The Project Gutenberg EBook of Une politique europeenne : la France, la Russie, l'Allemagne et la guerre au Transvaal, by Etienne Grosclaude This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Une politique europeenne : la France, la Russie, l'Allemagne et la guerre au Transvaal Author: Etienne Grosclaude Release Date: October 25, 2004 [EBook #13855] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UNE POLITIQUE EUROPEENNE : *** Produced by Michael Ciesielski, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. ETIENNE GROSCLAUDE UNE POLITIQUE EUROPEENNE La France, la Russie, l'Allemagne Et LA GUERRE AU TRANSVAAL L'Afrique du Sud sera le tombeau de l'Angleterre. BISMARCK. "Prodigieuse contree, cette Afrique du Sud! on y convertit nos eveques, on y bat nos generaux et on y resout nos questions europeennes!" Cette tragique boutade, inspiree a un homme d'Etat anglais par la mort inutilement glorieuse du Prince imperial au Zoulouland, pourrait bien rencontrer une application nouvelle dans les evenements qui se deroulent en ce moment autour du Transvaal. Peut-etre ne se trouve-t-il plus de missionnaires evangelistes accessibles a la belle simplicite des religions primitives comme le fut l'eveque Colenso, mais il y a encore des generaux anglais a battre dans l'Afrique du Sud, et de graves problemes europeens se dressent attendant une solution qu'il ne serait pas surprenant de voir arriver de si loin. La patience de l'Europe finira quelque jour par se trouver a bout; ce jour approche; enfin lasse de supporter les provocations outrageantes de l'Angleterre et ses dommageables empietements, cette Europe va-t-elle sauter sur l'occasion inesperee de liquider en bloc un compte debiteur journellement grossi par les acquisitions de l'Imperialisme qui s'etale a la surface du globe sans trouver devant lui la moindre opposition de fait. Des mots, des mots, pas un geste, or si quelque chose pouvait arreter cette marche foudroyante, ce n'etait ni les jeremiades d'une diplomatie dont le style, des longtemps exerce a la fuite, excelle a trouver les detours par lesquels on echappe aux responsabilites de l'action,--ni les telegrammes a sensation d'un bouillant Kaiser, momentanement oublieux des egards qui sont dus a une vieille grand'mere... quelle que soit sa condition sociale. Le reveil de l'Europe, a l'heure ou nous voici, n'aurait assurement rien de premature, mais la condition physiologique la plus necessaire pour se reveiller, c'est de ne pas etre mort. Il faudrait donc au prealable s'assurer si dame Europe est defunte, ou si elle est seulement assoupie. L'Europe existe-t-elle encore autrement que sur la carte? sur la carte ou l'on voit juxtaposees des nations, dont les deux plus considerables sont separees par un abime de ressentiments que rien ne saurait combler,--rien, helas! de ce qu'il est permis d'attendre d'un consentement pacifique. Au centre: un groupement compact de nationalites dont la cohesion peut etre subitement aneantie par la disparition d'une dynastie; sur les cotes: deux grands peuples qu'unissent a travers l'espace des liens dont la solidite n'a pas encore ete soumise au controle d'une epreuve decisive. Aveuglee par le tourbillon des craintes et des esperances particularistes, l'agglomeration europeenne n'a point une vision suffisamment degagee pour discerner au dehors le peril qui la menace dans son ensemble et pour reconnaitre l'interet qu'il conviendrait de soutenir en commun. Il est toutefois incontestable que, depuis un certain temps, les deux groupes antagonistes, obeissant l'un et l'autre au seul instinct de la conservation, portent parallelement leurs efforts vers un unique objectif, qui est la paix de l'Europe; ce n'est un secret pour personne que, des son origine, la Triplice eut un caractere exclusivement defensif, prevoyante entreprise de cimentation du bloc improvise dans l'Europe centrale et longtemps expose a un retour offensif de ceux a qui l'on en avait arrache la derniere pierre. Or, en depit de toute vraisemblance et peut-etre aussi de toute logique, les angoisses, qui, durant une vingtaine d'annees, troublerent le sommeil des conquerants, se sont apaisees a mesure que se trouvaient decus les ardents espoirs de la nation mutilee qui, depuis le desastre, n'a pas eu un gouvernement capable de lui commander le devoir et de lui imposer la confiance. On a laisse le temps faire son oeuvre et une sorte de prescription s'etablir, bien qu'il n'en soit aucune d'admissible pour certains forfaits de l'histoire. Henri Heine reprochait a ses compatriotes de n'avoir pas encore, a l'heure ou il ecrivait, pris leur parti du meurtre de Conradin de Hohenstaufen par Charles d'Anjou; cette critique etait le plus bel eloge qu'on put faire d'une race qui ne s'expliquera jamais comment certains peuples se depouillent en quelques annees des souvenirs que les autres conservent a travers les siecles. Les causes de cette desaffection publique sont-elles dans la legerete de l'esprit francais? dans un abaissement des caracteres deprimes par la plus stupefiante humiliation nationale? dans une demoralisation consecutive a l'accroissement et a la vulgarisation du bien-etre materiel, qui retrecit les idees au calibre des petits interets immediats? dans le cosmopolitisme financier, qui subordonne les principes aux effets et les sentiments aux profits palpables? Peut-etre faudrait il les rechercher surtout dans deux ordres de phenomenes dont l'un est nefaste et gros de menaces, tandis que l'autre, en compensation, nous ouvre un avenir plein de promesses et soutient les plus radieuses en meme temps que les plus solides esperances de la patrie francaise: a notre passif, le decouragement ou ce pays est enfonce chaque jour davantage par le pessimisme d'une presse acharnee a ne fouiller que le mal, a n'etaler que les plaies, a ne publier que les hideurs d'une nation dont la sante n'a jamais ete plus exuberante, dont la fecondite au bien et la faculte du beau ne font doute que pour elle-meme, et dont la principale cause de faiblesse est dans ce regime enervant qui la reduirait bien vite a une hypocondrie plus desastreuse que ne le seraient de veritables infirmites. Pour ce qui est de notre actif, avec quelle encourageante satisfaction on y inscrit le prodigieux mouvement d'une expansion coloniale, qui, depuis vingt ans, a suscite tant d'admirables energies, secoue la torpeur des energies industrielles et commerciales, ranime l'esprit d'entreprise somnolent depuis un siecle, fait reapparaitre l'initiative individuelle dont l'effacement nous menacait d'une decadence irremediable, et ouvert a l'activite, par consequent a la prosperite nationale, un vaste empire dont le spectacle doit suffire a nous rendre le sentiment indispensable de notre force et de notre valeur! Voila ce que nous a donne notre politique coloniale; il est vrai que nous n'avons pas ete seuls a en beneficier et qu'elle a valu la paix a l'Europe. On lui en a fait un crime. Le grief etait-il fonde? Il l'etait sans aucun doute, si l'on a lieu de croire que, sans l'oeuvre absorbante qui nous a successivement occupes en Tunisie, au Tonkin, au Soudan et a Madagascar, nous nous fussions trouves dans les conditions morales et materielles indispensables pour assurer la reparation des catastrophes de 1870 et la reprise de l'Alsace-Lorraine. Si, au contraire, en imaginant que ne se fut pas developpee cette grandiose epopee coloniale, qui, sans detourner une proportion excessive de nos forces continentales, nous a valu une immense extension territoriale et un indeniable relevement de notre situation morale, de notre credit europeen, de notre "standing", comme disent les Anglais; si l'on est amene par l'examen de cette hypothese a la conclusion qu'en l'absence de toute cette activite au dehors, nous n'aurions pas davantage tire parti en Europe de notre liberte d'action,--faute de pouvoir compter sur l'etat d'esprit indispensable pour mener a bien la plus formidable entreprise militaire des temps modernes,--et que tout se serait borne a en parler davantage et a y penser plus longtemps, mais sans rien faire de plus; alors il faut proclamer que notre politique coloniale a ete un grand bienfait pour la France en meme temps que pour le reste de l'univers,--a l'exception de l'empire britannique,--et que Jules Ferry fut un des hommes d'Etat les plus avises de notre epoque. En depit des efforts constants de l'Angleterre souveraine de toutes les eaux, et qui navigue avec une superiorite particuliere dans l'eau trouble,--la situation de l'Europe s'est visiblement clarifiee depuis quelques annees; non seulement il apparait qu'une unite d'action momentanee y serait possible dans des cas determines, mais il semble meme qu'elle serait facilitee par le groupement actuel des forces opposees en deux faisceaux, que rien n'empecherait de diriger a un moment donne dans le meme sens, quitte a les laisser reprendre, l'instant d'apres, leur orientation habituelle. Cette synergie occasionnelle, il ne faut pas l'oublier, s'est deja manifestee dans les affaires de Chine, ou la France et la Russie, d'accord sur ce point, et sur ce point seulement, avec l'Allemagne, ont "syndique" leurs interets en face de l'Angleterre. C'est a dessein que j'emprunte au langage des gens d'affaires ce terme significatif, puisque aussi bien toutes les grandes nations out reconnu l'avantage d'emprunter a l'imperialisme britannique sa politique de "business", au moment ou se debattent en Asie et en Afrique les interets materiels les plus considerables et ou sir Charles Beresford, au retour de son importante mission en Extreme-Orient, s'intitule avec une apparente modestie "le commis-voyageur" de la Grande-Bretagne. Les nations europeennes semblent etre parvenues a ce point de developpement ou l'individu, sentant se ralentir sa facilites de produire, met a profit sa vieille experience pour tirer parti du travail d'autrui; c'est pour cela que, sur toute la surface du globe, se debat presentement la competition la plus apre qui ait jamais mis des gens d'affaires aux prises: le partage des contrees de production entre les vieux pays, dont l'activite doit se borner desormais a une exploitation lucrative. Le procede syndicataire est plus indique que tout autre pour une operation de cette nature; il presente notamment l'avantage d'unir les interets sans lier les parties, qui conservent toute leur liberte d'action en dehors de l'objet special pour lequel est constitue le syndicat. Il n'a pas les exigences etroites de l'association, ni ses promiscuites; on a des interets communs, mais cela n'engage a rien pour les relations personnelles, et les porteurs de parts ne sont aucunement tenus de se saluer quand ils se rencontrent. C'est un avantage a considerer lorsqu'il s'agit d'un reglement de comptes comme celui que l'Europe peut avoir a effectuer d'un moment a l'autre, et qui serait singulierement facilite par une association temporaire, dans laquelle seraient totalises les credits individuels des divers participants sans qu'il en resultat pour eux l'obligation de se faire des politesses. Laissant de cote pour quelques heures les ressentiments ineffacables et reservant tous leurs droits sur le grave litige eleve entre elles il y a trente ans, la France et l'Allemagne peuvent-elles decemment entrer dans un syndicat de ce genre, en vue de sauvegarder des interets communs qu'il leur est impossible de soutenir isolement et dont la realisation se trouverait compromise par de plus amples delais? Telle est la question. Pour la resoudre, le premier point a examiner, c'est si leurs interets dans cette affaire sont d'un poids suffisant pour contrebalancer le dommage sentimental que nous infligerait un tel rapprochement? Est-il avere que l'expansion britannique constitue pour le genre humain un peril, dont nous aurons a supporter le premier choc, et si pressant qu'il nous faille imposer silence momentanement a notre profonde rancune pour marcher a cote de l'ennemi d'hier, et peut-etre de demain, contre l'ennemi de toujours? Les interets de cet associe de circonstance sont-ils, d'autre part, assez puissants pour le determiner a une communaute de raison,--non du sentiment,--sans aucune garantie de notre part contre les revendications qui nous tiennent au coeur? Ce syndicat, dont la gestion serait, je suppose, confiee tout d'abord a la Russie, en vue de reduire les froissements au minimum, disposerait-il de moyens assez puissants pour trancher au profit commun le grand partage mondial, on mettant l'adversaire dans l'impossibilite de se tailler la part du lion britannique, et assez continus pour assurer a chacun la jouissance pacifique des possessions equitablement reparties? Quels seront ses moyens d'action? Sur quels points devront-ils agir? et dans quelle forme? Sera-ce, comme il est desirable, dans un debat correct autour d'un tapis vert, sans qu'on en soit reduit a descendre sur le pre, et fera-t-on enfin cesser le bruit assourdissant des coups de canon de l'Afrique du Sud pour permettre aux interesses europeens d'echanger des observations dans ces formes courtoises que sont toujours enclins a observer entre eux des hommes armes jusqu'aux dents? Voila de formidables problemes qu'il serait urgent de resoudre et qu'il est interessant d'examiner en parvenant a ce carrefour historique, devant lequel sont en passe d'hesiter indefiniment nos diplomates de bureau, comparables a Hercule seulement par une indecision qui, en se prolongeant davantage, les assimilerait plus justement au quadrupede philosophique de Buridan. I Une caricature, dont la legende est passee en proverbe, constate que, du temps de Gavarni, les Anglais se consideraient deja comme chez eux partout ou l'eau etait salee; ils ont depuis cette epoque pris gout a l'eau douce et, apres avoir plante leur pavillon le long de toutes les cotes hospitalieres et sur toutes les iles en bonne place, ils se sont mis a remonter les fleuves, accaparant les grandes vallees l'une apres l'autre, portant leur effort principal en Chine, sur le Yang-Tse-Kiang, le Menam et le Mekong, et en Afrique, sur le Nil et le Niger, tout en empietant le plus possible sur le Zambese et en recherchant toutes les occasions de s'immiscer dans le Congo. On va jusqu'a pretendre que leur influence remonte tel fleuve d'Europe jusqu'au niveau du quai d'Orsay; qu'elle atteint meme, depuis quelques mois, sur la rive opposee jusqu'au Pavillon de Flore. Pour parler statistiquement, l'empire britannique couvre aujourd'hui plus d'un sixieme de la terre habitee. L'expansion phagedenique de son imperialisme devorera tout le reste, s'il ne lui est oppose une medication radicale et prompte. Enfantee par Cromwell et concue dans l'Acte de navigation,--alimentee par les fautes de Louis XIV, provoquant les nations a des guerres inutiles, ou la France et la Hollande s'epuiserent l'une contre l'autre au seul profit de leur rivale,--grandie en s'incorporant la substance de nos grandes entreprises coloniales qu'abandonnaient aux Indes et au Canada les politiciens de l'interieur, la puissance maritime de l'Angleterre a pris toute sa force au moment meme ou Napoleon lui fut livre par l'Europe, qui perdait ce jour-la son dernier defenseur. Elle s'etale depuis lors dans un embonpoint, qui revet, sous la poussee de l'Imperialisme, un inquietant aspect de turgescence. Voici deja qu'apparaissent a fleur de peau les symptomes d'une couperose que l'esthetique reprouve et que l'hygiene ne saurait tolerer: penibles demangeaisons du cote des Indes, ou l'anemie voisine a la plethore, fendillement du Canada, tumefaction de l'Australie par l'effet de cette chaleur du sang qui fait eclater les vaisseaux de l'Afrique du Sud. Cette efflorescence est due aux capiteuses doctrines, dont les premieres gouttes furent distillees par lord Beaconsfield et que M. Chamberlain repand a flots depuis quelques annees; c'est a lui qu'il faut s'en prendre si la nation anglaise, a l'exception de quelques tetes solides, est enivree par le suc fermente de l'herbe guerriere qui lui a fait perdre la notion des realites on meme temps que le sentiment des devoirs. Quand et comment cela va-t-il finir? Il n'y a rien de tel pour degriser les gens ivres que de voir couler leur sang. C'est le douloureux spectacle offert en ce moment a la nation anglaise. Elle s'en trouvera bien; l'avertissement et la saignee seront profitables a sa nature apoplectique, congestionnee chaque jour davantage par la satisfaction abusive d'un "besoin de prendre" que ne limite plus aucune consideration de respect humain. Il faut souhaiter pour l'Angleterre et pour le genre humain que cette intoxication ne se prolonge pas et que la cervelle britannique soit bientot debarrassee des manifestations delirantes de ce "jingoisme" qui met a l'unisson avec les elucubrations des chansonnettistes de cafe-concert les inspirations d'un admirable ecrivain comme Rudyard Kipling et les vers du poete laureat qu'est M. Alfred Austin: la "Chevauchee de Jameson", la rengaine patriotique d'Hamilton, dont le refrain "Bas les pattes, Allemagne!" fit fureur au lendemain du telegramme de Guillaume II, l'hymne en vogue a l'Alhambra, et la derniere pensee de l'auteur du _Jungle Book_, tout cela se ressemble et s'assemble, et se confond dans une deconcertante fraternite des genres litteraires: Shakespeare lui-meme se trouve emmene de gre ou de force dans la cohue imperialiste, a la representation de _King John_, ou, sous les yeux de M. Chamberlain, un public en folie salue d'applaudissements frenetiques ou de furieux grognements les passages dans lesquels il trouve place a des allusions aux choses du present. "Ainsi, quand on a entendu ces vers: _Stand back, lord Salisbury, stand back, I say! By heaven! I think my sword as sharp as yours?_ (Arriere, Salisbury, arriere, te dis-je! Par Dieu, mon epee n'est-elle pas aussi tranchante que la tienne?) on a fortement grogne", nous dit le correspondant d'un grand journal parisien. Cette citation est utile, en ce qu'elle fait comprendre l'attitude du Salisbury contemporain aux observateurs superficiels que trouble la desinvolture avec laquelle un homme d'Etat de ce sang-froid et de cette tenue s'est laisse gagner a la main par le fougueux attelage qu'on le croyait de force a maintenir. On s'explique parfaitement qu'emporte dans ce galop infernal, sur la pente d'une inclination de l'opinion publique aussi accentuee, un homme de l'age du marquis de Salisbury ne se soit pas senti assez vigoureux pour bouter en douceur le char de l'Etat contre la borne d'un veto souverain, ni assez ingambe pour sauter a terre, et qu'il ait rendu la main. Au bout du fosse l'on verra si ce fut de la prudence. Il est egalement, vraisemblable que M. Chamberlain lui-meme a ete entraine par ce mouvement populaire fort au dela du but qu'il cherchait a atteindre, et avec une vitesse dont il n'est pas sans eprouver les inconvenients. C'est un destin auquel se trouvent constamment exposes les agitateurs publics. "Il y a des hommes que la popularite devance, presque sans qu'ils l'aient cherchee, que l'opinion prend par la main, pour ainsi dire, auxquels elle commande des crimes en vue d'un programme qu'elle leur impose... Le criminel en pareil cas, c'est la foule, vraie lady Macbeth, qui, des qu'elle a choisi son favori, l'enivre de ce mot magique: Tu seras roi! Dans quelle mesure ces lignes de Renan s'appliquent-elles a M. Chamberlain et quelle est la part du dessein conscient dans le genie malfaisant de ce politicien qu'une ambition implacable a eleve progressivement de la manufacture des souliers a la fabrication des ecrous, et du college electoral de Birmingham jusqu'a la plus haute situation politique du Royaume-Uni,--qui est peut-etre a la veille de trouver en lui son Crispi? C'est une question qu'il serait interessant de poser, par exemple, a M. Stead, l'ancien Directeur du _Pall Mail Gazette_, l'editeur actuel de la _Review of Reviews_, qui a sonde les arcanes psychologiques du heros de l'imperialisme et en a rapporte dans sa retentissante brochure: _Avons-nous une raison?_ de singulieres revelations sur la mobilite d'un esprit politique qualifiant jadis de "<scandaleuse immoralite" une campagne que son entree au Colonial Office aureola subitement de toute la saintete d'une moderne croisade,--sur la complicite financiere de ce politique dans la flibusterie Rhodes-Jameson et sur la collusion avec les coupables du juge-enqueteur apposant sa signature au bas d'un rapport mensonger; on pourrait aussi, comme l'a fait M. Pierre Mille du _Temps_, s'enquerir la-dessus aupres de l'editeur du _Manchester Guardian_ ou aupres de M. Wilson, qui a nettement devoile les speculations fantastiques dont s'echauffe le patriotisme des promoteurs de l'expedition sud-africaine, fanatiques defenseurs des _Uitlanders_, ces interessants millionnaires, dont la "lande natale" est le parquet de la Bourse, comme le dit, dans le _Truth_, M. Labouchere, qui parait etre, lui aussi, fort bien renseigne sur l'homme du jour, sur sa participation personnelle aux petites et aux grandes _affaires_ du Transvaal et de la Chartered, aussi bien qu'aux operations fructueusement liquidees, grace a lui, par la Compagnie Royale du Niger. Voici l'horoscope que M. Labouchere tirait, il y a quelques mois, sur ce grand entrepreneur de speculation a main armee: Si lord Salisbury ne surveille pas avec soin son secretaire d'Etat, nous nous trouverons engages dans une guerre, au Sud-Africain, et non avec le seul Transvaal,--guerre dans laquelle les sympathies de la majorite des habitants du Cap seront tournees vers nos adversaires,--guerre qui n'aura d'autre but que de satisfaire la rancune de M. Chamberlain contre le president Krueger. M. Chamberlain n'est pas un homme d'Etat. Hors du pouvoir, ses projets apparaissent et disparaissent comme les averses d'avril. Une, fois au pouvoir, son grand but est de mettre ses collegues dans l'embarras. Si on l'avait laisse faire, nous aurions eu la guerre avec la Russie, la France, les Etats-Unis et l'Allemagne... Dans ma conviction, M. Chamberlain est le plus dangereux ministre imperial qui ait jamais dirige le departement des Colonies. Si lord Salisbury n'avait pas energiquement retenu M. Chamberlain, nos colonies en arriveraient bientot a abhorrer le lien qui les attache a nous, et l'avidite pour les annexions africaines nous aurait deja jetes dans un conflit avec une ou plusieurs puissances europeennes." Cette page prophetique marque une des escarmouches de la guerre de broussailles qui se poursuit au jour le jour entre le lyrisme brutal de Kipling, d'Austin et des pourvoyeurs de _music halls_, enroles avec eux sous la banniere de l'Imperialisme, et l'humour acere du vieil esprit critique anglais, dont le directeur du _Truth_ est le protagoniste le plus brillant et le plus redoute. Sa causticite ronge le foie des puritains d'Etat qui out engage l'honneur de l'Angleterre dans une guerre effroyable, dont le principe est ce qu'il appelle en argot de bourse un "slump in Kafftirs"--un coup sur les Cafres,--et dont le but humanitaire est de secourir contre les sataniques fermiers boers ces petits agneaux de financiers des mines d'or, "les ilotes du Rand" comme les appelle sir Alfred Milner. Il est vrai que cette qualification avait ete utilisee, trois ans auparavant par M. Leonard, l'audacieux mais fugitif entrepreneur de la revolution de Johannesburg, ce soulevement imprevu des miseres capitalistes, qui a inspire a M. Cecil Rhodes devant la commission d'enquete parlementaire ce mot d'une profondeur vertigineuse: "J'ai fourni des fonds pour la revolution de Johannesburg, mais pas tous; ce n'est pas mon affaire de dire qui a fourni le reste. C'etait, je le reconnais, une revolution subventionnee, comme toutes les revolutions!" Cet aveu du dictateur de l'Imperialisme sud-africain en dit plus que tous les sarcasmes de ses adversaires sur une politique dont on trouverait la cle dans une citation de l'economiste Nebenius: "La guerre est le temps de moisson des capitalistes." ecrit-il dans ses _Considerations sur la situation economique, de la Grande-Bretagne._ Voila sans doute pourquoi la sanglante expedition engagee contre le Transvaal souleve l'enthousiasme de la bourgeoisie anglaise, composee de _businessmen_, dont M. Chamberlain est le type le plus accompli; voila pourquoi, d'autre part, elle a fait retentir jusque dans l'enceinte du Parlement la protestation discrete et resignee de lord Kimberley et de sir Campbell Bannerman, la reprobation formelle de sir William Harcourt et l'indignation de John Morley, que toute l'Angleterre appelait _honest John_ quand elle n'avait pas encore perdu la notion de l'honnetete. M. Chamberlain est l'ennemi personnel du genre humain, mais sa combativite s'est revetue d'une armure de prudence en Extreme-Orient, ou il a trouve a qui parler: inquietants partenaires aupres desquels il fallait etre le convive "a la longue cuiller", adversaires plus redoutables encore, en face desquels on devrait sortir des armes d'une taille proportionnee a la cuiller en question. La, tout s'est borne de sa part a quelques ecarts de langage, a des provocations purement verbales pour amuser la galerie. C'est ainsi qu'il fut amene a tourner ses batteries sur l'Afrique, ou ne se trouvait devant lui qu'un competiteur en pleine croissance territoriale mais moralement amoindri par une demoralisation politique qui laissait a la merci du quidam assez audacieux pour en imposer a un esprit affaibli, tout le benefice du travail vaillamment et perseveramment accompli par des membres alertes et vigoureux. Et l'oeuvre realisee en vingt ans d'une initiative coloniale aussi heureuse que vaillante, et favorisee contre toute attente par un esprit de suite qui faisait defaut partout alentour, s'est trouvee compromise par l'effet de la volonte d'un gouvernement incapable d'etendre son application a d'autres objets que ceux de la lutte des partis. Depuis l'epoque lointaine,--en ce temps-la M. Chamberlain ne s'elevait pas encore au-dessus de la chaussure,--depuis que le desastreux accident d'une fausse manoeuvre parlementaire entre Gambetta et M. de Freycinet nous a fait perdre l'Egypte mediterraneenne, les symptomes progressifs de notre affaissement interieur se sont normalement developpes jusqu'au jour ou il a ete reconnu que nous etions murs pour l'affolement: alors, il a suffi de la menace de Fachoda,--merveilleusement mise en scene, il est vrai,--pour nous faire abandonner precipitamment le Soudan Nilotique aux mains d'un larron, dont la terrifiante escopette n'etait pas chargee d'une autre poudre que celle que l'on jette aux yeux, et dont la seule chance serieuse de nous reduire residait dans son ascendant moral. Ce fut alors que le marquis de Salisbury fit signer a la France, sous le nom de Declaration additionnelle a la Convention franco-anglaise du 14 juin 1898, le billet de Fualdes, tandis que M. Chamberlain tournait frenetiquement l'orgue de Barbarie de ses Rudyard Kipling. La grandiose conception du chemin de fer du Cap au Caire trouvait des lors, de ce cote, une fondation puissante; il restait a en etablir l'autre pilier en agglomerant les moellons de l'Afrique du Sud par la reduction du Transvaal, corps etranger, dont la substance refractaire empechait le ciment de prendre. Il faudrait ensuite assurer le soutenement de la voute mediane par un accord,--il serait peut-etre plus exact de dire par un raccord,--soit avec la colonie allemande de l'Est-Africain, soit avec l'Etat independant du Congo, qui s'etendent, bout a bout, de l'un a l'autre ocean, en travers de la route virtuelle du Nord au Sud. La souverainete de l'Afrique tiendrait tout entiere dans cette entreprise, qui pretend donner au continent noir une colonne vertebrale gigantesque, un _back-bone,_ dont le noeud vital serait le Caire et dont les circonvolutions cerebrales auraient leur centre a Londres. Une fois pourvue de cet instrument de domination qui mettrait le Zambese et le Congo sous sa main deja posee sur tout le Nil et sur le Bas-Niger, l'Angleterre n'aurait plus qu'a s'installer a Delagoa-Bay, qui commande l'ocean Indien, et c'en serait fait a l'instant de l'oeuvre coloniale patiemment elaboree, au prix de quels sacrifices et de quels devouements par la France et, aussi, par l'Allemagne. La conquete du Transvaal represente pour l'Angleterre trois elements d'un interet capital: c'est la creation d'un empire sud-africain aussi puissant que celui des Indes et moins expose aux convoitises de voisinage; c'est l'accaparement des richesses minieres qui constituent un tresor dans lequel il n'y aura qu'a puiser pour alimenter les depenses incalculables d'une installation de cette envergure; c'est enfin la prise de possession de la baie de Delagoa, qui sera dans le jeu de l'Angleterre un atout aussi precieux que Gibraltar: la rade de Lourenco-Marques etant appelee a fournir, au prix de certains travaux, l'un des plus beaux ports du monde, et a devenir le grand deversoir des charbons de l'Afrique du Sud. Tout cela va tomber inevitablement aux mains de l'Angleterre, qui, comme l'avare Acheron, ne lache point sa proie, et c'en est fait de l'Afrique pour les autres nations de l'Europe, a moins qu'une voix ne se fasse entendre pour appeler le monde pacifique au soutien d'un equilibre sud-africain qui pourrait etre, avec une stabilite infiniment moins precaire, l'utile contrepoids de cet equilibre europeen dont la recherche a trouble plus de cervelles que la poursuite du mouvement perpetuel. L'historique de la question sud-africaine a ete trace maintes fois depuis que le conflit anglo-transvaalien, passant graduellement de la forme chronique a l'etat aigu, tient l'Europe en emoi. Il se lie d'ailleurs etroitement a la desolante histoire de la competition anglo-francaise en Egypte, qui marque la premiere etape de l'Imperialisme africain[1]. Depuis le temps ou lord Palmerston combattait l'oeuvre civilisatrice de Ferdinand de Lesseps par les procedes inqualifiables que M. Charles Roux denoncait recemment dans une etude magistrale[2] sur le canal de Suez--(l'un de ces moyens d'obstruction consistait a soulever les Fellahs)--jusqu'a M. Chamberlain, armant les noirs contre les colons hollandais, c'est la meme lutte que soutient l'Angleterre contre quiconque porte ombrage a cette prepotence de droit divin, a ce "Paramount Power" qu'elle revendique et dont les exigences dans l'Afrique du Sud revetent l'exclusivisme d'une sorte de doctrine de Monroe. [Note 1: Il ne nous appartient pas de nous arreter sur ce point et nous ne croyons pouvoir mieux faire que de signaler l'ouvrage de M. De Caix, pleinement documente, nettement deduit, fermement conclu: _Fachoda (la France et l'Angleterre)._--Librairie Africaine et Coloniale J. Andre.] [Note 2: _Revue de Paris_, n deg. des 1er, 15 octobre et 1er novembre.] Apres une vaine tentative pour enlever aux Hollandais leur florissante colonie du cap de Bonne-Esperance, en 1786,--attentat vivement chatie par le bailli de Suffren au combat du Cap-Vert,--l'Angleterre profita de la Revolution francaise pour s'y insinuer adroitement, mais c'etait cette fois-la dans l'honorable dessein de la conserver a la Hollande, car la politique anglaise est un peu comme le sabre de M. Prudhomme "pour defendre ses amis, et au besoin pour les combattre". Elle la conserva si bien qu'elle l'a gardee jusqu'a ce jour. Tous ses efforts s'appliquerent des lors a rendre le sejour intolerable aux Boers, peuple de paysans, comme le nom l'indique, forme des colons des Provinces-Unies (la Compagnie hollandaise s'etait installee aupres de Mount-Table en 1848) avec un fort apport de calvinistes francais, jetes hors de leur pays par la revocation de l'Edit de Nantes. Le general Joubert est un descendant de ceux-ci, et une infinite d'autres noms francais subsistent au Transvaal. Reconnaissant la vie impossible pour eux sous la domination anglaise, les Boers, s'eloignant du rivage, franchirent le seuil montagneux et longtemps ils errerent avec leurs troupeaux a travers la lande sud-africaine, dans la vaillante rudesse et la pastorale frugalite des Hebreux en Chanaan. Ce fut le grand _trekk_ de 1833, ou figurait Krueger adolescent. Dans leur lutte incessante contre les animaux, dont les plus redoutables et les plus abondants etaient les Cafres et les Zoulous (le Hottentot est paisible), la race fut vite aguerrie, puis les Anglais se chargerent de l'amener progressivement a une veritable perfection dans l'art de la guerre contre les armes europeennes. En 1848, on la pourchasse, on la defait a la bataille de Boomplatz et on pretend imposer la souverainete britannique sur la region de l'Orange-River; pour echapper a une domination odieuse, les Boers les plus vaillants s'en vont au dela du Natal, sous la conduite de Pretorius, retrouver les hardis pionniers qui disputaient a la ferocite des Matebeles cette marche sud-africaine, ou le sol du Witwatersrand, exploite aujourd'hui jusqu'a plus de trois mille pieds par la plus remuneratrice industrie qui soit au monde, etait alors foule par des lions et par des rhinoceros. Combattant d'un cote les noirs et de l'autre les Anglais, les Boers eurent bientot demontre a ceux-ci que le nouveau peuple d'Israel ne se laisserait pas reduire en servitude, et le gouvernement britannique prit le parti de reconnaitre, au traite de Sand-River (1852), la Republique sud-africaine du Transvaal. On n'attribuait alors a ces terres sauvages pas plus de valeur que lord Salisbury n'en accordait a ces sables dans lesquels, selon son impertinente appreciation, le coq gaulois se plait a picorer. Un beau jour, il se trouva des diamants a Kimberley, chez les Boers de l'Orange: presque aussitot la region de Kimberley etait annexee a la Couronne (1871). On decouvrit peu apres les mines d'or du Rand; le Transvaal prit aussitot le plus vif interet aux yeux de l'Angleterre qui se l'annexa sans autre forme de proces (1877), et, il faut le dire aussi, sans resistance effective des Boers, epuises de forces et de ressources par leurs luttes meurtrieres contre les peuplades noires sur lesquelles ils avaient conquis ce pays. Le commissaire anglais Shepstone n'eut qu'a se montrer pour prendre possession, par ordre du gouverneur general du Cap, sir Bartle Frere, dont la declaration fut confirmee l'an suivant par son successeur lord Wolseley, au mepris du traite de 1852. L'Angleterre triomphait. Elle a dechante depuis ce temps. Apres de vains et persistants efforts pour obtenir justice a Londres, les Boers, exasperes par l'intolerance maladroite des fonctionnaires locaux, comprirent qu'il n'y avait a compter que sur la force; dans une reunion solennelle des burghers a Pardekraal, le 16 decembre 1880, ils mirent a leur tete le triumvirat Krueger, Brand et Joorissen, qui confia la direction des operations militaires au general Joubert. Les Anglais furent battus a Potchefstroom, les passes du Drakenberg furent occupees sur la frontiere du Natal et les journees de Laings Neck et d'Iniogo, suivies de la double victoire de Majuba-Hill, mirent en deroute l'armee du general sir Pomeroy Colley, qui fut trouve parmi les morts. Le bruit courut qu'il s'etait brule la cervelle. Des droits que l'on defendait avec une telle vigueur d'argumentation etaient dignes de l'attention du gouvernement anglais; il le comprit tout de suite, etant de ceux-la qui pensent que bon accommodement est preferable a mauvais proces, et l'accommodement fut tout a son avantage, car, a la faveur d'un ingenieux artifice diplomatique, il maintenait le protectorat sur le peuple qui venait d'infliger un si rude echec a son protecteur. Les Boers protesterent la contre, tant et si bien, qu'a la suite de la mission en Europe de MM. Krueger, devenu president de la Republique, Jacob du Toit et general Smit, lord Derby, devant l'insistance de M. Gladstone, substitua a la convention anterieure le traite de 1884, dans lequel etaient nettement regles les rapports de l'Angleterre avec la Republique sud-africaine et qui ne portait plus trace d'une suzerainete, dont la suppression faisait la base du nouvel accord. Le Transvaal etait reintegre dans tous ses droits nationaux, sous cette seule reserve que l'Angleterre beneficierait d'une faculte de veto sur les traites conclus avec d'autres Etats que l'_Orange Free State_, pendant un delai de six mois apres leur redaction. C'est pour le retablissement de cette suzerainete, jamais exercee et promptement denoncee, que le gouvernement britannique fait la guerre, apres avoir joue longtemps d'un autre pretexte aussi peu fonde, la revendication des droits politiques des uitlanders (residents etrangers), en depit du traite de 1884, dont l'article 4 precise la nature de ces droits, exclusivement commerciaux, et sans la moindre pretention a une ingerence politique. M. Krueger avait pourtant, a une epoque ou il se faisait encore illusion sur la sincerite de certaines doleances, ouvert la porte du second Raad aux uitlanders justifiant comme electeurs de deux ans de sejour et de quatre ans comme eligibles, sous la seule condition, bien entendu, qu'ils renoncassent a la nationalite anglaise. Le nombre fut infime de ceux qui mirent a profit cette occasion d'echapper a leur sort de uitlanders persecutes. Ils voulaient bien partager les avantages des burghers, mais ils ne songeaient pas un seul instant a renoncer aux prerogatives des citoyens britanniques. Les ephemeres exploitants de ce camp minier qu'est la ville de Johannesburg, selon l'expression de M. Paul Leroy-Beaulieu, pretendaient faire la loi aux maitres du sol transvaalien, a ceux qui l'avaient conquis de leurs armes, arrose de leur sang, defendu de toutes leurs energies et constitue en un Etat qui represente, observons-le en passant, avec l'_Orange Free State_, la seule republique contemporaine vraiment digne de ce nom. Jameson pretendit regler la question d'un coup de main; on lui donna sur les doigts; M. Chamberlain l'a rouverte avec une poigne plus exercee, mais qui ne parait pas devoir etre plus heureuse. La politique imperialiste avait, il faut le reconnaitre, ete fort habilement menee jusqu'a l'eclat malencontreux du raid de ce Jameson, dont le zele intempestif compromit tout pour longtemps. On avait patiemment travaille a investir le Transvaal, d'abord en lui coupant toute communication avec la mer; apres avoir inutilement tente de ravir la baie de Delagoa au Portugal, auquel elle fut rendue par l'arbitrage du marechal de Mac-Mahon en 1875, on passait, en 1884, avec les tribus du Tongaland un traite qui etendait la puissance britannique sur la cote de l'ocean Indien jusqu'aux possessions portugaises. Puis, sans perdre de temps, on opera du cote de la terre ferme, sous l'inspiration energique et prevoyante de Cecil Rhodes, poussant vigoureusement le protectorat du Bechuanaland entre la Republique sud-africaine et la colonie allemande du Damaraland, qui manifestaient des velleites de se rejoindre, et devancant, bientot apres, l'expansion transvaalienne dans le Mashonaland, ou elle etait a la veille de s'installer en vertu d'un traite passe avec Lobengula par le president Krueger. Puis la Compagnie anglaise de l'Afrique du Sud, habituellement designee sous le nom de Chartered, etait creee par Cecil Rhodes, entre les mains duquel elle est actuellement un instrument politique redoutable apres avoir ete un instrument financier assez desastreux pour necessiter aux yeux de son promoteur l'operation du Transvaal qui pourrait seule rendre evitable ou tout au moins masquer une banqueroute, dans laquelle seraient compromis quelques-uns des plus grands noms de l'aristocratie anglaise. Consulter sur ce point les declarations precises de M. Wilson, l'ancien editeur du _Times_, le directeur de l'_Invistor's Review_. De tous les serviteurs de la Grande-Bretagne, M. Cecil Rhodes--dont l'imperialisme va jusqu'a accepter de ses concitoyens le surnom de _Napoleon du Cap_--est peut-etre le personnage qui repond le mieux aux aspirations actuelles de la vanite nationale. Cet homme est au plus haut degre representatif de la force primant tout ce qui lui fait obstacle, et de la force la plus estimee, la mieux utilisee par le genie anglais, la force du capital. Parti a quatorze ans, poitrinaire, et sans ressources, pour Natal, ou on lui offrait un petit emploi dans une maison de charbonnages, il est devenu en peu d'annees le lutteur aux larges epaules et le millionnaire aux coups formidables: son coup d'essai, un coup de maitre, ou eclate le genie de la conception autant que celui de la realisation, c'est la syndicature des mines de Kimberley, dont il solidarise les interets jusqu'alors antagonistes par une concentration qui leur assure une suprematie durable sur le marche du diamant. Telle est l'operation que l'argot du metier appelle l'amalgamation de la De Beers. Il fonde ensuite les Goldfields, reparant dans une assez large mesure le prejudice cause a sa fortune par l'erreur de l'ingenieur Williams. Ce Gardner, l'un des specialistes les plus competents en mines d'or, emmene par Rhodes quelques annees auparavant sur le Witwatersrand, s'etait prononce, apres un examen consciencieux, en declarant que "ca n'etait pas payant". Il est vrai que l'on ignorait encore le procede de cyanuration qui a rendu si fructueuse l'exploitation de ces minerais d'un caractere inconnu jusqu'alors. Cecil Rhodes cree ensuite la Chartered, soumet le roi Lobengula dans une campagne energique ou il paie hardiment de sa personne, et subventionne de ses deniers une revolution a Johannesburg. Ses moyens le lui permettent: la De Beers et les Goldfields lui ont fait une fortune dont il use prodigalement, frugal et simple dans le train de sa vie privee, mais fastueux et insatiable dans ses appetits politiques. Il s'est trouve que l'affaire de la revolution de Johannesburg etait infiniment moins payante que le sol du Witwatersrand; la Chartered ne l'a pas ete davantage jusqu'a present, et l'on a vu la periode des calamites s'ouvrir presqu'en meme temps que celle des fautes: Job, de mille tourments atteint, n'eut pas a subir une serie noire aussi prolongee que celle de M. Cecil Rhodes, qui vit fondre sur sa destinee, dans l'espace de quelques mois, l'epidemie de fievre la plus meurtriere, la revolte des Cafres dans la Rhodesia, la _rhinder-pest_ sur le betail, la perte de sa commandite revolutionnaire et la captivite de Jameson, la publication du dossier secret dans la campagne contre le Transvaal, enfin l'obligation de se demettre, en presence du lachage de ses principaux complices. Tant de ruines accumulees ne l'emotionnerent pas plus que celle des actionnaires de mines d'or mis a mal par sa politique, et il n'en perdit pas l'appetit, ni la combativite. Ce fut ce qui le sauva. Un detail montrera quel fut a cette epoque l'acharnement du Destin contre cet homme: en arrivant de Buluwayo au Cap, il trouva sur le quai du chemin de fer un de ses meilleurs amis qui l'attendait avec une figure de circonstance: --Rhodes! un nouveau malheur! --Quoi donc? --Votre maison du Cap a brule cette nuit... (C'etait une somptueuse demeure, ou Rhodes avait accumule des bibelots de prix, le seul luxe materiel auquel il fut sensible). --Vous m'avez fait une peur! murmura-t-il sans sourciller, et, apres une innocente malice sur le compte de l'infortune Jameson, il s'engagea dans une interminable conversation d'affaires, puis il prit le bateau sans etre alle visiter les decombres, etant de ceux qui sont trop occupes de ce qu'il y a devant eux pour regarder en arriere. Le trait le plus significatif de cet homme de caractere est, je crois, peu connu: a trente ans, ayant realise a Kimberley l'immense fortune que l'on sait, il jugea ne pouvoir faire un meilleur emploi du loisir opulent qui s'offrait a lui qu'en allant passer au college d'Eton le temps necessaire a l'acquisition d'une culture litteraire, indispensable pour un homme public en Angleterre, et que son absorption precoce dans les charbonnages de Natal ne lui avait pas permis de se procurer jusqu'alors. La pratique des belles-lettres et de la philosophie scolaire paraissent lui avoir aiguise l'esprit sans l'orner et n'avoir point affine la rudesse de son temperament. Il fait partie du Conseil prive de la Reine, mais ce n'est assurement point un homme de cour. L'obsedante contention de sa pensee ne laisse guere de place aux soins de la courtoisie et il ne s'applique aucunement a envelopper l'impression de ses sentiments dans la conversation ni dans le discours en public. Son action personnelle dans les negociations d'homme a homme est extreme, mais il n'a point de talent oratoire, et ses intimes eprouvent un violent malaise chaque fois qu'il discourt dans un banquet,--si l'on n'a pris soin auparavant de retirer tous les plats. Les enivrantes promesses de son imperialisme ne se sont pas realisees de la facon qu'on attendait; il semble toutefois que M. Rhodes n'ait pas encore decourage chez ses compatriotes l'esperance, cet aliment de predilection des speculateurs financiers et politiques. Sa photographie se dresse sur tous les pianos du Royaume-Uni et des colonies ou pays de protectorat, et son nom, aureole de gloire, est repete avec orgueil par tous les enfants de la forte race qui couvre un sixieme du monde habite. A voir en quelle gratitude l'Angleterre tient le fondateur de la Chartered, on se demande ce que les Belges doivent penser de l'homme auquel ils sont redevables de l'oeuvre glorieuse, pacifique et feconde du Congo. Le colonel Thys est un homme d'une encolure aussi puissante que celle de Cecil Rhodes, auquel on pretend qu'il ressemble physiquement; mais ses robustes epaules n'ont jamais laisse tomber le fardeau qu'elles avaient a soutenir, et il a traine jusqu'au bout le char un moment embourbe de l'Etat independant. Son chemin de fer ne menace ni le Caire, ni le Cap, mais il fait la meilleure besogne qu'on ait jamais obtenue d'une voie ferree. Enfin le colonel Thys a l'heureuse chance d'etre entoure d'amis qui ne le comparent pas a Napoleon, ni meme a Alexandre le Grand, quoiqu'il soit en train de donner a son pays un empire incomparable, tandis que, financierement discredite par la Chartered, moralement amoindri par Jameson, et politiquement depossede par l'echec electoral de son parti dans la colonie du Cap, dont il avait ete si longtemps le premier ministre, M. Cecil Rhodes nous fait l'effet d'avoir lache sa proie pour l'ombre de Napoleon. Un homme d'action comme Cecil Rhodes ne doit pas etre superstitieux; autrement, il serait frappe de la malechance obstinee a frapper les Anglais chaque fois qu'ils touchent aux Boers qui, guides, semble-t-il, par une heureuse etoile, beneficient d'une nouvelle trouvaille a chaque etape de leur exode (les diamants a Kimberley et l'or au Witwatersrand) ou bien sont au contraire providentiellement detournes du sol nefaste de la Rhodesia vers lequel ils se dirigeaient quand s'y installerent les Anglais, arrives toujours trop tard ou trop tot dans ce coin du monde ou rien ne leur reussit et sur lequel ils s'acharnent a contre-temps avec la frenetique inopportunite des passions malheureuses. M. Krueger donnerait de cela l'explication naturelle a l'esprit d'un croyant comme lui, qui se sent perpetuellement en communication avec la Providence et qui sait pouvoir compter sur elle, comme il le professe dans toutes ses declarations solennelles; c'est ainsi qu'il l'exprimait recemment a la seance de prorogation des Raads: "Les Boers n'ont rien a craindre, car le Seigneur est le juge supreme, c'est lui qui decidera. Les balles ont plu par milliers lors de l'incursion Jameson, mais les burghers n'ont pas ete serieusement atteints, tandis que plus de cent Anglais ont ete tues. Cela montre que le Seigneur dirige les balles et gouverne le monde." Les balles dum-dum elles-memes sont sans effet, quand la droite du Seigneur les fait devier, il faut bien le croire, puisque les Anglais qui en avaient expedie des millions dans l'Afrique du Sud semblent vouloir y renoncer. Familierement surnomme "l'oncle Paul" par la confiance des Burghers, reconnaissants de la bonhomie avec laquelle il met au service de leurs interets particuliers la profonde experience et la vigoureuse dexterite qui ont preserve de bien des perils la jeune republique, le president Krueger est un homme dont la personnalite morale evoque par une puissante combinaison du ruse diplomate, de l'homme de guerre et du prophete, le souvenir de Cromwell, eleve comme lui parmi les fermiers et envoyant a la victoire, au nom d'une conviction politico-religieuse, ses celebres Cotes-de-fer, invincibles comme le sont aujourd'hui les combattants transvaaliens. L'assimilation est complete par l'usage incessant chez Krueger comme chez Cromwell de ce jargon biblique, appele "patois de Chanaan" par les gens irreverencieux, et dont Macaulay fait une peinture, qui semble inspiree par les harangues du Raad ou par des lettres comme celle du secretaire d'Etat, M. Reitz, sur la vigne de Naboth: "Des hebraismes violemment introduits dans la langue anglaise, des metaphores empruntees a la plus hardie poesie lyrique d'un temps recule et d'un pays lointain, et appliquees aux usages habituels de la vie anglaise". Toutefois, l'oncle Paul, il faut le reconnaitre a sa louange, se distingue nettement de Cromwell par une generosite de coeur dont l'exemple est bien rare chez les prophetes, et l'on sait que Jameson a ete traite avec infiniment moins de rigueur que Charles Ier. S'il apparait comme un habile politique, le Cromwell boer n'a rien assurement de l'"hypocrite raffine" que Bossuet denoncait dans des circonstances qui, d'ailleurs, ne lui laissaient pas une complete liberte d'appreciation. --"Nous ne voulons pas la guerre, disait-il, mais si elle devenait inevitable Dieu serait avec son peuple comme il l'a ete jusqu'ici." Les Boers ne s'en tiennent pas, on le sait, a la foi qui n'agit point, et pour justifier l'assistance celeste, comme le commande le proverbe, ils s'aident eux-memes du zele le plus actif et le plus reflechi, "combattant par les armes autant que par la priere", ainsi qu'il est ecrit, et "assures, comme dit Bossuet, par l'exemple de Moise que les mains elevees au Ciel enfoncent plus de bataillons que celles qui frappent". Il leur a ete donne ainsi de renouveler glorieusement une des legendes de l'Ecriture, et le desarroi des Philistins en presence de Goliath aneanti ne fut vraisemblablement pas plus profond que l'affolement des Anglais a la nouvelle de leur champion sud-africain terrasse par le David de Ladysmith. Cette robuste confiance en son Dieu et en son droit, gravee au coeur du Boer, le fortifie contre l'Anglais, qui a fait de ces deux mots l'enseigne d'une politique au profit de laquelle milite une foi generalement mauvaise. L'ardente conviction des defenseurs du Transvaal a donne jusqu'ici l'avantage au faible contre le fort, aussi bien sur le terrain des negociations que sur le champ de bataille; tandis que sir Alfred Milner,--estimable fonctionnaire de l'ordre financier, mais agent politique des plus mediocres, au dire de M. Labouchere,--poursuivait contradictoirement avec le president Krueger et le secretaire d'Etat Reitz un interminable debat dont le compte rendu remplirait un volume, quoique notre bon La Fontaine l'ait fait tenir dans le dialogue du "Loup et de l'Agneau", le docteur Loyds, le jeune et eminent diplomate qui represente en Europe la Republique sud-africaine, gagnait a son pays les sympathies unanimes des nations continentales, dont les coeurs se gonflent d'angoisse et dont les mains sont pretes a se tendre vers le vaillant petit peuple qui seul a ose tenir en echec les arrogantes pretentions de l'ennemi commun. "Toutes les nations nous haissent!" disait amerement M. Gibson Bowlen a la seance de cloture du Parlement; une seule, la moindre de toutes, a eu jusqu'ici le courage de son opinion. "Nous expierons la faute, si nous la commettons!" ecrivait quelques jours auparavant M. Stead, et Gladstone, avant tout autre, avait eu la loyaute de dire: "Nous avons fait tort au Transvaal, nous lui devons reparation". Ces paroles sonnent mal a une oreille britannique, mais il vaut mieux les ecouter avant le crime que d'entendre a l'heure de l'expiation des discours comme celui de Burker au lendemain de la guerre d'Amerique: "Grands dieux! s'ecriait-il au Parlement anglais, en 1782, est-il temps encore de nous parler des droits que nous soutenons dans cette guerre! oh les excellents droits! Precieux ils doivent etre, car ils nous ont coute cher. Oh! droits precieux, qui avez coute a la Grande-Bretagne treize provinces, quatre iles, cent mille hommes et plus de dix millions sterling! oh! droits admirables qui avez coute a la Grande-Bretagne son empire sur l'Ocean et cette superiorite si vantee qui faisait plier devant elle toutes les nations! Oh! droits inestimables, qui avez enleve notre rang parmi les nations, notre importance au dehors et notre bonheur au dedans; qui avez detruit notre commerce et nos manufactures, qui nous avez reduit de l'empire le plus florissant qui fut au monde a un Etat restreint et sans grandeur! Droits precieux, qui nous couterez sans doute ce qui nous reste!" Pour plonger la nation anglaise dans une pareille confusion, il avait suffi qu'en France l'indignation publique, encore fremissante des hontes acceptees au traite de Paris, a la suite de la guerre de Sept Ans, contraignit le ministre Vergennes, longtemps hesitant, a saisir l'occasion inesperee qui se presentait de prendre revanche sur l'Angleterre et de relever a la fois notre marine et nos colonies, en marchant resolument a la suite de Lafayette et de tant d'autres vaillants Francais, qui n'avaient pas attendu l'approbation de leur gouvernement pour se lancer dans une entreprise aussi genereuse que profitable. Ah! la sublime folie qui pousserait un homme comme le commandant Marchand a s'en aller vers cette autre extremite de l'Afrique relever le defi de Fachoda! et combien d'entre nous s'en iraient avec lui, de ceux-la qui n'ont meme plus, helas! les vingt ans qu'avait Lafayette quand, en depit des lettres de cachet lancees pour le retenir, il s'embarqua vers l'epopee ou le poussait l'instinctif elan du patriotisme le plus avise! Prevost-Paradol a ecrit que la terre serait anglo-saxonne; cela ne veut pas dire que la domination anglaise doive s'exercer sur toute la surface du globe; aussi bien le genie britannique tend a favoriser plutot le developpement de la race que l'expansion de la nationalite. C'est le propre d'une politique coloniale qui ne se fait accepter d'un bout a l'autre de l'univers qu'en accommodant son regime administratif aux exigences irreductibles des milieux, au sein desquels le conquerant est tot ou tard absorbe par sa conquete, en vertu d'une des lois de la nature identique a celle qui veut que le betail importe perde au bout de quelques generations les caracteres de sa race, inevitablement assimilee par l'action continue du sol et du climat. Le genie colonial de l'Angleterre soutient une lutte incessante contre cette fatalite par l'application d'une serie de formules dont chacune est concue en vue de ralentir sur un point determine les effets de cette denaturation; c'est pourquoi l'elasticite des liens qui retiennent, parfois bien faiblement, les possessions anglaises a la Metropole, comporte plus de vingt-cinq degres, depuis la souverainete directe exercee sur les "Crown Colonies" jusqu'a la suzerainete purement nominale que le gouvernement imperial s'attribue sur telle ou telle peuplade lointaine. L'exercice virtuel de cette souverainete _in partibus_ est sans grand inconvenient chez certaines tribus de negres, mais comment pourrait-il se concilier avec la passion effrenee de l'independance qui anime une jeune Republique vigoureusement armee pour la lutte, au physique et au moral? Impraticable de fait, elle est inadmissible en droit au Transvaal, comme il appert d'une concluante etude de M. Arthur Desjardins, dont l'autorite en matiere de jurisprudence internationale est universellement reconnue. D'accord avec M. Rolin-Jacquemyns, avec M. Charles Lucas, et divers autres jurisconsultes d'une competence speciale sur les questions de cet ordre, il deboute l'Angleterre de ses pretentions a un protectorat qui n'avait d'ailleurs aucune raison d'etre vis-a-vis d'un Etat adulte, emancipe depuis 1884 et actuellement en plein exercice de sa majorite. De cette consultation, extremement interessante au point de vue juridique, je ne retiendrai qu'une observation de bons sens, aussi decisive que la plus savante argumentation juridique, sur l'essence irreductible du protectorat, qui est l'obligation pour les pays protecteurs de defendre le pays protege; or le Transvaal, nanti par l'aveu meme de l'Angleterre, d'un titre de protectorat, sur le Souaziland, qui le montre en etat de pourvoir non seulement a sa propre defense, mais encore a celle du voisinage--le Transvaal a si peu besoin de protection pour lui-meme qu'il a deja deux fois repondu par de memorables corrections aux airs protecteurs de celui qui pretendait s'immiscer dans ses affaires. L'emploi du mot protection est la doublement abusif, puisque en premier lieu le protege a toujours eu jusqu'a present le dessus sur son protecteur, et que, d'autre part, l'intervention anglaise tend a se manifester au Transvaal comme une sorte de protectorat d'Ugolin, qui devorerait son protege pour lui conserver un protecteur. Par malheur, ces arguments juridiques sont d'un poids insignifiant dans les balances de la politique imperialiste, habituee a traiter d'avocasserie et d'indigne chicane l'evocation des points de droit; on l'a bien vu en Egypte dans l'affaire de la Dette. Il n'est pour elle d'autre droit que celui qui est inscrit sur l'ecusson national: son droit inspire par son Dieu, lui fait un devoir de plaider alternativement le pour et le contre en Egypte, suivant le sens des interets, et de se presenter tantot comme l'adversaire du Sultan et tantot comme son champion, selon qu'il s'agit de lui enlever la Basse-Egypte ou de mettre soi-meme la main sur le Bahr-el-Ghazal,--alternative d'une exploitation aussi remuneratrice que celle dont fut victime, il y a cent ans, la colonie hollandaise du Cap. Son droit, c'est d'oublier au Niger l'acte de Berlin, a Zanzibar le traite de 1884. Son droit, c'est de ne compter que sur ses forces et, en l'absence de toute gendarmerie internationale, de se faire justice--ou injustice--soi-meme, "le Ciel n'ayant point etabli de tribunal a qui les rois de France puissent en appeler", comme disait Louis XIV, cent quatre-vingt-dix-sept ans avant la conference de La Haye. Ces forces tant vantees, quelle en est la mesure? Comment a-t-on calcule la puissance de ces moyens d'action dont l'appareil impose a tout l'univers cette terreur superstitieuse que les diplomates appellent du recueillement et qui reduit au silence les voix les plus retentissantes, des qu'elle agite son tonnerre et qu'elle lance a travers les oceans ses foudres, peut etre aussi chimeriques que celles du Calchas de l'operette? L'enfantine image du colosse aux pieds d'argile, expose par l'effet de son propre poids a un effondrement soudain et definitif, est-elle simplement la forme que revetent les esperances des patriotes d'estaminet? ou bien exprime-t-elle une realite? Il serait vraiment bien opportun d'entreprendre une etude critique, documentee et raisonnee sur la situation materielle dans laquelle se trouverait l'Angleterre au cas ou serait releve l'un des defis incessants qu'elle porte a tout venant. Est-il vrai que les ressources incomparables dont elle dispose ne soient point en proportion avec les necessites innombrables auxquelles elle aurait a faire face? Est-il vrai que sa marine de guerre, douee d'une superiorite materielle qui lui garantit absolument la victoire dans une rencontre d'escadres, se trouverait en inferiorite marquee dans la guerre de course, ou meme (si on ne se decide pas a la retablir) dans une campagne d'eparpillement qui harcellerait incessamment par petits groupes ses points faibles sur les cotes ou a la mer sans jamais donner prise a des engagements de masses? (C'est un peu la tactique des Boers sur la terre ferme.) Est-il vrai que,--mal gre l'enorme avantage qu'elle a eu la prevoyance de se reserver par la multiplicite et la position opportune des points d'appui, qui assurent dans toutes les mers le refuge en cas de danger, et, en meme temps, le charbon, ce nerf de la guerre maritime,--la plus formidable puissance navale de l'univers serait singulierement genee dans les entournures par nos torpilleurs, dont l'inferiorite numerique est moins marquee que celle de nos croiseurs et de nos cuirasses et qui l'emportent haut la main sur les destroyers anglais par la hardiesse des mouvements? A-t-on lieu de penser qu'il serait de la sorte aise de faire un mal terrible a ses convois, et meme a ses vaisseaux de guerre, et d'entraver un ravitaillement, oblige de pourvoir actuellement dans la proportion de 80% a l'alimentation d'un pays qui n'avait a demander au dehors, a l'epoque du blocus continental, que de 20 a 25% des denrees de premiere necessite? Est-il vrai que le seul fait du rencherissement des subsistances, consecutif a la hausse inevitable du fret par l'elevation du taux de l'assurance maritime, exposerait presque immediatement le Royaume-Uni a une crise sociale des plus effroyables? Enfin, n'est-il point avere que cette marine imposante est dans l'impossibilite de trouver sur la terre anglaise le nombre d'hommes necessaire a ses equipages, et qu'il lui faut solliciter en Norvege un recrutement qui y rencontre des difficultes chaque jour plus grandes? Quant aux forces de l'armee de terre, les Boers se chargent de fixer l'opinion en ce qui les concerne. Observons seulement que la mobilisation de quelques regiments pour la guerre sud-africaine n'a pu s'effectuer qu'au prix de la desorganisation momentanee de certains services particuliers, notamment des postes et de la police londonienne, voire meme des transports urbains, puisqu'une depeche de source anglaise assurait recemment que l'on avait du enlever deux cents chevaux aux tramways de Liverpool. Un contemporain de Wellington disait que l'infanterie anglaise etait la premiere du monde, mais qu'il y en avait fort peu; il y en aura de moins en moins si les Boers continuent a capturer des colonnes entieres. Une enquete approfondie sur les divers points enumeres et sur quelques autres confirmerait peut-etre l'impression qui est en train de se repandre en Europe et selon laquelle l'appareil militaire de l'Empire britannique serait un majestueux instrument de domination en temps de paix, mais un engin de defense d'une mediocre efficacite contre les intemperies de la guerre. Tels sont ces parapluies de luxe qu'il convient de prendre seulement par le beau temps. Et, s'il eclate un orage? eh bien! l'on rentre chez soi. La puissance de l'Angleterre n'est pas dans ces forces materielles d'aspect si prestigieux et de solidite si precaire, mais dans l'ascendant moral d'une politique dominatrice qui excelle a s'emparer de l'esprit des populations rivales. Fondee sur un certain nombre de principes psychologiques, dont elle poursuit l'application avec une continuite qui n'est pas le moindre element du succes, et avec un sang-froid dont l'apparente securite decourage les resistances, elle excelle a faire tomber des mains de ses ennemis les armes dont elle ne serait point en etat de supporter les coups. Un mot vulgarise depuis peu par l'expansion simultanee du _poker_ et de l'Imperialisme exprime a merveille cette suggestion qu'un esprit energique et concentre peut, presqu'a coup sur, faire subir aux ames sans consistance, embarrassees de scrupules ou ralenties parle doute. Dans l'un et l'autre de ces jeux d'origine anglo-saxonne, il arrive frequemment qu'un joueur n'ayant point en main les cartes qui conviendraient pour s'engager, sauve sa mise et ramasse le tapis en payant d'audace par une surenchere dont la confiante serenite met en deroute des adversaires auxquels la victoire appartiendrait, par la force de leurs brelans ou de leurs quintes, s'ils osaient risquer le coup. Cette audacieuse pratique exige autant d'observation que de decision; il faut savoir choisir la victime et saisir au bond l'opportunite; les personnes timorees et impressionnables offrent une proie presque assuree, a condition que l'on attende pour leur porter le _bluff_ le moment ou elles laissent paraitre des symptomes d'enervement ou de demoralisation. C'est ainsi qu'on en a use envers la France a Fachoda. L'examen des artifices de la politique anglaise ne saurait entrer dans le cadre de cette etude, a quoi elle se rattache cependant par des liens etroits; mais je voudrais en esquisser les traits les plus significatifs: C'est, en premiere ligne, un art merveilleux de l'argent, avec lequel elle se procure tout ce qui est objet de commerce, notamment l'opinion publique, et qui lui permet d'intervenir dans les agitations de l'ordre social, de l'ordre politique et meme, a l'occasion, de l'ordre judiciaire. La beaute de cet art apparait surtout en ceci que l'argent engage de la sorte ne figure generalement que comme une avance dont le remboursement est effectue par la victime de l'operation; c'est ainsi qu'en Egypte, il a ete aventure a bon escient des sommes considerables au detriment de la France qui n'a su ni s'associer, ni s'opposer; c'est ainsi que l'on fait sortir du Tresor, en ce moment, 250 millions, en ayant soin d'informer le contribuable anglais qu'ils y seront rapportes par le pays conquis, c'est-a-dire par l'industrie miniere, grevee en consequence, sur le dos des naifs actionnaires qui ont reclame a grands cris cette prise d'armes. Cela s'appelle se payer sur la bete. Le succes d'une longue suite d'entreprises de ce genre a constitue pour l'Angleterre un credit qui met a sa disposition des ressources illimitees, d'autant plus qu'on la sait incapable de s'engager sciemment dans une affaire qui ne serait pas payante et de mettre son carnet de cheques au secours des Armeniens massacres, visiblement hors d'etat de "rendre", comme les opprimes de Karthoum ou les uitlanders affames! Apres avoir ete longtemps considere par les poetes comme le sceptre du monde, le trident de Neptune a subi une evolution qui tend a le transformer en un rateau de croupier. Avec ou sans le secours de son argent, la politique anglaise excelle aussi a implanter dans l'esprit de ses adversaires des idees fausses qu'elle eleve patiemment a la dignite d'axiomes incontestables; ces prejuges, si fortement accredites en France a l'heure ou nous sommes, portent notamment sur l'invincibilite de ses armes, que voici deja tout emoussees; sur l'inexorabilite de ses menaces, que partout on la voit retirer devant un gros interet ou devant un danger pressant; sur l'impossibilite de rien entreprendre contre elle, contre qui tout est possible. Il y a aussi la conviction qu'elle seule est en etat de faire la tranquillite des peuples, la prosperite des colons et l'amusement des financiers,--conviction pieusement entretenue par une certaine speculation cosmopolite qui vendrait le drapeau de n'importe quel pays pour cent sous de hausse, fut-ce avec l'intention louable de le racheter a la baisse. Deux autres stratagemes diplomatiques sont exploites par le genie imperialiste avec une habilete soutenue et un profit constant: l'un est ancien comme le monde, il tient dans l'antique formule "Diviser pour regner", et sa plus eclatante application a ete realisee par le dernier des Horace contre les trois Curiace. Il consiste a eparpiller les adversaires sur le terrain, de facon a "faire l'affaire" de chacun d'eux isolement; c'est ainsi que le chasseur diligent en use avec les perdreaux et, c'est ainsi que l'Angleterre procede envers les nations europeennes, mettant un soin ingenieux a ne jamais avoir de difficultes avec deux d'entre elles a la fois, et sachant attendre pour se jeter sur Fachoda que l'Allemagne, decue par notre immobilite lors de la depeche a Krueger, nous ait abandonnes dans l'affaire de la Dette egyptienne; guettant, pour en finir avec le Transvaal, le moment ou la politique interieure de la France, gravement interessee dans la chose, semble devoir lui rendre difficile une conversation diplomatique avec telles autres nations europeennes; deblayant enfin le terrain pour l'heure tragique ou l'Allemagne, isolee au Transvaal en 1895, et la France abandonnee en 1898 au Bahr-el-Ghazal et n'ayant pas trouve en 1899 le ciment d'une intervention commune, resteraient enfermees chez elles pendant que la Russie se heurterait du front a l'Empire des Indes. L'autre stratageme est un adjuvant du premier: c'est la politique du fait accompli ou pretendu tel. On dit au Portugal: "Toute resistance serait inutile a Delagoa-Bay, nous nous sommes mis d'accord sur ce point avec l'Allemagne", en meme temps que l'on dit a la France: "Restez chez vous, l'accord anglo-allemand est conclu". Des affirmations aussi precises deconcertent le scepticisme le plus exerce; on se desinteresse d'une lutte desormais inutile, et a force de considerer comme accompli un fait qui ne l'est pas, on lui laisse le temps de s'accomplir et on lui en fournit les moyens. De tels procedes se rencontrent dans la meilleure societe, ainsi que dans la plus mauvaise, et il y suffit a l'occasion d'une liaison coupable mais imaginaire pour empecher un mariage, qui serait heureux et fecond: "N'epousez pas cet homme-la, ma fille, il a une chaine... Quelle horreur!" Et, bien souvent, tout cela n'est que potins de commere interessee. On y parerait aisement avec une enquete minutieuse et discrete, mais l'accord des familles est trouble par l'insistance du propos, et le projet se trouve insensiblement abandonne si les conjoints n'eprouvent pas l'un pour l'autre une de ces inclinations qui resistent a tous les mauvais desseins. Or, le penchant des grandes nations europeennes est-il assez puissant pour les jeter dans les bras les unes des autres en depit de ces racontars, repercutes avec une malfaisance denuee de malice dans l'entourage de chacune d'elles par quelques vieilles portieres de la diplomatie de presse, qui, ne sachant pas grand'chose, sont frequemment exposees a parler de ce qu'elles ne savent pas; or, des negociations secretes, elles ne savent guere que ce que ceux qui les conduisent out interet a leur laisser savoir pour le leur faire publier. Une savante campagne parait avoir ete menee de la sorte, en vue de parer aux dispositions inquietantes de l'Europe, a qui l'affaire sud-africaine allait peut-etre fournir une occasion inesperee de sortir du chaos en lui faisant prendre conscience de ses interets generaux, mis en evidence par les fautes de son veritable ennemi. II La France n'a plus d'amis, du moins dans le voisinage. Entouree de malveillance, de suspicion et d'envie--on l'a vu naguere,--elle en est reduite a examiner quel est son ennemi le plus pressant, pour lui faire face, en appelant au besoin les autres a la rescousse. Or, le peril present vient-il pour nous de l'Allemagne qui nous a pris tout ce qu'elle pouvait esperer, et bien au dela, et qui ne nous voit pas en train de chercher a le lui reprendre? ou vient-il de l'Angleterre avec laquelle chaque annee nous apporte un nouveau conflit et qui nous presentait il y a quelques mois encore, au lendemain de Fachoda, tout un memoire de questions a regler.--Questions coloniales! dira-t-on.--Assurement. Or, ce sont les questions vitales de l'Europe de demain; il n'y a plus guere que notre ministre des colonies qui soit encore a s'en apercevoir! Des adversaires moins irreductibles que le ministre competent (pour parler le langage administratif) consentiront sans doute a reconnaitre que nous avons d'importants interets a defendre contre les Anglais sur divers points du globe: sinon en Egypte (il faut que cette porte soit fermee, n'etant plus ouverte; d'accord!) du moins en Chine, au Siam, a Madagascar pour des questions de tarif, en Abyssinie pour des questions d'influence, au Maroc pour des questions de penetration, a Terre-Neuve pour le reglement d'un proces qui dure depuis le traite d'Utrecht, enfin au Soudan et au Tchad, ou bat le coeur de l'Afrique francaise, palpitant au spectacle de tant de heros tombes, les Crampel, les Bretonnet, les Behagle, dont certains ecrivains, que je veux croire bien intentionnes, affligent en ce moment la memoire par une compassion boulevardiere qui pretend laisser leur mort sans vengeance et leur effort sans resultat. En ces divers lieux, nous sommes en competition avec l'Angleterre, on le veut bien; mais l'Afrique du Sud, chez qui nous n'avons pas un pouce de territoire a conserver ou a esperer, comment pourrait-elle nous passionner au point de nous faire prendre parti dans une lutte ou, il nous appartient uniquement de marquer les coups! Telle est l'opinion qui persiste dans certains organes vestigiaires d'une politique antediluvienne. M. de Vergennes, le ministre de Louis XVI, qui ne tarda pas a devenir le vigoureux instrument de notre intervention dans la guerre d'Amerique, formulait une opinion de ce genre, quand il ecrivait a M. de Guines, ambassadeur a Londres: "Loin de chercher a profiter des embarras ou l'Angleterre se trouve a l'occasion des affaires d'Amerique, nous desirons plutot l'aider a se degager". C'etait douze ans apres le traite de Paris, qui nous avait pris nos colonies; nous sommes au lendemain de Fachoda, qui nous a definitivement arrache l'Egypte et le Haut-Nil. M. de Vergennes ne persista pas dans sa doctrine. Notre diplomatie, qui a imite sa prudence, saura-t-elle, au moment venu, prendre exemple sur sa fermete? Si la France est en cause dans la guerre du Transvaal? Quelle question! Outre les interets considerables que nous avons sur place et meme dans le voisinage, c'est indirectement toute notre entreprise coloniale, c'est pour le moins notre situation en Afrique dont le sort se debat en ce moment autour de Ladysmith, ou la lutte est engagee entre l'equilibre africain et l'envahissement de l'Imperialisme, qui, s'il n'est arrete net sur la route du Cap au Caire, rendra le continent intenable. On peut dire de la question africaine, comme on l'a dit de la Revolution francaise,--et plus justement, je crois,--que c'est un bloc. Il y a une politique africaine pour l'Angleterre et il y en a une pour la France. Toutes deux sont en presence. Celle de l'Angleterre est encore au debut de sa course, qui menace tout et tous; la notre est fixee, depuis peu, dans les limites a peu pres inextensibles d'un Empire qui reunit nos fiefs mediterraneens (domaine d'Algerie, protectorat de Tunisie, et preponderance economique dans une partie du Maroc) avec nos possessions de l'Ocean (Senegal, Guinee, Cote d'Ivoire, Dahomey, rattaches par le Soudan et les affluents du Tchad). Le desert saharien, qui parait interposer entre ces deux groupements un obstacle infranchissable est appele au contraire a les reunir tot ou tard par les diverses branches du Transsaharien. C'est a cette concentration de nos forces, a leur utilisation sur place, que doit desormais se consacrer toute notre activite, et la splendide epopee des conquistadors francais a pris fin [3]. [Note 3: Cela ne veut pas dire qu'il soit opportun de reduire brusquement aux proportions les plus infimes nos forces et notre action militaire dans ces regions,--comme pour faciliter a l'Angleterre la concentration sur l'Afrique du Sud, de ses effectifs, brusquement rendus disponibles, par une retraite aussi inattendue... du moins en France.] A l'heure actuelle nous representons en Afrique l'equilibre et le developpement pacifique, tandis que l'Angleterre y apporte l'invasion et le bouleversement. C'est dire que si le programme de notre action directe semble devoir s'arreter aux termes que je viens de preciser, notre politique n'en doit pas moins agir au dehors par tous les moyens dont elle dispose, on pretant le concours le plus etendu aux adversaires qui se trouvent naturellement places au travers de la route que pretend s'ouvrir l'Imperialisme. Deux d'entre eux, malgre l'evidence de leurs interets diametralement opposes a ceux de l'Angleterre, sont demeures jusqu'a present dans une attitude indecise, vraisemblablement dans I'attente d'une politique europeenne qui paralleliserait les efforts et totaliserait les facultes de resistance: ce sont les Allemands de l'Est-Africain et les Belges du Congo. Les deux autres, autochtones, sont fatalement irreductibles et c'est pour la vie qu'ils luttent en se defendant contre l'Angleterre: les Boers aujourd'hui, et demain les Abyssins, dont le tour viendrait aussitot que serait reglee l'affaire du Transvaal. Ainsi le veut la politique de l'Horace-et-Vorace-Albion! Tous ces elements de resistance vont-ils demeurer epars et se laisser aneantir l'un apres l'autre? ou bien seront-ils enfin solidement amonceles en un obstacle qui se dressera, inoffensif mais inebranlable, devant la marche de l'envahisseur? Voila nettement sous quelle forme la guerre transvaalienne interesse a distance la France, l'Allemagne, la Belgique et aussi la Russie qui est en train de se constituer, d'accord avec Menelick, un important domaine dans l'Ethiopie equatoriale. Pour ce qui est de nos interets sur place, il y a d'abord la question miniere, dont on fait le plus de bruit et qui ne saurait pourtant nous faire perdre de vue toutes les autres. On compte au Transvaal plus de 1,500 millions de capitaux francais engages dans les mines et pres de 800 millions de capitaux allemands; c'est assez dire que cette industrie n'est pas uniquement anglaise,--elle ne l'est meme pas actuellement pour plus d'un tiers;--mais, ce qui est bien different, elle est entre les mains de l'Angleterre. Nous fournissons, avec l'Allemagne, une grosse partie des capitaux, mais c'est Londres qui conduit l'affaire a son profit, et le plus souvent a notre prejudice, et qui inflige a chaque instant aux actionnaires naifs et patients d'enormes pertes occasionnees par les violentes secousses d'une speculation politico-financiere dont on commence seulement a devoiler les tenebreux dessous. "Les Anglais, qui se pretendent opprimes par les Boers, oppriment, eux, d'une maniere beaucoup plus flagrante et plus persistante leurs associes francais. Il serait temps que ce regime d'oppression et d'exploitation finit, qu'on retablisse la paix au Transvaal, qu'on demande au gouvernement boer, non pas des droits politiques auxquels on n'a aucun titre, mais des menagements fiscaux et des reformes economiques; que les Anglais enfin fassent cesser cette anomalie de reclamer uniquement pour eux des droits et de refuser aux Francais les droits les plus legitimes", ecrivait recemment M. Paul Leroy-Beaulieu, qui a suivi des ses origines, avec une experience clairvoyante, le conflit transvaalien, dont les elements avaient ete lumineusement etudies sur place par un de ses jeunes collaborateurs, M. Pierre Leroy-Beaulieu. Quiconque possede la question comme l'eminent directeur de l'_Economiste francais_ reconnait avec lui[4] que l'on aurait indubitablement obtenu gain de cause aupres du gouvernement boer si, au lieu de lui tendre un traquenard politique dans lequel il ne s'est pas laisse choir, on avait sincerement recherche de nouvelles facilites pour l'industrie miniere,--deja tres favorisee, il importe de le proclamer, et dont le regime administratif est grandement envie, detail piquant, par les concessionnaires d'exploitations auriferes dans la Rhodesia et aussi, cela va sans dire, par les infortunes detenteurs de concessions minieres dans les colonies francaises. [Note 4: Cf. _Autour des mines d'or_ (Boers et Anglais), par Edgar Roels,--chez A. Hennuyer.] Voila la guerre declaree; qui la paiera? Sir Michael Hicks Beach ne l'a pas dissimule au Parlement: les 10 millions de livres votes jusqu'a present seront representes par des bons du Tresor qu'on repassera en bloc au budget des pays conquis; il faudra aussi recompenser les devouements et indemniser les victimes, dont la principale est actuellement la Chartered. La mine d'or y pourvoira, et ses actionnaires continentaux qui n'out pas voix au chapitre, n'ayant jamais su obtenir la representation qui leur etait due, se laisseront rouler une fois de plus. _Rule Britannia!_ Quant au sort des non-Anglais au Transvaal apres la conquete, il nous est depeint a l'avance dans un ouvrage plein de faits, ecrit avec le langage precis de l'homme d'affaires par un commissionnaire francais qui a longtemps sejourne dans l'Afrique du Sud, M. Georges Aubert[5]: Maitres du pays, les Anglais commencaient par donner le vote a tous les indigenes; comme ceux-ci sont employes dans les mines, on les forcait a voter pour les candidats designes, qui seraient ainsi les domestiques et executeraient tous les ordres donnes par les six ou huit chefs de groupes qui sont directeurs et maitres de toutes les mines du Transvaal. [Note 5: _L'Afrique du Sud_, par Georges Aubert, negociant commissionnaire,--chez Flammarion.] Alors, on prendrait toutes les mesures destinees a favoriser les mines et, les personnes y interessees. Les mines feraient leurs importations elles-memes, comme le fait la De Beers Cy a Kimberley, monopoliseraient tout le commerce pour leur compte, et ruineraient en peu de temps toutes les industries independantes. Le meilleur exemple de la situation future du Transvaal livre aux Anglais est donne par Kimberley qui, ville riche et prospere, comptant 30,000 habitants a l'epoque des exploitations isolees, a vu ses maisons devenir inutiles, sa population tomber a 15,000 ames, son commerce diminuer de moitie, des que la De Beers fut fondee, englobant dans un syndicat tout puissant la presque totalite des mines de diamants de la region. Nous croyons que nos previsions se realiseraient entierement des les premiers moments, et a part les dommages et les ruines qui seraient causes aux commercants europeens et francais etablis au Transvaal, il faut considerer la puissance terrible qui serait donnee aux quelques personnes maitresses du pays, puissance formidable dans les mains d'hommes sans scrupules. Passant a l'examen rapide de nos interets de voisinage, j'en retiendrai seulement un dont l'importance, dominant toutes les questions de l'Afrique du Sud et meme les questions de l'ocean Indien, va se repercuter jusqu'en Extreme-Orient: La baie de Delagoa, avec son port de Lourenco-Marques, offre aux navires de guerre une rade excellente, d'un acces facile et d'une defense aisement assurable: quelques dragages et des travaux de quais,--dont la France, l'Allemagne et l'Angleterre poursuivent la concession aupres du gouvernement portugais, qui voit la, non sans raison, le plus beau fleuron de sa couronne,--amenageraient en peu de temps et a peu de frais (relativement au trafic enorme qui s'y developpe avec une progression extraordinaire) l'un des ports du monde les plus importants a la fois par le role militaire et par le rendement commercial. Parmi tous les avantages qui concourent a faire de Delagoa-Bay l'objet de si ardentes competitions europeennes, l'element le plus precieux est assurement l'extreme richesse en charbon de la region dont Lourenco-Marques est le debouche, et avec laquelle il est mis depuis quelques annees en communication par le chemin de fer Pretoria-Lourenco. Cette ligne, qui constitue la voie de communication la plus rapide[6] entre le Transvaal et la mer, tend visiblement a absorber le meilleur du trafic longtemps reserve a la ligne du Cap, a laquelle celle de Durban, par le Natal, avait deja ouvert une concurrence, compensee dans une certaine mesure par les rapides progres du trafic sud-africain. [Note 6: Longueur des lignes de Pretoria a Lourenco, 562 kil.; a Durban, 812 kil.; au Cap, 1,674.] Les transports de la ligne de Lourenco-Marques se chiffrent par un tonnage de 88,276 en 1895, de 159,475 en 1896 et de 189,992 en 1897. La progression est significative. Plus eloquente encore est celle de la production des mines de charbon du Transvaal: 548,534 tonnes en 1893,--791,358 en 1894,--1,133,465 en 1895,--1,437,297 en 1896 et 1,600,212 en 1897. La majeure partie de ce charbon est utilisee dans les mines d'or dont l'industrie ne s'est developpee que grace a ce precieux voisinage, mais l'exportation par Lourenco s'accentue de jour en jour grace a la consommation croissante de la navigation a vapeur, qui, apres certaines hesitations, a adopte les houilles de Middleburg et de Lydenbourg, du moins sur l'_Ost Deutsch Africa_, et sur les navires de plusieurs lignes anglaises. (Nos compagnies francaises, dont l'initiative est plus lente,--on ne le sait que trop!--n'ont pas encore juge prudent de les imiter, et restent pieusement fideles aux vieux errements et aux fournisseurs traditionnels.) La production totale du charbon au Transvaal a ete jusqu'a I'annee 1897, de 5,510,000 tonnes, representant, au puits, une valeur de 58 millions de francs. Il n'en faut pas d'avantage pour indiquer quelle sera la valeur de Delagoa-Bay, sur la route des Indes, surtout comme point d'approvisionnement: l'Angleterre a bien d'autres ports de relache, et elle fait faire d'enormes travaux, en ce moment a Port-Louis-de-Maurice; nous possedons Diego-Suarez, admirable rade de refuge et d'observation. Mais ni a Port-Louis ni a Diego, on ne trouve d'autre charbon que celui qui y est apporte par mer a grands frais et le prix de la tonne du charbon de navigation s'y eleve parfois au-dessus de 60 francs, alors qu'il ne depasse guere 15 shillings a Cardiff. C'est dire quel role les houilleres transvaaliennes sont appelees a jouer dans cette question, qui touche de si pres a l'avenir, a l'existence meme de Madagascar. Le dernier-ne, le Benjamin de notre empire colonial, a ete tout de suite, de la part du public francais, l'objet d'une faveur que ses aines ont mis longtemps a obtenir. Une certaine desaffection a suivi, occasionnee par le leurre des mines d'or, d'ou les capitaux francais n'out retire jusqu'a present que des deceptions, et aussi par les innombrables difficultes qu'oppose au developpement des ressources d'un pays neuf un regime administratif odieux a ceux-la memes qui le manient, et qui le manient, il faut le dire, d'une main liberale et souvent habile. Il est neanmoins incontestable qu'une exploitation raisonnee, patiente et delivree de certaines entraves qu'on verra sauter quelque jour, tirera plus ou moins rapidement, du sol de la grande ile, par la culture et par l'elevage, d'enormes richesses, dont le principal avantage est de trouver tout aupres d'elles un debouche insatiable. Madagascar, c'est le grenier de l'Afrique du Sud: betail, volailles, oeufs, riz, manioc, bois pour les galeries de mines et pour les traverses de chemins de fer, c'est chez nous que le Transvaal aura toutes les raisons de prendre ces produits dont il fait une consommation illimitee et dont la majeure partie lui est fournie jusqu'a present par les colonies anglaises du Cap et de Natal, ou transitee sur leurs chemins de fer. Il est improbable que l'Angleterre une fois maitresse du pays des Boers, encourage cette concurrence et facilite l'introduction des denrees d'un pays avec lequel elle est en guerre de tarifs et auquel elle pretendait, il y a quelques mois encore, imposer un regime economique a son gre comme elle s'efforce vainement de le faire depuis cinq ans au Transvaal. On m'objectera peut-etre que l'Angleterre libre-echangiste ne saurait, meme contre nous, fermer des portes, qui out toujours ete largement ouvertes par le gouvernement de Pretoria. Parler ainsi serait donner une preuve nouvelle de la force des prejuges inculques a l'esprit de ses rivaux economiques par la politique anglaise qui preche partout le libre-echange et qui pratique la protection la ou elle y trouve profit: ouvertement dans plusieurs de ses colonies et hypocritement dans la Metropole, ou tous les pretextes sont bons pour empecher l'entree du betail etranger. Nos eleveurs le savent bien. La France a toujours trouve aupres de l'administration transvaalienne les dispositions les plus favorables a la mise en valeur de sa nouvelle colonie, dont le voisinage etait jusqu'a present envisage comme une precieuse garantie pour le maintien de l'equilibre sud-africain, et le gouvernement de Pretoria nous a maintes fois manifeste de precieuses dispositions a lier partie avec nous pour des entreprises d'une extreme urgence, tels que certains grands travaux publics, le developpement des lignes de navigation rapide et la creation d'un cable sous-marin, qui soustrairait au controle britannique les communications de l'Europe avec l'Afrique du Sud, notamment avec Madagascar. C'est d'ailleurs en Angleterre meme, dans le monde colonial de l'entourage de Cecil Rhodes, qu'il faut chercher la note exacte sur la correlation de l'affaire de Delagoa-Bay avec nos grands interets malgaches, et je ne puis mieux faire que de citer ce passage d'un ouvrage publie recemment a Londres sous ce titre, _La clef de l'Afrique du Sud_: Il est de la plus grande importance, pour les interets de la Grande-Bretagne, que les Anglais prennent possession de la baie de Delagoa. Ce fait nous interesse encore plus vivement lorsque nous nous souvenons que l'ile voisine de Madagascar est dans les mains de la France et que celle-ci l'a fortifiee et en a fait une forte station navale. L'activite francaise a ete tres remarquable depuis quelques annees; et il est facile de comprendre qu'apres nous avoir evinces de Madagascar, les Francais sont fort desireux de proteger leur colonie et d'obtenir une complete domination sur le canal de Mozambique. Tant que la baie de Delagoa reste possession portugaise, la France n'a rien a craindre, car le Portugal ne pourrait porter prejudice a la France, et, apres tout, le fait de l'occupation portugaise indique que les autres puissances n'y possedent aucun droit. Toutefois, au moment ou des negociations pour la cession de la baie a l'Angleterre seraient ouvertes, la France comprendrait combien sa colonie de Madagascar se trouverait menacee; et, au cas ou la cession deviendrait un fait accompli, son grand projet de controle complet du canal de Mozambique s'evanouirait comme un reve. La France, des lors, fait tous les efforts possibles pour mettre des batons dans les roues de l'Angleterre. Son grand objectif etait la neutralisation des eaux de la baie, de facon que l'Angleterre n'aurait jamais eu la possibilite d'exercer son droit de preemption dans l'eventualite tres probable ou le Portugal se deciderait a vendre la baie pour faire face a des difficultes financieres. L'empire, pour se consolider, a souvent besoin d'acquerir quelque territoire ou quelque port. Et cela afin de conserver nos possessions comme un tout, de favoriser notre commerce et aussi de prevenir certaines puissances toujours disposees a troubler l'equilibre international. On ne pourrait trouver un meilleur exemple de cette politique qui cherche a solidariser nos colonies et a fortifier l'empire que dans les efforts continus de la Grande-Bretagne pour s'assurer la possession de Delagoa qui doit couronner notre preponderance en Afrique. On le voit, en s'abstenant aujourd'hui de prendre sur ce point des mesures conservatrices, la France s'exposerait pour demain a un conflit des plus graves avec son ennemie de tous les temps, avec celle contre qui elle a du soutenir a travers tout le siecle dernier, selon l'expression du general Niox, une guerre de cent ans coloniale, dans laquelle nous retomberions fatalement si notre gouvernement ne savait se contraindre, sans retard, a une fermete, qui est le premier devoir de la prudence: "Il arrive toujours du mal aux elephants qui ont peur", assure le judicieux pachyderme dont l'imperialiste Rudyard Kipling a fait le heros d'un de ses plus beaux contes de la Jungle. Nous avons donc quelques motifs de ne pas nous desinteresser de ce qui se passe entre Johannesburg et le canal de Mozambique. Ceux du Portugal, unique possesseur jusqu'a present de la colonie de ce nom, sont tous aussi clairs et moins indirects. Nous verrons ensuite ceux de l'Allemagne. Apres une audacieuse tentative d'intrusion du cote de l'ilot d'Iniak (Delagoa-Bay), dejouee en 1875 par la sentence arbitrale du marechal Mac-Mahon et renouvelee en 1889 dans la vallee du Chire, les Portugais, en presence d'un ultimatum apporte a Lisbonne par une escadre, durent ceder a l'Angleterre une enorme etendue de territoire, convoitee par la Chartered pour arrondir la Rhodesia. L'Europe resta chez elle. Le Portugal etait encore une grande puissance africaine; cette _diminutio capitis_,--ce Fachoda plus excusable,--la mit pour longtemps a la merci de l'Angleterre qui depuis lors la persecuta d'un chantage, dont la coupable indifference de l'Europe finirait par permettre le succes. On sait avec quelle ruse grossiere mais efficace, la politique anglaise decourage depuis quelques annees les velleites de cette dame Europe chaque fois qu'une de ses grandes filles montre quelque velleite de se porter au secours de la petite soeur: "Ne vous derangez donc pas, fait l'Angleterre; nous avons eu des mots ensemble, mais nous voila tout a fait d'accord." Et la petite soeur, pincee jusqu'au sang et terrorisee, n'ose pas dire que non. C'est ce qu'on appelle l'accord anglo-portugais; il y a beau temps qu'il se prolonge de la sorte, a travers les dementis officiels que l'indignation nationale arrache de temps en temps a un gouvernement qui n'ignore pas de quel choc serait precipitee la dynastie assez osee pour trafiquer des diamants de la couronne portugaise avec l'ennemi le plus execre,--a travers les denegations constantes de tout ce qui dans la presse europeenne est en etat de s'informer sur ces choses et d'en juger, et d'ou il appert que, pas plus en Allemagne qu'en France et qu'en Russie on n'est dupe de cette entente du bourreau avec la victime, trop grossierement renouvelee de la saynete bien connue du _Decapite par persuasion_. On se refuse a voir le Portugal abandonnant aux mains de l'Angleterre, en echange d'une bonne parole, les pendants d'oreille qui representent le plus clair de sa fortune..... et la tete a laquelle ils sont pendus. Mais quelle situation horrible est celle de ce gouvernement auquel l'Angleterre dit a chaque instant: "Si vous ne voulez pas faire croire que nous sommes d'accord, je m'en vais vous bombarder, et personne ne levera le bout du doigt pour l'empecher." Oh! la psychologie de l'operette qui pretend que les Portugais sont toujours gais! Gomme le lievre de la _Cuisiniere bourgeoise_, le gouvernement portugais prefere attendre, mais voici que l'Angleterre s'impatiente et si quelqu'un ne proteste pas a haute et intelligible voix contre une cession plus ou moins deguisee de Lourenco-Marques, et contre une violation inqualifiable de la neutralite portugaise, l'accord imaginaire sera subitement devenu une complicite reelle, dont l'Angleterre et le Portugal auront tous deux a rendre compte un jour ou l'autre. Nous croyons savoir que le groupe diplomatique et colonial de la Chambre, justement emu de la chose, a tenu, il y a quelques mois, une reunion importante dont cette question a fait l'objet. On a dit aussi que des representations discretes avaient ete formulees a Lisbonne par notre ministre; ces reserves, assurement empreintes de plus de discretion que de celerite, ont-elles porte leur effet? Le 21 octobre dernier, M. Balfour, repondant a une question precise, assurait que l'accord propose au gouvernement portugais pour l'achat de Delagoa-Bay etait encore a l'etude; depuis trois ans, la presse officieuse assurait _urbi et orbi_ qu'il etait conclu. A qui se fier? III Le logogriphe anglo-portugais a ete scrute avec un interet passionne en Allemagne, ou le scepticisme des organes du gouvernement et de la Cour sur le compte de la version anglaise, contrastait singulierement avec la candeur marquee par les journaux dont les sympathies sont reservees au puissant parti de la haute finance internationale, constamment en lutte avec le parti colonial qui grandit de jour en jour dans l'Empire. Mais, s'il est curieux d'observer les impressions que laissent paraitre les journaux qui expriment l'opinion publique et ceux qui pretendent la conduire, il est plus interessant encore et plus concluant de rechercher, dans les faits materiels, les conditions permanentes du grand probleme qui se trouve pose entre l'Angleterre et l'Allemagne, depuis que celle-ci a ajoute a la situation preponderante ou l'eleva brusquement sa formidable puissance militaire les avantages d'un developpement economique dont la marche foudroyante terrifie, et, je dirais presque, decourage toute concurrence. Ce fut tout d'abord, en effet, un decouragement general et profond qui s'empara de l'Angleterre, le jour ou, a la suite d'une infinite de constatations desobligeantes personnellement infligees aux uns et aux autres dans le monde des affaires, la decadence industrielle et commerciale de la Grande-Bretagne fut proclamee dans un ouvrage dont le retentissement a fait tressaillir le colosse sur ses pieds d'argile. _Made in Germany!_, jete comme un cri d'alarme devant le peril allemand qui grandissait d'heure en heure et qui prenait, depuis la depeche a Krueger, une allure de provocation belliqueuse, ce pamphlet vibrant secouait l'orgueilleuse quietude du citoyen anglais avec une eloquence dont la _Revue des Deux-Mondes_ a recueilli les echos dans un substantiel article d'Arvede Barine: La suprematie industrielle de la Grande-Bretagne a ete longtemps un lieu commun passe en axiome, mais elle est en train de devenir un mythe, disait l'auteur Edwin Williams. La gloire industrielle de l'Angleterre agonise et l'Angleterre n'en sait rien. Car l'Allemagne est entree dans une lutte a mort contre elle et combat de toutes ses forces pour detruire notre suprematie." Suivait un tableau plein de verve de la maison anglaise envahie depuis les ustensiles de la cuisine jusqu'aux jouets d'enfants, et depuis le pot de biere jusqu'au tisonnier par des marques allemandes; "l'opera lui-meme que vous entendez est un opera fait en Allemagne, execute ici par des chanteurs, des musiciens et un chef d'orchestre faits en Allemagne, avec des instruments et sur des partitions venant d'Allemagne." Cette invasion etait signalee, comme s'etendant jusqu'aux colonies anglaises, qui ne servaient plus qu'a fournir des debouches a I'Allemagne [7]. [Note 7: _Le North American Review_: contient dans son dernier numero un article plein de chiffres et de documents, intitule le _Declin du commerce anglais_ dont la conclusion est que l'Angleterre perd rapidement sa situation predominante et sera bientot releguee au troisieme rang des nations commerciales, les Etats-Unis prenant le premier et l'Allemagne le second; c'est un Americain qui parle. Cette publication montre une fois de plus qu'on ne se fait pas illusion sur la decadence anglaise, qu'une de ses causes est la concurrence americaine et que cette rivalite se traduit de l'autre cote de l'Ocean par des marques d'antipathie indeniables.] Les lamentations de M. Edwin Williams etaient periodiquement reprises en maniere de refrain par le choeur des consuls au _Board of Trade_ et furent corroborees par le rapport a la _Royal Commission on technical Education_, qui concluait en ces termes: "Il n'y a pas place en Europe pour deux reines du commerce et de l'industrie, il faut que l'une des deux abdique ou perisse. L'Allemagne compte bien que ce ne sera pas elle et toutes ses forces sont tendues vers l'etranglement de l'autre. Tout ce qu'elle fait en faveur de son industrie est dirige contre la rivalite de l'Angleterre." On allait jusqu'a denoncer l'espionnage commercial de Berlin entretenant des commis dans les offices de Londres et dans les usines du Royaume-Uni. Et toutes ces doleances, toutes ces imputations etaient reprises avec eclat par lord Roseberry dans un discours a Epsom: "Depuis la defaite de l'Autriche, l'Allemagne n'a pas cesse de se preparer silencieusement a deux grandes guerres. Elle en a termine une, celle pour la consolidation de son territoire. L'autre, qu'elle est en train de faire, c'est la guerre industrielle". Un an plus tard, c'etait lord Salisbury accusant amerement "le peril d'une certaine expansion envahissante et continue dont l'Europe est menacee par une de ses races, armee de tous les moyens que la civilisation peut mettre au service de son ambition demesuree"; c'etait le coup de theatre du traite de commerce brutalement denonce, et c'etait Cecil Rhodes disant devant la commission d'enquete: "J'ai ete fortement influence par la conviction que la politique du gouvernement transvaalien actuel avait pour but d'introduire l'influence d'une autre puissance etrangere (l'Allemagne) dans le systeme deja complique des Etats sud-africains, et risquait de rendre plus difficile encore a l'avenir l'etablissement d'une union etroite entre eux." En ce temps-la, de frequents incidents mettaient aux prises, sur divers points du globe, des Anglais et des Allemands; le hasard d'un voyage autour de l'Afrique m'en rendit deux fois le temoin. Ce fut d'abord a Zanzibar, quand, apres le bombardement par l'amiral Rawson, le Sultan usurpateur alla chercher refuge au consulat germanique ou il etait attendu avec une visible impatience. Il y arriva, poursuivi de pres par un detachement de fusiliers marins de l'escadre anglaise, qui, baionnette au canon, cernerent le batiment; le cordon d'investissement fut releve le soir par des troupes fraiches, et le service de garde fut maintenu trois semaines durant, jusqu'au jour ou une grande maree amena au consulat, situe sur le littoral, une embarcation du navire de guerre allemand qui, sous le regard indigne des marins anglais, prit livraison de l'auguste refugie et le transporta sain et sauf a Dar-es-Salam. Quelques mois plus tard, a Lourenco-Marques, une populace, notoirement soudoyee par des agents anglais, se ruait sans motifs sur le consul allemand, le comte Pfeif, de passage a la gare, et le poursuivait jusqu'a ses bureaux, dont les vitres furent brisees. Le consul, dont les revendications etaient appuyees par la presence d'un croiseur, exigea et obtint une eclatante reparation. La semaine suivante, des matelots de l'escadre anglaise chercherent querelle a des Francais et a des Allemands ecoutant la musique au square, et une rixe generale s'ensuivit. Bagatelles sans doute, mais representatives d'un etat d'esprit qui etait alors universel dans le domaine colonial, ou Francais et Allemands se trouvaient quelquefois rapproches, contre toute attente, par l'hostilite britannique. L'anglophobie allemande s'est-elle evanouie depuis lors, comme par enchantement? Quelques diplomates de l'asphalte s'evertuent a demontrer qu'il n'en subsiste rien, ou a peu pres, sinon dans l'esprit public, du moins dans l'esprit du prince. Il convient d'ajouter que ces nouvellistes ne s'embarrassent pas de la precision d'une information ni de la logique d'un raisonnement; leurs revelations emanent en ligne directe de ce don intuitif qui est la grace d'etat de quelques somnambules extra-lucides et de certains diplomates extra-carriere. Si l'on se soustrait a leur attraction magnetique pour examiner les faits et pour en tirer la lumiere, on est conduit a une serie d'observations d'ou se degage nettement une conclusion tout a fait differente de l'oracle rendu par ces sondeurs de pensees souveraines. Ces considerations, qui me paraissent s'imposer a un examen attentif, j'en vais noter quelques-unes en toute simplicite. --Les positions respectives de l'Angleterre et de l'Allemagne dans la grande lutte economique pour la vie n'ont ete notoirement jusqu'ici l'objet d'aucune modification qui annonce la conciliation des interets[8]. [Note 8: Quelque peine que se donne l'Angleterre pour nous en faire accroire, et quelle que soit, la coquetterie avec laquelle ou s'y prete a Berlin pour nous piquer au jeu, qui donc oserait soutenir que la face des choses soit bouleversee par la bataille de Samoa et qu'il faille voir une entente internationale dans la liquidation eu solde de quelques menues affaires, avec lesquelles il importait a tout le monde d'en finir a raison du trouble disproportionne qu'elles apportaient dans l'examen des graves problemes que le moment est venu d'aborder.] --Les coups de canons tires sur un petit peuple que l'Allemagne avait ostensiblement pris sous sa protection, et les airs de bravade affectes par l'Angleterre vis-a-vis de quiconque interviendrait, ne sont assurement pas faits pour operer le rapprochement des coeurs. --Les explosions de joie par lesquelles est accueilli du public et de la presse allemande chaque nouvel echec de la rivale d'hier, montrent qu'en dehors de l'empereur, personne, dans ce pays, ne juge necessaire ou simplement convenable de voiler l'expression de ces sentiments peu amicaux. Ce souverain, en qui s'incarne la formule integrale du genie allemand, a-t-il apparence d'aventurer une politique personnelle contre le voeu de ses peuples? La reponse a cette interrogation se lit dans le discours de Hambourg et dans le prodigieux effort par lequel l'empereur est en train de demander au renouvellement du septennat maritime une extension des forces navales proportionnee aux exigences d'une politique coloniale qu'il considere comme l'instrument indispensable des interets commerciaux de son pays. Dans ce sens la Societe coloniale allemande fait une propagande incessante, et son activite trouve un accueil de plus en plus favorable. "Le peuple allemand commence a en reconnaitre l'importance pour l'existence economique de l'empire, dit le _Deutsch Asiatische Warte_; il se pourrait que l'Allemagne se trouvat bientot en conflit avec une grande puissance navale et se vit obligee de combattre pour sa situation internationale. Partout nous voyons surgir la necessite de donner une protection plus rigoureuse a nos interets d'outre-mer dont l'extension devient de plus en plus grande." Faut-il voir la une marque de bienveillance et de confiance de la part de l'Allemagne vis-a-vis de l'Angleterre? On en douterait, si un botaniste de la valeur de M. de Lanessan n'affirmait le contraire par son insistance a pointer vers la Triplice les canons de nos cuirasses et les torpilles de nos sous-marins sous l'etrange pretexte "qu'il n'y a rien a faire" contre l'Angleterre... pas meme de se mettre en etat de defense. Ce sentiment nous avait deja coute le Canada; voici, en effet, ce que M. de Choiseul ecrivait a l'infortune Montcalm: "Je suis bien fache d'avoir a vous mander que vous ne devez pas esperer des troupes de renfort; comme le roi ne pourrait jamais vous envoyer des secours proportionnes aux forces que les Anglais sont en etat de vous opposer, les efforts que l'on ferait ici n'auraient d'autre effet que d'exciter le ministere de Londres a en faire de plus considerables pour conserver sa superiorite qu'il s'est acquise dans cette partie du monde." Une doctrine aussi funeste nous a valu le desastre moral de Fachoda; on avait prepare la guerre navale contre toutes les nations du monde,--y compris la Suisse,--mais a l'exception de l'Angleterre, notre seule rivale maritime! Elle a naturellement profite de ce que nous lui tournions le dos pour nous traiter comme on sait. --Chaque colonie allemande est consideree par la Metropole comme un organe essentiel dont la disparition ou l'amoindrissement serait ressenti de tout l'organisme [9]. [Note 9: Il y a quelques annees, la Societe coloniale allemande, association qui a pris depuis quelques annees une puissance avec laquelle il faut compter, remettait au Chancelier de l'Empire une memoire ou on lisait que l'influence allemande dans le Sud-Ouest africain etait une condition _sine qua non_ de l'equilibre colonial de l'Empire. "Il est de l'interet de l'Allemagne, disait-on, de soutenir les Etats sud-africains dans leur lutte avec l'Angleterre et de liberer de toute entrave la baie de Delagoa."] Comment admettre que le chef d'Etat qui suit passionnement jusque dans le moindre detail toutes ces questions maritimes et coloniales ignore l'interet vital qui s'attache a Delagoa-Bay ou se laisse amadouer sur ce point par les menues privautes qu'on fait mine de lui accorder du cote de l'Angola, ou du Damaraland ou du Mozambique meme, fut-ce sur le Pacifique? --On ne doit pas oublier que c'est lui qui, en 1894, a violemment interpose, sur le passage de la voie ferree que M. Cecil Rhodes pretendait etablir du Caire au Cap dans une game anglaise, un coupe-circuit qui, pour longtemps empechera les trains de passer. Cette question fut reglee, a Bruxelles, d'accord avec la France, qui devait quelque temps apres joindre ses forces a celles de l'Allemagne par l'intermediaire de la Russie pour faire obstacle aux pretentions anglaises en Chine[10]. [Note 10: M. Cecil Rhodes s'est rendu, cette annee, a Berlin pour obtenir de Guillaume II les garanties necessaires a l'etablissement de son chemin de fer dans la traversee de l'Est africain. Tout en lui donnant le droit de poser un fil telegraphique, sous le controle de l'Administration allemande et sans abandon territorial, l'empereur a refuse a M. Cecil Rhodes le droit d'etablir chez lui une voie ferree anglaise. Un journal satirique de Londres a illustre cet echec dans une caricature montrant le Napoleon du Cap revenant d'Allemagne avec une grosse caisse, dont la peau est crevee d'un trou enorme. --Qui a fait cela? dit John Bull. --Guillaume II, mais, en compensation, il m'a offert sa photographie. C'etait vrai.] --Comment ne pas reconnaitre dans tous ces faits la realisation d'un plan d'ensemble, solidement echafaude, et suivi avec une tenacite que n'arrete aucune traverse et que ne decourage aucun retard? On nous a etrangement trompes s'il ne faut plus voir en Guillaume II l'homme au vaste et ferme dessein que ses portraitistes, ses historiographes et ses actes importants nous montrent depuis qu'il est sur le trone, mais un nevropathe inquiet, ballotte d'un extreme a l'autre de la politique par les impressions du moment et se jetant tantot contre l'Angleterre et tantot dans ses bras, suivant l'humeur dont l'affecte au reveil la faveur obtenue par un telegramme galamment tourne ou la froideur que l'on marque, a le voir figurer en 1900 entre Menelick et Ranavalo. Par sa complexion personnelle autant que par sa situation souveraine, le Kaiser, exempt du souci qui impose a tant d'autres l'obligation de surveiller sous leurs pas un terrain mal assure, porte son regard au loin. A qui donc ferait-on croire que la sagace Angleterre escompte veritablement la possibilite de lui donner le change comme a ces animaux de courte vue dont on leurre la fureur avec un oripeau rouge, ou comme a ces personnes dont on obscurcit la clairvoyance avec un petit cadeau? Pour parler un argot qui s'applique a merveille aux tractations d'une certaine politique, ce n'est pas avec des "bouche-l'oeil" comme Samoa, qu'on empechera l'Allemagne de voir clair dans ses interets. L'instinct vital de la solidarite est trop puissant dans ce pays pour laisser prise a une tactique qui s'efforce visiblement d'isoler chacun des partenaires europeens dans la satisfaction momentanee d'un appetit au prejudice du bien durable de la collectivite. Un des hommes qui out joue le role le plus actif dans le monde colonial germanique, tant par de brillantes explorations que par d'importantes missions politiques, M. Eugene Wolff dont le nom est lie aux affaires de Chine comme a celles d'Afrique et qui fut admis a suivre, aupres du general Duchesne, notre expedition de Madagascar, faisait recemment a un redacteur du _Journal des Debats_ des declarations significatives sur l'urgence de fortifier les interets de la communaute europeenne contre le peril anglais: L'incident de Fachoda devrait etre une lecon pour nous tous. Le fait d'un continent europeen tiraille en sens divers devant la tenacite vigoureuse et les armements maritimes d'un pays ou le soleil ne se couche jamais, parait assez evident pour que beaucoup d'esprits conciliants chez nous esperent qu'il n'echappera pas a la clairvoyance du peuple francais. Une entente serieuse, la franche poignee de mains donnee entre les puissances continentales peut seule garantir un partage egal et juste en Asie et en Afrique. Un continent uni est le seul obstacle qui brisera la temerite des Anglais: c'est ce qu'il nous faut, car c'est la paix a tout jamais. La paix! La paix en Europe! Tel est le voeu de plus en plus nettement formule par les peuples comme par les souverains. "Je suis bien decide a maintenir la paix... mon amour pour l'armee allemande ne m'induira jamais en cette tentation d'enlever a mon pays les bienfaits de la paix... Je souhaiterais seulement que la paix europeenne fut entre nos mains." Ainsi parlait Guillaume II en 1895, et son langage, ni son affirmation ne paraissent avoir change depuis l'epoque ou il disait a Jules Simon: "Je crois qu'a celui qui oserait troubler la paix de l'Europe une lecon serait donnee qu'il n'oublierait de cent ans!" Qui la trouble, sinon l'Angleterre, avec ses provocations incessantes et inadmissibles? Et comment la proteger, sinon en appelant tout le monde au rempart? Encore faut-il un rempart. Le moment est venu de le construire; depuis longtemps on en parle, mais c'est a qui n'apportera point la premiere pierre ou le premier sac de terre. "Diverses occasions se sont presentees ou il eut suffi, assure M. Wolff, d'une indication nette de la part de la France pour que l'Allemagne s'arrangeat avec elle _en matieres extra-europeennes;_ et la Russie et l'Autriche, peut-etre meme l'Italie, n'auraient pas refuse d'entrer dans un arrangement de ce genre." On a, d'autre part, affirme que des "invites" avaient ete faites a diverses reprises aupres de notre gouvernement. Ces allegations nous out valu un pittoresque defile d'anciens ministres et d'anciens ambassadeurs se decernant a eux-memes le certificat de n'avoir rien fait. C'est le maximum de resultat auquel puisse pretendre aujourd'hui l'activite des hommes de merite. A l'encontre de ce politicien, plus recommandable par l'esprit que par le caractere, qui disait: "On m'a tout offert, j'ai tout accepte; on ne m'a rien donne!" notre diplomatie allegue triomphalement qu'on ne lui a rien propose. Peut-etre serait-il plus exact de declarer qu'a l'austere devoir pieusement fidele comme l'honnete femme du sonnet d'Arvers, elle n'a pas entendu: Le murmure d'amour eleve sur ses pas. Mais qui pourrait lui reprocher d'avoir fait la sourde oreille aux galanteries trop empressees de I'ennemi dont l'eloigne pour longtemps le souvenir odieux qu'un seul mot peut effacer!... Et ce mot on ne le dit pas. Eh bien! qu'on reste chez soi,--et si l'on a quelque chose a nous communiquer dans l'interet des affaires qui nous sont communes, il est de convenance elementaire qu'on charge de la commission une tierce personne avec laquelle nous soyons en confiance. M. Wolff intervertit singulierement les roles quand il nous dit que la Russie suivra... C'est a elle a marcher devant; c'est elle qui doit etre l'initiatrice, l'intermediaire et peut-etre meme la gerante du syndicat des interets europeens; c'est avec elle seule que nous pouvons traiter et sa prevenance doit s'exercer a nous eviter tout froissement avec des cointeresses dont le contact sera pour nous insupportable tant qu'ils n'auront pas efface les griefs que nous maintenons. En attendant, reglons les affaires urgentes et veillons au plus presse. Les a-quoi-bonnistes, a qui toute apparence est pretexte pour s'abstenir d'une action quelconque, proclament que le voyage de Guillaume II marque son assentiment a la politique africaine de I'Angleterre, et que l'Europe n'a plus qu'a s'incliner. Pauvre Europe, ce qu'on lui en raconte! Voila un souverain dont toutes les forces, depuis qu'il regne, s'exercent dans le sens d'une lutte formidable avec l'Angleterre, et il suffit qu'il aille porter a l'aieule des trois quarts des princes europeens l'hommage de son respect pour qu'on nous represente comme un tribut de vassalite cette manifestation de piete filiale, imposee par les convenances les plus elementaires. Pour grands que soient les rois, ils out des obligations de famille comme les autres hommes, et l'histoire moderne nous montre a chaque page ces obligations sacrifiees aux devoirs primordiaux de l'Etat, car ce n'est pas seulement dans les pieces de Sardou que Napoleon Ier est, par alliance, le petit-neveu de Louis XVI. D'ailleurs, aucun sentiment de bienseance n'interdit a l'empereur d'exprimer respectueusement a la reine Victoria la ferme volonte dont l'Europe est animee pour le maintien d'un equilibre africain, qui est la condition necessaire de la tranquillite universelle. Guillaume est mieux situe que personne aupres de celle dont l'ambition supreme paraissait etre d'obtenir de la posterite le titre d'Imperatrice de la Paix, pour lui exposer comme quoi, si le continent noir venait a tomber sous la domination britannique, la France,--lamentablement decue du grand reve africain qui l'exalte et la reconforte depuis vingt ans,--ramenerait en Europe une combativite exasperee et redoutable; comme quoi la Russie, engagee avec elle dans une solidarite qui se fortifie de jour en jour, considererait sans doute comme un devoir d'appuyer vigoureusement, du cote de l'Afghanistan, l'effort desespere que la France, reduite a ses possessions d'Extreme-Orient, et y concentrant tous ses effectifs coloniaux, tenterait necessairement du cote de la Birmanie, en meme temps qu'elle exercerait au sud de l'empire chinois une action conjuguee avec celle que sa puissante alliee accentuerait du cote de la Siberie; comme quoi la perspective d'un pareil etat de choses presenterait, dans l'univers entier, des inconvenients assez graves pour determiner les nations europeennes a ne pas le laisser se produire, et comme quoi leur sentiment a peu pres unanime est exprime par ces lignes des _Novosti,_ de Saint-Petersbourg, disant que, "meme sans conclure entre elles aucune alliance, l'Allemagne et la France peuvent exercer une puissante influence sur l'etablissement dans le sud de I'Afrique d'une paix solide et durable". L'Imperatrice des Indes, qui sait de quel prix se paierait le titre d'Imperatrice d'Afrique et qui n'ignore pas que sur un geste on verrait les trois cent mille afrikanders du Cap et du Natal se soulever pour une guerre sainte, la puissante armee de Menelik se former sur le Haut-Nil et les admirables troupes coloniales, dont notre ministre des colonies n'a pas encore completement depouille le Soudan, prendre possession en quelques jours (cela ne fait pas l'ombre d'un doute)--des colonies de Sierra-Leone, de la Cote d'Or et du Lagos,--l'Imperatrice Victoria sera peut-etre touchee par la pieuse demarche de ce puissant souverain, son petit-fils, venant en paladin de la Paix l'adjurer d'epargner au monde un cataclysme sans precedent et auquel ne survivrait pas l'Angleterre! La race anglaise couvre une grande partie de la surface terrestre, mais certaines fautes de la mere patrie suffiraient pour qu'il en fut d'elle comme de la race espagnole dans l'Amerique du Sud. "Les colonies sont comme les fruits qui ne tiennent a l'arbre que jusqu'a leur maturite!" disait Turgot quelques annees avant la guerre des Etats-Unis. L'histoire va-t-elle montrer une fois de plus la resistance obstinee d'un petit peuple energique faisant buter sur le versant de la decadence le char d'un envahisseur dont les faciles conquetes abusaient l'univers? Est-ce la loi d'une ineluctable fatalite, qui ne permet pas a l'Empire britannique de s'arreter au point ou il est parvenu? "Si nous etions justes un seul jour, c'en serait fait de nous!" s'ecriait Pitt avec une franchise dont on ne retrouve la trace que chez M. Cecil Rhodes. L'Angleterre d'aujourd'hui sera juste et pacifique, ou bien elle trouvera devant elle les peuples unis pour la defense de la civilisation qu'elle outrage et qu'elle menace. Deja nous voyons, chez nous, l'unanime horreur de son forfait reunir dans un mouvement de protestation des freres qu'on pouvait croire separes pour longtemps. Un commun sentiment d'indignation et de conservation va-t-il rapprocher ainsi des elements europeens qui semblaient inconciliables a tout jamais, et verra-t-on les evenements de demain preparer un denouement honorable au tragique conflit qui pese sur l'Europe depuis pres de trente ans? Puisse-t-il etre vrai, le mot de l'homme d'Etat qui entrevoyait dans les mysterieuses contrees sud-africaines la solution de nos problemes europeens! End of the Project Gutenberg EBook of Une politique europeenne : la France, la Russie, l'Allemagne et la guerre au Transvaal, by Etienne Grosclaude *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UNE POLITIQUE EUROPEENNE : *** ***** This file should be named 13855.txt or 13855.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/8/5/13855/ Produced by Michael Ciesielski, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.