The Project Gutenberg EBook of Les M�moires d'un �ne., by Comtesse de S�gur This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les M�moires d'un �ne. Author: Comtesse de S�gur Release Date: June 29, 2004 [EBook #12783] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES M�MOIRES D'UN �NE. *** Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. La Comtesse de S�gur LES M�MOIRES D'UN �NE � MON PETIT MAITRE M. HENRI DE S�GUR _Mon petit Ma�tre, vous avez �t� bon pour moi, mais vous avez parl� avec m�pris des �nes en g�n�ral. Pour mieux vous faire conna�tre ce que sont les �nes, j'�cris et je vous offre ces M�moires. Vous verrez, mon cher petit Ma�tre, comment moi, pauvre �ne, et mes amis �nes, �nons et �nesses, nous avons �t� et nous sommes injustement trait�s pas les hommes. Vous verrez que nous avons beaucoup d'esprit et beaucoup d'excellentes qualit�s; vous verrez aussi combien j'ai �t� m�chant dans ma jeunesse, combien j'en ai �t� puni et malheureux, et comme le repentir m'a chang� et m'a rendu l'amiti� de mes camarades et de mes ma�tres. Vous verrez enfin que lorsqu'on aura lu ce livre, au lieu de dire: B�te comme un �ne, ignorant comme un �ne, t�tu comme un �ne, on dira: de l'esprit comme un �ne, savant comme un �ne, docile comme un �ne, et que vous et vos parents vous serez fiers de ces �loges. Hi! han! mon bon Ma�tre; je vous souhaite de ne pas ressembler, dans la premi�re moiti� de sa vie, � votre fid�le serviteur, CADICHON, �ne savant._ I LE MARCHE Je ne me souviens pas de mon enfance; je fus probablement malheureux comme tous les �nons, joli, gracieux comme nous le sommes tous; tr�s certainement je fus plein d'esprit, puisque, tout vieux que je suis, j'en ai encore plus que mes camarades. J'ai attrap� plus d'une fois mes pauvres ma�tres, qui n'�taient que des hommes, et qui, par cons�quent, ne pouvaient pas avoir l'intelligence d'un �ne. Je vais commencer par vous raconter un des tours que je leur ai jou�s dans le temps de mon enfance: Les hommes n'�tant pas tenus de savoir tout ce que savent les �nes, vous ignorez sans doute, vous qui lisez ce livre, ce qui est connu de tous les �nes mes amis: c'est que tous les mardis il y a dans la ville de Laigle un march� o� l'on vend des l�gumes, du beurre, des oeufs, du fromage, des fruits et autres choses excellentes. Ce mardi est un jour de supplice pour mes pauvres confr�res; il l'�tait pour moi aussi avant que je fusse achet� par ma bonne vieille ma�tresse, votre grand'm�re, chez laquelle je vis maintenant. J'appartenais � une fermi�re exigeante et m�chante. Figurez-vous, mon cher petit ma�tre, qu'elle poussait la malice jusqu'� ramasser tous les oeufs que pondaient ses poules, tout le beurre et les fromages que lui donnait le lait de ses vaches, tous les l�gumes et fruits qui m�rissaient dans la semaine, pour remplir des paniers qu'elle mettait sur mon dos. Et quand j'�tais si charg� que je pouvais � peine avancer, cette m�chante femme s'asseyait encore au-dessus des paniers et m'obligeait � trotter ainsi �cras�, accabl�, jusqu'au march� de Laigle, qui �tait � une lieue de la ferme. J'�tais toutes les fois dans une col�re que je n'osais montrer, parce que j'avais peur des coups de b�ton; ma ma�tresse en avait un tr�s gros, plein de noeuds, qui me faisait bien mal quand elle me battait. Chaque fois que je voyais, que j'entendais les pr�paratifs du march�, je soupirais, je g�missais, je brayais m�me dans l'espoir d'attendrir mes ma�tres. --Allons, grand paresseux, me disait-on en venant me chercher, Vas-tu te taire, et ne pas nous assourdir avec ta vilaine grosse voix. Hi! han! hi! han! voil�-t-il une belle musique que tu nous fais! Jules, mon gar�on, approche ce fain�ant pr�s de la porte, que ta m�re lui mette sa charge sur le dos!... L�! un panier d'oeufs! encore un!... Les fromages, le beurre... les l�gumes maintenant!... C'est bon! voil� une bonne charge qui va nous donner quelques pi�ces de cinq francs. Mariette, ma fille, apporte une chaise, que ta m�re monte l�-dessus!... Tr�s bien! Allons, bon voyage, ma femme, et fais marcher ce fain�ant de bourri. Tiens, v'l� ton gourdin, tape dessus. --Pan! pan! --C'est bien; encore quelques caresses de ce genre, et il marchera. --Vlan! Vlan! Le b�ton ne cessait de me frotter les reins, les jambes, le cou; je trottais, je galopais presque; la fermi�re me battait toujours. Je fus indign� de tant d'injustice et de cruaut�; j'essayai de ruer pour jeter ma ma�tresse par terre, mais j'�tais trop charg�; je ne pus que sautiller et me secouer de droite et de gauche. J'eus pourtant le plaisir de la sentir d�gringoler. �M�chant �ne! sot animal! ent�t�! Je vais te corriger et te donner du Martin-b�ton.� En effet, elle me battit tellement que j'eus peine � marcher jusqu'� la ville. Nous arriv�mes enfin. On �ta de dessus mon pauvre dos �corch� tous les paniers pour les poser � terre; ma ma�tresse, apr�s m'avoir attach� � un poteau, alla d�jeuner, et moi, qui mourais de faim et de soif, on ne m'offrit pas seulement un brin d'herbe, une goutte d'eau. Je trouvai moyen de m'approcher des l�gumes pendant l'absence de la fermi�re, et je me rafra�chis la langue en me remplissant l'estomac avec un panier de salades et de choux. De ma vie je n'en avais mang� de si bons; je finissais le dernier chou et la derni�re salade lorsque ma ma�tresse revint. Elle poussa un cri en voyant son panier vide; je la regardai d'un air insolent et si satisfait, qu'elle devina le crime que j'avais commis. Je ne vous r�p�terai pas les injures dont elle m'accabla. Elle avait tr�s mauvais ton, et lorsqu'elle �tait en col�re, elle jurait et disait des choses qui me faisaient rougir, tout �ne que je suis. Apr�s donc m'avoir tenu les propos les plus humiliants, auxquels je ne r�pondais qu'en me l�chant les l�vres et en lui tournant le dos, elle prit son b�ton et se mit � me battre si cruellement que je finis par perdre patience, et que je lui lan�ai trois ruades, dont la premi�re lui cassa le nez et deux dents, la seconde lui brisa le poignet, et la troisi�me l'attrapa � l'estomac et la jeta par terre. Vingt personnes se pr�cipit�rent sur moi en m'accablant de coups et d'injures. On emporta ma ma�tresse je ne sais o�, et l'on me laissa attach� au poteau pr�s duquel �taient �tal�es les marchandises que j'avais apport�es. J'y restai longtemps; voyant que personne ne songeait � moi, je mangeai un second panier plein d'excellents l�gumes, je coupai avec mes dents la corde qui me retenait, et je repris tout doucement le chemin de ma ferme. Les gens que je d�passais sur la route s'�tonnaient de me voir tout seul. --Tiens, ce bourri avec sa longe cass�e! Il s'est �chapp�, disait l'un. --Alors, c'est un �chapp� des gal�res, dit l'autre. Et tous se mirent � rire. --Il ne porte pas une forte charge sur son dos, reprit le troisi�me. --Bien s�r, il a fait un mauvais coup! s'�cria un quatri�me. --Attrape-le donc, mon homme, nous mettrons le petit sur son b�t, dit une femme. --Ah! il te portera bien avec le petit gars, r�pondit le mari. Moi, voulant donner une bonne opinion de ma douceur et de ma complaisance, je m'approchai tout doucement de la paysanne, et je m'arr�tai pr�s d'elle pour la laisser monter sur mon dos. --Il n'a pas l'air m�chant, ce bourri! dit l'homme en aidant sa femme � se placer sur le b�t. Je souris de piti� en entendant ce propos: M�chant! comme si un �ne doucement trait� �tait jamais m�chant. Nous ne devenons col�res, d�sob�issants et ent�t�s que pour nous venger des coups et des injures que nous recevons. Quand on nous traite bien, nous sommes bons, bien meilleurs que les autres animaux. Je ramenai � leur maison la jeune femme et son petit gar�on, joli petit enfant de deux ans, qui me caressait, qui me trouvait charmant, et qui aurait bien voulu me garder. Mais je r�fl�chis que ce ne serait pas honn�te. Mes ma�tres m'avaient achet�, je leur appartenais. J'avais d�j� bris� le nez les dents, le poignet et l'estomac de ma ma�tresse, j'�tais assez veng�. Voyant donc que la maman allait c�der � son petit gar�on, qu'elle g�tait (je m'en �tais bien aper�u pendant que le portais sur mon dos), je fis un saut de c�t� et, avant que la maman e�t pu ressaisir ma bride, je me sauvai en galopant, et je revins � la maison. Mariette, la fille de mon ma�tre, me vit la premi�re. --Ah! voil� Cadichon. Comme le voil� revenu de bonne heure! Jules, viens lui �ter son b�t. --M�chant �ne, dit Jules d'un ton bourru, il faut toujours s'occuper de lui. Pourquoi donc est-il revenu seul? Je parie qu'il s'est �chapp�. Vilaine b�te! ajouta-t-il en me donnant un coup de pied dans les jambes, si je savais que tu t'es sauv�, je te donnerais cent coups de b�ton. Mon b�t et ma bride �tant �t�s, je m'�loignai en galopant. A peine �tais-je rentr� dans l'herbage, que j'entendis des cris qui venaient de la ferme. J'approchai ma t�te de la haie, et je vis qu'on avait ramen� la fermi�re; c'�taient les enfants qui poussaient ces cris. J'�coutai de toutes mes oreilles, et j'entendis Jules dire � son p�re: --Mon p�re, je vais prendre le grand fouet du charretier, j'attacherai l'�ne un arbre, et je le battrai jusqu'� ce qu'il tombe par terre. --Va, mon gar�on, va, mais ne le tue pas; nous perdrions l'argent qu'il nous a co�t�. Je le vendrai � la prochaine foire. Je restai tremblant de frayeur en les entendant et en voyant Jules courir � l'�curie pour chercher le fouet. Il n'y avait pas � h�siter, et, sans me faire scrupule cette fois de faire perdre � mes ma�tres le prix qu'ils m'avaient pay�, je courus vers la haie qui me s�parait des champs: je m'�lan�ai dessus avec une telle force que je brisai les branches et que je pus passer au travers. Je courus dans le champ, et je continuai � courir longtemps, bien longtemps, croyant toujours �tre poursuivi. Enfin, n'en pouvant plus, je m'arr�tai, j'�coutai ... je n'entendis rien. Je montai sur une butte, je ne vis personne. Alors, je commen�ai � respirer et � me r�jouir de m'�tre d�livr� de ces m�chants fermiers. Mais je me demandais ce que j'allais devenir. Si je restais dans le pays, on me reconna�trait, on me rattraperait, et l'on me ram�nerait � mes ma�tres. Que faire? O� aller? Je regardai autour de moi; je me trouvai isol� et malheureux, et j'allai verser des larmes sur ma triste position, lorsque je m'aper�us que j'�tais au bord d'un bois magnifique: c'�tait la for�t de Saint-Evroult. �Quel bonheur! m'�criai-je. Je trouverai dans cette for�t de l'herbe tendre, de l'eau, de la mousse fra�che: j'y demeurerai pendant quelques jours, puis j'irai dans une autre for�t, plus loin, bien plus loin de la ferme de mes ma�tres.� J'entrai dans le bois; je mangeai avec bonheur de l'herbe tendre, et je bus l'eau d'une belle fontaine. Comme il commen�ait � faire nuit, je me couchai sur la mousse au pied d'un vieux sapin, et je m'endormis paisiblement jusqu'au lendemain. II LA POURSUITE Le lendemain, apr�s avoir mang� et bu, je songeai � mon bonheur. �Me voici sauv�, pensais-je; jamais on ne me retrouvera, et dans deux jours, quand je serai bien repos�, j'irai plus loin encore.� A peine avais-je fini cette r�flexion, que j'entendis l'aboiement lointain d'un chien, puis d'un second; quelques instants apr�s, je distinguai les hurlements de toute une meute. Inquiet, un peu effray� m�me, je me levai et je me dirigeai vers un petit ruisseau que j'avais remarqu� le matin. A peine y �tais-je entr�, que j'entendis la voix de Jules parlant aux chiens. �Allons, allons, mes chiens, cherchez bien, trouvez-moi ce mis�rable �ne, mordez-le, d�chirez-lui les jambes, et ramenez-le moi, que j'essaye mon fouet sur son dos.� La frayeur manqua me faire tomber; mais je r�fl�chis aussit�t qu'en marchant dans l'eau les chiens ne pourraient plus sentir la trace de mes pas; je me mis donc � courir dans le ruisseau, qui �tait heureusement bord� des deux c�t�s de buissons tr�s �pais. Je marchai sans m'arr�ter pendant fort longtemps; les aboiements des chiens s'�loignaient ainsi que la voix du m�chant Jules: je finis par ne plus rien entendre. Haletant, �puis�, je m'arr�tai un instant pour boire; je mangeai quelques feuilles de buissons; mes jambes �taient raides de froid, mais je n'osais par sortir de l'eau, j'avais peur que les chiens ne vinssent jusque-l� et ne sentissent l'odeur de mes pas. Quand je fus un peu repos�, je recommen�ai � courir, suivant toujours le ruisseau, jusqu'� ce que je fusse sorti de la for�t. Je me trouvai alors dans une grande prairie o� paissaient plus de cinquante boeufs. Je me couchai au soleil dans un coin de l'herbage; les boeufs ne faisaient aucune attention � moi, de sorte que je pus manger et me reposer � mon aise. Vers le soir, deux hommes entr�rent dans la prairie. --Fr�re, dit le plus grand des deux, si nous rentrions les boeufs cette nuit? On dit qu'il y a des loups dans le bois. --Des loups? Qui est-ce qui t'a dit cette b�tise? --Des gens de Laigle. On raconte que l'�ne de la ferme des Haies a �t� emport� et d�vor� dans la for�t. --Bah! laisse donc. Ils sont si m�chants, les gens de cette ferme, qu'ils auront fait mourir leur �ne � force de coups. --Et pourquoi donc qu'ils diraient que le loup l'a mang�? --Pour qu'on ne sache pas qu'ils l'ont tu�. --Tout de m�me il vaudrait mieux rentrer nos boeufs. --Fais comme tu voudras, fr�re; je ne tiens ni � oui ni � non. Je ne bougeais pas dans mon coin, tant j'avais peur qu'on ne me v�t. L'herbe �tait haute et me cachait, fort heureusement; les boeufs ne se trouvaient pas du c�t� o� j'�tais �tendu; on les fit marcher vers la barri�re, et puis � la ferme o� demeuraient leurs ma�tres. Je n'avais pas peur des loups, parce que l'�ne dont on parlait c'�tait moi-m�me, et que je n'avais pas vu la queue d'un loup dans la for�t o� j'avais pass� la nuit. Je dormis donc � merveille, et je finissais mon d�jeuner quand les boeufs rentr�rent dans la prairie: deux gros chiens les menaient. Je les regardais tranquillement, lorsqu'un des chiens m'aper�ut, aboya d'un air mena�ant, et courut vers moi; son compagnon le suivit. Que devenir? Comment leur �chapper? Je m'�lan�ai sur les palissades qui entouraient la prairie; le ruisseau que j'avais suivi la traversait; je fus assez heureux pour sauter par-dessus, et j'entendis la voix d'un des hommes de la veille qui rappelait ses chiens. Je continuai mon chemin tout doucement, et je marchai jusqu'� une autre for�t, dont j'ignore le nom. Je devais �tre � plus de dix lieues de la ferme des Haies: j'�tais donc sauv�; personne ne me connaissait, et je pouvais me montrer sans craindre d'�tre ramen� chez mes anciens ma�tres. III LES NOUVEAUX MAITRES Je v�cus tranquillement un mois dans cette for�t. Je m'ennuyais bien un peu quelquefois, mais je pr�f�rais encore vivre seul que vivre malheureux. J'�tais donc � moiti� heureux lorsque je m'aper�us que l'herbe diminuait et devenait dure; les feuilles tombaient, l'eau �tait glac�e, la terre �tait humide. �H�las! h�las! pensai-je; que devenir? Si je reste ici, je p�rirai de froid, de faim, de soif. Mais o� aller? Qui est-ce qui voudra de moi?� A force de r�fl�chir, j'imaginai un moyen de trouver un abri. Je sortis de la for�t, et j'allai dans un petit village tout pr�s de l�. Je vis une petite maison isol�e et bien propre; une bonne femme �tait assise � la porte, elle filait. Je fus touch� de son air de bont� et de tristesse; je m'approchai d'elle, et je mis ma t�te sur son �paule. La bonne femme poussa un cri, se leva pr�cipitamment de dessus sa chaise, et parut effray�e. Je ne bougeai pas; je la regardai d'un air doux et suppliant. --Pauvre b�te! dit-elle enfin, tu n'as pas l'air m�chant. Si tu n'appartiens � personne, je serais bien contente de t'avoir pour remplacer mon pauvre vieux Grison, mort de vieillesse. Je pourrai continuer � gagner ma vie en vendant mes l�gumes au march�. Mais ... tu as sans doute un ma�tre, ajouta-t-elle en soupirant. --A qui parlez-vous, grand'm�re? dit une voix douce qui venait de l'int�rieur de la maison. --Je cause avec un �ne qui est venu me mettre la t�te sur l'�paule, et qui me regarde d'un air si doux que je n'ai pas le coeur de le chasser. --Voyons, voyons, reprit la petite voix. Et aussit�t je vis sur le seuil de la porte un beau petit gar�on de six � sept ans. Il �tait pauvrement mais proprement v�tu. Il me regarda d'un oeil curieux et un peu craintif. --Puis-je le caresser, grand'm�re? dit-il. --Certainement, mon Georget; mais prends garde qu'il ne te morde. Le petit gar�on allongea son bras, et, ne pouvant m'atteindre, il avan�a un pied, puis l'autre, et put me caresser le dos. Je ne bougeai pas, de peur de l'effrayer; seulement je tournai ma t�te vers lui, et je passai ma langue sur sa main. _Georget:_--Grand'm�re, grand'm�re, comme il a l'air bon, ce pauvre �ne, il m'a l�ch� la main! _La grand' m�re:_--C'est singulier qu'il soit tout seul. O� est son ma�tre? Va donc, Georget, par le village et � l'auberge o� s'arr�tent les voyageurs: tu demanderas � qui appartient ce bourri. Son ma�tre est peut-�tre en peine de lui. _Georget:_--Vais-je emmener le bourri, grand'm�re? _La grand'm�re:_--Il ne te suivrait pas; laisse-le aller o� il voudra. Georget partit en courant; je trottai apr�s lui. Quand il vit que je le suivais, il vint � moi, et, me caressant, il me dit: �Dis donc, mon petit bourri, puisque tu me suis tu me laisseras bien monter sur ton dos�. Et, sautant sur mon dos, il me fit: _Hu! hu!_ Je partis au petit galop, ce qui enchanta Georget. _Ho! ho!_ fit-il en passant devant l'auberge. Je m'arr�tai tout de suite. Georget sauta � terre; je restai devant la porte, ne bougeant pas plus que si j'avais �t� attach�. --Ou'est-ce que tu veux, mon gar�on! dit le ma�tre de l'auberge. --Je viens savoir, monsieur Duval, si ce bourri, qui est ici � la porte, ne serait pas � vous ou � une de vos pratiques. M. Duval s'avan�a vers la porte, me regarda attentivement. �Non ce n'est pas � moi, ni � personne que je connaisse, mon gar�on. Va chercher plus loin.� Georget remonta sur mon dos; je repartis au galop, et nous march�mes, demandant de porte en porte � qui j'appartenais. Personne ne me reconnaissait, et nous rev�nmes chez la bonne grand'm�re, qui filait toujours assise devant sa maison. _Georget:_--Grand'm�re, le bourri n'appartient � personne du pays. Qu'allons-nous en faire? Il ne veut pas me quitter, et il se sauve quand quelqu'un veut le toucher. _La grand'm�re:_--En ce cas, mon Georget, il ne faut pas le laisser passer la nuit dehors; il pourrait lui arriver malheur. Va le mener � l'�curie de notre pauvre Grison, et donne-lui une botte de foin et un seau d'eau. Nous verrons demain � le mener au march�; peut-�tre retrouverons-nous son ma�tre. _Georget:_--Et si nous ne le retrouvons pas, grand'm�re? _La grand'm�re:_--Nous le garderons jusqu'� ce qu'on le r�clame. Nous ne pouvons pas laisser cette pauvre b�te p�rir de froid pendant l'hiver, ou bien tomber aux mains de m�chants garnements qui la battraient et la feraient mourir de fatigue et de mis�re. Georget me donna � boire et � manger, me caressa et sortit. Je lui entendis dire en fermant la porte: �Ah! que je voudrais qu'il n'e�t pas de ma�tre et qu'il rest�t chez nous!� Le lendemain Georget me mit un licou apr�s m'avoir fait d�jeuner. Il m'amena devant la porte, la grand'm�re me mit sur le dos un b�t tr�s l�ger, et s'assit dessus. Georget lui apporta un petit panier de l�gumes, qu'elle mit sur ses genoux, et nous part�mes pour le march� de Mamers. La bonne femme vendit bien ses l�gumes, personne ne me reconnut et je revins avec mes nouveaux ma�tres. Je v�cus chez eux pendant quatre ans; j'�tais heureux; je ne faisais de mal � personne; je faisais bien mon service; j'aimais mon petit ma�tre, qui ne me battait jamais; on ne me fatiguait pas trop; on me nourrissait assez bien. D'ailleurs, je ne suis pas gourmand. L'�t�, des �pluchures de l�gumes, des herbes dont ne veulent pas les chevaux ni les vaches; l'hiver, du foin et des pelures de pommes de terre, de carottes, de navets: voil� ce qui nous suffit � nous autres �nes. Il y avait pourtant des journ�es que je n'aimais pas; c'�taient celles o� ma ma�tresse me louait � des enfants du voisinage. Elle n'�tait pas riche, et, les jours o� je n'avais pas � travailler, elle �tait bien aise de gagner quelque chose en me louant aux enfants du ch�teau voisin. Ils n'�taient pas toujours bons. Voici ce qui m'arriva un jour dans une de ces promenades. IV LE PONT Il y avait six �nes rang�s dans la cour; j'�tais un des plus beaux et des plus forts. Trois petites filles nous apport�rent de l'avoine dans une auge. Tout en mangeant, j'�coutais causer les enfants. _Charles_:--Voyons, mes amis, choisissons nos �nes. Moi, d'abord, je prends celui-ci (en me montrant du doigt). --Toi, tu prends toujours ce que tu crois le meilleur, dirent � la fois les cinq enfants. Il faut tirer au sort. _Charles_:--Comment veux-tu que nous tirions au sort, Caroline? Est-ce qu'on peut mettre les �nes dans un sac et les en tirer comme des billes? Antoine:--Ah! ah! ah! Est-il b�te avec ses �nes dans un sac! Comme si on ne pouvait pas les num�roter, 1, 2, 3, 4, 5, 6, mettre les num�ros dans un sac, et tirer au hasard chacun le sien. --C'est vrai, c'est vrai, s'�cri�rent les cinq autres. Ernest, fais les num�ros pendant que nous allons les �crire sur le dos des �nes. Ces enfants sont b�tes, me disais-je. S'ils avaient l'esprit d'un �ne, au lieu de se donner l'ennui d'�crire les num�ros sur notre dos, ils nous rangeraient tout simplement le long du mur: le premier serait l, le second 2, et ainsi de suite. Pendant ce temps, Antoine avait apport� un gros morceau de charbon. J'�tais le premier, il m'�crivit un �norme 1 sur la croupe; pendant qu'il �crivait 2 sur la croupe de mon camarade, je me secoue fortement pour lui faire voir que son invention n'�tait pas fameuse. Voil� le charbon parti et le 1 disparu. --Imb�cile! s'�cria-t-il; il faut que je recommence. Pendant qu'il refait son n� l, mon camarade, qui m'avait vu faire, et qui �tait malin, se secoue � son tour. Voil� le 2 parti. Antoine commence � se f�cher; les autres rient et se moquent de lui. Je fais signe aux camarades, nous le laissons faire; aucun ne bouge. Ernest revient avec les num�ros dans son mouchoir: chacun tire. Pendant qu'ils regardent leurs num�ros, je fais encore un signe aux camarades, et voil� que tous nous nous secouons tant et plus. Plus de charbon, plus de num�ros; il faut tout recommencer: les enfants sont en col�re. Charles triomphe et ricane; Ernest, Albert, Caroline, C�cile et Louise crient contre Antoine, qui tape du pied; ils se disent des injures; mes camarades et moi, nous nous mettons � braire. Le tapage attire les papas et les mamans. On leur explique la chose. Un des papas imagine enfin de nous ranger le long du mur. Il fait tirer les num�ros aux enfants. --Un! s'�crie Ernest. C'�tait moi. --Deux! dit C�cile. C'�tait un de mes amis. --Trois! dit Antoine. Et ainsi de suite jusqu'au dernier. --A pr�sent, partons, dit Charles. Moi, d'abord, je pars le premier. --Oh! je saurai bien te rattraper, lui r�pondit vivement Ernest. --Je parie que non, reprit aussit�t Charles. -Je gage que si, r�pliqua Ernest. Voil� Charles qui tape son �ne et qui part au galop. Avant qu'Ernest ait eu le temps de me donner un coup de fouet, je pars aussi, mais d'un train qui me fait bien vite rattraper Charles et son �ne. Ernest est enchant�, Charles est furieux. Il tape, il tape son �ne; Ernest n'avait pas besoin de me frapper, je courais, j'allais comme le vent. Je d�passe Charles en une minute; j'entends les autres qui suivent en riant et en criant: --Bravo! l'�ne n� 1; bravo! il court comme un cheval. L'amour-propre me donne du courage; je continue � galoper jusqu'� ce que nous soyons arriv�s pr�s d'un pont. J'arr�te brusquement; je venais de voir qu'une large planche du pont �tait pourrie; je ne voulais pas tomber � l'eau avec Ernest, mais retourner avec les autres, qui �taient bien loin derri�re nous. --Ho l�! ho l�! bourri, me dit Ernest. Sur le pont, mon ami, sur le pont! Je r�siste; il me donne un coup de baguette. Je continue � marcher vers les autres. --Ent�t�! b�te brute! veux-tu tourner et passer le pont? Je marche toujours vers les camarades; je les rejoins malgr� les injures et les coups de ce m�chant gar�on. --Pourquoi bats-tu ton �ne, Ernest? s'�cria Caroline; il est excellent. Il t'a men� ventre � terre et t'a fait d�passer Charles. --Je le bats parce qu'il s'ent�te � ne pas vouloir passer le pont, dit Ernest; il s'est obstin� � revenir sur ses pas. --Ah! bah! c'est parce qu'il �tait seul; maintenant que nous voil� tous il passera le pont tout comme les autres. Les malheureux! pensai-je. Ils vont tous tomber dans la rivi�re! Il faut que je t�che de leur montrer qu'il y a du danger. Et me voil� reparti au galop, courant vers le pont, � la grande satisfaction d'Ernest et aux cris de joie des enfants. Je galope jusqu'au pont; arriv� l�, je m'arr�te brusquement comme si j'avais peur. Ernest, �tonn�, me presse de continuer: je recule d'un air de frayeur, qui surprend plus encore Ernest. L'imb�cile ne voyait rien; la planche pourrie �tait pourtant bien visible. Les autres avaient rejoint, et regardaient en riant les efforts d'Ernest pour me faire passer et les miens pour ne pas passer. Ils finissent par descendre de leurs �nes; chacun me pousse, me bat sans piti�; je ne bouge pas. --Tirez-le par la queue! s'�crie Charles. Les �nes sont si ent�t�s, que lorsqu'on veut les faire reculer, ils avancent. Les voil� qui veulent me saisir la queue. Je me d�fends en ruant; ils me battent tous ensemble: je n'en bouge pas davantage. --Attends, Ernest, dit Charles; je passerai le premier, ton �ne me suivra certainement. Il veut avancer, je me mets en travers du pont; il me fait reculer � force de coups. �Au fait, me dis-je, si ce m�chant gar�on veut se noyer, qu'il se noie, j'ai fait ce que j'ai pu pour le sauver; qu'il boive un coup, puisqu'il le veut absolument.� A peine son �ne met-il le pied sur la planche pourrie, qu'elle casse, et voil� Charles et son �ne � l'eau. Pour son camarade, il n'y avait pas de danger, car il savait nager comme tous les �nes. Mais Charles se d�battait et criait sans pouvoir se tirer de l�. --Une perche! une perche! disait-il. Les enfants criaient et couraient de tous c�t�s. Enfin Caroline aper�oit une longue perche, la ramasse et la pr�sente � Charles, qui la saisit. Son poids entra�ne Caroline, qui appelle _au secours!_ Ernest, Antoine et Albert courent � elle; ils parviennent avec peine � retirer le malheureux Charles, qui avait bu plus qu'il n'avait soif, et qui �tait tremp� des pieds � la t�te. Quand il est sauv�, les enfants se mettent � rire de sa mine piteuse; Charles se f�che; les enfants sautent sur leurs �nes et lui conseillent en riant de rentrer � la maison pour changer d'habits et de linge. Il remonte tout mouill� sur son �ne. Je riais � part moi de sa figure ridicule. Le courant avait entra�n� son chapeau et ses souliers, l'eau ruisselait jusqu'� terre; ses cheveux, tremp�s, se collaient � sa figure, son air furieux achevait de le rendre compl�tement risible. Les enfants riaient, mes camarades sautaient et couraient pour t�moigner leur gaiet�. Je dois ajouter que l'�ne de Charles �tait d�test� de nous tous, parce qu'il �tait querelleur, gourmand et b�te, ce qui est tr�s rare parmi les �nes. Enfin, Charles disparut, les enfants et mes camarades se calm�rent. Chacun me caressa et admira mon esprit; nous repart�mes tous, moi en t�te de la bande. V LE CIMETI�RE Nous marchions au pas, et nous approchions du cimeti�re du village, qui est � une lieue du ch�teau. �Si nous retournions, dit Caroline, et que nous reprenions le chemin de la for�t?� --Pourquoi cela? dit C�cile. _Caroline:_--C'est que je n'aime pas les cimeti�res. _C�cile:_ d'un air moqueur.--Pourquoi n'aimes-tu pas les cimeti�res? Est-ce que tu as peur d'y rester? --Non, mais je pense aux pauvres gens qui y sont enterr�s, et j'en suis attrist�e. Les enfants se moqu�rent de Caroline, et pass�rent expr�s tout contre le mur. Ils allaient le d�passer, lorsque Caroline, qui paraissait inqui�te, arr�ta son �ne, sauta � terre, et courut � la grille du cimeti�re. --Que fais-tu, Caroline? o� vas-tu? s'�cri�rent les enfants. Caroline ne r�pondit pas; elle poussa pr�cipitamment la grille, entra dans le cimeti�re, regarda autour d'elle, et courut vers une tombe fra�chement remu�e. Ernest l'avait suivie avec inqui�tude, et la rejoignit au moment o�, se baissant vers la tombe, elle relevait un pauvre petit gar�on de trois ans dont elle avait entendu les g�missements. --Qu'as-tu, mon pauvre petit? Pourquoi pleures-tu? L'enfant sanglotait et ne pouvait r�pondre; il �tait tr�s joli et mis�rablement v�tu. _Caroline:_--Comment es-tu tout seul ici, mon pauvre petit? _L'enfant:_ sanglotant.--Ils m'ont laiss� ici; j'ai faim. _Caroline:_--Qui est-ce qui t'a laiss� ici? _L'enfant:_ sanglotant.--Les hommes noirs; j'ai faim. _Caroline:_--Ernest, va vite chercher nos provisions; il faut donner � manger � ce pauvre petit; il nous expliquera ensuite pourquoi il pleure et pourquoi il est ici. Ernest courut chercher le panier aux provisions, pendant que Caroline t�chait de consoler l'enfant. Peu d'instants apr�s Ernest reparut, suivi de toute la bande, que la curiosit� attirait. On donna � l'enfant du poulet froid et du pain tremp� dans du vin; � mesure qu'il mangeait, ses larmes se s�chaient, son visage reprenait un air riant. Quand il fut rassasi�, Caroline lui demanda pourquoi il �tait couch� sur cette tombe. _L'enfant:_--C'est grand'm�re qu'ils ont mise l�. Je veux attendre qu'elle revienne. _Caroline:_--O� est ton papa? _L'enfant:_--Je ne sais pas, je ne le connais pas. _Caroline:_--Et ta maman? _L'enfant:_--Je ne sais pas; des hommes noirs l'ont emport�e comme grand'm�re. _Caroline:_--Mais qui est-ce qui te soigne? _L'enfant:_--Personne. _Caroline:_--Qui est-ce qui te donne � manger? _L'enfant:_--Personne; je t�tais nourrice. _Caroline:_--O� est-elle ta nourrice? _L'enfant:_--L�-bas, � la maison. _Caroline:_--Qu'est-ce qu'elle fait? _L'enfant:_--Elle marche; elle mange de l'herbe. _Caroline:_--De l'herbe? Et tous les enfants se regard�rent avec surprise. --Elle est donc folle? dit tout bas C�cile. _Antoine:_--Il ne sait ce qu'il dit, il est trop jeune. _Caroline:_--Pourquoi ta nourrice ne t'a-t-elle pas emport�? _L'enfant:_--Elle ne peut pas; elle n'a pas de bras. La surprise des enfants redoubla. _Caroline:_--Mais alors comment peut-elle te porter? _L'enfant:_--Je monte sur son dos. _Caroline:_--Est-ce que tu couches avec elle? _L'enfant:_ souriant.--Oh non! je serais trop mal. _Caroline:_--Mais o� couche-t-elle donc? N'a-t-elle pas un lit? L'enfant se mit � rire et dit: --Oh non! elle couche sur la paille. --Que veut dire tout cela? dit Ernest. Demandons-lui de nous mener dans sa maison, nous verrons sa nourrice; elle nous expliquera ce qu'il veut dire. --J'avoue que je n'y comprends rien, dit Antoine. _Caroline:_--Peux-tu retourner chez toi, mon petit? _L'enfant:_--Oui, mais pas tout seul; j'ai peur des hommes noirs; il y en a plein la chambre de grand'm�re. _Caroline:_--Nous irons tous avec toi; montre-nous par o� il faut aller. Caroline remonta sur son �ne, et prit le petit gar�on sur ses genoux. Il lui indiqua le chemin, et, cinq minutes apr�s, nous arriv�mes tous � la cabane de la m�re Thibaut, qui �tait morte de la veille et enterr�e du matin. L'enfant courut � la maison et appela: �Nourrice, nourrice!� Aussit�t une ch�vre bondit hors de l'�curie rest�e ouverte, courut � l'enfant et t�moigna sa joie de le revoir par mille sauts et caresses. L'enfant l'embrassait aussi; puis il dit: �T�ter, nourrice�. La ch�vre se coucha aussit�t par terre; le petit gar�on s'�tendit pr�s d'elle et se mit � t�ter comme s'il n'avait ni bu ni mang�. --Voil� la nourrice expliqu�e, dit enfin Ernest. Que ferons-nous de cet enfant? --Nous n'avons rien � en faire, dit Antoine qu'� le laisser l� avec sa ch�vre. Les enfants se r�cri�rent tous avec indignation. _Caroline:_--Ce serait abominable d'abandonner ce pauvre petit; il mourrait peut-�tre bient�t, faute de soins. _Antoine:_--Que veux-tu en faire? Vas-tu l'emmener chez toi? _Caroline:_--Certainement; je prierai maman de faire demander qui il est, s'il a des parents, et, en attendant, de le garder � la maison. _Antoine:_--Et notre partie d'�ne? Nous allons donc tous rentrer? _Caroline:_--Mais non, Ernest aura la complaisance de m'accompagner. Continuez,! vous autres, votre promenade; vous �tes encore quatre, vous pouvez bien vous passer de moi et d'Ernest. --Au fait, elle a raison, dit Antoine; remontons � �ne et continuons notre promenade. Et ils partirent, laissant la bonne Caroline avec son cousin Ernest. �Comme c'est heureux qu'on ne m'ait pas �cout�e et qu'on ait voulu me taquiner en passant si pr�s du cimeti�re, dit Caroline: sans cela je n'aurais pas entendu pleurer ce pauvre enfant et il aurait pass� la nuit enti�re sur la terre froide et humide!� C'�tait moi qu'Ernest montait. Je compris, avec mon intelligence accoutum�e, qu'il fallait arriver le plus promptement possible au ch�teau. Je me mis donc � galoper, mon camarade me suivit, et nous arriv�mes en une demi-heure. On fut d'abord effray� de notre retour si prompt. Caroline raconta ce qui leur �tait arriv� avec l'enfant. Sa maman ne savait trop qu'en faire, lorsque la femme du garde offrit de l'�lever avec son fils, qui �tait du m�me �ge. La maman accepta son offre. Elle fit demander au village le nom du petit gar�on et ce qu'�taient devenus ses parents. On apprit que le p�re �tait mort l'ann�e d'avant, la m�re depuis six mois; l'enfant �tait rest� avec une vieille grand'm�re m�chante et avare, qui �tait morte la veille. Personne n'avait pens� � l'enfant, et il avait suivi le cercueil jusqu'au cimeti�re; du reste, la grand'm�re avait du bien, l'enfant n'�tait pas pauvre. On fit venir la bonne ch�vre chez le garde, qui �leva l'enfant et en fit un bon petit sujet. Je le connais, il s'appelle Jean Thibaut: il ne fait jamais de mal aux animaux, ce qui prouve son bon coeur; et il m'aime beaucoup, ce qui prouve son esprit. VI LA CACHETTE J'�tais heureux, je l'ai d�j� dit; mon bonheur devait bient�t finir. Le p�re de Georget �tait soldat; il revint dans son pays, rapporta de l'argent, que lui avait laiss� en mourant son capitaine, et la croix, qui lui avait donn�e son g�n�ral. Il acheta une maison � Mamers, emmena son petit gar�on et sa vieille m�re, et me vendit � un voisin qui avait une petite ferme. Je fus triste de quitter ma bonne vieille ma�tresse et mon petit ma�tre Georget; tous deux avaient toujours �t� bons pour moi, et j'avais bien rempli tous mes devoirs. Mon nouveau ma�tre n'�tait pas mauvais, mais il avait la sotte manie de vouloir faire travailler tout le monde, et moi comme les autres. Il m'attelait � une petite charrette, et il me faisait charrier de la terre, du fumier, des pommes, du bois. Je commen�ais � devenir paresseux; je n'aimais pas � �tre attel�, et je n'aimais pas surtout le jour du march�. On ne me chargeait pas trop et l'on ne me battait pas, mais il fallait ce jour-l� rester sans manger depuis le matin jusqu'� trois ou quatre heures de l'apr�s-midi. Quand la chaleur �tait forte, j'avais soif � mourir, et il fallait attendre que tout f�t vendu, que mon ma�tre e�t re�u son argent, qu'il e�t dit bonjour aux amis, qui lui faisaient boire la goutte. Je n'�tais pas tr�s bon alors; je voulais qu'on me trait�t avec amiti�, sans quoi je cherchais � me venger. Voici ce que j'imaginai un jour; vous verrez que les �nes ne sont pas b�tes; mais vous verrez aussi que je devenais mauvais. Le jour du march�, on se levait de meilleure heure que de coutume � la ferme; on cueillait les l�gumes, on battait le beurre, on ramassait les oeufs. Je couchais pendant l'�t� dans une grande prairie. Je voyais et j'entendais ces pr�paratifs, et je savais qu'� dix heures du matin on devait venir me chercher pour m'atteler � la petite charrette, remplie de tout ce qu'on voulait vendre. J'ai d�j� dit que ce march� m'ennuyait et me fatiguait. J'avais remarqu� dans la prairie un grand foss� rempli de ronces et d'�pines; je pensai que je pourrais m'y cacher, de mani�re qu'on ne p�t me trouver au moment du d�part. Le jour du march�, quand je vis commencer les all�es et venues des gens de la ferme, je descendis tout doucement dans le foss�, et je m'y enfon�ai si bien qu'il �tait impossible de m'apercevoir. J'�tais l� depuis une heure, blotti dans les ronces et les �pines, lorsque j'entendis le gar�on m'appeler, en courant de tous c�t�s, puis retourner � la ferme. Il avait sans doute appris au ma�tre que j'�tais disparu, car peu d'instants apr�s j'entendis la voix du fermier lui-m�me appeler sa femme et tous les gens de la ferme pour me chercher. --Il aura sans doute pass� au travers de la haie, disait l'un. --Par o� veux-tu qu'il ait pass�? Il n'y a de br�che nulle part, r�pondit l'autre. --On aura laiss� la barri�re ouverte, dit le ma�tre. Courez dans les champs, gar�ons, il ne doit pas �tre loin; allez vite et ramenez-le, car le temps passe, et nous arriverons trop tard. Les voil� tous partis dans les champs, dans les bois, � courir, � m'appeler. Je riais tout bas dans mon trou, et je n'avais garde de me montrer. Les pauvres gens revinrent essouffl�s, haletants; pendant une heure ils avaient cherch� partout. Le ma�tre jura apr�s moi, dit qu'on m'avait sans doute vol�, que j'�tais bien b�te de m'�tre laisse prendre, fit atteler un de ses chevaux � la charrette et partit de fort mauvaise humeur. Quand je vis que chacun �tait retourn� � son ouvrage, que personne ne pouvait me voir, je passai la t�te avec pr�caution hors de ma cachette, je regardai autour de moi, et, me voyant seul, je sortis tout � fait; je courus � l'autre bout de la prairie, pour qu'on ne p�t deviner o� j'avais �t�, et je me mis � braire de toutes mes forces. A ce bruit, les gens de la ferme accoururent. --Tiens, le voil� revenu! s'�cria le berger. --D'o� vient-il donc? dit la ma�tresse. --Par o� a-t-il pass�? reprit le charretier. Dans ma joie d'avoir �vit� le march�, je courus � eux. Ils me re�urent tr�s bien, me caress�rent, me dirent que j'�tais une bonne b�te de m'�tre sauv� d'entre les mains des gens qui m'avaient vol�, et me firent tant de compliments que j'en fus honteux, car je sentais bien que je m�ritais le b�ton bien plus que des caresses. On me laissa pa�tre tranquillement, et j'aurais pass� une journ�e charmante, si je ne m'�tals pas senti troubl� par ma conscience, qui me reprochait d'avoir attrap� mes pauvres ma�tres. Quand le fermier revint et qu'il apprit mon retour, il fut bien content, mais aussi bien surpris. Le lendemain, il fit le tour de la prairie, et boucha avec soin tous les trous de la haie qui l'entourait. �Il sera bien fin s'il s'�chappe encore, dit-il en finissant. J'ai bouch� avec des �pines et des piquets jusqu'aux plus petites br�ches; il n'y a pas de quoi donner passage � un chat.� La semaine se passa tranquillement; on ne pensait plus � mon aventure. Mais au march� suivant je recommen�ai mon m�chant tour, et je me cachai dans ce foss� qui m'�vitait une si grande fatigue et un si grand ennui. On me chercha comme la derni�re fois, on s'�tonna plus encore, et l'on crut qu'un habile voleur m'avait enlev� en me faisant passer par la barri�re. �Cette fois, dit tristement mon ma�tre, il est d�finitivement perdu. Il ne pourra pas s'�chapper une seconde fois, et quand m�me il s'�chapperait, il ne pourra rentrer; j'ai trop bien bouch� toutes les br�ches de la haie.� Et il partit en soupirant; ce fut encore un des chevaux qui me rempla�a � la charrette. De m�me que la semaine pr�c�dente je sortis de ma cachette quand tout le monde fut parti; mais je trouvai plus prudent de ne pas annoncer mon retour en faisant _hi! han!_ comme l'autre fois. Quand on me trouva mangeant tranquillement l'herbe dans la prairie. et quand mon ma�tre apprit que j'�tais revenu peu de temps apr�s son d�part, je vis qu'on soup�onnait quelque tour de ma fa�on; personne ne me fit de compliments, on me regardait d'un air m�fiant, et je m'aper�us bien que j'�tais surveill� plus que par le pass�. Je me moquai d'eux, et je me dis en moi-m�me: �Mes bons amis, vous serez bien fins si vous d�couvrez le tour que je vous joue; je suis plus fin que vous, et je vous attraperai encore et toujours.� Je me cachai donc une troisi�me fois, bien content de ma finesse. Mais j'�tais � peine blotti dans mon foss�, quand j'entendis l'aboiement formidable du gros chien de garde, et la voix de mon ma�tre qui disait: �Attrape-le, _Garde � vous_, hardi, hardi! descends dans le foss�, mords-lui les jarrets, am�ne-le! bravo! mon chien; attrape, _Garde � vous!_� _Garde � vous_ s'�tait en effet �lanc� dans le trou, il me mordait les jarrets, le ventre; il m'aurait d�vor� si je ne m'�tais d�cid� � sauter hors du foss�; j'allais courir vers la haie et chercher � m'y frayer un passage, quand le fermier, qui m'attendait, me lan�a un noeud coulant et m'arr�ta tout court. Il s'�tait arm� d'un fouet, qu'il me fit rudement sentir; le chien continuait � me mordre, le ma�tre me battait; je me repentais am�rement de ma paresse. Enfin le fermier renvoya _Garde � vous_, cessa de me battre, d�tacha le noeud coulant, me passa un licou, et m'emmena tout penaud et tout meurtri pour m'atteler � la charrette qui m'attendait. Je sus depuis qu'un des enfants �tait rest� sur la route, pr�s de la barri�re, pour m'ouvrir si je revenais; il m'avait aper�u sortant du foss�, et il l'avait dit � son p�re. Le petit tra�tre! Je lui en voulus de ce que j'appelais une m�chancet�, jusqu'� ce que mes malheurs et mon exp�rience m'eussent rendu meilleur. Depuis ce jour on fut bien plus s�v�re pour moi; on voulut m'enfermer, mais j'avais trouv� moyen d'ouvrir toutes les barri�res avec mes dents; si c'�tait un loquet, je le levais; si c'�tait un bouton, je le tournais; si c'�tait un verrou, je le poussais. J'entrais partout, je sortais de partout. Le fermier jurait, grondait, me battait: il devenait m�chant pour moi, et moi, je l'�tais de plus en plus pour lui. Je me sentais malheureux par ma faute; je comparais ma vie mis�rable avec celle que je menais autrefois chez ces m�mes ma�tres; mais, au lieu de me corriger, je devenais de plus en plus ent�t� et m�chant. Un jour, j'entrai dans le potager, je mangeai toute la salade; un autre jour, je jetai par terre son petit gar�on, qui m'avait d�nonc�; une autre fois, je bus un baquet de cr�me qu'on avait mis dehors pour battre du beurre. J'�crasais leurs poulets, leurs petits dindons, je mordais leurs cochons; enfin je devins si m�chant, que la ma�tresse demanda � son mari de me vendre � la foire de Mamers, qui devait avoir lieu dans quinze jours. J'�tais devenu maigre et mis�rable � force de coups et de mauvaise nourriture. On voulut, pour me mieux vendre, me mettre en bon �tat, comme disent les fermiers. On d�fendit aux gens de la ferme et aux enfants de me maltraiter; on ne me fit plus travailler, on me nourrit tr�s bien: je fus tr�s heureux pendant ces quinze jours. Mon ma�tre me mena � la foire et me vendit cent francs. En le quittant, j'aurais bien voulu lui donner un bon coup de dent, mais je craignis de faire prendre mauvaise opinion de moi � mes nouveaux ma�tres, et je me contentai de lui tourner le dos avec un geste de m�pris. VII LE MEDAILLON J'avais �t� achet� par un monsieur et une dame qui avaient une fille de douze ans toujours souffrante, et qui s'ennuyait. Elle vivait � la campagne et seule, car elle n'avait pas d'amies de son �ge. Son p�re ne s'occupait pas d'elle; sa maman l'aimait assez, mais elle ne pouvait souffrir de lui voir aimer personne, pas m�me des b�tes. Pourtant, comme le m�decin avait ordonn� de la distraction, elle pensa que des promenades � �ne l'amuseraient suffisamment. Ma petite ma�tresse s'appelait Pauline; elle �tait triste et souvent malade; tr�s douce, tr�s bonne et tr�s jolie. Tous les jours elle me montait; je la menais promener dans les jolis chemins et les jolis petits bois que je connaissais. Dans le commencement, un domestique ou une femme de chambre l'accompagnait; mais quand on vit combien j'�tais doux, bon et soigneux pour ma petite ma�tresse, on la laissa aller seule. Elle m'appela Cadichon: ce nom m'est rest�. �Va te promener avec Cadichon, lui disait son p�re: avec un �ne comme celui-l�, il n'y a pas de danger; il a autant d'esprit qu'on homme, et il saura toujours te ramener � la maison.� Nous sortions donc ensemble. Quand elle �tait fatigu�e de marcher, je me rangeais contre une butte de terre, ou bien descendais dans un petit foss� pour qu'elle p�t monter facilement sur mon dos. Je la menais pr�s des noisetiers charg�s de noisettes; je m'arr�tais pour la laisser en cueillir � son aise. Ma petite ma�tresse m'aimait beaucoup; elle me soignait, me caressait. Quand il faisait mauvais et que nous ne pouvions pas sortir, elle venait me voir dans mon �curie; elle m'apportait du pain, de l'herbe fra�che, des feuilles de salade, des carottes; elle me parlait, croyant que je ne la comprenais pas; elle me contait ses petis chagrins, quelquefois elle pleurait. �Oh! mon pauvre Cadichon, disait-elle; tu es un �ne, et tu ne peux me comprendre; et pourtant tu es mon seul ami; car � toi seul je puis dire tout ce que je pense. Maman m'aime, mais elle est jalouse; elle veut que je n'aime qu'elle; je ne connais personne de mon �ge, et je m'ennuie.� Et Pauline pleurait et me caressait. Je l'aimais aussi, et je la plaignais, cette pauvre petite. Quand elle �tait pr�s de moi, j'avais soin de ne pas bouger, de peur de la blesser avec mes pieds. Un jour, je vis Pauline accourir vers moi toute joyeuse. �Cadichon, Cadichon, s'�cria-t-elle, maman m'a donn� un m�daillon de ses cheveux; je veux y ajouter des tiens, car tu es aussi mon ami; je t'aime, et j'aurai ainsi les cheveux de ceux que j'aime le plus au monde.� En effet, Pauline coupa du poil � ma crini�re, ouvrit son m�daillon, et les m�la avec les cheveux de sa maman. J'�tais heureux de voir combien Pauline m'aimait; j'�tais fier de voir mes poils dans un m�daillon, mais je dois avouer qu'ils ne faisaient pas un joli effet; gris, durs, �pais, ils faisaient para�tre les cheveux de la maman rudes et affreux. Pauline ne le voyait pas; elle tournait dans tous les sens et admirait son m�daillon, lorsque la maman entra. --Qu'est-ce que tu regardes l�? lui dit-elle. --C'est mon m�daillon, maman, r�pondit Pauline en le cachant � moiti�. _La maman:_--Pourquoi l'as-tu apport� ici. _Pauline:_--Pour le faire voir � Cadichon. _La maman:_--Quelle sottise! En v�rit�, Pauline, tu perds la t�te avec ton Cadichon! Comme s'il pouvait comprendre ce que c'est qu'un m�daillon de cheveux. _Pauline:_--Je vous assure, maman, qu'il comprend tr�s bien; il m'a l�ch� la main quand ... quand ... Pauline rougit et se tut. _La maman:_--Eh bien! pourquoi n'ach�ves-tu pas? A quel propos Cadichon t'a-t-il l�ch� la main? _Pauline:_ embarrass�e.--Maman, j'aime mieux ne pas vous le dire; j'ai peur que vous ne me grondiez. _La maman:_ avec vivacit�.--Qu'est-ce donc? Voyons; parle. Quelle b�tise as-tu faite encore? _Pauline:_--Ce n'est pas une b�tise, maman, au contraire. _La maman:_--Alors, de quoi as-tu peur? Je parie que tu as donn� � Cadichon de l'avoine � le rendre malade. _Pauline:_--Non, je ne lui ai rien donn�, au contraire. _La maman:_--Comment, au contraire! Ecoute, Pauline, tu m'impatientes; je veux que tu me dises ce que tu as fait, et pourquoi tu m'as quitt�e depuis pr�s d'une heure. En effet, l'arrangement de mes poils avait �t� tr�s long; il avait fallu enlever le papier coll� derri�re le m�daillon, �ter le verre, placer les poils et recoller le tout. Pauline h�sita encore un instant; puis elle dit bien bas et en h�sitant bien fort: --J'ai coup� des poils de Cadichon pour... _La maman:_ avec impatience.--Pour? Eh bien! ach�ve donc! Pour quoi faire? _Pauline:_ tr�s bas.--Pour mettre dans le m�daillon. _La maman:_ avec col�re.--Dans quel m�daillon? _Pauline:_--Dans celui que vous m'avez donn�. _La maman:_ de m�me.--Celui que je t'ai donn� avec mes cheveux! Et qu'as-tu fait de mes cheveux? --Ils y sont toujours; les voil�, r�pondit la pauvre Pauline en pr�sentant le m�daillon. --Mes cheveux m�l�s avec les poils de l'�ne! s'�cria la maman avec emportement. Ah! c'est trop fort! Vous ne m�ritez pas, mademoiselle, le pr�sent que je vous ai fait. Me mettre au rang d'un �ne! T�moigner � un �ne la m�me tendresse qu'� moi! Et, arrachant le m�daillon des mains de la malheureuse Pauline stup�faite, elle le lan�a � terre, pi�tina dessus et le brisa en mille morceaux. Puis, sans regarder sa fille, elle sortit de l'�curie en fermant la porte avec violence. Pauline, surprise, effray�e de cette col�re subite, resta un moment immobile. Elle ne tarda pas � �clater en sanglots, et, se jetant � mon cou, elle me dit: �Cadichon, Cadichon, tu vois comme on me traite! On ne veut pas que je t'aime, mais je t'aimerai malgr� eux et plus qu'eux, parce que toi tu es bon, tu ne me grondes jamais; tu ne me causes jamais aucun chagrin, et tu cherches � m'amuser dans nos promenades. H�las! Cadichon, quel malheur que tu ne puisses ni me comprendre ni me parler! Que de choses je te dirais!� Pauline se tut: et elle se jeta par terre et continua � pleurer doucement. J'�tais touch� et attrist� de son chagrin, mais je ne pouvais la consoler ni m�me lui faire savoir que je la comprenais. J'�prouvais une col�re furieuse contre cette m�re qui, par b�tise ou par exc�s de tendresse pour sa fille, la rendait malheureuse. Si j'avais pu, je lui aurais fait comprendre le chagrin qu'elle causait � Pauline, le mal qu'elle faisait � cette sant� si d�licate, mais je ne pouvais parler, et je regardais avec tristesse couler les larmes de Pauline. Un quart d'heure � peine s'�tait �coul� depuis le d�part de la maman, lorsqu'une femme de chambre ouvrit la porte, appela Pauline, et lui dit: --Mademoiselle, votre maman vous demande, elle ne veut pas que vous restiez � l'�curie de Cadichon, ni m�me que vous y entriez. --Cadichon, mon pauvre Cadichon! s'�cria Pauline, on ne veut donc plus que je le voie! --Si fait, mademoiselle, mais seulement quand vous irez en promenade; votre maman dit que votre place est au salon et pas � l'�curie. Pauline ne r�pliqua pas, elle savait que sa maman voulait �tre ob�ie; elle m'embrassa une derni�re fois; je sentis couler ses larmes sur mon cou. Elle sortit et ne rentra plus. Depuis ce temps, Pauline devint plus triste et plus souffrante; elle toussait; je la voyais p�lir et maigrir. Le mauvais temps rendait nos promenades plus rares et moins longues. Quand on m'amenait devant le perron du ch�teau, Pauline montait sur mon dos sans me parler; mais, quand nous �tions hors de vue, elle sautait � terre, me caressait, et me racontait ses chagrins de tous les jours pour soulager son coeur, et pensant que je ne pouvais la comprendre. C'est ainsi que j'appris que sa maman �tait rest�e de mauvaise humeur et maussade depuis l'aventure du m�daillon; que Pauline s'ennuyait et s'attristait plus que jamais, et que la maladie dont elle souffrait devenait tous les jours plus grave. VIII L'INCENDIE Un soir que je commen�ais � m'endormir, je fus r�veill� par des cris: _Au feu!_ Inquiet, effray�, je cherchai � me d�barrasser de la courroie qui me retenait; mais, j'eus beau tirer, me rouler � terre, la maudite courroie ne cassait pas. J'eus enfin l'heureuse id�e de la couper avec mes dents: j'y parvins apr�s quelques efforts. La lueur de l'incendie �clairait ma pauvre �curie; les cris, le bruit augmentaient; j'entendais les lamentations des domestiques, le craquement des murs, des planchers qui s'�croulaient, le ronflement des flammes; la fum�e p�n�trait d�j� dans mon �curie, et personne ne songeait � moi; personne n'avait la charitable pens�e d'ouvrir seulement ma porte pour me faire �chapper. Les flammes augmentaient de violence; je sentais une chaleur incommode qui commen�ait � me suffoquer. �C'est fini, me dis-je, je suis condamn� � br�ler vif; quelle mort affreuse! Oh! Pauline! ma ch�re ma�tresse! vous avez oubli� votre pauvre Cadichon.� A peine avais-je, non pas prononc�, mais pens� ces paroles, que ma porte s'ouvrit avec violence, et j'entendis la voix terrifi�e de Pauline qui m'appelait. Heureux d'�tre sauv�, je m'�lan�ai vers elle et nous allions passer la porte, lorsqu'un craquement �pouvantable nous fit reculer. Un b�timent en face de mon �curie s'�tait �croul�; ses d�bris bouchaient tout passage: ma pauvre ma�tresse devait p�rir pour avoir voulu me d�livrer. La fum�e, la poussi�re de l'�boulement et la chaleur nous suffoquaient. Pauline se laissa tomber pr�s de moi. Je pris subitement un parti dangereux, mais qui seul pouvait nous sauver. Je saisis avec mes dents la robe de ma petite ma�tresse presque �vanouie, et je m'�lan�ai � travers les poutres enflamm�es qui couvraient la terre. J'eus le bonheur de tout traverser sans que sa robe pr�t feu; je m'arr�tai pour voir de quel c�t� je devais me diriger, tout br�lait autour de nous. D�sesp�r�, d�courag�, j'allais poser � terre Pauline compl�tement �vanouie, lorsque j'aper�us une cave ouverte; je m'y pr�cipitai, sachant bien que nous serions en s�ret� dans les caves vo�t�es du ch�teau. Je d�posai Pauline pr�s d'un baquet plein d'eau afin qu'elle p�t s'en mouiller le front et les tempes en revenant � elle, ce qui ne tarda pas � arriver. Quand elle se vit sauv�e et � l'abri de tout danger, elle se jeta � genoux, et fit une pri�re touchante pour remercier Dieu de l'avoir pr�serv�e d'un si terrible danger. Ensuite elle me remercia avec une tendresse et une reconnaissance qui m'attendrirent. Elle but quelques gorg�es de l'eau du baquet et �couta. Le feu continuait ses ravages, tout br�lait; on entendait encore quelques cris, mais vaguement, et sans pouvoir reconna�tre les voix. �Pauvre maman et pauvre papa! dit Pauline, ils doivent croire que j'ai p�ri en leur d�sob�issant, en allant � la recherche de Cadichon. Maintenant il faut attendre que le feu soit �teint. Nous passerons sans doute la nuit dans la cave. Bon Cadichon, ajouta-t-elle, c'est gr�ce � toi que je vis.� Elle ne parla plus; elle s'�tait assise sur une caisse renvers�e, et je vis qu'elle dormait. Sa t�te �tait appuy�e sur un tonneau vide. Je me sentais fatigu�, et j'avais soif. Je bus l'eau du baquet; je m'�tendis pr�s de la porte, et je ne tardai pas � m'endormir de mon c�t�. Je me r�veillai au petit jour. Pauline dormait encore. Je me levai doucement; j'allai � la porte, que j'entr'ouvris; tout �tait br�l� et tout �tait �teint; on pouvait facilement enjamber les d�combres et arriver en dehors de la cour du ch�teau. Je fis un l�ger _hi! han!_ pour �veiller ma ma�tresse. En effet, elle ouvrit les yeux, et, me voyant pr�s de la porte, elle y courut et regarda autour d'elle. �Tout br�l�! dit-elle tristement. Tout perdu! Je ne verrai plus le ch�teau, je serai morte avant qu'il soit reb�ti, je le sens; je suis faible et malade, tr�s malade, quoi qu'en dise maman.... �Viens, mon Cadichon, continua-t-elle apr�s �tre rest�e quelques instants pensive et immobile; viens, sortons maintenant; il faut que je trouve maman et papa pour les rassurer. Ils me croient morte!� Elle franchit l�g�rement les pierres tomb�es, les murs �croul�s, les poutres encore fumantes. Je la suivais; nous arriv�mes bient�t sur l'herbe; l� elle monta sur mon dos, et je me dirigeai vers le village. Nous ne tard�mes pas � trouver la maison o� s'�taient r�fugi�s les parents de Pauline; croyant leur fille perdue, ils �taient dans un grand chagrin. Quand ils l'aper�urent, ils pouss�rent un cri de joie et s'�lanc�rent vers elle. Elle leur raconta avec quelle intelligence et quel courage je l'avais sauv�e. Au lieu de courir � moi, me remercier, me caresser, la m�re me regarda d'un oeil indiff�rent; le p�re ne me regarda pas du tout. --C'est gr�ce � lui que tu as manqu� de p�rir, ma pauvre enfant, dit la m�re. Si tu n'avais pas eu la folle pens�e d'aller ouvrir son �curie et le d�tacher, nous n'aurions pas pass� une nuit de d�solation, ton p�re et moi. --Mais, reprit vivement Pauline, c'est lui qui m'a.... --Tais-toi, tais-toi, dit la m�re en l'interrompant; ne me parle plus de cet animal que je d�teste, et qui a manqu� causer ta mort. Pauline soupira, me regarda avec douleur et se tut. Depuis ce jour, je ne l'ai plus revue. La frayeur que lui avait caus�e l'incendie, la fatigue d'une nuit pass�e sans se coucher, et surtout le froid de la cave, augment�rent le mal qui la faisait souffrir depuis longtemps. La fi�vre la prit dans la journ�e et ne la quitta plus. On la mit dans un lit dont elle ne devait pas se relever. Le refroidissement de la nuit pr�c�dente acheva ce que la tristesse et l'ennui avaient commenc�; sa poitrine, d�j� malade, s'engagea tout � fait; elle mourut au bout d'un mois ne regrettant pas la vie, ne craignant pas la mort. Elle parlait souvent de moi, et m'appelait dans son d�lire. Personne ne s'occupa de moi; je mangeais ce que je trouvais, je couchais dehors malgr� le froid et la pluie. Quand je vis sortir de la maison le cercueil qui emportait le corps de ma pauvre petite ma�tresse, je fus saisi de douleur, je quittai le pays et je n'y suis jamais revenu depuis. IX LA COURSE D'ANES Je vivais mis�rablement � cause de la saison; j'avais choisi pour demeurer une for�t, o� je trouvais � peine ce qu'il fallait pour m'emp�cher de mourir de faim et de soif. Quand le froid faisait geler les ruisseaux, je mangeais de la neige; pour toute nourriture je broutais des chardons et je couchais sous les sapins. Je comparais ma triste existence avec celle que j'avais men�e chez mon ma�tre Georget et m�me chez le fermier auquel on m'avait vendu; j'y avais �t� heureux tant que je ne m'�tais pas laiss� aller � la paresse, � la m�chancet�, � la vengeance; mais je n'avais aucun moyen de sortir de cet �tat mis�rable, car je voulais rester libre et ma�tre de mes actions. J'allais quelquefois aux environs d'un village situ� pr�s de la for�t, pour savoir ce que se passait dans le monde. Un jour, c'�tait au printemps, le beau temps �tait revenu, je fus surpris de voir un mouvement extraordinaire; le village avait pris un air de f�te; on marchait par bandes; chacun avait ses beaux habits des dimanches, et, ce qui m'�tonna plus encore, tous les �nes du pays y �taient rassembl�s. Chaque �ne avait un ma�tre que le tenait par la bride; ils �taient tous peign�s, bross�s; plusieurs avaient des fleurs sur la t�te, autour du cou, et aucun n'avait ni b�t ni selle. �C'est singulier! pensai-je. Il n'y a pourtant pas de foire aujourd'hui. Que peuvent faire ici tous mes camarades, nettoy�s, pomponn�s? Et comme ils sont dodus! On les a bien nourris cet hiver.� En achevant ces mots, je me regardai; je vis mon dos, mon ventre, ma croupe, maigres, mal peign�s, les poils h�riss�s, mais je me sentais fort et vigoureux. �J'aime mieux, pensai-je, �tre laid, mais leste et bien portant; mes camarades, que je vois si beaux, si gras, si bien soign�s, ne supporteraient pas les fatigues et les privations que j'ai endur�es tout l'hiver.� Je m'approchai pour savoir ce que voulait dire cette r�union d'�nes, lorsqu'un des jeunes gar�ons qui les tenaient m'aper�ut et se mit � rire. --Tiens! s'�cria-t-il; voyez donc, camarades, le bel �ne qui nous arrive. Est-il bien peign�! --Et bien soign�, et bien nourri! s'�cria un autre. Vient-il pour la course? --Ah! s'il y tient, faudra le laisser courir, dit un troisi�me; il n'y a pas de danger qu'il gagne le prix. Un rire g�n�ral accueillit ces paroles. J'�tais contrari�, m�content des plaisanteries b�tes de ces gar�ons, pourtant j'appris qu'il s'agissait d'une course. Mais quand, comment devait-elle se faire? C'est ce que je voulais savoir, et je continuai � �couter et � faire semblant de ne rien comprendre de ce qu'ils disaient. --Va-t-on bient�t partir? demanda un des jeunes gens. --Je n'en sais rien, on attend le maire. --O� allez-vous faire courir vos �nes? dit une bonne femme qui arrivait. _Jeannot:_--Dans la grande prairie du moulin, m�re Tranchet. _M�re Tranchet:_--Combien �tes-vous d'�nes ici pr�sents? _Jeannot:_--Nous sommes seize sans vous compter, m�re Tranchet. Un nouveau rire accueillit cette plaisanterie. _M�re Tranchet:_ riant.--Tiens, t'es un malin, toi. Et que doit gagner le premier arriv�? _Jeannot:_--D'abord l'honneur, et puis une montre d'argent. _M�re Tranchet:_--Je serais bien aise d'�tre une bourrique pour gagner la montre; je n'ai jamais eu de quoi en avoir une. _Jeannot:_--Ah bien! si vous aviez amen� un bourri, vous auriez couru la chance. Et tous de rire de plus belle. _M�re Tranchet:_--O� veux-tu que je prenne un bourri? Est-ce que j'ai jamais eu de quoi en nourrir et de quoi en payer un? Cette bonne femme me plaisait; elle avait l'air bonne et gaie: j'eus l'id�e de lui faire gagner la montre. J'�tais bien habitu� � courir; tous les jours dans la for�t je faisais de longues courses pour me r�chauffer, et j'avais eu jadis la r�putation de courir aussi vite et aussi longtemps qu'un cheval. �Voyons, me dis-je, essayons; si je perds, je n'y perdrai rien; si je gagne, je ferai gagner une montre � la m�re Tranchet, qui en a bonne envie.� Je partis au petit trot, et j'allai me placer � c�t� du dernier �ne; je pris un air et je me mis � braire avec vigueur. --Hol�, hol�! l'ami, s'�cria Andr�, vas-tu finir ta musique? D�campe, bourri, tu n'as pas de ma�tre, tu es trop mal peign�, tu ne peux pas courir. Je me tus, mais je ne bougeai pas de ma place. Les uns riaient, les autres se f�chaient; on commen�ait � se quereller lorsque la m�re Tranchet s'�cria: --S'il n'a pas de ma�tre, il va avoir une ma�tresse; je le reconnais maintenant. C'est Cadichon, l'�ne de c'te pauvre mam'selle Pauline; ils l'ont chass� quand la petite ne s'est plus trouv�e l� pour le prot�ger, et je crois bien qu'il a v�cu tout l'hiver dans la for�t, car personne ne l'a revu depuis. Je le prends donc aujourd'hui � mon service; il va courir pour moi. --Tiens, c'est Cadichon! s'�cria-t-on de tous c�t�s, j'en ai entendu parler de ce fameux Cadichon. _Jeannot:_--Mais, si vous faites courir pour vous, m�re Tranchet, il faut tout de m�me d�poser dans le sac du maire une pi�ce blanche de cinquante centimes. _M�re Tranchet:_--Qu'� cela ne tienne, mes enfants. Voici ma pi�ce, ajouta-t-elle en d�nouant un coin de son mouchoir; mais ... faut pas m'en demander d'autres, car je n'en ai pas beaucoup. _Jeannot:_--Ah bien! si vous gagnez, vous n'en manquerez pas, car tout le village a mis au sac: il y a plus de cent francs. J'approchai de la m�re Tranchet, et je fis une pirouette, un saut, une ruade d'un air si d�lib�r� que les jeunes gar�ons commenc�rent � craindre de me voir gagner le prix. --Ecoute, Jeannot, dit Andr� tout bas, tu as eu tort de laisser la m�re Tranchet mettre au sac. La voil� maintenant qui a le droit de faire courir Cadichon, et il m'a l'air alerte et dispos� � nous souffler la montre et l'argent. _Jeannot:_--Ah bah! que t'es nigaud! Tu ne vois donc pas la figure qu'il a, ce pauvre Cadichon! Il va nous faire rire; il n'ira pas loin, va. _Andr�:_--Je n'en sais rien. Si je lui pr�sentais de l'avoine pour le faire partir? _Jeannot:_--Et les dix sous de la m�re Tranchet, donc? _Andr�:_--Et bien, l'�ne parti, on les lui rendrait. _Jeannot:_--Au fait, Cadichon n'est pas plus � elle qu'� moi ou � toi. Va chercher un picotin, et t�che de le faire partir sans que la m�re Tranchet s'en aper�oive. J'avais tout entendu et tout compris; aussi, quand Andr� revint avec un picotin d'avoine dans son tablier, au lieu d'aller � lui, je me rapprochai de la m�re Tranchet, qui causait avec des amis. Andr� me suivit; Jeannot me prit par les oreilles et me fit tourner la t�te, croyant que je ne voyais pas l'avoine. Je ne bougeai pas davantage malgr� l'envie que j'avais d'y go�ter. Jeannot commen�a � me tirer, Andr� � me pousser, et moi je mis � braire de ma plus belle voix. La m�re Tranchet se retourna et vit la manoeuvre d'Andr� et de Jeannot. --Ce n'est pas bien ce que vous faites l�, mes gar�ons. Puisque vous m'avez fait mettre ma pauvre pi�ce blanche au sac de course, faut pas m'enlever Cadichon. Vous avez peur de lui, � ce qu'il me semble. _Andr�:_--Peur! d'un sale bourri comme �a? Ah! pour �a non, nous n'avons pas peur. _M�re Tranchet:_--Et pourquoi que vous le tiriez pour l'emmener? _Andr�:_--C'�tait pour lui donner un picotin. _M�re Tranchet:_ d'un air moqueur.--C'est diff�rent! c'est gentil, �a. Versez-lui �a par terre, qu'il mange � son aise. Et moi qui croyais que vous vouliez lui donner un picotin de malice! Voyez pourtant comme on se trompe. Andr� et Jeannot �taient honteux et m�contents, mais ils n'osaient pas le faire voir. Leurs camarades riaient de les voir attrap�s; la m�re Tranchet se frottait les mains, et moi j'�tais enchant�. Je mangeais mon avoine avec avidit�, je sentais que je prenais des forces en la mangeant; j'�tais content de la m�re Tranchet, et, quand j'eus tout aval�, je devins impatient de partir. Enfin il se fit un grand tumulte; le maire venait donner l'ordre de placer les �nes. On les rangea tous en ligne; je me mis modestement le dernier. Quand je parus seul, chacun demanda qui j'�tais, � qui j'appartenais. --A personne, dit Andr�. --A moi! cria la m�re Tranchet. _Le maire_:--Il fallait mettre au sac de course, m�re Tranchet. _M�re Tranchet_:--J'y ai mis, monsieur le maire. --Bon, inscrivez la m�re Tranchet, dit le maire. --C'est d�j� fait, monsieur le maire, r�pondit le greffier. --C'est bien, reprit le maire. Tout est-il pr�t? Un, deux, trois! Partez! Les gar�ons qui tenaient les �nes l�ch�rent chacun le sien en lui donnant un grand coup de fouet. Tous partirent. Bien que personne ne m'e�t retenu, j'attendis honn�tement mon tour pour me mettre � courir. Tous avaient donc un peu d'avance sur moi. Mais ils n'avaient pas fait cent pas que je les avais rattrap�s. Me voici � la t�te de la bande, les devan�ant sans me donner beaucoup de mal. Les gar�ons criaient, faisaient claquer leurs fouets pour exciter leurs �nes. Je me retournais de temps en temps pour voir leurs mines effar�es, pour contempler mon triomphe et pour rire de leurs efforts. Mes camarades, furieux d'�tre distanc�s par moi, pauvre inconnu � mine piteuse, redoubl�rent d'efforts pour me joindre, me devancer et se barrer le passage les uns aux autres; j'entendais derri�re moi des cris sauvages, des ruades, des coups de dents; deux fois je fus atteint, presque d�pass� par l'�ne de Jeannot. J'aurais d� me servir des m�mes moyens qu'il avait employ�s pour devancer mes camarades, mais je d�daignais ces indignes manoeuvres; je vis pourtant qu'il me fallait ne rien n�gliger pour ne pas �tre battu. D'un �lan vigoureux, je d�passai mon rival; au moment m�me il me saisit par la queue; la douleur manqua me faire tomber, mais l'honneur de vaincre me donna le courage de m'arracher � sa dent, en y laissant un morceau de ma queue. Le d�sir de la vengeance me donna des ailes. Je courus avec une telle vitesse, que j'arrivai au but non seulement le premier, mais laissant au loin derri�re moi tous mes rivaux. J'�tais haletant, �puis�, mais heureux et triomphant. J'�coutais avec bonheur les applaudissements des milliers de spectateurs qui bordaient la prairie. Je pris un air vainqueur et je revins fi�rement au pas jusqu'� la tribune du maire, qui devait donner le prix. La bonne femme Tranchet s'avan�a vers moi, me caressa et me promit une bonne mesure d'avoine. Elle tendait la main pour recevoir la montre et le sac d'argent que le maire allait lui remettre, lorsque Andr� et Jeannot accoururent en criant: --Arr�tez, monsieur le maire, arr�tez; ce n'est pas juste, �a. Personne ne conna�t cet �ne; il n'appartient pas plus � la m�re Tranchet qu'au premier venu; cet �ne ne compte pas, c'est le mien qui est arriv� le premier avec celui de Jeannot; la montre et le sac doivent �tre pour nous. --Est-ce que la m�re Tranchet n'a pas mis sa pi�ce au sac de course? --Si fait, monsieur le maire, mais.... --Quelqu'un s'y est-il oppos� quand elle y a mis? --Non, monsieur le maire, mais.... --Est-ce qu'au moment du d�part vous vous y �tes oppos�s? --Non, monsieur le maire, mais.... --L'�ne de la m�re Tranchet a donc bien r�ellement gagn� montre et sac. --Monsieur le maire, rassemblez le conseil municipal pour juger la question; vous n'avez pas le droit tout seul. Le maire parut ind�cis; quand je vis qu'il h�sitait, je saisis d'un mouvement brusque la montre et le sac avec mes dents et je les d�posai dans les mains de la m�re Tranchet, qui, inqui�te, tremblante, attendait la d�cision du maire. Cette action intelligente mit les rieurs de notre c�t� et me valut des tonnerres d'applaudissements. --Voil� la question tranch�e par le vainqueur en faveur de la m�re Tranchet, dit le maire en riant. Messieurs du conseil municipal, allons d�lib�rer � table si j'�tais dans mon droit en laissant faire justice par un �ne. Mes amis, ajouta-t-il malicieusement en regardant Andr� et Jeannot, je crois que le plus �ne de nous n'est pas celui de la m�re Tranchet. --Bravo! bravo! monsieur le maire, cria-t-on de tous c�t�s. Et tout le monde de rire, except� Andr� et Jeannot, qui s'en all�rent en me montrant le poing. Et moi donc, �tais-je content? Non, mon orgueil se r�voltait; je trouvai que le maire avait �t� insolent � mon �gard en croyant injurier mes ennemis quand il les avait qualifi�s d'�nes. C'�tait ingrat, c'�tait l�che. J'avais eu du courage, de la mod�ration, de la patience, de l'esprit; et voil� quelle �tait ma r�compense! Apr�s m'avoir insult�, on m'abandonnait. La m�re Tranchet m�me, dans sa joie d'avoir une montre et cent trente-cinq francs, oubliait son bienfaiteur, ne pensait plus � sa promesse de me r�galer d'une bonne mesure d'avoine, et partait avec la foule sans me donner la r�compense que j'avais si bien gagn�e. X LE BONS MAITRES Je restai donc seul dans le pr�; j'�tais triste, ma queue me faisait souffrir. Je me demandais si les �nes n'�taient pas meilleurs que les hommes, lorsque je sentis une main douce me caresser, et une voix douce me dire: �Pauvre �ne! on a �t� m�chant pour toi! Viens, pauvre b�te, viens chez grand'm�re; elle te fera nourrir et soigner mieux que tes m�chants ma�tres. Pauvre �ne! comme tu es maigre!� Je me retournai; je vis un joli petit gar�on de cinq ans; sa soeur, qui paraissait �g�e de trois ans, accourait avec sa bonne. _Jeanne_:--Jacques, qu'est-ce que tu dis � ce pauvre �ne? _Jacques_:--Je lui dis de venir demeurer chez grand'm�re: il est tout seul, pauvre b�te! _Jeanne_:--Oui, Jacques prends-le; attends, je vais monter � dos. Ma bonne, ma bonne, � dos de l'�ne. La bonne mit la petite fille sur mon dos; Jacques voulais me mener, mais je n'avais pas de brides. --Attendez, ma bonne, dit-il, je vais lui attacher mon mouchoir au cou. Le petit Jacques essaya, mais j'avais le cou trop gros pour son petit mouchoir: sa bonne lui donna le sien, qui �tait encore trop court. --Comment faire, ma bonne? dit Jacques pr�t � pleurer. _La bonne_:--Allons au village demander un licou ou une corde. Viens, ma petite Jeanne, descends de dessus l'�ne. _Jeanne_: se cramponnant � mon cou.--Non, je ne veux pas descendre; je veux rester sur l'�ne, je veux qu'il me m�ne � la maison. _La bonne_:--Mais nous n'avons pas de licou pour le faire avancer. Tu vois bien qu'il ne bouge pas plus qu'un �ne de pierre. _Jacques_:--Attendez, ma bonne, vous allez voir. D'abord je sais qu'il s'appelle Cadichon: la m�re Tranchet me l'a dit. Je vais le caresser, l'embrasser, et je crois qu'il me suivra. Jacques s'approcha de mon oreille et me dit tout bas, en me caressant: --Marche, mon petit Cadichon; je t'en prie, marche. La confiance de ce bon petit gar�on me toucha; je remarquai avec plaisir qu'au lieu de demander un b�ton pour me faire avancer, il n'avait song� qu'aux moyens de douceur et d'amiti�. Aussi, � peine avait-il achev� sa phrase et sa petite caresse, que je me mis en marche. --Vous voyez, ma bonne, il me comprend, il m'aime! s'�cria Jacques, rouge de joie, les yeux brillants de bonheur, et courant en avant pour me montrer le chemin. _La bonne_:--Est-ce qu'un �ne peut comprendre quelque chose? Il marche parce qu'il s'ennuie ici. _Jacques_:--Vous croyez qu'il a faim, ma bonne? _La bonne_:--Probablement; vois comme il est maigre. _Jacques_:--C'est vrai! pauvre Cadichon et moi qui ne pensais pas � lui donner mon pain! Et, tirant aussit�t de sa poche le morceau que la bonne y avait mis pour son go�ter, il me le pr�senta. J'avais �t� offens� de la mauvaise pens�e de la bonne, et je fus bien aise de lui prouver qu'elle m'avait mal jug�, que ce n'�tait pas par int�r�t que je suivais Jacques, et que je portais Jeanne sur mon dos par complaisance, par bont�. Je refusai donc le pain que m'offrait le bon petit Jacques et je me contentai de lui l�cher la main. _Jacques_:--Ma bonne, ma bonne, il me baise la main, s'�cria Jacques; il ne veut pas de mon pain! Mon cher petit Cadichon, comme je t'aime! Vous voyez bien, ma bonne, qu'il me suit parce qu'il m'aime, ce n'est pas pour avoir du pain. _La bonne_:--Tant mieux pour toi si tu crois avoir un �ne comme on n'en voit pas, un �ne mod�le. Moi, je sais que les �nes sont tous ent�t�s et m�chants, je ne les aime pas. _Jacques_:--Oh! ma bonne, le pauvre Cadichon n'est pas m�chant, voyez comme il est bon pour moi. _La bonne_:--Nous verrons bien si cela durera. --N'est-ce pas, mon Cadichon, que tu seras toujours bon pour moi et pour Jeanne, dit le petit Jacques en me caressant. Je me tournai vers lui et le regardai d'un air si doux qu'il le remarqua malgr� sa grande jeunesse; puis je me tournai vers la bonne et lui lan�ai un regard furieux, qu'elle vit bien aussi, car elle dit aussit�t: --Comme il a l'oeil mauvais! il a l'air m�chant, il me regarde comme s'il voulait me d�vorer! --Oh! ma bonne, dit Jacques, comment pouvez-vous dire cela? Il me regarde d'un air doux comme s'il voulait m'embrasser! Tous deux avaient raison, et moi je n'avais pas tort: je me promis d'�tre excellent pour Jacques, Jeanne et les personnes de la maison qui seraient bonnes pour moi; et j'eus la mauvaise pens�e d'�tre m�chant pour ceux qui me maltraiteraient ou qui m'insulteraient comme l'avait fait la bonne. Ce besoin de vengeance fut plus tard la cause de mes malheurs. Tout en causant, nous marchions toujours et nous arriv�mes bient�t au ch�teau de la grand'm�re de Jacques et de Jeanne. On me laissa � la porte, o� je restai comme un �ne bien �lev�, sans bouger, sans m�me go�ter l'herbe qui bordait le chemin sabl�. Deux minutes apr�s, Jacques reparut, tra�nant apr�s lui sa grand'm�re. --Venez voir, grand'm�re, venez voir comme il est doux, comme il m'aime! Ne croyez pas ma bonne, je vous en prie, dit Jacques en joignant les mains. --Non, grand'm�re, croyez pas, je vous en prie, reprit Jeanne. --Voyons, dit la grand'm�re en souriant, voyons ce fameux �ne! Et, s'approchant de moi, elle me toucha, me caressa, me prit les oreilles, mit sa main � ma bouche sans que je fisse mine de la mordre ou m�me de m'�loigner. _La grand'm�re_:--Mais il a en effet l'air fort doux; que disiez-vous donc, Emilie, qu'il avait l'air m�chant? _Jacques_:--N'est-ce pas, grand'm�re, n'est-ce pas qu'il est bon, qu'il faut le garder? _La grand'm�re_:--Cher petit, je le crois tr�s bon; mais comment pouvons-nous le garder, puisqu'il n'est pas � nous? Il faudra le ramener � son ma�tre. _Jacques_:--Il n'a pas de ma�tre, grand'm�re. --Bien s�r il n'a pas de ma�tre, grand'm�re, reprit Jeanne, qui r�p�tait tout ce que disait son fr�re. _La grand'm�re_:--Comment, pas de ma�tre, c'est impossible. _Jacques_:--Si, grand'm�re, c'est tr�s vrai, la m�re Tranchet me l'a dit. _La grand'm�re_:--Alors, comment a-t-il gagn� le prix de la course pour elle? Puisqu'elle l'a pris pour courir, c'est qu'elle l'a emprunt� � quelqu'un. _Jacques_:--Non, grand'm�re, il est venu tout seul; il a voulu courir avec les autres. La m�re Tranchet a pay� pour prendre ce qu'il gagnerait, mais il n'a pas de ma�tre: c'est CADICHON, l'�ne de la pauvre Pauline qui est morte, ses parents l'ont chass�, et il a v�cu tout l'hiver dans la for�t. _La grand'm�re_:--Cadichon! le fameux Cadichon qui a sauv� de l'incendie sa petite ma�tresse? Ah! je suis bien aise de le conna�tre; c'est vraiment un �ne extraordinaire et admirable! Et, tournant tout autour de moi, elle me regarda longtemps. J'�tais fier de voir ma r�putation si bien �tablie; je me rengorgeais, j'ouvrais les narines, je secouais ma crini�re. --Comme il est maigre! Pauvre b�te! Il n'a pas �t� r�compens� de son d�vouement, dit la grand'm�re d'un air s�rieux et d'un ton de reproche. Gardons-le mon enfant, gardons-le puisqu'il a �t� abandonn�, chass� par ceux qui auraient d� le soigner et l'aimer. Appelle Bouland; je le ferai mettre � l'�curie avec une bonne liti�re. Jacques, enchant�, courut chercher Bouland, qui arriva tout de suite. _La grand'm�re_:--Bouland, voici un �ne que les enfants ont ramen�; mettez-le � l'�curie et donnez-lui � boire et � manger. _Bouland_:--Faudra-t-il le remettre � son ma�tre ensuite? _La grand'm�re_:--Non; il n'a pas de ma�tre. Il para�t que c'est le fameux Cadichon, qui a �t� chass� apr�s la mort de sa petite ma�tresse; il est venu au village, et mes petits-enfants l'ont trouv� abandonn� dans le pr�. Ils l'ont ramen�, et nous le garderons. _Bouland_:--Et madame fait bien de le garder. Il n'y a pas son pareil dans tout le pays. On m'a racont� de lui des choses vraiment �tonnantes; on dirait qu'il entend et qu'il comprend tout ce qui se dit. Madame va voir.... Viens, mon Cadichon, viens manger ton picotin d'avoine. Je me retournai aussit�t, et je suivis Bouland qui s'en allait. --C'est �tonnant, dit la grand'm�re, il a vraiment compris. Elle rentra � la maison; Jacques et Jeanne voulurent m'accompagner � l'�curie. On me pla�a dans une stalle; j'avais pour compagnons deux chevaux et un �ne. Bouland, aid� de Jacques, me fit une belle liti�re; il alla me chercher une mesure d'avoine. --Encore, encore, Bouland, je vous en prie, dit Jacques; il lui en faut beaucoup, il a tant couru! _Bouland_:--Mais, monsieur Jacques, si vous lui donnez trop d'avoine, vous le rendrez trop vif; vous ne pourrez pas le monter, ni Mlle Jeanne non plus. _Jacques_:--Oh! il est si bon! nous pourrons le monter tout de m�me. On me donna une �norme mesure d'avoine, et l'on mit pr�s de moi un seau plein d'eau. J'avais soif, je commen�ai par boire la moiti� du seau; puis je croquai mon avoine, en me r�jouissant d'avoir �t� emmen� par ce bon petit Jacques. Je fis encore quelques r�flexions sur l'ingratitude de la m�re Tranchet; je mangeai ma botte de foin, je m'�tendis sur ma paille; je me trouvai couch� comme un roi et je m'endormis. XI CADICHON MALADE Le lendemain, je n'eus d'autre occupation que de promener les enfants pendant une heure. Jacques venait me donner lui-m�me mon avoine, et, malgr� les observations de Bouland, il m'en donnait de quoi nourrir trois �nes de ma taille. Je mangeais tout; j'�tais content. Mais ... le troisi�me jour, je me sentis mal � l'aise; j'avais la fi�vre; je souffrais de la t�te et de l'estomac; je ne pus manger ni avoine ni foin, et je restai �tendu sur ma paille. Quand Jacques vint me voir: --Tiens, dit-il, Cadichon est encore couch�! Allons, mon Cadichon, il est temps de te lever; je vais te donner ton avoine. Je cherchai � me lever, mais ma t�te retomba lourdement sur la paille. --Ah! mon Dieu! Cadichon est malade, s'�cria le petit Jacques; Bouland, Bouland, venez vite. Cadichon est malade. --Tiens, qu'est-ce qu'il a donc? reprit Bouland. Il a pourtant eu son d�jeuner de grand matin. Il s'approcha de la mangeoire, regarda dedans et dit: --Il n'a pas touch� � son avoine; c'est qu'il est malade.... Il a les oreilles chaudes, ajouta-t-il en me prenant les oreilles; son flanc bat. --Qu'est-ce que cela veut dire, Bouland? s'�cria le pauvre Jacques alarm�. --Cela veut dire, monsieur Jacques, que Cadichon a la fi�vre, que vous l'avez trop nourri, et qu'il faut faire venir le v�t�rinaire. --Qu'est-ce que c'est qu'un v�t�rinaire? reprit Jacques de plus en plus effray�. --C'est un m�decin de chevaux. Voyez-vous, monsieur Jacques, je vous le disais bien. Ce pauvre �ne a eu de la mis�re; il a souffert cet hiver, cela se voit bien � son poil et � sa maigreur. Puis il s'est �chauff� � courir tr�s fort le jour de la course des �nes. Il aurait fallu lui donner peu d'avoine, et de l'herbe pour le rafra�chir, et vous lui donniez de l'avoine tant qu'il en voulait. --Mon Dieu! mon Dieu! mon pauvre Cadichon! il va mourir! Et c'est ma faute! dit le pauvre petit en sanglotant. --Non, monsieur Jacques, il ne va pas mourir pour cela; mais il va falloir le mettre � l'herbe et le saigner. --�a va lui faire mal de le saigner, reprit Jacques pleurant toujours. --Pour �a non, vous allez voir; je vais le saigner tout de suite en attendant le v�t�rinaire. --Je ne veux pas voir, je ne veux pas voir s'�cria Jacques en se sauvant. Je suis s�r que cela lui fera mal. Et il partit en courant. Pendant ce temps. Bouland prit sa lancette, me la posa sur une veine du cou, la frappa d'un petit coup de marteau, et le sang jaillit aussit�t. A mesure que le sang coulait, je me sentais soulag�; ma t�te n'�tait plus si lourde; je n'�touffais plus; je fus bient�t en �tat de me relever. Bouland arr�ta le sang, me donna de l'eau de son, et une heure apr�s me l�cha dans un pr�. J'allais mieux, mais je n'�tais pas gu�ri; je fus pr�s de huit jours � me remettre. Pendant ce temps, Jacques et Jeanne me soign�rent avec une bont� que je n'oublierai jamais: ils venaient me voir plusieurs fois par jour; ils me cueillaient de l'herbe afin de m'�viter la peine de me baisser pour la brouter; ils m'apportaient des feuilles de salade du potager, des choux, des carottes, ils me faisaient rentrer eux-m�mes tous les soirs dans mon �curie, et je trouvais ma mangeoire pleine de choses que j'aimais, des �pluchures de pommes de terre avec du sel. Un jour, ce bon petit Jacques voulut me donner son oreiller, parce que, disait-il, j'avais la t�te trop basse quand je dormais. Une autre fois, Jeanne voulut me couvrir avec le couvre-pied de son lit pour me tenir chaud la nuit. Un autre jour, ils me mirent des morceaux de laine autour des jambes de crainte que je n'eusse froid. J'�tais d�sol� de ne pouvoir leur t�moigner ma reconnaissance, mais j'avais le malheur de tout comprendre et de ne pouvoir rien dire. Je me r�tablis � la fin, et je sus qu'on projetait une partie d'�nes dans la for�t avec les cousins et cousines. XII LES VOLEURS Tous les enfants se trouvaient r�unis dans la cour; beaucoup d'�nes avaient �t� rassembl�s de tous les villages voisins. Je reconnus presque tous ceux de la course; celui de Jeannot me regardait d'un air farouche, tandis que je lui lan�ais des regards moqueurs. La grand'm�re de Jacques avait chez elle presque tous ses petits-enfants: Camille, Madeleine, Elisabeth, Henriette, Jeanne, Pierre, Henri, Louis et Jacques. Les mamans de tous ces enfants devaient venir avec eux � �ne, tandis que les papas suivraient � pied, arm�s de baguettes, pour faire marcher les paresseux. Avant de partir, on se querella un peu, comme il arrive toujours, � qui prendrait le meilleur �ne: tout le monde voulait m'avoir, personne ne voulait me c�der, de sorte qu'on r�solut de me tirer au sort. Je tombai en partage au petit Louis, cousin de Jacques; c'�tait un excellent petit gar�on, et j'aurais �t� tr�s content de mon sort, si je n'avais vu le pauvre petit Jacques essuyer en cachette ses yeux pleins de larmes. Chaque fois qu'il me regardait, ses larmes d�bordaient; il me faisait de la peine, mais je ne pouvais le consoler; il fallait bien d'ailleurs qu'il appr�t comme moi la r�signation et la patience. Il finit par prendre son parti, et monta son �ne en disant au cousin Louis: --Je resterai toujours pr�s de toi, Louis; ne fais pas trop galoper Cadichon, pour que je ne reste pas en arri�re. _Louis_:--Et pourquoi resterais-tu en arri�re? Pourquoi ne galoperais-tu pas comme moi? _Jacques_:--Parce que Cadichon galope plus vite que tous les �nes du pays. _Louis_:--Comment sais-tu cela? _Jacques_:--Je les ai vus courir pour gagner le prix le jour de la f�te du village, et Cadichon les a tous d�pass�s. Louis promit � son cousin qu'il n'irait pas trop vite, et tous deux partirent au trot. Mon camarade n'�tait pas mauvais, de sorte que je n'eus pas � me g�ner beaucoup pour ne pas le d�passer. Les autres nous suivaient tant bien que mal; nous arriv�mes ainsi jusqu'� une for�t o� les enfants devaient voir de tr�s belles ruines d'un vieux couvent et d'une ancienne chapelle. Elles avaient une mauvaise r�putation dans le pays; on n'aimait pas � y aller autrement qu'en nombreuse compagnie. La nuit, disait-on, des bruits �tranges semblaient sortir de dessous les d�combres; des g�missements, des cris, des cliquetis de cha�nes; plusieurs voyageurs qui s'�taient moqu�s de ces r�cits et qui avaient voulu aller visiter seuls ces ruines, n'en �taient pas revenus; on n'en avait jamais entendu parler depuis. Quand tout le monde fut descendu d'�ne, et qu'on nous eut laiss�s pa�tre, la bride sur le cou, les papas et les mamans prirent leurs enfants par la main, leur d�fendant de s'�carter et de rester en arri�re; je les regardais avec inqui�tude s'�loigner et se perdre dans ces ruines. Je m'�loignai aussi de mes camarades et je me mis � l'abri du soleil sous une arche � moiti� ruin�e qui se trouvait sur une hauteur adoss�e au bois, et un peu plus loin que le couvent. J'y �tais depuis un quart d'heure � peine lorsque j'entendis du bruit pr�s de l'arche; je me blottis dans une �paisseur du mur ruin� d'o� je pouvais voir au loin sans �tre vu. Le bruit, quoique sourd, augmentait; il semblait venir de dessous terre. Je ne tardai pas � voir para�tre une t�te d'homme qui sortait avec pr�caution d'entre les broussailles. --Rien... dit-il tout bas apr�s avoir regard� autour de lui. Personne... Vous pouvez venir camarades. Que chacun prenne un de ces �nes et l'emm�ne lestement. Il se rangea pour donner passage � une douzaine d'hommes, auxquels il dit encore � mi-voix: --Si les �nes se sauvent, ne vous amusez pas � courir apr�s. Vite, et pas de bruit, c'est la consigne. Les hommes se gliss�rent le long du bois, tr�s fourr� dans cette partie de la futaie; ils marchaient avec pr�caution, mais vite; les �nes, qui cherchaient l'ombre, broutaient de l'herbe pr�s de la lisi�re du bois. A un signal donn�, chacun des voleurs prit un des �nes par la bride et l'attira dans le fourr�. Ces �nes, au lieu de r�sister, de se d�battre, de braire, pour donner l'�veil, se laiss�rent emmener comme des imb�ciles; un mouton n'e�t pas �t� plus b�te. Cinq minutes apr�s, les voleurs arrivaient au fourr� qui se trouvait au pied de l'arche. On fit entrer mes camarades un � un dans les broussailles, o� ils disparurent. J'entendis le bruit de leurs pas sous terre, puis tout rentra dans le silence. �Voil� l'explication des bruits qui effrayent le pays, pensai-je: une bande de voleurs est cach�e dans les caves du couvent. Il faut les faire prendre; mais comment? Voil� la difficult�.� Je restai cach� sous ma vo�te, d'o� je voyais les ruines en entier et le pays tout autour, et je n'en sortis que lorsque j'entendis les voix des enfants qui cherchaient leurs �nes. J'accourus pour les emp�cher d'approcher de cette arche et des broussailles qui cachaient si bien l'entr�e des souterrains, qu'il �tait impossible de l'apercevoir. --Voici Cadichon! s'�cria Louis. --Mais o� sont les autres? dirent � la fois tous les enfants. --Ils doivent �tre ici pr�s, dit le papa de Louis; cherchons-les. --Nous ferions bien de les chercher du c�t� du ravin, derri�re l'arche que je vois l�-bas, dit le p�re de Jacques; l'herbe y est belle, ils auront voulu en go�ter. Je tremblai en songeant au danger qu'ils allaient courir, et je me pr�cipitai du c�t� de l'arche pour les emp�cher de passer. Ils voulurent m'�carter, mais je leur r�sistai avec tant d'insistance, leur barrant le passage de quelque c�t� qu'ils voulussent aller, que le papa de Louis arr�ta son beau-fr�re et lui dit: --Ecoutez, mon cher: l'insistance de Cadichon a quelque chose d'extraordinaire. Vous savez ce qu'on nous a racont� de l'intelligence de cet animal. Ecoutons-le, croyez-moi, et retournons sur nos pas. D'ailleurs, il n'est pas probable que tous les �nes aient �t� de l'autre c�t� des ruines. --Vous avez d'autant plus raison, mon cher, r�pondit le papa de Jacques, que je vois l'herbe foul�e pr�s de l'arche, comme si elle avait �t� r�cemment pi�tin�e. Je croirais assez que nos �nes ont �t� vol�s. Ils retourn�rent vers les mamans, qui avaient emp�ch� les enfants de s'�carter; je les suivis, le coeur l�ger et content de leur avoir peut-�tre �vit� un terrible malheur. Ils caus�rent bas, et je les vis se mettre tous en groupe: on m'appela. --Comment allons-nous faire? dit la maman de Louis. Un seul �ne ne peut pas porter tous les enfants. --Mettons les plus petits sur Cadichon; les grands suivront avec nous, dit la maman de Jacques. --Viens, mon Cadichon; voyons combien tu en pourras porter, dit la maman d'Henriette. On commen�a par mettre Jeanne devant comme la plus petite, puis Henriette, puis Jacques, puis Louis. Ils n'�taient lourds ni les uns ni les autres; je fis voir, en prenant le trot, que je les portais bien tous les quatre sans fatigue. --Hol�! oh! Cadichon, s'�cri�rent les papas, tout doucement, pour que nous puissions tenir nos gamins. Je me mis au pas et je marchai, entour� de pr�s par les enfants plus grands et les mamans; les papas suivaient pour rallier les tra�nards. --Maman, pourquoi donc papa n'a-t-il pas cherch� nos �nes? dit Henri, le plus jeune de la bande, et qui trouvait le chemin long. _La maman:_--Parce que ton papa croit qu'ils ont �t� vol�s, et qu'il �tait alors inutile de les chercher. _Henri:_--Vol�s! Par qui donc? Je n'ai vu personne. _La maman:_--Ni moi non plus, mais il y avait aupr�s de l'arche des traces de pas. _Pierre:_--Mais alors, maman, il fallait chercher les voleurs. _La maman:_--�'e�t �t� imprudent. Pour avoir pris treize �nes, il faut qu'il y ait eu plusieurs hommes. Ils avaient probablement des armes et ils auraient pu tuer ou blesser vos papas. _Pierre:_--Quelles armes, maman? _La maman:_--Des b�tons, des couteaux, peut-�tre des pistolets. _Camille:_--Oh! mais c'est tr�s dangereux, cela. Je crois que papa a bien fait de revenir avec mes oncles. _La maman:_--Et d�p�chons-nous de rentrer � la maison; les oncles et papas doivent aller � la ville en rentrant. _Pierre:_:--Pour quoi faire, maman? _La maman:_--Pour pr�venir les gendarmes. _Camille:_--Je suis f�ch�e que nous ayons �t� � ces ruines. _Madeleine:_--Pourquoi cela? c'�tait tr�s beau. _Camille:_--Oui, mais tr�s dangereux. Si, au lieu de prendre les �nes, les voleurs nous avaient tous pris? _Elisabeth:_--C'est impossible! nous �tions trop de monde. _Camille:_--Mais s'il y a beaucoup de voleurs? _Elisabeth:_--Nous nous serions tous battus. _Camille:_--Avec quoi? Nous n'avions pas seulement un b�ton. _Elisabeth:_--Et nos pieds, nos poings, nos dents? Moi, d'bord, j'aurais �gratign�, mordu; j'aurais crev� les yeux avec mes ongles. _Pierre:_--Le voleur t'aurait tu�e: voil� tout. _Elisabeth:_--Tu�e? Et papa donc! et maman! Tu crois qu'ils m'auraient laiss� emporter ou tuer! _Madeleine:_--Les voleurs les auraient tu�s aussi. _Elisabeth:_--Tu penses donc qu'il y en avait une arm�e? _Madeleine:_--Mais quand m�me il n'y en aurait qu'une douzaine! _Elisabeth:_--Une douzaine? Quelle b�tise! Tu crois que les voleurs marchent par douzaines comme les hu�tres. _Madeleine:_--Tu te moques toujours! On ne peut rien te dire. Je parie, moi, que pour enlever treize �nes ils �taient au moins douze. _Elisabeth:_--Je veux bien, moi, et le treizi�me par-dessus le march� comme les petits p�t�s. Les mamans et les autres enfants riaient de cette conversation, mais comme elle d�g�n�rait en dispute, la maman d'Elisabeth la fit taire, en leur disant que Madeleine avait tr�s probablement raison quant au nombre des voleurs. On se trouvait pr�s de la maison, et l'on ne tarda pas � arriver. Lorsqu'on vit revenir tout le monde � pied, et moi, Cadichon, portant quatre enfants, la surprise fut grande. Mais, quand les papas racont�rent la disparition des �nes, mon obstination � ne pas les laisser chercher les b�tes perdues, les gens de la maison secou�rent la t�te et firent une foule de suppositions plus singuli�res les unes que les autres; les uns disaient que les �nes avaient �t� engloutis et enlev�s par les diables; les autres pr�tendaient que les religieuses enterr�es dans la chapelle s'en �taient empar�es pour parcourir la terre; d'autres assuraient que les anges qui gardaient le couvent r�duisaient en cendre et en poussi�re tous les animaux qui approchaient de trop pr�s du cimeti�re o� erraient les �mes des religieuses. Aucun n'eut l'id�e des voleurs cach�s dans les souterrains. Aussit�t apr�s leur retour, les trois papas all�rent raconter � la grand'm�re le vol probable de leurs �nes. Ils firent mettre ensuite les chevaux � la voiture pour aller porter leur plainte � la gendarmerie de la ville voisine. Ils revinrent deux heures apr�s avec l'officier de gendarmerie et six gendarmes. J'avais une telle r�putation d'intelligence, qu'ils jug�rent la chose grave d�s qu'ils surent la r�sistance que j'avais oppos�e vers l'arche. Ils �taient tous arm�s de pistolets, de carabines, pr�ts � se mettre en campagne. Pourtant ils accept�rent le d�ner que leur offrit la grand'm�re, et ils se mirent � table avec les dames et les messieurs. XIII LES SOUTERRAINS Le d�ner ne fut pas long; les gendarmes �taient press�s de faire leur inspection avant la nuit. Ils demand�rent � la grand'm�re la permission de m'emmener. --Il nous sera bien utile dans notre exp�dition, madame, dit l'officier. Ce Cadichon n'est pas un �ne ordinaire; il a d�j� fait des choses plus difficiles que ce que nous allons lui demander. --Prenez-le, messieurs, si vous le croyez n�cessaire, r�pondit la grand'm�re; mais ne le fatiguez pas trop, je vous en prie. La pauvre b�te a d�j� fait la route ce matin, et il est revenu avec quatre de mes petits-enfants sur son dos. --Quant � cela, madame, reprit l'officier, vous pouvez �tre tranquille; soyez s�re que nous le traiterons le plus doucement possible. On m'avait donn� mon d�ner: un picotin d'avoine, une brass�e de salade, carottes et autres l�gumes; j'avais bu, j'avais mang�, j'�tais pr�t � partir. Quand on vint me prendre, je me pla�ai tout d'abord � la t�te de la troupe, et nous nous m�mes en route, l'�ne servant de guide aux gendarmes. Ils n'en furent pas humili�s, car ils �taient bonnes gens. On croit que les gendarmes sont s�v�res, m�chants, c'est tout le contraire, pas de meilleures gens, de plus charitables, de plus patients, de plus g�n�reux que ces bons gendarmes. Pendant toute la route ils eurent pour moi tous les soins possibles: ralentissant le pas de leurs chevaux quand ils me croyaient fatigu�, et me proposant de boire � chaque ruisseau que nous traversions. Le jour commen�ait � baisser lorsque nous arriv�mes au couvent. L'officier donna ordre de suivre tous mes mouvements et de marcher tous ensemble. Mais, comme leurs chevaux pouvaient les g�ner, ils les avaient laiss�s dans un village voisin de la for�t. Je les menai sans h�siter � l'entr�e de l'arche, pr�s des broussailles d'o� j'avais vu sortir les douze voleurs. Je vis avec inqui�tude qu'ils restaient pr�s de l'entr�e. Pour les �loigner, je fis quelques pas derri�re le mur; ils me suivirent. Quand ils y furent tous, je revins aux broussailles, les emp�chant d'avancer quand ils voulaient me suivre. Ils me comprirent, et rest�rent cach�s le long du mur. Je m'approchai alors de l'entr�e des souterrains, et je mis � braire de toutes les forces de mes poumons. Je ne tardai pas � obtenir ce que je voulais. Tous mes camarades enferm�s dans les caveaux me r�pondirent � qui mieux mieux. Je fis un pas vers les gendarmes, qui devin�rent ma manoeuvre, et je revins me placer pr�s de l'entr�e des souterrains. Je me remis � braire; cette fois personne ne me r�pondit; je devinai que les voleurs, pour emp�cher mes camarades de les trahir, leur avaient attach� des pierres � la queue. Tout le monde sait que, pour braire, nous dressons notre queue; ne pouvant pas la dresser � cause du poids de la pierre, mes camarades se taisaient. Je restais toujours � deux pas de l'entr�e, lorsque je vis une t�te d'homme sortir des broussailles et regarder avec pr�caution, ne voyant que moi, il dit: --Voil� le coquin que nous n'avons pas pris ce matin. Tu vas rejoindre tes camarades, mon braillard. Mais, comme il allait me saisir, je m'�loignai de deux pas; il me suivit, je m'�loignai encore, jusqu'� ce que je l'eusse amen� � l'angle du mur derri�re lequel �taient mes amis les gendarmes. Avant que mon voleur e�t eu le temps de pousser un cri, ils se jet�rent sur lui, le b�illonn�rent, le garrott�rent et l'�tendirent par terre. Je me remis � l'entr�e et je recommen�ai � braire, ne doutant pas qu'un autre viendrait voir ce que devenait leur compagnon. En effet, j'entendis bient�t les broussailles s'�carter, et je vis appara�tre une nouvelle t�te, qui regarda de m�me avec pr�caution; ne pouvant m'atteindre, ce second voleur fit comme le premier; moi, j'ex�cutai la m�me manoeuvre, et je le fis prendre par les gendarmes sans qu'il e�t eu le temps de se reconna�tre. Je recommen�ai ainsi jusqu'� ce que j'en eusse fait prendre six. Apr�s le sixi�me, j'eus beau braire, personne n'apparut. Je pensai que, ne voyant revenir aucun des hommes qui allaient savoir des nouvelles de leurs camarades, les voleurs avaient soup�onn� quelque pi�ge et n'avaient plus os� se risquer. Pendant ce temps, la nuit �tait venue tout � fait, on n'y voyait presque plus. L'officier de gendarmerie envoya un de ses hommes chercher du renfort pour attaquer les voleurs dans les souterrains, et emmener garrott�s, dans une charrette, les six voleurs d�j� faits prisonniers. Les gendarmes qui rest�rent eurent ordre de se partager en deux bandes, pour surveiller les sorties du couvent; moi, on me laissa � mon id�e, apr�s m'avoir bien caress� et m'avoir fait les plus grands compliments sur ma conduite. --S'il n'�tait pas un �ne, dit un gendarme, il m�riterait la croix. --N'en a-t-il pas une sur le dos? dit un autre. --Tais-toi, mauvais plaisant, dit un troisi�me; tu sais bien que cette croix-l� est marqu�e sur les �nes pour rappeler qu'un des leurs a eu l'honneur d'�tre mont� par Notre-Seigneur J�sus-Christ. --Voil� pourquoi c'est une croix d'honneur, reprit l'autre. --Silence! dit l'officier � voix basse: Cadichon dresse les oreilles. J'entendis en effet un bruit extraordinaire du c�t� de l'arche; ce n'�tait pas un bruit de pas, on aurait dit plut�t comme un craquement et des cris �touff�s. Les gendarmes entendaient bien aussi, mais sans pouvoir deviner ce que c'�tait. Enfin, une fum�e �paisse s'�chappa de plusieurs soupiraux et fen�tres basses du couvent, puis quelques flammes jaillirent: quelques instants apr�s tout �tait en feu. --Ils ont mis le feu dans les caves pour s'�chapper par les portes, dit l'officier. --Il faut courir l'�teindre, mon lieutenant, r�pondit un gendarme. --Gardez-vous-en bien! Surveillons plus que jamais toutes les issues, et si les voleurs paraissent, feu de vos carabines; les pistolets viendront apr�s. L'officier avait bien devin� la manoeuvre de ces voleurs; ils avaient compris qu'ils �taient d�couverts, que leurs camarades avaient �t� faits prisonniers, et ils esp�raient qu'� la faveur de l'incendie et des efforts des gendarmes pour l'�teindre, ils pourraient s'�chapper et reprendre leurs amis. Nous v�mes bient�t les six voleurs restants et leur capitaine sortir avec pr�cipitation de l'entr�e masqu�e par des broussailles; trois gendarmes seulement se trouvaient � ce poste; ils tir�rent chacun leur coup de carabine avant que les voleurs eussent eu le temps de faire usage de leurs armes. Deux voleurs tomb�rent; un troisi�me laissa �chapper son pistolet: il avait le bras cass�. Mais les trois derniers et leur capitaine s'�lanc�rent avec fureur sur les gendarmes, qui, le sabre d'une main, le pistolet de l'autre, se battirent comme des lions. Avant que l'officier et les deux autres gendarmes qui surveillaient le c�t� oppos� du couvent eussent eu le temps d'accourir, le combat �tait presque termin�; les voleurs �taient tous tu�s ou bless�s; le capitaine se d�fendait encore contre un gendarme, le seul qui f�t sur pied; les deux autres �taient gri�vement bless�s. L'arriv�e du renfort mit fin au combat. Et un clin d'oeil le capitaine fut entour�, d�sarm�, garrott� et couch� pr�s des six voleurs prisonniers. Pendant ce combat, le feu s'�tait �teint; ce qui avait br�l� n'�tait que des broussailles et du menu bois; mais, avant de p�n�trer dans les souterrains, l'officier voulut attendre l'arriv�e du renfort qu'il avait demand�. La nuit �tait bien avanc�e quand nous v�mes arriver six gendarmes nouveaux et la charrette qui devait emmener les prisonniers. On les coucha c�te � c�te dans la voiture; l'officier �tait humain: il avait donn� ordre de les d�b�illonner, de sorte qu'ils disaient aux gendarmes mille injures. Les gendarmes n'y faisaient seulement pas attention. Deux d'entre eux mont�rent sur la charrette pour escorter les prisonnier; on fit des brancards pour emporter les bless�s. Pendant ces pr�paratifs, j'accompagnai l'officier dans la descente qu'il fit aux souterrains, escort� de huit hommes. Nous travers�mes un long corridor qui allait toujours en descendant, puis nous arriv�mes dans les souterrains o� les brigands avaient �tabli leur demeure. Un de ces caveaux leur servait d'�curie; nous y trouv�mes tous mes camarades pris de la veille, qui avaient tous une pierre � la queue. On les en d�livra imm�diatement, et ils se mirent � braire � l'unisson. Dans ce souterrain, c'�tait un bruit � rendre sourd. --Silence, les �nes! dit un gendarme, sans quoi nous allons vous rattacher vos breloques. --Laisse-les dire, r�pond un autre gendarme: tu vois bien qu'ils chantent les louanges de Cadichon. --J'aimerais mieux qu'ils chantassent sur un autre ton, reprit le premier gendarme en riant. �Cet homme, assur�ment, n'aime pas la musique, me dis-je � part moi. Que trouve-t-il � redire aux voix de mes camarades?� Ces pauvres camarades! ils chantaient leur d�livrance. Nous continu�mes � marcher. Un des souterrains �tait plein d'effets vol�s. Dans un autre ils avaient enferm� des prisonniers qu'ils gardaient pour les servir: les uns faisaient la cuisine, le service de la table, nettoyaient les souterrains; d'autres faisaient les v�tements et les chaussures. Il y avait de ces malheureux qui y �taient depuis deux ans; ils �taient encha�n�s deux � deux, et ils avaient tous de petites sonnettes aux bras et aux pieds, pour qu'on p�t savoir de quel c�t� ils allaient. Deux voleurs restaient toujours pr�s d'eux pour les garder; on n'en laissait jamais plus de deux dans le m�me souterrain. Pour ceux qui travaillaient aux v�tements, on les r�unissait tous, mais le bout de leur cha�ne �tait attach�, pendant le travail, � un anneau scell� dans le mur. Je sus plus tard que ces malheureux �taient les voyageurs et les visiteurs des ruines qui avaient disparu depuis deux ans. Il y en avait quatorze; ils racont�rent que les voleurs en avaient tu� trois sous leurs yeux: deux parce qu'ils �taient malades, et un qui refusait obstin�ment de travailler. Les gendarmes d�livr�rent tous ces pauvres gens, ramen�rent les �nes au ch�teau, port�rent les bless�s � l'hospice, et men�rent les voleurs en prison. Ils furent jug�s et condamn�s, le capitaine � mort et les autres � �tre envoy�s � Cayenne. Quant � moi, je fus admir� par tout le monde; chaque fois que je sortais, j'entendais dire aux personnes qui me rencontraient: �C'est Cadichon, le fameux Cadichon, qui vaut � lui seul plus que tous les �nes du pays.� XIV TH�R�SE Mes petites ma�tresses (car j'avais autant de ma�tres et de ma�tresses que la grand'm�re avait de petits-enfants) avaient une cousine qu'elles aimaient beaucoup, qui �tait leur meilleure amie, et � peu pr�s de leur �ge. Cette amie s'appelait Th�r�se; elle �tait bonne, bien bonne, la pauvre petite. Quand elle me montait, jamais elle ne prenait de baguette, et ne permettait � personne de me taper. Dans une des promenades que firent mes jeunes ma�tresses, elles virent une petite fille assise sur le bord de la route, qui se leva p�niblement � leur approche, et vint en boitant leur demander la charit�; son air triste et timide frappa Th�r�se et ses amies. --Pourquoi boites-tu, ma petite? dit Th�r�se. _La petite:_--Parce que mes sabots me blessent, mam'selle. _Th�r�se:_--Pourquoi n'en demandes-tu pas d'autres � ta maman? _La petite:_--Je n'ai pas de maman, mam'selle. _Th�r�se:_--A ton papa alors? _La petite:_--Je n'ai pas de papa, mam'selle. _Th�r�se:_--Mais avec qui vis-tu? _La petite:_--Avec personne; je vis seule. _Th�r�se:_--Qui est-ce qui te donne � manger? _La petite:_--Quelquefois personne, quelquefois tout le monde. _Th�r�se:_--Quel �ge as-tu? _La petite:_--Je ne sais pas, mam'selle; peut-�tre bien sept ans. _Th�r�se:_--O� couches-tu? _La petite:_--Chez celui qui veut bien me recevoir. Lorsque tout le monde me chasse, je couche dehors, sous un arbre, pr�s d'une haie, n'importe o�. _Th�r�se:_--Mais l'hiver, tu dois geler? _La petite:_--J'ai froid; mais j'y suis habitu�e. _Th�r�se:_--As-tu d�n� aujourd'hui? _La petite:_--Je n'ai pas mang� depuis hier. --Mais c'est affreux, c'la,... dit Th�r�se, les larmes aux yeux. Mes ch�res amies, n'est-ce pas que votre grand'm�re voudra bien que nous donnions � manger � cette pauvre petite, que nous la fassions coucher quelque part au ch�teau? --Certainement, r�pondirent les trois cousines, grand'm�re sera enchant�e; d'ailleurs elle fait tout ce que nous voulons. _Madeleine:_--Mais comment faire pour la mener jusqu'� la maison, Th�r�se? Regarde comme elle boite. _Th�r�se:_--Mettons-la sur Cadichon; nous suivrons toutes � pied au lieu de le monter deux � deux, chacune � notre tour. --C'est vrai, quelle bonne id�e! s'�cri�rent les trois cousines. Elles plac�rent la petite fille sur mon dos. Camille avait encore dans sa poche un morceau de pain qui restait de son go�ter, elle le lui donna; la petite le mangea avec avidit�; elle semblait ravie de se trouver sur mon dos, mais elle ne disait rien; elle �tait fatigu�e et elle souffrait de la faim. Quand j'arr�tai devant le perron, Camille et Elisabeth firent entrer la petite � la cuisine, pendant que Madeleine et Th�r�se couraient chez la grand'm�re. --Grand'm�re, dit Madeleine, permettez-nous de donner � manger � une petite fille tr�s pauvre que nous avons trouv�e sur la route. _La grand'm�re:_--Tr�s volontiers, ch�re petite; mais qui est-elle? _Madeleine:_--Je ne sais pas, grand'm�re. _La grand'm�re:_--O� demeure-t-elle? _Madeleine_--Nulle part, grand'm�re. _La grand'm�re:_--Comment, nulle part? Mais ses parents doivent demeurer quelque part. _Madeleine:_--Elle n'a pas de parents, grand'm�re; elle est seule. --Voulez-vous permettre, ma tante, dit timidement Th�r�se, qu'elle couche ici, cette pauvre petite? --Si elle n'a r�ellement pas d'asile, je ne demande pas mieux, dit la grand'm�re. Il faut que je la voie et que je lui parle. Elle se leva et suivit les enfants � la cuisine, o� la pauvre petite approcha tout en boitant. La grand'm�re la questionna et en obtint les m�mes r�ponses. Elle se trouva fort embarrass�e. Renvoyer cette enfant dans l'�tat d'abandon et de souffrance o� elle la voyait lui semblait impossible. La garder �tait difficile. A qui la confier? Par qui la faire �lever? --Ecoute, petite, lui dit-elle: en attendant que je puisse prendre des informations sur ton compte et savoir si tu m'as dit la v�rit�, tu coucheras et tu mangeras ici. Je verrai dans quelques jours ce que je puis faire pour toi. Elle donna ses ordres pour qu'on pr�par�t un lit pour l'enfant et qu'on ne la laiss�t manquer de rien. Mais la pauvre petite �tait si sale, que personne ne voulait ni la toucher ni l'approcher. Th�r�se en �tait d�sol�e; elle ne pouvait obliger les domestiques de sa tante de faire ce qui leur r�pugnait. --C'est moi, pensa-t-elle, qui ai amen� cette petite; ce serait moi qui devrais en avoir soin. Comment faire? Elle r�fl�chit un instant; une id�e se pr�senta � son esprit. --Attends, ma petite, dit-elle; je vais revenir tout � l'heure. Elle courut chez sa maman. --Maman, dit-elle, je dois prendre un bain, n'est-ce pas? _La maman:_--Oui, Th�r�se, vas-y; ta bonne t'attend. --Maman, voulez-vous me permettre de faire baigner � ma place la petite fille que nous avons amen�e ici? _La maman:_--Quelle petite fille? Je ne l'ai pas vue. _Th�r�se:_:--Une pauvre, pauvre petite, qui n'a ni papa, ni maman, ni personne pour la soigner; qui couche dehors, qui ne mange que ce qu'on lui donne. La grand'm�re de Camille consent � la garder, mais aucun des domestiques ne veut la toucher. _La maman:_--Pourquoi donc? _Th�r�se:_--Parce qu'elle est si sale, si sale, qu'elle est d�go�tante; alors, maman, si vous voulez bien, je la ferai baigner � ma place; pour ne pas d�go�ter ma bonne, je la d�shabillerai moi-m�me, je la savonnerai; je lui couperai les cheveux, qui sont tout emm�l�s et pleins de petites puces blanches, mais qui ne sautent pas. _La maman:_--Mais, ma pauvre Th�r�se, toi-m�me ne seras-tu pas d�go�t�e de la toucher et de la laver? _Th�r�se:_--Un peu, maman, mais je penserai que, si j'�tais � sa place, je serais bien heureuse qu'on voul�t bien me soigner, et cette id�e me donnera du courage. Et puis, maman, voulez-vous me permettre, quand elle sera lav�e, de lui mettre quelques-unes de mes vieilles affaires jusqu'� ce que je lui en ach�te d'autres? _La maman:_--Certainement, ma petite Th�r�se; mais avec quoi lui ach�teras-tu des v�tements? Tu n'as que deux ou trois francs, tout juste de quoi payer une chemise. _Th�r�se:_--Oh! maman, vous oubliez ma pi�ce de vingt francs. _La maman:_--Celle que tu as donn�e � garder � ton papa pour ne pas la d�penser? Tu la conservais pour acheter un beau livre de messe comme celui de Camille. _Th�r�se:_--Je peux bien me passer de ce beau livre de messe, maman, j'ai encore mon vieux. _La maman:_--Fais comme tu voudras, mon enfant; quand c'est pour faire le bien, tu sais que je te donne une enti�re libert�. Sa maman l'embrassa, et elle alla avec elle pour voir cette petite fille que personne ne voulait toucher. �Si elle a quelque maladie de peau que Th�r�se puisse gagner, se dit-elle, je ne permettrai pas qu'elle y touche.� La petite fille attendait toujours � la porte; la maman la regarda, examina ses mains, sa figure, et vit qu'il n'y avait que de la salet�, mais aucune maladie de peau. Seulement, elle trouva ses cheveux si pleins de vermine, qu'elle demanda des ciseaux, fit asseoir la petite sur l'herbe, et lui coupa les cheveux tout court sans y toucher avec les mains. Quand ils furent tomb�s � terre, elle les ramassa avec une pelle, et pria un des domestiques de les jeter sur le fumier; puis elle demanda un baquet d'eau ti�de, et, avec l'aide de Th�r�se, elle lui savonna et lava la t�te de mani�re � la bien nettoyer. Apr�s l'avoir essuy�e, elle dit � Th�r�se: --Maintenant, ma ch�re petite, va la faire baigner, et fais jeter ses haillons au feu. Camille, Madeleine et Elisabeth �taient venues aider Th�r�se; elles l'emmen�rent toutes quatre dans la salle de bain, la d�shabill�rent malgr� le d�go�t que leur inspirait la salet� extr�me de l'enfant et l'odeur qu'exhalaient ses haillons. Elles s'empress�rent de la plonger dans l'eau et de la savonner des pieds � la t�te. Elles prirent go�t � l'op�ration, qui les amusait et qui enchantait la petite fille; elles la savonn�rent et la tinrent dans l'eau un peu plus de temps qu'il n'�tait n�cessaire. A la fin du bain, l'enfant en avait assez et t�moigna une vive satisfaction quand ses quatre protectrices la firent sortir de la baignoire; elles la frott�rent, pour l'essuyer, jusqu'� lui faire rougir la peau, et ce ne fut qu'apr�s l'avoir s�ch�e comme un jambon, qu'elles lui mirent une chemise, un jupon et une robe de Th�r�se. Tout cela allait assez bien, parce que Th�r�se portait ses robes tr�s courtes, comme le font toutes les petites filles �l�gantes, et que la petite mendiante devait avoir ses jupons tombant sur les chevilles: la taille �tait bien un peu longue, mais on n'y regarda pas de si pr�s; tout le monde �tait content. Quand il fallut la chausser, les enfants s'aper�urent qu'elle avait une plaie sur le cou-de-pied: c'�tait ce qui la faisait boiter. Camille courut chez sa grand'm�re pour lui demander de l'onguent. La grand'm�re lui donna ce qu'il fallait, et Camille, aid�e de ses trois amies, dont l'une soutenait la petite, tandis que l'autre tenait le pied, et la troisi�me d�roulait une bande, lui mit l'onguent sur la plaie; elles furent pr�s d'un quart d'heure � arranger une compresse et la bande; tant�t c'�tait trop serr�; tant�t ce ne l'�tait pas assez; la bande �tait trop bas, la compresse �tait trop haut; elles se disputaient et s'arrachaient le pied de la pauvre petite, qui n'osait rien dire, se laissait faire et ne se plaignait pas. Enfin la plaie fut band�e, on lui mit des bas et de vieilles pantoufles � Th�r�se, et on la laissa aller. Quand la petite fille revint � la cuisine, personne ne la reconnaissait. --Pas possible que ce soit cette petite horreur de tout � l'heure, disait un domestique. --Si, c'est la m�me, reprit un second domestique; elle est tout autre, car la voil� devenue gentille, d'affreuse qu'elle �tait. _Le cuisinier:_--C'est tout de m�me bien beau aux enfants et � Mme d'Arb� de l'avoir nettoy�e comme cela; quant � moi, on m'aurait donn� vingt francs, que je ne l'aurais pas touch�e. _La fille de cuisine:_--C'est qu'elle sentait si mauvais! _Le cocher:_--Vous ne devriez pas avoir le nez si sensible, la belle, avec votre graillon, vos casseroles � �curer et toutes sortes de salet�s � manier. _La fille de cuisine_, piqu�e:--Mon graillon et mes casseroles ne sentent toujours pas le fumier comme des gens que je connais. _Les domestiques:_--Ah! ah! ah! la fille est en col�re; prends garde au balai. _Le cocher:_--Si elle prend le sien, je saurai bien trouver le mien, et la fourche aussi, et encore l'�trille. _Le cuisinier:_--Allons, allons, ne la poussez pas trop; elle est vive: vous savez, faut pas l'irriter. _Le cocher:_--Tiens! qu'est-ce que �a me fait, moi? Qu'elle se f�che, je me f�cherai aussi. _Le cuisinier:_--Mais je ne veux pas de �a, moi, madame n'aime pas les disputes; il est bien certain que nous aurions tous du d�sagr�ment. _Le premier domestique:_--Le Vatel a raison. Thomas, tais-toi, tu nous am�nes toujours quelque chose comme une querelle. Ce n'est pas ta place ici, d'abord. _Le cocher:_--Tiens! ma place est partout quand je n'ai pas d'ouvrage � l'�curie. _Le cuisinier:_--Mais vous en avez de l'ouvrage, regardez donc Cadichon, qui n'est pas encore d�b�t�, et qui se prom�ne en long et en large comme un bourgeois qui attend son d�ner. _Le cocher:_--Cadichon me fait l'effet d'�couter aux portes; il est plus fin qu'il n'en l'air; c'est un vrai malin. Le cocher m'appela, me prit par la bride, m'emmena � l'�curie, et, apr�s m'avoir �t� mon b�t et m'avoir donn� ma pitance, il me laissa seul, c'est-�-dire en compagnie des chevaux et d'un �ne que je d�daignais trop pour lier conversation avec lui. Je ne sais ce qui se passa le soir au ch�teau; le lendemain, dans l'apr�s-midi, on me remit mon b�t, on monta sur mon dos la petite mendiante; mes quatre petites ma�tresses suivirent � pied et me firent aller au village. Je compris en route qu'elles voulaient acheter de quoi habiller la petite. Th�r�se voulait tout payer; les autres voulaient payer chacune leur part; elles se disputaient avec un tel acharnement, que, si je ne m'�tais pas arr�t� � la porte de la boutique, elles l'auraient d�pass�e. Elles manqu�rent jeter la petite par terre en la descendant de dessus mon dos, parce qu'elles s'�lanc�rent sur elle toutes � la fois; l'une lui tirait les jambes, l'autre la tenait par un bras, la troisi�me l'avait prise � bras-le-corps, et Elisabeth, la quatri�me, qui �tait forte comme deux ou trois, les poussait toutes pour aider seule la petite � descendre. La pauvre enfant, effray�e et tiraill�e de tous c�t�s, se mit � crier; les passants commen�aient � s'arr�ter, la marchande ouvrit la porte. --Bien le bonjour, mesdemoiselles; permettez que je vous aide. Mes jeunes ma�tresses, contentes de n'avoir pas � se c�der entre elles, l�ch�rent la petite fille; la marchande la prit et la posa � terre. --Qu'y a-t-il pour votre service, mesdemoiselles? dit la marchande. _Madeleine_:--Nous venons acheter de quoi habiller cette petite fille, madame Juivet. _Madame Juivet_:--Volontiers, mesdemoiselles. Vous faut-il une robe ou une jupe, ou du linge? _Camille_:--Il nous faut tout, madame Juivet; donnez-moi de quoi lui faire trois chemises, un jupon, une robe, un tablier, un fichu, deux bonnets. _Th�r�se_, bas:--Dis donc, Camille, laisse-moi parler, puisque c'est moi qui paye. _Camille_, bas:--Non, tu ne payeras pas tout, nous voulons payer avec toi. _Th�r�se_, bas:--J'aime mieux payer seule, c'est ma fille. --Non, elle est � nous toutes, r�pliqua tout bas Camille. --Quelle est l'�toffe que prennent ces demoiselles? interrompit la marchande, impatiente de vendre. Pendant que Camille et Th�r�se continuaient leur dispute � voix basse, Madeleine et Elisabeth se d�p�ch�rent d'acheter tout ce qu'il fallait. --Adieu, madame Juivet, dirent-elles; envoyez-nous tout cela chez nous, et le plus vite possible, je vous en prie; vous enverrez aussi la note. --Comment, comment, vous avez d�j� tout achet�? s'�cri�rent Camille et Th�r�se. --Mais oui; pendant que vous causiez, dit Madeleine d'un air malin, nous avons choisi tout ce qui est n�cessaire. --Il fallait nous demander si cela nous convenait, reprit Camille. --Certainement, puisque c'est moi qui paye, dit Th�r�se. --Nous payerons aussi, nous payerons aussi, s'�cri�rent en choeur les trois autres. --Pour combien y en a-t-il? demanda Th�r�se. _La marchande:_--Pour trente-deux francs, mademoiselle. --Trente-deux francs! s'�cria Th�r�se effray�e: mais je n'ai que vingt francs! _Camille:_--Eh bien! nous payerons le reste. _Elisabeth:_--Tant mieux, cela fait que nous aurons aussi habill� la petite fille. _Madeleine, riant:_--Nous voil� donc enfin d'accord, gr�ce � Mme Juivet: ce n'est pas sans peine. J'avais tout entendu, puisque la porte �tait rest�e ouverte; j'�tais indign� contre Mme Juivet, qui faisait payer � mes bonnes petites ma�tresses le double au moins de ce que valaient ses marchandises. J'esp�rais que les mamans ne les laisseraient pas faire le march�. Nous retourn�mes � la maison; tout le monde fut d'accord en revenant, ... gr�ce � Mme Juivet, ... comme avait dit innocemment Madeleine. Il faisait beau temps; on �tait assis sur l'herbe devant la maison quand nous arriv�mes. Pierre, Henri, Louis et Jacques avaient p�ch� dans un des �tangs pendant que nous �tions au village; ils venaient de rapporter trois beaux poissons et beaucoup de petits. Pendant que Louis et Jacques m'�taient mon b�t et ma bride, les quatre cousines expliqu�rent � leurs mamans ce qu'elles avaient achet�. --Pour combien d'argent en avez-vous? demanda la maman de Th�r�se. Combien te reste-t-il de tes vingt francs, Th�r�se? Th�r�se fut un peu embarrass�e; elle rougit l�g�rement. --Il ne me reste rien, maman, dit-elle. --Vingt francs pour habiller un enfant de six � sept ans; dit la maman de Camille; mais c'est horriblement cher. Qu'avez-vous donc achet�? Th�r�se ne savait seulement pas ce que Madeleine et Elisabeth s'�taient d�p�ch�es d'acheter, de sorte qu'elle ne put r�pondre. Mais la marchande, arrivant avec son paquet, interrompit la conversation, � la grande joie de Madeleine et d'Elisabeth, qui commen�aient � craindre d'avoir achet� des choses trop belles. --Bonjour, madame Juivet, dit la grand'm�re; d�faites votre paquet ici sur l'herbe, et faites-nous voir les emplettes de ces demoiselles. Mme Juivet salua, posa son paquet, le d�fit, en tira la note, qu'elle pr�senta � Madeleine, et �tala ses marchandises. Madeleine avait rougi en prenant la note; sa grand'm�re la lui prit des mains, et poussa une exclamation de surprise: --Trente-deux francs pour habiller une petite mendiante!... Madame Juivet, ajouta-t-elle d'un ton s�v�re, vous avez abus� de l'ignorance de mes petites-filles; vous savez tr�s bien que les �toffes que vous apportez sont beaucoup trop belles et trop ch�res pour habiller une enfant pauvre; remportez tout cela, et sachez qu'� l'avenir aucun de nous n'ach�tera rien chez vous. --Madame, dit Mme Juivet avec une col�re retenue, ces demoiselles ont pris ce qu'elles ont voulu, je ne les ai contraintes sur aucun article. _La grand'm�re:_--Mais vous auriez d� ne leur montrer que des �toffes convenables, et ne pas chercher � leur passer vos vieilles marchandises dont personne ne veut. _Madame Juivet:_--Madame, ces demoiselles ayant pris les �toffes doivent les payer. --Elles ne payeront rien du tout, et vous allez remporter tout cela, dit la grand'm�re avec s�v�rit�. Partez sur-le-champ; j'enverrai ma femme de chambre acheter chez Mme Jourdan ce qui est n�cessaire. Mme Juivet se retira dans une col�re effroyable. Je la reconduisis un bout de chemin en brayant d'un air moqueur et en gambadant autour d'elle, ce qui amusa beaucoup les enfants, mais ce qui lui fit grand-peur, car elle se sentait coupable, et elle craignait que je voulusse l'en punir; on me croyait un peu sorcier dans le pays, et tous les m�chants me redoutaient. Les mamans grond�rent les enfants, les cousins se moqu�rent d'elles; je restai pr�s d'eux, mangeant de l'herbe, et les regardant sauter, courir, gambader. J'entendis, pendant ce temps, que les papas arrangeaient une partie de chasse pour le lendemain, que Pierre et Henri devaient avoir de petits fusils pour �tre de la partie, et qu'un jeune voisin de campagne devait y venir aussi. XV LA CHASSE Le lendemain devait avoir lieu, comme je l'ai dit, l'ouverture de la chasse. Pierre et Henri furent pr�ts avant tout le monde; c'�tait leur d�but; ils avaient leurs fusils en bandouli�re, leur carnassi�re pass�e sur l'�paule; leurs yeux brillaient de bonheur; ils avaient pris un air fier et batailleur qui semblait dire que tout le gibier du pays devait tomber sous leurs coups. Je les suivais de loin, et je vis les pr�paratifs de la chasse. --Pierre, dit Henri d'un air d�lib�r�, quand nos carnassi�res seront pleines, o� mettrons-nous le gibier que nous tuerons? --C'est pr�cis�ment � quoi je pensais, r�pondit Pierre; je demanderai � papa d'emmener Cadichon. Cette id�e ne me plut pas; je savais que les jeunes chasseurs tiraient partout et sur tout, sans s'occuper de ce qui �tait devant et pr�s d'eux. En visant une perdrix, ils pouvaient m'envoyer leur plomb, et j'attendis avec inqui�tude la suite de la proposition. --Papa, dit Pierre � son p�re qui arrivait, pouvons-nous emmener Cadichon? --Pour quoi faire? r�pondit le papa en riant; tu veux donc chasser � �ne, et poursuivre les perdrix � la course! Dans ce cas, il faut d'abord attacher des ailes � Cadichon. _Henri_, contrari�:--Mais non, papa, c'est pour notre gibier quand nos carnassi�res seront trop pleines. _Le papa_, avec surprise et riant:--Porter votre gibier! Vous croyez donc, pauvres innocents, que vous allez tuer quelque chose, et m�me beaucoup de choses? _Henri, piqu�_:--Certainement, papa; j'ai vingt cartouches dans ma veste, et je tuerai au moins quinze pi�ces. _Le papa:_--Ah! ah! ah! Elle est bonne, celle-l�! Sais-tu ce que vous tuerez, vous deux et votre ami Auguste? _Henri:_--Quoi donc, papa? _Le papa:_--Le temps, et rien avec. _Henri_, tr�s piqu�:--Alors, papa, je ne sais pas pourquoi vous nous avez donn� des fusils, et pourquoi vous nous faites aller � la chasse, si vous nous croyez assez sots, assez maladroits pour ne rien tuer. _Le papa:_--C'est pour vous apprendre � chasser, petits nigauds, que je vous fais aller � la chasse. On ne tue jamais rien les premi�res fois. La conversation fut interrompue par l'arriv�e d'Auguste, pr�t aussi � tuer tout ce qu'il rencontrerait. Pierre et Henri �taient encore rouges d'indignation quand Auguste les rejoignit. _Pierre:_--Papa croit que nous ne tuerons rien, Auguste; nous lui ferons voir que nous sommes plus adroits qu'il ne le pense. _Auguste:_--Sois tranquille, nous tuerons plus de gibier qu'eux. _Henri:_--Pourquoi plus qu'eux? _Auguste:_--Parce que nous sommes jeunes, vifs, lestes et adroits, tandis que nos papas sont d�j� un peu vieux. _Henri:_--C'est vrai, cela. Papa a quarante-deux ans. Pierre en a quinze, et moi treize. Quelle diff�rence! _Auguste:_--Et mon papa � moi donc! Il a quarante-trois ans! Et moi qui en ai quatorze! _Pierre_:--Ecoute, je vais, sans le lui dire, faire mettre � Cadichon le b�t avec les paniers. Il nous suivra et nous lui ferons porter notre gibier. _Auguste_:--Bien, tr�s bien; fais mettre les grands paniers; si nous tuons un chevreuil, il lui faudra une fameuse place. Henri fut charg� de la commission. Je riais sous cape de la pr�voyance. J'�tais bien s�r de ne pas avoir la charge d'un chevreuil et de revenir avec les paniers vides comme au d�part. --En route! dirent les papas. Nous marcherons devant. Et vous, gamins, suivez de pr�s. Quand nous serons en plaine, nous nous d�banderons.... --Qu'est-ce donc? ajouta le papa de Pierre avec surprise; Cadichon nous suit? Cadichon orn� de deux �normes paniers? --C'est pour le gibier de ces messieurs, dit le garde en riant. _Le papa_:--Ah! ah! ah! ils ont voulu faire � leur t�te, ... soit ... je veux bien que Cadichon suive la chasse, s'il a du temps � perdre. Il regarda en souriant Pierre et Henri, qui prirent un air d�gag�. --Ton fusil est-il arm�, Pierre? demanda Henri. _Pierre_:--Non, pas encore; c'est si dur � armer et � d�sarmer, que j'aime mieux attendre qu'une perdrix parte. _Le papa_:--Nous voici en plaine; � pr�sent, marchons tous sur la m�me ligne, et tirons devant nous, et pas � droite ni � gauche, pour ne pas nous entre-tuer. Les perdrix ne tard�rent pas � partir de tous c�t�s; j'�tais rest� prudemment derri�re, et m�me un peu loin: je fis bien; car plus d'un chien retardataire re�ut des grains de plomb. Les chiens guettaient, arr�taient, rapportaient; les coups de fusil partaient sur toute la ligne. Je ne perdais pas de vue mes trois jeunes vantards; je les voyais tirer souvent, mais ramasser, jamais: aucun des trois ne toucha ni li�vre, ni perdrix. Ils s'impatientaient, tiraient hors de port�e, trop loin, trop pr�s; quelquefois tous trois tiraient la m�me perdrix, qui n'en volait que mieux. Les papas faisaient au contraire de la bonne besogne: autant de coups de fusil, autant de pi�ces dans leurs carnassi�res. Apr�s deux heures de chasse, le papa de Pierre et de Henri s'approcha d'eux. --Eh bien! mes enfants, Cadichon est-il bien charg�? Y a-t-il encore de la place pour vider ma carnassi�re, qui est trop pleine? Les enfants ne r�pondirent pas: ils voyaient � l'air moqueur de leur papa, qu'il savait leur maladresse. Moi, j'approchai en courant, et je tournai un des paniers vers le papa. _Le papa_:--Comment! rien dedans? Vos carnassi�res vont crever, si vous les remplissez trop. Les carnassi�res �taient plates et vides. Le papa se mit � rire de l'air d�confit des jeunes chasseurs, se d�barrassa de son gibier dans un de mes paniers, et retourna � son chien, qui �tait en arr�t. _Auguste:_--Je crois bien que ton p�re tue une quantit� de perdreaux! Il a deux chiens qui arr�tent et rapportent; et nous, on ne nous en a pas laiss� un seul. _Henri:_--C'est vrai, �a; nous avons peut-�tre tu� beaucoup de perdrix, seulement nous n'avions pas de chiens pour nous les rapporter. _Pierre:_--Pourtant, je n'en ai pas vu tomber. _Auguste:_--Parce qu'une perdrix tu�e ne tombe jamais sur le coup; elle vole encore quelque temps, et elle va tomber tr�s loin. _Pierre:_--Mais quand papa et mes oncles tirent, leurs perdrix tombent tout de suite. _Auguste:_--Cela te semble ainsi parce que tu es loin, mais, si tu �tais � leur place, tu verrais filer la perdrix longtemps encore. Pierre ne r�pondit pas, mais il n'avait pas trop l'air de croire ce que disait Auguste. Tous marchaient d'un pas moins fier et moins l�ger qu'au d�part. Ils commen�aient � demander l'heure. --J'ai faim, dit Henri. --J'ai soif, dit Auguste. --Je suis fatigu�, dit Pierre. Mais il fallait bien suivre les chasseurs qui tiraient, tuaient et s'amusaient. Pourtant ils n'oubliaient pas leurs jeunes compagnons de chasse, et, pour ne pas trop les fatiguer, ils propos�rent une halte pour d�jeuner. Les jeunes gens accept�rent avec joie. On rappela les chiens, qu'on remit en laisse, et l'on se dirigea vers une ferme qui �tait � cent pas, et o� la grand'm�re avait envoy� des provisions. On s'assit par terre sous un vieux ch�ne; on �tala le contenu des paniers. Il y avait, comme � toutes les chasses, un p�t� de volaille, un jambon, des oeufs, du fromage, des marmelades, des confitures, un gros baba, une �norme brioche et quelques bouteilles de vieux vin. Tous les chasseurs, jeunes et vieux, avaient grand app�tit, et mang�rent � effrayer les passants. Pourtant la grand'm�re avait si largement pourvu aux faims les plus voraces, que la moiti� des provisions rest�rent aux gardes et aux gens de la ferme. Les chiens avaient la soupe pour apaiser leur faim, et l'eau de la mare pour se d�salt�rer. --Vous n'avez donc pas �t� heureux, enfants? dit le papa d'Auguste. Cadichon ne marchait pas comme un �ne trop charg�. _Auguste:_--Ce n'est pas �tonnant, papa nous n'avions pas de chiens; vous les aviez tous. _Le p�re:_--Ah! tu crois qu'un, deux, trois chiens vous auraient fait tuer des perdreaux qui vous passaient sous le nez. _Auguste:_--Ils ne les auraient pas fait tuer, papa, mais ils auraient cherch� et rapport� ceux que nous avons tu�s, et alors... _Le p�re_, interrompant d'un air surpris:--Ceux que vous avez tu�s! Vous croyez avoir tu� des perdreaux? _Auguste:_--Certainement, papa; seulement, comme nous ne les voyions pas tomber, nous ne pouvions pas les ramasser. _Le p�re_, de m�me:--Et tu crois que, s'il en �tait tomb�, vous ne les auriez pas vus? _Auguste:_--Non, car nous n'avons pas d'aussi bons yeux que les chiens. Le p�re, les oncles, les gardes m�me partirent d'un �clat de rire qui rendit les enfants rouges de col�re. --Ecoutez, dit enfin le papa de Pierre et de Henri, puisque c'est faute de chiens que votre gibier a �t� perdu, vous allez avoir chacun le v�tre quand nous nous remettrons en chasse. _Pierre:_--Mais les chiens ne voudront pas nous suivre, papa ils ne nous connaissent pas autant que vous. _Le p�re:_--Pour les obliger � vous suivre, nous vous donnerons les deux gardes, et nous ne partirons qu'une demi-heure apr�s vous, afin que les chiens n'aient pas la tentation de nous rejoindre. _Pierre_, radieux:--Oh! merci, papa! � la bonne heure! avec les chiens, nous sommes bien s�rs de tuer autant que vous. Le d�jeuner finissait, on �tait repos�, et les jeunes chasseurs �taient press�s de se remettre en chasse avec les chiens et les gardes. --Nous allons avoir l'air de vrais chasseurs, dirent-ils d'un air satisfait. Les voil� partis encore une fois, et moi suivant comme avant le d�jeuner, mais toujours de loin. Les papas avaient dit aux gardes de marcher pr�s des enfants, et d'emp�cher toute imprudence. Les perdrix partaient de tous c�t�s comme le matin, les jeunes gens tiraient comme le matin, et ne tuaient rien comme le matin. Pourtant les chiens faisaient bien leur office; ils qu�taient, ils arr�taient, seulement ils ne rapportaient pas, puisqu'il n'y avait rien � rapporter. Enfin, Auguste, impatient� de tirer sans tuer, voit un des chiens en arr�t; il croit qu'en tirant avant que la perdrix parte, il tuera plus facilement. Il vise, il tire, ... le chien tombe en se d�battant et en poussant un cri de douleur. --Corbleu! c'est notre meilleur chien! s'�cria le garde en s'�lan�ant vers lui. Quand il arriva, le chien expirait. Le coup l'avait frapp� � la t�te; il �tait sans mouvement et sans vie. --Voil� un beau coup que vous avez fait l�, monsieur Auguste! dit le garde en laissant retomber le pauvre animal. Je crois bien que voil� la chasse finie. Auguste restait immobile et constern�; Pierre et Henri �taient tr�s �mus de la mort du chien, le garde concentrait sa col�re et le regardait sans mot dire. J'approchai pour voir quelle �tait la malheureuse victime de la maladresse et de l'amour-propre d'Auguste. Quelle ne fut pas ma douleur en reconnaissant M�dor, mon ami, mon meilleur ami! Et quels ne furent pas mon horreur et mon chagrin quand je vis le garde relever M�dor, et le poser dans un des paniers que je portais sur mon dos! Voil� donc le gibier que j'�tais condamn� � rapporter! M�dor, mon ami, tu� par un mauvais gar�on maladroit et orgueilleux. Nous retourn�mes du c�t� de la ferme, les enfants ne parlant pas, le garde laissant �chapper de temps � autre un juron furieux, et moi ne trouvant de consolation que dans la r�primande s�v�re et l'humiliation que le meurtrier aurait � subir. En arrivant � la ferme, nous y trouv�mes encore les chasseurs, qui, n'ayant plus de chiens, pr�f�raient se reposer et attendre le retour des enfants. --D�j�! s'�cri�rent-ils en nous voyant revenir. _Le papa de Pierre:_--Je crois, en v�rit�, qu'ils ont tu� une grosse pi�ce. Cadichon marche comme s'il �tait charg�, et un des paniers penche comme s'il contenait quelque chose de lourd. Ils se lev�rent et vinrent � nous. Les enfants restaient en arri�re; leur mine confuse frappa ces messieurs. _Le p�re d'Auguste_, riant:--Ils n'ont pas l'air de triomphateurs! _Le papa de Pierre_, riant:--Ils ont peut-�tre tu� un veau ou un mouton qu'ils ont pris pour un lapin. Le garde approcha. _Le papa:_--Qu'y a-t-il donc, Michaud? Tu as l'air aussi penaud que les chasseurs. --C'est qu'il y a de quoi, m'sieur, r�pondit le garde. Nous rapportons un triste gibier. _Le papa_, riant:--Qu'est-ce donc? Un mouton, un veau, un �non? _Le garde:_--Ah! m'sieur, il n'a a pas de quoi rire, allez! C'est votre chien M�dor, le meilleur de la bande, que M. Auguste a tu�, le prenant pour une perdrix. _Le papa:_--M�dor! le maladroit! Si jamais il revient chasser ici!... --Approchez, Auguste, lui dit son p�re. Voil� donc o� vous ont men� votre sot orgueil et votre ridicule pr�somption! Faites vos adieux � vos amis, monsieur; vous allez retourner sur l'heure � la maison, et vous porterez votre fusil dans ma chambre pour n'y plus toucher, jusqu'� ce que vous ayez pris de la raison et de la modestie. --Mais papa, r�pondit Auguste d'un air d�gag�, je ne sais pas pourquoi vous �tres si f�ch�. Il arrive tr�s souvent qu'on tue des chiens, � la chasse. --Des chiens!... On tue des chiens! s'�cria le p�re stup�fait. En v�rit�, c'est trop fort... O� avez-vous pris ces belles notions de chasse, monsieur. --Mais, papa, dit Auguste toujours du m�me air d�gag�, tout le monde sait qu'il arrive tr�s souvent aux grands chasseurs de tuer des chiens. --Mes chers amis, dit le p�re en se retournant vers ces messieurs, veuillez m'excuser de vous avoir amen� un gar�on malapris comme Auguste. Je ne croyais pas qu'il f�t capable de tant d'impudence et de sottise. Puis, se retournant vers son fils: --Vous avez entendu mes ordres, monsieur, allez. _Auguste:_--Mais, papa. _Le p�re_, d'une voix s�v�re:--Silence! vous dis-je. Pas un mot, si vous ne voulez faire connaissance avec la baguette de mon fusil. Auguste baissa la t�te et se retira tout confus. �Vous voyez, mes enfants, dit le papa de Pierre et de Henri, o� m�ne la pr�somption, c'est-�-dire la croyance d'un m�rite qu'on n'a pas. Ce qui arrive � Auguste aurait pu vous arriver aussi. Vous vous �tes tous figur� que rien n'�tait plus facile que de bien tirer, qu'il suffisait de vouloir pour tuer; voyez le r�sultat, vous avez �t� tous trois ridicules d�s ce matin; vous avez m�pris� nos conseils et notre exp�rience; et enfin vous �tes tous trois la cause de la mort de mon pauvre M�dor. Je vois, d'apr�s cela, que vous �tes trop jeunes pour chasser. Dans un an ou deux nous verrons. Jusque-l� retournez � vos jardins et � vos amusements d'enfants. Tout le monde s'en trouvera mieux.� Pierre et Henri baiss�rent la t�te sans r�pondre. On rentra tristement � la maison; les enfants voulurent enterrer eux-m�mes dans le jardin mon malheureux ami, dont je vais vous raconter l'histoire. Vous verrez pourquoi je l'aimais tant. XVI MEDOR Je connaissais M�dor depuis longtemps; j'�tais jeune, et il �tait plus jeune encore quand nous nous sommes connus et aim�s. Je vivais alors mis�rablement chez ces m�chants fermiers qui m'avaient achet� � un marchand d'�nes, et de chez lesquels je m'�tais sauv� avec tant d'habilet�. J'�tais maigre, car je souffrais sans cesse de la faim. M�dor, qu'on leur avait donn� comme chien de garde, et qui s'est trouv� �tre un superbe et excellent chien de chasse, �tait moins malheureux que moi; il amusait les enfants qui lui donnaient du pain et des restes de laitage; de plus, il m'a avou� que lorsqu'il pouvait se glisser � la laiterie avec la ma�tresse ou la servante, il trouvait toujours moyen d'attraper quelques gorg�es de lait ou de cr�me, et de saisir les petits morceaux de beurre qui sautaient de la baratte pendant qu'on le faisait. M�dor �tait bon; ma maigreur et ma faiblesse lui firent piti�; un jour il m'apporta un morceau de pain, et me le pr�senta d'un air triomphant. --Mange, mon pauvre ami, me dit-il, dans son langage; j'ai assez du pain qu'on me donne pour me nourrir, et toi, tu n'as que des chardons et de mauvaises herbes en quantit� � peine suffisante pour te faire vivre. --Bon M�dor, lui r�pondis-je, tu te prives pour moi, j'en suis certain. Je ne souffre pas autant que tu le penses; je suis habitu� � peu manger, � peu dormir, � beaucoup travailler et � �tre battu. --Je n'ai pas faim. Prouve-moi ton amiti� en acceptant mon petit pr�sent. C'est bien peu de chose, mais je te l'offre avec plaisir, et si tu me refusais, j'en aurais du chagrin. --Alors j'accepte, mon bon M�dor, lui r�pondis-je, parce que je t'aime; et je t'avoue que ce pain me fera grand bien, car j'ai faim. Et je mangeai le pain du bon M�dor, qui regardait avec joie l'empressement avec lequel je broyais et j'avalais. Je me sentis tout remont� par ce repas inaccoutum�; je le dis � M�dor, croyant par l� lui mieux t�moigner ma reconnaissance; il en r�sulta que tous les jours il m'apportait le plus gros morceau de ceux qu'on lui donnait. Le soir, il venait se coucher pr�s de moi sous l'arbre ou le buisson que je choisissais pour passer ma nuit; nous causions alors sans parler. Nous autres animaux, nous ne pronon�ons pas des paroles comme les hommes, mais nous nous comprenons par des clignements d'yeux, des mouvements de t�te, d'oreilles, de la queue, et nous causons entre nous tout comme les hommes. Un soir, je le vis arriver triste et abattu. --Mon ami, me dit-il, je crains de ne plus pouvoir � l'avenir t'apporter une partie de mon pain; les ma�tres ont d�cid� que j'�tais assez grand pour �tre attach� toute la journ�e, qu'on ne me l�cherait qu'� la nuit. De plus, la ma�tresse a grond� les enfants de ce qu'ils me donnaient trop de pain; elle leur a d�fendu de me rien donner � l'avenir, parce qu'elle voulait me nourrir elle-m�me, et peu, pour me rendre bon chien de garde. --Mon bon M�dor, lui dis-je, si c'est le pain que tu m'apportes qui te tourmente, rassure-toi, je n'en ai plus besoin; j'ai d�couvert ce matin un trou dans le mur du hangar � foin; j'en ai d�j� tir� un peu, et je pourrai facilement en manger tous les jours. --En v�rit�! s'�cria M�dor, je suis heureux de ce que tu me dis; mais j'avais pourtant un grand plaisir � partager mon pain avec toi. Et puis, �tre attach� tout le jour, ne plus venir te voir, c'est triste. Nous caus�mes encore quelque temps, il me quitta fort tard. --J'aurai le temps de dormir le jour, disait-il; et toi tu n'as pas grand'chose � faire dans cette saison-ci. Toute la journ�e du lendemain se passa en effet sans que je visse mon pauvre ami. Vers le soir, je l'attendais avec impatience, lorsque j'entendis ses cris. Je courus pr�s de la haie; je vis la m�chante fermi�re qui le tenait par la peau du cou, pendant que Jules le frappait avec le fouet du charretier. Je m'�lan�ai au travers de la haie par une br�che mal ferm�e; je me jetai sur Jules, et je le mordis au bras de fa�on � lui faire tomber le fouet des mains. La fermi�re l�cha M�dor, qui se sauva, c'est ce que je voulais; je l�chai aussi le bras de Jules, et j'allais retourner dans mon enclos, lorsque je me sentis saisir par les oreilles; c'�tait la fermi�re, qui dans sa col�re, criait � Jules: --Donne-moi le grand fouet, que je corrige ce mauvais animal! Jamais plus m�chant �ne n'a �t� vu en ce monde. Donne donc, ou claque-le toi-m�me. --Je ne peux remuer le bras, dit Jules en pleurant; il est tout engourdi. La fermi�re saisit le fouet tomb� � terre, et courut � moi pour venger son m�chant gar�on. Je n'eus pas la sottise de l'attendre comme vous pouvez bien penser. Je fis un saut et m'�loignai quand elle fut pr�s de m'atteindre; elle continua � me poursuivre et moi � me sauver, ayant grand soin de me tenir hors de la port�e du fouet. Je m'amusai beaucoup � cette course; je voyais la col�re de ma ma�tresse augmenter � mesure qu'elle se fatiguait; je la faisais courir et suer sans me donner de mal, la m�chante femme �tait en nage, �tait rendue, sans avoir eu le plaisir de m'attraper seulement du bout de son fouet. Mon ami �tait suffisamment veng� quand la promenade fut termin�e. Je le cherchai des yeux, car je l'avais vu courir du c�t� de mon enclos; mais il attendait, pour se montrer, le d�part de sa cruelle ma�tresse. --Mis�rable! sc�l�rat! cria l'enrag�e fermi�re en se retirant; tu me le payeras quand tu seras sous le b�t. Je restai seul. J'appelai; M�dor sortit timidement la t�te du foss� o� il �tait cach�; je courus � lui. --Viens! lui dis-je. Elle est partie. Qu'as-tu fait? Pourquoi te faisait-elle battre par Jules? --Parce que j'avais un morceau de pain qu'un des enfants avait pos� par terre: elle m'a vu, s'est �lanc�e sur moi, a appel� Jules, et lui a ordonn� de me battre sans piti�. --Est-ce que personne n'a cherch� � te d�fendre? --Me d�fendre! Ah oui! vraiment! ils ont tous cri�: �C'est bien fait! c'est bien fait! Fouette-le, Jules, pour qu'il recommence pas.--Soyez tranquilles, r�pondit Jules, je n'irai pas de main-morte; vous allez voir comme je vais le faire chanter.� Et � mon premier cri, ils ont tous battu des mains et cri�: �Bravo! Encore, encore!� --M�chants petits dr�les! m'�criai-je. Mais pourquoi as-tu pris ce morceau de pain, M�dor? Est-ce qu'on ne t'avait pas donn� ton souper? --Si fait, si fait. J'avais mang�; mais le pain de ma soupe �tait si �miett�, que je n'ai pu en rien retirer pour toi, et si j'avais pu emporter ce gros morceau que les enfants avaient fait tomber, tu aurais eu un bon r�gal. --Mon pauvre M�dor, c'est pour moi que tu as �t� battu!... Merci, mon ami, merci; je n'oublierai jamais ton amiti�, ta bont�!... Mais ne recommence pas, je t'en supplie; crois-tu que ce pain m'e�t fait plaisir, si j'avais su ce qu'il devait te faire souffrir? J'aimerais cent fois mieux ne vivre que de chardons, et te savoir bien trait� et heureux. Nous caus�mes longtemps encore, et je fis promettre � M�dor de ne plus se mettre, � cause de moi, dans le cas d'�tre battu; je lui promis aussi de faire toutes sortes de tours � tous les gens de la ferme, et je tins parole. Un jour, je jetai dans un foss� plein d'eau Jules et sa soeur, et je me sauvai, les laissant barboter et se d�battre. Un autre jour, je poursuivis le petit de trois ans comme si j'avais voulu le mordre; il criait et courait avec une terreur qui me r�jouissait. Une autre fois, je fis semblant d'�tre pris de coliques, et je me roulai sur la grande route avec une charge d'oeufs sur le dos; tous les oeufs furent �cras�s; la fermi�re, quoique furieuse, n'osait pas me frapper; elle me croyait r�ellement malade; elle pensa que j'allais mourir; que l'argent que je leur avais co�t� serait perdu, et, au lieu de me battre, elle me ramena et me donna du foin et du son. Je n'ai jamais fait un meilleur tour de ma vie, et le soir, en le racontant � M�dor, nous nous p�mions de rire. Une autre fois, je vis tout leur linge �tal� sur la haie pour s�cher. Je pris toutes les pi�ces l'une apr�s l'autre avec mes dents, et je les jetai dans le jus du fumier. Personne ne m'avait vu faire; quand la ma�tresse ne trouva plus son linge, et qu'apr�s l'avoir cherch� partout, elle le trouva dans le jus du fumier, elle se mit dans une �pouvantable col�re; elle battit la servante, qui battit les enfants, qui battirent les chats, les chiens, les veaux, les moutons. C'�tait un vacarme charmant pour moi, car tous criaient, tous juraient, tous �taient furieux. Ce fut encore une soir�e bien gaie que nous pass�mes, M�dor et moi. En r�fl�chissant depuis � toutes ces m�chancet�s, je me les suis sinc�rement reproch�es, car je me vengeais sur des innocents des fautes des coupables. M�dor me bl�mait quelquefois, et me conseillait d'�tre meilleur et plus indulgent; mais je ne l'�coutais pas, je devenais de plus en plus m�chant; j'en ai �t� bien puni, comme on le verra plus tard. Un jour, jour de tristesse et de deuil, un monsieur qui passait vit M�dor, l'appela, le caressa; puis il alla parler au fermier, et le lui acheta pour cent francs. Le fermier, qui croyait avoir un chien de peu de valeur, �tait enchant�; mon pauvre ami fut imm�diatement attach� avec un bout de corde, et emmen� par son nouveau ma�tre; il me regarda d'un air douloureux; je courus de tous c�t�s pour chercher un passage dans la haie, les br�ches �taient bouch�es; je n'eus m�me pas la consolation de recevoir les adieux de mon cher M�dor. Depuis ce jour je m'ennuyai mortellement; ce fut peu de temps apr�s qu'eut lieu l'histoire du march�, et ma fuite dans la for�t de Saint-Evroult. Pendant les ann�es qui ont suivi cette aventure, j'ai souvent, bien souvent pens� � mon ami, et j'ai bien d�sir� le retrouver; mais o� le chercher? J'avais su que son nouveau ma�tre n'habitait pas le pays, qu'il n'y �tait venu que pour voir un de ses amis. Quand je fus amen� chez votre grand'm�re par mon petit Jacques, jugez de mon bonheur en voyant quelques temps apr�s arriver, avec votre oncle et vos cousins Pierre et Henri, mon ami, mon cher M�dor. Il fallait voir la surprise g�n�rale lorsqu'on vit M�dor courir � moi, me faire mille caresses, et moi le suivre partout. On crut que c'�tait pour M�dor la joie de se trouver � la campagne; pour moi, on pensa que j'�tais bien aise d'avoir un compagnon de promenade. Si l'on avait pu nous comprendre, deviner nos longues conversations, on aurait compris ce qui nous attirait l'un vers l'autre. M�dor fut heureux de tout ce que je lui racontais de ma vie calme et heureuse, de la bont� de mes ma�tres, de ma bonne et m�me glorieuse r�putation dans le pays; il g�mit avec moi au r�cit de mes tristes aventures; il rit, tout en me bl�mant, des tours que j'avais jou�s au fermier qui m'avait achet� du p�re Georget; il fr�mit d'orgueil au r�cit de mon triomphe dans la course d'�nes; il g�mit de l'ingratitude des parents de la pauvre Pauline, et il versa quelques larmes sur le triste sort de cette malheureuse enfant. XVII LES ENFANTS DE L'ECOLE M�dor s'�tait �cart� un jour de la maison o� il �tait n�, et o� il vivait assez heureux; il poursuivait un chat qui lui avait enlev� un morceau de viande donn�e par le cuisinier. On la trouvait trop avanc�e; M�dor, qui n'�tait pas si d�licat, l'avait saisie et pos�e pr�s de sa niche, lorsque le chat, cach� � c�t�, s'�lan�a dessus et l'emporta. Mon ami ne faisait pas souvent d'aussi friands repas; il courut � toutes jambes apr�s le voleur et, l'aurait bient�t attrap�, si le m�chant chat n'avait imagin� de grimper sur un arbre. M�dor ne pouvait le suivre si haut; il fut donc oblig� de regarder le fripon d�vorer sous ses yeux l'excellent morceau qu'il avait d�rob�. Justement irrit� d'une semblable effronterie, il resta au pied de l'arbre, aboyant, grondant, et faisant mille reproches. Ses aboiements attir�rent des enfants qui sortaient de l'�cole; ils se joignirent � M�dor pour injurier le chat; ils finirent m�me par ramasser des pierres et lui en jeter; c'�tait une v�ritable gr�le. Le chat se sauva au haut de l'arbre, se cacha dans les endroits les plus touffus: ce qui n'emp�cha pas les m�chants gar�ons de continuer leur jeu et de faire des hourras de joie chaque fois qu'un miaulement plaintif leur apprenait que le chat avait �t� touch� et bless�. M�dor commen�ait � s'ennuyer de ce jeu; les miaulements douloureux du chat avaient fait passer sa col�re, et il craignait que les enfants ne fussent trop cruels. Il se mit donc � aboyer contre eux et � les tirer par leurs blouses; ils n'en continu�rent pas moins � lancer des pierres; seulement, ils en jet�rent aussi quelques-unes � mon pauvre ami. Enfin un cri rauque et horrible, suivi d'un craquement dans les branches, annon�a qu'ils avaient r�ussi, que le chat �tait gri�vement bless�, et qu'il tombait de l'arbre. Une minute apr�s, il �tait par terre, non seulement bless�, mais raide mort; il avait eu la t�te bris�e par une pierre. Les m�chants enfants se r�jouirent de leur succ�s, au lieu de pleurer sur leur cruaut� et sur les souffrances qu'ils avaient fait endurer � ce pauvre animal. M�dor regardait son ennemi d'un air compatissant, et les gar�ons d'un air de reproche; il allait retourner � la maison, lorsqu'un des enfants s'�cria: --Faisons-lui prendre un bain dans la rivi�re, ce sera tr�s amusant. --Bien dit, bien imagin�! s'�cri�rent les autres. Attrape-le, Fr�d�ric; le voil� qui se sauve. Et voil� M�dor poursuivi par ces m�chants vauriens, eux et lui courant � toutes jambes; ils �taient malheureusement une douzaine, qui s'�taient espac�s, ce qui l'obligeait � toujours courir droit devant lui, car aussit�t qu'il cherchait � leur �chapper � droite ou � gauche, tous l'entouraient, et il retardait ainsi sa fuite au lieu de l'acc�l�rer. Il �tait bien jeune alors, il n'avait que quatre mois; il ne pouvait courir vite ni longtemps; il finit donc par �tre pris. L'un le saisit par la queue, l'autre par la patte, d'autres par le cou, les oreilles, le dos, le ventre; ils le tiraient chacun de leur c�t�, et s'amusaient de ses cris. Enfin, ils lui attach�rent au cou une ficelle qui le serrait � l'�trangler, le tir�rent apr�s eux, et le firent avancer avec force coups de pied; ils arriv�rent ainsi jusqu'� la rivi�re; l'un deux allait l'y jeter apr�s avoir d�fait la ficelle; mais le plus grand s'�cria: --Attends, donne-moi la ficelle, attachons-lui deux vessies au cou pour le faire nager, nous le pousserons jusqu'� l'usine, et nous le ferons passer sous la roue. Le pauvre M�dor se d�battait vainement; que pouvait-il faire contre une douzaine de gamins dont les plus jeunes avaient pour le moins dix ans? Andr�, le plus m�chant de la bande, lui attacha les deux vessies autour du cou, et le lan�a au beau milieu de la petite rivi�re. Mon malheureux ami, pouss� par le courant plus encore que par les perches que tenaient ses bourreaux, �tait � moiti� noy� et � moiti� �trangl� par la ficelle que l'eau avait resserr�e. Il arriva ainsi jusqu'� l'endroit o� l'eau se pr�cipitait avec violence sous la roue de l'usine. Une fois sous la roue, il devait n�cessairement y �tre broy�. Les ouvriers revenaient de d�ner, et s'appr�taient � lever la pale qui retenait l'eau. Celui qui devait la lever aper�ut M�dor, et s'adressa aux m�chants enfants qui attendaient en riant que la pale, une fois lev�e, laiss�t passer M�dor, et que l'eau l'entra�n�t sous la roue. --Encore un de vos m�chants tours, mauvais garnements. Eh! les amis, � moi! Venez corriger ces gamins qui s'amusent � noyer un pauvre chien. Ses camarades accoururent, et, pendant qu'il sauvait M�dor en lui tendant une planche, sur laquelle il monta, les autres firent la chasse � ses tourmenteurs, les attrap�rent tous, et les fouett�rent, les uns avec des cordes, les autres avec des fouets, d'autres avec des baguettes. Ils criaient tous � qui mieux mieux; les ouvriers n'en tapaient que plus fort. Enfin, ils les laiss�rent aller, et la bande partit, criant, hurlant et se frottant les reins. Le sauveur de M�dor avait coup� la ficelle qui l'�tranglait; il l'avait couch� au soleil sur du foin; M�dor fut bient�t sec et pr�t � retourner � la maison. Le forgeron l'y ramena, mais on lui dit qu'il pouvait bien le garder, qu'on avait d�j� trop de chiens, et qu'on jetterait celui-l� � l'eau avec une pierre au cou s'il ne voulait pas l'emmener. C'�tait un brave homme; il eut piti� de M�dor et le ramena chez lui. Quand sa femme vit le chien, elle jeta les hauts cris, disant que son mari la ruinait, qu'elle n'avait pas de quoi nourrir un animal propre � rien, qu'il faudrait encore payer l'imp�t sur les chiens. Enfin, elle cria et se plaignit si haut, que le mari, pour avoir la paix, se d�barrassa de M�dor, en le donnant au m�chant fermier chez lequel je vivais d�j�, et qui avait besoin d'un chien de garde. Voil� comment M�dor et moi nous nous sommes connus, et voil� pourquoi nous nous sommes aim�s. XVIII LE BAPTEME Pierre et Camille devaient �tre parrain et marraine d'un enfant qui venait de na�tre, et dont la m�re avait �t� bonne de Camille. Camille voulait qu'on donn�t son nom � sa filleule. --Pas du tout, dit Pierre; puisque je suis le parrain, j'ai droit de lui donner un nom, et je veux l'appeler Pierrette. _Camille_:--Pierrette! mais c'est un affreux nom! Pas du tout. Je ne veux pas qu'elle s'appelle Pierrette. Elle s'appellera Camille; je suis la marraine, et j'ai le droit de l'appeler comme moi. _Pierre_:--Non; c'est le parrain qui a le plus de droits, et je l'appellerai Pierrette. _Camille_:--Si tu l'appelles Pierrette, je ne veux pas �tre marraine. _Pierre_:--Si tu l'appelles Camille, je ne veux pas �tre parrain. _Camille_:--Eh bien! faites comme vous voulez; je demanderai � papa d'�tre parrain � votre place. _Pierre_:--Et moi, mademoiselle, je demanderai � maman d'�tre marraine � votre place. _Camille_:--D'abord, je suis s�re que ma tante ne voudra pas qu'elle s'appelle Pierrette; c'est affreux et ridicule! _Pierre_:--Et moi je suis certain que mon oncle ne voudra pas qu'elle s'appelle Camille; c'est horrible et b�te! _Camille_:--Et comment donc m'a-t-il appel�e Camille, moi? Va lui dire que c'est un nom horrible et b�te; va, mon bonhomme, et tu verras comme tu seras bien re�u. _Pierre_:--Enfin, tu diras ce que tu voudras, mais je dis que je ne serai pas parrain d'une Camille. --Papa, dit malicieusement Camille en courant � son p�re, voulez-vous �tre parrain avec moi de la petite Camille? _Le papa_:--Quelle Camille, ch�re Minette? je ne connais de Camille que toi. _Camille_:--C'est ma petite filleule, papa, que je veux appeler Camille quand on la baptisera aujourd'hui. _Le papa_:--Mais Pierre doit �tre parrain avec toi; on n'a jamais deux parrains. _Camille_:--Papa, Pierre ne veut plus l'�tre. _Le papa_:--Ne veut plus? Pourquoi ce caprice? _Camille_:--Parce qu'il trouve le nom de Camille horrible et b�te, et qu'il veut l'appeler Pierrette. _Le papa_:--Pierrette! Mais c'est bien ce nom-l� qui serait horrible et b�te. _Camille_:--C'est ce que je lui ai dit, papa; il ne veut pas me croire. _Le papa_:--Ecoute, ma fille, t�che de t'entendre avec ton cousin. Mais, s'il persiste � ne vouloir �tre parrain qu'� la condition de l'appeler Pierrette, je le remplacerai tr�s volontiers. Pendant cette conversation de Camille avec son papa, Pierre avait couru chez sa maman. --Maman, lui dit-il, voulez-vous remplacer Camille, et �tre marraine avec moi de la petite fille qu'on doit baptiser aujourd'hui? _La maman_:--Pourquoi donc remplacer Camille? La bonne demande que ce soit elle qui soit marraine. _Pierre_:--Maman, c'est parce qu'elle veut que la petite fille s'appelle Camille; je trouve ce nom tr�s laid, et, comme je suis parrain, je veux qu'elle s'appelle Pierrette. _La maman_:--Pierrette! Mais c'est un affreux nom! Autant Pierre est joli, autant Pierrette est ridicule. _Pierre_:--Oh! maman, je vous en prie, laissez-moi l'appeler Pierrette.... D'abord, je ne veux pas qu'elle s'appelle Camille. _La maman_:--Mais, si aucun de vous ne veut c�der, comment vous arrangerez-vous? _Pierre_:--Voil� pourquoi, maman, je viens vous demander de remplacer Camille pour appeler la petite Pierrette. _La maman_:--Mon pauvre Pierre, d'abord je te dirai franchement que je ne veux pas non plus de Pierrette, parce que c'est un nom ridicule. Et puis la m�re de l'enfant a �t� bonne de Camille et non pas la tienne, et tu penses bien que c'est surtout Camille qu'elle veut avoir pour marraine de sa fille. Je crois m�me qu'elle sera contente que son enfant porte le nom de Camille. _Pierre_:--Alors je ne veux pas �tre parrain. Camille accourut au m�me instant. _Camille_:--Eh bien! Pierre, es-tu d�cid�? On va partir dans une heure; et il faut absolument un parrain. _Pierre_:--Je veux bien qu'elle ne s'appelle pas Pierrette, mais je ne veux pas qu'elle s'appelle Camille. _Camille_:--Puisque tu veux bien c�der pour Pierrette, je veux bien aussi te c�der pour Camille. Tiens, faisons une chose, demandons � ma bonne quel nom elle veut donner � sa fille! _Pierre_:--Tu as raison; va le lui demander. Camille repartit en courant; elle revint bient�t. --Pierre, Pierre, ma bonne veut que sa fille s'appelle Marie-Camille. _Pierre_:--Lui as-tu demand� s'il ne fallait pas l'appeler Pierrette, puisque je suis parrain? _Camille_:--Si, je le lui ai demand�: elle s'est mise � rire; maman a ri aussi: elles ont dit que c'�tait impossible, que Pierrette �tait trop laid. Pierre rougit un peu; pourtant comme il commen�ait lui-m�me � trouver Pierrette un nom ridicule, il ne dit rien et soupira. --O� sont les drag�es? demanda-t-il. _Camille_:--Dans un grand panier qu'on emportera � l'�glise. On laissera ici les bo�tes et les paquets. Tout est pr�t; viens voir combien il y en a. Ils coururent � l'antichambre, o� tout �tait pr�par�. _Pierre_:--Pour quoi faire tous ces centimes? Il y en a presque autant que de drag�es. _Camille_:--C'est pour jeter aux enfants de l'�cole. _Pierre_:--Comment, aux enfants de l'�cole? Nous irons donc � l'�cole apr�s le bapt�me? _Camille_:--Mais non: c'est pour jeter � la porte de l'�glise. Tous les enfants du village sont rassembl�s, et on jette en l'air des poign�es de drag�es et de centimes; ils les attrapent et les ramassent par terre. _Pierre_:--Est-ce que tu as d�j� vu jeter des drag�es? _Camille_:--Non, jamais, mais on dit que c'est tr�s amusant. _Pierre_:--Je crois que je n'aimerai pas cela; bien certainement ils se battent, ils se font mal. Et puis je n'aime pas qu'on jette les drag�es aux enfants comme � des chiens. --Camille, Pierre, venez, voici l'enfant qui arrive; on va bient�t partir, s'�cria Madeleine qui arrivait tout essouffl�e. Tous partirent en courant pour aller au-devant de l'enfant. --Oh! que notre filleule est belle! dit Pierre. _Camille_:--Je crois bien! elle a une robe brod�e tout autour, un bonnet de dentelle, un manteau doubl� de soie rose. _Pierre_:--Est-ce toi qui as donn� tout cela? _Camille_:--Oh non! Je n'avais pas assez d'argent; c'est maman qui a tout pay�, except� le bonnet, que j'ai achet� de mon argent. Tout le monde �tait pr�t; quoiqu'il f�t tr�s beau temps, la cal�che �tait attel�e pour mener l'enfant avec sa nourrice, le parrain et la marraine. Camille et Pierre �taient fiers de se trouver, comme de grandes personnes, tout seuls dans la voiture. Ils partirent; moi, j'attendais, attel� � la petite voiture des enfants; Louis, Henriette et Elisabeth se mirent devant pour mener, et Henri grimpa derri�re; les mamans, les papas et les bonnes �taient partis les uns apr�s les autres pour se trouver pr�s de nous en cas d'accident, mais ce n'�tait que par exc�s de prudence, car, avec moi, ils savaient qu'il n'y avait rien � craindre. Je partis au galop, malgr� la charge que je tra�nais; mon amour-propre me poussait � atteindre et m�me � d�passer la cal�che. J'allais comme le vent; les enfants �taient enchant�s. --Bravo! criaient-ils. Courage, Cadichon! Encore un temps de galop! Vive Cadichon, le roi des �nes. Ils battaient des mains, ils applaudissaient. --Bravo! criaient les personnages que je d�passais sur la route. En voil�-t-il un �ne! Il court tout comme un cheval. Allons, hardi, bonne chance et pas de culbute! Les papas et les mamans, qui �taient �chelonn�s le long du chemin, n'�taient pas tr�s rassur�s; ils voulurent me faire ralentir, mais je ne les �coutai pas, et je n'en galopai que mieux. Je ne tardai pas � rattraper la cal�che; je passai triomphalement devant les chevaux, qui me regardaient avec surprise. Se trouvant humili�s, eux qui �taient partis avant, d'�tre d�pass�s par un �ne, ils voulurent aussi se mettre au galop; mais le cocher les retint, et ils furent oblig�s de ralentir leur pas, tandis que j'allongeais le mien. Quand la cal�che arr�ta � la porte de l'�glise, tous mes petits ma�tres et ma�tresses �taient d�j� descendus de voiture, et moi, je m'�tais rang� le long d'une haie pour avoir de l'ombre; j'avais chaud, j'�tais essouffl�. A mesure que les parents arrivaient, ils admiraient ma vitesse, et ils faisaient compliment aux enfants sur leur �quipage. Le fait est que nous faisions un bon effet, ma voiture et moi. J'�tais bien bross�, et bien peign�; mon harnais �tais cir�, verni; il �tait sem� de pompons rouges; on m'avait mis des dahlias panach�s rouge et blanc au-dessus des oreilles. La voiture �tait bross�e, vernie. Nous avions tr�s bon air. J'entendis par la fen�tre ouverte la c�r�monie du bapt�me; l'enfant cria comme si on l'�gorgeait. Camille et Pierre, un peu embarrass�s de leurs grandeurs, s'embrouill�rent en disant le _Credo_; le cur� fut oblig� de les souffler. Je jetai un cou d'oeil � la fen�tre: je vis la pauvre marraine et le malheureux parrain rouges comme des cerises, et les larmes dans les yeux. Pourtant, ce qui leur arrivait �tait bien naturel, et arrive � bien des grandes personnes. Quand la petite Marie-Camille fut baptis�e, on sortit de l'�glise pour jeter aux enfants, qui attendaient � la porte, les drag�es et les centimes. Aussit�t que le parrain et la marraine parurent, les enfants cri�rent tous ensemble: �Vive le parrain! vive la marraine!� Le panier de drag�es �tait pr�t; on l'apporta � Camille, pendant qu'on donnait � Pierre le panier de centimes. Camille prit une poign�e et la fit retomber en pluie sur les enfants; l� commen�a une v�ritable bataille, une vraie sc�ne de chiens affam�s. Les enfants se disputaient les drag�es et les centimes: tous se pr�cipitaient vers le m�me point; ils s'arrachaient les cheveux; ils se battaient, ils se roulaient par terre, ils se disputaient chaque drag�e et chaque centime. Il y en eut la moiti� de perdus, foul�s aux pieds, disparus dans l'herbe. Pierre ne riait pas; Camille, qui avait ri aux premi�res poign�es, ne riait plus, elle voyait que les batailles �taient s�rieuses, que plusieurs enfants pleuraient, que d'autres avaient la figure �gratign�e. Quand ils furent remont�s en voiture: --Tu avais raison, Pierre, dit-elle; la prochaine fois que je serai marraine, je donnerai les drag�es � tous les enfants, mais je ne les jetterai pas. --Ni moi les centimes, dit Pierre, je les donnerai comme toi. La voiture partit; je n'entendis pas la suite de leur conversation. Les miens remont�rent dans mon �quipage. Mais, cette fois, les papas et les mamans voulurent nous accompagner. --Cadichon a produit son effet, dit la maman de Camille; il peut revenir plus sagement, ce qui nous permettra de faire la route avec vous. --Maman, dit Madeleine, est-ce que vous aimez cet usage de jeter aux enfants des drag�es et des centimes? _La maman_:--Non, ma ch�re enfant, je trouve cela ignoble: les enfants deviennent semblables � des chiens qui se battent pour un os. Si jamais je suis marraine dans ce pays-ci, je ferai donner des drag�es, et je ferai porter aux pauvres l'argent qu'on d�pense en centimes, perdus en grande partie. _Madeleine_:--Vous avez bien raison, maman; t�chez, je vous en prie, que je sois aussi marraine pour faire comme vous dites. _La maman, souriant_:--Pour �tre marraine, il faut avoir un enfant � baptiser, et je n'en connais pas. _Madeleine_:--C'est ennuyeux! J'aurais �t� marraine avec Henri. Comment nommeras-tu ton filleul, Henri? _Henri_:--Henri, comme de raison; et toi? _Madeleine_:--Je l'appellerai Madelon. _Henri_:--Quelle horreur! Madelon! D'abord ce n'est pas un nom. _Madeleine_:--C'est un nom tout comme Pierrette. _Henri_:--Pierrette est plus joli; et puis, tu vois bien que Pierre a c�d�. --Je pourrai bien c�der aussi, dit Madeleine en riant: mais nous avons le temps d'y penser. Nous arrivions au ch�teau; chacun descendit de voiture et alla d�faire sa belle toilette; on m'enleva aussi mes pompons, mes dahlias, et je revins brouter mon herbe pendant que les enfants mangeaient leur go�ter. XIX L'ANE SAVANT Un jour, je vis accourir les enfants dans le pr� o� je mangeais paisiblement, tout pr�s du ch�teau. Louis et Jacques jouaient aupr�s de moi, et s'amusaient � monter lestement sur mon dos; ils croyaient �tre agiles comme des faiseurs de tours, et ils �taient, je dois l'avouer, un peu patauds, surtout le bon petit Jacques, gros, joufflu, plus trapu et plus petit que son cousin. Louis parvenait quelquefois, en s'accrochant � ma queue, � grimper (il disait s'�lancer) sur mon dos; Jacques faisait des efforts prodigieux pour y arriver � son tour; mais le bon petit gros roulait, tombait, soufflait, et ne pouvait y arriver qu'avec l'aide de son cousin, un peu plus �g� que lui. Pour leur �pargner une si grande fatigue, je m'�tais plac� pr�s d'une petite butte de terre. Louis avait d�j� montr� son agilit�; Jacques venait de se placer sans grand effort, lorsque nous entend�mes accourir la bande joyeuse. �Jacques, Louis, criaient-ils, nous allons bien nous amuser; nous allons � la foire apr�s-demain, et nous verrons un �ne savant.� _Jacques:_--Un �ne savant? Qu'est-ce que c'est qu'un �ne savant? _Elisabeth:_--C'est un �ne qui fait toutes sortes de tours. _Jacques:_--Quels tours? _Madeleine:_--Des tours ..., mais des tours ..., des tours, enfin. _Jacques:_--Il n'en fera jamais comme Cadichon. _Henri:_--Bah! Cadichon! il est tr�s bon et tr�s intelligent pour un �ne, mais il ne saurait pas faire ce que fera l'�ne savant de la foire. _Camille:_--Je suis bien s�re que si on lui montrait, il le ferait. _Pierre:_--Voyons d'abord ce que fait cet �ne savant, nous verrons apr�s s'il est plus savant que Cadichon. _Camille:_--Pierre a raison, attendons jusqu'apr�s la foire. _Elisabeth:_--Eh bien, qu'est-ce que nous ferons apr�s la foire? --Nous nous disputerons, dit Madeleine en riant. Jacques et Louis gardaient le silence depuis qu'ils s'�taient dit quelques mots � l'oreille; ils laiss�rent partir les enfants. Apr�s s'�tre assur�s qu'on ne pouvait les voir ni les entendre, ils se mirent � danser autour de moi en riant et chantant: _Cadichon, Cadichon, A la foire tu viendras; L'�ne savant tu verras; Ce qu'il fait tu regarderas; Puis, comme lui tu feras; Tout le monde t'honorera; Tout le monde t'applaudira, Et nous serons fiers de toi. Cadichon, Cadichon, Je te prie, distingue-toi._ --C'est tr�s joli ce que nous chantons, dit Jacques en s'arr�tant tout � coup. _Louis:_--C'est que ce sont des vers, je crois bien que c'est joli! _Jacques:_--Des vers? Je croyais que c'�tait difficile de faire des vers. _Louis:_ Tr�s facile, Comme tu vois; Pas difficile, Comme tu crois. Vois-tu? en voil� encore. _Jacques:_--Courons le dire � mes cousines et cousins. _Louis:_--Non, non, s'ils entendaient nos vers, ils devineraient ce que nous voulons faire; il faudra les surprendre � la foire m�me. _Jacques:_--Mais crois-tu que papa et mon oncle voudront bien nous laisser emmener Cadichon � la foire? _Louis:_--Certainement, quand nous leur aurons dit en secret pourquoi nous voulons faire voir l'�ne savant � Cadichon. _Jacques:_--Allons vite le leur demander. Les voil� courant tous deux vers la maison, les papas venaient justement au pr� voir ce que faisaient les enfants. �Papa, papa! cri�rent-ils, venez vite; nous avons quelque chose � vous demander�. --Parlez, enfants, que voulez-vous? --Pas ici, papa, pas ici, dirent-ils d'un air myst�rieux, chacun tirant son papa dans le pr�. --Qu'y a-t-il donc? dit en riant le papa de Louis. Dans quelle conspiration voulez-vous nous entra�ner? --Chut! papa, chut! dit Louis. Voil� ce que c'est. Vous savez qu'apr�s-demain il y aura un �ne savant � la foire? _Le papa de Louis_:--Non, je ne le savais pas; mais qu'avons-nous affaire d'�nes savants, nous qui avons Cadichon? _Louis:_--Voil� pr�cis�ment ce que nous disons, papa, que Cadichon est plus savant qu'eux tous. Mes soeurs, mes cousines et cousins iront � la foire pour voir cet �ne, et nous voudrions bien y mener Cadichon pour qu'il voie comment fait l'�ne, et qu'il fasse de m�me. _Le papa de Jacques:_--Comment? vous mettriez Cadichon dans la foule � regarder l'�ne? _Jacques:_--Oui, papa, au lieu d'aller en voiture, nous monterions Cadichon, et nous nous mettrions tout pr�s du cercle o� l'�ne savant fera ses tours. _Le papa de Jacques:_--Je ne demande pas mieux, moi; mais je ne crois pas que Cadichon apprenne grand'chose en une seule le�on. _Jacques:_--N'est-ce pas, Cadichon, que tu sauras faire aussi bien que cet imb�cile d'�ne savant? En m'adressant cette question, Jacques me regardait d'un air si inquiet, que je me mis � braire pour le rassurer, tout en riant de son inqui�tude. --Entendez-vous, papa? Cadichon dit oui, s'�cria Jacques avec triomphe. Les deux papas se mirent � rire, embrass�rent chacun leurs gentils petits gar�ons, et s'en all�rent en promettant que j'irais � la foire et qu'ils y viendraient avec les enfants et avec moi. --Ah! me dis-je en moi-m�me, ils doutent de mon adresse! C'est �tonnant que les enfants aient plus d'intelligence que les papas! Le jour de la foire arriva. Une heure avant le d�part, on fit ma toilette bien � fond; on m'�trilla, on me brossa jusqu'� m'impatienter; on me mit une selle et une bride toutes neuves: Louis et Jacques demand�rent � partir un peu en avant, pour ne pas arriver en retard. --Pourquoi irez-vous en avant, demanda Henri, et comment irez-vous? _Louis_:--Nous irons sur Cadichon, et nous partons devant parce que nous n'irons pas vite. _Henri_:--Vous irez tous les deux seuls? _Jacques_:--Non, papa et mon oncle viennent avec nous. _Henri_:--Ce sera joliment ennuyeux de faire une lieue au pas. _Louis_:--Oh! nous ne nous ennuierons point avec nos papas. _Henri_:--J'aime encore mieux aller en voiture, nous serons arriv�s bien avant vous. _Jacques_:--Non, puisque nous partirons longtemps avant vous. Comme ils finissaient de parler, on m'amena tout sell� et tout pomponn�; les papas �taient pr�ts; ils plac�rent les petits gar�ons sur mon dos, et je partis doucement, pour ne pas faire courir les pauvres papas. Une heure apr�s, nous arrivions au champ de foire; il y avait d�j� beaucoup de monde pr�s du cercle indiqu� par une corde, o� l'�ne savant devait montrer son savoir-faire. Les papas de mes petits amis les firent placer avec moi tout pr�s de la corde. Mes autres ma�tres et ma�tresses nous rejoignirent bient�t et se plac�rent pr�s de nous. Un roulement de tambour annon�a que mon savant confr�re allait para�tre. Tous les yeux �taient fix�s sur la barri�re; elle s'ouvrit enfin, et l'�ne savant parut. Il �tait maigre, ch�tif; il avait l'air triste et malheureux. Son ma�tre l'appela; il approcha sans empressement, et m�me avec un air de crainte; je vis d'apr�s cela que le pauvre animal avait �t� bien battu pour apprendre ce qu'il savait. �Messieurs et mesdames, dit le ma�tre, j'ai l'honneur de vous pr�senter MIRLIFLORE, le prince des �nes. Cet �ne, messieurs, mesdames, n'est pas si �ne que ses confr�res; c'est un �ne savant, plus savant que beaucoup d'entre vous: c'est l'�ne par excellence, qui n'a pas son pareil. Allons, Mirliflore, montrez ce que vous savez faire; et d'abord saluez ces messieurs et ces dames comme un �ne bien �lev�.� J'�tais orgueilleux, ce discours me mit en col�re; je r�solus de me venger avant la fin de la s�ance. Mirliflore avan�a de trois pas, et salua de la t�te d'un air dolent. -Va Mirliflore, va porter ce bouquet � la plus jolie dame de la soci�t�. Je ris en voyant toutes les mains se tendre � moiti�, et s'appr�ter � recevoir le bouquet. Mirliflore fit le tour du cercle, et s'arr�ta devant une grosse et laide femme, que j'ai su depuis �tre la femme du ma�tre. Mirliflore y d�posa ses fleurs. Ce manque de go�t m'indigna; je sautai dans le cercle par-dessus la corde, � la grande surprise de l'assembl�e; je saluai gracieusement devant, derri�re, � droite, � gauche, je marchai d'un pas r�solu vers la grosse femme, je lui arrachai le bouquet, et j'allai le d�poser sur les genoux de Camille; je retournai � ma place aux applaudissements de toute l'assembl�e. Chacun se demandait ce que signifiait cette apparition; quelques personnes crurent que c'�taient arrang� d'avance, et qu'il y avait deux �nes savants au lieu d'un; d'autres qui me voyaient en compagnie de mes petits ma�tres, et qui me connaissaient, �taient ravis de mon intelligence. Le ma�tre de Mirliflore semblait fort contrari�, Mirliflore paraissait indiff�rent � mon triomphe; je commen�ai � croire qu'il �tait r�ellement b�te, ce qui est assez rare parmi nous autres �nes. Quand le silence fut r�tabli, le ma�tre appela de nouveau Mirliflore. �Venez, Mirliflore, faites voir � ces messieurs et dames qu'apr�s avoir su distinguer la beaut�, vous savez aussi reconna�tre la sottise; prenez ce bonnet, et posez-le sur la t�te du plus sot de l'assembl�e.� Et il lui pr�senta un magnifique bonnet d'�ne garni de sonnettes et de rubans de toutes couleurs. Mirliflore le prit entre ses dents, et se dirigea vers un gros gar�on rouge, qui baissait d'avance la t�te pour recevoir le bonnet. Il �tait facile de reconna�tre, � sa ressemblance avec la grosse femme si faussement proclam�e la plus belle de la soci�t�, que ce gros gar�on �tait le fils et le comp�re du ma�tre. �Voici, pensai-je, le moment de me venger des paroles insultantes de cet imb�cile.� Et, avant qu'on eut song� � me retenir, je m'�lan�ai encore dans l'ar�ne, je courus � mon confr�re, je lui arrachai le bonnet d'�ne au moment o� il le posait sur la t�te du gros gar�on, et, avant que le ma�tre e�t eu le temps de se reconna�tre, je courus � lui, je mis mes pieds de devant sur ses �paules, et je voulus placer le bonnet sur sa t�te. Il me repoussa avec violence, et il devint d'autant plus furieux, que les rires m�l�s d'applaudissements se firent entendre de tous c�t�s. --Bravo! l'�ne, criait-on; c'est lui qui est le vrai �ne savant! Enhardi par les applaudissements de la foule, je fis un nouvel effort pour le coiffer du bonnet d'�ne; � mesure qu'il reculait, j'avan�ais, et nous fin�mes par une course ventre � terre, l'homme se sauvait � toutes jambes, moi courant apr�s lui, ne pouvant parvenir � lui mettre le bonnet, et ne voulant pourtant pas lui faire de mal. Enfin j'eus l'adresse de sauter sur son dos en passant mes pieds de devant sur ses �paules, et, m'appuyant de tout mon poids sur lui, il tomba; je profitai de sa chute pour enfoncer le bonnet sur sa t�te, et je l'enfon�ai jusqu'au menton. Je me retirai imm�diatement; l'homme se releva, mais n'y voyant pas clair, et se sentant �tourdi de sa chute, il se mit � tourner, � sauter. Et moi, pour compl�ter la farce, je me mis � l'imiter d'une fa�on grotesque, � tourner, � sauter comme lui; j'interrompais parfois cette burlesque imitation en allant lui braire dans l'oreille, et puis je me mettais sur mes pieds de derri�re, et je sautais comme lui, tant�t � c�t�, tant�t en face. D�peindre les rires, les bravos, les tr�pignements joyeux de toute l'assembl�e est impossible; jamais �ne au monde n'eut un pareil succ�s, un pareil triomphe. Le cercle fut envahi par des milliers de personnes qui voulaient me toucher, me caresser, me voir de pr�s. Ceux qui me connaissaient en �taient fiers; ils me nommaient � ceux qui ne me connaissaient pas; ils racontaient une foule d'histoires vraies et fausses dans lesquelles je jouais un r�le magnifique. Une fois, disait-on, j'avais �teint un incendie en faisant marcher une pompe tout seul; j'�tais mont� � un troisi�me �tage, j'avais ouvert la porte de ma ma�tresse, je l'avais saisie endormie sur son lit, et, comme les flammes avaient envahi tous les escaliers et fen�tres, je m'�tais �lanc� du troisi�me �tage, apr�s avoir eu soin de placer ma ma�tresse sur mon dos: ni elle ni moi, nous ne nous �tions bless�s, parce que l'ange gardien de ma ma�tresse nous avait soutenus en l'air pour nous faire descendre � terre tout doucement. Une autre fois, j'avais tu� � moi tout seul cinquante brigands en les �tranglant les uns apr�s les autres d'un seul coup de dent, de mani�re qu'aucun d'eux n'e�t le temps de se r�veiller et de donner l'alarme � ses camarades. J'avais �t� ensuite d�livrer, dans les cavernes, cent cinquante prisonniers que ces voleurs avaient encha�n�s pour les engraisser et les manger. Une autre fois, enfin, j'avais battu � la course les meilleurs chevaux du pays; j'avais fait en cinq heures vingt-cinq lieues sans m'arr�ter. A mesure que ces nouvelles se r�pandaient, l'admiration augmentait; on se pressait, on s'�touffait autour de moi; les gendarmes furent oblig�s de faire �carter la foule. Heureusement que les parents de Louis, de Jacques et de tous mes autres ma�tres avaient emmen� les enfants d�s que la foule s'�tait amass�e autour de moi. J'eus beaucoup de peine � m'�chapper, m�me avec le secours des gendarmes; on voulait me porter en triomphe. Je fus oblig�, pour me soustraire � cet honneur, de donner par-ci par-l� quelques coups de dents, et m�me de d�cocher quelques ruades; mais j'eus soin de ne blesser personne, c'�tait seulement pour faire peur et m'ouvrir un passage. Une fois d�barrass� de la foule, je cherchai Louis et Jacques; je ne les aper�us d'aucun c�t�. Je ne voulais pourtant pas que mes chers petits ma�tres revinssent � pied jusque chez eux. Sans perdre mon temps � les chercher, je courus � l'�curie o� l'on mettait toujours nos chevaux et nos harnais. J'y entrai, je ne les y trouvai plus; on �tait parti. Alors, courant � toutes jambes sur la grand'route qui menait au ch�teau, je ne tardai pas � rattraper les voitures, dans lesquelles on avait entass� les enfants sur les parents; ils �taient une quinzaine dans les deux cal�ches. --Cadichon! voil� Cadichon! s'�cri�rent tous les enfants quand ils m'aper�urent. On fit arr�ter les voitures; Jacques et Louis demand�rent � descendre pour m'embrasser, me complimenter et revenir � pied; puis Jeanne et Henriette, puis Pierre et Henri, puis enfin Elisabeth, Madeleine et Camille. --Voyez-vous, disaient Louis et Jacques, que nous connaissons mieux que vous l'esprit de Cadichon; voyez comme il a �t� intelligent! Comme il a bien compris les tours de ce sot Mirliflore et son imb�cile de ma�tre! --C'est vrai, dit Pierre; mais je voudrais bien savoir pourquoi il a voulu absolument mettre le bonnet d'�ne au ma�tre. Est-ce qu'il a compris que le ma�tre �tait un sot, et qu'un bonnet d'�ne est le signe qui indique la sottise? _Camille_:--Certainement, il l'a compris; il a bien assez d'esprit pour cela. _Elisabeth_:--Ah! ah! ah! Tu dis cela parce qu'il t'a donn� le bouquet comme � la plus jolie de l'assembl�e. _Camille_:--Pas du tout, je n'y pensais pas, et, � pr�sent que tu m'en parles, je me souviens que j'ai �t� �tonn�e, et que j'aurais voulu qu'il all�t porter le bouquet � maman: c'est elle qui �tait la plus belle de l'assembl�e. _Pierre_:--C'est toi qui la repr�sentais, et puis je trouve, moi, qu'apr�s ma tante l'�ne ne pouvait mieux choisir. _Madeleine_:--Et moi donc, et moi, est-ce que je suis laide? _Pierre_:--Certainement non, mais chacun a son go�t, et le go�t de Cadichon lui a fait choisir Camille. _Elisabeth_:--Au lieu de parler de jolies ou de laides, nous devrions demander � Cadichon comment il a pu si bien comprendre ce que disait cet homme? _Henriette_:--Quel dommage que Cadichon ne puisse parler! que d'histoires il nous raconterait! _Elisabeth_:--Qui sait s'il ne nous comprend pas? J'ai bien lu, moi, les M�moires d'une poup�e; est-ce qu'une poup�e a l'air de voir et de comprendre? Cette poup�e a �crit qu'elle entendait tout, qu'elle voyait tout. _Henri_:--Est-ce que tu crois cela, toi? _Elisabeth_:--Certainement, je le crois. _Henri_:--Comment la poup�e a-t-elle pu �crire? _Elisabeth_:--Elle �crivait la nuit avec une toute petite plume de colibri, et elle cachait ses M�moires sous son lit. _Madeleine_:--Ne crois donc pas de pareilles b�tises, ma pauvre Elisabeth; c'est une dame qui a �crit ces M�moires d'une poup�e, et, pour rendre le livre plus amusant elle a fait semblant d'�tre la poup�e et d'�crire comme si elle �tait une poup�e. _Elisabeth_:--Tu crois que ce n'est pas une vraie poup�e qui a �crit? _Camille_:--Certainement non. Comment veux-tu qu'une poup�e, qui n'est pas vivante, qui est faite en bois, en peau et remplie de son, puisse r�fl�chir, voir, entendre, �crire? Tout en causant, nous arrivions au ch�teau; les enfants coururent tous � leur grand'm�re, qui �tait rest�e � la maison. Ils lui racont�rent tout ce que j'avais fait et combien j'avais �tonn� et enchant� tout le monde. --Mais il est vraiment merveilleux, ce Cadichon! s'�cria-t-elle en venant me caresser. J'ai connu des �nes fort intelligents, plus intelligents que toute autre b�te, mais jamais je n'en ai vu comme Cadichon! Il faut avouer qu'on est bien injuste envers les �nes. Je me retournai vers elle, et je la regardai avec reconnaissance. --On dirait en v�rit� qu'il m'a comprise, continua-t-elle. Mon pauvre Cadichon, sois s�r que je ne te vendrai pas tant que je vivrai, et que je te ferai soigner comme si tu comprenais tout ce qui se fait autour de toi. Je soupirai en pensant � l'�ge de ma vieille ma�tresse; elle avait cinquante-neuf ans, et moi je n'en avais que neuf ou dix. �Mes chers petits ma�tres, quand votre grand'm�re mourra, gardez-moi, je vous prie, ne me vendez pas, et laissez-moi mourir en vous servant.� Quant au malheureux ma�tre de l'�ne savant, je me repentis am�rement plus tard du tour que je lui avais jou�, et vous verrez le mal que j'ai fait en voulant montrer mon esprit. XX LA GRENOUILLE Le gar�on orgueilleux qui avait tu� mon ami M�dor avait obtenu sa gr�ce, probablement � force de platitudes; on lui avait permis de revenir chez votre grand'm�re. Je ne pouvais le souffrir, comme bien vous pensez, et je cherchais l'occasion de lui jouer quelque mauvais tour, car je n'�tais gu�re charitable, et je n'avais pas encore appris � pardonner. Cet Auguste �tait poltron et il parlait toujours de son courage. Un jour que son p�re l'avait amen� en visite, et que les enfants lui avaient propos� une promenade dans le parc, Camille, qui courait en avant, fit tout � coup un saut de c�t� et poussa un cri. --Qu'as-tu donc? s'�cria Pierre courant � elle. _Camille_:--J'ai eu peur d'une grenouille qui m'a saut� sur le pied. _Auguste_:--Vous avez peur des grenouilles, Camille? Moi, je n'ai peur de rien, d'aucun animal. _Camille_:--Pourquoi donc; l'autre jour, avez-vous saut� si haut, quand je vous ai dit qu'une araign�e se promenait sur votre bras? _Auguste_:--Parce que j'avais mal compris ce que vous me disiez. _Camille_:--Comment, mal compris? C'�tait pourtant facile � comprendre. _Auguste_:--Certainement, si j'avais bien entendu; mais j'ai cru que vous disiez: �Une araign�e se prom�ne l�-bas�. J'ai saut� pour mieux voir, voil� tout. _Pierre_:--Par exemple! Ce n'est pas vrai, cela, car tu m'as dit tout en sautant: �Pierre, �te-la, je t'en prie�. _Auguste_:--Je voulais dire: �Ote-toi, que je la voie mieux�. --Il ment, dit tout bas Madeleine � Camille. --Je le vois bien, r�pondit Camille de m�me. Moi, j'�coutais la conversation, et j'en profitai, comme on va voir. Les enfants s'�taient assis sur l'herbe, je les avais suivis. En approchant d'eux, je vis une petite grenouille verte, de l'esp�ce qu'on appelle _gresset_; elle �tait pr�s d'Auguste, dont la poche entr'ouverte rendait tr�s facile ce que je projetais. J'approchai sans bruit; je saisis la grenouille par une patte, et je la mis dans la poche du petit vantard. Je m'�loignai ensuite, pour qu'Auguste ne p�t deviner que c'�tait moi qui lui avais fait ce beau pr�sent. Je n'entendais pas bien ce qu'ils disaient, mais je voyais bien qu'Auguste continuait � se vanter de n'avoir peur de rien, et de ne pas m�me craindre les lions. Les enfants se r�criaient l�-dessus, lorsqu'il eut besoin de se moucher. Il entra sa main dans sa poche, la retira en poussant un cri de terreur, se leva pr�cipitamment et cria: --Otez-la, �tez-la! Je vous en supplie, �tez-la, j'ai peur! Au secours, au secours. --Qu'avez-vous donc, Auguste? dit Camille moiti� riant et moiti� effray�e. _Auguste_:--Une b�te, une b�te! Otez-la, je vous en supplie. _Pierre_:--De quelle b�te parles-tu? O� est cette b�te? _Auguste_:--Dans ma poche! Je l'ai sentie, je l'ai touch�e! Otez-la, �tez-la; j'ai peur, je n'ose pas. --Tu peux bien l'�ter toi-m�me, poltron que tu es, reprit Henri avec indignation. _Elisabeth_:--Tiens! il a peur d'une b�te qu'il a dans sa poche, et il veut que nous l'�tions, quand il n'ose pas la toucher. Les enfants, apr�s avoir �t� un peu effray�s, finirent par rire des contorsions d'Auguste, qui ne savait comment se d�barrasser de la grenouille. Il la sentait gigoter et grimper dans sa poche. La frayeur augmentait � chaque mouvement de la grenouille. Enfin, perdant la t�te, fou de terreur, il ne trouva d'autre moyen de se d�barrasser de l'animal, qu'il sentait remuer et qu'il n'osait toucher, qu'en �tant sont habit et le jetant � terre. Il resta en manches de chemise; les enfants �clat�rent de rire et se pr�cipit�rent sur l'habit. Henri entr'ouvrit la poche de derri�re; la grenouille prisonni�re, voyant du jour, s'�lan�a par l'ouverture, tout �troite qu'elle �tait, et chacun put voir un joli petit gresset effray�, effar�, qui sautait et se d�p�chait pour se mettre en s�ret�. _Camille_, riant:--L'ennemi est en fuite. _Pierre_:--Prends garde qu'il ne coure apr�s toi! _Henri_:--N'approche pas, il pourrait te d�vorer! _Madeleine_:--Rien n'est dangereux comme un gresset! _Elisabeth_:--Si ce n'�tait qu'un lion, Auguste se jetterait dessus; mais un gresset! Tout son courage ne pourrait le d�fendre de ses griffes. _Louis_:--Et les dents que tu oublies! _Jacques_, attrapant le gresset:--Tu peux ramasser ton habit; je tiens ton ennemi prisonnier. Auguste restait honteux et immobile devant les rires et les plaisanteries des enfants. --Habillons-le, s'�cria Pierre, il n'a pas la force de passer son habit. --Prends garde qu'une mouche ou un moucheron ne se pose dessus, dit Henri; ce serait un nouveau danger � courir. Auguste voulut se sauver, mais tous les enfants, petits et grands, coururent apr�s lui, Pierre tenant l'habit qu'il avait ramass�, les autres poursuivant le fuyard et lui coupant le passage. Ce fut une chasse tr�s amusante pour tous, except� pour Auguste, qui, rouge de honte et de col�re, courait � droite, � gauche, et rencontrait partout un ennemi. Je m'�tais mis de la partie; je galopais devant et derri�re lui, redoublant sa frayeur par mes braiments et par mes tentatives de le saisir par le fond de son pantalon; une fois je l'attrapai, mais il tira si fort, que le morceau me resta dans les dents, ce qui redoubla les rires des enfants. Je r�ussis enfin � le saisir solidement; il poussa un cri qui me fit croire que je tenais sous ma dent autre chose que l'�toffe du pantalon. Il s'arr�ta tout court; Pierre et Henri accoururent les premiers; il voulut encore se d�battre contre leurs efforts, mais je tirai l�g�rement, ce qui lui fit pousser un second cri et le rendit doux comme un agneau: il ne bougea pas plus qu'une statue pendant que Pierre et Henri lui enfil�rent son habit. Je l�chai aussit�t qu'on n'eut plus besoin de mon aide, et je m'�loignai la joie dans le coeur, d'avoir si bien r�ussi � le rendre ridicule. Il ne sut jamais comment cette grenouille s'�tait trouv�e dans sa poche, et depuis ce fortun� jour il n'osa plus parler de son courage ... devant les enfants. XXI LE PONEY Ma vengeance aurait d� �tre assouvie, mais elle ne l'�tait pas; je conservais contre le malheureux Auguste un sentiment de haine qui me fit commettre � son �gard une nouvelle m�chancet�, dont je me suis bien repenti depuis. Apr�s l'histoire de la grenouille, nous f�mes d�barrass�s de lui pendant pr�s d'un mois. Mais son p�re le ramena un jour, ce qui ne fit plaisir � personne. --Que ferons-nous pour amuser ce gar�on? demanda Pierre � Camille. _Camille_:--Propose-lui d'aller faire une partie d'�ne dans les bois; Henri montera Cadichon, Auguste prendra l'�ne de la ferme, et toi tu monteras ton poney. _Pierre_:--C'est une bonne id�e que tu as l�, pourvu qu'il veuille bien encore! _Camille_:--Il faudra bien qu'il veuille; fais seller le poney et les �nes; quand ils seront pr�ts, vous le ferez monter le sien. Pierre alla trouver Auguste, qui faisait enrager Louis et Jacques, en pr�tendant les aider de ses conseils pour embellir leur petit jardin; il bouleversait tout, arrachait les l�gumes, replantait les fleurs, coupait les fraisiers, et mettait le d�sordre partout; les pauvres petits cherchaient � l'en emp�cher, mais il les repoussait d'un coup de pied, d'un coup de b�che, et lorsque Pierre arriva, il les trouva pleurant sur les d�bris de leurs fleurs et de leurs l�gumes. --Pourquoi tourmentes-tu mes pauvres petits cousins? lui demanda Pierre d'un air m�content. _Auguste_:--Je ne les tourmente pas; je les aide, au contraire. _Pierre_:--Mais puisqu'ils ne veulent pas �tre aid�s? _Auguste_:--Il faut leur faire du bien malgr� eux. _Louis_:--C'est parce qu'il est deux fois plus grand que nous, qu'il nous tourmente; avec toi et Henri il n'oserait pas. _Auguste_:--Je n'oserais pas? Ne r�p�te pas ce mot, petit. _Jacques_:--Non, tu n'oserais pas! Pierre et Henri sont plus forts qu'un gresset, je pense. A ce mot de _gresset_, Auguste rougit, leva les �paules d'un air de d�dain, et, s'adressant � Pierre: --Que me voulais-tu, cher ami? Tu avais l'air de me chercher quand tu es venu ici. --Oui, je venais te proposer une partie d'�ne, r�pondit Pierre d'un air froid; ils seront pr�ts dans un quart d'heure, si tu veux venir faire, avec Henri et moi, une promenade dans les bois? --Certainement; je ne demande pas mieux, r�pliqua avec empressement Auguste. Pierre et Auguste all�rent � l'�curie, o� ils demand�rent au cocher de seller le poney, mon camarade de la ferme et moi. _Auguste_:--Ah! vous avez un poney! J'aime beaucoup les poneys. _Pierre_:--C'est grand'm�re qui me l'a donn�. _Auguste_:--Tu sais donc monter � cheval? _Pierre_:--Oui; je monte au man�ge depuis deux ans. _Auguste_:--Je voudrais bien monter ton poney. _Pierre_:--Je ne te le conseille pas, si tu n'as pas appris � monter � cheval. _Auguste_:--Je n'ai pas appris, mais je monte tout aussi bien qu'un autre. _Pierre_:--As-tu jamais essay�? _Auguste_:--Bien des fois. Qui est-ce qui ne sait pas monter � cheval? _Pierre_:--Quand donc as-tu mont�? ton p�re n'a pas de chevaux de selle. _Auguste_:--Je n'ai pas mont� de chevaux, mais j'ai mont� des �nes: c'est la m�me chose. _Pierre_, retenant un sourire:--Je te r�p�te, mon cher Auguste, qui si tu n'as jamais mont� � cheval, je ne te conseille pas de monter mon poney. _Auguste_, piqu�:--Et pourquoi donc? Tu peux me le c�der une fois en passant. _Pierre_:--Oh! ce n'est pas pour te refuser; c'est parce que le poney est un peu vif et.... _Auguste_, de m�me:--Et alors?... _Pierre_:--Eh bien, alors ... il pourrait te jeter par terre. _Auguste_, tr�s piqu�:--Sois tranquille, je suis plus adroit que tu ne le penses. Si tu veux bien t'en priver pour moi, sois s�r que je saurai le mener tout aussi bien que toi-m�me. _Pierre_:--Comme tu voudras, mon cher. Prends le poney, je prendrai l'�ne de la ferme, et Henri montera Cadichon. Henri les vint rejoindre; nous �tions tout pr�ts � partir. Auguste approcha du poney, qui s'agita un peu et fit deux ou trois petits sauts. Auguste le regarda d'un air inquiet. --Tenez-le bien jusqu'� ce que je sois dessus, dit-il. _Le cocher_:--Il n'y a pas de danger, monsieur; l'animal n'est pas m�chant; vous n'avez pas besoin d'avoir peur. _Auguste_, piqu�:--Je n'ai pas peur du tout; est-ce que j'ai l'air d'avoir peur, moi qui n'ai peur de rien! _Henri_, tout bas � Pierre:--Except� des gressets. _Auguste_:--Que dis-tu, Henri? Qu'as-tu dit � l'oreille de Pierre? _Henri_, avec malice:--Oh! rien d'int�ressant; je croyais voir un gresset l�-bas sur l'herbe. Auguste se mordit les l�vres, devint rouge, mais ne r�pondit pas. Il finit par se hisser sur le poney, et il se mit � tirer sur la bride; le poney recula; Auguste se cramponna � la selle. --Ne tirez pas, monsieur, ne tirez pas; un cheval ne se m�ne pas comme un �ne, dit le cocher en riant. Auguste l�cha la bride. Je partis en avant avec Henri. Pierre suivit sur l'�ne de la ferme. J'eus la malice de prendre le galop; le poney cherchait � me devancer; je n'en courais que plus vite; Pierre et Henri riaient. Auguste criait et se tenait � la crini�re; nous courions tous, et j'�tais d�cid� � n'arr�ter que lorsque Auguste serait par terre. Le poney, excit� par les rires et les cris, ne tarda pas � me devancer; je le suivis de pr�s, lui mordillant la queue lorsqu'il semblait vouloir se ralentir. Nous galop�mes ainsi pendant un grand quart d'heure, Auguste manquant tomber � chaque pas, et se retenant toujours au cou du cheval. Pour h�ter sa chute, je donnai un coup de dent plus fort � la queue du poney, qui se mit � lancer des ruades avec une telle force, qu'� la premi�re Auguste se trouva sur son cou, � la seconde il passa par-dessus la t�te de sa monture, tomba sur le gazon, et resta �tendu sans mouvement. Pierre et Henri, le croyant bless�, saut�rent � terre, et accoururent � lui pour le relever. --Auguste, Auguste, es-tu bless�? lui demand�rent-ils avec inqui�tude. --Je crois que non, je ne sais pas, r�pondit Auguste, qui se releva tremblant encore de la peur qu'il avait eue. Quand il fut debout, ses jambes fl�chissaient, ses dents claquaient; Pierre et Henri l'examin�rent, et, ne trouvant ni �corchure ni blessure d'aucune sorte, ils le regard�rent avec piti� et d�go�t. --C'est triste d'�tre poltron � ce point, dit Pierre. --Je ... ne ... suis pas ... poltron ... seulement ... j'ai ... eu ... eu ... peur.... r�pondit Auguste, claquant toujours des dents. --J'esp�re que tu ne tiens plus � monter mon poney, ajouta Pierre. Prends mon �ne, je vais reprendre mon cheval. Et, sans attendre la r�ponse d'Auguste, il sauta l�g�rement sur le poney. --J'aimerais mieux Cadichon, dit piteusement Auguste. --Comme tu voudras, r�pondit Henri. Prends Cadichon; je prendrai Grison, l'�ne de la ferme. Mon premier mouvement fut d'emp�cher ce m�chant Auguste de me monter; mais je formai un autre projet, qui compl�tait sa journ�e et qui servait mieux mon aversion et ma m�chancet�. Je me laissai donc tranquillement enfourcher par mon ennemi, et je suivis de loin le poney. Si Auguste avait os� me battre pour me faire marcher plus vite, je l'aurais jet� par terre; mais il connaissait l'amiti� qu'avaient pour moi tous mes jeunes ma�tres, et il me laissa aller comme je voulais. J'eus soin, tout le long du bois, de passer tout pr�s des broussailles et surtout des grandes �pines, des houx, des ronces, afin que le visage de mon cavalier fut balay� par les branches piquantes de ces arbustes. Il s'en plaignit � Henri, qui lui r�pondit froidement: --Cadichon ne m�ne mal que les gens qu'il n'aime pas: il est probable que tu n'es pas dans ses bonnes gr�ces. Nous repr�mes bient�t le chemin de la maison; cette promenade n'amusait pas Henri et Pierre, qui entendaient sans cesse geindre Auguste, que de nouvelles branches venaient cingler au travers du visage; il �tait griff� � faire plaisir; j'avais tout lieu de croire qu'il ne s'amusait gu�re plus que ses camarades. Mon affreux projet allait s'effectuer. En revenant par la ferme, nous longions un trou ou plut�t un foss� dans lequel venait aboutir le conduit qui recevait les eaux grasses et sales de la cuisine; on y jetait toutes sortes d'immondices, qui, pourrissant dans l'eau de vaisselle, formaient une boue noire et puante. J'avais laiss� passer Pierre et Henri devant; arriv� pr�s de ce foss�, je fis un bond vers le bord et une ruade qui lan�a Auguste au beau milieu de la bourbe. Je restai tranquillement � le voir patauger dans cette boue noire et infecte qui l'aveuglait. Il voulut crier, mais l'eau sale lui entrait dans la bouche; il en avait jusqu'aux oreilles, et il ne pouvait parvenir � retrouver le bord. Je riais int�rieurement. �M�dor, me dis-je, M�dor, tu es veng�!� Je ne r�fl�chissais pas au mal que je pouvais faire � ce pauvre gar�on, qui, en tuant M�dor, avait fait une maladresse et non une m�chancet�; je ne songeais pas que c'�tait moi qui �tais le plus mauvais des deux. Enfin, Pierre et Henri, qui �taient descendus de cheval et d'�ne, ne voyant ni moi ni Auguste, s'�tonn�rent de ce retard; ils revinrent sur leurs pas et m'aper�urent au bord du foss�, contemplant d'un air satisfait mon ennemi qui barbotait. Ils approch�rent, et, voyant qu'Auguste courait un danger s�rieux d'�tre suffoqu� par la boue, ils ne purent s'emp�cher de pousser un cri en le voyant dans cette cruelle position. Ils appel�rent les gar�ons de ferme, qui lui tendirent une perche, � laquelle il s'accrocha et qu'on retira avec Auguste au bout. Quand il fut sur la terre ferme, personne ne voulait l'approcher; il �tait couvert de boue, et sentait trop mauvais. --Il faut aller pr�venir son p�re, dit Pierre. --Et puis papa et mes oncles, dit Henri, qu'ils nous disent ce qu'il faut faire pour le nettoyer. --Allons, viens, Auguste; suis-nous, mais de loin, dit Pierre; cette boue exhale une odeur insupportable. Auguste, tout penaud, noir de boue, y voyant � peine pour se conduire, les suivit de loin; on entendait les exclamations des gens de la ferme. Je formais l'avant-garde, caracolant, courant et brayant de toutes mes forces. Pierre et Henri parurent m�contents de ma gaiet�; ils criaient apr�s moi pour me faire taire. Ce bruit inaccoutum� attira l'attention de toute la maison; chacun reconnaissant ma voix, et sachant que je ne brayais ainsi que dans les grandes occasions, se mit � la fen�tre, de sorte que, lorsque nous arriv�mes en vue du ch�teau, nous v�mes les crois�es garnies de visages curieux, nous entend�mes des cris et un mouvement extraordinaire. Peu d'instants apr�s, tout le monde, grands et petits, vieux et jeunes, �tait descendu et faisait cercle autour de nous. Auguste �tait au milieu, chacun demandant ce qu'il y avait, et s'enfuyant � son approche. La grand'm�re fut la premi�re � dire: --Il faut laver ce pauvre gar�on, et voir s'il n'a pas quelque blessure. --Mais comment le laver? dit le papa de Pierre. Il faut appr�ter un bain. --Je m'en charge, moi, dit le p�re d'Auguste. Suis-moi, Auguste; je vois � ta d�marche que tu n'as ni blessure ni contusion. Viens � la mare, tu vas te plonger dedans, et, quand tu auras fait partir la boue, tu te savonneras et tu ach�veras de te nettoyer. L'eau n'est pas froide dans cette saison. Pierre voudra bien te pr�ter du linge et des habits. Et il se dirigea vers la mare. Auguste avait peur de son p�re, il fut bien oblig� de le suivre. J'y courus pour assister � l'op�ration, qui fut longue et p�nible; cette boue, collante et grasse, tenait � la peau, aux cheveux. Les domestiques s'�taient empress�s d'apporter du linge, du savon, des habits, des chaussures. Les papas aid�rent � lessiver Auguste, qui sortit de l� presque propre, mais grelottant et si honteux, qu'il ne voulut pas se faire voir, et qu'il obtint de son p�re de l'emmener tout de suite chez lui. Pendant ce temps, chacun d�sirait savoir comment cet accident avait pu arriver. Pierre et Henri leur racont�rent les deux chutes. --Je crois, dit Pierre, que les deux ont �t� amen�es par Cadichon, qui n'aime pas Auguste. Cadichon a mordu la queue de mon poney, ce qu'il ne fait jamais quand l'un de nous est dessus; il l'a forc� � aller ainsi au grand galop; le cheval a ru�, et c'est ce qui a fait tomber Auguste. Je n'�tais pas l� � la seconde chute, mais, � l'air triomphant de Cadichon, � ses braiments joyeux et � l'attitude qu'il a encore maintenant, il est facile de deviner qu'il a jet� expr�s dans la boue cet Auguste qu'il d�teste. --Comment sais-tu qu'il le d�teste? demanda Madeleine. --Il le montre de mille mani�res, r�pondit Pierre. Te souviens-tu comme il l'a attrap� par le fond de son pantalon, comme il le tenait pendant que nous lui passions son habit? J'ai bien regard� sa physionomie pendant ce temps, il avait en regardant Auguste, un air m�chant que je ne lui vois qu'avec les gens qu'il d�teste. Nous autres, il ne nous regarde pas de m�me. Avec Auguste, ses yeux brillent comme des charbons; il a, en v�rit�, le regard d'un diable. N'est-ce pas, Cadichon, ajouta-t-il en me regardant fixement, n'est-ce pas, Cadichon, que j'ai bien devin�, que tu d�testes Auguste, et que c'est expr�s que tu as �t� si m�chant pour lui? Je r�pondis en brayant et puis en passant ma langue sur sa main. --Sais-tu, dit Camille, que Cadichon est un �ne vraiment extraordinaire? Je suis s�re qu'il nous entend et qu'il nous comprend. Je la regardai avec douceur, et, m'approchant d'elle, je mis ma t�te sur son �paule. --Quel dommage, mon Cadichon, dit Camille, que tu deviennes de plus en plus col�re et m�chant, et que tu nous obliges � t'aimer de moins en moins; et quel dommage que tu ne puisses pas �crire! Tu as d� voir beaucoup de choses int�ressantes, continua-t-elle en passant sa main sur ma t�te et sur mon cou. Si tu pouvais �crire tes m�moires, je suis s�re qu'ils seraient bien amusants! _Henri_:--Ma pauvre Camille, quelle b�tise tu dis! Comment veux-tu que Cadichon, qui est un �ne, puisse �crire des M�moires? _Camille_:--Un �ne comme Cadichon est un �ne � part. _Henri_:--Bah! tous les �nes se ressemblent et ont beau faire, ils ne sont jamais que des �nes. _Camille_:--Il y a �ne et �ne. _Henri_:--Ce qui n'emp�che pas que, pour dire qu'un homme est b�te, ignorant et ent�t�, on dit: �B�te comme un �ne, ignorant comme un �ne, t�tu comme un �ne�, et que si tu me disais: �Henri, tu es un �ne�, je me f�cherais, parce qu'il est bien certain que je prendrais cela pour une injure. _Camille_:--Tu as raison, et pourtant je sens et je vois, d'abord que Cadichon comprend beaucoup de choses, qu'il nous aime, et qu'il a un esprit extraordinaire, et puis que les �nes ne sont _�nes_ que parce qu'on les traite comme des _�nes_, c'est-�-dire avec duret� et m�me avec cruaut�, et qu'ils ne peuvent pas aimer leurs ma�tres ni les bien servir. _Henri_:--Alors, d'apr�s toi, c'est par habilet� que Cadichon a fait d�couvrir les voleurs, et qu'il a fait tant de choses qui semblent extraordinaires? _Camille_:--Certainement, c'est par son esprit, et c'est parce qu'il le voulait, que Cadichon a fait prendre les voleurs. Pourquoi l'aurait-il fait, selon toi? _Henri_:--Parce qu'il avait vu le matin ses camarades entrer dans le souterrain, et qu'il voulait les rejoindre. _Camille_:--Et les tours de l'�ne savant? _Henri_:--C'est par jalousie et par m�chancet�. _Camille_:--Et la course des �nes? _Henri_:--C'est par orgueil d'�ne. _Camille_:--Et l'incendie, quand il a sauv� Pauline? _Henri_:--C'est par instinct. _Camille_:--Tais-toi, Henri, tu m'impatientes. _Henri_:--Mais j'aime beaucoup Cadichon, je t'assure; seulement, je le prends pour ce qu'il est, un �ne, et toi, tu en fais un g�nie. Remarque bien que, s'il a l'esprit et la volont� que tu lui supposes, il est m�chant et d�testable. _Camille_:--Comment cela? _Henri_:--En tournant en ridicule le pauvre �ne savant et son ma�tre, et en les emp�chant de gagner l'argent qui leur �tait n�cessaire pour se nourrir. Ensuite, en faisant mille m�chancet�s � Auguste, qui ne lui a jamais rien fait, et enfin en se faisant craindre et d�tester de tous les animaux, qu'il mord et qu'il chasse � coups de pied. _Camille_:--C'est vrai, cela; tu as raison, Henri. J'aime mieux croire, pour l'honneur de Cadichon, qu'il ne sait pas ce qu'il fait, ni le mal qu'il fait. Et Camille s'�loigna en courant avec Henri, me laissant seul et m�content de ce que je venais d'entendre. Je sentais tr�s bien que Henri avait raison, mais je ne voulais pas me l'avouer, et surtout je ne voulais pas changer et r�primer les sentiments d'orgueil, de col�re et de vengeance auxquels je m'�tais toujours laiss� aller. XXII LA PUNITION Je restai seul jusqu'au soir; personne ne vint me voir. Je m'ennuyais, et je vins dans la soir�e me mettre pr�s des domestiques qui prenaient l'air � la porte de l'office et qui causaient. --Si j'�tais � la place de madame, dit le cuisinier, je me d�ferais de cet �ne. _La femme de chambre_:--Il devient par trop m�chant en v�rit�. Voyez donc le tour qu'il a jou� � ce pauvre Auguste; il aurait pu le tuer ou le noyer tout de m�me. _Le valet de chambre_:--Et c'est qu'apr�s il avait l'air tout joyeux encore! il courait, il sautait, il brayait comme s'il avait fait un beau coup. _Le cocher_:--Il le payera, allez; je lui donnerai une racl�e pour son souper.... _Le valet de chambre_:--Prends garde; si madame s'en aper�oit.... _Le cocher_:--Et comment madame le saurait-elle? Crois-tu que je vais lui donner des coups de fouet sous les yeux de madame? J'attendrai qu'il soit � l'�curie. _Le valet de chambre_:--Tu pourrais bien attendre longtemps; cet animal qui fait toutes ses volont�s, rentre quelquefois si tard. _Le cocher_:--Ah! mais, s'il m'ennuie trop, je saurai bien le faire rentrer malgr� lui, et sans que personne s'en doute. _La femme de chambre_:--Comment vous y prendrez-vous? Ce maudit �ne va braire � sa fa�on et ameuter toute la maison. _Le cocher_:--Laissez donc! je lui couperai le sifflet; on ne l'entendra seulement pas respirer. Et tous partirent d'un �clat de rire. Je les trouvais bien m�chants; j'�tais en col�re; je cherchai un moyen de me soustraire � la correction qui me mena�ait. J'aurais voulu me jeter sur eux et les mordre tous, mais je n'osai pas, de peur qu'ils n'allassent encore se plaindre � ma ma�tresse, et je sentais vaguement que, fatigu�e de mes tours, ma ma�tresse pourrait bien me chasser de chez elle. Pendant que je d�lib�rais, la femme de chambre fit remarquer au cocher mes yeux m�chants. Le cocher hocha la t�te, se leva, entra dans la cuisine, en ressortit comme pour aller � l'�curie, et, en passant devant moi, me lan�a au cou un noeud coulant; je tirai en arri�re pour le briser, et il tira en avant pour me faire avancer; nous tirions chacun de notre c�t�, mais, plus nous tirions, plus la corde m'�tranglait; d�s le premier moment j'avais vainement essay� de braire; je pouvais � peine respirer, et je c�dais forc�ment � la traction du cocher; il m'amena ainsi jusqu'� l'�curie, dont la porte fut obligeamment ouverte par les autres domestiques. Une fois entr� dans ma stalle, on me passa promptement mon licou, on l�cha la corde qui m'�tranglait, et le cocher, ayant soigneusement ferm� la porte, se saisit d'un fouet de charretier, et commen�a � m'en frapper impitoyablement sans que personne pr�t ma d�fense. J'eus beau braire, me d�mener, mes jeunes ma�tres ne m'entendirent pas, et le m�chant cocher put me faire expier � son aise les m�chancet�s dont il m'accusait. Il me laissa enfin dans un �tat de douleur et d'abattement impossible � d�crire. C'�tait la premi�re fois, depuis mon entr�e dans cette maison, que j'avais �t� humili� et battu. Depuis j'ai r�fl�chi, et j'ai reconnu que je m'�tais attir� cette punition. Le lendemain il �tait d�j� tard quand on me fit sortir; j'eus bonne envie de mordre le cocher au visage, mais je fus arr�t�, comme la veille, par la crainte d'�tre chass�. Je me dirigeai vers la maison; je vis les enfants rassembl�s devant le perron et causant avec animation. --Le voil�, ce m�chant Cadichon, dit Pierre en me regardant approcher. Chassons-le, il pourrait bien nous mordre ou nous jouer quelque mauvais tour, comme il a fait l'autre jour � ce malheureux Auguste. _Camille_:--Qu'est-ce que le m�decin a dit � papa tout � l'heure? _Pierre_:--Il a dit qu'Auguste �tait tr�s malade; il a la fi�vre, le d�lire.... _Jacques_:--Qu'est-ce que le d�lire? _Pierre_:--Le d�lire, c'est quand on a la fi�vre si fort qu'on ne sait plus ce qu'on dit; on ne reconna�t personne, on croit voir un tas de choses qui ne sont pas. _Louis_:--Qu'est-ce que voit donc Auguste? _Pierre_:--Il croit toujours voir Cadichon qui veut se jeter sur lui, qui le mord, le pi�tine; le m�decin est tr�s inquiet. Papa et mes oncles y sont all�s. _Madeleine_:--Comme c'est vilain � Cadichon d'avoir jet� le pauvre Auguste dans ce trou d�go�tant! --Oui, c'est tr�s vilain, monsieur, s'�cria Jacques en se retournant vers moi. Allez, vous �tes un m�chant! Je ne vous aime plus. --Ni moi, ni moi, ni moi, r�p�t�rent tous les enfants � l'unisson. Va t'en; nous ne voulons pas de toi. J'�tais constern�. Tous, jusqu'� mon petit Jacques que j'aimais toujours tendrement, tous me chassaient, me repoussaient. Je m'�loignai lentement de quelques pas; je me retournai et les regardai d'un air si triste, que Jacques en fut touch�; il courut � moi, me prit la t�te, et me dit d'une voix caressante: --Ecoute, Cadichon, nous ne t'aimons pas � pr�sent; mais, si tu es bon, je t'assure que nous t'aimerons comme auparavant. --Non, non, jamais comme avant! s'�cri�rent tous les enfants. Il est trop mauvais. --Vois-tu, Cadichon, voil� ce que c'est que d'�tre m�chant, reprit le petit Jacques en me passant la main sur le cou. Tu vois que personne ne veut t'aimer.... Mais.... ajouta-t-il en me parlant � l'oreille, je t'aime encore un peu, et si tu n'es plus m�chant, je t'aimerai beaucoup, tout comme avant. _Henri_:--Prends garde, Jacques, ne l'approche pas de trop pr�s; s'il te donne un coup de dent ou un coup de pied, il te fera bien mal. _Jacques_:--Il n'y a pas de danger; je suis bien s�r qu'il ne nous mordra pas, nous autres. _Henri_:--Tiens, pourquoi pas? Il a bien jet� Auguste deux fois par terre. _Jacques_:--Oh! mais Auguste, c'est autre chose; il ne l'aime pas. _Henri_:--Et pourquoi ne l'aime-t-il pas? Qu'est-ce qu'Auguste lui a fait? Il pourrait bien, un beau jour, nous d�tester aussi. Jacques ne r�pondit pas, car il n'y avait effectivement rien � r�pondre; mais il secoua la t�te, et, se retournant vers moi, il me fit une petite caresse amicale, dont je fus touch� jusqu'aux larmes. L'abandon de tous les autres me rendit plus pr�cieux encore ces t�moignages d'affection de mon cher petit Jacques, et, pour la premi�re fois, une pens�e sinc�re de repentir se glissa dans mon coeur. Je songeai avec inqui�tude � la maladie du malheureux Auguste. Dans l'apr�s-midi on sut qu'il �tait plus mal encore, que le m�decin avait des inqui�tudes graves pour sa vie. Mes jeunes ma�tres y all�rent eux-m�mes vers le soir; les cousines attendaient impatiemment leur retour. �Eh bien? eh bien? leur cri�rent-elles du plus loin qu'elles les aper�urent. Quelles nouvelles? Comment va Auguste?� --Pas bien, r�pondit Pierre; et pourtant un peu moins mal que tant�t. _Henri_:--Le pauvre p�re fait piti�; il pleure, il sanglote, il demande au bon Dieu de lui laisser son fils; il dit des choses si touchantes, que je n'ai pu m'emp�cher de pleurer. _Elisabeth_:--Nous allons tous prier avec lui et pour lui � notre pri�re du soir; n'est-ce pas mes amis? --Certainement, et de grand coeur, dirent tous les enfants en m�me temps. _Madeleine_:--Pauvre Auguste, s'il allait mourir, pourtant! _Camille_:--Le pauvre p�re deviendrait fou de chagrin, car il n'a pas d'autre enfant. _Elisabeth_:--O� est donc la m�re d'Auguste? on ne la voit jamais. _Pierre_:--Il serait �tonnant qu'on la v�t, puisqu'elle est morte depuis dix ans. _Henri_:--Et, ce qu'il y a de singulier, c'est que la pauvre femme est morte pour �tre tomb�e dans l'eau pendant une promenade en bateau. _Elisabeth_:--Comment? elle s'est noy�e? _Pierre_:--Non, on l'a retir�e imm�diatement, mais il faisait si chaud, et elle avait �t� tellement saisie par le froid de l'eau et par la frayeur, qu'elle a �t� prise de la fi�vre et du d�lire, exactement comme Auguste et elle est morte huit jours apr�s. _Camille_:--Mon Dieu, mon Dieu! pourvu qu'il n'en arrive pas autant � Auguste! _Elisabeth_:--Voil� pourquoi il faut que nous priions beaucoup; peut-�tre le bon Dieu nous accordera-t-il ce que nous lui demanderons. _Madeleine_:--O� est donc Jacques? _Camille_:--Il �tait ici tout � l'heure, il sera rentr�. Il n'�tait pas rentr�, le pauvre enfant, mais il s'�tait mis � genoux derri�re une caisse, et, la t�te cach�e dans ses mains, il priait et pleurait. Et c'�tait moi qui avais caus� la maladie d'Auguste, l'affreuse inqui�tude du malheureux p�re, et enfin le chagrin de mon petit Jacques! Cette pens�e m'attrista moi-m�me; je me dis que je n'aurais pas d� venger M�dor. �Quel bien lui a fait la chute d'Auguste? me demandai-je. Est-il moins perdu pour moi? La vengeance que j'ai tir�e m'a-t-elle servi � autre chose qu'� me faire craindre et d�tester?� J'attendis avec impatience le lendemain pour avoir des nouvelles d'Auguste. J'en eus des premiers, car Jacques et Louis me firent atteler � la petite voiture pour y aller. Nous trouv�mes, en arrivant, un domestique qui courait chercher le m�decin, et qui nous dit en passant qu'Auguste avait pass� une mauvaise nuit, et qu'il venait d'avoir une convulsion qui avait effray� son p�re. Jacques et Louis attendirent le m�decin, qui ne tarda pas � venir, et qui leur promit de leur donner des nouvelles en s'en allant. Une demi-heure apr�s il descendit le perron. --Eh bien? eh bien? monsieur Tudoux, comment va Auguste? demand�rent Louis et Jacques. _M. Tudoux_, tr�s lentement:--Pas mal, pas mal, mes enfants! Pas si mal que je le craignais. _Louis_:--Mais ces convulsions, n'est-ce pas dangereux? _M. Tudoux_, de m�me:--Non, c'�tait la suite d'un agacement des nerfs et d'une grande agitation. Je lui ai donn� une pilule qui va le calmer; ce ne sera pas grave. _Jacques_:--Alors, monsieur Tudoux, vous n'�tes pas inquiet, vous ne croyez pas qu'il va mourir? _M. Tudoux_, de m�me:--Non, non, non! ce ne sera pas grave, pas grave du tout. _Louis_ et _Jacques_:--Je suis bien content! Merci, monsieur Tudoux. Adieu; nous repartons bien vite pour rassurer nos cousins et cousines. _M. Tudoux_:--Attendez, attendez une minute. L'�ne qui vous m�ne n'est-il pas Cadichon? _Jacques_:--Oui, c'est Cadichon. _M. Tudoux_, avec calme:--Alors prenez-y garde; il pourrait bien vous jeter dans un foss� comme il l'a fait pour Auguste. Dites � votre grand'm�re qu'elle ferait bien de le vendre; c'est un animal dangereux. M. Tudoux salua et s'en alla. Je restai tellement �tonn� et humili�, que je ne songeai � me mettre en route que lorsque mes petits ma�tres m'eurent r�p�t� trois fois: --Allons, Cadichon, en route!... Allons donc, Cadichon, nous sommes press�s! Vas-tu nous faire coucher ici, Cadichon? Hue! hue donc! Je partis enfin et je courus tout d'un trait jusqu'au perron, o� attendaient cousins, cousines, oncles et tantes, papas et mamans. --Il va mieux! s'�cri�rent Jacques et Louis; et ils se mirent � raconter leur conversation avec M. Tudoux, sans oublier son dernier conseil. J'attendais avec une vive impatience la d�cision de la grand'm�re. Elle r�fl�chit un instant. --Il est certain, mes chers enfants, que Cadichon ne m�rite plus notre confiance; j'engage les plus jeunes d'entre vous � ne pas le monter; � la premi�re sottise qu'il fera, je le donnerai au meunier, qui l'emploiera � porter ses sacs de farine; mais je veux encore l'essayer avant de le r�duire � cet �tat d'humiliation; peut-�tre se corrigera-t-il. Nous verrons bien d'ici � quelques mois. J'�tais de plus en plus triste, humili� et repentant; mais je ne pouvais r�parer le mal que je m'�tais fait qu'� force de patience, de douceur et de temps. Je commen�ais � souffrir dans mon orgueil et dans mes affections. Les nouvelles d'Auguste furent meilleures le lendemain; peu de jours apr�s il entrait en convalescence, et l'on ne s'en occupa plus au ch�teau. Mais je ne pus en perdre le souvenir, car j'entendais sans cesse dire autour de moi: �Prends garde � Cadichon! Souviens-toi d'Auguste!� XXIII LA CONVERSION Depuis le jour o� j'avais d�chir� le visage d'Auguste en galopant dans les �pines, et o� je l'avais jet� dans la boue, le changement dans les mani�res de mes petits ma�tres, de leurs parents, des gens de la maison �tait visible. Les animaux m�me ne me traitaient pas comme auparavant. Ils semblaient m'�viter; quand j'arrivais, ils s'�loignaient; ils se taisaient en ma pr�sence; car j'ai d�j� dit, � propos de mon ami M�dor, que nous autres animaux nous nous comprenons sans parler comme les hommes; que les mouvements des yeux, des oreilles, de la queue remplacent chez nous les paroles. Je ne savais que trop ce qui avait caus� ce changement, et je m'en irritais plus encore que je ne m'en affligeais, lorsqu'un jour, �tant seul comme d'habitude, et couch� au pied d'un sapin, je vis approcher Henri et Elisabeth; ils s'assirent et ils continu�rent � causer. --Je crois, Henri, que tu as raison, dit Elisabeth, et je partage tes sentiments; moi aussi, je n'aime presque plus Cadichon depuis qu'il a �t� si m�chant pour Auguste. _Henri_:--Et ce n'est pas seulement Auguste; te souviens-tu de la foire de Laigle, quand il a �t� si mauvais pour le ma�tre de l'�ne savant? _Elisabeth_:--Ah! ah! ah! Oui, je me le rappelle tr�s bien. Il �tait dr�le! Tout le monde riait, mais tout de m�me nous avons tous trouv� qu'il avait montr� beaucoup d'esprit, mais pas de coeur. _Henri_:--C'est vrai! il a humili� ce pauvre �ne et son ma�tre le faiseur de tours; on m'a dit que le malheureux avait �t� oblig� de partir sans avoir rien gagn�, parce que tout le monde se moquait de lui. En s'en allant, sa femme et ses enfants pleuraient: ils n'avaient pas de quoi manger. _Elisabeth_:--Et c'�tait la faute de Cadichon. _Henri_:--Certainement! Sans lui, le pauvre homme aurait gagn� de quoi vivre pendant quelques semaines. _Elisabeth_:--Et puis te rappelles-tu ce qu'on nous a racont� des m�chancet�s qu'il a faites chez son ancien ma�tre? Il mangeait les l�gumes, il cassait les oeufs, il salissait le linge.... D�cid�ment, je fais comme toi, je ne l'aime plus. Elisabeth et Henri se lev�rent et continu�rent leur promenade. Je restai triste et humili�. D'abord je voulus me f�cher et chercher une petite vengeance � exercer; mais je pensai qu'ils avaient raison. Je m'�tais toujours veng�; � quoi m'avaient servi mes vengeances? � me rendre malheureux. D'abord j'avais cass� les dents, les bras et l'estomac � une de mes ma�tresses. Si je n'avais pas eu le bonheur de m'�chapper, j'aurais �t� battu � me faire presque mourir. J'avais fait mille m�chancet�s � mon autre ma�tre, qui avait �t� bon pour moi tant que je n'avais pas �t� paresseux et m�chant, depuis il m'avait tr�s maltrait�, et j'avais �t� tr�s malheureux. Quand Auguste avait tu� mon ami M�dor, je n'avais pas r�fl�chi qu'il l'avait fait par maladresse et non par m�chancet�. S'il �tait b�te, ce n'�tait pas de sa faute; j'avais pers�cut� ce malheureux Auguste, et j'avais fini par le rendre tr�s malade en le jetant dans la mare de boue. Et puis, que de petites m�chancet�s j'avais faites que je n'ai pas racont�es! J'avais donc fini par ne plus �tre aim� de personne. J'�tais seul; personne ne venait pr�s de moi me consoler, me caresser; les animaux m�me me fuyaient. �Que faire? me demandai-je tristement. Si je pouvais parler, j'irais leur dire � tous que je me repens, que je demande pardon � tous ceux auxquels j'ai fait du mal, que je serai bon et doux � l'avenir; mais ... je ne peux pas me faire comprendre ... je ne parle pas.� Je me jetai sur l'herbe et je pleurai, non pas comme les hommes qui versent des larmes, mais dans le fond de mon coeur; je pleurai, je g�mis sur mon malheur, et, pour la premi�re fois, je me repentis sinc�rement. �Ah! si j'avais �t� bon! si, au lieu de vouloir montrer mon esprit, j'avais montr� de la bont�, de la douceur, de la patience! si j'avais �t� pour tous ce que j'avais �t� pour Pauline! comme on m'aimerait! comme je serais heureux!� Je r�fl�chis longtemps, bien longtemps; je formai tant�t de bons projets, tant�t de m�chants. Enfin, je me d�cidai � devenir bon, de mani�re � regagner l'amiti� de tous mes ma�tres et de mes camarades. Je fis imm�diatement l'essai de mes bonnes r�solutions. J'avais depuis quelque temps un camarade que je traitais fort mal. C'�tait un �ne qu'on avait achet� pour faire monter ceux de mes plus jeunes ma�tres qui avaient peur de moi, depuis que j'avais manqu� noyer Auguste; les grands seuls ne me craignaient pas; et m�me, lorsqu'on faisait une partie d'�nes, le petit Jacques �tait le seul qui me demand�t toujours, au lieu que jadis on se disputait pour m'avoir. Je m�prisais ce camarade; je passais toujours devant lui, je ruais et je le mordais s'il cherchait � me d�passer; le pauvre animal avait fini par me c�der toujours la premi�re place, et se soumettre � toutes mes volont�s. Le soir, quand l'heure fut venue de rentrer � l'�curie, je me trouvai pr�s de la porte presque en m�me temps que mon camarade; il se rangea avec empressement pour me laisser entrer le premier; mais, comme il �tait arriv� quelques pas en avant de moi, je m'arr�tai � mon tour et je lui fis signe de passer. Le pauvre �ne m'ob�it en tremblant, inquiet de ma politesse, et craignant que je ne le fisse marcher le premier pour lui jouer quelque tour, par exemple pour lui donner un coup de dent ou un coup de pied. Il fut tr�s �tonn� de se trouver sain et sauf dans sa stalle, et de me voir placer paisiblement dans la mienne. Voyant son �tonnement je lui dis: --Mon fr�re, j'ai �t� m�chant pour vous, je ne le serai plus; j'ai �t� fier, je ne le serai jamais, je vous ai m�pris�, humili�, maltrait�, je ne recommencerai pas. Pardonnez-moi, fr�re, et � l'avenir voyez en moi un camarade, un ami. --Merci, fr�re, me r�pondit le pauvre �ne tout joyeux; j'�tais malheureux, je serai heureux; j'�tais triste, je serai gai; je me trouvais seul, je me sentirai aim� et prot�g�. Merci encore une fois, fr�re; aimez-moi, car je vous aime d�j�. --A mon tour, fr�re, � vous dire merci, car j'ai �t� m�chant, et vous me pardonnez; je reviens � de meilleurs sentiments, et vous me recevez; je veux vous aimer et vous me donnez votre amiti�. Oui, � mon tour, merci, fr�re. Et, tout en mangeant notre souper, nous continu�mes � causer. C'�tait la premi�re fois, car jamais je n'avais daign� lui parler. Je le trouvai bien meilleur, bien plus sage que je ne l'�tais moi-m�me, et je lui demandai de me soutenir dans ma nouvelle voie; il me le promit avec autant d'affection que de modestie. Les chevaux, t�moins de notre conversation et de ma douceur inaccoutum�e, se regardaient et me regardaient avec surprise. Quoiqu'ils parlassent bas, je les entendais dire: --C'est une farce de Cadichon, dit le premier cheval; il veut jouer quelque tour � son camarade. --Pauvre �ne, j'ai piti� de lui, dit le second cheval. Si nous lui disions de se m�fier de son ennemi? --Pas tout de suite, r�pondit le premier cheval. Silence! Cadichon est m�chant. S'il nous entend, il se vengera. Je fus bless� de la mauvaise opinion qu'avaient de moi ces deux chevaux, le troisi�me n'avait pas parl�; il avait pass� sa t�te sur la stalle, et il m'observait attentivement. Je le regardai tristement et humblement. Il parut surpris, mais il ne bougea pas, et resta silencieux, m'observant toujours. Fatigu� de ma journ�e, abattu par la tristesse et le regret de ma vie pass�e, je me couchai sur la paille, et je remarquai que mon lit �tait moins bon, moins �pais que celui de mon camarade. Au lieu de m'en f�cher, comme j'aurais fait jadis, je me dis que c'�tait juste et bien. �J'ai �t� m�chant, me dis-je, on m'en punit; je me suis fait d�tester, on me le fait sentir. Je dois encore me trouver heureux de n'avoir pas �t� envoy� au moulin, o� j'aurais �t� battu, �reint�, mal couch�.� Je g�mis pendant quelque temps et je m'endormis. A mon r�veil, je vis entrer le cocher, qui me fit lever d'un coup de pied, d�tacha mon licou et me laissa en libert�; je restai � la porte, et je vis avec surprise �triller, brosser soigneusement mon camarade, lui passer ma belle bride pomponn�e, attacher sur son dos ma selle anglaise, et le diriger devant le perron. Inquiet, tremblant d'�motion, je le suivis; quels ne furent pas mon chagrin, ma d�solation quand je vis Jacques, mon petit ma�tre bien-aim�, approcher de mon camarade, et le monter apr�s quelque h�sitation! Je restai immobile, an�anti. Le bon petit Jacques s'aper�ut de ma peine, car il s'approcha de moi, me caressa la t�te, et me dit tristement: --Pauvre Cadichon! tu vois ce que tu as fait! Je ne peux plus te monter; papa et maman ont peur que tu ne me jettes par terre. Adieu, pauvre Cadichon; sois tranquille, je t'aime toujours. Et il partit lentement, suivi du cocher, qui lui criait: --Prenez donc garde, monsieur Jacques, ne restez pas aupr�s de Cadichon: il vous mordra, il mordra le bourri; il est m�chant, vous savez bien. --Il n'a jamais �t� m�chant avec moi, et il ne le sera jamais, r�pondit Jacques. Le cocher frappa l'�ne, qui prit le trot, et je les perdis bient�t de vue. Je restai � la m�me place, ab�m� dans mon chagrin. Ce qui en redoublait la violence, c'�tait l'impossibilit� de faire conna�tre mon repentir et mes bonnes r�solutions. Ne pouvant plus supporter le poids affreux qui oppressait mon coeur, je partis en courant sans savoir o� j'allais. Je courus longtemps, brisant des haies, sautant des foss�s, franchissant des barri�res, traversant des rivi�res; je ne m'arr�tai qu'en face d'un mur que je ne pus ni briser ni franchir. Je regardai autour de moi. O� �tais-je? Je croyais reconna�tre le pays, mais sans toutefois pouvoir me dire o� je me trouvais. Je longeai le mur au pas, car j'�tais en nage; j'avais couru pendant plusieurs heures, � en juger par la marche du soleil. Le mur finissait � quelques pas; je le tournai, et je reculai avec surprise et terreur. Je me trouvais � deux pas de la tombe de Pauline. Ma douleur n'en devint que plus am�re. �Pauline! ma ch�re petite ma�tresse! m'�criai-je, vous m'aimiez parce que j'�tais bon; je vous aimais parce que vous �tiez bonne et malheureuse. Apr�s vous avoir perdue, j'avais trouv� d'autres ma�tres qui �taient bons comme vous, qui m'ont trait� avec amiti�. J'�tais heureux. Mais tout est chang�: mon mauvais caract�re, le d�sir de faire briller mon esprit, de satisfaire mes vengeances, ont d�truit tout mon bonheur: personne ne m'aime � pr�sent; si je meurs, personne ne me regrettera.� Je pleurai am�rement au dedans de moi-m�me et je me reprochai pour la centi�me fois mes d�fauts. Une pens�e consolante vint tout � coup me rendre du courage. �Si je deviens bon, me dis-je, si je fais autant de bien que j'ai fait de mal, mes jeunes ma�tres m'aimeront peut-�tre de nouveau; mon cher petit Jacques surtout, qui m'aime encore un peu, me rendra toute son amiti�.... Mais comment faire pour leur montrer que je suis chang� et repentant?� Pendant que je r�fl�chissais � mon avenir, j'entendis des pas lourds approcher du mur, et une voix d'homme parler avec humeur. --A quoi bon pleurer, nigaud? Les larmes ne te donneront pas du pain, n'est-il pas vrai? Puisque je n'ai rien � vous donner, que voulez-vous que j'y' fasse? Crois-tu que j'aie l'estomac bien rempli, moi qui n'ai aval� depuis hier matin que de l'air et de la poussi�re? --Je suis bien fatigu�, p�re. --Eh bien! reposons-nous un quart d'heure � l'ombre de ce mur, je veux bien. Ils tourn�rent le mur et vinrent s'asseoir pr�s de la tombe o� j'�tais. Je reconnus avec surprise le pauvre ma�tre de Mirliflore, sa femme et son fils. Tous �taient maigres et semblaient ext�nu�s. Le p�re me regarda; il parut surpris et dit, apr�s quelque h�sitation: --Si je vois clair, c'est bien l'�ne, le gredin d'�ne qui m'a fait perdre � la foire de Laigle plus de cinquante francs.... Coquin! continua-t-il en s'adressant � moi, tu as �t� cause que mon Mirliflore � �t� mis en pi�ces par la foule, tu m'as emp�ch� de gagner une somme d'argent qui m'aurait fait vivre pendant plus d'un mois; tu me le payeras, va! Il se leva, s'approcha de moi; je ne cherchai pas � m'�loigner, sentant bien que j'avais m�rit� la col�re de cet homme. Il parut �tonn�. --Ce n'est donc pas lui, dit-il, car il ne bouge pas plus qu'une b�che.... Le bel �ne, ajouta-t-il en me t�tant les membres. Si je pouvais l'avoir seulement un mois, tu ne manquerais pas de pain, mon gar�on, ni ta m�re non plus, et j'aurais l'estomac moins creux. Mon parti fut pris � l'instant; je r�solus de suivre cet homme pendant quelques jours, de tout souffrir pour r�parer le mal que je lui avais fait, et de l'aider � gagner quelque argent pour lui et sa famille. Quand ils se remirent en marche, je les suivis; ils ne s'en aper�urent pas d'abord; mais le p�re, s'�tant retourn� plusieurs fois, et me voyant toujours sur leurs talons, voulut me faire partir. Je refusai et je revins constamment reprendre ma place pr�s ou derri�re eux. --Est-ce dr�le, dit l'homme, cet �ne qui s'obstine � nous suivre! Ma foi, puisque cela lui pla�t, il faut le laisser faire. En arrivant au village, il se pr�senta � un aubergiste, et lui demanda � d�ner et � coucher, tout en disant fort honn�tement qu'il n'avait pas un sou dans la poche. --J'ai assez des mendiants du pays, sans y ajouter ceux qui n'en sont pas, mon bonhomme, r�pondit l'aubergiste; allez chercher un g�te ailleurs. Je m'�lan�ai de suite pr�s de l'aubergiste, que je saluai � plusieurs reprises de fa�on � le faire rire. --Vous avez l� un animal qui ne para�t pas b�te, dit l'aubergiste en riant. Si vous voulez nous r�galer de ses tours, je veux bien vous donner � manger et � coucher. --Ce n'est pas de refus, r�pondit l'homme; nous vous donnerons une repr�sentation, mais quand nous aurons quelque chose dans l'estomac; � jeun, on n'a pas la voix propre au commandement. --Entrez, entrez, on va vous servir de suite, reprit l'aubergiste; Madelon, ma vieille, donne � d�ner � trois, sans compter le bourri. Madelon leur servit une bonne soupe, qu'ils aval�rent en un clin d'oeil, puis un bon bouilli aux choux, qui disparut �galement, enfin une salade et du fromage, qu'ils savour�rent avec moins d'avidit�, leur faim se trouvant apais�e. On me donna une botte de foin, j'en mangeai � peine; j'avais le coeur gros, et je n'avais pas faim. L'aubergiste alla convoquer tout le village pour me voir saluer; la cour se remplit de monde, et j'entrai dans le cercle, o� m'amena mon nouveau ma�tre, qui se trouvait fort embarrass�, ne sachant pas ce que je savais faire, et si j'avais re�u une �ducation d'�ne savant. A tout hasard, il me dit: --Saluez la soci�t�. Je saluai � droite, � gauche, en avant, en arri�re, et tout le monde d'applaudir. --Que vas-tu lui faire faire? dit tout bas sa femme; il ne saura pas ce que tu lui veux. --Peut-�tre l'aura-t-il appris. Les �nes savants sont intelligents; je vais toujours essayer. --Allons, Mirliflore (ce nom me fit soupirer), va embrasser la plus jolie dame de la soci�t�. Je regardai � droite, � gauche; j'aper�us la fille de l'aubergiste, jolie brune de quinze � seize ans qui se tenait derri�re tout le monde. J'allai � elle, j'�cartai avec ma t�te ceux qui g�naient le passage, et je posai mon nez sur le front de la petite, qui se mit � rire et qui parut contente. --Dites donc, p�re Hutfer, vous lui avez fait la le�on, pas vrai? dirent quelques personnes en riant. --Non, d'honneur, r�pondit Hutfer; je ne m'y attendais seulement pas. --A pr�sent, Mirliflore, dit l'homme, va chercher quelque chose, n'importe quoi, ce que tu pourras trouver, et donne-le � l'homme le plus pauvre de la soci�t�. Je me dirigeai vers la salle o� l'on venait de d�ner, je saisis un pain, et, le rapportant en triomphe, je le remis entre les mains de mon nouveau ma�tre. Rire g�n�ral, tout le monde applaudit, un ami s'�cria: �Ceci ne vient pas de vous, p�re Hutfer; cet �ne a r�ellement du savoir; il a bien profit� des le�ons de son ma�tre.� --Allez-vous lui laisser son pain tout de m�me? dit quelqu'un dans la foule. --Pour �a, non, dit Hutfer; rendez-moi cela, l'homme � l'�ne; ce n'est pas dans nos conventions. --C'est vrai, r�pondit l'homme; et pourtant mon �ne a dit vrai en faisant de moi l'homme le plus pauvre de la soci�t�, car nous n'avions pas mang� depuis hier matin, ma femme, mon fils et moi, faute de deux sous pour acheter un morceau de pain. --Laissez-leur ce pain, mon p�re, dit Henriette Hutfer; nous n'en manquons pas dans la huche, et le bon Dieu nous fera regagner celui-ci. --Tu es toujours comme �a, toi, Henriette, dit Hutfer. Si on t'�coutait, on donnerait tout ce qu'on a. --Nous n'en sommes pas plus pauvres, mon p�re: le bon Dieu a toujours b�ni nos r�coltes et notre maison. --Allons,... puisque tu le veux,... qu'il garde son pain, je le veux bien. A ces mots, j'allai � lui et le saluai profond�ment, puis j'allai prendre dans mes dents une petite terrine vide, et je la pr�sentai � chacun pour qu'il y m�t son aum�ne. Quand j'eus fini ma tourn�e, la terrine �tait pleine; j'allai la vider dans les mains de mon ma�tre, je la reportai o� je l'avais prise, je saluai et je me retirai gravement aux applaudissements de la soci�t�. J'avais le coeur content; je me sentais consol� et affermi dans mes bonnes r�solutions. Mon nouveau ma�tre paraissait enchant�; il allait se retirer, lorsque tout le monde l'entoura et le pria de donner une seconde repr�sentation le lendemain; il le promit avec empressement, et alla se reposer dans la salle avec sa femme et son fils. Quand ils se trouv�rent seuls, la femme regarda de tous c�t�s, et, ne voyant que moi, la t�te pos�e sur l'appui de la fen�tre, elle dit � son mari � voix basse: --Dis donc, mon homme, c'est tout de m�me fort dr�le; est-ce singulier, cet �ne qui nous arrive sortant d'un cimeti�re, qui nous prend en gr�, et qui nous fait gagner de l'argent! Combien en as-tu dans tes mains? --Je n'ai pas encore compt�, r�pondit l'homme. Aide-moi; tiens voici une poign�e; � moi l'autre. --J'ai huit francs quatre sous, dit la femme apr�s avoir compt�. _L'homme_: Et moi, j'en ai sept cinquante. Cela fait.... Combien cela fait-il, ma femme? _La femme_:--Combien cela fait? Huit et quatre font treize, puis sept, font vingt-quatre, puis, cinquante, �a fait,... �a fait ... quelque chose comme soixante. _L'homme:--Que tu es b�te, va! J'aurais soixante francs dans les mains? Pas possible! Voyons, mon gar�on, toi qui as �tudi�, tu dois savoir �a. _Le gar�on_:--Vous dites, papa? _L'homme_:--Je dis huit francs quatre sous d'une part, et sept francs cinquante de l'autre. _Le gar�on_, d'un air d�cid�:--Huit et quatre font douze, retiens un, plus sept, font vingt, retiens deux; plus cinquante, font, ... font ... cinquante,... cinquante-deux, retiens cinq. _L'homme_:--Imb�cile! comment cela ferait-il cinquante, puisque j'ai huit dans une main et sept dans l'autre. _Le gar�on_:--Et puis cinquante, papa? _L'homme_, le contrefaisant:--Et puis cinquante, papa? Tu ne vois pas, grand nigaud, que c'est cinquante centimes que je dis, et les centimes ne sont pas des francs. _Le gar�on_:--Non, papa, mais �a fait toujours cinquante. _L'homme_:--Cinquante quoi? Est-il b�te! est-il b�te! Si je te donnais cinquante taloches, �a te ferait-y cinquante francs? _Le gar�on_:--Non, papa, mais �a ferait toujours cinquante. _L'homme_:--En voil� une � compte, grand animal! Et il lui donna un soufflet qui retendit dans toute la maison. Le gar�on se mit � pleurer; j'�tais en col�re. Si ce pauvre gar�on �tait b�te, ce n'�tait pas sa faute. �Cet homme ne m�rite pas ma piti�, me dis-je; il a, gr�ce � moi, de quoi vivre pendant huit jours; je veux bien encore lui faire gagner sa repr�sentation de demain, apr�s quoi je retournerai chez mes ma�tres; peut-�tre m'y recevra-t-on avec amiti�.� Je me retirai de la fen�tre, et j'allai manger des chardons qui poussaient au bord d'un foss�; j'entrai ensuite dans l'�curie de l'auberge, o� je trouvai d�j� plusieurs chevaux occupant les meilleures places; je me rangeai dans un coin dont personne n'avait voulu: j'y pus r�fl�chir � mon aise, car personne ne me connaissait, et personne ne s'occupait de moi. A la fin de la journ�e, Henriette Hutfer entra � l'�curie, regarda si chacun avait ce qu'il fallait, et, m'apercevant dans mon coin humide et obscur, sans liti�re, sans foin, ni avoine, elle appela un des gar�ons d'�curie. --Ferdinand, dit-elle, donnez de la paille � ce pauvre �ne pour qu'il ne couche pas sur la terre humide, mettez devant lui un picotin d'avoine et une botte de foin, et voyez s'il ne veut pas boire. _Ferdinand_:--Mam'zelle Henriette, vous ruinerez votre papa, vous �tes trop soigneuse pour le monde. Que vous importe que cette b�te couche sur la dure ou sur une bonne liti�re? c'est de la paille g�ch�e, �a! _Henriette_:--Vous ne trouvez pas que je suis trop bonne quand c'est vous que je soigne, Ferdinand; je veux que tout le monde soit bien trait� ici, les b�tes comme les hommes. _Ferdinand_, d'un air malin:--Sans compter qu'il y a pas mal d'hommes qu'on prendrait volontiers pour des b�tes, quoiqu'ils marchent sur deux pieds. _Henriette_, souriant:--Voil� pourquoi on dit: B�te � manger du foin. _Ferdinand_:--Ce ne sera toujours pas � vous, mam'zelle, que je servirai une botte de foin. Vous avez de l'esprit,... de l'esprit ... et de la malice comme un singe! _Henriette_, riant:--Merci du compliment, Ferdinand! Qu'�tes-vous donc, si je suis un singe? _Ferdinand_:--Ah! mam'zelle, je n'ai point dit que vous �tiez un singe: et si je me suis mal exprim� pour cela, mettez que je suis un �ne, un cornichon, une oie. _Henriette_:--Non, non, pas tant que cela, Ferdinand, mais seulement un babillard qui parle quand il devrait travailler. Faites la liti�re de l'�ne, ajouta-t-elle d'un ton s�rieux, et donnez-lui � boire et � manger. Elle sortit; Ferdinand fit en grommelant ce que lui avait ordonn� sa jeune ma�tresse. En faisant ma liti�re, il me donna quelques coups de fourche, me jeta avec humeur une botte de foin, une poign�e d'avoine, et posa pr�s de moi un seau d'eau. Je n'�tais pas attach�; j'aurais pu m'en aller, mais j'aimai mieux souffrir encore un peu, et donner le lendemain, pour achever ma bonne oeuvre, ma seconde et derni�re repr�sentation. En effet, quand la journ�e du lendemain fut avanc�e, on vint me prendre; mon ma�tre m'amena sur une grande place qui �tait pleine de monde; on m'avait tambourin� le matin, c'est-�-dire que le tambour du village s'�tait promen� partout de grand matin en criant: �Ce soir, grande repr�sentation de l'�ne savant dit Mirliflore; on se r�unira � huit heures sur la place en face la mairie et l'�cole.� Je recommen�ai les tours de la veille et j'y ajoutai des danses ex�cut�es avec gr�ce; je valsai, je polkai, et je jouai � Ferdinand le tour innocent de l'engager � valser en brayant devant lui, et en lui pr�sentant le pied de devant comme on criait: �Oui, oui, une valse avec l'�ne!� il s'�lan�a dans le cercle en riant, et il se mit � faire mille sauts et gambades, que j'imitai de mon mieux. Enfin, me sentant fatigu�, je laissai Ferdinand gambadant tout seul, j'allai comme la veille chercher une terrine; n'en trouvant pas, je pris dans mes dents un panier sans couvercle, et je fis le tour, comme la veille, pr�sentant mon panier � chacun. Il fut bient�t si plein, que je dus le vider dans la blouse de celui qu'on croyait mon ma�tre; je continuai la qu�te; quand tout le monde m'eut donn�, je saluai la soci�t� et j'attendis que mon ma�tre e�t compt� l'argent que je lui avais fait gagner ce soir-l�, et qui se montait � plus de trente-quatre francs. Trouvant que j'avais assez fait pour lui, que mon ancienne faute �tait r�par�e, et que je pouvais retourner chez moi, je saluai mon ma�tre, et, fendant la foule, je partis au trot. --Tiens! v'l� votre bourri qui s'en va, dit Hutfer, l'aubergiste. --C'est qu'il file joliment, dit Ferdinand. Mon pr�tendu ma�tre se retourna, me regarda d'un air inquiet, m'appela: �Mirliflore, Mirliflore!� et, me voyant continuer mon trot, je l'entendis s'�crier d'un ton piteux: --Arr�tez-le, arr�tez-le, de gr�ce! c'est mon pain, ma vie qu'il m'emporte; courez, attrapez-le; je vous promets encore une repr�sentation si vous me le ramenez. --D'o� l'avez-vous donc, cet �ne? dit un des hommes nomm� Clouet; et depuis quand l'avez-vous? --Je l'ai ... depuis qu'il est � moi, r�pondit mon faux ma�tre avec un peu d'embarras. --J'entends bien, reprit Clouet; mais depuis quand est-il � vous? L'homme ne r�pondit pas. --C'est qu'il me semble bien le reconna�tre, dit Clouet; il ressemble � Cadichon, l'�ne du ch�teau de la Herpini�re; je serais bien tromp� si ce n'est pas l� Cadichon. Je m'�tais arr�t�; j'entendis des murmures; je voyais l'embarras de mon ma�tre, lorsque, au moment o� l'on s'y attendait le moins, il s'�lan�a au travers de la foule et courut du c�t� oppos� � celui que j'avais pris, suivi de sa femme et de son gar�on. Quelques-uns voulurent courir apr�s lui, d'autres dirent que c'�tait bien inutile puisque je m'�tais sauv�, et que l'homme n'emportait que l'argent qui �tait � lui, et que je lui avais fait gagner honn�tement. --Et quant � Cadichon, ajouta-t-on, il ne sera pas embarrass� pour retrouver son chemin, et il ne se laissera prendre que s'il le veut bien. La foule se dispersa, et chacun rentra chez soi; je repris ma course, esp�rant arriver chez mes vrais ma�tres avant la nuit; mais il y avait beaucoup de chemin � faire, j'�tais fatigu�, et je fus oblig� de me reposer � une lieue du ch�teau. La nuit �tait venue, les �curies devaient �tre ferm�es; je me d�cidai � coucher dans un petit bois de sapins qui bordait un ruisseau. J'�tais � peine �tabli sur mon lit de mousse, que j'entendis marcher avec pr�caution et parler bas. Je regardai, mais je ne vis rien; la nuit �tait trop noire. J'�coutai de toutes mes oreilles, et j'entendis la conversation suivante: XXIV LES VOLEURS --Il ne fait pas encore assez nuit, Finot; il serait plus sage de nous blottir dans ce bois. --Mais, Passe-Partout, dit Finot, il nous faut un peu de jour pour nous reconna�tre; moi, d'abord, je n'ai pas �tudi� les portes d'entr�e. --Tu n'as jamais rien �tudi�, toi, reprit Passe-Partout; c'est � tort que les camarades t'ont appel� FINOT; si ce n'�tait que moi, je t'aurais plut�t nomm� _Pataud_. _Finot_:--�a n'emp�che pas que c'est moi qui ai toujours les bonnes id�es. _Passe-Partout_:--Bonnes id�es! �a d�pend. Qu'est-ce que nous allons faire au ch�teau? _Finot_:--Ce que nous allons faire? D�valiser le potager, couper les t�tes d'artichaut, arracher les cosses de pois, de haricots, les navets, les carottes, enlever les fruits. En voil� de la besogne! _Passe-Partout_:--Et puis? _Finot_:--Comment, et puis? Nous ferons un tas de tout ce jardinage, nous le passerons par dessus le mur, et nous irons le vendre au march� de Moulins. _Passe-Partout_:--Et par o� entreras-tu dans le jardin, imb�cile? _Finot_:--Par-dessus le mur, avec une �chelle, bien s�r. Voudrais-tu que j'allasse demander poliment au jardinier la clef et ses outils? _Passe-Partout_:--Mauvais plaisant, va! Je te demande seulement si tu as marqu� la place o� nous devons grimper sur le mur? _Finot_:--Mais non, te dis-je, je ne l'ai pas marqu�e: voil� pourquoi j'aimerais mieux aller en avant pour reconna�tre. _Passe-Partout_:--Et si on te voit, qu'est-ce que tu diras? _Finot_:--Je dirai ... que je viens demander un verre de cidre et une cro�te de pain. _Passe-Partout_:--�a ne vaut rien; j'ai une id�e, moi. Je connais le potager; il y a un endroit o� le mur est d�grad�, en mettant les pieds dans les trous, j'arriverai au haut du mur, je trouverai une �chelle et je te la passerai, car tu n'es pas fort pour grimper. _Finot_:--Non, je ne tiens pas du chat comme toi. _Passe-Partout_:--Mais si quelqu'un vient nous d�ranger? _Finot_:--Tiens, tu es bon enfant, toi! Si quelqu'un vient me d�ranger, je saurai bien l'arranger. _Passe-Partout_:--Qu'est-ce que tu lui feras? _Finot_:--Si c'est un chien, je l'�gorge; ce n'est pas pour rien que j'ai mon couteau affil�. _Passe-Partout_:--Mais si c'est un homme? --Un homme? dit Finot se grattant l'oreille, c'est plus embarassant, �a.... Un homme? on ne peut pourtant pas tuer un homme comme un chien. Si c'�tait pour quelque chose qui vaille, on verrait, mais pour des l�gumes! Et puis, ce ch�teau qui est plein de monde! _Passe-Partout_:--Mais enfin, qu'est-ce que tu feras? _Finot_:--Ma foi, je me sauverai: c'est plus s�r. _Passe-Partout_:--T'es un l�che, toi! sais-tu bien? Si tu vois ou si tu entends un homme, tu n'as qu'� m'appeler, et je lui ferai son affaire. _Finot_:--Fais � ton go�t, ce n'est pas le mien. _Passe-Partout_:--Pour lors donc, c'est convenu. Nous attendons la nuit, nous arrivons pr�s du mur du potager, tu restes � un bout pour avertir s'il vient quelqu'un; je grimpe � l'autre bout, je te passe une �chelle et tu me rejoins. --C'est bien �a, dit Finot. Il se retourne avec inqui�tude, �coute et dit tout bas: --J'ai entendu remuer l� derri�re. Est-ce qu'il y aurait quelqu'un? --Qui veux-tu qui se cache dans les bois? r�pondit Passe-Partout. Tu as toujours peur. Ce ne peut �tre qu'un crapaud ou une couleuvre. Ils ne dirent rien: je ne bougeai pas non plus, et je me demandai ce que j'allais faire pour emp�cher les voleurs d'entrer et pour les faire prendre. Je ne pouvais pr�venir personne, je ne pouvais m�me pas d�fendre l'entr�e du potager. Pourtant, apr�s avoir bien r�fl�chi, je pris un parti qui pouvait emp�cher les voleurs d'agir et les faire arr�ter. J'attendis qu'ils fussent partis pour m'en aller � mon tour. Je ne voulais pas bouger jusqu'au moment o� ils ne pourraient plus m'entendre. La nuit �tait noire; je savais qu'ils ne pouvaient marcher tr�s vite; je pris un chemin plus court en sautant par-dessus des haies, et j'arrivai longtemps avant eux au mur du potager. Je connaissais l'endroit d�grad� dont avait parl� Passe-Partout. Je me serrai pr�s de l�, contre le mur: on ne pouvait me voir. J'attendis un quart d'heure; personne ne venait; enfin j'entendis des pas sourds et un l�ger chuchotement; les pas approch�rent avec pr�caution; les uns se dirigeaient vers moi, c'�tait Passe-Partout; les autres s'�loignaient vers l'autre bout du mur, du c�t� de la porte d'entr�e, c'�tait Finot. Je ne voyais pas, mais j'entendais tout. Quand Passe-Partout fut arriv� � l'endroit o� quelques pierres tomb�es avaient fait des trous assez grands pour y poser les pieds, il commen�a � grimper en t�tonnant avec les pieds et avec les mains. Je ne bougeais pas, je respirais � peine: j'entendais et je reconnaissais chacun de ses mouvements. Quand il eut grimp� � la hauteur de ma t�te, je m'�lan�ai contre le mur, je le saisis par la jambe, et je le tirai fortement; avant qu'il e�t le temps de se reconna�tre, il �tait par terre, �tourdi par la chute, meurtri par les pierres; pour l'emp�cher de crier ou d'appeler son camarade, je lui donnai sur la t�te un grand coup de pied, qui acheva de l'�tourdir et le laissa sans connaissance; je restai ensuite immobile, pr�s de lui, pensant bien que le camarade viendrait voir ce qui se passait. Je ne tardai pas, en effet, � entendre Finot avancer avec pr�caution. Il faisait quelques pas, il s'arr�tait, il �coutait, ... rien, ... il avan�ait encore.... Il arriva ainsi tout pr�s de son camarade; mais, comme il regardait en l'air sur le mur, il ne le voyait pas �tendu tout de son long par terre, sans mouvements. �Pst! ... pst! ... as-tu l'�chelle? ..., puis-je monter? ...� disait-il � voix basse. L'autre n'avait garde de r�pondre, il ne l'entendait pas. Je vis qu'il n'avait pas envie de grimper; je craignis qu'il ne s'en all�t; il �tait temps d'agir. Je m'�lan�ai sur lui, je le fis tomber en le tirant par le dos de sa blouse, et je lui donnai, comme � l'autre un bon coup de pied sur la t�te; j'obtins le m�me succ�s, il resta sans connaissance pr�s de son ami. Alors, n'ayant plus rien � perdre, je me mis � braire de ma voix la plus formidable; je courus � la maison du jardinier, aux �curies, au ch�teau, brayant avec une telle violence, que tout le monde fut �veill�; quelques hommes, les plus braves, sortirent avec des armes et des lanternes; je courus � eux, et je les menai, courant en avant, pr�s des deux voleurs �tendus au pied du mur. --Deux hommes morts! que veut dire cela? dit le papa de Pierre. _Le papa de Jacques:_--Ils ne sont pas morts, ils respirent. _Le jardinier:_--En voil� un qui vient de g�mir. _Le cocher:_--Du sang! une blessure � la t�te! _Le papa de Pierre:_--Et l'autre aussi, m�me blessure! On dirait que c'est un coup de pied de cheval ou d'�ne. _Le papa de Jacques:_--Oui, voil� la marque du fer sur le front. _Le cocher_:--Qu'ordonnent ces messieurs? Que veulent-ils qu'on fasse de ces hommes? _Le papa de Pierre_:--Il faut les porter � la maison, atteler le cabriolet, et aller chercher le m�decin. Nous autres, en attendant le m�decin, nous t�cherons de leur faire reprendre connaissance. Le jardinier apporta un brancard; on y posa les bless�s, et on les porta dans une grande pi�ce qui servait d'orangerie pendant l'hiver. Ils restaient toujours sans mouvement. --Je ne connais pas ces visages-l�, dit le jardinier apr�s les avoir examin�s attentivement � la lumi�re. --Peut-�tre ont-ils sur eux des papiers qui les feront reconna�tre, dit le papa de Louis; on ferait savoir � leurs familles qu'ils sont ici et bless�s. Le jardinier fouilla dans leurs poches, en retira quelques papiers, qu'il remit au papa de Jacques, puis deux couteaux bien aiguis�s, bien pointus, et un gros paquet de clefs. --Ah! ah! ceci indique l'�tat de ces messieurs! s'�cria-t-il; ils venaient voler et peut-�tre tuer. --Je commence � comprendre, dit le papa de Pierre. La pr�sence de Cadichon et ses braiments expliquent tout. Ces gens-l� venaient pour voler; Cadichon les a devin�s avec son instinct accoutum�; il a lutt� contre eux, il a ru� et leur a cass� la t�te, apr�s quoi il s'est mis � braire pour nous appeler. --C'est bien cela, ce doit �tre cela, dit le papa de Jacques. Il peut se vanter de nous avoir rendu un fier service, ce brave Cadichon. Viens, mon Cadichon, te voil� rentr� en gr�ce cette fois. J'�tais content; je me promenais en long et en large devant la serre, pendant qu'on donnait des soins � Finot et � Passe-Partout. M. Tudoux ne tarda pas � arriver; les voleurs n'avaient pas encore repris connaissance. Il examina les blessures. --Voil� deux coups bien appliqu�es, dit-il. On voit distinctement la marque d'un tr�s petit fer � cheval, comme qui dirait un pied d'�ne. Et mais, ... ajouta-t-il en m'apercevant, ne serait-ce pas une nouvelle m�chancet� de cet animal qui nous examine comme s'il comprenait? --Pas m�chancet�, mais fid�le service et intelligence, r�pondit le papa de Pierre. Ces gens-l� sont des voleurs; voyez ces couteaux et ces papiers qu'ils avaient sur eux. Et il se mit � lire: �N� 1. Ch�teau Herp. Beaucoup de monde; pas bon � voler; potager facile; l�gumes et fruits, mur peu �lev�. �N� 2. Presbyt�re. Vieux cur�; pas d'armes. Servante sourde et vieille. Bon � voler pendant la messe. �N� 3. Ch�teau de Sourval. Ma�tre absent; femme seule au rez-de-chauss�e, domestique au second; belle argenterie; bon � voler. Tuer si on crie. �N� 4. Ch�teau de Chanday. Chiens de garde vigoureux � empoisonner; personne au rez-de-chauss�e; argenterie; galerie de curiosit�s riches et bijoux. Tuer si on vient.� --Vous voyez, continua le papa, que ces hommes sont des brigands qui venaient d�valiser le potager, faute de mieux. Pendant que vous leur donnerez vos soins, je vais envoyer � la ville pr�venir le brigadier de gendarmerie. M. Tudoux tira de sa poche une trousse, y prit une lancette, et saigna les deux voleurs. Ils ne tard�rent pas � ouvrir les yeux, et parurent effray�s de se voir entour�s de monde et dans une chambre du ch�teau. Quand ils furent tout � fait remis, ils voulurent parler. --Silence, coquins, leur dit M. Tudoux avec calme et lenteur. Silence; nous n'avons pas besoin de vos discours pour savoir qui vous �tes et ce que vous veniez faire ici. Finot porta la main � sa veste, les papiers n'y �taient plus; il chercha son couteau, il ne le trouva pas. Il regarda Passe-Partout d'un air sombre, et lui dit � voix basse: --Je te disais bien dans le bois que j'avais entendu du bruit. --Tais-toi, dit Passe-Partout de m�me; on pourrait t'entendre. Il faut tout nier. _Finot_:--Mais les papiers? ils les ont. _Passe-Partout_:--Tu diras que nous avons trouv� les papiers. _Finot_:--Et les couteaux? _Passe-Partout_:--Les couteaux aussi, parbleu! Il faut de l'audace. _Finot_:--Qui est-ce qui t'a assen� sur la t�te ce coup de massue qui t'a si bien engourdi? _Passe-Partout_:--Je n'en sais, ma foi, rien; je n'ai pas eu le temps de voir ni d'entendre. Je me trouvai par terre, frapp� en moins de rien. _Finot_:--Et moi de m�me. Il faudrait pourtant savoir si on nous a vus grimper au mur. _Passe-Partout_:--Nous le saurons bien. Ne faut-il pas que ceux qui nous ont assomm�s viennent dire comment et pourquoi? _Finot_:--Tiens! c'est vrai. Jusque-l� il faut tout nier. Convenons � pr�sent des d�tails pour ne pas nous contredire. D'abord, faisions-nous route ensemble? O� avons-nous trouv� les...? --S�parez ces deux hommes, dit le papa de Louis; ils vont s'entendre sur les contes qu'ils nous feront. Deux hommes saisirent Finot, pendant que deux autres s'empar�rent de Passe-Partout, et, malgr� leur r�sistance, ils leur garrott�rent les pieds et les mains, et emport�rent Passe-Partout dans une autre salle. La nuit �tait bien avanc�e; on attendait avec impatience le brigadier de gendarmerie; il arriva au petit jour, escort� de quatre gendarmes, car on leur avait dit qu'il s'agissait de l'arrestation de deux voleurs. Les papas de mes petits ma�tres lui racont�rent tout ce qui �tait arriv�, et lui firent voir les papiers et les couteaux trouv�s dans les poches des voleurs. --Ce genre de couteaux, dit le brigadier, indique des voleurs dangereux qui assassinent pour voler: ce qui, du reste, est facile � voir d'apr�s leurs papiers, qui sont des indications de vols � faire dans les environs. Je ne serais pas surpris que ces deux hommes fussent les nomm�s Finot et Passe-Partout, des brigands tr�s dangereux �chapp�s des gal�res, et qu'on cherche dans plusieurs d�partements o� ils ont commis des vols nombreux et audacieux. Je vais les interroger s�par�ment; vous pouvez assister � l'interrogatoire, si vous le d�sirez. En achevant ces mots, il entra dans la serre, o� �tait rest� Finot. Il regarda un instant et dit: --Bonjour Finot! tu t'es donc laiss� reprendre? Finot tressaillit, rougit, mais ne r�pondit pas. --Eh bien! Finot, dit le brigadier, nous avons perdu notre langue? Elle �tait pourtant bien pendue au dernier proc�s. --A qui parlez-vous, monsieur? r�pondit Finot, en regardant de tous c�t�s; il n'y a que moi ici. _Le brigadier_:--Je le sais bien qu'il n'y a que toi; c'est bien � toi que je parle. _Finot_:--Je ne sais pas, monsieur, pourquoi vous me tutoyez; je ne vous connais pas. _Le brigadier_:--Mais moi, je te connais bien. Tu es Finot, �chapp� du bagne, condamn� aux gal�res pour vol et blessures. _Finot_:--Vous vous trompez, monsieur; je ne suis pas ce que vous pr�tendez si bien savoir. _Le brigadier_:--Et qui �tes-vous donc? D'o� venez-vous? O� alliez-vous? _Finot_:--Je suis un marchand de moutons; j'allai � une foire, � Moulins, acheter des agneaux. _Le brigadier_:--En v�rit�? Et votre camarade? Est-il aussi un marchand de moutons et d'agneaux? _Finot_:--Je n'en sais rien; nous nous �tions rencontr�s peu d'instants avant d'avoir �t� attaqu�s et assomm�s par une bande de voleurs. _Le brigadier_:--Et ces papiers que vous aviez dans vos poches? _Finot_:--Je ne sais seulement pas ce que c'est; nous les avons trouv�s pas loin d'ici, et nous n'avons pas eu le temps d'y regarder. _Le brigadier_:--Et les couteaux? _Finot_:--Les couteaux �taient avec les papiers. _Le brigadier_:--Tiens! c'est de la chance d'avoir trouv� et ramass� tout cela sans y voir; la nuit �tait sombre. _Finot_:--Aussi est-ce le hasard. Mon camarade a march� dessus, cela lui a sembl� dr�le; il s'est baiss�, je l'ai aid�; et, en t�tonnant, nous avons trouv� les papiers et les couteaux, nous avons partag�. _Le brigadier_:--C'est malheureux pour vous d'avoir partag�. �a fait que chacun avait de quoi se faire fourrer en prison. _Finot_:--Vous n'avez pas le droit de nous mettre en prison; nous sommes d'honn�tes gens.... _Le brigadier_:--C'est ce que nous verrons, et ce ne sera pas long. Au revoir, Finot. Ne vous d�rangez pas, ajouta-t-il, voyant que Finot cherchait � se lever de dessus son banc. Gendarmes, veillez bien sur monsieur, afin qu'il ne manque de rien. Et ne le quittez pas des yeux, c'est un Finot qui nous a �chapp� plus d'une fois. Le brigadier sortit, laissant Finot abattu et inquiet. �Pourvu que Passe-Partout dise comme moi, pensa-t-il. Ce serait bien de la chance qu'il d�t de m�me.� En voyant entrer le brigadier, Passe-Partout se sentit perdu; pourtant il parvint � cacher son inqui�tude. Il regarda d'un air indiff�rent le brigadier, qui l'examinait attentivement. --Comment vous trouvez-vous ici, bless� et garrott�? dit le brigadier. --Je n'en sais rien, r�pondit Passe-Partout. _Le brigadier_:--Vous savez toujours bien qui vous �tes? o� vous alliez? par qui vous avez �t� bless�? _Passe-Partout_:--Je sais bien qui je suis et o� j'allais, mais je ne sais pas qui m'a brutalement attaqu�. _Le brigadier_:--Alors, proc�dons par ordre. Qui �tes-vous? _Passe-Partout_:--Est-ce que cela vous regarde? vous n'avez pas le droit de demander aux gens qui passent qui ils sont. _Le brigadier_:--J'en ai si bien le droit, que je mets les poucettes � ceux qui ne me r�pondent pas, et que je les fais mener � la prison de la ville. Je recommence. Qui �tes-vous? _Passe-Partout_:--Je suis un marchand de cidre. _Le brigadier_:--Votre nom, s'il vous pla�t? _Passe-Partout_:--Robert Partout. _Le brigadier_:--O� alliez-vous? _Passe-Partout_:--Un peu partout, acheter du cidre l� o� on en vend. _Le brigadier_:--Vous n'�tiez pas seul? Vous aviez un camarade? _Passe-Partout_:--Oui, c'est mon associ�; nous faisions des affaires ensemble. _Le brigadier_:--Vous aviez des papiers dans vos poches? Savez-vous ce que c'�tait que ces papiers? Passe-Partout regarda le brigadier. �Il a lu les papiers, se dit-il; il veut me mettre dedans, mais je serai plus fin que lui.� Et il dit tout haut: --Si je le sais? Je crois bien que je le sais! Des papiers perdus par des brigands, sans doute, et que j'allais porter � la gendarmerie de la ville. _Le brigadier_:--Comment avez-vous eu ces papiers? _Passe-Partout_:--Nous les avons trouv�s sur la route mon camarade et moi; nous les avons regard�s, et nous �tions press�s de nous en d�barrasser; c'est pourquoi nous marchions de nuit. _Le brigadier_:--Et les couteaux qu'on a trouv�s sur vous? _Passe-Partout_:--Les couteaux; nous les avions achet�s pour nous d�fendre; on nous disait qu'il y avait des voleurs dans le pays. _Le brigadier_:--Et comment et par qui vous �tes-vous trouv�s bless�s, votre camarade et vous? _Passe-Partout_:--Pr�cis�ment par des voleurs qui nous ont attaqu�s sans que nous les ayons vus. _Le brigadier_:--Tiens? Finot m'a pas dit comme vous. _Passe-Partout_:--Finot a eu si peur qu'il a perdu la m�moire; il ne faut pas croire ce qu'il dit. _Le brigadier_:--Je ne l'ai pas cru non plus, pas davantage que je ne crois � ce que vous me dites vous-m�me, l'ami Passe-Partout, car je vous reconnais bien � pr�sent; vous vous �tes trahi. Passe-Partout s'aper�ut de la b�tise qu'il avait faite en reconnaissant que son camarade s'appelait Finot. C'�tait un sobriquet qui lui avait �t� donn� au bagne pour se moquer de son peu de finesse. Quant � Passe-Partout, son vrai nom �tait _Partout_; et un jour qu'on se pressait pour passer au r�fectoire, Finot s'�cria: �Passe-Partout�, le nom lui en resta. Il n'y avait plus moyen de nier; il ne voulait pourtant pas avouer; il prit le parti de hausser les �paules, en disant: --Est-ce que je connais Finot, moi? C'�tait pas malin de deviner que vous parliez de mon camarade; je croyais que vous l'appeliez Finot pour vous moquer. --C'est bon! tournez cela comme vous voudrez, dit le brigadier, il n'en est pas moins vrai que vous voyagez pour acheter du cidre avec votre camarade; que vous avez trouv� vos papiers sur la route; que vous les portiez, apr�s les avoir lus, � la ville, chez les gendarmes; que vous avez achet� vos couteaux pour vous d�fendre contre des voleurs, que vous avez �t� attaqu�s et bless�s par ces m�mes voleurs. N'est-ce pas �a? _Passe-Partout_:--Oui, oui, c'est bien mon histoire. _Le brigadier_:--Dites donc votre _conte_, car votre camarade a dit tout le contraire. --Que vous a-t-il dit? demanda Passe-Partout avec inqui�tude. --Il est inutile que vous le sachiez pour le moment. Quand on vous aura ramen�s au bagne, il vous le dira. Et le brigadier sortit, laissant Passe-Partout dans un �tat de rage et d'inqui�tude facile � concevoir. --Pensez-vous, docteur, que ces hommes soient en �tat de marcher jusqu'� la ville? demanda le brigadier � M. Tudoux. --Je pense qu'ils y arriveront en ne les poussant pas trop, r�pondit M. Tudoux avec lenteur. D'ailleurs, lors m�me qu'ils tomberaient en route, on pourrait toujours les ramasser et les �tendre dans une voiture qu'on irait chercher. Mais la t�te est endommag�e par le coup de pied de l'�ne; ils pourront bien en mourir dans trois ou quatre jours. Le brigadier �tait embarrass�; quoique les prisonniers ne lui fissent �prouver aucune piti�, il �tait bon et il ne voulait pas les faire souffrir sans n�cessit�. M. de Ponchat, le papa de Pierre et de Henri, voyant son embarras, lui proposa de faire atteler une carriole. Le brigadier remercia et accepta. Quand la carriole fut amen�e devant la porte, on y fit entrer Finot et Passe-Partout, chacun d'eux se trouvant entre deux gendarmes. De plus, on avait eu la pr�caution de leur attacher les pieds afin qu'ils ne pussent sauter de la carriole et s'enfuir. Le brigadier, � cheval, marchait � c�t� de la carriole, et ne perdait pas de vue ses prisonniers. Ils ne tard�rent pas � dispara�tre, et je restai seul devant la maison, mangeant de l'herbe, en attendant avec impatience la promenade de mes petits ma�tres, et surtout de mon petit Jacques que je d�sirais revoir; le service que je venais de rendre devait m'avoir fait pardonner ma m�chancet� pass�e. Quand le jour fut venu tout � fait, que tout le monde fut lev�, habill�, eut d�jeun�, un groupe se pr�cipita sur le perron. C'�taient les enfants. Tous coururent � moi et me caress�rent � l'envi. Mais, entre toutes les caresses, celles de mon petit Jacques furent les plus affectueuses. --Mon bon Cadichon, disait-il, te voil� revenu! J'�tais si triste que tu fusses parti! Mon cher Cadichon, tu vois que nous t'aimions toujours. _Camille_:--Il est vrai qu'il est redevenu tr�s bon. _Madeleine_:--Et qu'il n'a plus cet air insolent qu'il avait pris depuis quelque temps. _Elisabeth_:--Et qu'il ne mord plus son camarade ni les chiens de garde. _Louis_:--Et qu'il se laisse seller et brider tr�s sagement. _Henriette_:--Et qu'il ne mange plus les bouquets que je tiens dans la main. _Jeanne_:--Et qu'il ne rue plus quand on le monte. _Pierre_:--Et qu'il ne court plus apr�s mon poney pour lui mordre la queue. _Jacques_:--Et qu'il a sauv� tous les l�gumes et les fruits du potager en faisant attraper les deux voleurs. _Henri_:--Et qu'il leur a cass� la t�te avec ses pieds. _Elisabeth_:--Mais comment a-t-il pu faire prendre les voleurs? _Pierre_:--On ne sait pas du tout comment il a pu faire; mais on a �t� averti par ses braiments. Papa, mes oncles et quelques domestiques sont sortis et ont vu Cadichon allant et venant, galopant avec inqui�tude de la maison au jardin; ils l'ont suivi avec des lanternes, et il les a men�s au bout du mur ext�rieur du potager; ils ont trouv� l� deux hommes �vanouis et ils ont vu que c'�taient des voleurs. _Jacques_:--Comment ont-ils pu voir que c'�taient des voleurs? Est-ce que les voleurs ont des figures et des habits extraordinaires qui ne ressemblent pas aux n�tres? _Elisabeth_:--Ah! je crois bien que ce n'est pas comme nous! J'ai vu toute une bande de voleurs; ils avaient des chapeaux pointus, des manteaux marrons, et des visages m�chants avec d'�normes moustaches. --O� les as-tu vus? Quand cela? demand�rent tous les enfants � la fois. _Elisabeth_:--Je les ai vus, l'hiver dernier, au th��tre de Franconi. _Henri_:--Ah! ah! ah! quelle b�tise! je croyais que c'�taient de vrais voleurs que tu avais rencontr�s dans un de tes voyages et je m'�tonnais que mon oncle et ma tante n'en eussent pas parl�. _Elisabeth_, piqu�e:--Certainement, monsieur, ce sont de vrais voleurs, et les gendarmes se sont battus contre eux et les ont tu�s ou faits prisonniers. Et ce n'est pas dr�le du tout; j'avais tr�s peur, et il y a eu des pauvres gendarmes bless�s. _Pierre_:--Ah! ah! ah! que tu es sotte! ce que tu as vu, c'est ce qu'on appelle une com�die, qui est jou�e par des hommes qu'on paye et qui recommencent tous les soirs. _Elisabeth_:--Comment veux-tu qu'ils recommencent, puisqu'ils sont tu�s? _Pierre_:--Mais tu ne vois donc pas qu'ils font semblant d'�tre tu�s ou bless�s, et qu'ils se portent aussi bien qui toi et moi. _Elisabeth_:--Alors comment papa et mes oncles ont-ils reconnu que ces hommes �taient des voleurs? _Pierre_:--Parce qu'on a trouv� dans leurs poches des couteaux � tuer des hommes, et.... _Jacques_, interrompant:--Comment est-ce fait des couteaux � tuer des hommes? _Pierre_:--Mais ... mais ... comme tous les couteaux. _Jacques_:--Alors, comment sais-tu que c'est pour tuer des hommes? c'est peut-�tre pour couper leur pain. _Pierre_:--Tu m'ennuies, Jacques; tu veux toujours tout comprendre, et tu m'as interrompu quand j'allais dire qu'on a trouv� des papiers sur lesquels ils avaient �crit qu'ils voleraient nos l�gumes, et qu'ils tueraient le cur� et beaucoup d'autres personnes. _Jacques_:--Et pourquoi ne voulaient-ils pas nous tuer, nous autres? _Elisabeth_:--Parce qu'ils savaient que papa et mes oncles sont tr�s courageux, qu'ils ont des pistolets ou des fusils, et que nous les aurions tous aid�s. _Henri_:--Tu serais d'un fameux secours, en v�rit�, si on venait nous attaquer. _Elisabeth_:--Je serais tout aussi courageuse que vous, monsieur, et je saurais bien tirer les voleurs par les jambes pour les emp�cher de tuer papa. _Camille_:--Voyons, voyons, ne vous disputez pas, et laissez Pierre nous raconter ce qu'il a entendu dire. _Elisabeth_:--Nous n'avons pas besoin de Pierre pour savoir ce que nous savons d�j�. _Pierre_:--Alors, pourquoi me demandez-vous comment papa a reconnu les voleurs? --Monsieur Pierre, monsieur Henri, M. Auguste vous cherche, dit le jardinier, qui venait apporter la provision de l�gumes pour la cuisine. --O� est-il? demand�rent Pierre et Henri. --Dans le jardin, messieurs, r�pondit le jardinier; il n'a pas os� approcher du ch�teau, de peur de se rencontrer avec Cadichon. Je soupirais et je pensais que le pauvre Auguste avait raison de me craindre depuis le triste jour o� j'avais manqu� de le noyer dans un foss� de boue, apr�s l'avoir fait �gratigner dans les ronces et les �pines, et l'avoir fait rudement tomber en mordant son poney. �Je lui dois une r�paration, me dis-je; comment faire pour lui rendre un service et lui montrer qu'il n'a plus de motifs pour me craindre?� XXV LA R�PARATION Pendant que je cherchais en vain ce que je pouvais faire pour t�moigner mon repentir � Auguste, les enfants se rapproch�rent de la place o� je r�fl�chissais tout en broutant l'herbe. Je vis qu'Auguste restait � une certaine distance de moi, et qu'il me regardait d'un air m�fiant. _Pierre_:--Il fera chaud aujourd'hui, je ne crois pas qu'une longue promenade soit agr�able. Nous ferons mieux de rester � l'ombre dans le parc. _Auguste_:--Pierre a raison, d'autant que depuis la maladie dont j'ai manqu� mourir, je suis rest� faible, et je me fatigue facilement d'une longue course. _Henri_:--C'est pourtant Cadichon qui a �t� la cause de ta maladie, tu dois lui en vouloir? _Auguste_:--Je ne crois pas qu'il l'ait fait expr�s, il aura eu peur de quelque chose sur le chemin; la frayeur lui aura fait faire un saut qui m'a jet� dans cet affreux foss�. Ainsi, je ne le d�teste pas; seulement.... _Pierre_:--Seulement quoi? _Auguste_, rougissant l�g�rement:--Seulement j'aime mieux ne plus le monter. La g�n�rosit� de ce pauvre gar�on me toucha, et augmenta mes regrets de l'avoir si fort maltrait�. Camille et Madeleine propos�rent de faire la cuisine; les enfants avaient b�ti un four dans leur jardin; ils le chauffaient avec du bois sec qu'ils ramassaient eux-m�mes. La proposition fut accept�e avec joie; les enfants coururent demander des tabliers de cuisine; ils revinrent tout pr�parer dans leur jardin. Auguste et Pierre apport�rent le bois; ils cassaient chaque brin en deux et en remplissaient leur four. Avant de l'allumer, ils se rassembl�rent pour savoir ce qu'ils allaient servir pour leur d�jeuner. --Je ferai une omelette, dit Camille. _Madeleine_:--Moi, une cr�me au caf�. _Elisabeth_:--Moi, des c�telettes. _Pierre_:--Et, moi, une vinaigrette de veau froid. _Henri_:--Moi, une salade de pommes de terre. _Jacques_:--Moi, des fraises � la cr�me. _Louis_:--Moi, des tartines de pain et de beurre. _Henriette_:--Et moi, du sucre r�p�. _Jeanne_:--Et moi, des cerises. _Auguste_:--Et moi, je couperai le pain, je mettrai le couvert, je pr�parerai le vin et l'eau, et je servirai tout le monde. Et chacun alla demander � la cuisine ce qu'il lui fallait pour le plat qu'il devait fournir. Camille rapporta des oeufs, du beurre, du sel, du poivre, une fourchette et une po�le. --Il me faut du feu pour fondre mon beurre et pour cuire mes oeufs, dit-elle. Auguste, Auguste, du feu, s'il vous pla�t. _Auguste_:--O� faut-il l'allumer? _Camille_:--Pr�s du four; d�p�chez-vous, je bats mes oeufs. _Madeleine_:--Auguste, Auguste, courez � la cuisine me chercher du caf� pour ma cr�me que je fouette; je l'ai oubli�; vite, d�p�chez-vous. _Auguste_:--Il faut que j'allume du feu pour Camille. _Madeleine_:--Apr�s; allez vite chercher mon caf�: ce ne sera pas long, et je suis press�e. Auguste partit en courant. _Elisabeth_:--Auguste, Auguste, il me faut de la braise et un gril pour mes c�telettes; je finis de les couper proprement. Auguste, qui accourait avec le caf�, repartit pour le gril. _Pierre_:--Il me faut de l'huile pour ma vinaigrette. _Henri_:--Et moi, du vinaigre pour ma salade; Auguste, vite de l'huile et du vinaigre. Auguste, qui rapportait le gril, retourna en courant chercher le vinaigre et l'huile. _Camille_:--Eh bien! mon feu, c'est comme �a que vous l'allumez, Auguste? Mes oeufs sont battus, vous allez me faire manquer mon omelette. _Auguste_:--On m'a donn� des commissions; je n'ai pas encore eu le temps d'allumer le bois. _Elisabeth_:--Et ma braise? o� est-elle, Auguste? Vous avez oubli� ma braise! _Auguste_:--Non, Elisabeth, mais je n'ai pas pu: on m'a fait courir. _Elisabeth_:--Je n'aurai pas le temps de faire griller mes c�telettes; d�p�chez-vous, Auguste. _Louis_:--Il me faut un couteau pour couper mes tartines. Vite un couteau, Auguste. _Jacques_:--Je n'ai pas de sucre pour mes fraises; r�pe du sucre pour mes fraises; r�pe du sucre, Henriette; d�p�che-toi. _Henriette_:--Je r�pe tant que je peux, mais je suis fatigu�e; je vais me reposer un peu. J'ai si soif!... _Jeanne_:--Mange des cerises; moi, aussi, j'ai soif. _Jacques_:--Et moi donc? je vais en go�ter un peu; cela rafra�chit la langue. _Louis_:--Je veux me rafra�chir un peu aussi; c'est fatigant de faire des tartines. Et voil� les quatres petits qui entourent le panier de cerises. _Jeanne_:--Asseyons-nous; ce sera plus commode pour se rafra�chir. Ils se rafra�chirent si bien, qu'ils mang�rent toutes les cerises; quand il n'en resta plus, ils se regard�rent avec inqui�tude. _Jeanne_:--Il ne reste plus rien. _Henriette_:--Ils vont nous gronder. _Louis_, avec inqui�tude:--Mon Dieu! comment faire? _Jacques_:--Demandons � Cadichon de venir � notre secours. _Louis_:--Que veux-tu que fasse Cadichon? il ne peut pas faire qu'il y ait des cerises quand nous avons tout mang�! _Jacques_:--C'est �gal; Cadichon, mon bon Cadichon, viens nous aider; vois notre panier vide, et t�che de le remplir. J'�tais tout pr�s des quatre petits gourmands. Jacques me mettait le panier vide sous le nez pour me faire comprendre ce qu'il attendait de moi. Je le flairai et je partis au petit trot; j'allai � la cuisine, o� j'avais vu d�poser un panier de cerises, je le pris entre mes dents, je l'emportai en trottant et je le d�posai au milieu des enfants encore assis en rond pr�s des noyaux et des queues de cerises qu'ils avaient mis dans leur assiette. Un cri de joie accueillit son retour. Les autres se retourn�rent tous � ce cri, et demand�rent ce qu'il y avait. --C'est Cadichon! c'est Cadichon! s'�cria Jacques. --Tais-toi, lui dit Jeanne; ils sauront que nous avons tout mang�. --Tant pis, s'ils le savent! r�pondit Jacques. Je veux qu'ils sachent aussi combien Cadichon est bon et spirituel. Et, courant � eux, il leur raconta comment j'avais r�par� leur gourmandise. Au lieu de gronder les quatre petits, ils lou�rent Jacques de sa franchise, et donn�rent aussi de grands �loges � mon intelligence. Pendant ce temps, Auguste avait allum� le feu de Camille, la braise d'Elisabeth; Camille faisait cuire son omelette, Madeleine finissait sa cr�me, Elisabeth grillait ses c�telettes, Pierre coupait son veau en tranches pour y faire un assaisonnement, Henri tournait et retournait sa salade de pommes de terre, Jacques faisait une bouillie de ses fraises et de sa cr�me, Louis achevait une pile de tartines, Henriette r�pait son sucre qui d�bordait le sucrier, Jeanne �pluchait les cerises du panier, Auguste, suant, soufflant, mettait le couvert, courait pour avoir de l'eau fra�che pour rafra�chir le vin, pour embellir l'aspect du couvert avec des bateaux de radis, de cornichons, de sardines, d'olives. Il avait oubli� le sel, il n'avait pas song� aux couverts; il s'apercevait que les verres manquaient; il d�couvrait des hannetons et des moucherons tomb�s dans les verres, dans les assiettes. Quand tout fut pr�t, quand tous les plats furent plac�s sur la nappe, Camille se frappa le front. --Ah! dit-elle. Nous n'avons oubli� qu'une chose: c'est demander � nos mamans la permission de d�jeuner dehors et de manger de notre cuisine. --Courons vite, s'�cri�rent les enfants, Auguste gardera le d�jeuner. Et, s'�lan�ant tous vers la maison, ils se pr�cipit�rent dans le salon o� �taient rassembl�s les papas et les mamans. La pr�sence de ces enfants rouges, haletants, avec des tabliers de cuisine qui leur donnaient l'air d'une bande de marmitons, surprit les parents. Les enfants, courant chacun � leur maman, demand�rent avec une telle volubilit� la permission de d�jeuner dehors, qu'elles ne comprirent pas d'abord la demande. Apr�s quelques questions et quelques explications, la permission fut accord�e, et ils retourn�rent bien vite rejoindre Auguste et leur d�jeuner. Auguste avait disparu. --Auguste! Auguste! cri�rent-ils. --Me voici, me voici, r�pondit une voix qui semblait venir du ciel. Tous lev�rent la t�te et aper�urent Auguste, perch� au haut d'un ch�ne, et qui se mit � descendre avec lenteur et pr�caution. --Pourquoi as-tu grimp� l�-haut? Quelle dr�le d'id�e tu as eue! dirent Pierre et Henri. Auguste descendait toujours sans r�pondre. Quand il fut � terre, les enfants virent avec surprise qu'il �tait p�le et tremblant. _Madeleine_:--Pourquoi avez-vous grimp� � l'arbre, Auguste, et que vous est-il arriv�? _Auguste_:--Sans Cadichon, vous n'auriez retrouv� ni moi, ni votre d�jeuner; c'est pour sauver ma vie que je suis mont� au haut de ce ch�ne. _Pierre_:--Raconte-nous ce qui est arriv�; comment Cadichon a-t-il pu te sauver la vie et pr�server notre d�jeuner? _Camille_:--Mettons-nous � table; nous �couterons en mangeant; je meurs de faim. Ils se plac�rent sur l'herbe, autour de la nappe; Camille servit l'omelette, qui fut trouv�e excellente; Elisabeth servit � son tour ses c�telettes; elles �taient tr�s bonnes, mais un peu trop cuites. Le reste du d�jeuner vint ensuite. Pendant qu'on mangeait, Auguste raconta ce qui suit: �A peine �tiez-vous partis, que je vis accourir les deux gros chiens de la ferme, attir�s par l'odeur du repas; je ramassai un b�ton, et je crus les faire partir en le brandissant devant eux. Mais ils voyaient les c�telettes, l'omelette, le pain, le beurre, la cr�me; au lieu d'avoir peur de mon b�ton, ils voulurent se jeter sur moi; je lan�ai le b�ton � la t�te du plus gros, qui sauta sur mon dos....� --Comment, sur ton dos? dit Henri; il avait donc tourn� autour de toi? --Non, r�pondit Auguste en rougissant; mais j'avais jet� mon b�ton, je n'avais plus rien pour me d�fendre, et tu comprends qu'il �tait inutile que je me fisse d�vorer par des chiens affam�s. --Je comprends, reprit Henri d'un ton moqueur; c'est toi qui avais tourn� les talons et qui te sauvais. --Je m'en allais pour vous chercher, dit Auguste; les maudites b�tes coururent apr�s moi, lorsque Cadichon vint � mon secours en saisissant par la peau du dos le plus gros des chiens; il le secouait pendant que je grimpais � l'arbre; l'autre sauta apr�s moi, m'attrapa par mon habit, et m'aurait mis en pi�ces, si Cadichon ne m'e�t pas encore pr�serv� de ce m�chant animal; il donna un dernier et bon coup de dent au premier chien, qu'il lan�a en l'air, et qui alla retomber, bris� et saignant, � quelques pas plus loin; ensuite Cadichon saisit par la queue celui qui tenait le pan de mon habit, ce qui le fui fit l�cher imm�diatement; apr�s l'avoir tir� au loin, il se retourna avec une agilit� surprenante, et lui lan�a � la m�choire une ruade qui doit lui avoir cass� quelques dents. Les deux chiens se sauv�rent en hurlant, et je me pr�parais � descendre de l'arbre lorsque vous �tes revenus. On admira beaucoup mon courage et ma pr�sence d'esprit, et chacun vint � moi, me caressa et m'applaudit. --Vous voyez bien, dit Jacques d'un air triomphant et l'oeil brillant de bonheur, que mon ami Cadichon est redevenu excellent; je ne sais pas si vous l'aimez, mais moi je l'aime plus que jamais. N'est-ce pas, mon Cadichon, que nous serons toujours bons amis? Je r�pondis de mon mieux par un braiment joyeux; les enfants se mirent � rire, et, se mettant � table, ils continu�rent leur repas. Madeleine servit sa cr�me. --La bonne cr�me! dit Jacques. --J'en veux encore, dit Louis. --Et moi aussi, et moi aussi, dirent Henriette et Jeanne. Madeleine �tait contente du succ�s de sa cr�me; il est juste de dire que chacun avait r�ussi parfaitement, que le d�jeuner fut mang� en entier, et qu'il n'en resta rien. Le pauvre Jacques eut pourtant un moment d'humiliation. Il s'�tait charg� des fraises � la cr�me. Il avait sucr� sa cr�me et il avait vers� dedans les fraises tout �pluch�es. C'�tait tr�s bien; malheureusement, il avait fini avant les autres. Voyant qu'il avait du temps devant lui, il voulut perfectionner son plat, et il se mit � �craser les fraises dans la cr�me. Il �crasa, �crasa si longtemps et si bien, que les fraises et la cr�me ne firent plus qu'une bouillie, qui devait avoir tr�s bon go�t, mais qui n'avait pas tr�s bonne mine. Lorsque le tour de Jacques arriva, et qu'il voulut servir ses fraises: --Que me donnes-tu l�? s'�cria Camille. De la bouillie rouge? Qu'est-ce que c'est? Avec quoi l'as-tu faite? --Ce n'est pas de la bouillie rouge, dit Jacques un peu confus; ce sont des fraises � la cr�me. C'est tr�s bon, je t'assure, Camille; go�tes-en, tu verras. --Des fraises? dit Madeleine, o� sont les fraises? Je ne les vois pas. C'est d�go�tant ce que tu nous donnes. --Mais oui, c'est d�go�tant, s'�cri�rent tous les autres. --Je croyais que ce serait meilleur �cras�, dit le pauvre petit Jacques, les yeux pleins de larmes. Mais, si vous voulez, j'irai vite cueillir d'autres fraises et chercher de la cr�me � la ferme. --Non, mon petit Jacques, dit Elisabeth, touch�e de sa douleur; ta cr�me doit �tre tr�s bonne. Veux-tu m'en servir? Je la mangerai avec grand plaisir. Jacques embrassa Elisabeth; sa figure reprit un air joyeux, et il en servit plein une assiette. Les autres enfants, attendris comme Elisabeth par la bont� et la bonne volont� de Jacques, lui en demand�rent tous, et tous, apr�s avoir go�t�, d�clar�rent que c'�tait excellent. Le petit Jacques, qui avait examin� avec inqui�tude leurs visages pendant qu'ils go�taient � sa cr�me, redevint radieux quand il vit le succ�s de son invention. Le d�jeuner fini, ils se mirent � laver la vaisselle dans un grand baquet qui avait �t� oubli� la veille et que la goutti�re avait rempli dans la nuit. Ce ne fut pas le moins amusant de l'affaire, et la vaisselle n'�tait pas encore finie quand l'heure de l'�tude sonna, et que les parents rappel�rent leurs enfants pour se mettre au travail. Ils demand�rent un quart d'heure de gr�ce pour achever de tout essuyer et ranger. On le leur accorda. Avant que le quart d'heure f�t �coul�, tout �tait rapport� � la cuisine, mis en place, les enfants �taient au travail, et Auguste avait fait ses adieux pour retourner chez lui. Avant de s'en aller, Auguste m'appela, et, me voyant approcher, il courut � moi, me caressa et me remercia, par ses paroles et par ses gestes, du service que je lui avais rendu. Je vis ce sentiment de reconnaissance avec plaisir. Il me confirma dans la pens�e qu'Auguste �tait bien meilleur que je ne l'avais jug� d'abord; qu'il n'avait ni rancune ni m�chancet�, et que s'il �tait poltron et un peu b�te, ce n'�tait pas sa faute. J'eus occasion, peu de jours apr�s, de lui rendre un nouveau service. XXVI LE BATEAU _Jacques_:--Quel dommage qu'on ne puisse pas faire tous les jours un d�jeuner comme celui de la semaine derni�re: c'�tait si amusant! _Louis_:--Et comme nous avons bien d�jeun�! _Camille_:--Ce qui m'a sembl� le meilleur, c'�tait la salade de pommes de terre et la vinaigrette de veau. _Madeleine_:--Je sais bien pourquoi: c'est parce que maman te d�fend habituellement de manger des choses vinaigr�es. _Camille, riant_:--C'est possible; les choses qu'on mange rarement semblent toujours meilleures, surtout quand on les aime naturellement. _Pierre_:--Que ferons-nous aujourd'hui pour nous amuser? _Elisabeth_:--C'est vrai, c'est notre jeudi; nous avons cong� jusqu'au d�ner. _Henri_:--Si nous p�chions une friture dans le grand �tang? _Camille_:--Bonne id�e! Nous aurons un plat de poisson pour demain, jour maigre. _Madeleine_:--Comment p�cherons-nous? Avons-nous des lignes? _Pierre_:--Nous avons assez d'hame�ons; ce qui nous manque ce sont des b�tons pour attacher nos lignes. _Henri_:--Si nous demandions aux domestiques d'aller nous en acheter au village? _Pierre_:--On n'en vend pas l�; il faudrait aller � la ville. _Camille_:--Voil� Auguste qui arrive; il a peut-�tre des lignes chez lui; on les enverrait chercher avec le poney. _Jacques_:--Moi, j'irai avec Cadichon. _Henri_:--Tu ne peux aller si loin tout seul. _Jacques_:--Ce n'est pas loin, c'est � une demi-lieue. _Auguste_, arrivant:--Qu'est-ce que vous voulez aller chercher avec Cadichon, mes amis? _Pierre_:--Des lignes pour p�cher. En as-tu Auguste? _Auguste_:--Non; mais il n'y a pas besoin d'aller en chercher si loin; avec des couteaux, nous en ferons nous-m�mes autant que nous en voudrons. _Henri_:--Tiens! c'est vrai. Comment n'y avons-nous pas song�? _Auguste_:--Allons vite en couper dans le bois. Avez-vous des couteaux? J'ai le mien dans ma poche. _Pierre_:--J'en ai un excellent que Camille m'a apport� de Londres. _Henri_:--Et moi aussi, j'ai celui que m'a donn� Madeleine. _Jacques_:--Et moi, j'ai aussi un couteau. _Louis_:--Et moi aussi. _Auguste_:--Venez avec nous alors; pendant que nous couperons les gros brins de bois, vous enl�verez l'�corce et les petites branches. --Et nous, que ferons-nous en attendant? dirent Camille, Madeleine, Elisabeth. --Faites pr�parer ce qui est n�cessaire pour la p�che, r�pondit Pierre: le pain, les vers, les hame�ons. Et tous se dispers�rent, allant chacun � son affaire. Je me dirigeai donc doucement vers l'�tang, et j'attendis plus d'une demi-heure l'arriv�e des enfants. Je les vis enfin accourir tenant chacun sa gaule, et apportant les hame�ons et autres objets dont ils pouvaient avoir besoin. _Henri_:--Je crois qu'il faudra battre l'eau pour faire venir les poissons au-dessus. _Pierre_:--Au contraire, il ne faut pas faire le moindre bruit: les poissons iront tout au fond dans la vase si nous les effrayons. _Camille_:--Je crois qu'il serait bon de les attirer en leur jetant des miettes de pain. _Madeleine_:--Oui, mais pas beaucoup, si nous leur en donnons trop, ils n'auront plus faim. _Elisabeth_:--Attendez, laissez-moi faire; occupez-vous de pr�parer les hame�ons pendant que je jetterai du pain. Elisabeth prit le pain; � la premi�re miette qu'elle jeta, une demi-douzaine de poissons s'�lanc�rent dessus. Elisabeth en jeta encore. Louis, Jacques, Henriette et Jeanne voulurent l'aider; ils en jet�rent tant, que les poissons rassasi�s, ne voulurent plus y toucher. --Je crains que nous n'en ayons trop jet�, dit Elisabeth tout bas � Louis et � Jacques. _Jacques_:--Qu'est-ce que cela fait? ils mangeront le reste ce soir ou demain. _Elisabeth_:--Mais c'est qu'ils ne voudront plus mordre � l'hame�on; ils n'ont plus faim. _Jacques_:--A�e! a�e! les cousins et les cousines ne seront pas contents. _Elisabeth_:--Ne disons rien; ils sont occup�s � leurs hame�ons; peut-�tre les poissons mordront-ils tout de m�me. --Voil� les hame�ons pr�ts, dit Pierre apportant les lignes; prenons chacun notre ligne, et lan�ons-la dans l'eau. Chacun prit sa ligne et la lan�a comme disait Pierre. Ils attendirent quelques minutes, en prenant garde de faire du bruit; le poisson ne mordait pas. _Auguste_:--La place n'est pas bonne, allons plus loin. _Henri_:--Je crois qu'il n'y a pas de poisson ici, car voil� plusieurs miettes de pain qui n'ont pas �t� mang�es. _Camille_:--Allez au bout de l'�tang, pr�s du bateau. _Pierre_:--C'est bien profond par l�. _Elisabeth_:--Crains-tu que les poissons ne se noient? _Pierre_:--Pas les poissons, mais l'un de nous s'il venait � y tomber. _Henri_:--Comment veux-tu que nous tombions? Nous ne nous approchons pas assez du bord pour glisser ou rouler dans l'eau. _Pierre_:--C'est vrai, mais je ne veux pas tout de m�me que les petits y aillent. _Jacques_:--Oh! je t'en prie, Pierre, laisse-moi aller avec toi; nous resterons tr�s loin de l'eau. _Pierre_:--Non, non, restez o� vous �tes; nous reviendrons bient�t vous joindre, car je ne pense pas que nous trouvions l�-bas plus de poisson que par ici. D'ailleurs, ajouta-t-il, en baissant la voix, c'est votre faute si nous n'avons rien pu attraper; je vous ai bien vus, vous avez jet� dix fois trop de pain; je ne veux pas le dire � Henri, � Auguste, � Camille et � Madeleine, mais il est juste que vous soyez punis de votre �tourderie. Jacques n'insista plus, et raconta aux autres coupables ce que venait de lui dire Pierre. Ils se r�sign�rent � rester � la place o� ils �taient, attendant toujours que les poissons voulussent bien se laisser prendre, et n'en prenant aucun. J'avais suivi Pierre, Henri et Auguste au bout de l'�tang. Ils jet�rent leurs lignes; pas plus de succ�s l�-bas; ils eurent beau changer de place, tra�ner les hame�ons: les poissons ne paraissaient pas. --Mes amis, dit Auguste, j'ai une excellente id�e; au lieu de nous ennuyer � attendre qu'il plaise aux poissons de venir se faire prendre, faisons une p�che en grand: prenons-en quinze ou vingt � la fois. _Pierre_:--Comment ferons-nous pour en prendre quinze ou vingt, puisque nous ne pouvons en prendre un seul? _Auguste_:--Avec un filet qu'on appelle �pervier. _Henri_:--Mais c'est tr�s difficile; papa dit qu'il faut savoir le lancer. _Auguste_:--Difficile! quelle folie! Moi, j'ai lanc� dix fois, vingt fois l'�pervier. C'est tr�s facile. _Pierre_:--Et as-tu pris beaucoup de poissons? _Auguste_:--Je n'en ai pas pris, parce que je ne le lan�ais pas dans l'eau. _Henri_:--Comment? o� et sur quoi le lan�ais-tu? _Auguste_:--Sur l'herbe ou sur la terre, seulement pour m'apprendre � bien jeter. _Pierre_:--Mais ce n'est pas du tout la m�me chose; je suis s�r que tu le lancerais tr�s mal sur l'eau. _Auguste_:--Mal! tu crois cela? Tu vas voir si je le lance mal! Je cours chercher l'�pervier qui s�che au soleil dans la cour. _Pierre_:--Non, Auguste, je t'en prie. S'il arrivait quelque chose, papa nous gronderait. _Auguste_:--Et que veux-tu qu'il arrive? Puisque je te dis que chez nous on p�che toujours � l'�pervier. Je pars; attendez-moi, je ne serai pas longtemps. Et Auguste partit en courant, laissant Pierre et Henri m�contents et inquiets. Il ne tarda pas � revenir, tra�nant apr�s lui le filet. --Voil�, dit-il, en l'�talant par terre. A pr�sent, gare les poissons! Il lan�a l'�pervier assez adroitement; il tira avec pr�caution et lenteur. --Tire donc plus vite! nous n'en finirons pas, dit Henri. --Non, non, dit Auguste, il faut le ramener tout doucement pour ne pas faire rompre le filet et pour ne laisser �chapper aucun poisson. Il continua � tirer, et, quand tout fut amen�, le filet �tait vide: pas un poisson ne s'�tait laiss� prendre. --Oh! dit-il, une premi�re fois ne compte pas. Il ne faut pas se d�courager. Recommen�ons. Il recommen�a, mais il ne r�ussit pas mieux la seconde fois que la premi�re. --Je sais ce que c'est, dit-il. Je suis trop pr�s du bord; il n'y a pas assez d'eau. Je vais entrer dans le bateau; comme il est tr�s long, je serai assez �loign� du bord pour pouvoir bien d�velopper mon �pervier. --Non, Auguste, dit Pierre, ne va pas dans le bateau; avec ton �pervier, tu peux t'embarrasser dans les rames et les cordages, et tu ferais la culbute dans l'eau. --Mais tu es comme un b�b� de deux ans, Pierre, r�pliqua Auguste; moi, j'ai plus de courage que toi. Tu vas voir. Et il s'�lan�a dans le bateau, qui alla de droite et de gauche. Auguste eut peur quoiqu'il f�t semblant de rire, et je vis qu'il allait faire quelque maladresse. Il d�ploya et �tendit mal son filet, g�n� comme il l'�tait par le mouvement du bateau; ses mains n'�taient pas tr�s rassur�es, il chancelait sur ses pieds. L'amour-propre l'emporta toutefois, et il lan�a l'�pervier. Mais le mouvement fut arr�t� par la crainte de tomber � l'eau; l'�pervier s'accrocha � son �paule gauche, et lui donna une secousse qui le fit tomber dans l'�tang, la t�te la premi�re. Pierre et Henri pouss�rent un cri de terreur qui r�pondit au cri d'angoisse qu'avait pouss� le malheureux Auguste en se sentant tomber. Il se trouvait envelopp� dans le filet, qui g�nait ses mouvements, et qui ne lui permettait pas de nager pour revenir sur l'eau et pr�s du bord. Plus il se d�battait, plus il resserrait le filet autour de son corps. Je le voyais enfoncer petit � petit. Quelques instants encore et il �tait perdu. Pierre et Henri ne pouvaient lui pr�ter aucun secours, ne sachant nager ni l'un ni l'autre. Avant qu'ils pussent amener du monde, Auguste devait p�rir infailliblement. Je ne fus pas longtemps � prendre mon parti; me jetant r�solument � l'eau, je nageai vers lui, et je plongeai, car il �tait d�j� � une grande profondeur sous l'eau. Je saisis avec mes dents le filet qui l'enveloppait; je nageai vers le bord en le tirant apr�s moi; je regrimpai la pente, fort escarp�e, tirant toujours Auguste, au risque de lui occasionner quelques bosses en le tra�nant sur des pierres et des racines, et je l'amenai jusque sur l'herbe, o� il resta sans mouvement. Pierre et Henri, p�les et tremblants, accoururent pr�s de lui, le d�barrass�rent, non sans peine, du filet qui le serrait, et, voyant accourir Camille et Madeleine, ils leur demand�rent d'aller chercher du secours. Les petits, qui avaient vu de loin la chute d'Auguste, arrivaient aussi en courant, et aid�rent Pierre et Henri � essuyer son visage et ses cheveux impr�gn�s d'eau. Les domestiques de la maison ne tard�rent pas � venir. On emporta Auguste sans connaissance, et les enfants rest�rent seuls avec moi. --Excellent Cadichon! s'�cria Jacques, c'est pourtant toi qui as sauv� la vie � Auguste! Avez-vous vu tous avec quel courage il s'est jet� � l'eau? _Louis_:--Oui, certainement! Et comme il a plong� pour rattraper Auguste! _Elisabeth_:--Et comme il l'a habilement tir� sur l'herbe! _Jacques_:--Pauvre Cadichon! tu es mouill�! _Henriette_:--Ne le touche pas, Jacques; il va mouiller tes habits; vois comme l'eau lui coule de partout. --Ah bah! qu'est-ce que �a fait que je sois un peu mouill�? dit Jacques passant ses bras autour de mon cou; je ne le serai jamais autant que Cadichon. _Louis_:--Au lieu de l'embrasser et de lui faire des compliments, tu ferais mieux de l'emmener � l'�curie, o� nous le bouchonnerons bien avec de la paille et o� nous lui donnerons de l'avoine pour le r�chauffer et lui rendre des forces. _Jacques_:--Ceci est tr�s vrai; tu as raison. Viens, mon Cadichon. _Jeanne_:--Qu'est-ce que c'est que de bouchonner? Tu dis, Louis, que tu bouchonneras Cadichon? _Louis_:--Bouchonner, c'est frotter avec des poign�es de paille jusqu'� ce que le cheval ou l'�ne soit bien sec. On appelle cela _bouchonner_, parce que la poign�e de paille qu'on tortille pour cela s'appelle un _bouchon_ de paille. Je suivais Jacques et Louis, qui march�rent vers l'�curie en me faisant signe de les accompagner. Tous deux se mirent � me bouchonner avec une telle vivacit�, qu'ils furent bient�t en nage. Ils ne cess�rent pourtant que lorsqu'ils m'eurent bien s�ch�. Pendant ce temps, Henriette et Jeanne se relayaient pour peigner et brosser ma crini�re et ma queue. J'�tais superbe quand ils eurent fini, et je mangeai avec un app�tit extraordinaire la mesure d'avoine que Jacques et Louis me pr�sent�rent. --Henriette, dit tout bas la petite Jeanne � sa cousine, Cadichon a beaucoup d'avoine; il en a trop. _Henriette_:--�a ne fait rien, Jeanne; il a �t� tr�s bon; c'est pour le r�compenser. _Jeanne_:--C'est que je voudrais bien lui en prendre un peu. _Henriette_:--Pourquoi? _Jeanne_:--Pour en donner � nos pauvres lapins, qui n'en ont jamais et qui l'aiment tant. _Henriette_:--Si Jacques et Louis te voient prendre l'avoine de Cadichon, ils te gronderont. _Jeanne_:--Ils ne me verront pas. J'attendrai qu'ils ne me regardent pas. _Henriette_:--Alors, tu seras une voleuse, car tu voleras l'avoine du pauvre Cadichon, qui ne peut pas se plaindre, puisqu'il ne peut pas parler. --C'est vrai, dit Jeanne tristement. Mes pauvres lapins seraient pourtant bien contents d'avoir un peu d'avoine. Et Jeanne s'assit pr�s de mon auget, me regardant manger. --Pourquoi restes-tu l�, Jeanne? demanda Henriette. Viens avec moi pour avoir des nouvelles d'Auguste. --Non, r�pondit Jeanne, j'aime mieux attendre que Cadichon ait fini de manger, parce que, s'il laisse un peu d'avoine, je pourrai alors la prendre, sans la voler, pour la donner � mes lapins. Henriette insista pour la faire partir, mais Jeanne refusa et resta pr�s de moi. Henriette s'en alla avec ses cousins et ses cousines. Je mangeai lentement; je voulais voir si Jeanne, une fois seule, succomberait � la tentation de r�galer ses lapins � mes d�pens. Elle regardait de temps en temps dans l'auget. �Comme il mange! disait-elle. Il n'en finira pas.... Il ne doit plus avoir faim, et il mange toujours.... L'avoine diminue; pourvu qu'il ne mange pas tout.... S'il en laissait un peu seulement, je serais si contente!� J'aurais bien mang� tout ce qui �tait devant moi, mais la pauvre petite me fit piti�; elle ne touchait � rien, malgr� l'envie qu'elle en avait. Je fis donc semblant d'en avoir assez, et je quittai mon auget, y laissant la moiti� de l'avoine; Jeanne fit un cri de joie, sauta sur ses pieds, et, prenant l'avoine par poign�es, la versa dans son tablier de taffetas noir. --Que tu es bon, que tu es gentil, mon gentil Cadichon! disait-elle. Je n'ai jamais vu un meilleur �ne que toi.... C'est bien gentil de ne pas �tre gourmand! Tout le monde t'aime parce que tu es tr�s bon.... Les lapins seront bien contents! Je leur dirai que c'est toi qui leur donnes de l'avoine. Et Jeanne, qui avait fini de tout verser dans son tablier, partit en courant. Je la vis arriver � la petite maisonnette des lapins, et je l'entendis leur raconter combien j'�tais bon, que je n'�tais pas du tout gourmand, qu'il fallait faire comme moi, et que, puisque j'avais laiss� l'avoine � des lapins, eux devaient en laisser pour les petits oiseaux. --Je reviendrai tant�t, leur dit-elle, et je verrai si vous avez �t� bons comme Cadichon. Elle ferma ensuite leur porte, et courut rejoindre Henriette. Je la suivis pour savoir des nouvelles d'Auguste; en approchant du ch�teau, je vis avec plaisir qu'Auguste �tait assis sur l'herbe avec ses amis. Quand il me vit arriver, il se leva, vint � moi, et dit en me caressant: --Voil� mon sauveur; sans lui, j'�tais mort; j'ai perdu connaissance au moment o� Cadichon, ayant saisi le filet, commen�ait � me tirer � terre; mais je l'ai tr�s bien vu se jeter � l'eau et plonger pour me sauver. Jamais je n'oublierai le service qu'il m'a rendu, et jamais je ne reviendrai ici sans dire bonjour � Cadichon. --Ce que vous dites l� est tr�s bien, Auguste, dit la grand'm�re. Quand on a du coeur, on a de la reconnaissance envers un animal aussi bien que pour un homme. Quant � moi je me souviendrai toujours des services que nous a rendus Cadichon, et, quoi qu'il arrive, je suis d�cid�e � ne jamais m'en s�parer. _Camille_:--Mais, grand'm�re, il y a quelques mois, vous vouliez l'envoyer au moulin. Il aurait �t� tr�s malheureux au moulin. _La grand'm�re_:--Aussi, ch�re enfant, ne l'y ai-je pas envoy�. J'en avais eu la pens�e un instant, il est vrai, apr�s le tour qu'il avait jou� � Auguste, et � cause d'une foule de petites m�chancet�s dont toute la maison se plaignait. Mais j'�tais d�cid�e � le garder ici en r�compense de ses anciens services. A pr�sent, non seulement il restera avec nous, mais je veillerai � ce qu'il y soit heureux. --Oh! merci, grand'm�re, merci! s'�cria Jacques, en sautant au cou de sa grand'm�re, qu'il manqua jeter par terre. C'est moi qui aurai toujours soin de mon cher Cadichon; je l'aimerai, et il m'aimera plus que les autres. _La grand'm�re_:--Pourquoi veux-tu que Cadichon t'aime plus que les autres, mon petit Jacques? Ce n'est pas juste. _Jacques_:--Si fait, grand'm�re, c'est juste, parce que je l'aime plus que ne l'aiment mes cousins et cousines, et que lorsqu'il a �t� m�chant, que personne ne l'aimait, moi, je l'aimais encore un peu ... et m�me beaucoup, ajouta-t-il en riant. N'est-il pas vrai, Cadichon? Je vins aussit�t appuyer ma t�te sur son �paule. Tout le monde se mit � rire, et Jacques continua: --N'est-ce pas, mes cousines et cousins, que vous voulez bien que Cadichon m'aime plus que vous? --Oui, oui, oui, r�pondirent-ils tous en riant. _Jacques_:--Et n'est-ce pas que j'aime Cadichon, et que je l'ai toujours aim� plus que vous ne l'aimez? --Oui, oui, oui, reprirent-ils tout d'une voix. _Jacques_:--Vous voyez bien, grand'm�re, que, puisque c'est moi qui vous ai amen� Cadichon, puisque c'est moi qui l'aime le plus, il est juste que ce soit moi que Cadichon aime le mieux. _La grand'm�re_, souriant:--Je ne demande pas mieux, cher enfant; mais quand tu n'y seras pas, tu ne pourras plus le soigner. _Jacques_, avec vivacit�:--Mais j'y serai toujours, grand'm�re. _La grand'm�re_:--Non, mon cher enfant, tu n'y seras pas toujours, puisque ton papa et ta maman t'emm�nent quand ils s'en vont. Jacques devint triste et pensif; il restait le bras appuy� sur mon dos, et la t�te appuy�e sur sa main. Tout � coup son visage s'�claircit. --Grand'm�re, dit-il, voulez-vous me donner Cadichon? _La grand'm�re_:--Je te donnerai tout ce que tu voudras, mon cher petit, mais tu ne pourras pas l'emmener avec toi � Paris. _Jacques_:--Non, c'est vrai; mais il sera � moi, et, quand papa aura un ch�teau, nous y ferons venir Cadichon. _La grand'm�re_:--Je te le donne � cette condition, mon enfant; en attendant, il vivra ici, et il vivra probablement plus longtemps que moi. N'oublie pas alors que Cadichon est � toi, et que je te laisse le soin de le faire vivre heureux. CONCLUSION Depuis ce jour, mon petit ma�tre Jacques sembla m'aimer plus encore. Moi, de mon c�t�, je fis mon possible pour me rendre utile et agr�able, non seulement � lui, mais � toutes les personnes de la maison. Je n'eus pas � me repentir des efforts que j'avais faits pour me corriger, car tout le monde s'attacha � moi de plus en plus. Je continuai � veiller sur les enfants, � les pr�server de plusieurs accidents, � les prot�ger contre les hommes et les animaux m�chants. Auguste venait souvent � la maison; jamais il n'oubliait de me faire sa visite, comme il l'avait promis, et chaque fois il m'apportait une petite friandise: tant�t une pomme, une poire, tant�t du pain et du sel que j'aimais particuli�rement, ou bien une poign�e de laitues ou quelques carottes; jamais enfin il n'oubliait de me donner ce qu'il savait �tre de mon go�t. Ce qui prouve combien je m'�tais tromp� sur la bont� de son coeur, que je jugeais m�chant parce que le pauvre gar�on avait �t� quelquefois sot et vaniteux. Ce qui me donna la pens�e d'�crire mes M�moires, ce fut une suite de conversations entre Henri et ses cousins. Henri soutenait toujours que je ne comprenais pas ce que je faisais, ni pourquoi je le faisais. Ses cousines, et Jacques surtout, prenaient le parti de mon intelligence et de ma volont� de bien faire. Je profitai d'un hiver fort rude, qui ne me permettait gu�re de rester dehors, pour composer et �crire quelques �v�nements importants de ma vie. Ils vous amuseront peut-�tre, mes jeunes amis, et, en tout cas, ils vous feront comprendre que, si vous voulez �tre bien servis, il faut bien traiter vos serviteurs; que ceux que vous croyez les plus b�tes ne le sont pas autant qu'ils le paraissent; qu'un �ne a, tout comme les autres, un coeur pour aimer ses ma�tres, �tre heureux ou malheureux, �tre un ami ou un ennemi, tout pauvre �ne qu'il est. Je vis heureux, je suis aim� de tout le monde, soign� comme un ami par mon petit ma�tre Jacques; je commence � devenir vieux, mais les �nes vivent longtemps, et, tant que je pourrai marcher et me soutenir, je mettrai mes forces et mon intelligence au service de mes ma�tres. End of Project Gutenberg's Les M�moires d'un �ne., by Comtesse de S�gur *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES M�MOIRES D'UN �NE. *** ***** This file should be named 12783-8.txt or 12783-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/7/8/12783/ Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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