l'homme aux panaches avait cesse de gesticuler, et,
les mains appuyees sur les genoux, il suivait, a demi courbe sur
lui-meme, les efforts de six ouvriers qui essayaient de soulever
une pierre de taille a la hauteur d'une piece de bois destinee a
soutenir cette pierre, de facon qu'on put passer sous elle la
corde de la grue. Les six hommes, reunis sur une seule face de la
pierre, rassemblaient tous leurs efforts pour la soulever a huit
ou dix pouces de terre, suant et soufflant, tandis qu'un septieme
s'appretait, des qu'il y aurait un jour suffisant, a glisser le
rouleau qui devait la supporter. Mais deja deux fois la pierre
leur etait echappee des mains avant d'arriver a une hauteur
suffisante pour que le rouleau fut introduit.

Il va sans dire que chaque fois que la pierre leur etait echappee,
ils avaient fait un bond en arriere pour eviter qu'en retombant la
pierre ne leur ecrasat les pieds.

A chaque fois cette pierre abandonnee par eux s'etait enfoncee de
plus en plus dans la terre grasse, ce qui rendait de plus en plus
difficile l'operation a laquelle les travailleurs se livraient en
ce moment. Un troisieme effort fait resta sans un succes meilleur,
mais avec un decouragement progressif.

Et cependant, lorsque les six hommes s'etaient courbes sur la
pierre, l'homme aux panaches avait lui-meme, d'une voix puissante,
articule le commandement de "Ferme!" qui preside a toutes les
manoeuvres de forces.

Alors il se redressa.

-- Oh! oh! dit-il, qu'est-ce que cela? ai-je donc affaire a des
hommes de paille?... Corne de boeuf! rangez-vous, et vous allez
voir comment cela se pratique.

-- Peste! dit d'Artagnan, aurait-il la pretention de lever ce
rocher? Ce serait curieux, par exemple.

Les ouvriers, interpelles par l'ingenieur, se rangerent l'oreille
basse et secouant la tete, a l'exception de celui qui tenait le
madrier et qui s'appretait a remplir son office.

L'homme aux panaches s'approcha de la pierre, se baissa, glissa
ses mains sous la face qui posait a terre, roidit ses muscles
herculeens, et, sans secousse, d'un mouvement lent comme celui
d'une machine, il souleva le rocher a un pied de terre.

L'ouvrier qui tenait le madrier profita de ce jeu qui lui etait
donne et glissa le rouleau sous la pierre.

-- Voila! dit le geant, non pas en laissant retomber le rocher,
mais en le reposant sur son support.

-- Mordioux! s'ecria d'Artagnan, je ne connais qu'un homme capable
d'un tel tour de force.

-- Hein? fit le colosse en se retournant.

-- Porthos! murmura d'Artagnan saisi de stupeur, Porthos a Belle-
Ile!

De son cote, l'homme aux panaches arreta ses yeux sur le faux
intendant, et, malgre son deguisement, le reconnut.

-- D'Artagnan! s'ecria-t-il.

Et le rouge lui monta au visage.

-- Chut! fit-il a d'Artagnan.

-- Chut! lui fit le mousquetaire.

En effet, si Porthos venait d'etre decouvert par d'Artagnan,
d'Artagnan venait d'etre decouvert par Porthos.

L'interet de leur secret particulier les emporta chacun tout
d'abord.

Neanmoins, le premier mouvement des deux hommes fut de se jeter
dans les bras l'un de l'autre.

Ce qu'ils voulaient cacher aux assistants, ce n'etait pas leur
amitie, c'etaient leurs noms.

Mais apres l'embrassade vint la reflexion.

"Pourquoi diantre Porthos est-il a Belle-Ile et leve-t-il des
pierres?" se dit d'Artagnan.

Seulement d'Artagnan se fit cette question tout bas. Moins fort en
diplomatie que son ami, Porthos pensa tout haut.

-- Pourquoi diable etes-vous a Belle-Ile? demanda-t-il a
d'Artagnan; et qu'y venez-vous faire?

Il fallait repondre sans hesiter.

Hesiter a repondre a Porthos eut ete un echec dont l'amour propre
de d'Artagnan n'eut jamais pu se consoler.

-- Pardieu! mon ami, je suis a Belle-Ile parce que vous y etes.

-- Ah bah! fit Porthos, visiblement etourdi de l'argument et
cherchant a s'en rendre compte avec cette lucidite de deduction
que nous lui connaissons.

-- Sans doute, continua d'Artagnan, qui ne voulait pas donner a
son ami le temps de se reconnaitre; j'ai ete pour vous voir a
Pierrefonds.

-- Vraiment?

-- Oui.

-- Et vous ne m'y avez pas trouve?

-- Non, mais j'ai trouve Mouston.

-- Il va bien?

-- Peste!

-- Mais enfin, Mouston ne vous a pas dit que j'etais ici.

-- Pourquoi ne me l'eut-il pas dit? Ai-je par hasard demerite de
la confiance de Mouston?

-- Non; mais il ne le savait pas.

-- Oh! voila une raison qui n'a rien d'offensant pour mon amour-
propre au moins.

-- Mais comment avez-vous fait pour me rejoindre?

-- Eh! mon cher, un grand seigneur comme vous laisse toujours
trace de son passage, et je m'estimerais bien peu si je ne savais
pas suivre les traces de mes amis.

Cette explication, toute flatteuse qu'elle etait, ne satisfit pas
entierement Porthos.

-- Mais je n'ai pu laisser de traces, etant venu deguise, dit
Porthos.

-- Ah! vous etes venu deguise? fit d'Artagnan.

-- Oui.

-- Et comment cela?

-- En meunier.

-- Est-ce qu'un grand seigneur comme vous, Porthos, peut affecter
des manieres communes au point de tromper les gens?

-- Eh bien! je vous jure, mon ami, que tout le monde y a ete
trompe, tant j'ai bien joue mon role.

-- Enfin, pas si bien que je ne vous aie rejoint et decouvert.

-- Justement. Comment m'avez-vous rejoint et decouvert?

-- Attendez donc. J'allais vous raconter la chose. Imaginez-vous
que Mouston...

-- Ah! c'est ce drole de Mouston, dit Porthos en plissant les deux
arcs de triomphe qui lui servaient de sourcils.

-- Mais attendez donc, attendez donc. Il n'y a pas de la faute de
Mouston, puisqu'il ignorait lui-meme ou vous etiez.

-- Sans doute. Voila pourquoi j'ai si grande hate de comprendre.

-- Oh! comme vous etes impatient, Porthos!

-- Quand je ne comprends pas, je suis terrible.

-- Vous allez comprendre. Aramis vous a ecrit a Pierrefonds,
n'est-ce pas?

-- Oui.

-- Il vous a ecrit d'arriver avant l'equinoxe?

-- C'est vrai.

-- Eh bien! voila, dit d'Artagnan, esperant que cette raison
suffirait a Porthos.

Porthos parut se livrer a un violent travail d'esprit.

-- Oh! oui, dit-il, je comprends. Comme Aramis me disait d'arriver
avant l'equinoxe, vous avez compris que c'etait pour le rejoindre.
Vous vous etes informe ou etait Aramis, vous disant: "ou sera
Aramis, sera Porthos." Vous avez appris qu'Aramis etait en
Bretagne, et vous vous etes dit: "Porthos est en Bretagne."

-- Eh! justement. En verite, Porthos, je ne sais comment vous ne
vous etes pas fait devin. Alors, vous comprenez: en arrivant a La
Roche-Bernard, j'ai appris les beaux travaux de fortification que
l'on faisait a Belle-Ile. Le recit qu'on m'en a fait a pique ma
curiosite. Je me suis embarque sur un batiment pecheur, sans
savoir le moins du monde que vous etiez ici. Je suis venu. J'ai vu
un gaillard qui remuait une pierre qu'Ajax n'eut pas ebranlee. Je
me suis ecrie: "Il n'y a que le baron de Bracieux qui soit capable
d'un pareil tour de force." Vous m'avez entendu, vous vous etes
retourne, vous m'avez reconnu, nous nous sommes embrasses, et, ma
foi, si vous le voulez bien, cher ami, nous nous embrasserons
encore.

-- Voila comment tout s'explique, en effet, dit Porthos.

Et il embrassa d'Artagnan avec une si grande amitie, que le
mousquetaire en perdit la respiration pendant cinq minutes.

-- Allons, allons, plus fort que jamais, dit d'Artagnan, et
toujours dans les bras, heureusement.

Porthos salua d'Artagnan avec un gracieux sourire.

Pendant les cinq minutes ou d'Artagnan avait repris sa
respiration, il avait reflechi qu'il avait un role fort difficile
a jouer. Il s'agissait de toujours questionner sans jamais
repondre. Quand la respiration lui revint, son plan de campagne
etait fait.


Chapitre LXX -- Ou les idees de d'Artagnan, d'abord fort
troublees, commencent a s'eclaircir un peu


D'Artagnan prit aussitot l'offensive.

-- Maintenant que je vous ai tout dit, cher ami, ou plutot que
vous avez tout devine, dites-moi ce que vous faites ici, couvert
de poussiere et de boue?

Porthos essuya son front, et regardant autour de lui avec orgueil:

-- Mais il me semble, dit-il, que vous pouvez le voir, ce que je
fais ici!

-- Sans doute, sans doute; vous levez des pierres.

-- Oh! pour leur montrer ce que c'est qu'un homme, aux faineants!
dit Porthos avec mepris. Mais vous comprenez...

-- Oui, vous ne faites pas votre etat de lever des pierres,
quoiqu'il y en ait beaucoup qui en font leur etat et qui ne les
levent pas comme vous. Voila donc ce qui me faisait vous demander
tout a l'heure: "Que faites-vous ici, baron?"

-- J'etudie la topographie, chevalier.

-- Vous etudiez la topographie?

-- Oui; mais vous-meme, que faites-vous sous cet habit bourgeois?

D'Artagnan reconnut qu'il avait fait une faute en se laissant
aller a son etonnement. Porthos en avait profite pour riposter
avec une question.

Heureusement d'Artagnan s'attendait a cette question.

-- Mais, dit-il, vous savez que je suis bourgeois, en effet;
l'habit n'a donc rien d'etonnant, puisqu'il est en rapport avec la
condition.

-- Allons donc, vous, un mousquetaire!

-- Vous n'y etes plus, mon bon ami; j'ai donne ma demission.

-- Bah!

-- Ah! mon Dieu, oui!

-- Et vous avez abandonne le service?

-- Je l'ai quitte.

-- Vous avez abandonne le roi?

-- Tout net.

Porthos leva les bras au ciel comme fait un homme qui apprend une
nouvelle inouie.

-- Oh! par exemple, voila qui me confond, dit-il.

-- C'est pourtant ainsi.

-- Et qui a pu vous determiner a cela?

-- Le roi m'a deplu; Mazarin me degoutait depuis longtemps, comme
vous savez; j'ai jete ma casaque aux orties.

-- Mais Mazarin est mort.

-- Je le sais parbleu bien; seulement, a l'epoque de sa mort, la
demission etait donnee et acceptee depuis deux mois. C'est alors
que, me trouvant libre, j'ai couru a Pierrefonds pour voir mon
cher Porthos. J'avais entendu parler de l'heureuse division que
vous aviez faite de votre temps, et je voulais pendant une
quinzaine de jours diviser le mien sur le votre.

-- Mon ami, vous savez que ce n'est pas pour quinze jours que la
maison vous est ouverte: c'est pour un an, c'est pour dix ans,
c'est pour la vie.

-- Merci, Porthos.

-- Ah ca! vous n'avez point besoin d'argent? dit Porthos en
faisant sonner une cinquantaine de louis que renfermait son
gousset. Auquel cas, vous savez...

-- Non, je n'ai besoin de rien; j'ai place mes economies chez
Planchet, qui m'en sert la rente.

-- Vos economies?

-- Sans doute, dit d'Artagnan; pourquoi voulez-vous que je n'aie
pas fait mes economies comme un autre, Porthos?

-- Moi! je ne veux pas cela; au contraire, je vous ai toujours
soupconne... c'est-a-dire Aramis vous a toujours soupconne d'avoir
des economies. Moi, voyez-vous, je ne me mele pas des affaires de
menage; seulement, ce que je presume, c'est que des economies de
mousquetaire, c'est leger.

-- Sans doute, relativement a vous, Porthos, qui etes
millionnaire; mais enfin je vais vous en faire juge. J'avais d'une
part vingt-cinq mille livres.

-- C'est gentil, dit Porthos d'un air affable.

-- Et, continua d'Artagnan, j'y ai ajoute, le 25 du mois dernier,
deux cents autres mille livres.

Porthos ouvrit des yeux enormes, qui demandaient eloquemment au
mousquetaire: "ou diable avez-vous vole une pareille somme, cher
ami?"

-- Deux cent mille livres! s'ecria-t-il enfin.

-- Oui, qui, avec vingt-cinq que j'avais, et vingt mille que j'ai
sur moi, me completent une somme de deux cent quarante-cinq mille
livres.

-- Mais voyons, voyons! d'ou vous vient cette fortune?

-- Ah! voila. Je vous conterai la chose plus tard, cher ami; mais
comme vous avez d'abord beaucoup de choses a me dire vous-meme,
mettons mon recit a son rang.

-- Bravo! dit Porthos, nous voila tous riches. Mais qu'avais-je
donc a vous raconter?

-- Vous avez a me raconter comment Aramis a ete nomme...

-- Ah! eveque de Vannes.

-- C'est cela, dit d'Artagnan, eveque de Vannes. Ce cher Aramis!
savez vous qu'il fait son chemin?

-- Oui, oui, oui! Sans compter qu'il n'en restera pas la.

-- Comment! vous croyez qu'il ne se contentera pas des bas
violets, et qu'il lui faudra le chapeau rouge?

-- Chut! cela lui est promis.

-- Bah! par le roi?

-- Par quelqu'un qui est plus puissant que le roi.

-- Ah! diable! Porthos, que vous me dites la de choses
incroyables, mon ami!

-- Pourquoi, incroyables? Est-ce qu'il n'y a pas toujours eu en
France quelqu'un de plus puissant que le roi?

-- Oh! si fait. Du temps du roi Louis XIII, c'etait le duc de
Richelieu; du temps de la regence, c'etait le cardinal Mazarin; du
temps de Louis XIV, c'est M...

-- Allons donc!

-- C'est M. Fouquet.

-- Tope! Vous l'avez nomme du premier coup.

-- Ainsi c'est M. Fouquet qui a promis le chapeau a Aramis?

Porthos prit un air reserve.

-- Cher ami, dit-il, Dieu me preserve de m'occuper des affaires
des autres et surtout de reveler des secrets qu'ils peuvent avoir
interet a garder. Quand vous verrez Aramis, il vous dira ce qu'il
croira devoir vous dire.

-- Vous avez raison, Porthos, et vous etes un cadenas pour la
surete. Revenons donc a vous.

-- Oui, dit Porthos.

-- Vous m'avez donc dit que vous etiez ici pour etudier la
topographie?

-- Justement.

-- Tudieu! mon ami, les belles choses que vous ferez!

-- Comment cela?

-- Mais ces fortifications sont admirables.

-- C'est votre opinion?

-- Sans doute. En verite, a moins d'un siege tout a fait en regle,
Belle-Ile est imprenable.

Porthos se frotta les mains.

-- C'est mon avis, dit-il.

-- Mais qui diable a fortifie ainsi cette bicoque?

Porthos se rengorgea.

-- Je ne vous l'ai pas dit?

-- Non.

-- Vous ne vous en doutez pas?

-- Non; tout ce que je puis dire, c'est que c'est un homme qui a
etudie tous les systemes et qui me parait s'etre arrete au
meilleur.

-- Chut! dit Porthos; menagez ma modestie, mon cher d'Artagnan.

-- Vraiment! repondit le mousquetaire; ce serait vous... qui...
Oh!

-- Par grace, mon ami!

-- Vous qui avez imagine, trace et combine entre eux ces bastions,
ces redans, ces courtines, ces demi-lunes, qui preparez ce chemin
couvert?

-- Je vous en prie...

-- Vous qui avez edifie cette lunette avec ses angles rentrants et
ses angles saillants?

-- Mon ami...

-- Vous qui avez donne aux jours de vos embrasures cette
inclinaison a l'aide de laquelle vous protegez si efficacement les
servants de vos pieces?

-- Eh! mon Dieu, oui.

-- Ah! Porthos, Porthos, il faut s'incliner devant vous, il faut
admirer! Mais vous nous avez toujours cache ce beau genie!
J'espere, mon ami, que vous allez me montrer tout cela dans le
detail.

-- Rien de plus facile. Voici mon plan.

-- Montrez.

Porthos conduisit d'Artagnan vers la pierre qui lui servait de
table et sur laquelle le plan etait etendu.

Au bas du plan etait ecrit, de cette formidable ecriture de
Porthos, ecriture dont nous avons eu deja l'occasion de parler:
"Au lieu de vous servir du carre ou du rectangle, ainsi qu'on le
faisait jusqu'aujourd'hui, vous supposerez votre place enfermee
dans un hexagone regulier. Ce polygone ayant l'avantage d'offrir
plus d'angles que le quadrilatere. Chaque cote de votre hexagone,
dont vous determinerez la longueur en raison des dimensions prises
sur la place, sera divise en deux parties, et sur le point milieu
vous eleverez une perpendiculaire vers le centre du polygone,
laquelle egalera en longueur la sixieme partie du cote. Par les
extremites, de chaque cote du polygone, vous tracerez deux
diagonales et qui iront couper la perpendiculaire. Ces deux
droites formeront les lignes de defense."

-- Diable! dit d'Artagnan s'arretant a ce point de la
demonstration; mais c'est un systeme complet, cela, Porthos?

-- Tout entier, fit Porthos. Voulez-vous continuer?

-- Non pas, j'en ai lu assez; mais puisque c'est vous, mon cher
Porthos, qui dirigez les travaux, qu'avez-vous besoin d'etablir
ainsi votre systeme par ecrit?

-- Oh! mon cher, la mort!

-- Comment, la mort?

-- Eh oui! nous sommes tous mortels.

-- C'est vrai, dit d'Artagnan; vous avez reponse a tout, mon ami.

Et il reposa le plan sur la pierre.

Mais si peu de temps qu'il eut eu ce plan entre les mains,
d'Artagnan avait pu distinguer, sous l'enorme ecriture de Porthos,
une ecriture beaucoup plus fine qui lui rappelait certaines
lettres a Marie Michon dont il avait eu connaissance dans sa
jeunesse. Seulement, la gomme avait passe et repasse sur cette
ecriture, qui eut echappe a un oeil moins exerce que celui de
notre mousquetaire.

-- Bravo, mon ami, bravo! dit d'Artagnan.

-- Et maintenant, vous savez tout ce que vous vouliez savoir,
n'est-ce pas? dit Porthos en faisant la roue.

-- Oh! mon Dieu, oui; seulement, faites-moi une derniere grace,
cher ami.

-- Parlez; je suis le maitre ici.

-- Faites-moi le plaisir de me nommer ce monsieur qui se promene
la-bas.

-- Ou, la-bas?

-- Derriere les soldats.

-- Suivi d'un laquais?

-- Precisement.

-- En compagnie d'une espece de maraud vetu de noir?

-- A merveille!

-- C'est M. Getard.

-- Qu'est-ce que M. Getard, mon ami?

-- C'est l'architecte de la maison.

-- De quelle maison?

-- De la maison de M. Fouquet.

-- Ah! ah! s'ecria d'Artagnan; vous etes donc de la maison de
M. Fouquet, vous, Porthos?

-- Moi! et pourquoi cela? fit le topographe en rougissant jusqu'a
l'extremite superieure des oreilles.

-- Mais, vous dites la maison, en parlant de Belle-Ile, comme si
vous parliez du chateau de Pierrefonds.

Porthos se pinca les levres.

-- Mon cher, dit-il, Belle-Ile est a M. Fouquet, n'est-ce pas?

-- Oui.

-- Comme Pierrefonds est a moi?

-- Certainement.

-- Vous etes venu a Pierrefonds?

-- Je vous ai dit que j'y etais ne voila pas deux mois.

-- Y avez-vous vu un monsieur qui a l'habitude de s'y promener une
regle a la main?

-- Non; mais j'eusse pu l'y voir, s'il s'y promenait
effectivement.

-- Eh bien! ce monsieur, c'est M. Boulingrin.

-- Qu'est-ce que M. Boulingrin?

-- Voila justement. Si quand ce monsieur se promene une regle a la
main, quelqu'un me demande: "Qu'est-ce que M. Boulingrin?" je
reponds: "C'est l'architecte de la maison." Eh bien! M. Getard est
le Boulingrin de M. Fouquet. Mais il n'a rien a voir aux
fortifications, qui me regardent seul, entendez-vous bien? rien,
absolument.

-- Ah! Porthos, s'ecria d'Artagnan en laissant tomber ses bras
comme un vaincu qui rend son epee; ah! mon ami, vous n'etes pas
seulement un topographe herculeen, vous etes encore un
dialecticien de premiere trempe.

-- N'est-ce pas, repondit Porthos, que c'est puissamment raisonne?

Et il souffla comme le congre que d'Artagnan avait laisse echapper
le matin.

-- Et maintenant, continua d'Artagnan, ce maraud qui accompagne
M. Getard est-il aussi de la maison de M. Fouquet?

-- Oh! fit Porthos avec mepris, c'est un M. Jupenet ou Juponet,
une espece de poete.

-- Qui vient s'etablir ici?

-- Je crois que oui.

-- Je pensais que M. Fouquet avait bien assez de poetes la-bas:
Scudery, Loret, Pellisson, La Fontaine. S'il faut que je vous dise
la verite, Porthos, ce poete-la vous deshonore.

-- Eh! mon ami, ce qui nous sauve, c'est qu'il n'est pas ici comme
poete.

-- Comment donc y est-il?

-- Comme imprimeur, et meme vous me faites songer que j'ai un mot
a lui dire, a ce cuistre.

-- Dites.

Porthos fit un signe a Jupenet, lequel avait bien reconnu
d'Artagnan et ne se souciait pas d'approcher; ce qui amena tout
naturellement un second signe de Porthos.

Ce signe etait tellement imperatif, qu'il fallait obeir cette
fois.

Il s'approcha donc.

-- Ca! dit Porthos, vous voila debarque d'hier et vous faites deja
des votres.

-- Comment cela, monsieur le baron? demanda Jupenet tout
tremblant.

-- Votre presse a gemi toute la nuit, monsieur, dit Porthos, et
vous m'avez empeche de dormir, corne de boeuf!

-- Monsieur... objecta timidement Jupenet.

-- Vous n'avez rien encore a imprimer; donc vous ne devez pas
encore faire aller la presse. Qu'avez-vous donc imprime cette
nuit?

-- Monsieur, une poesie legere de ma composition.

-- Legere! Allons donc, monsieur, la presse criait que c'etait
pitie. Que cela ne vous arrive plus, entendez-vous?

-- Non, monsieur.

-- Vous me le promettez?

-- Je le promets.

-- C'est bien; pour cette fois, je vous pardonne. Allez!

Le poete se retira avec la meme humilite dont il avait fait preuve
en arrivant.

-- Eh bien! maintenant que nous avons lave la tete a ce drole,
dejeunons, dit Porthos.

-- Oui, dit d'Artagnan, dejeunons.

-- Seulement, dit Porthos, je vous ferai observer, mon ami, que
nous n'avons que deux heures pour notre repas.

-- Que voulez-vous! nous tacherons d'en faire assez. Mais pourquoi
n'avons-nous que deux heures?

-- Parce que la maree monte a une heure, et qu'avec la maree je
pars pour Vannes. Mais, comme je reviens demain, cher ami, restez
chez moi, vous y serez le maitre. J'ai bon cuisinier, bonne cave.

-- Mais non, interrompit d'Artagnan, mieux que cela.

-- Quoi?

-- Vous allez a Vannes, dites-vous?

-- Sans doute.

-- Pour voir Aramis?

-- Oui.

-- Eh bien! moi qui etais venu de Paris expres pour voir Aramis...

-- C'est vrai.

-- Je partirai avec vous.

-- Tiens! c'est cela.

-- Seulement, je devais commencer par voir Aramis, et vous apres.
Mais l'homme propose et Dieu dispose. J'aurai commence par vous,
je finirai par Aramis.

-- Tres bien!

-- Et en combien d'heures allez-vous d'ici a Vannes?

-- Ah! mon Dieu! en six heures. Trois heures de mer d'ici a
Sarzeau, trois heures de route de Sarzeau a Vannes.

-- Comme c'est commode! Et vous allez souvent a Vannes, etant si
pres de l'eveche?

-- Oui, une fois par semaine. Mais attendez que je prenne mon
plan.

Porthos ramassa son plan, le plia avec soin et l'engouffra dans sa
large poche.

-- Bon! dit a part d'Artagnan, je crois que je sais maintenant
quel est le veritable ingenieur qui fortifie Belle-Ile. Deux
heures apres, a la maree montante, Porthos et d'Artagnan partaient
pour Sarzeau.


Chapitre LXXI -- Une procession a Vannes


La traversee de Belle-Ile a Sarzeau se fit assez rapidement, grace
a l'un de ces petits corsaires dont on avait parle a d'Artagnan
pendant son voyage, et qui, tailles pour la course et destines a
la chasse, s'abritaient momentanement dans la rade de Locmaria, ou
l'un d'eux, avec le quart de son equipage de guerre, faisait le
service entre Belle-Ile et le continent.

D'Artagnan eut l'occasion de se convaincre cette fois encore que
Porthos, bien qu'ingenieur et topographe, n'etait pas profondement
enfonce dans les secrets d'Etat.

Sa parfaite ignorance, au reste, eut passe pres de tout autre pour
une savante dissimulation. Mais d'Artagnan connaissait trop bien
tous les plis et replis de son Porthos pour ne pas y trouver un
secret s'il y etait, comme ces vieux garcons ranges et minutieux
savent trouver, les yeux fermes, tel livre sur les rayons de la
bibliotheque, telle piece de linge dans un tiroir de leur commode.

Donc, s'il n'avait rien trouve, ce ruse d'Artagnan, en roulant et
en deroulant son Porthos, c'est qu'en verite il n'y avait rien.

-- Soit, dit d'Artagnan; j'en saurai plus a Vannes en une demi-
heure que Porthos n'en a su a Belle-Ile en deux mois. Seulement,
pour que je sache quelque chose, il importe que Porthos n'use pas
du seul stratageme dont je lui laisse la disposition. Il faut
qu'il ne previenne point Aramis de mon arrivee.

Tous les soins du mousquetaire se bornerent donc pour le moment a
surveiller Porthos.

Et, hatons-nous de le dire, Porthos ne meritait pas cet exces de
defiance. Porthos ne songeait aucunement a mal.

Peut-etre, a la premiere vue, d'Artagnan lui avait-il inspire un
peu de defiance; mais presque aussitot d'Artagnan avait reconquis
dans ce bon et brave coeur la place qu'il y avait toujours
occupee, et pas le moindre nuage n'obscurcissait le gros oeil de
Porthos se fixant de temps en temps avec tendresse sur son ami.

En debarquant, Porthos s'informa si ses chevaux l'attendaient Et,
en effet, il les apercut bientot a la croix du chemin qui tourne
autour de Sarzeau et qui, sans traverser cette petite ville,
aboutit a Vannes. Ces chevaux etaient au nombre de deux: celui de
M. de Vallon et celui de son ecuyer.

Car Porthos avait un ecuyer depuis que Mousqueton n'usait plus que
du chariot comme moyen de locomotion.

D'Artagnan s'attendait a ce que Porthos proposat d'envoyer en
avant son ecuyer sur un cheval pour en ramener un autre, et il se
promettait, lui, d'Artagnan, de combattre cette proposition. Mais
rien de ce que presumait d'Artagnan n'arriva. Porthos ordonna tout
simplement au serviteur de mettre pied a terre et d'attendre son
retour a Sarzeau pendant que d'Artagnan monterait son cheval.

Ce qui fut fait.

-- Eh! mais vous etes homme de precaution, mon cher Porthos, dit
d'Artagnan a son ami lorsqu'il se trouva en selle sur le cheval de
l'ecuyer.

-- Oui; mais c'est une gracieusete d'Aramis. Je n'ai pas mes
equipages ici. Aramis a donc mis ses ecuries a ma disposition.

-- Bons chevaux, mordioux! pour des chevaux d'eveque, dit
d'Artagnan. Il est vrai qu'Aramis est un eveque tout particulier.

-- C'est un saint homme, repondit Porthos d'un ton presque
nasillard et en levant les yeux au ciel.

-- Alors il est donc bien change, dit d'Artagnan, car nous l'avons
connu passablement profane.

-- La grace l'a touche, dit Porthos.

-- Bravo! dit d'Artagnan, cela redouble mon desir de le voir, ce
cher Aramis.

Et il eperonna son cheval, qui l'emporta avec une nouvelle
rapidite.

-- Peste! dit Porthos, si nous allons de ce train-la, nous ne
mettrons qu'une heure au lieu de deux.

-- Pour faire combien, dites-vous, Porthos?

-- Quatre lieues et demie.

-- Ce sera aller bon pas.

-- J'aurais pu, cher ami, vous faire embarquer sur le canal; mais
au diable les rameurs ou les chevaux de trait! Les premiers vont
comme des tortues, les seconds comme des limaces, et quand on peut
se mettre un bon coursier entre les genoux, mieux vaut un bon
cheval que des rameurs ou tout autre moyen.

-- Vous avez raison, vous surtout, Porthos, qui etes toujours
magnifique a cheval.

-- Un peu lourd, mon ami; je me suis pese dernierement.

-- Et combien pesez-vous?

-- Trois cents! dit Porthos avec orgueil.

-- Bravo!

-- De sorte, vous comprenez, qu'on est force de me choisir des
chevaux dont le rein soit droit et large, autrement je les creve
en deux heures.

-- Oui, des chevaux de geant, n'est-ce pas, Porthos?

-- Vous etes bien bon, mon ami, repliqua l'ingenieur avec une
affectueuse majeste.

-- En effet, mon ami, repliqua d'Artagnan, il me semble que votre
monture sue deja.

-- Dame; il fait chaud. Ah! ah! voyez-vous Vannes maintenant?

-- Oui, tres bien. C'est une fort belle ville, a ce qu'il parait?

-- Charmante, selon Aramis, du moins; moi, je la trouve noire;
mais il parait que c'est beau, le noir, pour les artistes. J'en
suis fache.

-- Pourquoi cela, Porthos?

-- Parce que j'ai precisement fait badigeonner en blanc mon
chateau de Pierrefonds, qui etait gris de vieillesse.

-- Hum! fit d'Artagnan; en effet, le blanc est plus gai.

-- Oui, mais c'est moins auguste, a ce que m'a dit Aramis.
Heureusement qu'il y a des marchands de noir: je ferai
rebadigeonner Pierrefonds en noir, voila tout. Si le gris est
beau, vous comprenez, mon ami, le noir doit etre superbe.

-- Dame! fit d'Artagnan, cela me parait logique.

-- Est-ce que vous n'etes jamais venu a Vannes, d'Artagnan?

-- Jamais.

-- Alors vous ne connaissez pas la ville?

-- Non.

-- Eh bien! tenez, dit Porthos en se haussant sur ses etriers,
mouvement qui fit flechir l'avant-main de son cheval, voyez-vous
dans le soleil, la-bas, cette fleche?

-- Certainement, que je la vois.

-- C'est la cathedrale.

-- Qui s'appelle?

-- Saint-Pierre. Maintenant, la, tenez, dans le faubourg a gauche,
voyez vous une autre croix?

-- A merveille.

-- C'est Saint-Paterne, la paroisse de predilection d'Aramis.

-- Ah!

-- Sans doute. Voyez-vous, saint Paterne passe pour avoir ete le
premier eveque de Vannes. Il est vrai qu'Aramis pretend que non,
lui. Il est vrai qu'il est si savant, que cela pourrait bien
n'etre qu'un paro... qu'un para...

-- Qu'un paradoxe, dit d'Artagnan.

-- Precisement. Merci, la langue me fourchait... il fait si chaud.

-- Mon ami, fit d'Artagnan, continuez, je vous prie, votre
interessante demonstration. Qu'est-ce que ce grand batiment blanc
perce de fenetres?

-- Ah! celui-la, c'est le college des jesuites. Pardieu! vous avez
la main heureuse. Voyez-vous pres du college une grande maison a
clochetons a tourelles, et d'un beau style gothique, comme dit
cette brute de M. Getard?

-- Oui, je la vois. Eh bien?

-- Eh bien! c'est la que loge Aramis.

-- Quoi! il ne loge pas a l'eveche?

-- Non; l'eveche est en ruines. L'eveche, d'ailleurs, est dans la
ville, et Aramis prefere le faubourg. Voila pourquoi, vous dis-je,
il affectionne Saint-Paterne, parce que Saint-Paterne est dans le
faubourg. Et puis il y a dans ce meme faubourg un mail, un jeu de
paume et une maison de dominicains. Tenez, celle-la qui eleve
jusqu'au ciel ce beau clocher.

-- Tres bien.

-- Ensuite, voyez-vous, le faubourg est comme une ville a part; il
a ses murailles, ses tours, ses fosses; le quai meme y aboutit, et
les bateaux abordent au quai. Si notre petit corsaire ne tirait
pas huit pieds d'eau, nous serions arrives a pleines voiles jusque
sous les fenetres d'Aramis.

-- Porthos, Porthos, mon ami, s'ecria d'Artagnan, vous etes un
puits de science, une source de reflexions ingenieuses et
profondes. Porthos, vous ne me surprenez plus, vous me confondez.

-- Nous voici arrives, dit Porthos, detournant la conversation
avec sa modestie ordinaire.

"Et il etait temps, pensa d'Artagnan, car le cheval d'Aramis fond
comme un cheval de glace."

Ils entrerent presque au meme instant dans le faubourg, mais a
peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils furent surpris de voir les
rues jonchees de feuillages et de fleurs.

Aux vieilles murailles de Vannes pendaient les plus vieilles et
les plus etranges tapisseries de France.

Des balcons de fer tombaient de longs draps blancs tout parsemes
de bouquets.

Les rues etaient desertes; on sentait que toute la population
etait rassemblee sur un point.

Les jalousies etaient closes, et la fraicheur penetrait dans les
maisons sous l'abri des tentures, qui faisaient de larges ombres
noires entre leurs saillies et les murailles. Soudain, au detour
d'une rue, des chants frapperent les oreilles des nouveaux
debarques. Une foule endimanchee apparut a travers les vapeurs de
l'encens qui montait au ciel en bleuatres flocons, et les nuages
de feuilles de roses voltigeant jusqu'aux premiers etages. Au-
dessus de toutes les tetes, on distinguait les croix et les
bannieres, signes sacres de la religion.

Puis, au-dessous de ces croix et de ces bannieres, et comme
protegees par elles, tout un monde de jeunes filles vetues de
blanc et couronnees de bleuets.

Aux deux cotes de la rue, enfermant le cortege, s'avancaient les
soldats de la garnison, portant des bouquets dans les canons de
leurs fusils et a la pointe de leurs lances.

C'etait une procession.

Tandis que d'Artagnan et Porthos regardaient avec une ferveur de
bon gout qui deguisait une extreme impatience de pousser en avant,
un dais magnifique s'approchait, precede de cent jesuites et de
cent dominicains, et escorte par deux archidiacres, un tresorier,
un penitencier et douze chanoines. Un chantre a la voix
foudroyante, un chantre trie certainement dans toutes les voix de
la France, comme l'etait le tambour-major de la garde imperiale
dans tous les geants de l'Empire, un chantre, escorte de quatre
autres chantres qui semblaient n'etre la que pour lui servir
d'accompagnement, faisait retentir les airs et vibrer les vitres
de toutes les maisons.

Sous le dais apparaissait une figure pale et noble, aux yeux
noirs, aux cheveux noirs meles de fils d'argent, a la bouche fine
et circonspecte, au menton proeminent et anguleux.

Cette tete, pleine de gracieuse majeste, etait coiffee de la mitre
episcopale, coiffure qui lui donnait, outre le caractere de la
souverainete, celui de l'ascetisme et de la meditation
evangelique.

-- Aramis! s'ecria involontairement le mousquetaire quand cette
figure altiere passa devant lui.

Le prelat tressaillit; il parut avoir entendu cette voix comme un
mort ressuscitant entend la voix du Sauveur. Il leva ses grands
yeux noirs aux longs cils et les porta sans hesiter vers l'endroit
d'ou l'exclamation etait partie. D'un seul coup d'oeil, il avait
vu Porthos et d'Artagnan pres de lui. De son cote, d'Artagnan,
grace a l'acuite de son regard, avait tout vu, tout saisi. Le
portrait en pied du prelat etait entre dans sa memoire pour n'en
plus sortir.

Une chose surtout avait frappe d'Artagnan. En l'apercevant, Aramis
avait rougi, puis il avait a l'instant meme concentre sous sa
paupiere le feu du regard du maitre et l'imperceptible
affectuosite du regard de l'ami.

Il etait evident qu'Aramis s'adressait tout bas cette question:
"Pourquoi d'Artagnan est-il la avec Porthos, et que vient-il faire
a Vannes?" Aramis comprit tout ce qui se passait dans l'esprit de
d'Artagnan en reportant son regard sur lui et en voyant qu'il
n'avait pas baisse les yeux.

Il connait la finesse de son ami et son intelligence; il craint de
laisser deviner le secret de sa rougeur et de son etonnement.
C'est bien le meme Aramis, ayant toujours un secret a dissimuler.
Aussi, pour en finir avec ce regard d'inquisiteur qu'il faut faire
baisser a tout prix, comme a tout prix un general eteint le feu
d'une batterie qui le gene, Aramis etend sa belle main blanche, a
laquelle etincelle l'amethyste de l'anneau pastoral, il fend l'air
avec le signe de la croix et foudroie ses deux amis avec sa
benediction. Peut-etre, reveur et distrait, d'Artagnan, impie
malgre lui, ne se fut point baisse sous cette benediction sainte;
mais Porthos a vu cette distraction, et, appuyant amicalement sa
main sur le dos de son compagnon, il l'ecrase vers la terre.

D'Artagnan flechit: peu s'en faut meme qu'il ne tombe a plat
ventre.

Pendant ce temps, Aramis est passe.

D'Artagnan, comme Antee, n'a fait que toucher la terre, et il se
retourne vers Porthos tout pret a se facher.

Mais il n'y a pas a se tromper a l'intention du brave hercule:
c'est un sentiment de bienseance religieuse qui le pousse.
D'ailleurs, la parole, chez Porthos, au lieu de deguiser la
pensee, la complete toujours.

-- C'est fort gentil a lui, dit-il, de nous avoir donne comme cela
une benediction, a nous tout seuls. Decidement, c'est un saint
homme et un brave homme.

Moins convaincu que Porthos, d'Artagnan ne repondit pas.

-- Voyez, cher ami, continua Porthos, il nous a vus, et au lieu de
continuer a marcher au simple pas de procession, comme tout a
l'heure, voila qu'il se hate. Voyez-vous comme le cortege double
sa vitesse? Il est presse de nous voir et de nous embrasser, ce
cher Aramis.

-- C'est vrai, repondit d'Artagnan tout haut.

Puis tout bas:

-- Toujours est-il qu'il m'a vu, le renard, et qu'il aura le temps
de se preparer a me recevoir.

Mais la procession est passee; le chemin est libre.

D'Artagnan et Porthos marcherent droit au palais episcopal, qu'une
foule nombreuse entourait pour voir rentrer le prelat.

D'Artagnan remarqua que cette foule etait surtout composee de
bourgeois et de militaires.

Il reconnut dans la nature de ces partisans l'adresse de son ami.

En effet, Aramis n'etait pas homme a rechercher une popularite
inutile: peu lui importait d'etre aime de gens qui ne lui
servaient a rien.

Des femmes, des enfants, des vieillards, c'est-a-dire le cortege
ordinaire des pasteurs, ce n'etait pas son cortege a lui. Dix
minutes apres que les deux amis avaient passe le seuil de
l'eveche, Aramis rentra comme un triomphateur; les soldats lui
presentaient les armes comme a un superieur; les bourgeois le
saluaient comme un ami, comme un patron plutot que comme un chef
religieux. Il y avait dans Aramis quelque chose de ces senateurs
romains qui avaient toujours leurs portes encombrees de clients.
Au bas du perron, il eut une conference d'une demi-minute avec un
jesuite qui, pour lui parler plus discretement, passa la tete sous
le dais.

Puis il rentra chez lui; les portes se refermerent lentement, et
la foule s'ecoula, tandis que les chants et les prieres
retentissaient encore.

C'etait une magnifique journee. Il y avait des parfums terrestres
meles a des parfums d'air et de mer. La ville respirait le
bonheur, la joie, la force.

D'Artagnan sentit comme la presence d'une main invisible qui
avait, toute-puissante, cree cette force, cette joie, ce bonheur,
et repandu partout ces parfums.

"Oh! oh! se dit-il, Porthos a engraisse; mais Aramis a grandi."

Fin du tome I





End of the Project Gutenberg EBook of Le vicomte de Bragelonne, Tome I.
by Alexandre Dumas

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Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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